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HISTOIRE DES CAROLINGIENS

 

LOTHAIRE

(954-986)

I

MINORITÉ DE LOTHAIRE

(935-956.)

Coup d'œil sur le règne de Louis d'Outremer.— Tutelle de Hugues le Grand sur Lothaire.

 

La destinée des derniers descendants de Charlemagne a sensiblement différé de celle des derniers descendants de Clovis. Ceux-ci, encore si puissants à la mort de Dagobert (janvier 639), sont irrémédiablement condamnés à la bataille de Tertry (687); dès lors ils n’opposent plus aucune résistance; ils s’éteignent doucement dans l’oisiveté, et leur agonie dure pendant deux tiers de siècle, jusqu’en 752. Les premiers, au contraire, ne se sont jamais résignés à déchoir. Ils ont lutté jusqu’à leur dernier souffle avec une énergie et une activité incroyables ; braves et intelligents, ils n’en ont été que plus malheureux; aujourd’hui tout-puissants, du moins en apparence; demain prisonniers ou proscrits, réduits au dernier degré de la misère et de l’humiliation.

La décadence des Mérovingiens fut continue à partir du milieu du VIIe siècle. Le sort des derniers Carolingiens se présente sous un aspect tout différent. Tantôt ils sont moins que rien, moins qu’un Thierry III ou un Childebert II; tantôt leur autorité semble presque aussi bien établie que celle de leurs ancêtres et ils se font eux-mêmes illusion sur l’étendue et la réalité de leur pouvoir.

C’est qu’en effet, chassés et emprisonnés à plusieurs reprises, les descendants de Charlemagne conservèrent néanmoins longtemps, sinon l’affection, du moins le respect de leurs sujets. Les fils de Robert le Fort et de Richard de Bour­gogne, Eudes (886-898) et Raoul (923-936) n’eurent pas des règnes tellement glorieux qu’ils pussent effacer le prestige du nom de Charlemagne. Aussi les descendants du grand em­pereur furent rappelés à deux reprises. Il y eut deux restaurations Carolingiennes, l’une avec Charles III (28 janvier 893; l’autre avec Louis IV 20 juin 936). Toutes deux furent d’ailleurs très agitées. On sait comment finit Charles III. Louis IV fut aussi malheureux que son père. Hugues le Grand, en le rappelant, avait sans doute cédé à un certain sentiment de fidélité, mais il avait aussi compté se dédommager de n’avoir pas pris la couronne, en mettant le jeune roi sous sa tutelle, en lui extorquant toutes sortes de faveurs et en faisant servir à ses propres intérêts le prestige du nom royal; bref, il voulait jouer le rôle de maire du palais. Louis d’Outremer était encore très jeune quand il fut rappelé en France (il n’avait que seize ans), mais il montra bien vite au duc de France qu’il n’était rien moins qu’un roi fainéant. Hugues, alarmé, se ligua avec Herbert II de Vermandois et Guillaume de Normandie contre Louis IV; il se rapprocha même d’Otton Ier, roi de Germanie, en épousant sa sœur Hathuide. Ainsi puissamment soutenu, il semblait qu’il dût facilement écraser le jeune roi; celui-ci cependant lutta avec opiniâtreté, aidé surtout par le midi de la France, puis par Otton, avec qui il s’était réconcilié en épousant sa sœur Gerberge, après avoir vainement tenté de lui enlever la Lorraine (939. — La paix se fit à la fin de l’année 942 et fut tout à l’honneur de Louis d’Outremer. Son influence et son pouvoir pouvaient devenir très grands grâce à deux événements qui se produisirent au commencement de l’année suivante. Un de ses dangereux adversaires, Herbert II, mourut; et Guillaume de Normandie fut assassiné traîtreusement à Picquigny, dans une entrevue avec son ennemi Arnoul le Grand, comte de Flandre. La tutelle de son jeune fils, Richard, et l’administration de son duché revenaient au roi.

Tout réussit d’abord à Louis IV. Il s’installa à Rouen et écrasa la révolte des Normands païens Setrik et Turmod; puis il ramena à Laon le jeune Richard pour l’élever à sa cour. Tout changea bientôt. Louis d’Outremer, à tort ou à raison, fut soupçonné de maltraiter l’enfant et de convoiter la possession de la Normandie. Le normand Osmond, gouverneur de Richard, l’enleva secrètement de Laon, et, avec l’aide du Danois Bernard, souleva la Normandie (944). Ils appelèrent même à leur secours un puissant chef normand du nom de Harold. Celui-ci attira Louis d’Outremer à une entrevue à l’embouchure de la Dire (13 juillet 945): c’était un guet-apens. Erluin, comte de Montreuil, un des plus fidèles vassaux de Louis, y fut tué avec dix-sept autres, et le roi lui-même put à grand peine s’échapper et se réfugier à Rouen. Il n’y gagna rien; les habitants de cette ville le livrèrent à ses ennemis. Louis subissait donc le même sort que son père vingt-deux ans auparavant. Mais Charles le Simple n’avait rencontré aucun appui dans sa captivité; Louis au contraire dut beaucoup à l’activité de sa femme Gerberge qui intéressa au sort de son mari le roi de Germanie, l’Anglo-Saxon Edmond et le duc de France lui-même. Ce dernier avait une arrière-pensée; durant toute la guerre Normande, il n’avait cessé de passer du parti du roi à celui de Richard, selon ses intérêts. Il trouva le moment favorable pour recommencer le rôle d’Herbert de Vermandois vis-à-vis de Charles le Simple. Il obtint des Normands qu’ils relâchassent le roi à condition que celui-ci leur remit comme otages son second fils et l’évêque de Soissons, Guy d’Anjou. Mais le malheureux Louis IV ne sortit des mains des Normands que pour tomber entre celles de Hugues le Grand. Celui-ci, en effet, loin de lui rendre la liberté, le retint prisonnier et confia sa garde à son vassal Thibaud, comte de Chartres.

Louis d’Outremer resta près d’un an en prison. Hugues ne consentit à le relâcher que moyennant la cession de la ville de Laon, la capitale du royaume, seule place forte qui restât au roi Carolingien. A peine délivré de captivité (1er juillet 946), Louis d’Outremer courut demander vengeance auprès d’Otton 1er, son beau-frère. Réunis à Conrad, roi de Provence, ils étaient résolus à écraser les rebelles. Les trois rois, auxquels s’était joint Arnoul de Flandre, envahirent la France avec trente mille hommes, armée considérable pour l’époque, et pendant plusieurs mois (août-novembre 946), ils dévastèrent les domaines de Hugues le Grand et de Richard de Normandie. Ils prirent Reims, mais échouèrent devant Laon et Rouen.

La situation était en outre compliquée par des querelles incessantes au sujet de l’archevêché de Reims. AT la mort de l’archevêque Séulf (1er septembre 925), Herbert de Vermandois avait fait nommer archevêque son fils Hugues, âgé seulement de cinq ans. Cette intrusion scandaleuse ne fut pas tolérée par le roi Raoul et Hugues le Grand ; à la fin de l’année 932, ils nommèrent archevêque de Reims, Artaud, moine de Saint-Rémy de Reims. Herbert essaya bien de défendre son fils. Mal lui en prit ; le roi Raoul lui enleva Laon, Amiens, Ham, Saint-Quentin, et le réduisit un instant à s’enfuir en Germanie (933-934). En 940 Herbert, allié cette fois avec Hugues le Grand contre Louis d’Outremer et son fidèle conseiller Artaud, avait repris à ce dernier la ville de Reims et rétabli son fils.

Nous venons de voir qu’en 946 Otton et Louis recouvrèrent Reims. Ils se hâtèrent naturellement d’y réinstaller Artaud ; celui-ci fut rétabli par les mains de Robert, archevêque de Trêves, et de Frédéric, archevêque de Mayence. Hugues de Vermandois protesta, et il fut décidé que ses débats avec Artaud seraient tranchés dans un synode. Dès lors les affaires de l’archevêché de Reims et de la rébellion de Hugues le Grand sont étroitement confondues, ce dernier soutenant la maison de Vermandois. Hugues commença par refuser de comparaître à deux synodes qui se tinrent à Verdun et à Mouzon (le 17 nov. 947 et le 13 janv. 948), et auxquels n’assistèrent que des prélats allemands et lorrains.

Le pape Agapit intervint alors. Il envoya son légat Marin présider un troisième synode, qui se tint les 7 et 8 juin 948, à Ingelheim, sur le Rhin. Non seulement un grand nombre de prélats de Germanie y assistaient, mais on y voyait encore, outre le légat, Artaud, Raoul, évêque de Laon, enfin les rois Otton Ier et Louis IV. Celui-ci se plaignit longuement de tous les maux qu’il avait eu à souffrir de la part de Hugues de France. Il s’offrit, si le duc contestait ses accusations, à les soutenir par le combat singulier. Artaud exposa alors à son tour ses réclamations au sujet de Hugues de Vermandois.

La sentence du concile (8 juin) condamna ce dernier à être excommunié. Hugues le Grand fut déclaré digne du même sort s’il ne se présentait pas au prochain concile. Il n’eut garde d’y paraître, et le concile de Trêves lança contre lui l’anathème. Louis se chargea d’exécuter la sentence à son profit. Aidé des troupes lorraines du duc Conrad, qu’Otton lui prêta, il recouvra Mouzon, Amiens, Montaigu (en Laonnois), et bientôt Laon, grâce à une ruse de guerre d’un de ses vassaux, Raoul, père de l’historien Richer (fin 948 et comm. 949).

Quant à Hugues le Grand, la chance s’était retournée contre lui ; il échoua dans une tentative pour s’emparer de Soissons, et vit sa sentence d’excommunication confirmée par le pape Agapit. De guerre lasse les deux partis firent la paix au commencement de 950, grâce surtout à l’intervention de Conrad duc de Lorraine, de Hugues le Noir, comte de Bourgogne, de Fulbert, évêque de Cambrai, et d’Adalbéron, évêque de Metz. Hugues le Grand rendit au roi la citadelle de Laon qu’il occupait encore. Ainsi, grâce à son énergie, Louis d’Outremer s’était tiré de l’abîme où il semblait plongé irrémédiablement cinq ans auparavant. Il affermit ses succès l’année suivante par une expédition en Bourgogne. Charles Constantin, fils de Louis l’Aveugle, roi de Provence, et le comte Létald se reconnurent ses vassaux. Louis d’Outremer fut peut-être même reçu par celui-ci à Besançon.

Les dernières années de Louis IV [950-954], sans être aussi agitées que le commencement et le milieu de son règne, ne furent jamais complètement calmes. La paix avec le duc de France et la maison de Vermandois resta toujours quelque peu indécise. Et comme si ce n’était pas assez des guerres privées pour désoler la France, deux invasions hongroises, en 951 et en 954, achevèrent de la ruiner.

Au commencement du mois de septembre 954, Louis d’Outremer se rendait à cheval de Laon à Reims ; il était déjà arrivé non loin de l’Aisne quand il crut apercevoir un loup devant lui. Il pressa son cheval; l’animal surmené s’abattit, et dans sa chute le roi se blessa grièvement. On le transporta à Reims où il ne tarda pas à expirer, entouré de sa femme, de ses enfants et d’Hincmar, abbé de Saint-Rémy de Reims (10 septembre 954). — Sa mort avait été si imprévue qu’il ne semble pas qu’aucun grand ait assisté à ses funérailles. Sur son désir il fut enterré à Saint-Rémy de Reims, à droite du maître-autel.

La mort soudaine de Louis d’Outremer plaça la race Carolingienne dans une situation pleine d’anxiétés et de périls. Louis n’avait pas pris la précaution de faire sacrer de son vivant son fils aîné Lothaire. Quand bien même il l’aurait fait, il fallait que les grands consentissent à le reconnaître comme roi. Gerberge eut à déployer pour son fils l’activité et l’énergie dont elle avait fait preuve dix ans auparavant en faveur de son mari prisonnier. Elle commença par informer de sa triste position ses frères Brunon et Otton Ier. Mais pour l’instant ils ne pouvaient lui être que d’un faible secours. Le roi de Germanie était occupé en Bavière à combattre son fils révolté Liudolf. Quant à Brunon, nommé depuis un an par son frère, archevêque de Cologne et duc de Lorraine, il avait à lutter de son côté contre le duc Conrad. Gerberge comprit que l’arbitre véritable de la situation était Hugues le Grand ; elle se hâta de sonder ses intentions en lui envoyant demander par messagers conseil et assistance. Hugues, pour la troisième fois depuis la mort de Robert Ier, disposait de la couronne. Pas plus que dans les occasions précédentes il ne semble avoir été tenté de se l’approprier, et ceci pour plus d’une raison : il craignit sans doute, s’il usurpait le trône, de s’attirer des difficultés, non seulement avec une partie des seigneurs français, mais en­core avec la Germanie ; l’exemple de Louis IV, de Raoul, de son père même, lui avait montré à quels périls le titre de roi exposait alors pour de bien faibles avantages. Enfin peut-être avait-il un retour de loyalisme envers la race Carolingienne, qu’il avait cependant tant de fois trahie. Les senti­ments des hommes de cette époque sont si mobiles, si contradictoires, que cette dernière hypothèse n’est peut-être pas la moins vraisemblable. Quoi qu’il en soit, Hugues fit une réponse favorable aux demandes de Gerberge, et quand celle-ci, sur son invitation, se rendit auprès de lui, il l’accueillit avec honneur et la consola en lui promettant d’élever au trône son fils Lothaire. Il était naturellement bien décidé à se faire payer ses services très cher.

Une fois le consentement de Hugues obtenu, ainsi que l’appui d’Otton et de Brunon, l’élection n’était plus guère qu’une formalité. L’assemblée des grands et des évêques de France, de Bourgogne, d’Aquitaine, se tint à Saint-Rémy de Reims. Lo­thaire fut élu, couronné, et sacré par l’archevêque de Reims, Artaud, le dimanche 12 novembre 954. Le nouveau roi, fils aîné de Louis d’Outremer et de Gerberge, était né à Laon à la fin de l’année 941. Il avait donc treize ans révolus lors de son sacre. Il se trouvait avec son frère Charles, né en 953, le seul fils survivant de Louis d’Outremer : Henri, jumeau de Charles, était mort aussitôt après son baptême; un autre fils également nommé Charles, né en 945, avait été donné en otage aux Normands l’année suivante pour tirer son père de captivité; il était mort, probablement prisonnier des Normands, en tous cas avant 953, puisqu’un des deux jumeaux qui naquirent alors reçut son nom. Quant à Louis, né en 948, il était mort à Laon, quelques jours avant que son père partît pour Reims où lui-même devait trouver la mort. Une sœur de Lothaire, Albrade, était mariée à Renaud, comte de Roucy; une autre, Gerberge, venait d’épouser Albert, comte de Vermandois ; une troisième, Mathilde, épousera une dizaine d’années plus tard Conrad, roi de Provence.

Le duc de France établit immédiatement son autorité sur la famille Carolingienne. Il commença par se faire accorder de nouveau par le jeune roi la souveraineté sur la Bourgogne et d’Aquitaine. Il devenait ainsi le véritable régent du royaume tout entier, et méritait bien le titre de Dux Galliarum que lui donne Richer. Comme nous allons le voir, Hugues comptait établir son pouvoir en Bourgogne par des négociations ; pour l’Aquitaine c’était tout différent, et il avait hâte de rendre effective en ce pays sa souveraineté, aux dépens de son ennemi, Guillaume Tête-d’Etoupes, comte de Poitiers et duc d’Aquitaine. Mais la saison était trop avancée et Hugues dut différer l’expédition jusqu’au printemps suivant. D’ailleurs il fallait laisser au jeune roi le temps de s’installer à Laon, sa capitale, et de faire droit aux demandes d’immunités, de confirmations de privilèges, aux sollicitations de toutes sortes qui avaient lieu au début d’un nouveau règne. Quand, à la fin de novembre ou au commencement de décembre 954, Lothaire retourna de Reims à Laon, Hugues l’accompagna, et demeura quelque temps auprès de lui, cherchant à gagner sa confiance par des protestations de fidélité, tout en le surveillant.

Pendant ces événements, Renaud de Roucy et Herbert de Vermandois continuaient à troubler le nord de la France de leurs querelles incessantes, comme ils l’avaient fait sous le règne de Louis d’Outremer. Peu de temps avant le couronnement de Lothaire, des soldats d’Herbert s’étaient emparés par surprise du château de Roucy. Le comte de Vermandois ne l’avait restitué à Renaud qu’en échange d’un certain nombre de villages. Au commencement de décembre les hostilités recommencèrent. Renaud s’empara de Montfélix, forteresse appartenant à Herbert. Celui-ci, de concert avec son frère Robert, vint assiéger Montfélix ; mais ils ne tardèrent pas à entamer des pourparlers avec Renaud qui se tenait alors à Reims, et la paix fut conclue, les deux parties se restituant mutuellement leurs prises. Pendant ces que­relles Lothaire et Hugues semblent avoir gardé la neutralité.

Celui-ci ne perdait pas de vue ses projets sur l’Aquitaine ; il se regardait déjà comme réellement suzerain de ce pays, et ce fut sans doute à son instigation que sa femme Hathuide demanda à Lothaire de confirmer à Gotescalc, évêque du Puy, les privilèges de son église (8 mars 955; Laon). La saison favorable étant arrivée. Hugues commença les préparatifs de l’expédition d’Aquitaine. Son ascendant était tel que, bon gré mal gré, Lothaire dut l’accompagner au siège de Poitiers contre Guillaume Tète-d’Etoupes, comme avait fait son père Louis IV, en 936, au siège de Langres contre Hugues le Noir. La participation de Lothaire à cette expédition avait peut-être été une des conditions secrètes de Hugues, lors de son entrevue avec Gerberge à la mort de Louis IV.

Avant le départ, Hugues le Grand reçut à Paris le roi et sa mère avec de grands honneurs et les retint plusieurs jours à célébrer les fêtes de Pâques (15 avril 955). A ces fêtes assistèrent aussi Thibaud, comte de Blois et de Chartres, vassal du duc de France, et Gilbert, comte ou duc de Bourgogne. Ce dernier, à la suite de négociations dont le détail nous est inconnu, venait de se reconnaître vassal de Hugues le Grand ; et ce fut alors, selon toutes vraisemblances, qu’il maria, ou tout au moins fiança, sa fille aînée Leudegarde, héritière d’une bonne partie de ses biens, à Otton, fils cadet du duc de France

Celui-ci affermissait donc singulièrement, et par des moyens pacifiques, la situation de sa maison en Bourgogne. Jamais Hugues le Grand n’avait été plus puissant. Son influence s’étendait jusqu’en Lorraine parle mariage de sa fille Béatrice avec le puissant comte Frédéric de Bar (en 954), avec qui elle était fiancée dès 951. Enfin sa fille Emma, encore en bas âge, était fiancée à Richard de Normandie.

Après les fêtes de Pâques, l’armée du roi et du duc ne se dirigea pas tout d’abord sur l’Aquitaine ; Lothaire revint dans son domaine, sans doute pour y lever des troupes. Le 21 mai 955, nous le voyons à Compiègne confirmer la réforme accomplie au monastère de Saint-Basle-de-Verzy par Artaud, archevêque de Reims. Enfin, vers le mois de juin, l’armée se mit en marche. Hugues promena Lothaire à travers les cités de la Neustrie qui lui appartenaient, ainsi qu’à son vassal Thibaud le Tricheur, sous prétexte de manifester sa fidélité, en réalité pour exploiter à son profit le prestige qui pouvait rester à la royauté carolingienne.

L’armée arriva devant Poitiers, mais n’y trouva pas le duc Guillaume ; celui-ci, n’étant pas en force, s’était retiré au centre de l’Aquitaine, en Auvergne, pour y lever des troupes. Hugues, au lieu de le poursuivre et de l’accabler sous le nombre, commit la faute de s’arrêter à faire le siège de Poitiers (août 955). La résistance des assiégés fut beaucoup plus vive qu’il ne s’y attendait, et déjoua tous ses plans. Renaud de Roucy réussit, il est vrai, à s’emparer du monastère de Sainte-Radegonde et l’incendia. Loin d’avancer les affaires des assiégeants, cet acte produisit un effet moral désastreux. Un orage ayant éclaté et causé de grands ravages dans le camp des assiégeants, ils s’imaginèrent avoir encouru la colère de saint Hilaire. Le découragement fut tel qu’il fallut bientôt lever le siège. L’armée était en outre fatiguée par trois mois d’une guerre pénible en plein été; la mauvaise saison approchait; enfin le duc Guillaume Tête-d’Etoupes revenait d’Auvergne où il s’était fait une armée en rassemblant les garnisons du pays. Il eût été dangereux pour l’armée découragée des Français d’être prise entre Poitiers et les Aquitains. Pour toutes ces raisons, il fallut bien donner le signal de la retraite. Guillaume, au lieu de se contenter de harceler ses ennemis, eut le tort d’engager la bataille. Selon Flodoard, la vue des troupes françaises aurait suffi à le mettre en fuite ; selon Richer, au contraire, la lutte fut acharnée : il fallut les efforts réunis de la cavalerie du roi et du duc pour repousser les Aquitains. Par extraordinaire, le récit de Richer est ici le plus vraisemblable ; il n’est guère admissible en effet que les troupes françaises, affaiblies par un siège meurtrier, aient remporté une victoire aussi facile que le prétend Flodoard. Quoi qu’il en soit, les Aquitains furent vaincus; beaucoup furent tués, un certain nombre restèrent prisonniers, et le duc Guillaume s’échappa à grand’peine, suivi de très peu d’hommes. Hugues le Grand ne put néanmoins le poursuivre : ses pertes étaient trop grandes et la saison trop avancée. Par sa victoire il avait simplement assuré sa retraite; mais, en définitive, sa tentative pour s’emparer de l’Aquitaine avait complètement échoué.

Le roi et le duc étaient de retour en France au mois d’octobre 955. Le 19 ou le 20 octobre, Lothaire se trouvait à Laon et, sur la demande de Hugues le Grand et de Letald, comte de Mâcon, il confirmait les privilèges de l’abbaye de Cluny.

Mais si l’Aquitaine échappait à Hugues le Grand, il trouvait à se dédommager du côté de la Bourgogne. Au printemps de 956, Gilbert se rendit à Paris comme l’année précédente, et au moment où il célébrait amicalement avec Hugues les fêtes de Pâques, il mourut subitement (le mardi 8 avril 956), laissant son duché au duc de France.

Ce fut précisément au moment où Hugues le Grand semblait arrivé à l’apogée de sa fortune et de sa puissance, au moment où il méditait sans doute de reprendre ses desseins ambitieux au déjà de la Loire, que la mort vint brusquement le frapper. Il tomba malade à Dourdan, peut-être de la peste qui désolait alors la Gaule et la Germanie, et venait d’enlever entre autres personnages les évêques Robert de Trêves et Baudry de Liège, et le 16 ou 17 juin 956, le grand-duc des Franes, des Bourguignons, des Bretons et des Normands «entra dans la voie de toute chair». Il fut enseveli dans l’abbaye de Saint-Denis, près de son grand-père le roi Eudes.

Si la mort de ce politique habile et sans aucuns scrupules n’excita vraisemblablement que fort peu de regrets, elle paraît néanmoins avoir frappé l'imagination des contemporains, comme c’est le cas habituel lorsqu’un grand personnage quitte la scène du monde où ‘il a rempli un rôle important. Le bruit courut que sa fin) avait été pronostiquée au mois de juin précédent par l’apparition dans le ciel d'un dragon sans tète.  

II

Régence de Brunon. — Depuis la mort d e Hugues le Grand jusqu’à la mort de Brunon.

(17 juin 956 — 10 octobre 965.)

 

La mort de Hugues le Grand fut un événement de la plus grande importance pour la dynastie carolingienne. Elle en prolongea la destinée de plus de trente ans et changea complètement le cours du règne de Lothaire. Si Hugues le Grand eût vécu, nul doute qu’il n’eût voulu continuer à exercer sur Lothaire un ascendant absolu. A supposer que celui-ci eût voulu s’y dérober plus tard, il se serait infailliblement heurté aux mêmes obstacles que son père, et son règne n’aurait été qu’une triste réédition de celui de Louis d’Outremer. La succession politique et l’autorité de Hugues le Grand ne purent pas se transmettre immédiatement à ses fils : Hugues, surnommé Capet, Otton et Eudes-Henri étaient encore mineurs à la mort de leur père; plusieurs années devaient s’écouler avant que le premier pût hériter de son influence.

La puissance territoriale des Robertiens demeura intacte, du moins en France ; Lothaire était trop jeune et sa royauté trop mal affermie pour oser y porter ouvertement atteinte; d’ailleurs Brunon était l’oncle de Hugues Capet et d'Otton aussi bien que de Lothaire et de Charles, et il n’aurait pas plus autorisé la spoliation des premiers que des derniers; enfin les Robertiens étaient sous la tutelle de Richard de Normandie à qui leur père les avait confiés en mourant. On comprend néanmoins que l’ascendant des Robertiens dut nécessairement subir une éclipse pendant leur minorité. L’influence qui devint dès lors prépondérante fut celle de Brunon, elle prit naturellement une importance beaucoup plus considérable que du vivant de Hugues.

