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THE FRENCH DOOR

 

 

HISTOIRE DES CAROLINGIENS

CHAPITRE IX.

LES DERNIERS CAROLINGIENS.

1.

CHARLES LE SIMPLE.

 

Après la mort de Charles le Gros, 12 janvier 888 le royaume d’Occident revenait de droit à Charles dit le Simple, fils posthume de Louis le Bègue. Mais ce prince était encore enfant: né le 17 septembre 879, il avait huit ans et quelques mois; Foulques, archevêque de Reims, prenait soin de son éducation et lui servait, pour ainsi dire, de père. Le pays était trop agité pour permettre I un roi aussi jeune de monter paisiblement sur le trône. «Les princes du royaume, dit Richer, poussés par la cupidité, se disputèrent le pouvoir. Chacun cherchait par tous les moyens à augmenter sa fortune; personne ne songeait à protéger le roi ou à défendre l’empire. Acquérir le bien des autres était pour tous la grande affaire, et celui qui n’ajoutait rien h son patrimoine, aux dépens d’autrui, semblait n’avoir rien fait pour ses intérêts. C’est ainsi que le bon accord dégénéra en une implacable discorde, qui amena l’incendie, le pillage, la dévastation»

Les Normans profitèrent de ces divisions entre les grands pour envahir la Neustrie; ils s’y livrèrent aux plus horribles ravages, jusqu’à ce que les seigneurs francs, ayant reconnu la nécessité de se réunir autour d’un chef, élevèrent au trône le duc Ode ou Eudes, fils de Robert le Fort; celui-ci était, selon Richer, fils d’un Saxon nommé Witichin, et selon l’Art de vérifier les dates, arrière-petit-fils de Childebrand, frère de Charles Martel. Robert avait été nommé duc de France en 861; et Eudes, qui lui avait succédé en 866, fut élu roi des Francs le 15 février 888.

Cependant Charles le Simple n’entendait pas renoncer au trône de ses pères. A peine approchait-il de l’adolescence que déjà il exprimait amèrement à ses amis et aux gens de sa maison ses regrets d’avoir perdu la couronne. Foulques attendait l’occasion de tenter une restauration en sa faveur; il en préparait les moyens avec les partisans de la dynastie carolingienne qui étaient presque tous en Belgique. «Tous les princes de Belgique et quelquesuns de la Celtique, dit Richer en parlant de Charles, lui étaient entièrement favorables : leur adhésion fut déposée, sous serment, entre les mains de l’archevêque de Reims»

L’occasion que Foulques attendait se présenta enfin. Eudes s’était rendu en Aquitaine, pour réduire les seigneurs de ce pays qui lui refusaient obéissance. A un jour donné, la basilique de Saint-Remi de Reims vit se réunir sous ses voûtes, pour la Belgique, les métropolitains de Cologne, de Trêves et de Mayence, avec leurs évêques suffragants; pour la Celtique, l’archevêque de Reims et quelquesuns seulement de ses suffragants, savoir : les évêques de Laon, de Châlons et de Thérouanne. Introduit dans cette auguste assemblée, Charles y fut sacré et couronné roi des Francs le 28 janvier 893. Les Annales de Metz désignent, comme ayant contribué à cet acte, Herbert comte de Vermandois et Pépin comte de Senlis, qui l’un et l’autre étaient issus du sang de Charlemagne. Il paraît que le comte de Flandre aussi n’y fut pas étranger; mais nous ne voyons point que ces partisans de Charles aient rien fait pour le mettre en possession de son royaume.

Ce jeune roi fut bientôt obligé de prendre la fuite ; il chercha un refuge dans la Lotharingie d’abord, et puis dans la Bourgogne. Arnulphe, dont il avait espéré d’obtenir du secours, intervint, mais ce fut pour assurer à son fils Zwentibold la couronne de Lotharingie. Il convoqua Eudes et Charles à une assemblée générale à Worms, comme s’il voulait les réconcilier. Charles, qui était un jeune homme de seize ans, s’y fit représenter par des députés; Eudes y vint en personne et fut reçu avec beaucoup d’honneurs. Il obtint, disent les chroniques, tout ce qu’il souhaitait, c’est-à-dire sa reconnaissance comme roi de Neustrie; mais on le fit assister à l’élévation de Zwentibold au trône de Lotharingie.

Nous avons déjà dit quelques mots de la folle expédition du nouveau roi des Lotharingiens, pour s’emparer de la ville de Laon, et du reste de la France si le succès avait couronné ses armes. Le prétexte de cette expédition était de rétablir Charles le Simple sur le trône de ses pères. Mais les partisans de celui-ci, qui ne se méprenaient pas sur le but réel de Zwentibold, saisirent assez habilement cette occasion d’obtenir en faveur de Charles une sorte de transaction: ils envoyèrent des députés à Eudes pour lui demander la cession d’une partie quelconque du royaume. Eudes y consentit, et dans un plaid tenu au printemps de l’an 896, une fraction de territoire (probablement le comté de Laon et le pays Rémois) fut adjugée à Charles le Simple. Le roi Eudes mourut le 3 janvier 898 ; alors Charles entra en possession du royaume entier. Robert, frère du feu roi, fit sa soumission au roi légitime, et celui-ci le créa duc de la Neustrie, c’est-à-dire du pays compris entre la Seine et la Loire.

Charles le Simple régnait donc sur la France depuis quatorze ans, lorsque, à la mort de Louis l’Enfant, en 912, il fut appelé à recueillir la couronne de Lotharingie. A quelle influence faut-il attribuer cette nouvelle réunion de deux pays qui s’étaient séparés à la satisfaction de l’un et de l’autre? Est-ce à celle des évêques ou à celle des vassaux les plus puissants, tels que Regnier, comte de Hainaut? Ou bien sont-ce les intrigues de Charles le Simple qui produisirent ce résultat? On ne trouve pas de réponse précise à ces questions dans les sources historiques. Un passage des Annales de Lobbes, reproduit dans plusieurs autres chroniques, dit simplement: Karolus jam tandem Occidentalium rex, regnum etiam Lothariense recepit. Nous avons vu plus haut la part que les évêques de Belgique prirent au sacre de Charles en 893, et ce que dit Richer des partisans de ce prince. Dewez pense que Regnier, comte de Hainaut, contribua puissamment à donner cette belle couronne à Charles : ce fut, dit-il, pour le récompenser de son zèle et de son attachement que celui-ci le créa duc de Lotharingie, et qu’après sa mort il conféra la même dignité à son fils Gislebert. M. Borgnet nous semble approcher beaucoup de la vérité, lorsqu’il s’exprime ainsi :

«On doit croire que l’avènement de Charles fut populaire; sans nul doute, l’attachement à la famille de Charlemagne contribua à la réussite du mouvement. Il ne faut pas cependant exagérer l’influence de ce sentiment. A cette époque, le peuple était dépouillé de toute participation aux affaires publiques; les possesseurs de fiefs, qui s’étaient attribué, avec l’autorité, le monopole de l’opinion publique, et qui dirigèrent cette insurrection en faveur de la légitimité, n’étaient guère susceptibles d’autre passion que de celle d’augmenter leurs possessions et leur influence. Il faut donc chercher encore ailleurs un motif qui nous explique leur conduite... Le successeur de Louis l’Enfant, Conrad, avait eu pour adversaire, dans la guerre de Bamberg, plusieurs vassaux de Lotharingie et surtout deux comtes, Gerhard et Matfried, puissants entre la Meuse et la Moselle. Gerhard et Matfried étaient liés d’amitié avec Ragenaire (Regnier), qui déjà avait pris leur parti dans leur lutte avec Zwentibold. Il n’est donc pas impossible qu’un sentiment de rancune personnelle ait contribué à la réus­site du mouvement qui donna la Lotharingie à Charles»

Un autre sentiment encore que celui de la rancune nous semble avoir dû exercer son influence sur l’esprit des Lotharingiens et particulièrement sur celui du comte Regnier. Conrad, roi de Germanie, était fils de ce Conrad qui avait été tué dans la guerre de Bamberg. Regnier et tous les seigneurs qui avaient pris part à cette guerre étaient perdus, s’il parvenait à rétablir sur les vassaux de la Lotharingie les droits de suzeraineté que lui avaient transmis ses prédécesseurs. C’est là probablement le grand motif qui les détermina à se tourner du côté de la France et à se jeter dans les bras de Charles le Simple, qui n’était pas un étranger pour leur pays.

Avant d’entrer plus profondément dans l’examen des faits qui concernent Charles dit le Simple, nous nous permettrons d’emprunter au travail si remarquable et trop peu connu de M. Borgnet ses recherches sur l’origine de cette épithète avilissante :

«Il importe de faire remarquer que les dénomina­tions de simplex, hebes, insipiens, stultus, sottus, follus, car il y a vraiment luxe d’expressions pour avilir le malheureux roi, n’appartiennent qu’au onzième siècle, à l’époque où la dynastie capétienne, solidement établie, commençait à avoir ses flatteurs, où l’on voulait dissimuler leur usurpation, relever le mérite des fondateurs de cette nouvelle race royale au détriment de leurs adversaires. Le point nous a paru valoir quelques recherches, et nous l’avons soigneusement vérifié. Nous ne citerons pas les Annales de Saint-Bertin, qui s’arrêtent à 882, peu d’années après la naissance de Charles, et dont on s’explique le silence ; mais les Annales de Saint-Vaast et de Fulde, qui vont jusqu’au commencement du dixième siècle et fournissent la plupart des faits que nous connaissons sur la première partie de ce règne, ne renferment également aucune trace d’un de ces avilissants sobriquets. Le moine Abbon a composé, sur le siège de Paris par les Normands, un poème qui peut passer pour un panégyrique d’Ode, le premier roi de la famille des Capet; il célèbre avec emphase le triomphe de son héros sur Charles, dont le nom revient à plusieurs reprises sous sa plume sans accompagnement d’épithète. Ce n’est pas, chez le moine neustrien, reste de ménagement pour la race déchue, car il rappelle avec une intention évidemment malveillante le surnom de Louis, le père de Charles.

Nous avons encore trois chroniqueurs contemporains : Réginon, Flodoard et Richer. Sous ce rapport, tous trois sont également inoffensifs; parfois même leurs expressions sont bienveillantes, loin de favoriser la réprobation qui s’est si injustement, croyons-nous, attachée à l’infortuné monarque. Thietmar est le premier chroniqueur où apparaisse, jointe au nom de Charles, une qualification outrageante; on y lit: Fuit in occiduis partibus quidam rex, ab incolis Karl sot, id est stolidus, ironice dictus. Mais Thietmar est mort en 1018, et ses paroles nous attestent qu’alors, dans cette partie de l’empire franc ù laquelle on peut déjà donner le nom de France, commençaient à prévaloir les expressions désobligeantes pour les Carolingiens. A ce propos, les avant éditeur des Monumenta Germaniae historica signale une circonstance assez curieuse : deux manuscrits appartenant l’un à la bibliothèque royale de Dresde, l’autre à celle de Bruxelles, furent à sa disposition pour la publication de cette chronique; de la phrase que nous venons de citer, les mots : ab incolis Karl sot, id est stolidus, ironice dictas, ne se trouvent que dans le second manuscrit, dont l’écriture est du quinzième siècle; dans le premier, qui est réputé autographe, ces mots ont été raturés, sans nul doute par un partisan des Carlovingiens dont nous 11e pouvons que présumer l’intention bienveillante.

