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THE FRENCH DOOR

 

 

HISTOIRE DES CAROLINGIENS

 

CHAPITRE PREMIER.

ORIGINE BELGE DES CAROLINGIENS.

1.

PEPIN DE LANDEN ET SA FAMILLE.

 

A l’époque où la monarchie mérovingienne fut partagée, pour former les royaumes d’Austrasie, de Neustrie et de Bourgogne, la population de la Belgique était encore dans son état primitif. Aucun changement ne s’était opéré ni dans les moeurs, ni dans les institutions. Les habitants vivaient, comme avaient vécu leurs pères, de la vie des champs; ils détestaient le séjour et la corruption des villes. Aucune cité nouvelle ne s’était élevée; au contraire, Tongres avait été détruite, et Tournai ne devait sa conservation qu’au séjour qu’y firent les premiers rois mérovingiens.

La civilisation gallo-romaine avait fait si peu de progrès dans nos contrées, que le christianisme même, rétabli à Tournai, à Cambrai, à Trêves, à Cologne, à Maestricht (siège épiscopal de Tongres), n’avait pu jusqu’alors pénétrer au coeur du pays, et que l’Église n’y possédait encore aucun établissement. Les premières donations pieuses faites en Belgique, et par conséquent aussi les premières fondations de monastères et d’églises, datent du siècle suivant, à l’exception peut-être d’une donation assez insignifiante faite par le roi Chilperic I à l’église de Tournai en 575. La Belgique était donc dans cette situation que nous avons décrite, lorsque nous avons représenté la société franque comme une fédération de tribus formée par l’alliance des hommes libres, propriétaires du sol. Parmi ces seigneurs territoriaux il y en avait de grands, de puissants, qui étaient considérés à la cour de Metz, et qui y participaient plus ou moins au gouvernement du pays. Tels furent Pépin et Arnulphe, ces deux chefs de la famille carolingienne; mais il ne semble pas que, depuis Childeric, qui s’était fixé à Tournai, les rois mérovingiens eussent conservé en Belgique ni palais, ni lieu d’habitation quelconque. Au reste, la situation intérieure du pays à cette époque est enveloppée d’une obscurité profonde.

Ce n’est guère qu’au septième siècle que la lumière commence à se faire. On distingue alors, mais confusément encore, quelques traits de la physionomie politique du pays. Le pagus hasbaniensis, dont nous avons à nous occuper d'abord, est mentionné pour la première fois dans une charte de donation de l’an 673. Il y est appelé Hasbanium. Les Francs, dans leur langue, disaient Haspingow ou Hespengau. Ce pays, qui s’étendait depuis Louvain jusqu’à Liège, et qui avait pour limites le Demer, la Meuse et la Mehaigne, porte encore aujourd’hui, mais dans des limites plus restreintes, le nom de Hesbaie. C’est dans cette contrée, où n’existait alors ni ville, ni bourg un peu considérable, qu’il faut chercher le berceau de la famille des Pépins. C’est là en effet que se trouve Landen. Bien que le nom de cette localité n’ait été attaché à celui de Pépin l’ancien qu’à une époque postérieure, on croit néanmoins que Landen fut son lieu d’habitation ordinaire, et très probablement son lieu de naissance. L’hagiographe Surius rapporte qu’après sa mort, en 640, il fut inhumé dans sa cité (ou son burg) de Landen, et que son corps y reposa longtemps, jusqu’à ce qu’on le transportât à l’abbaye de Nivelles.

De Klerk, qui écrivait vers l’an 4318, dit qu’on voit encore à Landen les ruines d’un vieux château et que cela s’appelle le vieux Landen. Il ne reste plus aujourd’hui aucun vestige de ce burg ou château. D’après Gramaye, l’habitation de Pépin devait se trouver à l’endroit où fut bâtie la première église, dédiée à sainte Gertrude. Il y avait effectivement une vieille église au hameau de Sainte-Gertrude près de Landen; suivant la tradition, elle avait été consacrée par saint Arnaud et se trouvait à côté du château. C’est donc au hameau de Sainte-Gertrude qu’aurait été l’habitation de Pépin. On y remarque encore aujourd’hui un monticule qui porte le nom de Tombe de Pépin, et qui probablement est l’endroit où reposait son corps avant qu’on l’eût transféré de Landen à Nivelles.

Pépin de Landen était fils de Karlmann ou Carloman, que les historiens de sa vie appellent prince, princeps, et qui fut tout au moins un de ces grands propriétaires fonciers dont nous avons déjà parlé. Il devait jouir d’une haute autorité dans son pays, puisque les chroniques anciennes disent qu’il gouvernait toute la population depuis la forêt Charbonnière et les rives de la Meuse jusqu’aux limites des Frisons. Ce premier chef connu de la race carolingienne eut deux enfants, Pépin, comme nous venons de le dire, et Amelberge. De Pépin, marié à Iduberge ou Itta, naquirent Grimoald, Begghe et Gertrude. Amelberge, mariée à Witger qui habitait le Brabant et probablement le village de Hamme près de Releghem, donna le jour à Emebert, à Reinelde et à Gudule. Tous ces noms sont populaires dans notre pays. On voit déjà, dès les premières générations, que cette famille a rempli la Belgique de ses souvenirs. On aperçoit aussi la part qu’elle prit à la propagation du christianisme: de tous les descendants de Pépin et de sa soeur que nous venons de citer, il n’en est qu’un, Grimoald, qui n’ait pas obtenu le titre de saint. Pépin lui-même est cité comme bienheureux et comme saint dans les martyrologes. C’est à cette famille principalement qu’on doit l’extension du christianisme dans toutes les parties de la Belgique, ce qui produisit non-seulement une révolution morale et religieuse, mais encore une véritable transformation sociale. En venant s’établir au milieu des populations belges, les communautés monastiques, auxquelles de vastes propriétés territoriales furent concédées, y apportèrent un régime, des lois, une civilisation qui leur étaient inconnus. Pépin fit plus qu’encourager ces entreprises; lui-même il fonda le premier des monastères belges, celui de Calfberg (Calfmontanum) établi à Meldert (Meldradium), près de Hasselt, dans cette Hesbaie qui était le berceau de ses pères.

Comme maire du palais et en quelque sorte régent du royaume d’Austrasie, sous Dagobert, Pépin seconda les missions de saint Eloy et surtout de saint Amand, car celui-ci avait formellement demandé l’assistance du bras séculier. Ce fut sous son administration que saint Amand releva le siège de Saint-Servais à Maestricht; qu’il fonda l’abbaye d’Elnone, sur la Scarpe, et les abbayes jumelles de Saint-Pierre à Gand. Ces deux monastères, dont l’un fut appelé dans la suite l’abbaye de Saint-Bavon, durent leur dotation ù un autre membre de la famille des Pépins, qui fut ainsi en quelque sorte le fondateur de la ville de Gand: car on sait que cette ville naquit de l’agglomération d’habitants qui s’était formée autour des mo­nastères.

Après la mort de Pépin (en 640), sa veuve et sa fille Gertrude consacrèrent une bonne partie de leur patrimoine à fonder l’abbaye de Nivelles, où elles se retirèrent et qui devint leur lieu de sépulture. Ce fut aussi à l’aide d’une donation de sainte Gertrude, que deux Irlandais, saint Foillan et saint Utain, fondèrent l’abbaye de Fosses, dans le pays de Lomme ou de Namur. L’autre fille de Pépin, sainte Begghe, avait épousé Ansgisil, fils de saint Arnulphe. Elle fonda l’abbaye d’Andenne sur la Meuse, entre Namur et Huy.