Grâce aux relations amicales des deux sœurs, Gerberge et Hathuide, l’alliance des Carolingiens et des Robertiens continua encore quelque temps sous la haute direction de leur frère, l’archevêque de Cologne, et par suite du roi de Germanie. Le pays situé entre le Rhin et la Loire se trouva ainsi administré pendant plusieurs années par une sorte de conseil de famille où Carolingiens, Robertiens, Ottoniens étaient liés par des relations d’étroite parenté. Pendant neuf ans (956-65), Brunon fut presque autant régent de la France que duc, ou plutôt vice-roi de la Lorraine.

Son intervention se manifesta au profit de Gerberge immédiatement après le décès de Hugues le Grand. Quelque temps avant la mort de celui-ci, Renier, comte de Hainaut, avait enlevé à Ursion, chevalier de l’église de Reims, une forteresse sise sur le Chiers; de plus il avait fait main basse sur un certain nombre de domaines situés en Hainaut, appartenant à Gerberge; ces domaines faisaient partie du douaire que le premier mari de la reine, Gilbert, comte de Hainaut et duc de Lorraine, lui avait concédé. Renier au Long-Col, son neveu n’eut pas la patience d’attendre la mort de sa tante par alliance; mal lui en prit. Lothaire, évidemment à l’instigation de sa mère, alla assiéger la forteresse sur le Chiers, s’en empara et la brûla; bien plus, Raoul, père de l’historien Richer, réussit à pénétrer dans Mons, capitale du Hainaut, et à y faire prisonniers la femme et les deux fils de Renier. Fort des avantages remportés par son neveu et de cette capture importante. Brunon provoqua une entrevue entre Gerberge et Renier après la mort de Hugues le Grand. Il fut convenu que l’on rendrait à Renier ses enfants et ses soldats, et que, en revanche, il restituerait à la reine les biens qu’il lui avait ravis (été 956). Dans deux assemblées tenues, l’une au commencement de l’année à Ingelheim, l’autre après Pâques à Cologne, Otton Ieravait reçu les serments de fidélité et les présents des Lorrains. Brunon dut se flatter d’avoir, par l’accord entre sa sœur et Renier, activé la pacification de la Lorraine. — L’influence germanique s’accusait de plus en plus dans ce pays; à Robert succéda comme archevêque de Trêves, Henri, parent du roi Otton, et à Fulbert, évêque de Cambrai, Bérenger, «clerc transrhénan». A la fin de l’année 956, ce dernier fut consacré à Reims par l'archevêque Artaud

Au commencement de l’année 957, Lothaire se rendit dans la Haute-Bourgogne. La suite des événements nous montrera qu'il n'avait pas encore accordé à son cousin Otton l’investiture de ce duché. Lothaire cherchait sans doute à s’approprier le pays ou au moins à y gagner un certain nombre de cités. Son voyage avait aussi pour but de réprimer une révolte de Robert de Troyes. Nous avons vu que Gilbert, duc de Bourgogne, avait avant sa mort marié sa fille aînée Leudegarde à Otton, fils puîné de Hugues le Grand; celle-ci avait apporté en dot à son mari les comtés de Beaune et d’Auxerre. Une seconde fille de Gilbert, Adélaïde, avait épousé vers la même époque Lambert, fils de Robert, vicomte de Dijon, et lui avait apporté le comté de Chalon-sur-Saône. Mais il ne semble pas que Werra, autre fille de Robert, mariée à Robert de Vermandois, comte de Troyes, ait rien recueilli de la succession paternelle — ceci explique la révolte de son mari qui chercha à se dédommager sans doute, aux dépens de ses beaux- frères. Ce fut probablement pour leur venir en aide que Lothaire fit son expédition en Bourgogne. Robert fut alors forcé de se soumettre et se remit aux mains du roi.

Lothaire fut aussitôt rappelé dans le Nord par les dissensions qui surgirent entre Baudoin, fils d’Arnoul de Flandre, et Roger, fils d’Erluin de Montreuil, au sujet de la ville (castrum) d’Amiens, et surtout par une nouvelle révolte des Lorrains sous la conduite de Renier contre son oncle Brunon. La sédition fut vite réprimée : Lothaire, accompagné de sa mère et de sa tante Hathuide, opéra sa jonction avec Brunon dans le Cambrésis. Accablé sous le nombre des deux armées française et lorraine, Renier n’osa résister. Il vint trouver Brunon à Saint-Sauve de Valenciennes; celui-ci, sous prétexte qu’il refusait de donner des otages, saisit l’occasion de débarrasser la Lorraine de ce personnage dangereux et remuant. Brunon l’emmena avec lui à Cologne et le livra à Otton Ier. Sur l’ordre de l’empereur, Renier au Long-Col fut déporté chez les Slaves de Bohème où il ne tarda pas à mourir. Ses deux fils, Renier et Lambert, furent élevés à la cour de France, et le gouvernement du Hainaut fut donné à un chevalier fidèle à Otton Ier, du nom de Richer.

Au commencement de l’année suivante (958), Lothaire dut porter secours à l’église de Reims comme il l’avait fait deux ans auparavant. Des vassaux de l'archevêque Artaud reprirent par surprise le château de Coucy (castrum Codiciacum) qui appartenait à l’église de Reims, mais dont Thibaud le Tricheur s’était emparé. Le châtelain du comte de Chartres, Harduin, se réfugia dans le donjon qui était presque inexpugnable. Pour le réduire, il fallut que le roi vînt en personne l’assiéger, en compagnie d’Artaud et de bon nombre de comtes et d’évêques. Après un siège d’environ deux semaines, Harduin offrit ses neveux comme otages et l’armée assiégeante se retira. Cependant Thibaud accourait au secours de la forteresse; il n’y fut pas reçu (c’était sans doute une des conditions de la capitulation d’Harduin). Il se vengea en dévastant les campagnes du Laonnois et du Soissonnais; la trahison lui livra même la forteresse de La Fère. Le soin de recouvrer cette place fut confié à Roricon, évêque de Laon, qui vint l’assiéger avec les troupes de l’église de Reims et tout ce qu’il put rassembler de ses amici, c’est-à-dire de ses vassaux et de ses parents. Lothaire vint ensuite lui prêter main forte. Herbert de Vermandois et Robert de Troyes offrirent alors leur médiation entre le roi et leur beau-frère. Thibaud fit restituer la Fère; et il est probable qu’on lui rendit Coucy ou qu’il le reprit de vive force.

La Bourgogne continuait à être en proie aux troubles occasionnés par la succession du duc Gilbert. Au commencement de cette année 958, Raoul, comte de Dijon et vassal d’Otton, duc de Bourgogne, jaloux peut-être de la fortune de son frère puîné Lambert, à qui sa femme Adélaïde; fille de Gilbert, avait apporté en dot le comté de Chalon-sur-Saône, résolut de s’approprier, lui aussi, une part de l’héritage de Gilbert en enlevant une de ses filles. Il s’empara de Beaune, qui appartenait à Otton Ier, enleva sa femme Leudegarde, et, dit l’annaliste, l’épousa. Cette entreprise audacieuse ne réussit pas. Dès le I mai, Otton avait recouvré Beaune, et sans doute aussi sa femme.

A l’automne de 958, Lothaire se rendit pour la seconde fois en Bourgogne. Il était accompagné de sa mère Gerberge, de sa tante Hathuide et de son cousin Hugues Capet. Il sembla d’abord que l’expédition fût en faveur des Robertiens, car, le 11 novembre, il se tint au village de Marzy, près de Nevers, un plaid contre Guillaume Tête-d’Etoupes. Il est visible que Hugues Capet, à l’instigation de sa mère, avait repris les projets ambitieux de son père sur l’Aquitaine, et que Lothaire avait la faiblesse d’y consentir. Il fut bien vite puni de ses concessions imprudentes, et le bon accord avec ses cousins cessa brusquement : Lothaire ayant mis la main sur un certain nombre de villes bourguignonnes, entre autres sur Dijon, et y ayant fait acte de souveraineté dès le 23 novembre, le ressentiment des Robertiens éclata. La querelle fut si violente que Brunon dut accourir en Bourgogne avec une armée de Lorrains pour s’interposer entre ses neveux et tacher de les accorder. Il n’y réussit pas, et au commencement de l'année suivante (959), il revint à Compiègne continuer les négociations. Tout ce qu’il put obtenir, ce fut que ses neveux échangeraient des otages et feraient trêve à leurs discordes jusqu'à la prochaine assemblée.

Lothaire se rendit ensuite avec sa mère à Cologne pour célébrer les fêtes de Pâques (3 avril 959) auprès de son oncle. Celui-ci, en homme prudent, profita de l’occasion pour se faire donner par son neveu «assurément» au sujet de la Lorraine. Peut-être Lothaire avait-il déjà laissé percer des des­seins sur ce pays auquel son nom semblait le prédestiner. Peut-être Otton Ier projetait-il déjà avec Brunon d’établir son fils comme roi de Lorraine, — ce qui eut lieu deux ans plus tard. Cette renonciation à la Lorraine fut sans doute la condition formelle que l’archevêque-duc mit à son assistance ultérieure en faveur de son neveu. Il le renvoya d’ailleurs avec des présents. Lothaire et sa mère étaient de retour à Laon vers le milieu d’avril.

Brunon n’eut qu’à se féliciter de sa précaution. A peine Lothaire était-il parti de Cologne, qu’une formidable révolte éclata en Lorraine. Elle était dirigée par un ancien conseiller de Brunon lui-même, du nom d’Immon, et provoquée par l’ordre qu’avait donné l’archevêque de faire abattre les châteaux que construisaient les seigneurs brigands de la Lorraine; il voulait encore leur imposer des charges auxquelles ils n’étaient pas accoutumés, peut-être quelques impôts. Pour triompher de la sédition et contenir les Lorrains dans l’avenir, Brunon dut partager le titre et les fonctions de duc avec le puissant comte de Bar et de Metz, Frédéric.

Il est fort probable que si Brunon n’avait eu l’habileté de faire renoncer son neveu à ses droits sur la Lorraine, il aurait vu les révoltés se faire appuyer par le roi de la France occidentale, ce qui aurait singulièrement accru ses embarras.

Lothaire, de son côté, n’eut pas à se plaindre d'avoir abandonné pour l’instant ses projets sur ce pays, car il dut avoir recours cette année même à l’assistance de son oncle. Les seigneurs bourguignons continuaient à convoiter la succession du duc Gilbert. Robert de Troyes, qui, nous l’avons vu, n’y avait eu aucune part, voulant s’assurer une situation prépondérante en Bourgogne, jeta les yeux sur Dijon, qui passait déjà pour la ville la plus importante du duché. Il s’en empara par trahison (c’était la façon la plus habituelle de prendre les places au Xe siècle), et chassa la garnison royale (été ou automne 959). A cette nouvelle, Lothaire et Gerberge se hâtèrent d’appeler à leur aide l’archevêque de Cologne. Celui-ci accourut avec une armée lorraine et saxonne. Sur ces entrefaites, Ansogise, évêque de Troyes, s’étant pris de querelle avec le comte Robert, fut chassé par lui de la ville; il se réfugia auprès de Brunon auquel il demanda assistance. Les deux armées, française et lorraine, mirent en conséquence le siège devant Troyes et devant Dijon au mois d’octobre 959. Mais les opérations traînèrent en longueur et un désastre força bientôt de les interrompre. Robert de Troyes avait trouvé un secours, auquel les assiégeants ne s’attendaient guère, dans son fils Archembaud. Le 27 juin de l’année précédente (968), Lothaire, cédant à l’influence de son beau-frère Renaud de Roucy, et gagné peut-être à prix d’argent, avait eu l’idée malheureuse de lui confier l’archevêché si important de Sens, en remplacement d’Hildeman qui venait de mourir. Archembaud fut un détestable prélat (entre autres méfaits il détruisit l’abbaye de Saint-Pierre-le-Vif) et un excellent guerrier. Il embrassa la querelle de son père en compagnie de Rainard le Vieux, comte de Sens. Une troupe de Saxons, conduite par un chef Ardennois du nom de Helpon, ravageait les campagnes du Sénonais et insultait la ville de Sens. Archembaud et Rainard allèrent à leur rencontre avec une armée nombreuse et battirent les Saxons à Villiers près de la Vanne. Helpon fut tué dans l’action.

A la nouvelle de cette défaite, Brunon, qui était devant Troyes, leva le siège et retourna en Lorraine avec son armée. Lothaire dut suivre son exemple et remettre la reprise du siège à l’année suivante. La première partie de l’année 960 fut occupée par les luttes continuelles que l’église de Reims avait à soutenir contre les seigneurs et les mal­faiteurs (au Xe siècle c’était tout un), qui ne cherchaient qu’occasion de la piller. Un certain nombre de ces brigands furent saisis à Omont par Manassès, neveu de l’archevêque Artaud, et condamnés à être pendus. Parmi eux se trouvait un prêtre. Un certain Lambert, qui s’était emparé de la ville de Mézières, dut la rendre à l’église de Reims dont elle était une dépendance. Lambert fut contraint à cette restitution par Frédéric, duc de Lorraine, et il la fit en sa présence.

A l’automne de 960 Lothaire et Brunon recommencèrent leur expédition contre le comte Robert. Lothaire, accompagné de sa mère, alla mettre le siège devant Dijon, et Brunon revint devant Troyes au mois d’octobre. La résistance ne fut pas d’aussi longue durée que l’année précédente. Robert consentit à traiter et livra à Brunon deux otages ; celui-ci les remit aussitôt à Lothaire. Ces otages n’étaient autres que les traîtres qui avaient livré Dijon au comte de Troyes. Aussi le roi les fit-il passer en jugement ; l’un d’eux fut retenu prisonnier ; l’autre, fils d’un certain comte Odelric, fut condamné à avoir la tête tranchée et exécuté. Ansegise fut rétabli sur son siège épiscopal.

Jusqu’alors Brunon avait échoué dans la mission de réconcilier ses neveux, en hostilité depuis deux ans. Il y réussit enfin : sur sa médiation, Hugues et Otton vinrent trouver Lothaire et lui prêtèrent le serment de fidélité; en retour le roi établit Hugues duc des Francs et lui concéda en outre le Poitou ; Otton fut gratifié de la Bourgogne. Cet accord se faisait en somme aux dépens de Lothaire qui perdait la Bourgogne, au moment même où la soumission de Robert de Troyes semblait devoir la lui assurer, et il brouillait tout à fait inutilement la royauté carolingienne avec l’Aquitaine, pour le plus grand profit des Robertiens. En ménageant ce traité, Brunon avait plutôt songé à l’intérêt général de tous ses neveux qu’à celui du seul Lothaire’.

L’archevêque de Cologne fut bien vite rappelé par la nou­velle que ses ennemis Robert et Immon fortifiaient Namur et Chèvremont contre lui. Il accourut, mais trouva le pays complètement ravagé et les assiégés abondamment approvi­sionnés de vivres. Tout ce qu’il put faire, ce fut de conclure une trêve; puis il retourna à Cologne.

Pendant ce temps Lothaire reprenait Dijon et y rétablissait une garnison (nov.-déc. 960). Il était de retour à Laon à la fin de décembre 960 et demeura en cette ville jusqu’à Pâques de l’année suivante (7 avril 961), époque où il reçut Otton, fils de Hugues le Grand, et une foule de grands venus de France et de Bourgogne. C’est probablement dans cette grande as­semblée, convoquée pendant les fêtes de Pâques, que Lothaire donna à Otton l'investiture solennelle de la Bourgogne. Ensuite se tint à Soissons une autre assemblée à laquelle assistèrent nombre de seigneurs. La grande cause qui y fut agitée ce fut le différend, pendant depuis deux ans au moins, entre le comte Thibaud de Chartres et Richard de Normandie. Le premier, excité par sa femme Leudegarde, belle-mère de Richard, inquiet peut-être des tentatives des Normands sur la Bretagne que lui-même convoitait, était depuis plusieurs années en hostilité plus ou moins déclarée avec la Normandie. Il avait réussi à gagner à sa cause le roi Lothaire, Gerberge et même Brunon ; ceci explique pourquoi Richard avait refusé à deux reprises de se rendre à une conférence que lui avait proposée Brunon, vraisemblablement au commencement de 959.

En 960, Richard épousa Emma, fille de Hugues le Grand, avec laquelle il était fiancé depuis la mort de celui-ci. Ce mariage resserra ses liens avec Hugues Capet, son ancien pupille (qui pour lors devait avoir atteint sa majorité), devenu son beau-frère. Aussi Thibaud, ne trouvant qu’hostilité auprès de son suzerain le duc des Francs, chercha assistance auprès de Lothaire et de Gerberge. Geoffroi Grisegonelle, comte d’Anjou, qu’effrayaient sans doute également les prétentions des Normands sur la Bretagne, et Baudoin, à qui le vieil Arnoul abandonnait le gouvernement de la Flandre, joignirent leurs plaintes à celles de Thibaud contre Richard de Normandie. Celui-ci fut-il condamné par l’assemblée de Soissons et par le roi et voulut-il se venger? Fut-il convoqué au plaid et attiré dans un guet-apens? Nous ne saurions affirmer. Le fait certain, c’est que la guerre éclata immédiatement entre Lothaire et Richard. Celui-ci fut battu; poursuivi par Thibaud, Geoffroi et Baudoin jusque sur les bords de l’Eaune, il dut se réfugier à Rouen (peu après le 7 avril 961).

Lothaire conçut peut-être alors des projets ambitieux sur la Normandie, à l’instigation de Thibaud le Tricheur. Ce dernier assiégea et prit Evreux avec l’aide des troupes royales, mais nous n’oserions affirmer que le roi ait pris part en per­sonne au siège de cette ville. Lothaire projetait en effet une expédition importante en Bourgogne. Ses motifs devaient être graves, puisque la mort d’Artaud, survenue le 30 septembre 961, ne l’arrêta pas. Il quitta Laon un ou deux jours après, accompagné de sa mère, de Roricon, évêque de Laon, de Gibuin, évêque de Châlons, de Renaud, comte de Roucy, et d’un certain nombre d’autres seigneurs. Il marchait rapi­dement : trois jours lui suffirent pour franchir les deux cent vingt kilomètres qui séparent Laon de Condé en Bouligny (Haute-Marne), où il se trouvait le 5 octobre 961. Ce village appartenait à son parent Hugues, dernier comte de Laon, mort tout jeune, quelques jours avant son départ. Conformément à la volonté du défunt, et sur la prière des personnages précédents, Lothaire fit don de ce village de Condé à Saint-Remy de Reims. — Un certain nombre d’évêques et les grands d’Aquitaine vinrent rejoindre Lothaire en Bourgogne. Le roi soutint-il les prétentions de Hugues Capet sur l’Aquitaine, ou au contraire se réconcilia-t-il avec Guillaume Tête-d’Etoupes? Nous l’ignorons absolument.

Raimond Ier, comte de Rouergue et marquis de Gothie, était mort en cette année 961, avant le 7 septembre. Il ne serait pas impossible (ainsi que le conjecture Kalckstein) que son fils Raimond II, alors âgé de douze à treize ans, soit venu avec sa mère Berthe, nièce de Hugues, roi d’Italie, prêter serment de fidélité au roi et en recevoir l’investiture du Rouergue et du marquisat de Gothie.

L’autorité de Lothaire semblait reconnue à cette époque dans le Lyonnais. Le 11 décembre, se trouvant in Tablidina villa (?), il confirmait la donation faite à Saint-Martin-de-Savigny par une dame nommée Emmena, de l’église Saint-Pierre-la-Noaille. Néanmoins il ne semble pas avoir voulu reprendre ses projets de conquête sur le royaume de Bourgogne car ce fut en cette année, ou au plus tard dans les deux ou trois années qui suivirent, qu’il maria sa sœur Mathilde au roi Conrad. La dot de celle-ci fut l’abandon que fit son frère de ses droits plus ou moins réels sur Lyon et Vienne.

La nécessité de pourvoir au remplacement d’Artaud dans un poste aussi important que l’archevêché de Reims, ramena Lothaire dans le Nord au commencement de 962. La famille Carolingienne se trouva immédiatement aux prises avec les difficultés les plus sérieuses. Albert et Herbert de Vermandois, et Robert de Troyes demandaient, exigeaient peut-être, qu’Artaud eût pour successeur son ancien rival, leur frère Hugues. Une telle prétention, si elle eût été accueillie, aurait rendu la situation des Carolingiens très critique. Le faible domaine royal aurait été enveloppé par les possessions de la maison de Vermandois ; le roi n’aurait plus eu à compter sur les secours de Reims qui lui étaient pourtant si nécessaires.

Gerberge, effrayée de l’hostilité renaissante de cette maison dangereuse, se hâta d’aller trouver son frère Brunon, son recours habituel en toutes les circonstances difficiles. Pour comble de malheur, Hugues Capet, renouant l’alliance des Robertiens avec la maison de Vermandois, comme trente ans auparavant, demanda la nomination de Hugues, dans une entrevue qu’il eut avec Lothaire au commencement de mars. Leroi refusa ou répondit par des paroles évasives. Néanmoins les hostilités n’éclatèrent pas immédiatement; on convint d’une trêve jusqu’au milieu du mois d’avril. Sur l’ordre du roi, il se tint à cette date dans un village inconnu, situé sur la Marne, dans le pagus de Meaux, un synode de treize évêques des diocèses de Reims et de Sens, sous ]a présidence d’Archambaud. Le synode devait décider si Hugues pouvait être rétabli. Hugues de Vermandois comptait un certain nombre de partisans, notamment les évêques de Paris, d’Orléans, de Senlis, c’est-à-dire du territoire immédiatement soumis à Hugues Capet. Mais ils trouvèrent des adversaires résolus dans Roricon de Laon et Gibuin de Châlons, tous deux dévoués aux Carolingiens. Ils représentèrent avec force qu’une minorité ne pouvait lever l’excommunication portée par un si grand nombre de prélats aux conciles de Verdun, de Mouzon, d’Ingelheim et de Trêves. On décida finalement que l’affaire serait portée devant le pape Jean XII. La décision ne pouvait être douteuse. Jean XII était sous la dépendance d’Otton Ier, qu’il venait de couronner empereur le 2 février précédent; et Brunon avait naturellement informé son frère de la situation. Hugues de Vermandois fut de nouveau excommunié par le pape et le clergé Romain, et en outre par un synode tenu à Pavie. A l’automne de 962, un légat fut envoyé en France porter cette sentence. Brunon s’empressa de la faire parvenir au clergé Rémois, et, en même temps, il lui fournit un candidat, Odelric, noble et savant chanoine du chapitre de Metz, qui, disait-on, descendait de Saint- Arnoul. Odelric, agréé par Lothaire et Gerberge, fut élu par le clergé de Reims et consacré à Saint-Rémy par Guy de Soissons, Roricon de Laon, Gibuin de Châlons, Hadulf de Noyon, Wicfred de Verdun, après le 8 septembre et avant le 14 octobre 962. Quant à Hugues, il se réfugia à Meaux auprès de son frère Robert, et ne tarda pas à y mourir de chagrin. Cette mort mit fin aux dissentiments entre la maison de Vermandois et les Robertiens d’une part, Lothaire et Brunon de l’autre.

Mais si la situation s’améliorait de ce côté, elle s’aggravait en Normandie. Furieux de la prise d’Évreux (fin? 961 ), Richard y répondit par l’incendie et le ravage du pays Chartrain et du Dunois (printemps 962). Thibaud rassembla alors trois mille hommes et vint canàper à Hermentruville (Saint-Sever) sur la rive gauche de la Seine, juste en face de Rouen. Mais Richard, passant le fleuve de nuit, surprit au point du jour les Français endormis, leur tua six cent quarante hommes et les mit en pleine déroute. Thibaud s’enfuit à Evreux à bride abattue. Pour comble de malheur, son fils Thibaud mourut et Chartres fut détruit par un incendie (le 5 août 962).

Chercher du secours auprès de Hugues Capet, son suzerain, il n’y fallait pas songer. Parent de Richard, celui-ci avait pris Thibaud en haine depuis sa guerre avec la Normandie. Le comte de Chartres eut donc recours au roi lui-même. Lothaire et Gerberge lui firent un excellent accueil, le consolèrent et lui fournirent sans doute des secours quand il repartit pour Chartres.

Harduin, évêque de cette ville, venait de mourir. Lothaire et Thibaud lui donnèrent pour successeur Vulfald, abbé du monastère royal de Saint-Benoît-sur-Loire (962, après le 8 septembre).

La nouvelle que Richard avait appelé à son aide les pirates danois n’avait pas été sans doute étrangère aux bonnes dispositions que Lothaire et Gerberge avaient montrées à Thibaud. Les Danois débarquèrent à Jeufosse à la fin de l’année, et, pendant trois ou quatre ans dévastèrent les pays limitrophes de la Normandie» mais sans qu’aucune grande bataille fût livrée.