La dénomination de simplex, ou quelque autre expression équivalente, se rencontre accolée au nom de Charles, chez la plupart des chroniqueurs du onzième siècle, surtout chez ceux qui appartiennent à la partie méridionale et occidentale de l’empire franc, à la Bourgogne, à l’Aquitaine, à la Neustrie, provinces où la dynastie carlovingienne fut constam­ment impopulaire, en sa qualité de dynastie imposée à la suite d’une violente réaction. A peine en avons-nous trouvé un qui appartienne ù l’Austrasie, la patrie des Pippins. Et même parmi les chroniqueurs occidentaux, il ,en est qui cherchent à expliquer d’une manière favorable ces dénominations injurieuses: simplex dictas, lisons-nous dans la chronique de Saint-Bénigne de Dijon, ob benignitatem animi; sanctus nunc recte potest vocari, quoniam injuste ab infidelibits suis et perjuris longa custodia carceris afllictus est» On sent qu’au onzième siècle le clergé neustrien n’a pas encore perdu le souvenir de ce qu’avait fait pour lui, aux temps de sa splendeur, la famille de Charlemagne; plus tard tout ménagement disparaît, l’Église française a mis en oubli les libéralités passées, et les chroniques de Saint-Denis traitent impitoyablement en vaincus les derniers descendants de cette illustre race»

Les premières années qui suivirent l’avènement de Charles au trône de Lotharingie ne furent marquées que par les tentatives de Conrad pour s’emparer de ce pays. Charles le Simple, résidant en Neustrie, avait confié le gouvernement bénéficiaire de son nouveau royaume, avec le titre de duc, à Regnier, comte de Hainaut. Celui-ci se montra digne de la haute confiance de son souverain, et repoussa les attaques du roi de Germanie, en 912 et 913. Quelques chroniqueurs rapportent que Conrad conquit l’Alsace, mais c’est avec raison que ce fait est révoqué en doute par M. Borgnet; on est même autorisé à le nier absolument, lorsqu’on passe en revue les actes gouvernementaux du roi Charles en Alsace, postérieurs à l’année 913.

Regnier mourut en 946, au palais de Meersen, près de Maestricht. Charles, qui assista à ses obsèques, en fut tellement affligé qu’il versa des larmes abondantes. Richer rapporte qu’en présence des grands du royaume, qui s’étaient réunis, il investit le fils de Regnier des fiefs et dignités de son père. L’assemblée dans laquelle cet acte solennel fut accompli est probablement celle dont il est fait mention dans le diplôme du 19 janvier 916 , et qui eut lieu dans l’antique palais des Carolingiens à Herstal.

Il paraît que Gislebert, en succédant au duc Regnier, n’avait pas hérité des vertus de son père: car peu de temps après, cédant à l’esprit de l’époque, il voulut se rendre indépendant de celui à qui il devait sa haute position. Il chercha à se créer un parti, en faisant une large distribution de bénéfices. Charles était en Neustrie, lorsqu’il fut informé de ces symptômes de trahison. La position de ce roi couronné de deux couronnes était vraiment singulière. Tous ses États se trouvaient partagés entre ses grands vassaux; il n’avait de souveraineté immédiate et directe que sur la ville et le comté de Laon en Vermandois, qui lui avait été rendu par Eudes. Hors du territoire de ce petit comté, son autorité ne pouvait s’exercer que par l’intermédiaire de ses vassaux, quand ils voulaient bien s’y prêter. La Lotharingie, la Neustrie, la Bretagne, la Bourgogne et l’Aquitaine avaient leurs ducs particuliers; la Flandre et le Vermandois avaient leurs comtes. Tous ces feudataires visaient à une indépendance absolue, et le roi n’avait d’autre moyen de les réduire qu’en les faisant marcher les uns contre les autres, ou en soulevant contre eux leurs arrière-vassaux.

Aussi longtemps que Regnier avait vécu, Charles avait trouvé dans la Lotharingie un point d’appui, qui lui faisait défaut sous Gislebert. La Neustrie lui échappait également, le duc Robert ayant des prétentions à la couronne de feu son frère Eudes. En Bourgogne, le duc Richard avait toujours loyalement défendu la cause du suzerain; mais son fils Rodolphe, qui lui succéda, prit parti pour Robert et devint son gendre ; bien plus, après la mort de son beau-père, il fut choisi pour roi et sacré dans l’Église de Saint-Médard à Soissons. En Flandre, le comte Baudouin, dont la politique, dit M.Borgnet, consistait à passer sans cesse d’un camp à l’autre, selon que ses intérêts le lui conseillaient, figura d’abord au nombre des partisans déclarés de la dynastie Carolingienne, mais il finit par prêter serment de fidélité au roi Eudes. Quant au comte de Vermandois, il n’est que trop célèbre par sa félonie.

Richer attribue des conséquences très-graves à un fait qui, au point de vue des idées modernes, paraît assez insignifiant. Il rapporte que Charles avait voué une affection particulière à un homme de naissance obscure nommé Haganon; que cet homme avilissait la dignité royale en se posant en conseiller du prince, comme s’il y avait faute de noblesse; que les grands indignés s’en plaignirent au roi, menaçant, s’il ne renonçait pas à une telle familiarité, de se retirer entièrement de son conseil. Charles, dit-il, ne tint compte de ces remontrances et n’éloigna point son favori. Richer et Flodoard attribuent à ces circonstances une conspiration qui nous semble avoir des causes beaucoup plus profondes.

Henri l’Oiseleur, qui avait succédé, comme nous l’avons déjà dit, à Conrad, roi de Germanie, en avril 920, paraît avoir repris, dès son avènement, le projet de son prédécesseur de réunir de nouveau la Belgique à l’Allemagne. C’est ce qui le détermina sans doute à accueillir les propositions de Robert, et à entrer dans une conspiration qui avait pour but de détrôner le roi de France et de Lotharingie. Une entrevue que Charles avait eue avec lui à Worms avait fini par une mêlée sanglante. On ne connaît pas les détails de cette affaire, mais on trouve dans Richer des renseignements précieux sur le parti que les ennemis de la dynastie carolingienne surent en tirer. «Robert, dit-il, avait appris que Henri s’était trouvé forcé de fuir, poursuivi par les gardes du roi, et il l’avait aussitôt assuré de son dévouement. Fort de l’adhésion de Henri, le tyran (le duc) se mit sans retard en devoir de s’emparer du royaume; il fit dans ce but de nombreuses largesses et des promesses infinies. Enfin il sollicita ouvertement les princes déjà portés à la trahison; il leur représenta le roi vivant à Soissons en homme privé, et les Belges, un très-petit nombre excepté, déjà rentrés dans leurs foyers. L’occasion était favorable, leur disait-il; il leur assurait de plus que le roi pouvait être pris facilement, et cela avec justice, s’ils se ren­daient tous au palais pour se concerter avec lui. Il fallait le saisir au milieu même de la délibération et le retenir dans sa chambre. Presque tous les grands de la Celtique approuvent ce projet et jurent entre les mains du tyran de consommer le crime. Ils arrivent donc au palais, entourent le roi comme pour délibérer avec lui, l’emmènent dans sa chambre, ainsi qu’ils l’ont raconté à quelques personnes, s’em­parent de lui et le retiennent prisonnier.

Ils se disposaient déjà à emmener le roi, quand l’archevêque Hervé entre tout à coup dans Soissons avec des troupes. Il veillait en effet sur le roi, et il avait pressenti les projets des transfuges. Il s’était, introduit dans la place avec un petit nombre d’hommes, que d’autres suivirent bientôt, grâce aux soins de Ricuf, évêque de la ville. Ainsi en­touré d’hommes armés, Hervé se présenta devant les transfuges, qui tous restèrent confondus et frap­pés de terreur: «Où est le roi mon seigneur?» leur dit-il d’une voix terrible. De tant d’hommes présents, très-peu curent la force de répondre, car ils virent qu’ils étaient vendus; cependant ils reprirent courage et ils répondirent: «Il tient conseil là-dedans» Le métropolitain brise les serrures, enfonce la porte, et trouve le roi assis avec quelques personnes seulement, car après s’être emparé de lui, on le tenait prisonnier et on lui avait donné des gardes. Le métropolitain lui prit la main, en lui disant: «Viens, mon roi, sers-toi plutôt de tes serviteurs», et il l’entraîna ainsi du milieu des transfuges. Le roi monta à cheval, sortit de la ville avec quinze cents hommes d’armes et se rendit à Reims. Après son départ, les transfuges, couverts de honte, se montrèrent furieux d’avoir été joués; ils retournèrent confus vers Robert et racontèrent au traître le mauvais succès de leur entreprise. Pour le roi Charles, il regagna l’intérieur de la Belgique avec l’archevêque et un petit nombre d’hommes, qui d’abord l’avaient abandonné, mais que de sages conseils avaient ramonés à lui, et il se retira dans la ville de Tongres»

Quand on se représente la situation du roi Charles, si injustement appelé le Simple, on ne comprend pas que l’histoire ait pu lui faire un reproche d’avoir reçu au nombre de ses vassaux le chef norman Hrolff, et de lui avoir concédé le duché de Normandie qu’il possédait déjà, et dont le roi était tout à fait incapable de l’expulser. Hrolff nous paraît être un feudataire tout aussi estimable, plus estimable peut-être que Robert et Gislebert, qui, au mépris de leurs serments, ne cessaient de conspirer contre leur suzerain. Les historiens qui blâment la conduite de Charles ne se sont pas rendu un compte bien exact de son isolement; ils n’ont pas assez remarqué cette scène de Soissons, où le roi, surpris par les partisans de Robert qui se disposait à le détrôner, est sauvé par un prêtre, par Hervé, archevêque de Reims. Il n’y a pas un de ses vassaux qui vole à son secours ou qui prenne son parti; au contraire, le duc Gisiebert paraît être associé au complot, non dans l'intérêt du frère d’Eudes, mais pour se faire à lui-même une souveraineté indépendante dans la Lotharingie. Il faut que ce soit un prêtre qui délivre le roi des mains de ses ennemis; et lorsqu’il est délivré, c’est encore chez ce prêtre seul qu’il peut trouver un asile. En effet, Charles séjourna à Reims pendant plusieurs mois; il ne passa en Belgique que lorsqu’il eut réuni assez de forces pour aller châtier Gisiebert et les autres insurgés de ce pays.