Grimoald, le fils unique de Pépin, attacha son nom aux célèbres abbayes de Stavelot et de Malmedy. Il était maire du palais d’Austrasie, en 650, lorsque le roi Sighebert concéda à saint Rémacle, pour la fondation de ces monastères, une forêt de douze milles d’étendue dans les Ardennes. Son nom figure dans le diplôme rapporté par Miraeus en tète des hommes illustres (illustrium virorum) avec le consentement desquels cette donation fut accomplie. Peu de temps après, Grimoald y ajouta la donation qu’il fit personnellement de sa villa de Germigny en Champagne.

Enfin la soeur de Pépin, sainte Amelberghe, son fils, saint Emebert, et ses filles, sainte Reinelde et sainte Gudule, occupent encore aujourd’hui en Belgique une place considérable dans la dévotion des fidèles. Saint Emebert fut évêque de Cambrai et patron du monastère de Waslare ou Wallare en Hainaut. Il mourut à Hamme en Brabant; son corps fut transporté d’abord à Merchtem, qui lui appartenait, et plus tard à Maubeuge. L’église de Binche a conservé les reliques de sainte Amelberghe, qui avaient été d’abord déposées à l’abbaye de Lobbes. Le village de Saintes, situé sur la limite du Brabant et du Hainaut, doit aux reliques de sainte Reinelde sa célébrité comme lieu de pèlerinage et le nom de Sainte-Ernelle qu’on lui donne vulgairement. Quant à sainte Gudule, son nom est attaché à la principale église de Bruxelles. Elle paraît avoir vécu à Hamme, où était l’habitation de son père. Elle mourut, à ce qu’on croit, en 712. Son corps fut déposé dans un tombeau devant la porte de l’oratoire de Hamme; on le transporta ensuite à Moortsel, où Charlemagne fonda un monastère. Ce ne fut qu’en 1047 que les reliques de sainte Gudule furent déposées dans l’église de ce nom á Bruxelles.

On voit que Pépin et sa famille ont laissé en Belgique des souvenirs nombreux, et d’autant plus durables qu’ils se confondent, dans la vénération des habitants, avec ceux du culte chrétien. Les faits que nous venons de rappeler sont plus que suffisants pour prouver tout à la fois la nationalité de cette illustre race et sa participation active à l’introduction et au développement du christianisme en Belgique; mais on sait que les Carolingiens, qui font l’objet de ce mémoire, sont issus de l’alliance des Pépins avec la famille de saint Arnulphe. Nous avons donc à rechercher si, de ce côté, il n’y a pas d’obstacle à ce que la Belgique s’attribue l’honneur d’avoir donné naissance à la race de Charlemagne.

2.

SAINT ARNULPHE.

Ansgisil, qui épousa Begghe, fille de Pépin de Landen, et qui eut pour descendants Pépin de Herstal, Charles Martel, Pépin le Bref et Charlemagne, était lui-même fils de saint Arnulphe, évêque de Metz. Celui-ci était-il Belge ou Gallo-Romain? La question n’est pas sans importance: car, pour établir l’origine belge des Carolingiens, il faut prouver qu’ils descendent d’aïeux dont le plus ancien connu dans l’histoire était habitant de la Belgique. Après cela seulement vient cette autre question, qui depuis longtemps a fait l’objet d’un concours spécial, celle de savoir si le grand et immortel représentant de la famille carolingienne, Charlemagne, est né en Belgique. Nous nous proposons de traiter ultérieurement cette question, que nous considérons comme secondaire.

S’il était vrai que saint Arnulphe fût d’origine romaine, comme on l’a prétendu, il faudrait en conclure que les Carolingiens n’étaient pas Belges du côté paternel; qu’ils l’étaient seulement du côté des femmes. Une pensée bizarre a été émise par M. Michelet, celle d’attribuer aux Carolingiens une origine ecclésiastique. Cet auteur, qui semble affectionner les opinions paradoxales et les systèmes fantastiques, suppose que saint Arnulphe était déjà évêque, lors­qu’il procréa deux enfants dont l’un, Ansgisil, épousa sainte Begghe. Il paraît ignorer qu’Arnulphe n’embrassa l’état ecclésiastique qu’après avoir pris une part active aux luttes politiques de son pays. Il appelle sa famille, parce qu’elle donna plusieurs évê­ques au siège de Metz, une maison épiscopale, et il explique la prépondérance des Carolingiens tant par cette affiliation à l’Église que par leur prétendue descendance d’une fille de Chlotaire I mariée à Ansbert, aïeul supposé d’Arnulphe.

Cette explication manque de fondement; bien plus, elle est en contradiction avec les faits historiques. Arnulphe, qui était un des optimates les plus considérés de l’Austrasie, ne dut son influence et le rôle politique qu’il fut appelé à remplir qu’à sa qualité de Franc et à son association avec Pépin et les autres grands de l’Austrasie contre les Gallo-Romains, qui régnaient à la cour de Bourgogne et de Neustrie. Après la bataille de Tolbiac tout le royaume d’Austrasie avait été soumis à Théoderic, roi de Bourgogne. Celui-ci étant mort l’année suivante, le gouvernement tomba aux mains de Brunehaut, qui avait été chassée ignominieusement par les Austrasiens. Ce fut dans cette occurrence, et lorsque Brunehaut cherchait à rétablir son autorité en faisant reconnaître l’aîné des enfants de Théoderic comme successeur de son père, qu’Arnulphe et Pépin entrèrent en négociation avec Chlotaire, roi de Neustrie, pour placer sur sa tête la triple couronne du royaume des Francs.

Pépin et Arnulphe étaient l’âme de cette conspiration austrasienne, qui eut pour résultats de faire périr Brunehaut et toute sa descendance, de placer le royaume de Bourgogne sous l’administration d’un Franc austrasien, Warnachaire, nommé maire du palais à vie; de donner également à l’Austrasie des maires du palais indépendants et élus par les Francs; enfin d’élever Pépin à cette dignité et de conférer à ce même Pépin et à Arnulphe la tutelle du jeune Dagobert, fils de Chlotaire II. Ces faits et actes sont exclusifs de la qualité de Romain dans la personne d’Arnulphe. Ce n’est pas un Romain qui aurait pris part à une conspiration dirigée contre la prépondérance des Romains; ce n’est pas au moment où les Francs venaient de faire une révolution pour détruire cette prépondérance, que Chlotaire aurait osé confier à un homme d’origine romaine l’éducation du futur roi d’Austrasie.

Il existe, à la vérité, une célèbre généalogie des Carolingiens, rédigée au temps de Charles le Chauve, retouchée sous son fils et continuée plus tard, dans laquelle on énonce ces deux faits: 1° que le grand-père d’Arnulphe, Ansbert, descendait d’une famille sénatoriale romaine; qu’il était fils d’un Ferreolus dont le père, Tonantius Ferreolus, vivait au cinquième siècle et avait épousé une fille du préfet des Gaules, Afranius Syagrius; 2° qu’Ansbert lui-même, grand-père d’Arnulphe, avait épousé Blithilde, que les uns disent fille de Chlotaire I, les autres de Chlotaire II et soeur du roi Dagobert. Cette généalogie, qui ne repose sur aucune preuve, semble avoir été inventée pour faire croire que la nouvelle dynastie régnait par droit d’hérédité, et peut-être aussi pour la rapprocher de l’élément romain des Gaules. L’auteur du commentaire sur la vie de sainte Begghe la traite de fable et combat les assertions de De Vadder, qui, dans son traité de l’origine des ducs et du duché de Brabant, n’avait pas craint de la reproduire. Il fait remarquer que Paul Diacre, souvent cité comme un flatteur de Charlemagne, dit ouvertement que le royaume fut transféré à la race d’Ansgisil, et que ses descendants furent élevés à la royauté par la bénédiction de saint Arnulphe; paroles qui impliquent nécessairement l’idée d’une origine différente.