Si Lothaire avait eu des projets ambitieux sur la Normandie, projets qui venaient d'avorter, il trouva en revanche un riche dédommagement du côté de la Flandre. Le vieux comte Arnoul n’avait cessé d’entretenir de bonnes relations avec le roi et l’église de Reims. Dès le début du règne de Lothaire, il était venu le solliciter de confirmer la restauration du monastère de Saint-Bavon de Gand. entreprise avec saint Gérard de Broigne. En 959, il était venu à Reims et avait fait de riches présents à la cathédrale et à l’abbaye de Saint-Rémy. En 958, il avait confié l’administration de la Flandre à son fils Baudoin que nous avons vu combattre Richard de Normandie en 961; mais Baudoin mourut, ainsi que sa sœur Leudegarde, le 1er janvier 962, et fut enterré à Saint-Bertin. Arnoul reprit alors le gouvernement de la Flandre et se trouva aussitôt en lutte avec son nepos homonyme auquel il reprochait le meurtre de son frère. Lothaire, dans une entrevue qu’il eut avec Arnoul au début de l’automne 962, parvint à apaiser les deux parties. En reconnaissance, le vieil Arnoul remit tous ses domaines entre les mains du roi, à condition d’en garder la jouissance pour le reste de sa vie. Si, deux ans et demi plus tard, Lothaire ne put réaliser toutes ses espérances sur la Flandre, il y gagna du moins une portion notable de ce pays.

En présence de l’hostilité de Hugues Capet, Lothaire prit le parti fort sage de se rapprocher de l’Aquitaine. Guillaume Tête-d’Etoupes vint même trouver le roi. Le 14 octobre 962, comme celui-ci se trouvait près du château de Vitry, il en obtenait la confirmation de la cession de la curtis Faga (au sud de Poitiers), faite à sa femme, la duchesse Adèle, par Robert, fils du comte Mangaud. A la fin de cette même année 962, Lothaire confirma encore, à la demande de Guillaume, la fondation du monastère de la Sainte-Trinité de Poitiers faite par sa mère Adèle d’Angleterre, veuve du comte Ebles mort trente ans auparavant.

Malheureusement, Guillaume Tête-d’Etoupes mourut l’année suivante à Saint-Cyprien de Poitiers où il s’était retiré, après être demeuré quelque temps comme moine au monastère de Saint-Maixent. Sa mort semble avoir coupé court pour longtemps à toute relation entre l’Aquitaine et la royauté carolingienne, mais du moins les Robertiens ne firent plus de tentatives violentes pour mettre la main sur ce pays.

En désignant Odelric au clergé Rémois, Brunon avait bien choisi. Odelric était un homme énergique qui, peu de temps après son élection, s’empressa de lutter contre les seigneurs voisins de l’archevêché, véritables brigands qui ne manquaient pas une occasion de voler et de piller. Les plus dangereux étaient alors les princes de Vermandois et Thibaud le Tricheur : ils avaient profité de la vacance du siège archiépiscopal de Reims pour mettre la main sur un certain nombre de ses possessions. Odelric leur donna cent vingt jours, trois fois le délai commun, pour restituer ce qu’ils avaient dérobé, et, ce terme passé, les menaça d’excommunication. Le nouvel archevêque était naturellement détesté des princes de Vermandois qui lui gardaient un profond ressentiment de l’insuccès et de la mort de leur frère Hugues. Leur rancune s’étendait également à Roricon et à Gibuin qui avaient fait échouer la candidature de leur frère, qui, sans leur opposition, avait les plus grandes chances d’être acceptée, appuyée qu’elle était par Hugues’Capet. Aussi cherchaient-ils une occasion de se venger. Roricon, demeurant à Laon auprès du roi, était inattaquable. L’archevêché était plus vulnérable. Herbert lui enleva le gros bourg d’Épernay, riche et peuplé. Gibuin, par la position même de son évêché, était exposé à toutes les entreprises de Robert de Troyes. Celui-ci et son frère Herbert guettaient sa ville de Châlons depuis la nomimination d’Odelric, mais sans que rien transpirât de leurs mauvais desseins. En effet, le 1er avril 963, Lothaire était à Soissons, sur le territoire du comte Herbert, dont il souscri­vait une charte en faveur de l’abbaye d’Homblières. Or, peu de temps après, Herbert et Robert de Troyes, mettant à profit une absence de Gibuin, accouraient mettre le siège devant Châlons et, après l’époque de la foire, s’en emparaient et l’incendiaient. Les défenseurs purent, par bonheur, se réfugier dans une tour et y attendre leur délivrance.

La paix se fit néanmoins l’année suivante entre la maison de Vermandois et l’archevêché de Reims. Herbert sollicita l’amitié d’Odelric et lui restitua Épernay ainsi que toutes les autres possessions de l’église de Reims qu’il avait ravies.

Thibaud le Tricheur fut plus tenace. Excommunié en 964, il ne consentit à rendre Coucy qu'au début de l'année suivante, et encore ce fut à condition que l'archevêque, outre son absolution, donnerait Coucy en fief à son fils. En résumé, par force on par diplomatie, l'énergique prélat n'en parvint pas moins à recouvrer en deux ans toutes les possessions de son église.

Cette année 965 fut remplie d’événements de la plus haute importance pour la famille carolingienne : le vieil Arnoul de Flandre mourut le 27 mars et fut enterré à Saint-Pierre de Gand. Lothaire qui se prétendait son héritier, voulut mettre la main sur la Flandre. Mais les Flamands n’entendaient nullement avoir le roi de France pour souverain direct. Ils proclamèrent comte un enfant, Arnoul II, petit-fils d’Arnoul le Grand, et lui donnèrent pour tuteur Baudoin surnommé Baldzo (Bauces) qui fut le véritable régent du pays . Lothaire marcha alors rapidement sur la Flandre et, en quelques jours, s’empara sans coup férir d’Arras, de Douai, de Saint-Amand et de tout le pays jusqu’à la Lys. Il n’alla pas plus loin : des négociations s’engagèrent entre lui et les seigneurs flamands par l’entremise de l’évêque Roricon, et aboutirent très vite. Les Flamands firent leur soumission, mais Lothaire abandonna la Flandre à Arnoul II et à Baudoin, à condition de garder ses conquêtes. C’était de beaucoup le parti le plus sage. La paix étant ainsi conclue Lothaire retourna à Laon, laissant en Flandre sa mère Gerberge et son frère Charles qui l’avaient accompagné dans son expédition. Ils ne tardèrent pas d’ailleurs à le rejoindre, et, au mois de mai, Lothaire, Gerberge, Charles, accompagnés d’Odelric et d’Hathuide, se rendirent à Cologne auprès d’Otton Ier.

Otton, de retour de Rome depuis le commencement de l'année 965, tenait en Franconie et en Lorraine des plaids brillants qui affermissaient son prestige dans ces pays troublés. Le 2 février, il était à Worms auprès de son frère Brunon. Il alla ensuite à Ingelheim célébrer les fêtes de Pâques (23 mars) et y resta jusqu’au 23 mai, époque où nous le voyons confirmer la possession de Cusel à l’abbaye de Saint-Rémy de Reims, à la demande de sa femme, l’impératrice Adélaïde, de l’abbé Hincmar et de Guillaume, archevêque de Mayence, son fils naturel. Mais ce fut à Cologne que se tint la plus grande assemblée ; ce fut là que Gerberge avec ses fils vint retrouver ses frères, Otton et Brunon, et sa mère Mathilde. Nous ignorons le but exact de ce grand plaid et les questions qui y furent traitées. Mais ce qui est certain c’est qu’Otton parut alors le maître de l’Europe occidentale et qu'il toucha à l’apogée de sa grandeur. Lothaire, âgé d’environ vingt-cinq ans, fit sans doute l’effet d’un roi vassal, dans la grande assemblée du 2 juin 965, où nous le voyons, avec Brunon, Frédéric de Bar, Odelric et beaucoup d’autres personnages, souscrire un diplôme confirmant la fondation de Saint-Martin de Liège par l’évêque Everaclus. Il est probable que l’on agita alors pour la première fois le projet d’un mariage entre Lothaire et Emma, fille de l’impératrice Adélaïde et de son premier mari, Lothaire, roi d’Italie, mariage qui devait être conclu six ou sept mois plus tard.

Les Carolingiens se séparèrent peu après de la cour impériale. Gerberge ne devait plus revoir son frère Otton ni sa mère Mathilde. Lothaire partit en juin ou peut-être seulement en juillet.

De retour à Laon, il ne tarda pas à se brouiller encore une fois avec ses cousins, les Robertiens. Otton, duc de Bourgogne, était mort le 23 février. Les seigneurs bourguignons, sans paraître se préoccuper le moins du monde du roi, s’adressèrent aux frères du duc défunt, Hugues Capet et Eudes (Oddo), appelé aussi Henri ; celui-ci, bien que clerc, fut choisi comme duc. Nul doute que ce sans-gêne n’ait profondément blessé Lothaire, qui avait des intérêts considérables en Bourgogne et y possédait même Dijon. Toutefois le dissentiment n’éclata qu’après l’expédition de Flandre et le voyage de Cologne. Il fut si violent que Brunon dut accourir à Compïègne pour réconcilier ses neveux (septembre 965). C’était pour la dernière fois : durant les négociations Brunon tomba malade. Use trouvait alors à Reims, où il avait été reçu avec honneur et traité affectueusement par l'archevêque Odelric; il dut s’aliter, et expira cinq jours après, dans la nuit du 10 au 11 octobre. Wicfred, évêque de Verdun, et Thierry, évêque de Metz, cousin de Brunon, ramenèrent son corps à Cologne et ouvrirent son testament.

La mort de Brunon fut un événement considérable pour le pays du Rhin à la Loire, qu’il avait gouverné et dirigé pendant dix ans. Otton perdit en lui un habile administrateur de la Lorraine, et Lothaire un tuteur sage et dévoué. Le biographe de Brunon prétend qu’Otton lui avait confié la France comme province (provincial Si l’expression est exagérée, il n’en faut pas moins reconnaître que, par l’entremise de sa sœur Gerberge, Brunon avait dirigé la conduite de Lothaire pendant sa minorité, et par suite, gouverné en quelque sorte la France septentrionale ; dans les deux ou trois dernières années son influence n’apparaît pas aussi prépondérante, ce qui s’ex­plique par l’âge plus avancé de Lothaire.

Grâce à la mort de Hugues le Grand, grâce à l’aide de Brunon, la royauté Carolingienne avait pu se consolider et résista quarante ans encore à la puissance des Robertiens. Toutefois les services de Brunon ne furent pas absolument désintéressés; il y avait trouvé aussi son compte, et c’était après tout naturel. Il protégeait Lothaire, mais en retour il trouvait en lui un allié pour prendre à revers les insurrections incessantes de la Lorraine : ce fut le cas pour Renier au Long Col. Brunon mort, les liens qui unissaient Carolingiens et Ottoniens devaient fatalement se desserrer peu à peu; par contre, la possession de la Lorraine, à peu près pacifiée dans les dernières années de la vie de Brunon, redevint précaire pour les Ottoniens, quand les seigneurs lorrains purent espé­rer de nouveau trouver un appui, ou au moins un refuge, auprès du roi de France.

Les secours prêtés à Lothaire pendant son enfance par Otton et Brunon ne laissent pas que d'exciter quelque étonnement. Une telle conduite semble en contradiction avec les mœurs du Xe siècle. On peut s’étonner que le roi de Germanie n’ait pas mis à profit la mort de Louis IV pour s’emparer de la couronne de la France occidentale. En réalité, la chose présentait de si grandes difficultés et si peu d'avantages réels qu’Otton n’y songea peut-être jamais. Plusieurs motifs l’en auraient empêché : d’abord les liens étroits de parenté qui Punissaient aux Carolingiens, et aussi le respect que la maison de Saxe semble avoir éprouvé pour les descendants de Charlemagne. Ceux-ci trouvèrent profit à s’allier au roi de Germanie, alors le plus puissant souverain de l’Occident, mais le roi Saxon se trouvait honoré de s’apparenter à la famille du grand Empereur. Même ces questions de sentiment mises à part, l’entreprise n’aurait pas été facile. Rien que dans le Nord, il aurait fallu triompher, non seulement de l’hostilité des petits princes de Hainaut, de Roucy, de Vermandois, mais des prétentions au trône du duc de France, et de son puissant vassal le duc de Normandie. Chacun d’eux était de taille à résister même à la coalition de deux ou trois rois. Otton l’avait bien vu en 946 (au siège de Rouen). Pour les soumettre il aurait fallu des guerres interminables, et le roi Saxon avait déjà assez à faire pour maintenir l’unité de la Germanie et résister aux Slaves et aux Hongrois. Otton fut donc parfaitement avisé en bornant son ambition à la possession de la Lorraine, que son frère gouverna en vice-roi. Il se contenta (en 959) d’exiger de Lothaire une renonciation à un pays sur lequel celui-ci pouvait avoir déjà laissé percer des prétentions. Enfin quand Otton eut jeté les yeux sur l’Italie, toute velléité ambitieuse sur la France, s’il en avait eu jamais se trouva naturellement détournée.

 

III

De la mort de Brunon a la mort d'Otton

(965-973)

 

Cette période est très obscure, très mal connue. Flodoard nous manque dès le début de 966, Richer ne nous donne quelques renseignements qu’à partir de 970. Pas un diplôme de 968 à 973, et pour ainsi dire pas d’annales. Cette période semble avoir été paisible pour le nord de la France. C’est une époque de transition pour la royauté Carolingienne : échappée à la tutelle de la Germanie, elle n’a pas encore vis-à-vis des empereurs saxons l’attitude hostile qu’elle prendra presque au lendemain de la mort d’Otton Ier.

A la fin de l’année 965 ou au début de 966, Lothaire épousa Emma, fille de l’impératrice Adélaïde et de son premier mari Lothaire, roi d’Italie. Emma semble avoir joui d’une assez grande influence sur son mari; il n’est presque pas de diplôme où son intervention ne soit mentionnée. Lothaire eut toujours aussi beaucoup d’amitié pour sa belle-mère, Adélaïde ; et, au témoignage d’Emma elle-même, sa mère aurait eu au moins autant d’affection pour son gendre que pour sa fille.

Au début de l’année 966 la paix fut troublée dans le Nord par Renaud de Roucy. Il s’était emparé d’un certain nombre de villages appartenant à l’église de Reims et, plus avide encore que Thibaud le Tricheur et Herbert de Vermandois, il refusait obstinément de les restituer. Odelric lança alors contre lui l’excommunication. Renaud répondit à l’anathème en pillant et en incendiant le territoire de l’archevêché.

Depuis 962 la guerre avait continué avec la Normandie, guerre sans batailles, faite de pilleries et d’incendies des campagnes, comme c’était l’habitude au moyen âge. La vallée de la Seine, le Dunois, le pays Chartrain, la frontière de la Normandie jusqu’à la Bretagne, furent horriblement saccagées par des bandes de Danois païens à la solde de Richard de Normandie. Dans ces pays «on n’aurait pas entendu un chien aboyer», dit Guillaume de Jumièges. Le domaine royal protégé par sa position même, au milieu des domaines du duc de France et des princes de Vermandois, qui ne prirent pas part à la guerre, eut sans doute beaucoup moins à souffrir que celui des comtes de Chartres. Lothaire ne semble même pas s’être beaucoup inquiété de cette guerre. Nous l’avons vu, pendant quatre ans, parcourir la Bourgogne, la Flandre, la Lorraine, preuve que son domaine n’était guère exposé. Les souffrances des populations entre la Seine et la Loire n’en étaient pas moins fort vives. Les évêques finirent par s’en émouvoir et cherchèrent à y porter remède. Au début de 966 un grand nombre de prélats se réunirent en concile, peut-être à Laon, capitale du royaume. Ce qui excitait surtout l’indignation du clergé, ce n’était pas tant les ravages des Danois (on était habitué aux pires cruautés au Xe siècle) que leur paganisme. Le concile députa un de ses membres, l’évêque de Chartres, Vulfald, au duc de Normandie pour lui demander de chasser ces auxiliaires impies. Richard répondit par des récriminations et rappela ses griefs, plus ou moins fondés, contre Thibaud et Lothaire. Mais, comme au fond les exigences et l’insolence des Danois ne laissaient pas que de l’inquiéter, il ne repoussa pas absolument toute proposition d’accommodement et donna rendez-vous aux évêques français et à quelques palatins, à Jeufosse, pour le 15 mai.

À cette nouvelle, Thibaud le Tricheur, craignant sans doute qu’on ne fit la paix à ses dépens, se rendit secrètement à Rouen auprès de Richard, se réconcilia avec lui et lui restitua Evreux, sans même en prévenir Lothaire. Au terme fixé (15 mai 966), se tint à Jeufosse la grande assemblée des Français et des Normands, en présence de l’armée danoise. Richard, selon sa promesse, essaya de persuader aux Danois de s’éloigner. Ceux-ci refusèrent obstinément. Il fallut un mois de négociations et de prières pour les décider à partir. Le duc de Normandie dut leur fournir des vivres, des vaisseaux, des pilotes du Cotentin pour les guider. Les pirates cinglèrent vers l’Espagne qu’ils dévastèrent. La première partie des négociations, et la plus difficile, était terminée; restait à conclure une paix solennelle et définitive entre le duc de Normandie et le roi. Cela se fit dans une grande assemblée qui se tint sur l’Epte, à Gisors (fin juin ou juillet 966) ; elle comprenait Lothaire, Richard, Thibaud, Hugues Capet, Gozlin, abbé de Saint-Denis, et un grand nombre de seigneurs et d’évêques français et normands. Le roi et le duc de Normandie se jurèrent une paix éternelle, puis se séparèrent après avoir échangé de riches présents. Au commencement de l’année suivante, le 7 février 967, Lothaire se trouvant à Laon confirma la réforme du monastère du Mont-Saint-Michel que venait d’accomplir Richard.

Pendant l’assemblée de Gisors, Gozlin, abbé de Saint-Denis avait réclamé à Richard le domaine de Berneval comme ap­partenant à l’abbaye, en vertu de la donation de Guillaume Longue-Epée et de Robert, grand-père de Richard. Le duc de Normandie avait accueilli favorablement la demande de Gozlin, sur le conseil «de son seigneur Hugues», de son frère Raoul, comte d’Ivry, et d’Osmont, sans doute son an­cien gouverneur. Néanmoins il remit à plus tard l’examen des titres de l’abbaye de Saint-Denis et conseilla à Gozlin de venir le retrouver à Rouen. Gozlin se rendit donc un dimanche à Rouen, et là, en présence du duc, de sa femme Emma, et des seigneurs normands, il prouva que le domaine de Berneval avait été injustement ravi à l’abbaye de Saint-Denis par l’évêque Aillemond. En conséquence Richard se rendit à Berneval, accompagné d’une suite nombreuse de grands de France et de Normandie, et, le 18 mars 968, restitua ce domaine à l’abbaye de Saint-Denis. Les souscriptions de Richard, de Hugues Capet, de Thibaud le Tricheur, de Gautier comte de Dreux, etc., achèvent de nous montrer que la paix était fermement conclue avec la Normandie. A partir de cette époque nous n’avons plus de documents qui nous renseignent sur les relations de ce pays avec le reste de la France pendant une période de plus de vingt ans.

Il nous faut maintenant revenir un peu en arrière. Nous avons vu qu’en 965 une animosité violente s’était manifestée entre Lothaire et les Robertiens. Les documents ne nous permettent pas d’affirmer qu’au moment de sa mort Brunon fût parvenu à réconcilier ses neveux. C’est toutefois probable; et la paix dut se faire par l’investiture de la Bourgogne accordée à Henri. Au moment de l’entrevue de Gisors, Lothaire et Hugues étaient réconciliés. Geoffroi d’Anjou apparaît alors lui aussi dans les meilleurs termes avec son suzerain le duc de France. Quand, le 10 juin de cette année 966, il chassa les chanoines de Saint-Aubin d’Angers et les remplaça par des moines, il s’intitula dans la charte qu’il fit dresser à ce sujet : «comte par la grâce de Dieu et de son seigneur Hugues», et prétendit accomplir cette œuvre pieuse autant pour le salut de l’âme du duc de France que pour celui de ses parents, Foulques le Bon et Gerberge. Quelques jours plus tard, le 19 juin, Geoffroi fit approuver cette réforme par Lothaire.

Au printemps de l’année suivante (967), Lothaire se dirigea vers la Flandre, accompagné de sa mère et de sa femme Emma. Il reçut à Arras le jeune comte de Flandre Arnoul II, et son tuteur Baudoin Bauces, ainsi que l’abbé Womar. Le 5 mai, se trouvant au monastère de Saint-Waast, il confirmait, à leurs prières, les privilèges des deux grandes abbayes flamandes de Saint-Bavon et de Saint-Pierre de Gand, preuve nouvelle que la paix était aussi bien assurée du côté de la Flandre que de la Normandie, et pour une période aussi longue.

Lothaire retourna ensuite en «France». Le 5 juin il dut tenir un plaid important à Verberie ; nous l’y voyons accorder deux diplômes à l’abbaye royale de Saint-Benoît-sur-Loire à la prière de l’abbé Richard; puis, à la demande d’Eudes de Chartres, fils de Thibaud le Tricheur, et de Hugues Capet, concéder l’immunité au monastère de Saint-Florentin de Bonneval, situé dans le Dunois.

Le roi se rendit alors en Bourgogne, accompagné d’Emma et de Gibuin, évêque de Châlons; le motif de son voyage nous est inconnu. Le 30 août il se trouvait à Dijon et, à la demande de l’évêque Achard, renouvelait les privilèges de l’église de Langres.

Le 29 août mourut le belliqueux archevêque de Sens, Archembaud. Lothaire lui donna un plus digne remplaçant dans la personne d’Anastase, que la population avait acclamé. Sacré le dimanche 15 décembre à Appoigny, Anastase fit son entrée dans sa ville archiépiscopale probablement le 22 décembre, au milieu de la joie générale.

Robert de Troyes, père d’Archembaud, était mort quelques jours avant son fils et sans laisser d’autre enfant male. Ses comtés de Troyes et de Meaux passèrent à son frère Herbert, qui en reçut l’investiture de Lothaire. Ce fut probablement pendant son voyage en Bourgogne que le roi confirma la donation du château de Bàgé au comte Hugues, faite par l’évêque de Mâcon, Theotelin, en échange de l'abbaye de Saint-Laurent-sur-Saône.

Au commencement de l’année suivante (968), Gerberge quitta la France et se rendit dans le pays de son premier mari, le duc de Lorraine, Gilbert. Elle était accompagnée de son plus jeune fils, Charles, alors âgé de quinze ans. Son voyage avait un but de piété : le 10 et le 12 février elle se trouvait dans le pays de la Meuse, à Herten, et là, en présence de Gérard, évêque de Toul, des comtes Emmon et Ansfrid et de beaucoup d'autres nobles personnages, elle fit don à Saint-Rémy de Reims, avec l’assentiment de son frère l’empereur Otton Ier, et par la main du comte Arnoul, son avoué, de son alleu de Mersen et de ses dépendances, Klimmen, Littoi, Herten et Angleur. Gerberge, qui semblait prévoir sa fin prochaine, mettait comme condition que les moines de Saint-Rémy prieraient pour son âme, pour celle de son premier mari le duc Gilbert, et pour Renier et Albrade, parents de ce dernier.

Il semblerait que la souveraineté de Lothaire se soit étendue à cette époque fort avant dans le Nord. Le 13 avril, il faisait don de la forêt ou comté de Waës à Thierry, comte de Gand et de Hollande, qu'il appelle son « fidèle ».

L’autorité du roi était aussi reconnue à l’extrémité opposée, dans la Marche d’Espagne. Sonier, évêque d’Elne, fils de Guifred, comte ou duc de Roussillon, vint trouver Lothaire à Laon et, avec l’appui de Gerberge, de retour de la Basse-Lorraine, et de l’archevêque Odelric, il obtint, le 17 mai, la permission de régir à la fois, sa vie durant, les deux monastères de Saint-Paul-Maritime et de Saint-Félix-de-Jecsal. Le diplôme autorisait en outre ces deux abbayes à ne payer de cens ou de redevances à aucun seigneur et à demeurer sous la dépendance directe du roi de France .

Le comte de Barcelone, Sunifred, était mort l’année précédente sans laisser d’enfants. Il avait toujours été fort dévot. Aussi par son testament, daté du Ier octobre 966, il légua ses biens aux églises. Il avait déjà construit le monastère de Saint-Michel de Guxa et avait assisté à sa dédicace en 953 ; en 957, il avait distribué de nombreux domaines à l’abbaye de Ripoll. Il eut pour successeur son cousin germain, Borrel, comte d’Urgel, qui reconnut toujours comme lui la suzerai­neté du roi de Laon.

L’année 969 fut signalée par deux événements tristes pour Lothaire, très graves pour la destinée des Carolingiens, il perdit sa mère et l’archevêque Odelric. Gerberge mourut le 5 mai et fut enterrée dans le chœur de Saint-Rémy de Reims. Elle avait survécu de bien peu à sa mère Mathilde, morte le 14 mars 968. Son fils perdit en elle un appui et un conseiller précieux. Femme énergique et intelligente, elle avait à deux reprises sauvé la destinée des Carolingiens, une première fois en tirant son mari des mains des Normands et de Hugues le Grand, une seconde fois en plaçant, par une décision habile, son jeune fils, lors de son avènement, sous la protection de Hugues et de Brunon. Sa dévotion était peut-être excessive; pas un diplôme de Lothaire en faveur des églises qui ne soit donné sur ses conseils ou plutôt sur ses ordres.