Ce Gisiebert a une physionomie assez originale dans le portrait qui nous en a été laissé par Richer: «Il se livrait étourdiment, dit-il, à une insolente témérité; à la guerre, son audace était telle qu’il ne craignait pas d’entreprendre l’impossible. Il était de taille médiocre, mais gros; ses membres étaient très-forts; il avait le cou roide, les yeux méchants, hagards, et tellement mobiles que nul n’en connaissait bien la couleur. Ses pieds remuaient sans cesse; son esprit était léger, son langage obscur, ses questions fallacieuses, ses réponses équivoques; il y avait rarement de la suite et de la clarté dans ce qu’il disait. Excessivement prodigue de son bien, il convoitait avidement celui des autres»

Ce dernier trait explique la conduite de Gisiebert. Il avait distribué aux seigneurs presque tous ses biens: aux plus considérables il avait donné des terres, des bénéfices; les petits, il les avait gagnés par de fortes sommes d’or et d’argent. Lorsque Charles entra dans le pays avec une armée, les conjurés n’osèrent pas lui résister en pleine campagne, mais ils se retranchèrent dans leurs châteaux et dans leurs villes. Le roi fit dire à chacun d’eux par des messagers qu’il leur conférerait par un acte royal et solennel tout ce qui leur avait été donné par Gislebert en terres et en maisons, et qu’il prendrait leur défense contre Gislebert même, si celui-ci voulait leur reprendre les bénéfices qu’il leur avait concédés. Ce moyen réussit merveilleusement. Tous abandonnèrent le parti de Gislebert, se rallièrent fermement au roi et marchèrent avec lui contre le duc. Gislebert s’était retranché avec un petit nombre d’hommes dans un endroit appelé Harbure, au confluent de la Gheule et de la Meuse. II s’enfuit quand les troupes du roi s’approchèrent, et alla chercher un refuge au-delà du Rhin.

Parmi les Lotharingiens qui avaient déserté le parti du roi figure l’abbé de Lobbes, Hilduin. La conduite de ce prélat est exposée dans un document qui jette beaucoup de jour sur la moralité des révolutionnaires de ce temps. Le capitulaire de Charles III ou le Simple, intitulé Tungrensis episcopatus controversia, de l’an 921, est une espèce de circulaire adressée à tous les archevêques et évêques du royaume, pour leur annoncer la déposition de ce prélat et l’élection de Richer, abbé de Prum, au siège épiscopal de Liège. On y voit que la conduite d’Hilduin a fait l’objet d’une enquête à laquelle ont assisté seize archevêques et plusieurs vassaux, proceres, marquis, comtes et grands, optimates, du royaume. Les faits constatés par cette enquête sont des plus curieux. Le roi raconte d’abord, en termes généraux, que plusieurs de ses leudes ont trahi leurs serments de fidélité à son égard, qu’ils ont conspiré contre sa vie et sa couronne; qu’ils ont pacté avec ses ennemis, et qu’ils sont allés leur demander les bénéfices et les évêchés de son royaume. Hilduin en particulier est allé trouver les ennemis du roi au-delà du Rhin; oubliant tous ses serments et foulant aux pieds toutes ses promesses, il a sollicité du roi Henri, inimico nostro, l’épiscopat de l’église de Tongres, et pour l’obtenir, il a donné à Henri et à ses leudes, proceres, plusieurs livres d’or et d’argent qu’il avait volées ù l’église de Tongres. Il s’est rendu également auprès de l’archevêque de Cologne Herman; lui a juré faussement que le roi lui avait donné l’évêché de Tongres et a fait prêter le même serment par quelques clercs et laïques. Il a employé les menaces et la violence à l’égard d’Herman, pour le forcer par la peur à le sacrer évêque. Celui-ci a déclaré que, s’il n’y avait pas consenti, Hilduin l’aurait privé de la vie et des biens ecclésiastiques, et qu’il aurait massacré toute sa familia. Après avoir obtenu son ordination par la terreur, Hilduin est allé prendre possession des biens de l’église de Tongres  il a ravi les trésors de cette église et ceux de l’église d’Aix-la-Chapelle, qui étaient cachés auprès du corps de saint Lambert, et il les a distribués aux évêques et aux comtes, ses complices.

Ce document confirme, dans sa partie principale, le récit de Richer. Le roi Henri y est nominativement signalé comme un des ennemis de Charles le Simple, et l’on voit clairement que les conjurés comptaient sur son appui. Cependant les deux rois finirent par comprendre qu’entourés d’aussi malhonnêtes gens, ce qu’ils avaient de mieux à faire était de s’entendre et de se réconcilier. Le traité de Bonn, qui nous a été conservé et dont on peut lire le texte dans Miræus, nous apprend qu’étant campés sur les deux rives du Rhin, ils se réunirent dans un bateau amarré au milieu du fleuve, le 7 novembre 821, et qu’ils y sanctionnèrent par un serment réciproque les conventions arrêtées entre leurs ambassadeurs. Charles, roi des Francs occidentaux, jure d’être l’ami de Henri, roi des Francs orientaux, à condition que celui-ci lui fasse le même serment et qu’il tienne sa promesse. Henri jure, dans les mêmes termes, d’être l’ami de Charles. Les évêques et les comtes, de part et d’autre, ajoutent à ce traité la garantie de leurs serments et de leurs signatures. On remarque que parmi eux ne se trouve pas l’évêque de Liège.

C’est probablement à l’occasion de ce traité que le roi Henri obtint de Charles la grâce et la réintégration de Gislebert. On trouve à ce sujet quelques détails assez intéressants dans Richer. «Rappelé de son exil, dit ce chroniqueur, Gislebert obtint grâce au­près du roi par la médiation de Henri, mais à la condition cependant qu’il laisserait aux possesseurs actuels, tant qu’ils vivraient, les bénéfices qu’il avait aliénés contre toute raison, et que le roi lui rendrait seulement ceux dont les possesseurs étaient morts pendant ces années. Il reçut donc tout ce que la mort des possesseurs avait laissé vacant, c’est-à-dire la plus grande partie de ses biens: Maestricht, Jupille, Herstal, Meersen, Littoy, Chèvremont»

Richer ajoute qu’à peine rentré en possession de son duché, Gislebert se mit à tourmenter par ses gens et à maltraiter à outrance ceux qui avaient obtenu du roi la possession de ses bénéfices. Il faisait tuer les uns secrètement, il violentait les autres sans relâche pour leur faire abandonner ce qu'ils possédaient. «Il réussit à la fin, dit Richer, et rentra dans tous ses biens; mais ce ne fut que pour comploter contre le roi plus furieusement que jamais. Il alla donc trouver son beau-père, et s’efforça de l’éloigner de Charles. La Celtique, lui disait-il, doit suffire au roi; la Belgique et la Germanie ont absolument besoin d’un autre chef; il l’excitait enfin par de fréquentes instances à ne pas repousser la couronne. Mais Henri, fermant l’oreille à ces criminelles suggestions, résista à tout ce que put dire Gislebert, et lui fit entendre à son tour tout ce qu’il jugea propre à le détourner de ses coupables projets »

Ce qui suit est extrêmement obscur. Richer rapporte que le roi Charles, après avoir réintégré Gislebert dans la plus grande partie de ses bénéfices, ce qui implique sans doute le gouvernement bénéficiaire de la Lotharingie, s’en retourna dans la Neustrie pour repousser les incursions des Normans, et qu’ensuite il vint résider à Tongres. Mais, d’autre part, M. Borgnet’ allègue, d’après Flodoard, que Charles passa tout l’hiver de 921 h 922 à combattre pour le maintien de son pouvoir en Lotharingie; qu’il revint ensuite à Laon, où il se vit assiégé par le fils de Robert, Hugues plus tard surnommé le Grand; que, trop faible pour lutter, Charles ne voulut pas tomber au pouvoir de ses ennemis, et abandonna Laon; que Hugues le poursuivit jusqu’à la Meuse; que là il fit la rencontre de Gislebert qui l’accompagna à une conférence où fut arrêté le couronnement de Robert.

Suivant le même auteur, Charles parvint à rallier une petite armée, à la tête de laquelle il rentra en Neustrie. Flodoard donne un récit plus ou moins circonstancié des faits de cette campagne; il représente le malheureux roi luttant avec résolution et déployant une activité qui contraste avec les reproches dont il a été l’objet. Cependant le nombre de ses ennemis ne cessant de croître, Charles fut obligé de rentrer dans la Lotharingie, pour y disputer à Gislebert les restes de son autorité dans ce pays. Quoiqu’il en soit de cette campagne, dont Richer ne parle pas, les chroniqueurs sont d’accord en ce point, que Charles se trouvait dans la Lotharingie au mois de juin 922. Robert, enhardi par son absence, convoqua à Soissons les grands de la Celtique, pour s’entendre avec lui sur les moyens de détrôner le roi. Gislebert ne manqua pas d’y venir, dit Richer, et sans attendre la délibération, il allait criant de tous côtés que Robert devait être mis sur le trône. Par la volonté unanime de tous les seigneurs présents, Robert fut donc élu et, au grand triomphe de son ambition, conduit à Reims, où il reçut le titre de roi dans la basilique de Saint-Remi, le 29 du mois de juin. Il paraît que la théorie des faits accomplis était déjà connue à cette époque: car peu de temps après, le roi Henri eut une entrevue avec Robert sur la Roer, et malgré la convention de Bonn, il lui promit son amitié, ou tout au moins il se prêta à un accommodement.

Cependant Charles, qui résidait à Tongres, avait toujours ses partisans dans la Lotharingie. Tous les seigneurs de ce pays ne devaient pas désirer le retour de Gislebert, qui agissait en roi absolu, disposant des bénéfices, des évêchés, des abbayes. Le roi fit un appel à ceux de ses vassaux dont les intrigues de Gislebert n’avaient pas ébranlé la fidélité. «Bientôt, dit Richer, sur l’ordre du roi, arrivèrent tous ceux d’entre les Belges qui n’avaient pas déserté la cause royale. On évaluait leur nombre total à dix mille hommes tout au plus; mais, autant qu’on l’avait pu, on n’avait admis que. des individus propres à la guerre, des hommes robustes, résolus au combat, et tous également animés contre le tyran (Robert). Entouré de son armée, le roi marcha à l’ennemi par le Condroz et la Hesbaie; il pénétra dans le royaume qu'on lui avait enlevé et fit son entrée dans son ancienne résidence d’Àttigny.

Après avoir pris quelques jours de repos, l’armée se dirigea sur Soissons, où elle devait rencontrer les Neustriens. Charles disposa ses troupes pour le combat: il les divisa en deux corps; il donna six mille hommes des plus vigoureux à Fulbert, qui devait marcher en avant, et se réserva le commandement des quatre mille autres, formant la réserve. Il parcourut ensuite les diverses légions, et fit tout ce qu’il put pour les exciter à combattre vaillamment. Quand l’armée eut traversé l’Aisne, elle se trouva en présence de l’ennemi. La bataille de Soissons est un des grands événements de l’époque. Nous avons déjà dit que Charles n’avait que dix mille combattants; l’année neustrienne était forte de vingt mille hommes; néanmoins Charles disposait tout pour l’attaque, lorsque les évêques qui l’accompagnaient demandèrent qu’il ne prît pas lui-même part au combat, de crainte que la race royale ne vînt à s’éteindre avec lui. Sollicité de tous côtés, le roi mit à la tête des quatre mille hommes qu’il conduisait le comte Hagrald; puis après avoir adressé une allocution à ses défenseurs, après les avoir engagés à mettre toute leur confiance en Dieu, l’ennemi du parjure et de l’usurpation, il se retira avec son clergé sur une montagne voisine, où s’élevait une église dédiée à sainte Geneviève, et y attendit le résultat du combat.