Cependant cette vieille fable a été reproduite en 1832 par M. Léo, dans un recueil périodique publié par M. Rosenkranz. Comme il avait été fait allusion à cet opuscule dans un des rapports lus à l’Académie sur les résultats du concours, nous avons cru devoir l’examiner avec attention; nous avons voulu voir si l’auteur avait réussi ù justifier le titre de sa très-petite dissertation: Karl der Grosse, seiner Abstammung nach ein Romane. Malgré les critiques dont M. Pertz a fait précéder son édition du document susmentionné, M. Léo semble considérer cette généalogie comme reposant sur des faits peu douteux et bien connus de l’auteur. Toutefois il se contente de produire des témoignages historiques contestables sur l’existence de la famille sénatoriale de Tonantius Ferreolus dans les Gaules.

C’est parmi les lettres de Sidonius Apollinaris que M. Léo a cherché ses preuves. Il cite d’abord une lettre adressée à un des Ferreoli, dans laquelle Sidonius l’appelle vir praefectorius, d’où la conséquence que ce Tonantius Ferreolus avait été praefectus praetorio des Gaules. Dans une autre lettre, ce Tonantius Ferreolus praefectorius est appelé Affranii Syagrii consulis e filio nepos; sa femme est désignée sous le nom de Papianilla, qui est celui d’une fille de l’empereur Avitus. Enfin la lettre 9 du livre II prouve que ce Tonantius avait des frères, puisque à propos d’un séjour dans sa villa de Prusianum, il y est dit: Tonantium cum fratribus, lectissimos aequaevorum nobilium principes stratis suis ejiciebamus. Rapprochant ces lettres de la circonstance que le père de Roricus, élu évêque d’Uzez en 506, mort en 537 à l’âge de plus de quatre-vingts ans, est également appelé Ferreolus vir praefectorius, M. Léo en conclut qu’il n’est pas invraisemblable que ce Roricus fut un frère cadet de Tonantius, l’ami de Sidonius.

Là s’arrête la démonstration de M. Léo. Cela lui suffit pour considérer comme vraie la généalogie dressée sous Charles le Chauve, et dans laquelle Roricus, évêque d’Uzez, est aussi mentionné. A l’aide de cette donnée, M. Léo a tracé le tableau généalogique qui diffère peu de celui qu’a publié Butkens dans ses Trophées du Brabant. Pour que ce tableau eût quelque valeur, il faudrait prouver en outre que Tonantius Ferreolus, vir praefectorius, fils de Tonantius Ferreolus, préfet des Gaules, et frère présumé de Roricus, évêque d’Uzez, eut un fils du nom de Ferreolus qui épousa Deuteria, fille de Chlovis; que de ce mariage naquit Ansbert, et que celui-ci, marié à Blithilde, fille du roi Chlotaire, eut pour fils Arnoald ou Arnold, père de saint Arnulphe.

Les recherches les plus impartiales et les plus minutieuses n’ont servi qu’à démontrer l’impossibilité de trouver des preuves décisives de cette filiation. En dernier lieu, feu M. Retlberg s’est occupé de ces recherches; il a reconnu que dans aucune biographie contemporaine de saint Arnulphe il n’est fait mention ni d’ancêtres romains, ni de descendance mérovingienne. Il n’en est rien dit notamment dans la biographie écrite sous Louis le Débonnaire par Umno, qui désigne comme lieu de naissance d’Arnulphe un endroit appelé Lay, castrum de Layo, entre Metz et Nancy. M. Burckardt, dans une dissertation publiée à Bàle en 1843 adopte cette tradition, et place auprès de Toul le château où saint Arnulphe serait venu au monde. La généalogie des Carolingiens, publiée dans le tome II des Monumenta de Pertz, commence par Arnoldus, vir illustris qui genuit Arnulphum. Entre Arnold et saint Arnulphe la filiation ne paraît pas douteuse; mais il en est autrement lorsqu’on remonte à Ansbert. C’est pour cela sans doute que la généalogie ne va pas jusque-là. Lesbroussart, dans un mémoire que nous aurons l’occasion de citer encore plus d’une fois, fait remarquer que Paul Diacre, contemporain et favori de Charlemagne, commence la généalogie de ce prince par Arnoul, père de son tris­aïeul, et ne parle ni du père d’Arnoul, ni de son grand-père, ni de sa grand’mère; ce qu’il aurait fait sans doute, s’il avait su ou cru qu’Arnoul était fils d’Arnoald, petit-fils d’Ansbert et de Blithilde, arrière-petit-fils de Chlotaire. Thégan, archevêque de Trêves, qui vivait sous Louis le Débonnaire, ne remonte pas non plus au-delà d’Arnoul, et il assure que c’est tout ce qu’il a appris de son père et de plusieurs historiens.

Un fait singulier et qui n’a pas été assez remarqué jusqu'ici, c’est qu’Arnold ou Arnoald, père d’Arnoul ou Arnulphe, est appelé quelquefois Bogisus ou Bodegisus. M. Léo lui-même lui donne ce nom, comme variante de celui d’Arnoldus. Butkens l’appelle Boggis dit Arnoald. On ne comprend pas quelle analogie il peut y avoir entre ces deux noms, et personne, à notre connaissance, n’a cherché à se rendre compte de cette singularité. On n’a pas remarqué qu’il existe dans les annales de ce temps un Bodegisile, et que le nom de celui-ci pourrait bien avoir été donné à Arnold, afin de confondre les deux personnes et de pouvoir attribuer à l’une l’origine de l’autre. Diverses circonstances semblent autoriser cette hypothèse.

Le duc Bodegisile était frère de saint Gondulphe. Dans une biographie manuscrite, provenant de l’église de Liège et qui est citée par Ghesquière, il était dit que le duc Bodegisile et l’évêque Gondulphe étaient fils de Mondericus (peut-être Modericus), tué par ordre du roi Théoderic. Les deux frères semblent donc être venus de la cour de Bourgogne à la cour d’Austrasie, après la mort de leur père. Le nom de Gondulphe se rencontre en effet, vers la fin du sixième siècle, dans les annales de ce pays. Un au­teur anonyme, contemporain et ami de saint Arnulphe rapporte qu’étant adolescent et déjà assez instruit, il fut confié, pour achever son éducation, à Gondulphe, maire du palais et conseiller du roi. Ce Gondulphe ne peut être autre que le saint de ce nom; car on ne chargeait pas les guerriers francs de faire l’éducation des jeunes sei­gneurs de la cour. Arnulphe était né vers l'an 582; il était à l’âge d’adolescence entre 596 et 600, c’est-à-dire sous le règne de Théodebert II, qui monta sur le trône d’Austrasie en 596. A cette époque précisément vivait à la cour d’Austrasie saint Gondulphe, qui devint évêque de Tongres ou de Maestricht vers l’an 603. Il était fort âgé lorsqu’il fut élevé à ce siège, et ses antécédents sont absolument inconnus.

Ghesquière, en cherchant à pénétrer le mystère de l’origine et de la vie de saint Gondulphe, a trouvé dans un des manuscrits qu’il a consultés, une importante révélation. Il y est dit que saint Gondulphe était fils d’un duc de la Lotharingie et d’une fille du roi des Francs. A Cette découverte nous semble être un trait de lumière. Qu’il y ait anachronisme dans la substitution du mot Lotharingie au mot Austrasie, il importe peu: l’auteur vivait à une époque où la der­nière de ces dénominations avait fait place à la première, et son erreur s’explique aisément. Mais il n’en est pas moins constaté que la tradition faisait remonter l’origine de saint Gondulphe et par conséquent aussi l’origine de Bodegisile, son frère, au mariage d’un de leurs aïeux avec la fille d’un roi mérovingien.