N’est-il pas étrange que, disposant de riches domaines dans la vallée de la Meuse, elle n’ait pas songé à les léguer à ses fils, qui en avaient tant besoin, au plus jeune surtout qui n’avait pas un pouce de terre? Elle préféra en faire don à l’abbaye de Saint-Rémy, déjà fort riche.— La mort de Gerberge relâcha encore davantage les relations de Lothaire avec la Germanie, déjà affaiblies depuis la mort de Brunon.

Odelric mourut le 6 novembre ; perte funeste pour le sort des descendants de Charlemagne quand on songe quel fut son successeur. Odelric était bien disposé envers la Germanie, mais son rôle politique fut en somme assez effacé. Son importance historique est peu considérable comparée à celle de son prédécesseur Artaud, et surtout à celle de son successeur Adalbéron. Nous ignorons quelles raisons dictèrent ce choix fatal à Lothaire. Il céda sans doute à l’habitude de ce temps de prendre comme évêques ou abbés des moines lorrains, alors plus instruits et plus zélés que le clergé français proprement dit. Adalbéron était un personnage important dès cette époque. Fils d’un comte Gozlin et d’Uda, il avait pour frère Godefroi, comte du pays de Luxembourg (Methingowe), gouverneur du Hainaut et comte de Verdun; ses deux autres frères Henri et Renier sont peu connus.— Elevé au monastère de Gorze, sous la direction de son oncle homonyme, sans doute son parrain, l’évêque Adalbéron Ier de Metz (924- 964)7, il se lia d’amitié dès l’enfance avec Rothard, qu’il devait consacrer plus tard comme évêque de Cambrai. Au moment où il fut choisi pour être promu à l’archevêché de Reims, Adalbéron, comme Odelric, faisait partie du chapitre cathédral de Metz. La date exacte de sa consécration n’est pas connue, mais ce fut certainement à la fin de 969’. Le nouveau prélat était un des hommes les plus éminents de son temps. Il mettait au service d’une vive piété une instruction remarquable pour l'époque, une intelligence hors ligne, un zèle infatigable. Avec cela très ambitieux, plein de projets de réformes, il rêvait à la fois d’épurer l’Eglise en la ramenant aux règles primitives et en l’arrachant à la féodalité, qui l’envahissait de toutes parts et sous toutes les formes, et de raffermir la société en ressuscitant, sous la direction d’un César Saxon, l’Empire Romain dans son ancienne étendue.

Adalbéron était avant tout un homme d’action. Sa piété n’avait rien de contemplatif; elle se manifestait par des faits, par des réformes. Aussitôt consacré, il se mit à l’œuvre. Son attention se dirigea naturellement tout d’abord sur la cathédrale même. Les chanoines se souciaient fort peu de la règle qui leur prescrivait la communauté et chacun avait une maison où il vivait à sa guise. L’archevêque fit construire un cloître, y ramena les chanoines, les soumit à des prescriptions minutieuses, et, pour les graver dans leur esprit, leur fit réciter tous les jours la règle de saint Augustin et les décisions des Pères. Le clergé régulier l’intéressa toujours beaucoup ; il veilla attentivement à ses mœurs, se préoccupa des moindres détails, même de l’habillement des moines qu’il voulut distinguer de celui des laïcs. Mais en même temps il prit soin d’augmenter leurs biens temporels ; mauvais moyen pour enrayer la corruption.

Vers le mois de juin ou de juillet 971, Adalbéron entra en lutte, pour une cause inconnue, avec un certain comte Eudes (Otto), probablement le fils d’Albert de Vermandois; Eudes menaça de dévaster les possessions de l’église de Reims. Ce fut l’archevêque qui prit l’offensive. Aidé de son frère Godefroi, dont les terres touchaient celles d’Eudes et à qui il avait confié la forteresse de Mézières, il assiégea le château de Warcq-sur-Meuse, résidence d’Eudes. Les troupes des assiégéants comprenaient la milice de l'église de Reims et des soldats Ardennais et Hennuyers amenés par Godefroi. Bien que les assiégeants se fussent munis de balistes et de frondes, le siège n’en présentait pas moins de grandes difficultés. Construit avec soin, le château avait d’épaisses murailles, des tours élevées ; il tirait surtout sa force de sa situation au confluent de la Meuse et de la Sormonne qui passait pour n’être guéable ni aux hommes ni aux animaux. Il se produisit un fait qui fut naturellement tenu à miracle : une génisse parvint à traverser la Meuse à gué. Le comte Godefroi s'élança à sa suite tout armé, accompagné de ses troupes, et fit mettre le feu aux remparts; il entra ensuite dans le château par la brèche. Les assiégés se réfugièrent dans le donjon (dominione) ; mais ils sc rendirent en voyant les progrès de l’incendie et le pillage de la forteresse. Autre miracle : le feu avait respecté l’église où était enfermé le corps de saint Arnoul, bien qu’elle fût en bois.

Ce saint Arnoul n’était qu’un pauvre pèlerin lorrain qui, blessé par des brigands dans la forêt de Marceolis (?) sur le Foymont, s’était traîné jusqu’au village de Gruyères; recueilli par les habitants, il ne tarda pas à expirer. La piété naïve de la population fit un saint de la victime. Le bruit courut que des miracles s’opéraient sur son tombeau et la renommée de saint Arnoul se répandit dans toute la contrée. Airan, chevalier qui possédait Gruyères, s’étant rendu coupable d’un meurtre, tourmenté par les remords, rendit le corps de saint Arnoul au comte Eudes. Celui-ci le transporta dans l’église Saint-Hilaire-de-Gilledium (?), puis à Warcq. L’archevêque s’empressa de faire enlever de l’église les précieuses reliques et avait d’abord l’intention de les transporter sur une barque à Braux-sur-Meuse, où se trouvait un couvent de douze chanoines, qu’il se proposait de réformer. A peine embarqué, il changea d’avis et, se dirigeant du côté opposé, il aborda à Mouzon, le 24 juillet 971.

A une vingtaine de kilomètres au sud-ouest de Mézières se trouvait la misérable communauté de Thin-le-Moutier (Tignus), dépendance de Saint-Rémy de Reims, qui ne comprenait que huit moines avec l’abbé. Fondé sur le conseil de saint Gérard de Broigne (mort en 959) alors abbé de Saint-Rémy, par le comte de Porcien, Etienne, et sa femme Fréduide, qui n’avaient pas d’enfants, ce monastère était fort pauvre et de plus exposé aux incursions du château voisin de Chanteraine, appartenant à un comte Goeran. Adalbéron conçut le dessein de placer à Thin-le-Moutier des moines de Saint-Rémy, et de transporter à Mouzon les moines de Thin avec leur abbé Liétald. Il parvint à persuader et à faire entrer dans ses vues Raoul, abbé de Saint-Rémy et ses religieux. En leur compagnie il arriva à Mézières, manda auprès de lui Liétald et ses moines, et sans retard les fit embarquer sur la Meuse. Lui-même se rendit en toute hâte à Mouzon, où il les précéda. L’archevêque rassembla les chanoines et leur donna le choix : devenir moines ou partir immédiatement. La plupart préférèrent partir. Les moines de Thin débarquèrent au moment même de l’expulsion des chanoines. Il firent leur entrée à Mouzon le 7 novembre 971. Ce n’était pas tout que de chasser les chanoines, il fallait assurer la subsistance des moines qui les remplaçaient, et le monastère était ruiné. Adalbéron se montra très généreux ; il lui fit don, avec la permission de son frère Godefroi, de nombreux domaines de son patrimoine dans l’évêché de Metz. Enfin l’abbaye eut pour la protéger le propre frère de l’archevêque, le comte Godefroi, comme avoué.

Si la sollicitude d’Adalbéron s’étendait aux monastères les plus éloignés et les plus misérables de son diocèse, elle ne négligeait pas bien entendu les abbayes aux portes de Reims. Il avait une affection toute particulière pour le monastère illustre de Saint-Rémy,  «archimonastère», comme disait le pape Jean XIII. Non content des diplômes d’immunité que lui avait conférés Lothaire au début de son règne, Adalbéron voulait pour cette abbaye un acte qui la protégeât non seulement contre les fonctionnaires plus ou moins effectifs du roi, mais contre le roi lui-même. De plus, l’archevêque lui avait fait don du monastère de Saint-Timothée, pour être employé aux besoins des hôtes. Il brûlait de faire confirmer ses réformes et ses donations par l’autorité du Saint-Siège. Aussi à peine les moines furent-ils entrés à Mouzon qu’il partit pour Rome où il arriva au milieu ou à la fin de décembre. Adal­béron fut très bien accueilli par le pape Jean XIII, avec qui il eut plusieurs entretiens ; ce fut même lui qui, au jour de Noël, eut l’honneur de célébrer la messe en présence de douze évêques.

Le pape accorda ensuite à l’archevêque tout ce que celui-ci lui demanda. Toutefois Adalbéron ne semble pas être demeuré à Rome jusqu’à ce que les actes pontificaux fussent dressés. Il retourna en France où les bulles pour Mouzon et Saint-Rémy, datées des 23 et 24 avril 972, lui furent expédiées.

Dans le synode d’évêques qui fut réuni au mois de mai 972 à Notre-Dame en Tardenois, Adalbéron raconta son voyage à Rome, lut les bulles pontificales, les fit passer de main en main pour qu’on pût s’assurer de leur authenticité; enfin chaque évêque y apposa sa souscription. Les actes furent alors rendus aux moines qui les serrèrent précieusement dans leurs archives. Le synode approuva de plus la réforme accomplie au monastère de Saint-Vincent de Laon onze ans auparavant par l’évêque Roricon, qui avait chassé les chanoines et les avait remplacés par douze moines de Saint-Benoit-sur-Loire avec l’Irlandais Mac-Allan pour abbé.

Ceci fait, Adalbéron se plaignant vivement de la conduite du clergé régulier, le synode décida d'admettre les abbés dans son sein. Comme aucun n’était présent, le synode dut se dis­soudre et fixer le lieu et le temps où il se réunirait de nouveau. Ce lieu et ce temps nous sont inconnus. Le synode fut présidé par Raoul, abbé de Saint-Rémy, faisant face à l’archevêque assis sur un fauteuil. Adalbéron se répandit en récriminations contre les mœurs dépravées des moines. Rien ne montre mieux l’esprit puéril et formaliste du moyen âge que les plaintes de l’abbé Raoul. Il reprocha amèrement aux moines de s'appeler entre eux «compères» (et non frères), d'entrer et de sortir du monastère sans demander la bénédiction de leurs frères, de porter des vêtements trop riches, trop bien teints, trop courts, des souliers pointus et de les faire cirer, enfin d’avoir du linge (lintea) et des fourrures. Le synode leur interdit sévèrement toutes ces abominations. Si c’était tout ce qu’on avait à lui reprocher, il faut avouer que le clergé Rémois n’était pas bien criminel.

L’infatigable archevêque s’occupa ensuite de Saint-Thierry de Reims. Nous avons vu que, dès le 8 décembre 962, Lothaire se trouvant à Reims, lui avait accordé l’immunité. Le diplôme royal n’avait pas sauvé le monastère de l’avidité des seigneurs voisins. Un comte du nom de Roger avait mis la main sur l’abbaye. Les douze chanoines n’étaient plus que ses serviteurs dociles et ne se souciaient plus de remplir leurs devoirs. L’archevêque arracha de force l’abbaye à Roger, chassa les chanoines et les remplaça par des moines auxquels il donna pour abbé un de ses plus dévoués serviteurs, Airard, moine de Saint-Rémy De plus, selon son habitude, Adalbéron enrichit le monastère réformé, se rendit l’année suivante à Compiègne auprès de Lotbairo, et, le 26 mai 974, obtint du roi la confirmation de ses réformes et le renouvellement de l’immunité qui fut étendue aux nouvelles acquisitions de Saint-Thierry. Le comte Roger lui-même souscrivit le diplôme avec beaucoup d’autres personnages ecclésiastiques et laïques.

Ces expulsions de chanoines de collégiale et leur remplacement par des moines sont des plus fréquentes dans la seconde moitié du Xe siècle. Elles sont la caractéristique des réformes ecclésiastiques de cette époque; elles prouvent l'infériorité du clergé séculier vis-à-vis du clergé régulier, retrempé au commencement du siècle par saint Bernon et saint Odon.

Après avoir ramené à la règle le chapitre cathédral, Adal­béron se préoccupa d’embellir l’église métropolitaine construite sous Louis le Pieux par l’architecte Rumald avec les débris de l’enceinte de la ville. La cathédrale de Reims était occupée dans le quart de sa longueur, à partir des portes, par une crypte voûtée qui sortait à moitié du sol et qui devait être fort gênante. Adalbéron la détruisit de fond en comble et sur remplacement construisit un autel renfermant le corps de saint Calixte. Le maître autel, décoré de croix d’or, fut entouré de deux «cancelli» en métal précieux. — Il fit fabriquer un autel portatif dont les quatre angles étaient décorés des quatre Evangélistes en or et en argent, les ailes déployées sur chaque face; un reliquaire, des couronnes qu’on suspendit dans l’église. Les fenêtres furent ornées de vitraux à personnages; les tours portèrent des cloches aux sons puissants.

Enfin Adalbéron fit construire en dehors de la cité l’église Saint-Denis; les portes de celle-ci touchaient celles de la cathédrale, et la construction était disposée de telle sorte que le prêtre de Saint-Denis, célébrant la messe la face tournée vers l’est, pouvait apercevoir le prêtre de la cathédrale remplissant le même office et suivre tous ses mouvements. C’est sans doute pour permettre ces dispositions que l’archevêque avait fait détruire la crypte et l’autel du Sauveur à l’entrée de la cathédrale

Nous nous sommes étendus un peu longuement sur les affaires de l’église de Reims; elles nous offraient l’occasion de montrer tout ce que devait déployer d'activité, de résolution et d’énergie un évêque réformateur du moyen âge; elles nous montraient à l'œuvre un des personnages les plus éminents du Xe siècle. Nous allons maintenant revenir en arrière.

Nous avons vu les Robertiens renoncer à toute action hostile contre l’Aquitaine Vers 970 Hugues Capet s’allia même aux ducs de ce pays; il épousa Adélaïde, fille de Guillaume Tête-d’Etoupes qui, en 972, lui donna un fils qui devait être le roi Robert II. En 971 Herbert, fils de Hugues le Grand et d’une concubine, Raingarde, fut nommé évêque d’Auxerre, sans doute grâce à l’appui de ses frères, Hugues Capet et Henri, et d’Herbert de Troyes, son parrain probablement. Cet évêque n’eut absolument rien d’ecclésiastique : il ne se préoccupa que de chasser et de construire des châteaux. C’est ainsi qu’il bâtit Toucy et Saint-Fargeau.  Il dilapida les biens de son église, en inféoda beaucoup aux comtes Eudes de Chartres et Herbert de Troyes. Son frère Henri, duc de Bourgogne, montrait, bien que laïque, des sentiments beau­coup plus religieux : il fit réformer l’abbaye de Saint-Germain d’Auxerre par saint Mayeul qui y plaça Hildric comme abbé ; il appuya les moines de Sainte-Colombe de Sens quand, en 974, ils vinrent demander à Lothaire le renouvellement d’un diplôme de Louis le Pieux qui faisait don à l’abbaye d’un important vivier dans l’Yonne et lui accordait l’immunité

Depuis 968 nous avons perdu de vue Lothaire. Nous n’avons ni un diplôme ni une mention d’Annales qui nous renseigne sur sa vie pendant six années. Au début de 973 il aurait fait un voyage dans l’Ouest, en Aquitaine; le 19 janvier, se trouvant à Poitiers avec Gibuin et un grand nombre d’évêques, il aurait accordé un diplôme à l’abbaye de Bonneveaux, près Poitiers, sur la requête de Geoffroi d'Anjou; mais cet acte est bien suspect. En 972, Lothaire avait envoyé à Otton Ier, alors à Rome, un ambassadeur du nom de Gerannus, archidiacre de l’église de Reims. Nous ignorons le but de ce voyage. A Rome Gerannus rencontra un jeune moine qui le pria de lui enseigner la philosophie (Gerannus s’y était acquis une grande réputation); l’archidiacre accepta et ramena son élève à Reims : c'était le fameux Gerbert.

Gerbert, né vers 940-45, dans l’Aquitaine centrale, d'une famille pauvre, entra dans son enfance au monastère de Saint-Géraud d’Aurillac, gouverné par un abbé qui portait précisé­ment ce nom de Géraud. Le moine Raimond lui enseigna la grammaire, «c’est-à-dire le latin», et son instruction première dut être des plus fortes si nous en jugeons par le style de ses lettres. Vers 967-968 le monastère reçut la visite de Borrel, comte de Barcelone, qui y venait en pèlerinage. Sur la demande de l'abbé Géraud, il emmena avec lui le jeune Gerbert pour parfaire son instruction au-delà des Pyrénées. Hatton, évêque de Vich, lui enseigna les mathématiques. En 970, Borrel et Hatton, désirant ardemment que l’évêché de Vich fut érigé en archevêché, se rendirent à Rome dans ce dessein. Ils emmenèrent Gerbert. Ses connaissances en mathématiques et en musique (qui faisait alors partie des mathématiques) frappèrent le pape Jean XIII ; ces sciences étaient pour ainsi dire oubliées en Italie.  Il se hâta de prévenir l’empereur de l’arrivée du jeune savant ; Otton Ier répondit par la défense de le laisser partir à aucun prix. Borrel et Hatton consentirent de bonne grâce, à la demande du pape, à se séparer de Gerbert. Celui-ci resta à Rome pendant une année environ. Il fut présenté à l’empereur qui l’interrogea sur son savoir. Gerbert répondit qu’il possédait bien les mathé­matiques, mais qu’il ignorait la logique (philosophie), et qu’il désirait l’apprendre. On pense si avec ce désir l’arrivée de Gerannus le combla de joie. Il alla trouver l’empereur et obtint de lui la permission de suivre l'archidiacre en France. Gerbert parvint bien vite à égaler son maître, mais il ne put réussir à lui apprendre les mathématiques : Gerannus fut rebuté par les difficultés que présentait l’étude de la musique. Présenté à l'archevêque, Gerbert sut se concilier ses bonnes grâces et bientôt son amitié. Adalbéron lui confia la direction de l’école cathédrale où il passa environ dix ans et où il s’acquit la réputation du premier savant de son temps.

 

IV

(973-980)

De la mort d'Otton Ier au traité de paix avec Otton II

 

La mort d’Otton Ier, survenue au couvent de Memleben le 7 mai 973, fit cesser bien des craintes; elle réveilla la turbulence des seigneurs allemands et lorrains, qui était à peine assoupie. Les troubles éclatèrent d’abord en Lorraine. Renier et Lambert, fils de Renier au Long-Col, quittèrent la cour de France, où ils demeuraient depuis la captivité et la mort de leur père, et, peut-être avec l’assentiment ou la complicité de Lothaire, ils assaillirent les comtes Garnier et Rainaud à qui Otton Ier et Brunon avaient confié l'administration du Hainaut. La bataille fut livrée à Péronne, près de Binche; Garnier et Rainaud furent vaincus et tués. Renier et Lambert s’emparèrent ensuite du château de Boussoit, le fortifièrent et de là s’élancèrent sur toute la contrée qui fut dévastée et pillée.

La répression ne se fit pas attendre; à cette nouvelle Otton II marcha sur le Hainaut. L’empereur célébra la fête de Noël à Nimègue. Puis, au début de janvier 974, accompagné de Theudon récemment promu à l’évêché de Cambrai, il vint assiéger le repaire des fils de Renier; il prit et détruisit le château de Boussoit, mais il eut le tort de se con­tenter d’exiler Renier et Lambert. Ceux-ci purent ainsi s’échapper et se réfugier en France, s’y créer des partisans et recommencer l’aventure trois ans plus tard. Otton II confia alors la garde du Hainaut à Godefroi, comte de Mettingowe, le frère d’Adalbéron de Reims, et au comte Arnoul, très vraisemblablement fils d’Isaac, comte de Cambrai et de Valenciennes

Durant l’année 974 Lothaire continua à entretenir les meilleures relations avec l’église de Reims et les Robertiens. Le 26 mai, étant à Compiègne avec la reine Emma et un certain nombre de grands et d’évêques, il reçut la visite d’Adalbéron lui demandant l’immunité pour les nouvelles ac­quisitions du monastère de Saint-Thierry de Reims qu’il venait de réformer ; ce que Lothaire lui accorda. Les Robertiens vinrent à leur tour trouver Lothaire à Compiègne, sans doute vers la même époque, et ils en obtinrent deux diplômes. Hugues Capet vit ratifier la donation qu’il venait de faire aux moines de Saint-Riquier, monastère dont il était l’abbé, des villages de Botru et de Rollencourt, dépendances de la mense abbatiale. Henri de Bourgogne obtint du roi un diplôme en faveur de Sainte-Colombe de Sens. L’expression de «dux nobis peromnia fidelis», appliquée à Hugues, celle de «venerabilis dux Burgundiae», à Henri, montrent bien que les Carolingiens et les Robertiens étaient à ce moment dans d’excellents rapports. Richard, abbé de Saint-Benoit-sur-Loire, réussit mieux auprès de Lothaire que les années précédentes : il obtint le renouvellement du diplôme d’immunité accordé à son abbaye par Louis le Pieux.

Lothaire fut toujours en d’excellents termes avec la maison d’Anjou. A la mort de Gotescalc, en 975, il donna l’évêché du Puy en Vélav à Guy, abbé de Cormery et de Saint-Aubin, frère de Geoffroi Grisegonelle. Guy fut introduit dans sa ville épiscopale par sa sœur Adélaïde, veuve d’Etienne, comte de Gévaudan, mort en 961, et par ses fils Pons et Bertrand. Le nouveau prélat eut à lutter, comme tous les évêques de cette époque, contre les seigneurs brigands qui pillaient les biens de leurs églises. Pour réprimer ces désordres, il se servit non seulement de l’aide de ses neveux, mais forma une association de chevaliers et de paysans, l’une des premières manifestations de la Paix de Dieu.

A la faveur du calme relatif établi en Lorraine, l’archevêque de Reims put aller à Gand, en 975, faire la dédicace de l’église de l’abbaye de Saint-Pierre Mais dès 976, les hostilités avaient recommencé: réfugiés en France, Renier et Lambert trouvèrent asile à la cour de Lothaire et auprès de la maison de Vermandois. Ils y rencontrèrent Jean, «majordome» de Cambrai, révolté contre l’évêque Theudon ; ils le gagnèrent à leurs projets ainsi qu’un chevalier du nom d’Emmon de Longia?), vassal de Hugues Capet. Ils rencon­trèrent même un auxiliaire inattendu dans le propre frère du roi, Charles, âgé de près de vingt-trois ans : il avait jusque-là vécu tranquille et inutile auprès de sa mère et de son frère, qui lui refusa toujours un domaine. Son oisiveté lui pesait, peut-être même avait-il le projet ambitieux de se tailler une principauté en prenant part à l’expédition des fils de Renier au Long-Col. Charles venait d’épouser une fille d’Herbert de Troyes; comme d’autre part Eudes (Otto), fils d’Albert de Vermandois et de Gerberge, sœur de Lothaire, se joignit à Charles, on peut soupçonner que l’expédition contre le Hainaut fut suscitée autant par la maison de Vermandois que par Renier et Lambert.

Au printemps de 976, les alliés marchèrent contre les comtes Arnoul et Godefroi ; ceux-ci se renfermèrent dans Mons, la capitale et la place la plus forte du Hainaut. Ils furent assiégés, mais firent une sortie : le mercredi-saint, 19 avril 976, vers midi, une furieuse bataille s’engagea. Du côté des Français, Emmon et Hetdon, vassal de Charles, furent tués avec bon nombre de leurs compagnons ; mais du côté des Lorrains, Godefroi tomba, le pied percé d’un coup de lance, et ne fut relevé par les siens qu’au coucher du soleil; il survécut, mais se ressentit toujours de sa blessure. Arnoul, voyant les Lorrains périr en foule, se sauva à toutes brides et n’arrêta sa fuite que lorsqu’il se sentit à l’abri dans ses propres domaines. Eudes profita de la victoire pour s’emparer de Gouy en Arouaise au détriment d’Arnoul, s’y fortifier et de menacer Cambrai. Ce fut une seconde revanche de la maison de Vermandois contre la maison de Cambrai; et cette fois la défaite de celle-ci ne fut pas pleurée à Laon. — Lothaire s’avança vers le nord avec une armée, très probablement dans le dessein de soutenir son frère. Se trouvant à Douai, il restitua au monastère de Marchiennes, à la prière de sa femme Emma qui l’avait accompagné, le village de Haines, enlevé jadis aux religieuses par Arnoul le Vieux. Il menaçait en même temps Theudon évêque de Cambrai, d’origine saxonne et tout dévoué aux rois de Germanie. L’évêque de Cambrai étant en même temps évêque d’Arras, son hostilité pouvait être très préjudiciable au roi de France qui possédait précisément cette dernière ville. Theudon se trouva alors dans une situation extrêmement critique. Sa ville épiscopale était loin des secours de l’empereur; elle s’avançait en plein cœur du royaume de la France occidentale. De tous côtés il se voyait entouré d’ennemis : le roi de France, Charles, Renier, Lambert. Albert et Eudes de Vermandois. A Cambrai même il était sans cesse insulté et bravé par les seigneurs du pays. Un de ses vassaux, du nom de Gautier, qui possédait Lens, se fit un jeu de le bafouer, de le tromper de toutes sortes de manières. Il lui promit d’abord son dévouement s’il consentait à donner à son fils homonyme les biens de Jean le majordome; quand l’évêque eut cédé à ses demandes, il ne l’en persécuta que davantage. Ce Gautier ne cessait de prédire à Theudon l’arrivée des Français et l’incendie de Cambrai, et quand il l’avait épouvanté de la sorte, il lui escroquait de l’argent sous prétexte de le défendre. Hériward obtint aussi plusieurs villages par le même procédé; il annonçait à Theudon l’arrivée et les ravages de Renier et de Lambert, puis feignait d’aller à leur rencontre et de les chasser. Le naïf évêque récompensait alors richement Hériward.