L’armée belge marcha résolument à la rencontre de Robert, qui s’avançait avec un égal courage. Lorsque les deux armées ennemies se virent rapprochées, elles s’élancèrent l’une sur l’autre; la bataille s’engagea au milieu d’horribles clameurs, et de nombreuses victimes ne lardèrent pas à tomber des deux côtés. Les partisans de Charles avaient choisi cinquante d’entre eux pour former une sorte de conjuration contre Robert: ils devaient le chercher dans la mêlée, le saisir et le tuer. On ne savait où il combattait; mais les conjurés voyant un guerrier qui parcourait le champ de bataille, et distribuait de terribles coups, lui demandèrent s’il était bien Robert. Sans hésiter, il se fit connaître en découvrant sa longue barbe, et frappant en même temps le comte Fulbert. Celui-ci, quoique mortellement blessé, eut encore la force de porter à l’usurpateur un coup de lance qui lui traversa la poitrine. Entouré par les conjurés, Robert tomba aus­sitôt, blessé de sept autres coups de lance, à côté de Fulbert qui combattit jusqu’au moment où la vie l’abandonna. Après la mort de Robert, les deux armées luttèrent avec un tel acharnement que, de son côté, au rapport de Flodoard, périrent onze mille hommes, et plus de sept mille du côté de Charles.

Les chroniqueurs parlent de l’intervention du jeune Hugues, qui serait arrivé avec du renfort au secours des Neustriens; mais ils ne disent pas que le combat ait recommencé. Toutefois on rapporte qu’il resta maître sans opposition du champ de bataille, et qu’il s’y arrêta quelques instants comme pour s'emparer des dépouilles de l’ennemi; en sorte qu’il semble s’être attribué la victoire. Mais Charles se regarda aussi comme vainqueur à cause de la mort de Robert. Nous ne voyons pas cependant qu’il ait après cela fait un pas en avant; au contraire, il reprit bientôt le chemin de la Belgique.

Après la bataille de Soissons, le roi Charles essaya vainement de former une nouvelle armée et de rallier autour de lui quelques vassaux. II s’adressa à Herbert, comte de Vermandois, au nouvel archevêque de Reims, Séulfe, qui était une créature de Robert, à Rollon, duc des Normans. Celui-ci fut le seul qui se montrât disposé à prendre les armes pour son suzerain; les autres aimaient mieux donner la couronne à un des leurs, avec qui ils pussent partager les avantages de la royauté. D’autre part, Rodolphe, fils de Richard, duc de Bourgogne, et beau-frère d’Hugues accourut au secours des Neustriens et les aida à empêcher les Normans de traverser l’Oise. Ce fut sur Rodolphe que se portèrent les vues des ennemis de Charles: il fut choisi pour roi et sacré dans l’église de Saint-Médard à Soissons, le 13 juillet 923.

Rodolphe, plus connu sous le nom de Raoul, paya les services d’Herbert en lui abandonnant Péronne; il donna le Mans comme indemnité à Hugues, et puis il s’en retourna en Bourgogne, s’occupant à peine du gouvernement du royaume. Les comtes Hugues et Herbert en administraient la plus grande partie. Du reste, la Gaule n’était plus qu’une fédération de princes indépendants, dont plusieurs n’entendaient pas se soumettre au nouveau roi. Les comtes de Toulouse, de Rouergue, d’Auvergne, et le duc d’Aquitaine n’avaient pas reconnu l’autorité de Robert; ils ne voulurent pas davantage reconnaître celle de Raoul.

Cependant l’oeuvre de la félonie n’était pas complète. Charles avait perdu une de ses couronnes, mais l’autre lui restait. Il s’était retiré dans son royaume de Lotharingie, et là, malgré le triste état de l’ordre social, ses ennemis n’étaient pas assez forts pour aller le chercher. Ils n’imaginèrent rien de mieux que de l’attirer dans un guet-apens. Ce fut le comte Herbert qui se chargea de la tâche odieuse de le faire tomber dans le piège. Malgré la réputation de simpli­cité qu’on a voulu faire à Charles, il n’était pas si facile à surprendre; mais la trame s’ourdit avec une adresse à tromper le caractère le plus méfiant. M. Borgnet, à qui nous empruntons cette observation, a parfaitement éclairci les faits, en comparant le récit de Flodoard avec ceux de Richer et de Glabert Rodolf. Voici comment il les expose:

«Herbert feignit (dans un message envoyé au roi) d'être mécontent du gouvernement de Rodolf; il avait paru y consentir, opprimé qu’il était par le grand nombre des ennemis de Charles. Maintenant une occasion se présentait, de remédier au mal, et il invitait le roi à se rendre à une conférence sur la Somme; l’entrevue devait avoir lieu en présence d’un petit nombre de témoins, afin de ne pas s’exposer à une rixe entre leurs hommes ou donner l’éveil à Rodolf. Une conversion aussi subite excitait la méfiance, et on engagea Charles à se tenir sur ses gardes; mais sa détresse ne lui donnait pas le droit de se montrer exigeant, et comme il ne s’agissait encore que des préliminaires, il se contenta d’un serment que lui prêtèrent les émissaires du comte de Vermandois. Herbert vint au lieu du rendez-vous avec une suite peu nombreuse, ainsi qu’il l’avait promis, et quand il parut devant son souverain, il se prosterna pour recevoir le baiser royal. Son fils, peu façonné à la dissimulation, tenait une contenance moins respectueuse, et le comte, s’en étant aperçu, frappa violemment le jeune homme à la nuque: Apprends! lui dit-il, à ne pas recevoir debout le baiser du roi ton seigneur. Cette colère dissimulée trompa même les fidèles de Charles; les protestations d’amitié que le traître ne ménagea point, achevèrent de dissiper la méfiance, et le monarque consentit à suivre son vassal dans son château de Saint-Quentin. Tout alla bien le premier jour; mais le lendemain survin­rent des hommes apostés, et l’escorte de Charles, écrasée sous le nombre, fut obligée de prendre la fuite, laissant plusieurs des siens morts ou captifs. Le Carolingien fut de là transporté à Château-Thierry, une des forteresses du comte de Vermandois, et ce dernier se rendit aussitôt auprès de Rodolf, pour recevoir la récompense due à sa trahison»

De Château-Thierry, Charles III fut transporté à Péronne, où il mourut de chagrin le 7 octobre 929. Ce prince, qu’on a sottement qualifié de simple, et qui, suivant l’expression d’Ernst, supporta des revers ca­pables d’ébranler un héros, avait alors accompli sa cinquantième année. Richer nous en a laissé un portrait qui doit être fidèle, car il se concilie assez bien avec les actes connus de sa vie: «Il était, dit-il, d’une extrême bienveillance, d’un coeur aimant et ouvert, beau de corps, peu fait aux exercices guerriers, assez versé dans les lettres, donnant volontiers, parfois avec prodigalité, et joignant à ces qualités deux défauts: trop de facilité à céder à l’attrait du plaisir, un peu d’indolence à exécuter ses projets». Ceux des écrivains français qui applaudissent à la chute du roi Charles, lui reprochent surtout d’avoir été assez faible, assez simple pour céder une partie de territoire aux Normans; mais ils ne remarquent pas qu’au moment même où ce prince était victime de la perfidie de ses vassaux, des bandes de Nonnans envahissaient l’Artois, et que Raoul, de l’usurpation duquel ils se glorifient, incapable de les repousser, battu et blessé par eux, au mois de janvier 926, était réduit à acheter la paix, au prix d’un tribut levé sur la France et sur la Bourgogne. C’est à cette époque aussi qu’un chef norman, appelé Sigefrid s’empara d’une partie du littoral de la Flandre. Arnoul I, comte de Flandre, qui n’a jamais passé pour simple, fit alors exactement ce qu’avait fait Charles III: il donna aux Normans la main de sa fille Elstrude, et lui céda le comté de Guines, à charge d’hommage, pour assurer la tranquillité du reste de ses États.

Charles III, surnommé le Simple, avait régné sans opposition sur la France pendant vingt-deux ans; personne alors ne songeait à mettre en doute son aptitude et son intelligence. Les difficultés ne commencèrent à naître sous ses pas que lorsqu’il eut réuni à la couronne de Neustrie celle de Lotharingie. Cette réunion, qui aujourd’hui serait pour les Français un sujet de gloire, n’était pas envisagée de la même manière à cette époque. Les grands vassaux de la Neustrie ne visaient qu’à se rendre indépendants et n’avaient aucune prétention sur les États de leurs voisins du Nord. Au contraire, ils craignaient que ceux-ci ne prêtassent au pouvoir royal l’appui dont il avait besoin pour les soumettre. D’autre part, Gislebert poursuivait le même but que Robert: il voulait se rendre maître et souverain de son duché. Sa connivence avec Robert et Rodolphe n’avait pas pour objet de changer de suzerain, mais de supprimer la suzeraineté même. C’est ce qui explique toutes les tribulations de Charles III, et les intrigues dont il fut victime, à partir du jour où il rentra en possession de la Lotharingie.

La Belgique a conservé du règne de Charles le Simple un assez bon nombre de diplômes. Voici l’énumération de ceux qui sont parvenus à notre connaissance :

1° Diplôme donné à Attigny en octobre 894, par lequel Charles fait restituer à Francon, évêque de Liège, un domaine dont il avait été violemment dépouillé. Ce diplôme, dont la date est singulièrement rapprochée de l’époque du sacre, paraît être un de ces actes auxquels Richer fait allusion comme destinés à constater la royauté de Charles : Carolum quindennem regem créant ac in urbe purpuratum, more regio, édicta dure constituant

2° Diplôme de l’an 910, par lequel Charles le Simple donne à l’évêque de Liège, Etienne, l’abbaye d’Hastière, Hasteriensem ad Mosam, dans le comté de Couvin, et celle de Saint-Rombaut à Malines.

3° Diplôme du 20 décembre 911, dans lequel Charles le Simple confirme aux chanoines de Cambrai des possessions dont la charte, émanée de Zwentibold, a été détruite lors de l’incendie de cette ville.

4° Charte du 12 avril 912, donnée au palais de Nimègue, par laquelle Charles le Simple cède à Fulrade, prêtre et moine (de Stavelot?), sur la demande des comtes Réginaire et Berenger, certains biens pour en jouir sa vie durant, à la condition qu’après sa mort ces biens passent en propriété à l’abbaye de Stavelo.