Si l’on veut bien se rappeler maintenant que Bodegisile et Gondulphe étaient fils de Mondericus, tué par ordre de Théoderic, et qu’ils avaient trouvé un refuge à la cour de Théodebert, on n’aura pas de peine à croire que Bodegisile lui-même, s’il vivait encore, et tous ses descendants périrent lorsque Théoderic entra en vainqueur dans le royaume de son frère, en 613. Quant à saint Gondulphe, il avait déjà cessé d’exister à cette époque. Dès lors cette famille illustre, à laquelle la tradition attribuait une alliance mérovingienne, étant éteinte, sa généalogie devenait en quelque sorte disponible. C’est là probablement ce qui fit naître l’idée de donner le nom de Bogisus ou Bodegisus à Arnold, père de saint Arnulphe. En confondant les deux personnages, on aura voulu souder, en quelque sorte, une famille qui s’élevait à une famille tombée, et prolonger au profit de la première une illustration qui avait fait son terme.

Qu’on nous pardonne cette conjecture. Les auteurs qui attribuent à saint Arnulphe une origine romaine font des conjectures aussi, et ce ne sont pas les plus vraisemblables. Nous l’avons déjà dit et nous le répétons: l’origine romaine de saint Arnulphe n’est fondée que sur une généalogie fabriquée tardivement dans un but connu; il n’existe de cette origine aucune autre preuve. Quant à l’origine franque de ce personnage, non-seulement les événements auxquels il prit part et le rôle actif qu’il joua dans une révolution essentiellement germanique et antiromaine, la rendent vraisemblable; mais elle repose encore sur des documents sérieux. L’écrivain anonyme contemporain et ami de saint Arnulphe, dont nous avons déjà parlé et qui est cité comme digne de foi dans la célèbre compilation des Bollandistes, dit en termes exprès qu’Arnulphe était né de la race des Francs, aussi élevé et noble par sa famille que riche des choses du siècle. A ce témoignage irrécusable d’un contemporain vient s’en joindre un autre, qui n’est pas moins précieux. Paul Warnefried, le diacre (mort en 799), affirme aussi, dans son histoire des évêques de Metz, que saint Arnulphe était né d’une très noble et puissante famille de Francs; ce qu’il n’aurait pas dit, s’il avait voulu flatter Charlemagne aux dépens de la vérité: car cette assertion renverse toute la fable de l’origine en même temps romaine et royale des Carolingiens. Il n’est donc pas permis d’en douter, saint Arnulphe appartenait par sa naissance à la partie germanique de l’Austrasie et, selon toute apparence, à la nation des Francs ripuaires.

Qu’il soit devenu évêque de Metz après le triomphe du parti austrasien, cela n’a rien qui doive surprendre: les évêchés, comme tous autres bénéfices, appartenaient de droit aux vainqueurs. Rettberg, que nous avons déjà cité, donne un aperçu de la vie de saint Arnulphe, qu’il représente comme un homme supérieur; il démontre que ce seigneur franc n’embrassa l’état ecclésiastique qu’à un âge déjà avancé, lorsque le clergé et le peuple de Metz l’eurent choisi pour occuper le siège épiscopal. On sait d’ailleurs que, dans le septième siècle et plus tard encore, des Francs de haute naissance sont entrés dans l’Église et qu’ils s’y sont distingués, comme évêques ou abbés, au point de mériter la canonisation après leur mort. L’histoire de la Belgique en offre plusieurs exemples.

Si l’origine de saint Arnulphe est celle que nous venons d’indiquer, il nous est permis de le réclamer comme Belge, fût-il même né au pays de Metz ou au bord du lac de Laach : car on ne doit pas considérer la Belgique dans ses limites actuelles, quand il s’agit de déterminer une nationalité du septième siècle. Les Belges de cette époque, c’étaient les Francs de l’Austrasie et de l’extrémité septentrionale de la Neustrie; c’étaient les fils des Francs Saliens et ceux des Ripuaires de la rive gauche du Rhin.

3.

LES DESCENDANTS DE PEPIN ET D’ARNULPHE.

Ansgisil, après son mariage avec Begghe, paraît avoir habité Chèvremont, sur la Vesdre; c’est là probablement que naquit son fils Pépin. Les chroniqueurs rapportent qu’Ansgisil fut assassiné, suivant les uns, par un jeune homme qu’il avait élevé; suivant d’autres, par un ennemi personnel nommé Gondowin. Son fils ne laissa point ce crime impuni; quoiqu’il fût jeune encore, il attaqua le meurtrier, le tua de sa propre main, et distribua ses biens aux fidèles qui l’avaient aidé à accomplir cet acte de vengeance

Le jeune Pépin étant seul descendant mâle de Pépin de Landen, après la mort de Grimoald et de son fils, recueillit l’immense fortune territoriale de son aïeul. D’un autre côté, les possessions de saint Arnulphe, qui semble aussi avoir été un riche seigneur foncier, furent laissées, en partie du moins, ù la descendance de son fils aîné Ansgisil, et passèrent par conséquent aussi dans le patrimoine de Pépin d’Herstal. On a souvent essayé de faire le relevé des biens de cette famille, ce qui est fort difficile. En dernier lieu M. Burckardt, dans la dissertation que nous avons citée ci-dessus, a énuméré un grand nombre d’endroits qui semblent avoir été la propriété du fils d’Ansgisil et de Begghe. Tous sont situés dans un triangle formé par Bruxelles, Cologne et Toul. C’est auprès de cette dernière ville que se trouvait, selon M. Burckardt, le lieu de naissance de saint Arnulphe. On sait du reste que celui-ci, avant d’être évêque de Metz, était seigneur du territoire de cette ville et de ses environs. Il est probable que la plupart des biens que les Carolingiens eurent dans le pays des Ripuaires provenaient de la succession de saint Arnulphe.

La famille des Pépins possédait, près de Malines, Ochinzala, aujourd’hui Steen-Ockerzeele ou Neder-Ockerzeele; dans la Campine, Ham ou Hamme et Budel; près de Bruxelles, Vilvorde et Nivelles; près de Tirlemont, Landen et Meldert; dans le pays de Liège, Herstal, Jupille et Chèvremont; plus bas sur la Meuse, Susteren et Maeseyck; près de Namur, Andenne et Fosses; en Ardenne, Longlier, Amberloux, Andage (Saint-Hubert) et Prum. Lesbroussart cite, dans une note de son mémoire, le passage d’un diplôme donné par Miraeus qui prouve que déjà Pépin de Landen avait des possessions étendues dans le Brabant septentrional, où fut bâtie la ville de Gertruidenberg, sur un territoire appartenant à sainte Gertrude, fille de Pépin. Après une guerre heureuse contre les Frisons, Pépin d’Herstal acquit encore des domaines étendus dans le nord des Pays-Bas jusqu’à Groningue. La preuve en est dans les actes de donation que fit Charles-Martel à l’église d’Utrecht en 722 et 726.

Pépin fixa sa résidence d’abord à Herstal, sur la rive gauche de la Meuse, ensuite à Jupille, sur la rive droite. Il avait une habitation dans chacune de ces localités, comme s’il avait voulu poser en même temps un pied sur le sol des Ripuaires, un autre sur le territoire des Saliens. Sa nationalité aussi avait quelque chose de complexe: il était Ripuaire par son père, Salien par sa mère, et Belge des deux côtés. A l’exemple de ses aïeux, il s’efforça d’introduire la civilisation romaine et la religion chrétienne dans son pays. «Il avait été élevé, dit M. de Gerlache, dans des sentiments de respect pour la religion, trop conformes d’ailleurs aux intérêts de sa politique pour qu’il s’en départît jamais... Il enrichissait les églises, favorisait les prêtres et multipliait les missions, soit pour affermir ses conquêtes, soit pour en préparer de nouvelles. C’est ainsi que Lambert fut encouragé par ce prince à propager l’Évangile parmi les peuples barbares qui habitaient la Toxandrie»

Sous l’influence de cette pensée civilisatrice, Pépin épousa une femme aquitaine, Plectrude, élevée comme lui dans des sentiments chrétiens; il en eut deux fils, auxquels furent donnés les noms de Drogon et Grimoald. Bérégise paraît avoir été chargé de faire leur éducation: c’était un homme d’Église, élève de saint Trudo. Un jour qu’il se trouvait avec Plectrude au château d’Amberloux, en Ardenne, il inspira à cette princesse l’idée de fonder le monastère d’Andage, qui devint la célèbre abbaye de Saint-Hubert.