Le jour même ou son frère était battu et blessé à Mons, Adalbéron faisait à Reims l’«invention» du corps de saint Thierry et suppliait le roi de venir assister à l’«élévation» des reliques. Mais Lothaire, alors en Flandre, n’était nullement pressé de répondre; ce fut seulement le 11 décembre que Lothaire et la reine Emma, accompagnés d’une nombreuse armée, arrivèrent à Reims. Il s’y tint une grande as­semblée, et le roi, en présence de ses troupes, des grands, des évêques, des abbés, convoqués par Adalbéron, fit lui-même la translation des reliques de saint Thierry dans cette abbaye située alors à trois milles de Reims (décembre 976).

Huit jours plus tard (le 20 décembre), l’évêque Roricon mourait à Laon de paralysie; perte aussi funeste pour la destinée des Carolingiens que celle d’Odelric. Fils naturel de Charles le Simple, il avait toujours été pour son neveu Lothaire un conseiller sage et dévoué. Il était parvenu, entre autres services, à empêcher l’arrivée de Hugues de Vermandois au siège de Reims, et avait réussi par des négociations à assurer à Lothaire la possession d’une notable partie de la Flandre.

Lothaire choisit pour succéder à Roricon un jeune clerc lorrain, Adalbéron, désigné plus souvent sous le diminutif d’Ascelin, son chancelier depuis trois an. Il le nomma évêque, dans la cathédrale même de Laon, le 16 janvier 977. Ordonné prêtre à Reims, le 24 mars, par son homonyme l’archevêque de Reims, Adalbéron fut consacré évêque le dimanche des Rameaux, 1er avril ; il alla ensuite à Laon consacrer le saint-chrême et fut intronisé le jour de Pâques 8 avril. Lothaire ne se doutait guère qu’il venait d’introduire au cœur de ses domaines l’ennemi dont la perfidie devait, quatorze ans plus tard, exterminer sa famille. — Ascelin commença peut-être ses trahisons envers son bienfaiteur dès le début de son épiscopat; des rumeurs sourdes coururent bientôt accusant la reine Emma d’adultère avec le nouvel évêque. Dans le dessein de laver Ascelin de cette accusation infamante, l’archevêque Adalbéron prit l’initiative de réunir un synode dans le diocèse de Reims à Saint-Macre, pour soumettre la conduite d’Ascelin à l’enquête de ses confrères. Nous n’avons plus les actes de ce synode; Richer les a sans doute fait disparaître par prudence; mais il n’est pas douteux qu’Ascelin ait été acquitté, car il continua à jouir, ainsi qu’Emma, de la confiance de Lothaire; bien plus, le roi exila son frère Charles, qui seul avait osé dire tout haut sur sa belle-sœur ce que tout le monde pensait tout bas. Emma se défendit naturellement d’avoir jamais eu de relations coupables avec l’évêque de Laon, et il est possible que ces rumeurs aient été suscitées par la malignité de Charles qui détestait sa belle-sœur. Thierry, évêque de Metz, lui reprochait quatre ans plus tard, entre autres choses, d’avoir voulu souiller la femme de son frère par ses mensonges. Charles, dans sa réponse à Thierry, se justifie sur tous les points, sauf sur celui-là qu’il passe sous silence. D’ailleurs, au témoignage même de Richer, les preuves manquaient, «nullius manifeste intentionis teste».

Pendant ces années 975 à 977, un certain nombre d’évêques moururent ou furent déposés. Thibaud, évêque d’Amiens, fut condamné à Rome dans un synode par le pape Benoit VII au commencement de 975. Il refusa de comparaître au concile provincial tenu à Reims, le dimanche 3 juillet, sous la direction de l’archevêque, et de se rendre à un deuxième concile, le samedi 24 septembre. Alors Adalbéron, de concert avec le diacre Etienne, légat du pape, excommunia et déposa Thibaud (peu après le 19 juillet 975).

En Bourgogne, Anastase, archevêque de Sens, était mort en 977, dans la nuit du dimanche 7 janvier; il fut enterré dans l’abbaye de Saint-Pierre-le-Vif. Son successeur, Séguin, consacré à Saint-Etienne d’Auxerre, le dimanche 10 juin 977, se vit refuser l’entrée de sa ville épiscopale par son oncle maternel, Rainard, comte de Sens, qui craignait que son neveu ne prit trop d’empire dans la ville. Séguin jeta alors l’interdit sur tout le diocèse, depuis le Ier octobre 977 jusqu’au début du carême; ce fut seulement le 17 février 978, premier dimanche de carême, qu’il put être intronisé. Une épidémie se déclara alors et causa une grande mortalité; le propre frère de l’archevêque, un chevalier du nom d’Isembard, en mourut le 13 avril. Gautier fut nommé évêque d’Autun vers 977. Guy, fils de Gautier, comte de Vexin et d’Amiens, et d’Ève, fille de Landry, comte de Dreux, succéda vers la même époque dans l’évêché de Soissons à son homonyme Guy Ier, oncle du comte d’Anjou, Geoffroi Grisegonelle.

Hadulf de Noyon mourut le 24 juin 977. Lothaire lui donna pour successeur son propre neveu, Liudulf, fils de sa sœur Gerberge et d’Albert, comte de Vermandois. La maison de Vermandois était alors toute-puissante dans le nord et l’est de la Francia. Elle se trouvait posséder ou dominer les pagi de Vermandois, Soissonnais, Noyonnais, Omois, Tardenois, Beauvaisis et Laonnois (en partie),en Bourgogne, Meaux le Troiesin, enfin le Tournaisis, — l’évêché de Tournai étant alors uni à celui de Noyon. Elle exerça par la suite une grande influence sur les Carolingiens.

Pendant que, au cours de l’année 977, la prépondérance de Lothaire paraissait s’affermir au nord de la France qu’il reprenait à Theudon, évêque de Cambrai, les biens que celui-ci avait enlevés à l’abbaye de Saint-Amand-de-Marolles, près d’Arras, et qu’il les restituait aux moines; pendant qu’il accordait l’immunité au monastère de Saint-Quentin-en-l’Ile, à la demande de l’abbé Arnoul (Laon, 5 août 977)Otton,  II, par un coup de maître, retournait à son profit la coalition qui s’était formée l’année précédente et faisait perdre à Lothaire toutes ses espérances de suprématie sur l’évêché de Cambrai, le Hainaut et la basse Lorraine. Bien loin de venger la défaite de ses vassaux, comme ils s’y attendaient, Otton prit le parti peu héroïque, mais sage, de transiger avec leurs vainqueurs. Renier et Lambert recouvrèrent le territoire paternel; Godefroi garda Mons, auquel l’empereur joignit Bouillon et peut-être alors le comté de Verdun, pour ne pas laisser sans compensations ce fidèle vassal. Charles, frère de Lothaire, venait d’être exilé. Otton profita de cette heureuse circonstance pour mettre aux prises les Carolingiens qui commençaient à l’inquiéter. Il nomma Charles duc de Lorraine, ce qui en faisait son vassal, et prit en même temps la pré­caution de ne lui donner que d’assez faibles possessions, ce qui l’empêchait de devenir dangereux ; la condition expresse de ces bienfaits, c’était de s’opposer à toutes les entreprises de Lothaire sur la Lorraine. Nous verrons que Charles tint parole et que son serment de vassalité envers Otton II devait un jour servir de prétexte pour l'exclure du trône.

Peut-être est-il exagéré d’attribuer à l’empereur de profonds desseins politiques ; il n’agit peut-être ainsi que par faiblesse, pour se délivrer des tracas que lui causait incessamment la Lorraine. Qu’il fût dû à son habileté ou au hasard, le résultat n’en fut pas moins heureux pour l’empire, puisque Lothaire perdit ainsi un secours précieux dès l’année suivante.

C’est qu’en effet, depuis deux ans au moins, Lothaire sem­blait avoir conçu le dessein de recouvrer la Lorraine. A la suite d’un voyage qu’il fit en Bourgogne au printemps, accompagné d’un grand nombre d’évêques (Séguin, Gibuin, Adalbéron de Laon, Liudulf, etc.), il se décida brusquement à tenter l’aventure. Le moyen qu'il voulait employer était fort habile, s’il était peu loyal : il avait résolu de brusquer l’affaire en mettant d’abord la main sur son impérial cousin Otton II. Celui-ci se trouvait à Aix-la-Chapelle avec sa femme Théophano, alors enceinte, et sa suite était peu nombreuse. Lothaire se hâta donc de réunir à Laon, au milieu de juin, une assemblée de grands pour leur exposer ses projets et leur demander conseil. Il fit évidemment beaucoup de promesses; l’assemblée acclama les propositions du roi sans même délibérer, et les Robertiens entrèrent pleinement dans ses vues, ce qui était l’essentiel. Le secret le plus absolu fut gardé, au point que dans une armée qui s’élevait à vingt mille hommes (selon l’évaluation certainement exagérée de Richer), personne, en dehors des chefs, ne savait sur quel lieu on se dirigeait. On observa une certaine discipline : les troupes furent partagées en corps d’armée, chacun ayant un signe distinctif ; Lothaire prit par la rive gauche de la Sambre et de la Meuse; l’évêque de Cambrai épouvanté s’enfuit alors à Cologne et ne tarda pas à y mourir de chagrin. Après le passage des gués de la Meuse, l’armée fut divisée en «centuries» commandées chacune par un «centurion» et elle marcha sur Aix; mais l’expédition subit des retards : les troupes étaient trop nombreuses pour un simple coup de main, et s’étaient embarrassées de bagages de toutes sortes. Tout en sachant l’empereur peu entouré, Lothaire ignorait les forces exactes dont il pouvait disposer (il ne l’apprit qu’après le passage de la Meuse), aussi à tout hasard avait-il réuni le plus grand nombre d’hommes possible; ce fut une faute.

Quand on apporta à Otton II la nouvelle qu’une armée française était tout proche, il refusa absolument d’y croire; les messages avaient beau se succéder, il s’entêtait à nier; il répondait que Lothaire n’avait ni assez de guerriers ni des vassaux suffisamment fidèles pour tenter une pareille entreprise. Enfin il monta à cheval et quand de ses propres yeux il se fut assuré de la vérité, il comprit que toute résistance était vaine, qu’il valait mieux se mettre en sûreté, quitte à se venger plus tard. Il s’enfuit donc à Cologne avec Théophano et toute sa suite, et si précipitamment qu’il abandonna les insignes impériaux.

L’armée de Lothaire retardée par ses bagages n’arriva que le lendemain ; dans le palais, les tables étaient encore dressées pour le repas et couvertes de mets. Les valets d’armée se jetèrent dessus; les insignes impériaux furent retirés des cachettes, le palais et le pays environnant furent pillés. Tout cela n’empêcha pas l’expédition d’être manquée, puisque son but réel était de s’emparer de la personne d’Otton II. Aussi, après être demeuré trois jours seulement à Aix, Lothaire donna le signal de la retraite. Mais avant leur départ les Français se donnèrent la satisfaction d’amour- propre de retourner vers l’Est l’aigle de bronze aux ailes déployées qui se dressait au sommet du palais. Il avait été placé dans cette position par Charlemagne, ce qui était évidemment une menace pour la Saxe; les Ottoniens ses successeurs, de race saxonne, l’avaient tout naturellement retourné face à l’Ouest, en signe de possession de la Lorraine.

Au retour, Lothaire essaya sur La ville de Metz un coup de main qui ne réussit pas. L’évêque Thierry s’en plaignit à Otton II et l’excita à la vengeance. Il fit plus : il arma contre le roi de France son propre frère: Charles reçut la promesse de la couronne à condition de détrôner Lothaire.

Cependant l’empereur exaspéré proclamait le ban dans tout l’empire ; il convoquait les grands, les excitait à venger son injure et s’assurait leur dévouement, par toutes sortes de faveurs. Il réussit de la sorte à réunir, tant en Germanie qu’en Lorraine et en Italie, une armée de trente mille cavaliers, nombre qui parut prodigieux aux contemporains. En y comprenant les écuyers, valets, archers, etc., le nombre des soldats s’élevait â soixante mille. C’était la plus grande agglomération de troupes qu’on eut vue de longtemps dans l’Europe occidentale. Disposant de pareilles forces, Otton II n’avait pas besoin d’user de ruse; aussi prévint-il Lothaire qu’il envahirait son royaume le Ier octobre.

Au jour fixé, la France eut à subir toutes les horreurs d'une nouvelle invasion. Le Laonnois, le Soissonnais, le Rémois furent mis à feu et à sang; l'ennemi s’acharna à détruire les villes royales de Compiègne et d’Attigny. Laon fut pris et Charles y fut proclamé roi par l’évêque de Metz. Toutefois, détail qui peint bien l’époque, Otton épargna scrupuleusement les églises et les abbayes. Il faisait horriblement dévaster le Rémois et le Soissonnais, mais il vénérait saint Rémy et saint Médard. Les commandants de l’avant-garde détruisirent et incendièrent, à la vérité, le monastère de Chelles fondé près de Paris par sainte Bat bible, mais ce fut contre les ordres de l’empereur; quand il eut connaissance du mal, il le déplora et s’empressa d’indemniser les religieuses. La Seine put seule arrêter ce torrent dévastateur; l’armée des assaillants vint camper entre Montmartre et le fleuve. — Lothaire, surpris à son tour quand ses troupes étaient licenciées, n’avait pu opposer aucune résistance; il lui fallut aller au-delà de la Seine demander secours à Hugues Capet. Il se réfugia à Étampes et y convoqua ses vassaux, pendant que Hugues Capet s’enfermait dans Paris pour défendre le passage de la Seine. Ne pouvant traverser le fleuve dont la rive gauche était défendue par les Français, Otton fit ravager le Parisis par ses valets d'armée et brûler les faubourgs. Un des guerriers allemands alla jusqu'aux portes bardées de fer qui défendaient le passage du Grand-Pont, insulter les Parisiens et les défier en combat singulier, un des assiégés, du nom d'Ives, accepta la lutte, tua l'Allemand et fut récompensé par le duc.

Pendant ce temps, Lothaire, Geoffroi Grisegonelle, gonfalonier du roi Henri, duc de Bourgogne, avaient rassemblé leurs troupes et se dirigeaient vers Paris au secours de Hugues Capet. L’armée impériale était affaiblie par la fatigue et les maladies, elle souffrait sans doute aussi de la disette dans un pays désert et ruiné; l’hiver approchait. Otton II ne jugea pas bon de s’attarder plus longtemps et décida le retour. Mais auparavant il fit monter en haut de Montmartre une multitude de clercs et leur fit entonner l’«Alléluia te martirum», de façon à «étourdir les oreilles de Hugues et du peuple de Paris et à les stupéfier». Ceci fait, l’empereur leva le camp (vers le 30 novembre) et se dirigea rapidement sur la Lorraine. Adalbéron de Reims, secret partisan d’Otton, lui fournit des guides.

Lothaire et les Robertiens ayant refait leurs forces se mirent à sa poursuite. L’empereur, toujours fuyant, s’arrêta un soir de décembre devant l’Aisne, près de Soissons. Les pluies d’automne avaient grossi la rivière et rendu le gué presque impraticable. La situation était critique: les troupes françaises serraient de près l'armée impériale, elles pouvaient lui tomber sur le dos pendant la nuit. Otton dut son salut à la présence d’esprit de Godefroi, frère d'Adalbéron de Reims, et de Wolfgang, évêque de Ratisbonne. Ils le décidèrent à franchir la rivière coûte que coûte, La plus grande partie de l’armée passa heureusement sur la rive droite ; mais l’obscurité ne permit pas à l'arrière-garde de traverser. La suite montra toute la prudence des conseils de Godefroi et de Wolfgang. Pendant la nuit le fleuve grossit encore davantage, et le lendemain matin l’armée de Lothaire apparut sur la rive gauche ; bien qu’inférieure en nombre, elle eût par son choc jeté dans la rivière les troupes impériales. L’arrière-garde fut naturellement exterminée; ce qui ne tomba pas sous l’épée fut emporté parle torrent. Néanmoins Otton n’eut à déplorer la perte d’aucun personnage illustre, l’arrière-garde n’étant guère formée que des valets d’armée et des chariots de transport. La victoire des Français se borna donc au massacre des valets et à la prise des bagages.

Ici se place, au dire des Gesta episcoporum Cameracensium, un incident assez étrange et difficilement explicable : Otton II aurait fait passer sur une barque des messagers à Lothaire, lui demandant, s’il désirait le combat, de se donner mutuellement des otages, de manière à permettre à l’une des deux armées de traverser le fleuve pour livrer bataille, sans avoir à redouter une trahison. Au vainqueur appartiendrait l’empire: «laureatus regni imperio potiretur». Geoffroi Grisegonelle aurait interrompu ces propositions en s’écriant : «Pourquoi faire périr tant d’hommes des deux côtés? Que les rois combattent seuls corps à corps ; nous les regarderons de loin et nous soumettrons au vainqueur.» Godefroi d’Ardenne répliqua avec indignation: «On nous disait bien que vous méprisiez votre roi ; nous refusions de le croire ; aujourd’hui nous l’apprenons de votre propre bouche. Pour nous, jamais nous ne laisserons notre empereur combattre seul, jamais nous ne consentirons à rester les bras croisés pendant qu’il s’expose au péril. Nous ne doutons pas d’ailleurs de sa victoire s'il se mesurait avec votre roi en combat singulier. »

Il n’est guère possible d’ajouter foi à ce récit. Il est unique; rien de semblable dans aucune annale, dans aucun autre chroniqueur français ou allemand. Est-ce une invention de l’auteur des Gesta episcoporum Cameracensium? Ce n’est pas absolument impossible; le clerc anonyme qui les composa de 1041 à 1043, par ordre de Gérard Ier, évêque de Cambrai est tout dévoué à l’empire ; il a très bien pu forger un conte pour pallier l’impression fâcheuse produite par la retraite d’Otton II. Il est inadmissible que celui-ci eût promis l’empire à Lothaire s'il eût été vainqueur. Si Otton II avait voulu livrer bataille, il en avait cent fois l’occasion pendant son trajet de Paris à Soissons ; il lui eût suffi de ne pas traverser l’Aisne et d’attendre de pied ferme l’arrivée de l’ennemi; au contraire, il s’empressa de passer la rivière et agit ainsi judicieusement, comme on vient de le voir. Néanmoins je ne pense pas que tout soit faux dans ce récit, mais il a été défiguré dans un sens favorable à Otton II. Il me semble en outre contenir des éléments légendaires empruntés peut-être à une chanson de geste.

Quoi qu'il en soit, Otton put se retirer sans désastre en Lorraine, vers le milieu de décembre, et y récompenser ma­gnifiquement ses fidèles. Il célébra la fête de Noël à Francfort. Son expédition, comme celle de Lothaire, n’eut pas de résultat bien clair. Des deux côtés on s’attribua la victoire. Les chroniques allemandes passent sous silence l’échec d’Otton aux bords de l’Aisne ou bien cherchent à l’atténuer? On s'aperçoit néanmoins, malgré leur enthousiasme officiel, que le prestige de l'empereur subit quelque atteinte: il avait failli se laisser surprendre à Aix et sa retraite avait eu quelque ressemblance avec une fuite précipitée. Il semble même qu’en  Germanie l’invasion de la France par Otton n’ait pas rencontré une approbation unanime. La légende voulut qu’un ermite eut prédit que tous ceux qui avaient conduit cette expédition mourraient dans les sept ans ; pour certains la défaite d’Otton à Basentello cinq ans plus tard fut le châtiment de ses dévastations et de sa lutte impie contre des chrétiens.

De leur côté les Français s’attribuèrent naturellement tout l’honneur de la campagne sans réfléchir qu’elle n'avait pas eu de résultat utile, puisque la Lorraine leur échappa encore une fois. Mais la joie d’avoir failli enlever le plus puissant souverain de l'Europe et de lui avoir fait essuyer un échec fut plus forte que la raison. Ce sentiment d’orgueil se mani­festa, non seulement dans les Annales, mais aussi dans les chartes, et même dans les pays qui n’étaient pas soumis à l’autorité directe de Lothaire. C’est ainsi qu’un acte de Marmoutier-lès-Tours porte cette date significative : Data autem haec auctoritas mense marcio, sub magno rege Hlothario, anno scilicet XXVI, quando impetum fecit contra Saxones et fugavit Imperatorem.

Charles ne put ou n’osa se maintenir dans Laon ; il suivit Otton en Lorraine et, dès la fin de Tannée 978, cette ville était certainement retombée au pouvoir de Lothaire. Éclairé sur les prétentions au trône de son frère, le roi se hâta d’y couper court en associant à la couronne son fils Louis à peine âgé de treize ans. Hugues Capet sondé sur ce projet s’y montra très favorable. Les grands du royaume furent en conséquence convoqués à Compiègne : après avoir été acclamé comme roi, Louis fut sacré par l’archevêque de Reims, le 8 juin 979, dimanche de la Pentecôte.

Hugues multiplia les protestations de dévouement ; il promit même aux deux rois de les aider à rendre plus effective leur autorité sur certaines parties du royaume. Aussi Lothaire et Louis V s’empressèrent d’accorder au duc de France et aux églises de son domaine tous les diplômes qu’il réclama : le lendemain de son sacre, Louis V accorda à Arnoul, évêque d'Orléans, conseiller intime de Hugues Capet, la confirmation de tous les biens de son église, renouvela l’immunité, enfin l’autorisa à poursuivre la restitution des biens et des serfs qui lui avaient été enlevés depuis l’époque de Charlemagne jusqu’à celle de son père Lothaire. Le jour même de son cou­ronnement, l’abbaye de Saint-Benoit-sur-Loire, dans le pagus d’Orléans, obtenait par l'intermédiaire de son abbé, Amalbert, le renouvellement de ses diplômes d’immunité. Adalbéron de Reims, Gibuin de Chalons, et la reine Emma, se joignirent à Hugues pour demander à Lothaire et à Louis V de con­firmer les donations faites au chapitre de Notre-Dame de Paris par l’évêque Élisiard, et de soustraire le chapitre à l’ordinaire.

Quinze ans auparavant, pendant la guerre Normande, les bandes de Danois païens au service du duc Richard avaient infesté non seulement le pays Chartrain, mais encore les frontières de la Normandie, du côté de la Bretagne. Effrayé à leur approche, Salvator, évêque d’Aleth (Saint-Malo), avait recueilli les reliques de saint Samson et de saint Magloire, évêques de Dol, et, accompagné de Junan, abbé de Lehone, avait couru les mettre en sûreté à Paris auprès du duc de France, qui conservait la neutralité vis-à-vis de la Normandie, et qui d’ailleurs était depuis longtemps en relations amicales avec les évêques de Bretagne. La paix conclue, les Bretons voulurent remporter les reliques ; Hugues Capot exigea qu’ils lui laissassent celles de saint Magloire. Il les transporta dans la collégiale de Saint-Barthélemy, située à Paris dans la Cité, près du Palais, en chassa les chanoines et les remplaça par des moines auxquels il fît de riches dona­tions. Lothaire et Louis V les confirmèrent à la demande de Hugues, qu’ils qualifient de «duc très illustre».

Après la retraite d’Otton II, Lothaire renouvela-t-il ses tentatives contre Cambrai? Je n’oserais l’affirmer. La mort de Theudon, à la fin de l’année 978, avait attiré sur l’évêché de Cambrai toutes les calamités qu’occasionnait à ces époques troublées la vacance du siège épiscopal. Lothaire mit la main sur les biens de l’évêché d’Arras, qui, nous l’avons dit, était alors uni à Cambrai tout en dépendant du royaume de la France Occidentale. Peut-être en agissant ainsi, Lothaire entendait-il exercer un droit de régale; mais ou craignit que ce ne fut le prélude d’une invasion du Cambrésis. Otton II était alors occupé bien loin à combattre les Polonais; nul secours à attendre de lui de longtemps. Dans ces cir­constances critiques, Godefroi, comte de Hainaut, et Arnoul de Valenciennes, les deux personnages les plus considérables de la Basse-Lorraine, se décidèrent à avoir recours à Charles, que son titre de duc désignait tout naturellement pour la défense du pays. Ils lui rappelèrent que l'empereur ne pouvait nommé qu’à condition de s’opposer aux incursions de son frère; ils le prièrent de venir en toute hâte protéger Cambrai, et faire rentrer les vassaux de l’évêché dans le devoir; il devait leur faire prêter serment de fidélité à l’empereur et exiger d’eux des otages jusqu’au retour d’Otton II, qui nom­merait le nouvel évêque. Charles accepta très volontiers; il réunit des troupes et arriva à Cambrai en compagnie de Gode­froi et d* Arnoul. Mais ils ne tardèrent pas à s’éloigner avec indignation en voyant la singulière manière dont Charles entendait protéger l’église de Cambrai. Il commença par mettre ses biens au pillage, manda sa femme auprès de lui et la fit coucher dans le propre lit de l’évêque; il dissipa le trésor de l’église, vendit les prébendes, enfin trafiqua des dignités ecclésiastiques. Le retour de l’empereur à la fin de l’année mit fin à ce scandale. A Noël il tint à Pohlde une grande assemblée; sur la proposition de Notker, évêque de Liège, et, avec l’assentiment des Lorrains, Rothard fut nommé évêque de Cambrai. Il fit son entrée dans cette ville le Ier  dimanche du Carême (Ier mars 980), et peu après fut ordonné par son ancien condisciple et ami, Adalbéron, archevêque de Reims.