5° Diplôme du mois de juillet 913, daté de Bladel, dans la Campine brabançonne (Pladella villa) contenant donation de plusieurs biens et de l’église d’Egmont, à Théodoric, comte de Hollande.

6° Diplôme de l’an 914, par lequel Charles le Simple confirme la fondation de l’abbaye de Brogne dans le comté de Namur, faite par le vénérable abbé Gérard.

7° Diplôme du 25 août 915 par lequel le roi Charles donne à la cathédrale de Saint-Lambert de Liège la forêt appartenant au fisc royal de Theux, que Zwentibold s’était réservée lorsqu’il fit donation de ce fisc. Cette forêt s’étendait jusqu’au-delà de la fron­tière actuelle de Prusse.

8° Charte de restitution de l’abbaye de Susteren (donnée par Zwentibold à l’abbaye de Prum), en vertu d’une décision du plaid tenu à Herstal, le 19 février 916, dont nous avons fait mention plus haut.

9° Diplôme daté d’Herstal 9 avril 916, par lequel Charles le Simple confirme l’immunité et les possessions du couvent de Bannioles dans le pagus Bisuldinensis

10° Autre diplôme daté d’Herstal, le 13 juin 919, qui ordonne, en vertu d’un jugement des grands de la cour, la restitution à l’église de Saint-Pierre à Trêves, de l’abbaye de Saint-Servais de Maestricht, enlevée à ladite église de Trêves par la violence du comte Regnier et de son fils Gislebert.

11° Diplôme daté d’Herstal, 8 septembre 920, par lequel Charles le Simple fait donation de l’abbaye de Maroilles, en Hainaut, à l’évêché de Cambrai.

12° Deux diplômes du mois de janvier 921, portant donation et confirmation de biens à l’abbaye de Maroilles.

13° Diplôme portant donation de la jouissance d’une villa située à Saint-Amand.

2.

LOUIS d’outremer.

 

Entre le moment où Charles III fut détrôné et l’avènement de Louis IV, dit d’Outremer, il y eut un intervalle de plusieurs années, pendant lequel les Carolingiens disparurent entièrement de la scène politique. Dès que la reine Ethgive, qui était soeur d’Athelstan, roi d’Angleterre, fut informée de l’arrestation de Charles, elle s’enfuit avec son fils encore enfant, et chercha un refuge à la cour de son frère. La Lotharingie se trouva alors dans une position assez difficile à définir. Le moment semblait être venu pour Gislebert de s’approprier ce royaume; mais il lui aurait fallu pour cela l’appui de Rodolphe ou Raoul, devenu roi de France. Or la bonne harmonie n’avait pas régné longtemps entre ces deux anciens conjurés; elle avait été rompue par Gislebert, â la suite de l’assassinat de son oncle Ricuin par Boson, frère de Raoul, et bientôt après l’on trouve Gislebert à la cour du roi de Germanie.

Plusieurs chroniques contiennent à ce sujet une histoire peu vraisemblable. Il y est dit qu’un guet-apens avait été tendu à Gislebert par un de ses amis nommé Chrétien; que cet ami, l’ayant attiré seul dans son château, l’avait livré à Henri l’Oiseleur comme rebelle. Mais comprend-on qu’il ait pu être considéré comme rebelle vis-à-vis du roi de Germanie dont il n’était pas le vassal? Et d’ailleurs Henri aurait-il reçu en ami et comblé d’honneurs un homme qui se serait rendu coupable de trahison à son égard? Nous sommes plutôt portés à croire qu’il y avait en Belgique un fort parti pour le roi de Germanie, et que Gislebert fut en quelque sorte contraint d’aller offrir à ce prince la couronne de Lotharingie. Suivant Flodoard, Henri I avait été reconnu roi par les grands du pays de Trêves dès l’année 923; il le fut par les autres Lotharingiens en 925, à l’époque même où les chroniques nous montrent Gislebert parmi les seigneurs de sa cour. On sait du reste que le duc bénéficiaire de Lotharingie fut maintenu dans sa position par le nouveau roi, qui peu de temps après lui donna un témoignage éclatant de sa bienveillance, en lui accordant la main de sa fille Gerberge.

Le roi Raoul étant mort le lo janvier 936, les grands du royaume se réunirent sous la présidence du duc Hugues, pour procéder à l’élection d’un roi de Neustrie. Les voeux se portèrent de divers côtés; il y avait partage d’opinions et conflit d’ambitions. Après en avoir délibéré longuement, l’assemblée finit par adopter le parti le plus sage, celui qui seul pouvait imposer silence aux ambitions déréglées: c’était d’offrir la couronne à Louis, dit d’Outremer, fils de Charles le Simple. On résolut donc d’envoyer une députation en Angleterre pour engager le jeune prince, au nom du duc des Gaules et des autres grands, à revenir parmi eux; elle devait se porter garante de sa sûreté pendant le voyage et lui annoncer que les grands viendraient au-devant de lui jusqu’au bord de la mer. Les envoyés s’embarquèrent à Boulogne et furent reçus par le roi Athelstan au milieu des siens, dans la petite ville d’Evervich (York). Il paraît que la reine Ethgive ne consentit à envoyer son fils en France que sous la condition que les grands du royaume s’engageraient par serment à respecter sa liberté et sa vie, et qu’ils fourniraient des otages pour la garantie de cet engagement. Ces conditions ayant été acceptées, les envoyés partirent chargés de présents, se remirent en mer et revinrent dans la Gaule, apportant au duc les remercîments d’Athelstan et l’assurance d’une vive amitié de la part de ce roi, pour avoir rappelé Louis au trône. Ici nous laisserons parler Richer, car il y a dans son récit des détails trop intéressants pour être omis ou abrégés.

«Le duc et les princes des Gaules, dit-il, vinrent donc à Boulogne pour y attendre le roi, leur seigneur. Il se réunirent sur le bord de la mer et mirent le feu à des cabanons, pour annoncer leur présence à ceux qui étaient sur le rivage opposé. Le roi Athelstan s’y trouvait avec sa cavalerie royale, disposé à envoyer son neveu aux Gaulois qui l’attendaient; quelques maisons incendiées par son ordre montrèrent aux nôtres qu’il était arrivé... Athelstan envoya donc en ambassade aux Gaulois placés à l’opposite l’évêque Odon, qui fut plus tard archevêque de Cantorbéry, homme juste et éloquent; il leur faisait dire qu’il leur accorderait Louis volontiers, si l’on devait lui rendre dans les Gaules autant d’honneurs que lui-même en avait reçu chez lui, les Gaulois ne pouvant moins faire en effet; et il demandait qu’on s’y engageât par serment; que si l’on s’y refusait, Louis recevrait de lui une partie de ses royaumes, où il vivrait content au milieu de ses sujets, sans être importuné de sollicitations étrangères. Le duc promit, ainsi que les autres seigneurs des Gaules, qu'il ferait ce qu’on demandait, si Louis, devenu roi, consentait à suivre ses conseils; en conséquence, il ne refusa point le serment. L’envoyé s’en retourna vers le roi, qui l’attendait, et lui rapporta tout cela. Athelstan rassuré fit embarquer, avec un grand déploiement de pompe, son neveu Louis, accompagné des hommes les plus puissants du pays. Ils se mirent en mer par un vent propice qui enfla les voiles, et les rames écumeuses les conduisirent paisiblement à terre. Les vaisseaux étant bien attachés au rivage, Louis en sortit, et, faisant accueil au duc et aux autres personnes venues au-devant de lui, il se les attacha par les liens du serment.

Le duc s’empressa de lui amener un cheval couvert des insignes royaux; mais lorsqu’il voulut le disposer à se laisser monter, le cheval impatient commença à se jeter de côté et d’autre; alors Louis s’élance avec agilité et, sans employer l’étrier, se place d’un seul bond sur le coursier hennissant, ce qui lui valut des applaudissements et des éloges de la part de tous. Le duc, prenant alors les armes du roi, lui servit d’écuyer jusqu’au moment où il reçut ordre de transmettre ces mêmes armes aux grands des Gaules. C’est ainsi que Louis fut conduit à Laon, entouré de guerriers se disputant l’honneur de le servir. Là, quinze seigneurs l’investirent de l’autorité royale; et, à la satisfaction générale, il fut créé roi par le métropolitain Artold, assisté de vingt évêques. Il fut ensuite conduit dans les villes voisines, où il reçut un favorable accueil; tout le monde s’applaudissait, tout le monde se montrait joyeux, tous les coeurs étaient unanimes»

Ces faits prouvent évidemment combien est imaginaire l’influence qu’Augustin Thierry attribue à une prétendue réaction de la race indigène. Les grands feudataires qui rétablirent Louis IV sur le trône de ses ancêtres n’appartenaient pas, il est vrai, à cette race indigène; mais seuls ils étaient maîtres des destinées du pays, et leur politique avait l’approbation des évêques qui représentaient le peuple gaulois.

Hugues, comte de Paris, était le plus puissant des seigneurs de France; il gouvernait tout le pays situé entre la Loire et la Seine, jusqu’aux frontières de la Normandie et de la Bretagne; de plus, il était abbé laïque de Saint-Martin de Tours, de Saint-Denis et de Saint-Germain-des-Prés. On l’appelait Hugues l’Abbé ou Hugues le Grand, à cause de l’étendue de ses possessions et de son pouvoir; mais il était loin de mériter le titre de grand par ses actions et son caractère. Fils du roi Robert, neveu du roi Eudes et beau-frère du roi Rodolphe, il aspirait à ceindre le diadème à son tour, et il semblait assez puissant pour réussir; mais il n’avait pas le courage de s’emparer de la couronne. Il aida à faire remonter le fils de Charles le Simple sur le trône, tout en nourrissant l’espoir de le renverser par ses intrigues et de prendre sa place. Il voulait provisoirement jouer le rôle des anciens maires du palais, s’emparer du pouvoir et l’exercer sous le nom du roi. Mais Louis n’était pas un Mérovingien; il avait été élevé virilement par sa mère, qui était elle-même une femme énergique.

Hugues emmène d’abord le jeune prince en Bourgogne, pour visiter le pays. Ils y sont reçus avec honneur; les commandants des villes s’empressent de venir à la rencontre du roi, et, à sa demande, lui prêtent serment de fidélité. Un seul, appelé Hugues, frère du feu roi Raoul, se montre peu disposé à se soumettre. Il tenait la ville de Langres, et en refusa l’entrée au roi. Indigné de cette rébellion, Louis fit avancer des troupes contre la ville, qu’il attaqua vigoureusement. La garnison sortit pendant la nuit et prit la fuite; dès lors il n’y eut plus qu’à ouvrir les portes, ce qui fut fait par les habitants. Le roi, maître de Langres, reçut des otages de l’évêque et des autres seigneurs, et prit avec le duc son chemin vers Paris.