Après quelques années de mariage avec Plectrude, Pépin prit une autre femme, du nom d’Alpaïde, aussi distinguée par sa naissance que par sa beauté. De cette union naquit Charles-Martel, de glorieuse mémoire, et probablement aussi Hildebrand qu’on voit figurer dans l’histoire comme frère de Charles-Martel. On a beaucoup disserte sur la légitimité ou l’illégitimité de ce mariage morganatique. Dewez, dans un mémoire lu à l’Académie de Bruxelles, le 5 mai 1823 ’, a combattu l’opinion qui tend à faire de Charles-Martel un bâtard. M. de Gerlache, dans son Histoire de Liège, page 39, s’est prononcé en sens contraire à la thèse de Dewez. Plus récemment, M. Burckardt, dans la dissertation précitée, a voulu établir que Pépin, suivant en cela l’exemple de plus d’un roi mérovingien, avait formellement répudié sa femme Plectrude pour s’unir, comme disent les chroniqueurs, à une nobilis et elegans puella. Le fait ne saurait guère être contesté, et quant à la question d’appréciation, il nous semble qu’elle peut être résolue de manière à mettre fin à toute discussion.

Certes Pépin n’a pas obéi à une pensée chrétienne, à une pensée pieuse, lorsque, sa première femme n’ayant pas cessé d’exister, il en prit une autre. Il céda, en agissant ainsi, à sa nature barbare et à l’exemple des rois de sa nation. L’Évangile, comme le dit fort bien M. de Gerlache, condamne la polygamie; aux yeux de l'Église, l’union de Pépin et d’Alpaïde fut donc un adultère, et Charles-Martel, le fruit de cette union, un enfant naturel. Mais aux yeux des Francs qui, à cette époque, étaient encore plus germains que chrétiens, Alpaïde fut la seconde femme de Pépin. Dewez et après lui M. Burckardt ont parfaitement demontré que la coutume des Germains autorisait les princes à avoir plusieurs femmes L Aussi les Francs ne firent-ils aucune difficulté de reconnaître Charles Martel comme successeur légitime de Pépin. L’opposition vint du côté de l’Église, qui naturellement défendait les principes de la religion. Il est à remarquer cependant que Théodoalde, qui disputa à Charles la survivance de son père, était lui-même enfant naturel du fils puîné de Plectrude.

Un fait qui se passa, pour ainsi dire, sous les yeux de Pépin et d’Alpaïde a fait naître contre eux des préventions graves. Il paraît que l’évêque de Tongres, Landbert, qui depuis fut canonisé sous le nom de saint Lambert, habitait une villa non loin de Jupille, à l’endroit où s’éleva plus tard la ville de Liège. Les gens de sa maison, familiae suae, étaient en guerre ouverte, comme il arrivait fréquemment à cette époque, avec ceux d’un seigneur voisin nommé Dodon, qui était un des plus illustres compagnons de Pépin. Dans une de leurs rencontres, ils eurent la mauvaise chance de tuer deux frères, qui étaient parents de Dodon. Celui-ci, furieux, jura de s’en venger sur la personne même de Landbert. Aussitôt il assemble ses gens, fait investir l’habitation de 1 evêque, où il rencontre une vive résistance; enfin la place est envahie et Landbert tombe au milieu des siens.

C’est ainsi que les faits sont racontés par Godeschale, qui écrivit la vie de saint Lambert en 771, d’après un anonyme contemporain. Mais les légendaires du douzième siècle, notamment le chanoine Nicolas, Renier, moine de Saint-Laurent, et le chanoine Anselme, attribuèrent le martyr de leur héros à des causes bien différentes. Suivant eux, Landbert fut victime de son zèle apostolique; il s’était attiré la haine d’Alpaïde par les remontrances qu’il ne cessait d’adresser à Pépin au sujet de l’immoralité de sa liaison avec cette femme; il avait blessé vivement Pépin lui-même par un affront fait en sa présence à celle qu’il aimait. Sa mort, sollicitée par Alpaïde, fut résolue par Pépin et exécutée par Dodon, frère d’Alpaïde.

Dewez, dans le mémoire que nous avons déjà cité, a pris à tâche de démontrer combien ce récit est invraisemblable et, dénué de preuves. Il soutient que Dodon n’était pas frère d’Alpaïde, et que celle-ci fut absolument étrangère au meurtre de Landbert. Il cite à l’appui de son opinion le témoignage d’un grand nombre d’historiens qu’on ne peut pas suspecter d’irréligion, notamment l’évêque Godeau, le cordelier Pagi, Baillet, Fleuri, dom Mabillon, l’un des auteurs des actes des saints de l’ordre de Saint-Benoît, le bollandiste Papenbroch, auteur d’une dissertation sur la vie de sainte Adèle, etc. Cependant M. de Gerlache, dans une note de son Histoire de Liège, page 39, a repris l’accusation portée contre Pépin et Alpaïde. Il prétend, de son côté, que le silence de Godeschale ne saurait fournir qu’un argument négatif, qui s’explique par la crainte de se prononcer ouvertement, en présence des descendants de Pépin et d’Alpaïde, sur des faits peu honorables pour la mémoire de leurs auteurs. Au surplus, dit-il, rien ne prouve que les écrivains postérieurs qui ont raconté le fait avec tous ses détails, tels que Nicolas, chanoine de Liège, n’ont pas consulté d’autres ouvrages que celui de Godeschale. C’est ce qu’ont pensé les historiens liégeois Fisen, Foulon, Bouille, etc. M. de Gerlache fait remarquer aussi la manière dont Godeschale rend compte de la sépulture de saint Lambert. On jeta sur son corps un vil manteau, et on le transporta à Maestricht, pour lui rendre les derniers devoirs. Tandis que le peuple faisait hautement éclater sa douleur, le clergé contraignant la sienne, et n’osant lui élever un monument honnête, il le déposa ou plutôt le cacha dans le tombeau de son père. De cette circonstance, qui en effet est assez étrange, M. de Gerlache conclut qu’on redoutait la colère d’Alpaïde et de Pépin, dont la complicité avec Dodon était trop évidente.

M. Henaux, qui plus récemment a écrit une histoire du pays de Liège, ne paraît pas éloigné de croire à cette complicité. Suivant lui, Landbert provoqua la colère de Pépin en lui reprochant publiquement le scandale de sa conduite. Le maire du palais le destitua, le fit enfermer dans le monastère de Stavelot, en 674, et lui donna pour successeur un nommé Pharamond. Sept ans après, Landbert obtint sa liberté et ramonta sur son siège. Il adressa de” nouvelles remontrances à Pépin, qui n’y eut pas plus d’égard que par le passé. Landbert, soupçonné d’un complot avorté, fut assassiné le 17 septembre 696. Nous ne savons à quelle source M. Henaux a puisé ses renseignements sur le prétendu complot dont Landbert aurait été soupçonné; mais les détails donnés sur sa sépulture par Godeschale rendent assez vraisemblable la disgrâce de l’évêque de Tongres, et par conséquent l’existence de quelque motif d’animosité de la part de Pépin. De ce sentiment hostile à un acte de vengeance, ou tout au moins à une complicité tacite, il n’y a pas fort loin.

Si Alpaïde fut la cause de ce crime, elle s’efforça de l’expier, en se retirant dans un monastère fondé par elle à Orp-le-Grand, près de Jodoignel Selon Miraeus, son tombeau fut retrouvé, en 1618, devant l’autel de la Vierge dans l’église paroissiale de cette commune. On y lisait cette inscription : Alpaïs comitissa conthoralis Pipini ducis. Un incendie qui eut lieu le 21 mars 1674 détruisit ce monument U Pépin aussi fit pour la religion et pour l’Église des choses qui doivent imposer silence à ceux qui voudraient poursuivre sa mémoire du reproche d’im­piété et d’immoralité. Non-seulement il aida Landbert à propager le christianisme dans la Toxandrie; mais lorsqu’il eut soumis les Frisons, il couvrit de sa protection saint Suitbert, saint Willibrord et tous les missionnaires qui s’introduisirent chez les peuples du Nord pour y prêcher la foi.