Rothard, bien que d’un caractère doux, n'avait rien de la faiblesse imbécile de son prédécesseur Theudon. Eudes de Vermandois, non content de posséder Gouy et d’avoir rendu tributaires les paysans et jusqu’aux bourgeois de Cambrai, construisait un château-fort à Vinchy, à quatre milles seulement de la cité. Rothard appela à son aide Godefroi et Arnoul et détruisit le château. C’est ainsi que la nomination de Rothard et l’échec de son neveu Eudes firent perdre à Lothaire toute influence sur ce pays de Cambrai qui s'enfonçait comme un coin dans son royaume et gênait les commu­nications entre ses possessions du Laonnois et celles de Flandre.

Les Carolingiens se liaient de plus en plus étroitement à la maison de Vermandois. En 978, Lothaire avait désigné son neveu Liudulf, fils d’Albert de Vermandois, pour succéder à Hadulf sur le siège de Noyon et Tournai. Liudulf fut consa­cré en 979. Ce fut sans doute vers la même époque, que le roi confirma, sur la demande du nouvel évêque, les réformes accomplies par celui-ci à Saint-Eloi de Noyon ainsi que ses donations à ce monastère. Au cours de l’année 980, se trouvant à Laon, Lothaire, à la requête d’Emma, d’Ascelin et de Gibuin, confirma encore la donation, faite au monastère de Montierender, par son «aimé et très fidèle comte du Palais Herbert (de Troyes)», d’un alleu sis en Omois, dans le village de Vauriennes. Le comte de Troyes, alors fort âgé, ne devait pas tarder à mourir.

A la fin de cette même année Lothaire nomma à l’évêché de Langres, vacant par suite de la mort de Guerry (Widricus), son autre neveu, Brunon, fils de Renaud, comte de Roucy, et de sa demi-sœur Albrade. Brunon, qui eut probablement pour parrain son homonyme, l’archevêque de Co­logne, était alors clerc de l’église de Reims et âgé de vingt-quatre ans. Consacré à la fin de 980 dans l’église de Saint-Étienne, par Bouchard, archevêque de Lyon, il fut intronisé au début de 981. Il devait se montrer un des prélats les plus éclairés de son temps, jouer un rôle important dans les événements qui amenèrent la ruiné des parents de son oncle Lothaire, et, bien des années après, montrer une opposition acharnée au roi Robert II, quand celui-ci voulut s’emparer de la Bourgogne.

Il n’est pas inutile de dire maintenant quelques mots de la conduite de Hugues Capet vis-à-vis du clergé : de tout temps il s’était montré zélé à réformer et enrichir abbayes et églises. Nous venons de le voir introduire à Saint-Magloire la réforme bénédictine. En 975, sur la demande d’Arnoul, évoque d’Orléans, il avait restitué à cet évêché l’abbaye de Saint-Jean, précédemment inféodée par lui à un de ses vassaux du nom de Hugues. Cette charte contient les souscriptions intéressantes de son fils Robert, qui apparaît alors pour la première fois, de son frère Henri de Bourgogne, de ses vassaux, Geoffroi d’Anjou et son fils Foulques Nerra, Gautier, comte de Dreux, et ses fils Gautier et Raoul, Bouchard, comte de Vendôme, etc. En 979, Hugues s’était démis de son titre d'abbé de Saint-Germain-des-Prés, et, d'accord avec Lothaire, avait placé Gualon à la tête de ce monastère. Quelques années plus tard il entreprit la réforme de Saint- Denis par les soins de saint Mayeul et d’Odilon, abbés de Cluny . En 980, Hugues enleva par surprise la ville forte de Montreuil-sur-Mer au comte de Flandre, Arnoul le Jeune, et obtint de lui, de gré ou de force, la restitution des reliques de saint Valéry et de saint Riquier. Le corps de saint Valéry avait été vendu par Herchembold, clerc de ce monastère, au comte Arnoul le Vieux, quand celui-ci vint enlever (en 948) Montreuil à Roger, comte d’Amiens et vassal de Hugues le Grand. Le corps de saint Riquier, enlevé en 952 à l’abbaye de Centule', avait été transféré, ainsi que celui de saint Valéry, au monastère de Saint-Bertin, le dimanche 29 août 952.— La translation de ces reliques à saint Valéry et à saint Riquier par Hugues Capet (2 et 3 juin 980; fut une cérémonie grandiose. Les populations accoururent en foule du Ponthieu et du Vimeu, de l’Amiénois, du Roumois, et de toute la côte entre la Somme et la Seine. L’enthousiasme religieux, excité par la translation de saint Valéry, inventa un miracle. Les reliques, renfermées dans une châsse d’argent qu’avait fait faire Arnoul le Jeune, étaient portées par Bouchard, comte de Vendôme, de Corbeil et de Paris et par Orland, vicomte de Vimeu. Quand ils arrivèrent sur la grève, à l’embouchure de la Somme, la marée montait. La légende prétend qu’ils voulurent s’assurer s’ils portaient vraiment le corps de saint Valéry et qu’ils s’avancèrent intrépidement au milieu des vagues ; inutile d’ajouter que les flots, s’écartant miraculeuse­ment à droite et à gauche, leur permirent de passer sur la rive gauche de la Somme.

Ayant ainsi replacé le corps de saint Valéry dans le monastère de Legone, Hugues Capet repassa le fleuve et rejoignit le lendemain (3 juin) ses serviteurs qui, sur son ordre, se dirigeaient à pied sur Centule avec le corps de saint Riquier. Quand le cortège ne fut plus qu’à une lieue de l’abbaye, Hugues Capet sauta à bas de son cheval, et, pieds nus, porta la châsse sur ses épaules jusqu’à l’autel. Le duc de France compléta son œuvre pieuse en faisant réformer Saint Riquier par Enguerrand, moine de Corbie, puis en chassant les chanoines du monastère de Saint-Valéry, et en les remplaçant par des moines; il leur donna pour abbé Restold, moine de Saint-Lucien de Beauvais, et leur fit de riches donations. Les moines reconnaissants inventèrent une légende en faveur de leur bienfaiteur. Hugues n’avait agi que sur les ordres de saint Valéry qui lui était apparu en songe et lui avait promis que ses descendants seraient rois jusqu'à la septième génération.

La bonne intelligence entre Lothaire et Hugues Capet ne dura pas longtemps. Dès la fin de l'année 979 celui-ci était suspect au roi. Lothaire n'avait en somme retiré aucun profit réel de sa lutte contre Otton II; il se rendait parfaitement compte qu'avec des ressources limitées et des vassaux incertains il ne pouvait pour l'instant songer à reconquérir la Lorraine. Le coup de main de juin 978 nous montre bien qu'il avait compté sur la ruse plus que sur la force. L’affaire ayant échoué, Lothaire regretta de s'être inutilement aliéné l’empereur. Il trembla que Hugues ne se laissât séduire ou cor­rompre. Pris entre le duc de France et l’empereur, à qui se serait joint l'archevêque de Reims? Que serait-il devenu lui-même? Il aurait été écrasé, malgré l'appui de la maison de Vermandois, comme l’avait été son père Louis IV. Pour toutes ces raisons, Lothaire était décidé, dès la fin de 979, à se réconcilier avec son cousin Otton II. Les négociations étaient difficiles à entamer. Il fallait agir avec beaucoup de prudence et de dissimulation pour que le duc n’en eût éveil et ne prit les devants. Lothaire envoya donc dans le plus grand secret des ambassadeurs à Otton, pour lui faire des propositions de paix. L’archevêque de Reims fit peut-être l’office d’intermédiaire’. Otton projetait alors une expédition en Italie, il accueillit avec joie ces ouvertures et donna rendez-vous à Lothaire au village de Margut-sur-Chiers, à la limite des deux royaumes. Au début de juillet 980, Lothaire vint l’y trouver, accompagné de son fils Louis V, et lui fit de riches présents; Lothaire et Otton se serrèrent les mains, s’embrassèrent et se jurèrent amitié et alliance. Lo­thaire renonça à tous ses droits sur la Lorraine. Les rois se séparèrent ensuite pour ne plus se revoir ; les Carolingiens retournèrent à Laon, Otton se dirigea vers l’Italie qui devait être son tombeau.

 

V

Du traité de Margut à la mort de Lothaire.

(980-986).

 

Si l’attaque soudaine de Lothaire deux ans auparavant avait été une témérité, la paix de Margut, clandestine et comme honteuse, fut une faute des plus graves. Elle fit perdre à Lothaire le prestige que lui avait acquis sa lutte contre l’empereur, et, conséquence toute naturelle, lui aliéna un grand nombre de ses sujets. Pour prévenir une entente douteuse entre Otton II et Hugues, pour éviter avec celui-ci une lutte future, incertaine, Lothaire trouva moyen de s’attirer sa colère immédiate. Le roi devait bien penser que son traité avec Otton serait découvert tôt ou tard et que le duc ne se ferait pas faute alors de s’allier lui aussi avec l’empereur. Lothaire comptait, il est vrai, sur l’appui de celui-ci; mais il se flattait étrangement. L’intérêt d’Otton était d’affaiblir l’un par l’autre ses anciens adversaires; d’ailleurs il n’y avait pas à compter sur ses secours, puisqu’il partit pour l’Italie peu après l’entrevue de Margut.

De retour à Laon, Lothaire se rendit compte que tout se découvrirait bientôt. Alors, commettant faute sur faute, il tint le duc de France à l’écart de toutes les affaires, les décidant seul avec ses propres serviteurs. Il arriva ce qui devait fatalement arriver; on apprit bien vite que le roi avait traité secrètement avec Otton II, et ce fut partout une explosion de colère parmi les seigneurs. Beaucoup, dans leur indignation, suivirent le parti du duc de France, qu’ils jugeaient grièvement offensé par ce traité conclu à son insu. Hugues Capet mit à profit le mécontentement provoqué par la conduite du roi, mais, comme c’était un esprit prudent (jusqu’à la faiblesse) et indécis (jusqu’à l’inaction), il dissimula d’abord son ressenti­ment, et, suivant une habitude constante chez lui, consulta ses vassaux. Il se plaignit d'avoir été trompé, s’attribua tout le mérite de la retraite d’Otton II en 978, et demanda à ceux qui «lui avaient prêté les mains et juré fidélité» quelle conduite il devait tenir à l’avenir. Les grands (primates) lui firent voir qu’il ne pourrait lutter contre Lothaire, si celui-ci était appuyé par Otton, et lui conseillèrent de gagner la faveur de ce dernier. C’était chose facile, l’empereur n'igno­rant pas que Hugues était supérieur à Lothaire en forces mi­litaires et en richesses et étant parent du duc de France au même degré que de Lothaire. En conséquence, Hugues Capet envoya secrètement à Otton. qui se trouvait alors à Rome, des messagers porteurs de propositions de paix et d’alliance. Otton accueillit favorablement ces ouvertures, mais, avant de s’engager plus à fond, exigea que le duc vînt s’expliquer en personne. On le voit, les embrassades et les serments échangés avec Lothaire, moins d’un an auparavant, étaient déjà bien oubliés. Hugues devait désirer bien ardemment l’alliance de l’empereur, car, sur cette réponse, il se décida à partir pour l’Italie, malgré la longueur du voyage et les périls de toutes sortes qu’il allait courir. Il n’emmena avec lui que le nombre de serviteurs strictement nécessaire, mais se fit accompagner de ses deux meilleurs conseillers, Arnoul, évêque d’Orléans, et Bouchard, comte de Vendôme. Ils arrivèrent à Rome au mois de mars de l’année 981. L’entrevue entre le duc de France et l’empereur fut secrète; seul révoque d'Orléans y assista en qualité d’interprète, Hugues ne sachant pas le latin. Otton eut soin de ne pas rappeler le passé, il embrassa le duc et lui accorda son alliance. La conversation fut longue et cordiale, ce qui n’empêcha pas l'empereur de tendre un piège à son nouvel ami : quand l’entrevue eut pris fin, au moment de sortir de la chambre, Otton désigna de l’œil son épée qu’il avait fait placer à dessein sur un siège. Hugues se baissait étourdiment pour la porter, les portes de la salle s’ouvraient, et il allait apparaître à toute l’assistance dans la posture d’un vassal de l’empereur. L’habile évêque d'Orléans devina la ruse. Il s’élança, arracha l’épée des mains de son seigneur, et la porta lui-même derrière l'empereur. Ce dernier admira fort le trait et, dit-on, le raconta souvent aux siens en termes élogieux pour Arnoul. Cet incident n’altéra pas du reste la bonne intelligence des deux alliés. En homme pieux, Hugues profita de son séjour à Rome pour aller prier dans les basiliques de Saint-Pierre et de Saint-Paul, et obtenir, le Ier avril, du pape Benoit VII la confirmation des réformes qu’il avait introduites l’année précédente à l’abbaye de Saint-Valéry-sur-Somme. Hugues Capet prit alors congé de l’empereur qui le fit escorter jusqu’aux Alpes.

On s’imagine la colère et l’inquiétude qui saisirent Lothaire quand il apprit le départ de Hugues pour l’Italie. Il mit tout en œuvre pour arrêter un ennemi aussi dangereux. Lui-même écrivit à Conrad, roi de Bourgogne, son oncle par alliance, pour, le prier de faire arrêter le duc quand il traverserait ses Etats. Emma, de son côté, écrivit dans le même sens à sa mère Adélaïde et lui donna le signalement de Hugues. Celui-ci se doutait bien des machinations du roi et il accélérait son retour. Néanmoins, quand il voulut franchir les Alpes, il trouva tous les passages gardés. Il parvint à dépister les agents du roi Conrad en échangeant ses vêtements avec ceux d’un palefrenier de sa suite dont il remplit atten­tivement les fonctions. Il ne courut qu’un grand danger : il faillit être reconnu un soir dans une hôtellerie ; l'hôte, qui regardait par les fentes de la porte, vit le prétendu palefrenier entouré de serviteurs qui lui préparaient son lit, le déchaussaient, lui frictionnaient les pieds. Les gens de Hugues Capet s’aperçurent heureusement qu’ils étaient espionnés. Ils invi­tent l’hôte à entrer; à peine a-t-il franchi le seuil de la porte que tous l’entourent, dirigent sur lui la pointe de leurs épées, menacent de le tuer s’il pousse un seul cri. Le malheureux, garrotté et bâillonné, passe la nuit dans cette position. Le lendemain matin, on le hisse sur un cheval et on ne le relâche que lorsque le duc est hors de danger.

Le retour de Hugues Capet fut le signal de la guerre ; mais d’une guerre comme on l’entendait le plus souvent au moyen Age, faite, non pas de batailles rangées, mais de ruses et de pièges de toutes sortes, où les deux partis ne cherchent pas à se battre, mais à se ruiner en écrasant les vassaux et les paysans de l’adversaire. Des deux côtés les vassaux se lassèrent les premiers de cette lutte ruineuse et inutile ; ils parvinrent à faire écarter du roi et du duc les conseillers qui les poussaient aux mesures violentes. Hugues Capet et Lothaire, cédant alors à des avis plus sages, cessèrent les hos­tilités et se réconcilièrent.

Une occasion inespérée s’offrit alors aux Carolingiens d'étendre considérablement leur pouvoir. Certains personnages, à l’instigation de Geoffroi, comte d’Anjou, allèrent trouver la reine Emma et lui conseillèrent de marier son fils Louis à Adélaïde, veuve du plus puissant seigneur du centre de l’Aquitaine, Etienne, comte de Gévaudan, et sœur du comte Geoffroi. Ils lui firent espérer que ce mariage amènerait la soumission de l’Aquitaine et de la Gothie à l’autorité de son fils, quand celui-ci posséderait du chef de sa femme les villes les plus fortes du pays. Ce projet avait en outre l'avantage de prendre à revers Hugues Capet, dont les domaines se trouveraient ainsi enfermés entre ceux du roi et de son fils. — Lothaire accepta toutes ces propositions, mais à l’insu du duc de France qu’il ne consulta pas. Ce dernier apprit l’affaire, mais il maîtrisa son ressentiment et ne fit aucune opposition. Les préparatifs pour l’installation de Louis V en Aquitaine furent considérables. Les grands furent convoqués, on chargea les chariots de toutes sortes de provisions, on emporta les insignes royaux. Lothaire, Emma et Louis, accompagnés d’une nombreuse chevalerie, se dirigèrent en Auvergne vers Vieux-Brioude. Adélaïde les reçut avec les plus grands honneurs et, le jour de son mariage avec Louis V, elle fut couronnée reine par les évêques, qui étaient probablement le métropolitain de Bourges, Hugues, fils de Thibaud le Tricheur, l’évêque de Clermont, Bègues, et le propre frère de la nouvelle reine, Gui, évêque du Puy.

Pour avoir installé son fils au cœur de l'Aquitaine, Lothaire n’en conserva pas moins la souveraineté de ce pays ainsi que celle de la Gothie et de la Marche d’Espagne. C’est à lui que s’adressèrent les abbés de ces pays pour obtenir la confirmation de leurs possessions et de leurs privilèges. Le roi se trouvait à Brossac sur l’Allier quand il confirma, à la demande d’Ildesinde, évêque d’Elne et abbé de Saint-Pierre de Roses, les possessions de ce monastère. Se trouvant à Parentignac sur l’Allier, à vingt kilomètres nord de Brossac, il accorda la même faveur à Seniofred, abbé de Ripoll.

Lothaire eut le tort d’abandonner sans appui et sans conseil un jeune homme, à peine âgé de quinze à seize ans lors de son mariage. La différence d’âge entre Louis et Adélaïde contribua tout d’abord à les désunir: ils en vinrent bientôt à ne plus habiter sous le même toit et à ne se rencontrer que de loin en loin en plein air. Jeune, léger, sans direction, Louis V dissipa bien vite toutes ses ressources; il tomba dans une telle misère qu'il ne pouvait plus entrete­nir de soldats, ni même pourvoir à ses besoins personnels. Les rêves de domination sur l’Aquitaine s’étaient bien vite dissipés. La présence de Louis, loin de relever la royauté carolingienne, la compromettait et la rendait ridicule. Lothaire le comprit et se résigna à aller rechercher son fils à Brioude, moins de deux ans après l’y avoir installé. A son retour, il passa par Limoges et ordonna à Guigues, abbé de Saint- Martial, d’entourer l’abbaye de remparts. Quant à Adélaïde, ne se croyant pas en sûreté à la cour de France, elle s’enfuit en Provence et épousa Guillaume Ier, comte d’Arles, du vivant même de Louis V. Cette expédition, qui devait être si favorable au prestige des Carolingiens, produisit donc un résultat tout contraire. Mais, dès l’année suivante, l’attention de Lothaire se dirigea d’un tout autre côté; des événements imprévus survinrent qui devaient l’absorber et le faire renoncer à ses projets sur l’Aquitaine.

En descendant en Italie, Otton avait l’intention de s’emparer de la Pouille et de la Calabre, dot de sa femme Théophano, sœur des empereurs d’Orient, Basile II et Constantin VIII. Ses projets rencontrèrent une vive résistance. Pendant deux ans il eut à batailler contre les Grecs unis aux Sarrazins. Le 13 juillet 982, ils lui infligèrent une défaite terrible; l’armée impériale fut anéantie près de Squillace en Calabre, à l'embouchure du Corace. Otton put se sauver à la nage ; recueilli par un vaisseau grec, il parvint à tromper l'équipage et à se réfugier à Rossano, où l’impératrice et l’évêque de Metz. Thierry, étaient restés en sûreté. La Calabre et la Pouille retombèrent aux mains de l’ennemi. Pour comble de malheurs les Danois et les Slaves se révoltèrent. La présence de l’empereur était bien plus nécessaire en Allemagne qu’en Italie où il s'obstina à rester encore pendant plus d'un an. Il voulait reconquérir l’Italie du sud. Il ne lui fut pas donné d’accomplir ce dessein. Une fièvre chaude l'emporta en quelques jours. (Rome, 7 décembre 983) Il n’avait que vingt-huit ans.

Le royaume de Germanie passait à son fils Otton III, un en­fant de trois ans. Il fut couronné à Aix-la-Chapelle le 25 décembre, conformément aux promesses faites antérieurement par les seigneurs allemands et italiens de l’assemblée de Vérone (Ier juin 983), et sans qu'on eût encore connaissance de la mort de son père.

La nouvelle de la mort de l’empereur ne fut connue en Allemagne que dans les derniers jours de décembre ou au début de janvier 984. Elle produisit immédiatement les plus graves résultats. Une fois qu’Otton n’était plus là pour élever et proté­ger son fils, un grand nombre de seigneurs ne se souciaient plus d’obéir à un enfant; d’autres personnages, sans croire manquer à leur fidélité, voulaient, non sans raison, donner un tuteur au jeune Otton III. Sa mère, Théophano, et sa grand’mère, Adélaïde, étaient peu sympathiques, la première surtout, en raison de son origine grecque. Deux ans auparavant, n’avait-elle pas fait preuve de sentiments révoltants pour les Allemands : apprenant la ruine de l'armée impériale près de Squillace, son premier mouvement avait été d’insulter à la défaite de son mari et de glorifier la victoire des Grecs, ses compatriotes. Sous son influence, beaucoup craignaient qu’Otton III ne devint étranger à son propre pays, et on traitait déjà l’enfant de Grec. L’avenir se chargea de démon­trer que cette opinion n’était pas sans fondement.

Le chef tout désigné pour le parti des mécontents était le duc de Bavière, Henri, appelé aussi Hezilon, propre cousin de l’empereur défunt. Il n’avait cessé d’agiter l’Allemagne de ses révoltes sous le règne d’Otton II. Fait prisonnier par ruse en 974, puis relâché, il se souleva de nouveau en 976, mais sans plus de succès. Il fut même dépouillé de la Bavière, fait prisonnier et confié à la garde de Folcmar, évêque d’Utrecht. Relâché à la nouvelle de la mort de l’empereur, il se fit remettre par Warin, archevêque de Cologne, la personne du jeune Otton, en alléguant ses droits de tuteur. En un instant, Henri se trouva à la tête d’une faction puissante, composée de tout ce que la Germanie et la Lorraine conte­naient de mécontents, d’aventuriers, de bannis. Henri était loin d’être un ambitieux vulgaire et sans talents. Il séduisait par le prestige de son nom, de sa personne, de son éloquence et aussi de son argent. Il parvint ainsi à gagner à sa cause des personnages de premier ordre, tels que Warin, archevêque de Cologne, Ecbert de Trêves, Giseler de Magdebourg. les évêques de la Bavière, enfin Thierry de Met'.

Si l’on songe que les impératrices Adélaïde et Théophano, retenues en Italie, à Pavie, ne pouvaient défendre le jeune Otton III, on voit qu’Henri de Bavière fut bien près d’être le maitre de la Germanie. Ses projets reçurent même un commencement d’exécution. Il réunit ses partisans à Magdebourg le 16 mars 984, et le dimanche suivant, jour de Pâques (23 mars), étant à Quedlimbourg, il fut salué par eux du titre de roi. Cet acte prématuré et maladroit produisit un effet tout contraire à celui qu’attendaient les partisans de Henri. Si le duc de Bavière s’était contenté du titre de régent et de tuteur, il eût très probablement réussi à maintenir son ascen­dant en Germanie pendant de longues années; cette tentative pour mettre la main sur la couronne souleva l'indignation générale.

Il y avait un hom me qui n’avait pas attendu qu’ Henri se démas­quât pour percer à jour ses desseins, un homme qui nouait contre lui une coalition puissante et résolue, c’était l’arche­vêque de Reims, Adalbéron. Comme la plupart des prélats de la Lorraine, pays dont il était originaire, Adalbéron était tout dévoué à l'idée de l'empire romain et à son maintien par la dynastie des Ottons; celle-ci n'était-elle pas la protectrice et la bienfaitrice de l’Église ?