Cette tournée décida de l’attitude réciproque du roi et du duc pendant le reste du règne. Soit que Louis se fût aperçu du désir de dominer qui animait Hugues, soit qu’il se crût capable de gouverner sans le concours d’un mentor, il s’éloigna incontinent du duc. Il vint à Laon et confia la garde de la ville à sa mère Ethgive. Tous les historiens représentent le jeune roi Louis comme supérieur à ses prédécesseurs. Il avait une grande activité d’esprit, une intelligence peu commune, beaucoup de bravoure, tout ce qu’il fallait enfin pour relever la puissance royale de l’abaissement où elle était tombée. Mais cette entreprise était devenue de plus en plus difficile; les conditions de la royauté ne s’étaient pas améliorées depuis la captivité et la mort de Charles le Simple; elles étaient, au contraire, devenues plus mauvaises que jamais. Même le comté de Laon n’était plus intact; un comte du nom de Roger en avait été investi sous le règne de Raoul, et Herbert de Vermandois avait élevé une citadelle sur les remparts mêmes de la ville.

Dès que le duc s’aperçu que le roi l’écartait des affaires, il se rapprocha du comte Herbert, dont il connaissait les mauvais instincts, et se concerta avec lui pour travailler à la ruine de leur suzerain. Herbert commença par s’emparer de Château-Thierry, en corrompant l’officier qui avait le commandement de cette place. Une invasion de Hongrois qui eut lieu dans ce moment fut sans doute ce qui empêcha le roi de réprimer cette usurpation. Après le départ des Hongrois, Louis fit marcher une cohorte contre Montigny, dans le Soissonnais. Cette place servait de retraite à une sorte de brigand nommé Serlus : elle fut prise et rasée. Le roi se rendit ensuite dans les contrées maritimes de la Belgique; il y fut reçu par Arnoul, comte de Flandre, et s’occupa avec lui des moyens de reconstruire la forteresse de Wissant. Pendant qu’il était en Flandre, Herbert envahit et prit par trahison le château de Causoste, ou de La Chaussée, qui appartenait à l’église de Reims. Il rançonna les habitants, ravagea les champs d’alentour, mit une garnison dans la place, et se porta lui-même sur un autre point. Quand Louis revint, un danger plus pressant appelait son attention : sa ville même de Laon était menacée. Il fallut faire le siège de la citadelle qu’Herbert y avait élevée et que ses gens occupaient. Ce ne fut qu’après un siège assez long et pénible que le roi parvint à s’en rendre maître. Pendant ce temps le comte de Flandre faisait la guerre ti Erluin, comte de Ponthieu, qui appelait à son secours le duc de Normandie, et qui à l’aide des troupes de Guillaume, reprenait le château de Montreuil.

Est-il étonnant que, dans cette situation, Louis d’Outremer ait accueilli l’offre de rentrer en possession de la Lotharingie, où il espérait trouver des auxiliaires dévoués à sa famille? Après la mort du roi Henri (5 juillet 936), ce royaume était échu à son fils et successeur Othon I, mais toujours sous le gouvernement bénéficiaire du duc Gislebert. Celui-ci n’avait pas renoncé à ses vues ambitieuses; il n’attendait que l’occasion de les réaliser. Othon avait un frère plus jeune que lui, nommé Henri, qui prétendait que la couronne lui était dûe parce qu’il était né quand son père était roi de Germanie, tandis que la naissance d’Othon remontait à l’époque où son père n’était que duc de Saxe. Cette prétention fut encouragée par Eberhard, duc de Franconie, qui amena le jeune Henri à Gislebert. C’était l’occasion que le duc de Lotharingie attendait. La conspiration fut bientôt organisée. Les trois conjurés, ayant pris les armes, unirent leurs forces et se disposèrent à marcher contre le roi. Mais Othon ne les attendit point; il se porta rapidement avec une armée sur le Rhin. Une bataille sanglante eut lieu à Rurick, dans le pays de Clèves. Vainement les insurgés voulurent-ils empêcher l’armée du roi de traverser le Rhin, ils furent vaincus et mis en fuite. Othon les poursuivit; il entra en vainqueur dans la Lotharingie, et vint mettre le siège devant le château de Chèvremont sur la Vesdre, où Gislebert s’était réfugié.

Ce fut alors que les partisans de Gislebert vinrent offrir à Louis d’Outremer la couronne de Lotharingie. Louis céda trop facilement peut-être à leurs suggestions, et consentit à unir ses armes aux leurs. Cepen­dant, comme il ne possédait pas de forces suffisantes pour aller attaquer l’armée d’Othon, il se borna à tenter une diversion en envahissant l’Alsace. Othon, dès qu’il en fut informé, leva le siège de Chèvremont et se mit à la poursuite de ce nouvel ennemi; mais Gislebert délivré se hâta de rejoindre le duc Eberhard pour marcher avec lui au secours du roi. Il paraît que l’archevêque de Mayence, l’évêque de Strasbourg et l’évêque de Metz s’étaient associés à l’entreprise de Louis d’Outremer; leurs gens occupaient le château de Brisach qui appartenait à Eberhard. Othon n’eut pas beaucoup de peine à expulser Louis de l’Alsace: les armées de la Germanie étaient à cette époque beaucoup supérieures à celles de la Gaule. Gislebert et Eberhard, qui s’avançaient avec des forces assez considérables le long du Rhin, furent surpris dans leur camp près d’Andernach, par les généraux d’Othon. Le duc de Franconie fut tué en se défendant; Gislebert se jeta avec son cheval dans le Rhin qu’il espérait traverser, mais il y périt.

Loin d’abuser de sa victoire, Othon I se montra plein de clémence et de modération. L’archevêque de Mayence, Frédéric, fut envoyé temporairement à l’abbaye de Fulde, et Rudhard, évêque de Strasbourg, au monastère de Corbie. On ne dit pas ce que devint l’évêque de Metz, qui avait persisté le plus longtemps dans sa rébellion. Othon ne rentra dans la Lotharingie que pour y rétablir la paix et la concorde; tous les seigneurs lotharingiens se soumirent; et pour que rien ne manquât à la réconciliation, le roi Louis épousa Gerberge, veuve de Gislebert et soeur d’Othon. Peut-être espérait-il par ce moyen remonter sur le trône de ses ancêtres; mais il paraît qu’Othon réservait la dignité de duc de Lotharingie à son neveu Henri, fils mineur de Gerberge et de Gislebert. Il entendait bien en conserver la suzeraineté, car le jeune Henri étant mort en 944, il nomma successive­ment d’autres ducs, qui ne purent se maintenir dans le pays, et finit par confier le gouvernement à son frère Bruno, archevêque de Cologne.

Force fut donc à Louis d’Outremer de se contenter du royaume de France, quelles que fussent les difficultés de sa position vis-à-vis des grands vassaux. Les prétentions d’Herbert sur le territoire rémois et sur le siège épiscopal de Reims, où il voulait placer un de ses fils appelé Hugues, furent la première cause de ses embarras. L’archevêque Àrtold voulut reprendre le fort de La Chaussée, qui lui avait été enlevé par Herbert, en 938. Celui-ci, de concert avec Hugues, le duc, marcha contre l’archevêque et s’empara de la ville de Reims. L’évêque de Soissons conféra la prêtrise au jeune Hugues, qui fut proclamé archevêque en remplacement d’Artold.

Enhardis par le succès, Herbert et Hugues le Grand portèrent leurs vues sur la place même de Laon, qui était la résidence du roi. Louis d’Outremer n’avait pas assez de forces pour leur résister. Il prit le parti d’aller en Bourgogne lever une armée. On le vil bientôt reparaître dans les plaines de la Champagne, avec tout ce qu’il avait pu recruter de combattants. Quoiqu’il eût peu de inonde avec lui, il se disposait à marcher à l’ennemi; mais bientôt les conjurés quittent le siège de Laon, se portent au-devant du roi, tombent à l’improviste sur son armée et la mettent en déroute. Louis, entraîné par les siens, put à peine échapper à une mort imminente, en se sauvant avec deux de ses comtes dans la place de Hautmont.

La situation du roi était des plus critiques: il se retira, semble-t-il, par la Bourgogne au midi de la Loire, où il avait quelques partisans. Cependant le pape Étienne VIII prit parti pour la royauté; il envoya dans la Gaule un légat chargé de lettres apostoliques qui menaçaient d’excommunication les vassaux infidèles. Le roi, de son côté, fit faire des démarches auprès de Guillaume, duc des Normans, qui consentit à entrer dans son parti. L’exemple de Guillaume entraîna les ducs des Aquitains et des Bretons: ils vinrent trouver le roi et s’engagèrent à combattre pour sa cause. Louis, les ayant ainsi ralliés, s’avança vers Herbert et Hugues, qui étaient campés de l’autre côté de l’Oise. Des pourparlers s’établirent d’une rive à l’autre; ils aboutirent à une trêve; des otages furent donnés, et l’on se sépara.

Il paraît que le roi Othon ne fut pas étranger à cet essai de conciliation; Flodoard en parle comme s’il se fut trouvé sur l’Oise avec Hugues, son beau-frère. Richer dit aussi qu’Othon fit tous ses efforts pour réconcilier Hugues avec Louis. Une assemblée fut tenue à Attigny, mais elle n’eut d’autre résultat que de brouiller le duc des Normans avec Hugues et Arnoul, comte de Flandre. Ceux-ci, peu de temps après, se débarrassèrent de leur ennemi en le faisant assassiner.

Hugues et Arnoul espéraient sans doute pouvoir s’emparer du duché de Normandie; mais Louis ne laissa pas échapper cette occasion naturelle et fort légitime, quoi qu’on en ait dit, de faire revivre ses droits de suzeraineté sur cette partie du royaume. Il investit Richard, fils de Guillaume, de la terre des Normans, et reçut des grands qui l’accompagnaient le serment de fidélité. Richard I, surnommé sans peur, n’avait alors que dix ans. Sa soumission au roi excita le mécontentement des hommes du Nord de la dernière émigration. Leur chef, Setrich, était entré dans la Seine avec une flotte considérable; il y avait été rejoint par Thurmod, qui déjà était établi en Normandie, mais qui, revenu au culte des païens, voulait forcer le fils de Guillaume à l’imiter. Louis d’Outremer rassembla des troupes pour les combattre, et marcha contre eux avec huit cents hommes... Ici nous devons laisser parler Richer, dont le récit est extrêmement intéressant.