Pépin, le deuxième du nom, mourut à Jupille le 16 décembre 714. Il paraît que sa femme Plectrude habitait Cologne. Si l’on en croit un récit inséré dans la vie de saint Suitbert et attribué à Marcellinus, écrivain contemporain, lorsqu’on sut que Pépin était malade, un certain parti députa Suitbert auprès de Plectrude à Cologne; celle-ci lui adjoignit Agilulphe évêque de Cologne, et les envoya tous deux à  Jupille, pour engager Pépin à laisser ses États à son petit-fils Theudoald: car les deux fils qu’il avait eus de Plectrude étaient morts avant lui. Drogon, duc de Champagne, n’avait pas laissé d’enfants; Grimoald, maire du palais de Neustrie, avait été assassiné par un satellite de Radbod, duc des Frisons, dont il avait cependant épousé la fille; il laissait un fils naturel appelé Theudoald ou Theodebald. C’est cet enfant, alors âgé de six ans, que le parti en question voulait mettre à la tête du gouvernement de la monarchie, sous la tutelle de Plectrude. L’auteur précité ajoute que cette proposition fut rejetée par Pépin, auprès duquel se trouvait Alpaïde, et qui désigna pour son successeur le fils de sa seconde femme, Charles-Martel. Bollandus regarde ce récit comme apocryphe, et l’attribue à un imposteur qui se serait donné le nom de saint Marcellin Le continuateur de Fredegaire ne s’explique pas clairement sur les faits dont il s’agit. Après avoir dit que Theudoald fut nommé maire du palais de Neustrie, en remplacement de son père, il parle de la mort de Pépin, désigne Charles comme son successeur et puis semble dire que Plectrude ne gouverna le pays qu’avec le concours et suivant les conseils de Charles; ce qui est contradictoire à ce qu’il rapporte ensuite de la séquestration de Charles Martel par ordre de Plectrude.

La version des Annales de Metz nous semble expliquer beaucoup mieux les faits. Grimoald, ayant appris que son père était malade, s’était hâté de venir le voir à Jupille; il était entré dans la basilique de Saint-Lambert, où il priait pour l’auteur de ses jours, lorsqu’il y tomba sous les coups d’un assassin. Pépin fut très-irrité du meurtre d’un aussi bon fils, et, reportant son affection sur l’enfant de celui qui était mort en quelque sorte victime de sa piété filiale, il éleva Théodebald à la dignité de maire du palais du roi Dagobert. Cette dignité ne constituait pas Théodebald héritier de la puissance de Pépin, qui ne songeait pas alors à mourir; elle ne lui conférait pas même un droit immédiat au partage de l’autorité, car on ne peut pas supposer que Pépin ait voulu se dépouiller en faveur d’un enfant de six ans. Si Pépin n’était pas mort peu de temps après, et si les événements n’y avaient fait obstacle, il est probable que cet enfant aurait un jour occupé la même position que son père à la cour de Neustrie; mais Pépin étant décédé avant l’accomplissement de celte éventualité, on ne voit pas ce qui autorisait Plectrude à s’emparer, au nom de son petit-fils, du gouvernement des Francs, surtout en Austrasie. La mairie du palais n’était pas un pouvoir héréditaire; elle dépendait du choix de la nation représentée par les grands, les optimates.

Ce qui se passa au lit de Pépin ne doit pas être envisagé au point de vue du droit. Charles-Martel était bâtard peut-être; mais Theudoald l’était certainement. Le premier était seul capable d’occuper dignement la place que le décès de son père laissait vacante; cependant Plectrude avait des partisans qui s’emparèrent de sa personne, et qui, l’emmenant à Cologne, le mirent en lieu de sûreté. Il fallut que le royaume des Francs fût bouleversé de fond en comble; que la Neustrie fût en pleine révolution; que l’Austrasie fût envahie tout à la fois par le nord et par le midi, pour que Charles vît s’ouvrir les portes de sa prison.

Le premier usage qu’il fit de sa liberté fut de délivrer son pays de la présence des Frisons, qui étaient les Hollandais de ce temps, et de celle des Neustriens, qui étaient les Français. Ses victoires d’Emblève, de Viney, de Soissons appartiennent à l’histoire des Belges; c’est le sang de nos pères qui arrosa les champs de bataille où Charles porta si haut la gloire de ses armes. Nous nous réservons de faire, dans un autre chapitre, le récit des exploits de ce héros; ici nous n’avons qu’à nous occuper des faits qui constatent sa nationalité.

Avant Charles-Martel, les Carolingiens séjournaient en Austrasie; ils tenaient leur cour à Herstal ou à Jupille; là était le siège de leur puissance. Tout le monde est d’accord sur ce point; mais est-il vrai, comme le pense M. Polain, que cette situation ait changé à l’avénement du fils d’Alpaïde, et que celui-ci ait transporté sa résidence aux bords de l’Oise et aux environs de Paris? Cette opinion ne nous paraît fon­dée que sur le fait de la mort de Charles-Martel au château de Kiersy. Aucun des historiens de son temps ne dit dans quelle partie de ses États il avait fixé sa demeure, ni même qu’il eût une demeure fixe. Depuis la bataille de Viney, en 717, Charles-Martel fut en quelque sorte errant, promenant ses armes d’un bout à l’autre de l’empire et dans les pays voisins. En 718, on le trouve en Saxe et sur les bords du Weser; en 719, il triomphe sur le champ de bataille de Soissons; en 720, il est à Orléans; en 722 à Herstal; en 724, dans l’Anjou; en 725, il parcourt la Souabe, l’Allemagne, la Bavière jusqu’au Danube; en 726, il est à Zulchli ou Zulpich; en 732, il combat les Sarrazins à Tours et à Poitiers; en 733, il conduit son armée en Bourgogne; en 734, il soumet les Frisons; en 735, il fait la conquête de l’Aquitaine, en 736, celle de la Provence; en 737, on le trouve devant Avignon et sous les murs de Narbonne; en 738, il parcourt de nouveau la Saxe; en 739, il chasse les Sarrazins de la Provence et de la Septimanie; enfin, après tant de travaux et de fatigues, il tombe malade au château de Verberie en 740, et vient mourir à Kiersy en 741.

Ce n’est pas seulement le maire du palais qui est, pour ainsi dire, locomobile pendant toute cette période; c’est encore le roi mérovingien lui-même. Les chartes laissées par Thierry IV sont datées de Soissons, de Coblence, de Metz, d’Herstal, de Kiersy, de Valenciennes, de Ponthion, de Gondreville. Ce serait donc une erreur grave que de penser que Charles-Martel tint sous sa garde ce fantôme de roi, dans un palais des bords de l’Oise ou des environs de Paris. Le héros de Poitiers n’était pas homme à craindre les fantômes, et d’ailleurs Thierry IV était mort depuis l’an 737 et n’avait pas eu de successeur.

Dans la vie si agitée de Charles-Martel on ne trouve que deux intervalles de repos: le premier entre les années 720 et 724, le second entre 725 et 732. Si l’on savait exactement où le guerrier passa ces sortes de vacances pendant lesquelles il laissait reposer son épée, la question serait résolue. Or, nous avons deux documents émanés de lui, qui permettent de supposer que c’est en Austrasie, dans ses domaines patrimoniaux. Le premier est un diplôme de l’an 722, daté d’Herstal, Heristallio villa publica; le second, un diplôme de l’an 726, daté de Zulch ou Zulpich, Tolpiaco Castro. Zulch n’est pas situé dans les limites de la Belgique actuelle, mais il en est peu éloigné; il faisait autrefois partie du duché de Juliers dans le pays des Ripuaires; il appartenait par conséquent à l’Austrasie.