Les partisans les plus éminents d’Otton III étaient, parmi les seigneurs laïques, les ducs Bernhard de Saxe, Conrad de Souabe, Henri le jeune, qui avait remplacé Henri-Hezilo dans les duchés de Bavière et de Carinthie, enfin le frère d’Adalbéron, Godefroi, comte de Hainaut et de Verdun; parmi les ecclésiastiques, Guilligès, archevêque de Mayence, Notker, évêque de Liège, Rothard, évêque de Cambrai, Gérard, évêque de Tout Le plus actif, le plus intelligent et le plus dévoué était certainement l’archevêque de Reims. Il fut puissamment secondé dans les négociations qui suivirent par son ancien écolàtre et ami, Gerbert, de retour à Reims dès le début de 984. Gerbert, nous l’avons vu, était revenu à Reims après son voyage en Italie à la fin de 980 et sa dispute avec Otric. Il n’y était pas resté longtemps. Au début de 983, Otton II, frappé de son savoir, l’avait appelé au gouvernement de Bobbio, l’une des plus riches et des plus puissantes abbayes de l’Italie. L’administration de Gerberty fut remplie de tracas de toutes sortes. Il avait pour ennemis Pétroald, ancien abbé de Bobbio, déposé et redevenu simple moine, les petits seigneurs du voisinage, auxquels il voulait arracher les terres aliénées par son prédécesseur, enfin l’évèque Pierre de Pavie ; il s’aliéna même l’impératrice Adélaïde, mère de l’empereur, en refusant de faire droit aux demandes de ses protégés. Le mécontentement grandit autour de l’abbé de Bobbio. L’arrivée de son ennemi, Pierre de Pavie, au trône pontifical, la mort d’Otton II et les troubles qui suivirent, rendirent la position de Gerbert intenable. Il comprit la nécessité de quitter l’Italie et se résolut à retourner à Reims où il avait passé les années les plus heureuses de sa vie. Au début de 981 il était auprès d’Adalbéron. Le hasard venait de le mettre juste à temps dans un poste où il devait, pendant plusieurs années, jouer un rôle capital dans les relations de la France et de l’Allemagne. Son nom est désormais inséparable de celui de l’archevêque dont il fut le sécrétaire, le conseiller, l’ami et souvent l’inspirateur ; son dévouement aux Ottons égalait an moins celui de l’archevêque et devait demeurer inébranlable.

Ces deux hommes commencèrent par un coup de maître. Ils parvinrent, nous ne savons trop comment, à intéresser Lothaire au salut du jeune Otton. Hezilon avait tenté de mettre en son pouvoir le royaume de Lorraine, ce qui dut éveiller l’inquiétude de Lothaire. L’habile archevêque en profita pour faire entrer le roi de France dans les intérêts d’Otton III. Lothaire se proposa comme tuteur de cet enfant dont il était oncle à la mode de Bretagne. Il déclara vouloir empêcher toute usurpation de la Lorraine par Henri de Bavière. Adalbéron tout-puissant dans ce pays grâce à sa famille, y favorisa l’autorité de Lothaire et força même les principaux seigneurs à lui prêter serment et à lui livrer des otages. Un an plus tard, il devait s’en repentir cruellement, mais pour l’instant lui et Gerbert étaient tout à la joie de s’être assuré l'alliance du roi de France et d'avoir contrecarré les visées de Henri à la tutelle d’Otton III. Dans les premiers mois de l’année 984. Gerbert écrivait la lettre suivante à une dame nommée Imiza, qui faisait partie île la suite des impératrices qui résidaient toujours à Pavie : « C’est un bonheur pour moi que la connaissance et l’amitié d’une femme de votre mérite. Mes Français (Galli mei) ne se lassent pas d'admirer la constance de votre foi et sa durée. Votre prudence n’a pas besoin de conseils, je le sais ; néanmoins, comme nous vous sentons compatissante à notre infortune, nous croyons bon de faire parvenir vous et moi des messages et des lettres au seigneur pape et à ceux qui, en particulier ou en commun, sont nos partisans et nos auxiliaires, afin de partager la joie, avec l’aide de Dieu, comme nous aurons partagé l’affliction. Allez trouver ma souveraine, l’impératrice Théophano ; dites-lui que les rois des Francs sont bien disposés pour son fils et que leur seul but est de détruire la tyrannie de Henri qui cherche à usurper la royauté sous prétexte de tutelle.»

En juin, il écrivait à Géraud, abbé d’Aurillac, son premier maître : «D’importantes affaires d'état absorbent l’archevêque de Reims, Adalbéron, notre père adoptif (si j'ose ainsi parler) , comme vous pouvez le penser d’après le retard de cet envoyé et son absence actuelle de Reims, occasionnée par l'état des royaumes. Tandis qu’il reçoit les otages des princes du royaume de Lorraine, qu’il force d'obéir au fils de l’empereur sous la tutelle (clienlela) du roi de France, qu'il empêche Henri de régner dans la Gaule (la Lorraine), il n’a pas eu le temps de rien vous transmettre qui soit digne de vous. Mais si cela vous était agréable, il changera pour un neuf ce vieux vêtement tissé d’or qu'il a honte de vous envoyer, pressé par le temps, et il y joindra une étole brodée d’or et d’autres objets de ce genre. Que se passe-t-il en votre royaume (l'Aquitaine), quels sont les faits ou les desseins de Hugue-Raimond ? Il désire que vous l’en informiez, et nous partageons ce désir. Votre décision sera pour nous toujours excellente.»

Adalbéron s’efforçait de ramener à la cause d’Otton III l’archevêque de Trêves, Ecbert, second fils de Thierry, comte de Hollande, Ecbert traitait l’enfant de Grec, et Adalbéron lui écrivait par la plume de Gerbert (mars-mai 984): « La ruine de votre État, grâce à l’apathie de certains hommes, nous cause à la fois de l’horreur et de la honte, à cause de l’affection que nous ressentons pour vous et du lien d’une commune patrie. Les rois sont donc trop peu nombreux que vous vouliez en installer un nouveau au détriment du fils de votre seigneur. Est-ce parce qu’il est Grec, comme vous dites, que vous voulez instituer deux rois à la fois, à la façon des Grecs? Qu’est devenue la plus sainte foi ? Avez-vous oublié les bienfaits que vous ont prodigués les Ottons? Rappelez votre grande intelligence, considérez votre noblesse, de peur d’être une honte éternelle pour votre race... Si vous ne vous sentez plus en sûreté à Trêves, Reims nous suffira à tous deux.»

Charles de Lorraine prit le parti d’Otton III et se réconcilia ainsi avec son frère Lothaire. Le duc de Haute-Lorraine, Frédéric, était mort le 17 juin 983, et Charles projetait peut-être de s’emparer de la Haute comme de la Basse-Lorraine, au détriment de Béatrice, veuve de Frédéric, et de son jeune fils Thierry. Du moins l’évêque de Metz, Thierry, le craignit, et adressa à Charles une lettre violente, pleine de reproches et de récriminations, le menaçant d’excommunication s’il n’abandonnait pas ses projets. L’adresse seule de la lettre fait pressentir le contenu: « Thierry, serviteur des serviteurs de Dieu, ami des empereurs, tuteur très zélé de leur race, à Charles son neveu par le sang, mais très impudent violateur de sa foi.» Après avoir reproché à Charles d'avoir violé un serment de fidélité, prêté sur l’autel de Saint-Jean, en présence de l’évêque Notker, Thierry ajoute : « Quoi d’étonnant si tu vomis contre ton neveu la peste de ton cœur corrompu, toi qui, les mains sanglantes et prêtes â tous les crimes, entouré d’une troupe de voleurs, ne t’es pas fait scrupule d’enlever traîtreusement à ton frère, le noble « roi des Francs, sa ville de Laon, sa ville, entends-tu, et non la tienne ; toi qui lui dérobas son royaume, toi qui jetas l’infamie sur la sœur de l’empereur, compagne de son trône, et la souillas de tes mensonges! Enflé, bouffi de graisse, tu as abandonné les traces de tes pères, renié Dieu ton créateur ; souviens-toi combien de fois j’ai fermé du doigt ta bouche impudente quand, avec un sifflement de serpent, tu répandais des mensonges abominables contre l'archevêque de Reims, plus abominables encore contre la reine. Toi-même connais mieux encore tout ce que tu as fait contre l’évêque de Laon. Caché dans un petit coin du royaume de Lorraine, tu te vantes dans ton orgueil ridicule de le gouverner tout entier : songe à celle qui est notre nièce à tous deux, femme meilleure qu’un homme tel que toi, songe à son noble fils, aux vicaires des Apôtres, pasteurs du troupeau de la sainte Eglise, que tu t’efforces de mordre nuit et jour de ta dent de chien; songe aux autres grands, qui ne dépendent en rien de toi, et à ce qu’ils possèdent en ce pays avec la permission de Dieu ; alors, secouant de vains songes, déridant ton front enivré d’un vin trompeur, tu pourras mesurer que tes actes ne sont rien, que tes projets n’aboutiront pas, grâce à Dieu.»

La réponse de Charles, rédigée par Gerbert, est dans un style aussi délicieux : «Charles, s’il est quelque chose par la grâce de Dieu, à Thierry, modèle des hypocrites, traître aux empereurs, parricide de leur race, ennemi public de l’état  Que nous dis-tu de la duchesse Béatrice, de son fils et des grands du royaume? Ne vois-tu pas que tu t’es trompé, malheureux, et que personne ne voudra prendre a part à ta conjuration? Je ne suis ni seul ni dans un coin de terre à garder une fidélité entière au fils de l’empereur, comme tu le vomis pris de vin : j’ai avec moi les grands de la Gaule, les très illustres rois des Francs, que tu le veuilles ou non, enfin les Lorrains fidèles. Ils prennent souci du fils de l’empereur et ne cherchent pas comme toi à lui ravir son royaume ni à instituer un second roi. Tu brouilles lois divines et lois humaines ; quand tu parles de lois en balbutiant, tu ressembles à la limace qui dans sa coquille s’imagine frapper des cornes… Voilà donc le prix des bienfaits des Ottons ! Et ce n’est pas seulement dans l’affaire de l’enfant que tu auras été convaincu de les avoir toujours trahis. Gardais-tu la foi que tu leur avais promise ainsi qu’à moi, quand tu chassais du royaume Lothaire, que tu qualifies de glorieux roi des Francs, alors a que tu le hais extrêmement, et quand tu me forçais à régner? Et cette foi, tu me l’avais promise, je l’affirme, et devant l’autel que tu invoques impudemment. Tu savais bien ce que tu faisais quand tu me poussais à prendre les armes contre mon frère et la sœur de ton maître ; tu voulais que notre race royale se détruisit mutuellement pour que tu pusses substituer des tyrans sous le nom de rois, et, au mépris de ton sacerdoce, habiter les palais déserts… Tu as commis un parjure public, appauvri ta ville sacerdotale par tes rapines, dépouillé l’église qui t’a été confiée,… Gémis, malheureux, etc. » Thierry survécut peu à cette polémique ; il mourut le 7 septembre suivant.

Les impératrices, Adélaïde et Théophano, appuyées par le roi Conrad, ayant enfin réuni des troupes, quittèrent Pavie et se dirigèrent sur l’Allemagne. Henri de Bavière ne fit pas de résistance, comme tout le donnait à croire. Peut-être était-il découragé par l'indignation manifestée en Allemagne contre ses projets, peut-être ceux-ci n’étaient-ils pas bien arrêtés dans son esprit; il n’avait sans doute eu tout d’abord que l’intention d’être régent du royaume et ses partisans avaient dépassé le but. Quoi qu’il en soit, Henri promit aux impératrices de leur rendre la personne d’Otton III. Il tint parole dans l'entrevue qu’il eut avec elles à Rorheim, le dimanche 29 juin 984. Rempli de joie à cette nouvelle, Adalbéron écrivait à l’archevêque Ecbert avec qui la conduite de Henri le réconciliait : « En ces temps périlleux, on ne peut se confier par lettres tout ce qu’on peut se transmettre par de fidèles messagers. Ce que vous nous annoncez par notre G. au sujet des affaires de lEglise et de l’Etat nous a rempli de joie et d’allégresse ; voilà donc l’homme qui accomplira tout ceci ; en celui que nous avons craint comme un tyran (Henri), nous admirons maintenant un homme plein de fidélité et de sagesse. Ce que vous nous demandez pour lui et pour vous a été arrêté avec la plus grande discrétion pour vos secrets, avec la plus grande fidélité pour vos actes.» Le sens de cette dernière phrase est obscur. M. Havet l’interprète de la façon suivante : à La paix entre Henri et les impératrices devait ôter au roi de France, Lothaire, tout prétexte pour se faire attribuer la tutelle du jeune Otton. Il avait donc intérêt à la faire échouer et l’on jugeait prudent de lui cacher Tétât des négociations.» Cette explication est la plus vraisemblable, surtout si l’on considère les faits qui vont suivre.

Les négociations avec Henri durèrent encore plusieurs mois. La paix ne fut réellement conclue que dans une grande assemblée d’Allemands, de Lorrains et même de Français, qui se tint à Worms vers la seconde quinzaine d’octobre 984. La duchesse Béatrice avait joué un grand rôle dans ces négociations et avait activement aidé à la conclusion de la paix. La nomination de son second fils Adalbéron à l’évêché de Metz fut le prix de ses services. Adalbéron avait d’abord obtenu l’évêché de Verdun, vacant par suite de la mort de Wicfred, le 31 août 983. Cet évêché était pauvre et troublé; aussi, quand il apprit la mort de Thierry (7 sep­tembre 984), Adalbéron se démit de l’évêché de Verdun et sollicita celui de Metz, plus riche, et qui d'ailleurs était le centre de la puissance de sa famille. Il fut élu le lundi 16 octobre, avec l’assentiment d’Adélaïde. A son retour de Worms avec sa mère Béatrice, il fut consacré à Metz par l'archevêque de Trêves, Ecbert, le dimanche 28 décembre 984.

L’évêché de Verdun ne demeura pas longtemps vacant. L’archevêque de Reims le désirait vivement pour son neveu homonyme, fils de Godefroi, comte de Verdun. Adalbéron (fils de Godefroi) alla trouver les impératrices, à Worms vraisemblablement, leur jura fidélité ; et celles-ci lui accordèrent l’évêché au nom d’Otton III. Adalbéron n’était que sous-diacre; son oncle lui conféra le diaconat et la prêtrise, La consécration du nouvel évêque devait être retardée de plus d’un an par des événements imprévus.

Pour l’instant, Adalbéron de Reims et Gerbert étaient complètement rassurés et satisfaits de la paix de Worms. Le Ier novembre, Gerbert quitta Reims et se prépara à se rendre à Rome, conformément à une décision prise à Pavie avec l'impératrice Théophano, au début de 984, au moment où il quittait l’Italie pour la France. Son voyage n’aboutit pas; près d’arriver en Italie, il fut rappelé à Reims (fin novembre ou commencement de décembre) par une nouvelle qui dissipa ses espérances et celles de l’archevéque. Henri ne s’était pas résigné à une paix qui ne lui rendait même pas son duché de Bavière. D’autre part, Lothaire était fort mécontent de la façon trop habile et trop leste dont on l’avait évincé de la tutelle d’Otton III. Quand il s’était agi de donner deux des plus importants évêchés de la Lorraine, pays dont il avait l’avouerie, il n’avait même pas été consulté; or le nouvel évêque de Verdun était clerc de l’église de Reims, et de plus un des otages lorrains que lui avait désignés l’archevêque de Reims. C’était presque une trahison ; en tous cas c’était un manque complet d’égards, une façon trop visible de lui faire comprendre qu’il n’était plus compté pour rien maintenant que le danger était passé. L’entente entre Henri et Lothaire était tout indiquée. Henri fit les premières propositions en novembre 984 et l’alliance fut aussitôt conclue: Lothaire devait appuyer ses desseins sur la couronne ; en revanche il aurait la possession de la Lorraine. Les premiers serments échangés par messagers devaient être confirmés dans une entrevue sur le Rhin, à Brisach, le dimanche Ier février 985 .

Comment Adalbéron et Gerbert eurent-ils connaissance de cet accord ? Nous l’ignorons; ce qui est certain, c’est qu’ils étaient informés des moindres affaires de France. d'Allemagne, d’Italie. Lothaire et Louis V en particulier étaient entourés d’espions qui révélaient à l’archevêché de Reims tous leurs projets. Adalbéron et Gerbert se hâtèrent de faire connaître à leurs amis ces desseins alarmants. Ce dernier écrivit en novembre-décembre 984 à Notker, évêque de Liège dont la fidélité avait peut-être besoin alors d’être encouragée : «Veillez-vous, père de la patrie, vous dont la fidélité pour le parti de l’empereur était si fameuse; ou bien êtes-vous aveuglé par la mauvaise fortune et l’ignorance des événements? Ne voyez-vous pas les droits divins et humains bouleversés à la fois? Voilà qu’on délaisse ouvertement celui auquel vous avez promis votre foi (Otton III) à cause des bienfaits de son père, foi que vous devez conserver avec dévouement. Les rois des Francs s’approchent en secret du Brisach germain sur les bords du Rhin; Henri, déclaré ennemi public, ira à leur rencontre pour le Ier février. Prenez toutes les mesures de résistance, mon père, pour empêcher la ligue contre votre Seigneur et votre Christ. La royauté de la foule, c’est l’anarchie dans les royaumes. Il est difficile de n’être d’aucun parti ; choisissez donc le meilleur. Quant à moi que les bienfaits d’Otton ont rendu entièrement fidèle à son fils et son héritier, mon parti a été pris sans hésitation. Nous connaissons les desseins ténébreux de Henri, les projets agressifs des Français. Quelle en sera l’issue, nous l’ignorons.  N’admettez pas au partage du trône un homme dont vous ne pourriez ensuite vous débarrasser.»

Alors pour la première fois l’archevêque de Reims songea à se rapprocher des Robertiens et à les opposer aux Carolingiens. Il alla trouver Hugues Capet et lui assura que la cour impériale voulait renouveler avec lui et son fils Robert l’alliance qu’il avait conclue à Rome avec Otton II trois ans auparavant. Il lui persuada que c’était le désir de l’empereur mourant et qu’il l’avait confié au fils du comte Sigefroi qu’il aimait beaucoup. Tout cela, Adalbéron l’avait pris sur lui; Hugues Capet pouvait découvrir que ces affirmations étaient peu sûres. Gerbert se hâta d’en prévenir le neveu de l’archevêque, qui n’était pas encore consacré évêque de Verdun ; il ajoutait : «Ce plan nous a paru devoir être le salut tant pour nous que pour le fils de César. Voulez-vous le poursuivre ou l’abandonner? Donnez-nous vite la réponse. Sommes-nous en sûreté dans cette affaire qui présente tant de périls? Quels desseins, quelles attaques seront arrêtés par ces calculs? C’est ce qu’il est bien difficile de dire. » (Décembre 984)

L’évêque de Verdun et ses amis ne voulurent pas ou plutôt n’eurent pas le temps de suivre le plan de l’archevêque de Reims. Lothaire et Louis V à la tête d’une armée se rendirent à Brisach au terme fixé (Ier février 985). Une cruelle désillusion les attendait. Henri, toujours incertain et irrésolu, avait craint les soupçons et le mécontentement des princes allemands s’il accueillait les rois de France sur le territoire allemand (Brisach était sur la rive droite du Rhin). Il préféra manquer à sa parole, s’aliéner une alliance utile : il ne vint pas. Pour comble de malheur, les Français faillirent périr à leur retour. Le passage de l’armée avait excité l’inquiétude et la colère des montagnards des Vosges. Excités probablement par Godefroi de Verdun, ils s’étaient promis de ne pas laisser les Français traverser une seconde fois leur pays. Aussi, quand Lothaire revint sur ses pas, il trouva les défilés (sans doute le col de la Schlucht) impraticables, encombrés d’arbres renversés, coupés par des fossés. La mauvaise saison (on était en février) contribuait à rendre la situation critique. Quand l’armée se fut engagée dans les vallées, les Vosgiens l’attaquèrent de tous côtés et firent pleuvoir d’en haut une grêle de traits. La cavalerie (equitatus) était impuissante contre cette tactique. Lothaire sauva l’armée par une mesure heureuse. Il fit déloger l’ennemi des hauteurs par l’infanterie légère (tirones). Pendant ce temps le gros de l’armée pouvait défiler dans la vallée ; ayant ses flancs protégés, il ne lui restait plus qu’à combattre de front et à écarter les obstacles. Lothaire renouvela trois fois cette manœuvre et put enfin s’échapper, mais non sans peine.

Loin de décourager Lothaire, cet échec ne fit que l’exciter. Il était décidé à triompher de tous les obstacles tant intérieurs qu’extérieurs. Il n’y avait pas à compter sur Hugues Capet, qu’Adalbéron et peut-être aussi la duchesse Béatrice, sa sœur, attiraient au parti d’Otton III. Lothaire s’acquit le dévouement des propres vassaux du duc de France. Les comtes Eudes et Herbert, qu’il venait d’investir des comtés de Meaux et de Troyes à la suite de la mort de leur oncle Her­bert, jurèrent de le suivre jusqu’au bout dans la conquête de la Lorraine. L’armée du roi se trouva donc assez forte, malgré le mauvais vouloir de Hugues Capet. On se décida à attaquer d’abord Verdun, à cause de son importance et de sa proximité, et aussi peut-être à cause de l’hostilité du comte Godefroi. Le siège ne dura que huit jotfrs. Les assiégés furent vaincus et faits prisonniers dans une sortie ; le commandant de la garnison, un chevalier du nom de Gobert, apporta alors à Lothaire les clefs de la ville. Il y avait d’ailleurs dans la cité un parti favorable au roi de France. Laissant la garde de Verdun à sa femme Emma, Lothaire revint à Laon (milieu ou fin de février 985), et licencia ses troupes; mais il leur fit promettre d’être prêtes à tenir campagne au premier signal. L’armée, dont il s’était acquis la faveur par des présents, protesta de son zèle et de son dévouement.

Lothaire fut bien inspiré de prendre ainsi ses précautions. La prise de Verdun avait été un coup de main auquel personne ne s’attendait. A cette nouvelle, les princes lorrains marchèrent sur la ville. Godefroi, son fils Frédéric, Sigefroi de Luxembourg, le jeune duc de Haute-Lorraine, Thierry, Gardon et Gozilon la reprirent par surprise. Ils s’introduisirent avec une troupe d’élite par le quartier des marchands, situé sur la rive droite de la Meuse, mais relié par deux ponts à la cité proprement dite. Ils en chassèrent la garnison française et la reine Emma. En prévision d’un nouveau siège, ils rassemblèrent dans Verdun des provisions de toutes sortes, réquisitionnèrent les marchands et les paysans des alentours; ils firent couper du bois dans les forêts de l’Argonne pour fabriquer des armes et des machines ; les forgerons apprêtèrent des traits de toutes sortes. On réunit mille rouleaux de cordes, de grands boucliers, cent machines de guerre.

Pendant ce temps, Lothaire était demeuré à Laon, incertain s’il devait s’emparer par force de la Lorraine ou se l’attacher par la douceur et la persuasion. Quand il sut la prise de Verdun et les préparatifs des ennemis, il rappela son armée, décidé cette fois à conquérir définitivement la Lorraine, et ce fut à la tête de dix mille hommes qu’il se dirigea contré Verdun. Les dispositions des assiégés et la situation rendaient un siège en règle des plus difficiles. Verdun était alors, à l’exception du faubourg des marchands, situé tout entier dans un méandre de la Meuse qui l’entourait presque complètement. Le plateau rocheux haut d’une vingtaine de mètres, qui est à l’ouest de la ville et où se trouve maintenant la citadelle, ne permettait de ce côté ni l’attaque ni l’approche des machines de guerre. Il est évident que les Français ne traversèrent pas la Meuse; cela ne leur eût servi à rien et les eût mis dans une position dangereuse, puisque la retraite eût été coupée. Il paraît vraisemblable qu’ils campèrent, soit dans l’espace restreint situé entre la citadelle actuelle et la Meuse (au nord), soit (ce qui est plus probable et coïnciderait mieux avec la description de Richer), au sud de Verdun dans une plaine entourée par le fleuve.

Les Français commencèrent l’attaque en faisant voler une grêle de flèches et de carreaux d’arbalète sur les assiégés ; ceux-ci n’en souffrirent pas, étant garantis sur les remparts par leurs grands boucliers. Voyant qu’un coup de main était impossible, l’armée française s’installa alors dans la plaine et entoura son camp d’un fossé pour se mettre à l’abri des surprises et des sorties des assiégés. On se mit en devoir de construire une tour roulante, dont Richer nous donne une description minutieuse et intéressante qui prouve que tout art militaire n’était pas complètement perdu au Xe siècle. Pour rouler la tour, on employa l’expédient suivant : quatre énormes pieux furent enfoncés dans le sol à une profondeur de dix pieds, contre les remparts mêmes de la ville ; leur saillie hors du sol était de huit pieds ; des cordes, attachées d’un côté à la tour, s’enroulèrent autour des quatre pieux ; à l’autre extrémité des cordes on attela des bœufs. On comprend que, grâce à ce système de poulie, plus les bœufs s’éloignaient des remparts, plus la tour s’en approchait ; son mouvement était facilité par des rouleaux que l’on glissait par-dessous.

Les assiégés opposèrent une autre tour, mais inférieure en hauteur et en solidité. Néanmoins, entre les soldats qui garnissaient les deux tours le combat se continuait avec acharnement et sans résultat. Lothaire, qui s’était approché trop près des remparts, fut atteint à la lèvre supérieure par une pierre lancée par une fronde. Sa blessure ne fit qu’exciter l’ardeur de ses troupes. Enfin le roi eut la bonne idée de faire apporter des crochets de fer avec lesquels on harponna la machine ennemie. Les Français lancèrent alors des cordes dans les poutres, et en tirant dessus tentèrent de renverser la tour. Celle-ci s’inclinait d'une façon inquiétante; les Lorrains se hâtèrent de l’évacuer. Peu de temps après, voyant que leur résistance était inutile, ils se rendirent. Lothaire n’exerça aucune vengeance sur les habitants; il laissa même la garnison se disperser librement, et se contenta de s'assurer de la personne des chefs lorrains. Il les confia à la garde d’Eudes et d’Herbert, qui les enfermèrent dans un château sur les bords de la Marne, puis, de retour à Laon, il licencia son armée (fin mars 985).