«Comme le roi avait peu de monde, il ne put étendre son armée sur plusieurs points, de manière à envelopper l’ennemi; mais, entouré des siens, il les fit marcher, enseignes hautes, en colonne serrée. Les gentils, de leur côté, s’avancèrent à pied, en ordre de bataille; dès le premier engagement, ils jetèrent leurs épées en avant, selon leur usage national, et pensant que les pointes serrées allaient effrayer et percer la cavalerie du roi, ils se précipitèrent sur elle avec leurs boucliers et leurs lances. Mais ce nuage d’épées dissipé, la cavalerie royale, couverte de fer, entame et traverse leurs rangs, fond sur les fantassins unis en corps épais, les traverse et les laisse sur place; puis, revenant sur ses pas, les enfonce de nouveau et les disperse. Le roi Setrich, qui avait été forcé de fuir au fort de la mêlée, fut bientôt découvert dans les broussailles et percé de trois coups de lance. Pour Thurmod, il combattait encore de toutes ses forces, lorsque le cheval du roi Louis, lancé à la charge, le frappa de son poitrail et le renversa. Le roi, continuant sa course, passa outre sans le reconnaître; mais bientôt, assailli par l’ennemi, il s’arrêta pour combattre; alors Thurmod, appuyé des siens, l’attaque par derrière, et lui enfonce sa lance sous l’épaule droite, par le défaut de la cuirasse, presque jusqu’à l’hypocondre gauche. Cette blessure força le roi à s’arrêter un moment au milieu du carnage; il regarde celui qui l’a frappé, et, d’un coup porté obliquement sur le côté droit, il coupe à l’agresseur la tête et l’épaule gauche. Il y eut un tel carnage de gentils, qu’il périt là neuf mille d’entre eux, à ce qu’on rapporte»

Après cette victoire, le roi confia la ville de Rouen à Erluin, qui avait été l’ami du duc Guillaume, et en faveur duquel celui-ci s’était attiré la haine du comte de Flandre. Louis était revenu à Compiègne, lorsqu’il apprit un événement qui n’était pas moins heureux pour sa cause: Herbert, comte de Vermandois, venait de mourir, frappé d’apoplexie foudroyante. Ses fils s’empressèrent d’aller faire hommage au roi, qui les accueillit avec bonté, oubliant les injures de leur père. Tout semblait être favorable, dans ce moment, à la restauration du pouvoir royal. Louis d’Outremer aurait pu profiter de la circonstance, pour reprendre à Hugues, fils d’Herbert, le siège épiscopal de Reims qu’il n’avait acquis que par la violence: il aima mieux employer les moyens de conciliation. Une sorte d’arrangement fut conclue entre les prélats concurrents; on concéda à Artold quelques domaines situés dans le pays rémois, et le jeune Hugues demeura en possession de son évêché. La même politique prévalut à l’égard du comte de Paris: le roi, voulant s’attacher Hugues le Grand par ses bienfaits, le pria d’être le parrain d’un de ses enfants et le nomma, à cette occasion, duc de toutes les Gaules. Il partit ensuite, avec la reine Gerberge, pour l’Aquitaine; il reçut à Revers le duc des Goths, Raymond, et les principaux des Aquitains, qui étaient venus au-devant de lui. Il s’occupa avec eux du gouvernement des provinces, et se les fit remettre, dit Richer, afin qu’ils parussent bien tenir de lui toute leur autorité. Mais il ne refusa point de leur en conférer de nouveau l’administration. Il les constitua donc et les établit gouverneurs en son nom.

Dès son retour à Laon, il voulut, afin de compléter son oeuvre de pacification, réconcilier Arnouf, comte de Flandre, avec Erluin. Comme Arnoul aurait été exposé à faire de trop grandes restitutions, parce que Erluin, par son lait, avait subi de très-grandes pertes, le roi donna à celui-ci, à la décharge d’Arnoul, la ville d’Amiens, pour l’indemniser de ses pertes. Tous deux furent ainsi réconciliés, de sorte que l’ordre et la paix semblaient devoir se rétablir dans tout le royaume.

Mais des événements imprévus eurent bientôt rallumé le feu de la discorde. Un fort parti de Normans vint fondre sur la Bretagne; la ville de Nantes fut prise et saccagée. Les Bretons essayèrent de se défendre, mais ils furent vaincus par les Normans, qui en tuèrent un grand nombre et réduisirent le reste en servitude. Dès que le roi fut informé de cette agression, il convoqua les comtes Arnoul et Erluin, et fit un appel à quelques évêques de la Bourgogne; lui-même se mit en campagne avec les troupes qu'il put réunir sous ses drapeaux. Arrivé à Rouen, il y fut reçu par ceux qui étaient restés fidèles à leurs serments; mais il vit bientôt que les forces des insurgés étaient plus considérables que les siennes. Il envoya demander du renfort à Hugues, et pour le décider à venir lui-même avec des troupes suffisantes, il lui donna la ville de Bayeux, à condition qu’il s'en emparerait avec le surplus de ses forces. Le duc accepta le don, et promit de venir au secours du roi. En effet, il traversa la Seine avec ses troupes, et arriva devant Bayeux; mais là il s’arrêta pour attaquer la ville et la presser par de nombreux assauts. Pendant ce temps, les Normans avaient fait leur soumission au roi. Celui-ci en informa le duc et lui ordonna de lever un siège qui n’avait plus de raison d’être. Cet ordre, au lieu d’être exécuté, ne fit qu’enflammer l’ardeur de l’assiégeant. Le roi fut obligé de lui faire dire que, s’il ne se retirait pas, il allait marcher contre lui avec ses troupes. Hugues céda enfin, mais il conserva de cette humiliation un ressentiment qui eut les plus funestes conséquences.

La guerre civile éclata peu de temps après. Instigués par Hugues, Bernard de Senlis et Teutbold de Tours envahirent et saccagèrent la ville de Montigny, qui appartenait au roi. Ils pénétrèrent dans la résidence royale de Compiègne, y enlevèrent les insignes de la royauté et s’y livrèrent à toutes sortes de déprédations. Louis d’Outremer, qui était encore à Rouen, se mit à la tête d’une armée normande, et se transporta d’abord dans le Vermandois, qui était le foyer de toutes les insurrections. Il ravagea entièrement le comté, et puis ayant mandé les comtes Arnulphe, Erluin, Bernard le Danois et Théoderic, il voulut se rendre à Reims; mais l’archevêque Hugues, qui occupait cette ville, lui en fit fermer les portes. Le roi irrité voulut faire le siège de Reims. Alors Hugues, le duc, intervint non par la force, mais par l’intrigue. Il ouvrit des négociations interminables; tous, les moyens furent mis en œuvre pour les prolonger jusqu'à ce qu'une occasion se présentât de faire tomber le roi dans le piège.

Un armistice ayant été conclu, Louis d’Outremer, qui était sans méfiance, retourna à Rouen avec Erluin et un petit nombre des siens, ne craignant pas d’y séjourner avec peu de monde, comme il avait l’habitude de le faire. Ce fut le moment opportun pour ses ennemis. Hagrold, comte de Bayeux, l’engagea à visiter cette ville. Le roi ne fit aucune difficulté de s’y rendre avec peu de monde, croyant aller chez un de ses fidèles dont il n’avait pas à suspecter la loyauté ; mais à peine y était-il, qu’il se vit assaillir par une troupe d’hommes armés. Il ne dut son salut qu’à la vigueur de son bras et à la rapidité de son cheval. Il rentra seul à Rouen. Là de nouvelles trahisons l’attendaient : les habitants s’emparèrent de sa personne et le jetèrent dans une prison (943).

Nous allons voir maintenant se déployer le caractère d’Hugues le Grand, que le célèbre Augustin Thierry n’a pas craint de glorifier comme le chef du parti national en France. Dès que le duc eut appris que le roi, son suzerain, et à qui il avait prêté serment de fidélité, était prisonnier des Normans, il songea aux moyens non de le délivrer, mais de se le faire livrer, afin d’en obtenir sans combat et sans danger la place de Laon, qui le gênait dans ses projets ambitieux. Il se rendit à cet effet à Bayeux, auprès de cet honnête comte Hagrold, qui, à son instigation, avait dressé le premier guet-apens. Là, feignant d’agir dans l’intérêt du roi, il demanda sa mise en liberté aux Rouennais, dont la réponse lui était probablement connue d’avance. Ceux-ci ne re­fusaient pas ce qu’on leur demandait, mais ils y mettaient pour condition que tous les enfants de Louis d’Outremer leur fussent livrés comme otages. Hugues, se posant en intermédiaire officieux, fit connaître à la reine Gerberge les exigences des Normans. Cette princesse, qui avait deux enfants, ne consentit à livrer que le plus jeune de ses fils; elle refusa formellement de se séparer de l’aîné. Les Normans finirent par transiger: ils acceptèrent comme otage le plus jeune des fils de Louis, à condition qu’il fût accompagné de l’évêque de Soissons, qui était un des personnages les plus considérables du parti royaliste.

Mis en liberté, le roi s’attendait à être reconduit à son palais; mais alors Hugues jeta le masque. Ce fut lui qui s’empara du prisonnier, et il le confia à la garde de Teutbold, comte de Tours. Les historiens français n’ont pas un mot pour flétrir cette infamie; Augustin Thierry se borne à dire que le roi ne sortit de la tour de Rouen que pour être livré aux chefs du parti national qui l’emprisonnèrent à Laon. Nous savons bien que la morale des partis politiques ne s’élève pas ordinairement plus haut; mais celle de l’histoire au moins devrait avoir d’autres proportions. Et d’ailleurs le parti national que rêve Augustin Thierry est excessivement problématique; on ne le voit apparaître nulle part. Hugues le Grand figure seul sur le théâtre de l’intrigue, et son ambition personnelle domine toute la scène. Un parti vraiment national ne s’efface pas derrière des intérêts aussi peu avouables.

Quand la reine Gerberge fut informée de la trahison du duc, elle implora l’assistance de son frère Othon et celle d’Edmond, roi d’Angleterre. Othon envoya une députation à Hugues pour l’engager fortement à mettre le roi en liberté. Edmond lui fit témoigner son indignation, et le menaça de l’attaquer par mer et par terre. C’eût été le moment pour un parti national de se révéler par une démonstration énergique; mais que voyons-nous? Hugues repousse avec énergie les menaces du roi d’Angleterre, mais il s’efforce de fléchir Othon; il lui fait demander une entrevue et ne peut l’obtenir. Il s’en va ensuite trouver Louis d’Outremer dans sa prison, lui reproche d’avoir dédaigné ses services, les lui offre de nouveau; il consent à ce que Louis remonte sur le trône; il promet d’être son soutien, son défenseur, de lui garder fidèlement sa foi... pourvu qu’à titre de récompense, le roi lui concède la ville de Laon!

Louis fut obligé de consentir. Après avoir ainsi payé sa liberté, il se retira à Compiègne, où il fut bientôt rejoint par la reine Gerberge, quelques évêques de Belgique et plusieurs grands de ce pays. La situation qui lui était faite avait beaucoup d’analogie avec celle des derniers Mérovingiens. Hugues voulait jouer le rôle des maires du palais de la famille des Pépins; mais il était loin de pouvoir leur être comparé sous quelque rapport que ce fût; et Louis d’Outremer n’était pas un roi de l’espèce de celui qui en 752 avait été jugé par tout le monde, par les Francs, par les évêques gallo-romains et par le pape lui-même, indigne de porter la couronne. Le Mérovingien serait entré dans un cloître, et dépouillé de sa longue chevelure, il se serait résigné. Louis n’était pas d’humeur aussi bénévole; son premier soin fut de chercher les moyens de se venger et de récupérer tout ce qu’on lui avait pris. Il fit exposer sa situation à son beau-frère, le roi Othon, et à Conrad, roi de Bourgogne; l’un et l’autre promirent de lui venir en aide.