Si ces actes ne prouvent pas que Charles-Martel eût fait de Zulch ou d’Herstal sa demeure habituelle, ils indiquent encore moins qu’il eût renoncé au séjour de ses aïeux et à la terre qui l’avait vu naître. C’était d’ailleurs en Austrasie qu’il devait venir chaque année lever de nouvelles troupes pour ses expéditions. Le recrutement de l’armée n’était pas organisé, à cette époque, comme il le fut plus tard par Charlemagne. Il fallait, à chaque campagne, réunir un certain nombre de guerriers qui ne s’engageaient que pour l’année. Cette opération se faisait au Champ de Mars et probablement en Austrasie. Les Francs étaient en trop petit nombre et trop disséminés dans la Neustrie, pour fournir, pendant de longues années de guerre, les troupes à la tôle desquelles Charles-Martel parcourut les pays de sa domination. Quand il commença à se sentir malade, au château de Verberie, il revenait du siège de Narbonne; il était alors en négociation avec le pape, qui sollicitait son appui contre les Lombards et lui envoyait ambassadeurs sur ambassadeurs. Ce n était pas le moment de rentrer en Austrasie. Sa mort à Kiersy-sur-Oise,près de Compiègne, trouve son explication dans cette circonstance. C’est donc à tort qu’on voudrait en inférer que les bords de l’Oise avaient remplacé dans ses affections les bords de la Meuse.

Si, comme il est permis de le supposer, Charles Martel resta fidèle aux traditions de ses pères, Herstal et Jupille durent continuer d’être ce qu’ils étaient avant lui, le séjour de la famille des Carolingiens, le siège principal de leur fortune privée. C’est là probablement, ou du moins dans la contrée, que naquirent les fils de Charles-Martel et de Rothrude, Carloman et Pépin. Celui-ci, qui était le plus jeune, avait vingt-huit ans en 742; il était donc né en 714, c’est-à-dire dans l’année même où Charles-Martel recouvra sa liberté, et par conséquent avant ses campagnes, ses pérégrinations militaires. Cette circonstance ne laisse guère de doute sur la nationalité belge de Pépin, le troisième du nom, celui qui devint roi des Francs et qui est connu dans l’histoire sous le nom de Pépin le Bref. Nous verrons tout à l’heure à quelle occasion le père de Charlemagne transféra sa résidence en Neustrie.

4.

LE LIEU DE NAISSANCE DE CHARLEMAGNE.

L’origine belge de Charlemagne ne saurait être révoquée en doute; nous n’avons plus à en faire la démonstration. Depuis le premier des Pépins, c’est en Belgique, à Landen, à Jupille, à Herstal, à Chèvremont, que naquirent les aïeux du grand empereur, et qu’ils eurent presque tous leur principal établissement. Saint Arnulphe seul paraît être né dans les environs de Metz, et ce pays même a toujours fait partie du royaume d’Austrasie, dont la Belgique était en quelque sorte le chef-lieu.

La mère de Charlemagne, Bertrade, dont les romanciers ont fait Berthe aux grands pieds, a été le sujet d’une foule de traditions, de légendes plus ou moins fabuleuses. Les chroniques anciennes la disent fille d’un comte de Laon, nommé Héribert, qui était de race franque. M. Kervyn de Lettenhove a cherché à établir que Bertrade était Ardennaise. «En 721, dit-il, son aïeule, qui portait le même nom, et son père Héribert affectent une partie de leurs revenus de Romairovilla dans l’Ardenne à la fondation du monastère de Prum. C’est là qu’ils résident au moment où ils font cette donation; c’est là qu’est leur forêt. Lorsque, vers 740, Bertrade épouse Pépin, son alleu se compose de la même villa, nommée Rumerescheim, comme nous l’apprend un diplôme de Pépin du 13 août 762, où interviennent Bertrade et son fils Charles, alors âgé de vingt ans»

Ce qui est certain, c’est que le père de Bertrade, Héribert, possédait des alleux en Austrasie. Le diplôme de donation précité constate en effet qu’il laissa à sa fille des propriétés allodiales voisines de celles de Pépin, dans le pagus Charos, en Ardenne, et dans le pagus Riboariensis, qui est sans doute le pays des Ripuaires, sur la rive droite de la Meuse. Cela n’empêche point qu’Héribert ait pu être comte de Laon; mais il en résulte évidemment qu’il était d’origine franque et austrasienne. M. Henaux cite une lettre que le pape Étienne adressa, en 770, à Charlemagne et à Carloman, pour les engager à n’épouser que des femmes de leur pays et de la noble race des Francs. En agissant ainsi, disait le pape, vous ferez ce qu’ont fait vos aïeux et votre père lui-même. Ce témoignage du chef de l’Église, ainsi donné aux fils de Bertrade, du vivant de leur mère, n’est pas de ceux qu’il soit permis de suspecter.

Charlemagne, fils de Pépin et de Bertrade, était donc incontestablement né de père et de mère franco-austrasiens. A quoi bon rechercher, après cela, le lieu de sa naissance? Qu’il ait vu le jour en France, en Allemagne ou ailleurs, peu importe; il n’en appartient pas moins à la Belgique par son origine, par sa famille, par sa filiation. Cependant nous ne pouvons pas nous abstenir d’aborder ce sujet, qui a été mis au concours et a donné lieu à une discussion mémorable dans le sein même de l’Académie. Faisons remarquer d'abord que l’Académie n’a jamais entendu poser la question en ce sens qu’il fallut déterminer d’une manière précise la localité où Bertrade avait vu le jour : elle a demandé si Charlemagne était né dans la province de Liège, ce qui impliquait la recherche de sa patrie, et non celle de son lieu de naissance. Les limites de cette patrie étaient, à la vérité, bien étroites; mais du moins elles n’avaient pas été tracées par ce patriotisme de clocher qui voudrait faire naître Charlemagne à Liège plutôt qu’à Herstal ou à Jupille. En nous permettant de les élargir encore quelque peu, nous ne craignons pas de méconnaître les vues de l’Académie et du généreux fondateur du concours.

Bien qu’on ait déjà beaucoup discuté sur le texte du moine de Saint-Gall, comme il est le seul qui fasse mention du berceau de notre héros, il faut bien que nous en parlions à notre tour. On sait que ce chroniqueur, à propos de la basilique d’Aix-la-Chapelle, bâtie par Charlemagne, s’est servi de cette expression: in genitali solo. De grande controverse, pour savoir s’il faut entendre par génitale solum le lieu de la naissance, le sol proprement dit, ou la patrie. Dans Tacite, genitalis dies signifie jour de la naissance; genitalis terra, dans Ammien Marcellin, c’est la patrie, et natale solum, dans Ovide, a la même signification. Il n’est guère probable que le moine de Saint-Gall, en disant génitale solum, ait entendu désigner le lieu précis de la naissance de Charlemagne, car ce lieu ne lui était pas plus connu qu’à Eginhard, qui déclare ne pas le connaître et ne savoir personne qui le connaisse. Mais tout le monde pouvait penser, à cette époque, que le fils de Pépin était né en Austrasie; peut-être même pensait-on généralement qu’il était né dans le pays des Ripuaires sur la rive droite de la Meuse. La famille des Pépins avait plusieurs châteaux dans cette contrée, Jupille, Chèvremont, Duren, Zulpich, etc. Quant au palais d’Aix-la-Chapelle (Aquisgrani palatium regium), on ne comprend pas comment il peut en être fait mention dans une charte de l’an 754, publiée par Baluze, puisque c’est Charlemagne qui le fit bâtir. Il nous paraît extrêmement douteux qu’avant cela les Carolingiens eussent une habitation princière à Aix.