La prise de Verdun, la captivité de sa famille, étaient un coup terrible pour l’archevêque de Reims ; mais son ami Gerbert ne perdit pas courage un seul instant et déploya plus d’activité que jamais. Avec sa souplesse et son adresse habituelles, il obtint, chose étrange, des comtes Eudes et Herbert la permission de visiter les prisonniers le 31 mars 985. Il put ainsi, au début d’avril, transmettre leurs recommandations à leurs parents par une série de lettres que nous traduirons intégralement parce qu’elles témoignent de l’esprit tenace et résolu des prisonniers et de l’habileté de Gerbert. La première est adressée à deux fils de Godefroi, qui, n'ayant pas pris part au siège, avaient échappé aux mains de Lothaire.

« A Adalbéron, évêque désigné de Verdun et à Herman, son frère. Heureux ceux à qui la vertu d’un père donne un exemple à suivre. Votre père vous mande de ne pas vous laisser abattre par cet événement soudain. Conservez intacte la foi que vous avez, jurée au fils de César; défendez toutes les places contre l’ennemi ; enfin ne livrez aux Français ni Charpeigne, ni Hatton-Chatel, ni aucune autre des villes dont votre père vous a laissé la garde, séduits par le vain espoir d’obtenir ainsi son élargissement ou effrayés par son supplice et celui de votre frère Frédéric. Que l’ennemi sente qu’il n’a pas pris Godefroi tout entier et « vous serez les libérateurs du pays. Tels sont les ordres que votre père magnanime a donnés à ses nobles fils le 31 mars. Il m’a chargé de les transmettre sachant que je lui suis tout dévoué ainsi qu’à vous. »

Il leur renouvelait en même temps la recommandation déjà faite l’année précédente de rechercher l’alliance des Robertiens «Nous écrivons rapidement une lettre obscure et sans adresse. Le roi Lothaire ne gouverne la France que de nom, Hugues en est le maître véritable. Si vous aviez sollicité avec nous son amitié et rapproché son fils (Robert) de celui de César (Otton III), vous ne seriez pas maintenant victimes de l’hostilité des rois de France. »

Toutes ces recommandations, Gerbert les répétait à la comtesse Mathilde, femme de Godefroi, et à Sigefroi, fils homonyme du comte de Luxembourg. A la première il disait : « Que madame Mathilde cesse de se lamenter. Votre illustre époux, Godefroi. le premier entre ses égaux, redoutable à ses vainqueurs eux-mêmes, l'ordonne ainsi. Egayez votre esprit, car la tristesse dessèche le corps trouble les pensées. Conservez, vous et vos fils une fidélité inviolable à l’impératrice Théophano toujours auguste. Ne faites aucun traité avec les Français ses ennemis et repoussez les propositions des rois de France. Occupez et défendez toutes les forteresses de telle sorte que vos adversaires ne les puissent entamer; ne vous laissez ébranler ni par l’espoir de la délivrance de votre mari, ni par la crainte de l’exposer à la mort, lui et votre fils Frédéric. Voilà ce qu’il m’a recommandé lui-même le 31 mars près de la Marne; je vous transmets fidèlement ses instructions.»

Au second : « Poussés par la vive affection que nous sentons pour vos parents, aujourd'hui exilés, nous sommes allés les entretenir la veille des kalendes d’avril, près de la Marne. Ce qu’ils ont désiré faire savoir à notre souveraine Théophano touchant leur fidélité, nous le lui mandons par une autre lettre. Mais comme la bienveillance d’Eudes et d’Herbert, à la garde desquels ils sont confiés, nous permet de les entretenir, tout ce que votre souveraine et vous, voudrez bien leur communiquer, faites-nous le savoir par lettre. Nous confions un dernier mot à votre fidélité : si vous vous faites un ami de Hugues, vous pourrez facilement éviter les attaques des Français.»

Voici la lettre à Théophano à laquelle fait allusion la précédente : « Ce n’est pas inutilement que Dieu m’a empêché de satisfaire mon désir de me rendre auprès de vous selon vos ordres, car la veille des kalendes d’avril, j’ai eu un entretien avec les comtes prisonniers, Godefroi et son oncle paternel Sigefroi. Au milieu des troupes nombreuses d’ennemis ils n’ont trouvé que moi seul de votre parti à qui confier en sûreté leurs a sentiments touchant la situation de votre empire. Aussi j’ai écrit des lettres d’après leurs intentions à leurs femmes, à leurs amis, pour les exhorter à vous rester fidèles, à ne s’effrayer d’aucune entreprise des ennemis, à préférer à leur exemple, si la fortune le veut ainsi, la prison en vous demeurant fidèles, plutôt que la jouissance de la patrie en vous trahissant. Ce sont des hommes qui me sont chers entre tous, parce qu’ils souffrent plus de ne pouvoir agir en votre « faveur que de se voir dans les fers aux mains de leurs ennemis. Mais si la dissension entre les grands est la ruine des Etats, la concorde qui règne entre vos seigneurs nous semble devoir être le remède à de si grands maux. Un triple faisceau de cordes se rompt difficilement. Vous saurez aussi que les rois français ne nous voient pas d'un très bon œil, parce que touchant la fidélité qui vous est due, nous sommes d’un avis contraire au leur, et en même temps parce que nous vivons dans l’intimité de l’archevêque de Reims, Adalbéron, que pour la même raison ils regardent comme un sujet très peu fidèle. Sur tout cela faites-nous connaître vos intentions et dès qu’un accès nous sera ouvert à travers les ennemis, dites-nous où et quand nous pourrons aller vous trouver, nous sommes prêts à vous obéir en toutes choses. Les affaires en sont venues à ce point qu’aujourd’hui il ne s’agit plus de son expulsion, ce qui serait un malheur supportable, mais que les efforts et sont dirigés contre sa vie. Je partage les mêmes haines comme coupable de résistance au roi. Enfin le joug qui l'opprime est si pesant, votre nom est devenu si odieux, qu’il n’ose plus vous faire connaître par lettre ses infortunes. Mais si cette tyrannie prend des forces et qu’un  moyen se présente à lui de se réfugier auprès de votre personne, ce ne sera pas en vain qu'il aura bien auguré de vous! qu’il aura mis en vous toute son espérance, lui qui avait résolu d'appuyer vous et votre fils de tout son pouvoir»

Ainsi la trahison d’Adalhéron et de Gerbert était déjà manifeste aux rois Lothaire et Louis V en mars 985. Ils prirent aussitôt des mesures violentes contre l’archevêque. Lothaire le força, par des menaces de mort, d’écrire sous sa dictée des lettres aux archevêques de Trêves, de Mayence et de Cologne. Il ne s’inquiéta malheureusement pas assez de Gerbert, plus dangereux encore qu’Adalbéron. En effet, sans que le roi s’en doutai, Gerbert écrivait en secret des lettres pour démentir les premières et prévenir les correspondants de l'archevêque qu’elles lui avaient été arrachées par force. Nous venons de voir d’autre part qu’il avait pu entretenir les prisonniers et qu’il se faisait fort de pouvoir servir d’intermédiaire entre eux et l’impératrice Théophano. Les précautions, les violences de Lothaire étaient donc vaines ; jamais hommes n’ont été plus trahis que les derniers Carolingiens. Citons à l’appui la lettre suivante adressée à la même date que la précédente, par Gerbert à Notker, évêque de Liège, qui, nous le savons, était tout dévoué à l'Empire : «Tous se tournent vers et votre nom dans un temps où la probité est si rare et l’improbité si commune. Votre Godefroi et ceux de ses amis qui l’aimeraient plus que leurs propres biens, qui veilleraient sur sa femme et ses fils s’il venait à mourir. ont recours à vous. Qu’un homme comme lui ait une telle opinion de vous, cela seul prouve l’éclat de vos vertus. Il exhorte ceux qui l’aiment et lui sont dévoués, il leur recommande de rester fidèles à sa souveraine Théophano et à son fils, de ne pas se laisser abattre par les forces de l’ennemi, de ne s’effrayer d’aucun événement. Il viendra cet heureux jour qui séparera les traîtres à la patrie et ses vaillants libérateurs et les distinguera par les châtiments et les récompenses. Vous ne devez croire en aucune manière l’archevêque de Reims, Adalbéron, complice de tous ces faits. La tyrannie qui l’accable est attestée par ses lettres adressées à vos archevêques ; rien de ce qu’il a écrit n’est de lui, tout lui a été arraché par la violence du tyran (Lothaire).»

Adalbéron confirma lui-même la vérité de ces paroles par la lettre suivante adressée à l’archevêque de Trêves (avril 985) : « La première lettre que j’ai envoyée à votre Paternité, je l’ai écrite, je ne veux pas le cacher, pour obéir à mon souverain (Lothaire) à qui je dois tout. Mais puisque la fidélité que vous lui avez promise, mon neveu s’était montré prêt à la promettre aussi et à la garder, il a obtenu de nous un dimissoire selon l’autorité des pères. Comment sa fidélité s’est-elle démentie, c’est ce que je ne puis comprendre? Comment faire pour citer ou excommunier cet Adalbéron, comment prier les autres d’agir de même? Comme nous n’avons pas ce pouvoir d’après les lois, nous ne le ferons pas, et n’inviterons personne à le faire, dans la crainte de nous jeter dans un précipice nous-mêmes et ceux qui ont bien mérité de nous.  Et comme le roi du ciel dit: « Rendez à César ce qui appartient à César et à Dieu ce qui est à Dieu», nous observerons toujours vis-à-vis de nos rois une fidélité irréprochable, une obéissance pleine de soumission; nous ne nous écarterons jamais de cette ligne de conduite, mettant toutefois le service de Dieu au premier rang. Mais parce que, en ces temps, peu de gens se soucient des affaires du Seigneur, lorsque nous montrons du zèle pour la loi de Dieu, on nous accuse de perfidie ou de quelque autre crime. Il s’ensuit que placé pour ainsi dire entre le marteau et l’enclume, il nous est difficile d’échapper sans y perdre l’âme et le corps. Si vous avez donc des entrailles compatissantes, si nous vous avons toujours honoré comme un frère, ou plutôt comme un père, chargez-vous de conseiller et d’aider un ami ; nous avons toujours dans la prospérité bien espéré de vous, faites que nous n’en désespérions pas dans l’adversité. Ce que nous disons ici s’adresse, non à l’homme, mais à la discrétion du pontife; en vous confiant nos secrets, nous prenons Dieu à témoin, et invoquant à double titre sa vengeance terrible si ceci venait à être trahi pour notre perte »

Ecbert rassura Adalbéron, mais en même temps lui repro­cha son hostilité contre Henri de Bavière. La réponse d’Adal­béron est sur un ton bien adouci si on la compare à la lettre 26;—«l’archevêque de Reims, dominé par le sentiment des dangers qu’il court, ne semble plus préoccupé que du soin de ménager et de flatter tout le monde», dit très justement M. J. Havet.—«Vos lettres, en nous débarrassant de nombreux soucis, nous en donnent de nouveaux. Car nous nous félicitons de la constance de votre attachement, de votre fidélité, de votre dévouement pour nous. Mais qui a pu tellement bouleverser votre intelligence que vous vous imaginiez que tous les sentiments de nos parents soient aussi les nôtres? Je ne sais pourquoi je haïrais le seigneur Henri et je sais des motifs pour l’aimer. Mais quel est aujourd’hui le fruit visible de cet attachement? Il est des choses qui arrivent par la volonté irrésistible de Dieu, d’autres qui sont brouillées par l’aveugle fortune qu’adécidé l’assemblée des vôtres à Duisbourg. Quant à ce que le gouvernement du roi exige de la duchesse Béa­trice et de vos seigneurs, si vous l’ignorez, comme on le dit, enquérez-vous-en, faites-le-nous savoir rapidement et dites-nous ce que vous en pensez. Nous répétons en terminant que nous avons de vous la meilleure opinion, et que la même confiance qui nous porte à nous ouvrir avec vous de nos affaires, nous l’attendons de vous pour nous faire part des vôtres.»

Toutes les ruses et toutes les protestations d’Adalbéron ne trompèrent pas Lothaire. Il lui-défendit de s’avancer en Lorraine au-delà de Mouzon. Une lettre que l’archevêque lui adressa en avril 985 ne put que contribuer à l’exaspérer. Adalbéron avait dû fournir en sa qualité de grand vassal, de seigneur temporel de domaines considérables, son contingent pour le siège de Verdun. Le roi lui ayant ordonné de faire raser par ses troupes le monastère de Saint-Paul situé près de la ville et pouvant servir de refuge à l’ennemi, il répondit en feignant de n’avoir pas reconnu l’écriture ni la forme du mandement royal ; il refusait d’ailleurs d’exécuter ses ordres et prétendait que les soldats, se trouvant dans le dénuement, refusaient de tenir plus longtemps garnison dans Verdun.

Lothaire se décida en mai à traduire l’archevêque de Reims devant une grande assemblée, sous l’inculpation de haute trahison. Elle se réunit le lundi 11 mai à Compiègne. On remarquait, parmi les Lorrains, le duc Charles et le comte Renier, parmi les Français, Herbert de Troyes, Gibuin, évêque de Chàlons-sur-Marne, Adalbéron, évêque de Laon. Le comte de Chartres, Eudes, n’y assista pas, étant retenu par des affaires qui nous sont inconnues. Voici la défense que présenta l'archevêque de Reims, telle que la rédigea son ami Herbert : « Je suis sous le coup d’une accusation de perfidie et de trahison envers la majesté royale. Je suis coupable, dit-on, d’avoir permis à mon neveu, clerc de mon église, de quitter le diocèse pour se rendre à la cour d'un roi étranger et en obtenir un évêché situé dans un royaume que mon seigneur le roi Lothaire avait revendiqué comme sa possession héréditaire, et parce qu’ensuite je lui ai conféré les ordres ecclésiastiques sans la permission et l’autorisation de mon seigneur.»

Justification.

« C’est à l’époque où monseigneur le roi Lothaire ne possédait ni ne réclamait le royaume de Lorraine que j'obtins (en otage ) le fils de mon frère, en engageant ma parole de le rendre sans délai à la liberté et à sa famille, si les circonstances le demandaient un jour. Quand mon seigneur devint l’avoué du fils de l’empereur et qu’il reçut des otages en conséquence, mon frère (Godefroi) me réclama son fils par des messages répétés, et, comme je ne me presse pas, il me reproche de violer ma parole. Il en appelle au terrible Juge qui, au jugement dernier, vengera la foi et la parenté outragées. Mon seigneur ne m’avait pas dit qu’il voulait reprendre le royaume, il m’avait parlé seulement de tutelle; loin de me défendre de laisser partir mon neveu, un clerc, il m’en avait accordé la permission avec bienveillance, du moins d’après les rapports de mes messagers, à condition qu’il accomplirait tout ce que son père avait promis. Je permis alors à mon neveu de partir, mais j’exigeai qu’il jurât de conserver sincèrement fidélité dans l’affaire qui a nécessité la remise des otages; cette promesse il l’a tenue jusqu’ici, et, à ce que je pense, il la tient encore. Si je lui ai conféré le diaconat et la prêtrise, c’est pour que, affranchi de notre autorité, il n’allât pas se placer sous celle d’un autre, c’est pour couper court aux mauvais propos qui se seraient produits contre notre église, si un sous-diacre avait été élevé à l’épiscopat; d’ailleurs ces grades ne confèrent ni provinces, ni villes, ni villages dans les royaumes de la terre, ils ne concernent que le royaume du ciel; ils font la guerre au vice, ils donnent la vertu. Partout où j’étais accusé du crime de perfidie et de trahison, j’ai montré, je pense, que j’avais parfaitement gardé ma parole et conservé par-dessus tout ma fidélité à mon seigneur. »

Cette dernière affirmation était audacieuse; nous doutons qu’elle eût paru vraisemblable à rassemblée. Mais Adalbéron avait eu soin de s’assurer d’un secours plus efficace que son éloquence,—c’était l’appui de Hugues Capet. Gerbert, nous l’avons vu, avait déjà à deux ou trois reprises conseillé à la famille du comte Godefroi de s’assurer l’alliance des Robertiens. Lui-même entra en relations avec le duc de France, ce qui lui était facile, étant précepteur de son fils Robert, et il réussit à l’intéresser au sort critique de l’archevêque.

Au moment où celui-ci allait être jugé, Hugues marcha sur Compiègne à la tête de six cents hommes d’armes. A la nouvelle de cette attaque imprévue, l’assemblée se dispersa aussitôt. Adalbéron était sauvé, et jusqu’à la fin de son règne Lothaire n’eut pas l’occasion de poursuivre contre lui un procès en règle. Mais, d’autre part, l’hostilité de Hugues Capet ne dura qu’un instant; dès le mois de juin, il s’était réconcilié avec le roi; le jeudi 18 juin, il embrassait Lothaire et Emma, à la grande douleur du parti impérial. Le roi scella cet accord en laissant Hugues disposer du sort de son neveu, le jeune duc Thierry. Lothaire crut préférable de relâcher les prisonniers, en prenant naturellement ses précautions contre eux. Sigefroi était libre dès la fin de juin; Gozilon fut remis en liberté en donnant comme otage son neveu, le fils de son frère Bardon, et en promettant d’accomplir tout ce que ferait Sigefroi. Mais l’intrépide Godefroi resta sourd à toutes les propositions de Lothaire. Il faut dire qu’elles étaient fort dures. Il n’aurait obtenu la liberté qu’à condition de rendre Mons et le Hainaut à Renier, d’abandonner lui et son fils le comté et l’évêché de Verdun, enfin de donner des otages et de jurer fidélité au roi de France. Il préféra rester prisonnier. D’ailleurs ses geôliers, Eudes et Herbert, le considéraient un peu comme leur propriété et entendaient tirer profit de la situation. Si Gerbert avait pu le visiter, c'était sans doute à prix d’argent. Aussi Adalbéron et Gerbert, édifiés sur ces deux personnages et espérant qu’on pourrait obtenir d'eux rélargissement de Godefroi en y mettant le prix, conclurent avec eux une entente que Gerbert appelle pax séquestra. Néanmoins leurs négociations, mal conduites, n’aboutirent pas.

Henri de Bavière avait, à ce qu’il semble, envoyé une ambassade à Lothaire dans la première quinzaine de mai. Nous en ignorons le but et la réponse qui lui fut faite . Tout au plus peut-on conjecturer par la paix définitive qu’il conclut peu après avec les impératrices, que le roi de France, instruit par la mésaventure de Brisach, repoussa les propositions de ce personnage flottant et indécis. L’ambassadeur de Henri était d'ailleurs un maladroit. Quand il passa par Reims à son retour, le 15 mai, ses questions et ses demandes excessives permirent à Gerbert. qui se trouvait alors dans cette ville, de connaître la réponse de Lothaire. Il ne nous la rapporte pas, malheureusement.

Henri de Bavière, complètement découragé, alla retrouver les impératrices et Otton III à Francfort-sur-le-Mein et conclut avec eux une paix définitive (fin juin ou début de juillet). Il prêta serment au jeune roi et recouvra son duché de Bavière. De même qu’aux conférences de Worms en octobre 981, la duchesse Béatrice prit une grande part à la conclusion de la paix.

La paix devait sans doute être confirmée dans une conférence de dames qui se tiendrait à Metz vers juillet 985, à l’instigation probablement de la duchesse Béatrice. Elle devait comprendre les impératrices, Adélaïde et Théophano, Béatrice, et en outre un certain nombre de princes et de prélats, parmi lesquels le duc Henri de Bavière et l’évêque de Liège, Notker. Pour des raisons demeurées inconnues, Henri se trouva seul au rendez-vous. Inquiets à cette nouvelle, l'archevêque de Reims et Gerbert écrivirent à la duchesse Béatrice et lui recommandèrent de surveiller la conduite du duc de Bavière. Mais ces craintes étaient vaines. La paix était bien définitive entre Henri et le parti d’Otton III.

Il n’en était pas de même du côté de la France. Lothaire n’avait pas un seul instant perdu de vue ses projets de conquête sur la Lorraine ; mais il tenait secret le point où se porteraient ses efforts. Gerbert, dès la fin de juin, put bien prévenir l'impératrice Théophano que l’empire allait être attaqué, mais sans pouvoir lui donner d'informations précises; « Un complot s’est formé, ou se trame en ce moment, contre le fils de César et contre vous ; il comprend non seulement des princes, entre autres le duc Charles qui ne s’en cache plus, mais encore tous ceux des chevaliers que l’espérance  ou la crainte peuvent entraîner une expédition secrète et mystérieuse se prépare à l’instant contre vos fidèles, mais j’ignore lesquels».

Lothaire avait résolu de laisser de côté, pour l'instant, la Haute-Lorraine, où il possédait Verdun et où il avait l'appui de l’archevêque de Trêves, Ecbert, pour s’attaquer à la Basse-Lorraine. Il ne pouvait guère compter sur l’appui de Hugues Capet. Peu après sa réconciliation avec le roi, celui-ci, cédant à l’influence de sa sœur Béatrice et de Gerbert. était, semble-t-il, redevenu assez favorable au parti impérial’ Tout ce que Lothaire pouvait lui demander, c’était la neutralité. Mais le roi pouvait compter sur les services des puissants vassaux du duc de France, des comtes de Troyes, de Chartres, d’Anjou; de plus, loin d’avoir pour adversaires dans sa campagne en Lorraine, comme en 978, le comte Renier et Charles, il les avait comme auxiliaires dévoués. A la fin de 985 probablement ou au début de 986, Lothaire se décida à mettre le siège devant les deux principales villes de la Basse-Lorraine, Liège et Cambrai, dont les évêques Notker et Rothard lui étaient hostiles. A la nouvelle que le roi de France se préparait à envahir le Cambrésis, Rothard épouvanté accourut auprès de lui, lui prodigua les témoignages d’humilité et obtint de la sorte la permission de ne lui livrer son évêché qu’après la prise de Liège et la soumission de tous les princes lorrains.

Dans les deux premiers mois de l’année 986, Lothaire reçut une ambassade de Borel, comte de Barcelone, qui lui de­mandait des secours contrôles Sarrazins d’Espagne. Ceux-ci, sous la conduite d’Almanzour, vizir d’Hescham II, khalife de Cordoue, avaient pris et brûlé Barcelone le 6 juillet 985. La situation de la Marche d’Espagne était des plus critiques. L’ambassadeur de Borel fut probablement Eudes, abbé de Saint-Cucufat, près de Barcelone, qui obtint du roi pendant son séjour à Compiègne (janvier-février 986) le renouvellement en faveur de ce monastère, de diplômes de Charlemagne et de Louis d'Outremer brûlés par les Sarrazins. Lothaire n’eut pas le temps de donner réponse aux demandes des chrétiens d’Espagne. Au moment où il méditait de vastes desseins sur la Lorraine, la mort vint l'arracher brusquement à tous ses projets et «apporter le repos aux Belges». Un froid pernicieux le saisit dans les derniers jours de février, au moment où il venait de quitter Compiègne pour revenir à Laon. Il fut pris de coliques qui lui causèrent d’affreuses souffrances, et expira le mardi 2 mars 98'. Il n’avait guère plus de quarante-quatre ans. Connaissant la légèreté et l’incapacité de son fils Louis, il lui avait recommandé avant de mourir de se ménager l’appui du duc de France.

« On fit â Lothaire de magnifiques funérailles où l’on rassembla tout ce qu’on put trouver de richesses royales. On lui composa un lit orné des insignes de la royauté, son corps fut enveloppé d’un vêtement de soie, recouvert d’une large robe de pourpre ornée de pierres précieuses et tissue d’or. Le lit fut porté par les grands du royaume, précédés des évêques et du clergé avec Evangiles et croix. Au milieu d’eux marchait, en poussant des gémissements, celui qui portait la couronne, brillante d’or et de pierres précieuses, avec nombre d’autres insignes. Les chants funèbres étaient presque interrompus par les pleurs. Les chevaliers aussi suivaient, chacun à son rang, le visage défait ; le reste de la troupe venait en pleurant. Il fut enterré à Reims, comme il l’avait ordonné, dans le monastère de Saint-Rémy, où reposaient son père et sa mère, monastère éloigné de deux cent quarante stades du lieu où il était mort. Et dans tout le trajet il fut accompagna des marques d'un attachement et d’une affection universels. »

La mort imprévue de Lothaire, celle de son fils un an après, frappèrent l'imagination populaire. Elle ne put admettre que les deux derniers rois de la race de Charlemagne eussent péri d'une mort vulgaire. De là les accusations d'empoisonnement contre les femmes des deux rois, Emma et Blanche-Adélaïde. Elles sont absurdes, et la découverte du manuscrit de Richer a achevé d'en démontrer l'inanité. Mais cette fin mélodramatique plaisait mieux à l’imagination.

 

 

LOUIS V

(2 mars 986 — 22 mai 987)