Cette promesse ne tarda point à être suivie d’exécution. En 946 Othon, ayant franchi le Rhin avec une armée, traversa la Belgique et marcha au-devant de Conrad qui, parti des Alpes, accourait au secours du roi Louis. Celui-ci se joignît bientôt à ses auxiliaires, et les trois rois se dirigèrent ensemble d’abord sur Laon, ensuite vers Reims. L’archevêque Hugues, qui occupait toujours cette dernière ville, fut si effrayé qu’il l’abandonna et s’enfuit avec les siens. On vit alors Artold remonter sur le siège épiscopal de Reims, d’où il avait été expulsé quelques années auparavant. Après avoir pris Reims, les rois laissèrent cette ville à la garde de la reine Gerberge assistée de quelques fidèles, et se mirent à la poursuite du duc Hugues, qui s’enfuit à Orléans; ils traversèrent la Seine et dévastèrent tout le pays jusqu’à la Loire; ils passèrent ensuite sur les terres des Normans, où les mêmes ravages furent exercés.

Bien que le duc de France n’eût pas été personnellement atteint dans cette campagne, il paraît cependant qu’elle eut pour effet d’affaiblir considérablement sa puissance et de relever l’autorité du roi. Nous en trouvons la preuve dans un fait assez signi­ficatif qui eut lieu l’année suivante (947). Louis étant venu en Belgique, Othon se porta à sa rencontre, et les deux souverains se rendirent à Aix-la-Chapelle où fut célébrée la fête de Pâques. C’était pour Hugues une occasion de se montrer; du moins il le pensait, car il profita de l’absence du roi pour tâcher de reprendre la ville de Reims. Déjà le siège de cette place était commencé; un camp, entouré de fossés et de palissades, avait été formé devant la ville, lorsqu’on apprit que le roi revenait furieux. Les assié­geants se hâtèrent de disparaître, et le roi entra dans la place sans même les avoir rencontrés.

Cependant Louis d’Outremer et beaucoup de grands, tant ecclésiastiques que laïques, désiraient de voir mettre un terme aux maux résultant de cette guerre civile. Plusieurs synodes se succédèrent dans les années 947 et 948. Le plus important est celui qui fut tenu à Ingelheim, au mois d’août 948, et auquel assistèrent les rois Louis et Othon. On y délibéra sur les périls de la chose publique, sur les mauvais traitements que le roi avait eu à subir et sur la nécessité de rétablir la puissance royale. Louis prononça un discours qui résume admirablement la longue histoire des intrigues et des indignités du duc.

«A quel point, dit-il, je suis forcé de me plaindre des mauvaises dispositions et de la conduite de Hugues, il le sait celui par la grâce duquel, ainsi qu’on vient de le dire, vous êtes ici rassemblés. Le père de Hugues, pour remonter au commencement, le père de Hugues, convoitant le trône du roi mon père, qu’il aurait dû servir et au palais et à la guerre, priva cruellement le roi de ce trône, et demanda que jusqu'à la lin de ses jours il fût renfermé dans une prison. Pour moi, jeune enfant, je fus caché par les miens dans une botte de foin, et il me força de me réfugier au-delà des mers, et jusqu’auprès des monts Riphées; après la mort de mon père et durant mon exil, ce même Hugues, se rappelant l’exemple de son père, dont la présomption avait causé la mort, craignit de se charger du royaume; mais par haine pour nous, il donna le trône à Raoul. Enfin la Divinité, disposant de celui-ci comme des autres, mit fin à son règne quand il lui plut. Le trône devenant donc vacant, il me rappela de la terre d’exil, par le conseil des gens de bien, et, du consentement de tous, m’éleva sur le trône, ne me laissant rien autre chose que la ville de Laon. Lorsque ensuite j’ai cherché à rentrer en possession des droits qui me paraissaient appartenir au roi, il en conçut une profonde envie. Il devint alors mon ennemi secret: si j’avais quelques amis, il les séduisait par de l’argent; de mes ennemis il réchauffait la haine. Enfin, poussé par l’envie, il engagea les pirates (les Normans) à me prendre par trahison, pensant que si la chose avait lieu, il pourrait faire passer la couronne sur sa tête. L’effet répondit à l’artifice; je fus pris et confié aux murs d’une prison. Hugues alors, feignant de m’arracher de leurs mains, demanda que mes fils leur fussent donnés en otages. Mais ceux qui m’étaient restés fidèles s’opposèrent à ce que tous mes enfants leur fussent livrés ; ils en reçurent un seulement et me remirent entre les mains du duc. Comptant déjà sur la liberté, je voulais aller partout où il me conviendrait, mais on sait qu’il en fut autrement: car bientôt Hugues me jeta dans les fers et me garda en prison l’espace d’un an. Enfin, lorsqu’il vit qu’il allait être attaqué par mes parents et mes amis indignés, il m’offrit la liberté en échange de Laon. Cette place était mon seul rempart, c’était mon seul asile, celui de ma femme et de mes enfants. Que faire? Je préférai la vie à une forteresse; pour une forteresse j’acquis la liberté. Et voilà que privé de tout, j’implore le secours de tous. Si le duc ose démentir ces faits, il ne nous reste plus que le combat singulier»

Hugues le Grand se garda bien de relever cette provocation: «Il ne se présenta, comme on pouvait le croire, dit Augustin Thierry, ni avocat ni champion de la partie adverse pour soumettre un différend national au jugement du roi de Germanie...» Cette manière de présenter les choses est évidemment fausse; il ne s’agissait ni de différend national ni d’un jugement à prononcer par le roi de Germanie. Le différence entre Louis et Hugues était essentiellement personnel; il pouvait fort bien se vider par un duel; cela était conforme aux usages du temps. Le même auteur n’est pas plus exact, quand il dit que l’assemblée se composait des évêques de la Germanie. Richer cite parmi les assistants le métropolitain de Reims, les évêques de Toul, de Metz, de Verdun, de Cambrai, de Laon, de Tongres, de Strasbourg et de Bâle. L’assemblée était présidée non par le roi de Germanie, mais par un légat du Saint-Siège; elle n’avait aucun caractère national; elle n’était ni germaine ni gauloise, mais chrétienne et cosmopolite comme l’Église.

Les délibérations de cette assemblée ont un cachet de sagesse fort remarquable. On y constate d’abord que le duc s’étant emparé de presque tous les droits du trône, le synode se trouve impuissant pour lui ré­sister à force ouverte; on reconnaît ensuite qu’il vaut mieux essayer de moyens plus doux et tâcher, avec l’aide de Dieu, de ramener ù la règle, par la raison et par des considérations puisées dans les choses mêmes, celui qui n’a ni crainte de la Divinité, ni respect humain. On décide enfin que si, après un avertissement amiable, le duc refuse de venir à résipiscence, il sera frappé d’un anathème général. «Voilà, dit le légat du Saint-Siège, tout l’appui que nous pouvons lui prêter (au roi Louis). Maintenant n’en a-t-il pas à rece­voir d’ailleurs? En terminant sa plainte, il demande le secours de tout le monde: nous sommes venus à son aide; que recevra-t-il à présent du seigneur et roi Othon?»

A cette interpellation Othon répondit: «Il y a, mes pères, des avantages que vous pouvez procurer au seigneur et sérénissime roi Louis; car, si vous attaquez ses ennemis par les armes divines, ou ils succomberont promptement dans ce combat, ou s’il reste quelque chose à faire, nos armes l'effectueront plus facilement. Ainsi donc, comme le veut le légat du seigneur pape, employez les armes qui vous sont propres, et percez du glaive de l’anathème les ennemis d’un si grand roi. S’ils osent ensuite relever la tête, et ne craignent pas de résister à l’excommunication, alors ce sera à nous d’agir...

Le synode écrivit effectivement au duc Hugues, pour l’exhorter à donner satisfaction au roi: «Nous t’avertissons, disait-il, de revenir à d’autres sentiments, nous t’exhortons à rentrer au plus vite dans une humble soumission envers ton seigneur. Que si lu méprises nos admonitions, sans aucun doute, avant de nous séparer, nous te frapperons d’anathème, jusqu’à ce que tu aies donné satisfaction, ou que tu sois allé à Home pour t’expliquer devant notre soigneur le pape»

Il ne paraît pas que le duc ait tenu grand compte de cette menace: car l’anathème fut réelle ment prononcé à Trêves, où le synode s’était transporté. Le roi Louis reçut alors du roi Othon quelques troupes, avec lesquelles il prit successivement la place de Mouzon et le fort de Montaigu; il fit une vaine tentative pour rentrer dans sa ville de Laon, et puis il se retira à Reims. Il y vivait assez paisiblement, lorsque le duc, bravant l’anathème, vint avec une armée de Normans attaquer Soissons, qu’il ne put prendre, et marcha ensuite sur Reims. Alors le roi envoya Gerberge vers Othon, son frère, pour l’engager à lui envoyer au plus vite des troupes en nombre suffisant. Othon ordonna à Conrad, duc de Lotharingie, de lever une armée en Belgique. Mais dans l’intervalle, le roi Louis s’empara par surprise de la ville de Laon, sauf la citadelle qu’il ne put emporter, quelque effort qu’il fît.

Au mois de juillet suivant (949), nous voyons le duc Conrad arriver de Belgique avec son armée. Le roi se met à la tête des Belges, entre sur les terres du duc Hugues, incendie le faubourg de Senlis, assiège la ville et ravage sans pitié tout ce qu’il rencontre appartenant au duc, jusqu’à la Seine. Les évêques interviennent et négocient une trêve; le pape, de son côté, approuve les actes du concile tenu l’année précédente à Ingelheim, et excommunie de nouveau le duc. Les évêques gaulois, encouragés par cet acte du pape, font au duc de sévères remontrances et finissent par le décider à la soumission. Hugues demande à se réconcilier avec le roi, et promet de lui donner entière satisfaction. Une conférence eut lieu entre eux près de la Marne. Le duc se reconnut par les mains et par le serment l’homme du roi, lui rendit la citadelle de Laon, qu’il fit évacuer, et promit de lui garder dorénavant une parfaite fidélité

Ces faits sont de la fin de l’année 949 et du commencement de 950. Louis d’Outremer régna paisiblement depuis cette époque. Nous avons de lui un diplôme donné à Reims, le 20 août 950, par lequel il confirme une donation faite à l’abbaye de Saint-Pierre de Gand. Mais en 954 il fit une chute de cheval en poursuivant un loup dans une partie de chasse. Cet accident occasionna sa mort, qui eut lieu le 9 septembre de la même année. Il fut enseveli dans le monastère de Saint-Remi près de Reims.

 

 

LOTHAIRE

(954-986)