Après le moine de Saint-Gall, l’auteur dont les paroles ont le plus d’autorité est Einhardus, que les écrivains français appellent Eginhard. Celui-ci avait vécu à la cour de Charlemagne et presque dans l’intimité de l’empereur. Après sa mort, il écrivit l’histoire de son règne et la vie de ce grand homme. Or, il déclare qu’on n’a jamais rien appris sur sa naissance, ni sur son enfance, ni même sur sa jeunesse; que par conséquent il croit inutile de s’en occuper. Mais il donne la date de la mort de l’empereur et l’âge qu’il avait à ce moment suprême, d’où l’on peut déduire l’année de sa naissance; et comme on en connaît le mois et le jour, d’après un ancien calendrier de l’abbaye de Lorscli, retrouvé par Mabillon, il ne reste plus qu’à savoir où se trouvait Bertrade à cette date, pour déterminer le lieu où elle le mit au monde.

Cependant de graves difficultés s’élèvent encore. Eginhard lui-même donne sur la mort de Charlemagne deux versions différentes. D’après ses Annales, l’empereur quitta la vie terrestre à l’àge de soixante-et-onze ans environ; d’après sa Vita Karoli imperatoris, il succomba dans la soixante-douzième année de son âge. Auquel de ces deux textes faut-il donner la préférence? M. Arendt prétend que la version des Annales est la meilleure; qu’Eginhard y a en quelque sorte révoqué le témoignage qu’il avait donné précédemment dans la Vita; que les Annales ont été écrites dix ans après la biographie; que l’auteur, en substituant au premier chiffre de l’àge que Charlemagne avait en mourant, un autre destiné à le corriger, a eu l’intention de revenir sur sa première assertion, qui était erronée.

Suivant M. Polain, au contraire, la biographie de Charlemagne, commencée immédiatement après sa mort, fut achevée vers l’an 820, et les premières années des Annales, celles où il est fait mention de la mort de l’empereur, ont été écrites antérieurement. De plus, la biographie est une composition littéraire rédigée avec beaucoup de soin; l’affirmation de l’auteur y est précise; il fait mourir son héros à l’àge de soixante-douze ans, dans la quarante-septième année de son règne, le 5 des calendes de février (28 janvier); tandis que dans les Annales, écrites sans préparation et pour ainsi dire en présence des faits, Eginhard indique l’àge de Charlemagne d’une manière approximative, et lui donne soixante et onze ans environ.

Nous n’avons pas la ridicule prétention de vouloir nous constituer juges de ceux qui doivent nous juger; cependant nous nous permettrons de faire remarquer, sans entrer plus avant dans le débat, que si Charlemagne est né le 2 avril 742, comme on le pense assez généralement d’après Mabillon, il devait avoir, le 28 janvier 814, jour de sa mort, soixante et onze ans, neuf mois et vingt-six jours; que par conséquent Eginhard a pu dire avec une égale vérité, et qu’il avait soixante et onze ans environ et qu’il était dans sa soixante-douxième année; que ces deux versions n’ont rien de contradictoire, et qu’elles s’accordent tout autant avec l’adjectif sepluagenarius qui se trouve dans l’épitaphe de son premier tombeau.

Quant au système de notation chronologique suivi par les annalistes qui ont fixé la naissance de Charlemagne à l’an 742, il nous paraît de peu d’importance: car la source de ce millésime est dans la mention faite par Eginhard du jour de la mort de l’empereur et de l’âge qu’il avait alors. C’est donc le style chronologique d’Eginhard qu’il faut rechercher, et non celui des annalistes, qui n’ont constaté qu’une conséquence de ses assertions. Or, c’est un fait qui n’a jamais été contesté, que le 5 des calendes de février 814 correspond au 28 janvier de la meme année, style moderne. Si, à l’époque où cette date futinscrite sur le tombeau de l’empereur, on avait suivi le style de Pâques, ce serait à l’an 815 qu’il faudrait fixer la date de la mort de Charlemagne, ce qui est absolument inadmissible, puisqu’il tomba malade dans l’hiver qui suivit l’élévation de son fils Louis à la dignité impériale; que cette cérémonie eut lieu au mois d’août 813, et que Charles mourut avant la fin de cet hiver.

Nous croyons donc pouvoir suivre l’opinion commune, en ce qui concerne la date de 742, et comme celle du 2 avril n’est pas contestée, nous partirons de cette hypothèse, que Charlemagne naquit le 2 avril 742, pour rechercher dans quel endroit pouvait se trouver sa mère lorsqu’elle le mit au jour.

Les événements qui suivirent la mort de Charles Martel eurent-ils pour conséquence immédiate d’éloigner Pépin du berceau de sa famille, et de forcer sa femme Bertrade à aller faire ses couches en Neustrie? Bien que cette question ait été résolue affirmativement par MM. Polain et Arendt, nous pensons, avec M. Kervyn de Lettenhove, qu’en soutenant la négative, on peut avoir tout autant de chances d’être dans le vrai. Voyons donc les faits. Charles Martel, avant de mourir, avait, suivant Fredegaire, réuni les optimates et fait de commun accord le partage de ses États. Il avait donné à Carloman, l’aîné de ses fils, l’Austrasie avec la Souabe et la Thuringe, et à Pépin la Bourgogne, la Neustrie et la Provence. Charles mourut à Kiersy-sur-Oise, comme nous l’avons déjà dit, le 21 octobre 741. Il ne laissait à son troisième fils, Grifon, né de son mariage avec Zwanehilde, princesse de Bavière, qu’une sorte d’apanage. Mécontents du sort qui leur était fait, Grifon et sa mère lèvent l’étendard de la révolte et vont s’enfermer dans la ville de Laon, tandis que Hiltrude, soeur de Carloman et de Pépin, passe le Rhin avec une suite nombreuse, et, obéissant aux conseils de sa belle-mère, s’en va trouver Odilon, duc de Bavière, qui l’épouse sans le consentement des princes carolingiens. En même temps, les Aquitains, les Gascons et les Allemands se soulèvent; les Bourguignons et les Neustriens n’obéissent qu’à regret aux fils de Charles Martel; et le duc de Bavière Odilon se prépare à leur faire la guerre. L’Austrasie seule leur est dévouée; c’est là qu’ils doivent trouver les forces nécessaires pour résister à tous leurs ennemis.

Est-il vraisemblable qu’en présence d’une pareille situation les deux frères aient pu immédiatement se séparer, que l’un se soit établi en Austrasie, l’autre en Neustrie? Non-seulement cette séparation n’est pas vraisemblable, mais des faits certains prouvent qu’elle n’eut pas lieu. Ainsi Pépin et Carloman assistent ensemble au siège de Laon. C’était dans l’hiver de 741 à 742. Ensuite ils se préparent à aller ensemble faire la guerre à Hunold, fils d’Eudon, duc d’Aquitaine.

C’est au Champ de Mars probablement que s’organisent ces préparatifs. Or, quelques jours seulement séparent l’assemblée du Champ de Mars de la naissance de Charlemagne, et nous savons positivement que les deux frères n’étaient pas encore partis le 2 avril 742, jour de cet événement, puisque Carloman assista le 21 avril à un synode d’évêques tenu dans ses États.

On objecte, il est vrai, le partage fait par Charles Martel, et l’on en conclut que, si Carloman se trouvait en Austrasie, Pépin devait être en Neustrie. Mais les faits subséquents viennent prouver que ce partage, qui était dès lors résolu, ne fut exécuté qu’après la campagne d’Aquitaine. Ce fut au retour de cette expédition, dans un lieu dit le Vieux-Poitiers, que les deux frères prirent toutes les dispositions à cet effet. Le texte d’Eginhard ne laisse aucun doute sur l’espèce de communauté qui jusque-là avait régné entre eux: «En cette année, dit-il, mourut Charles, maire du palais, laissant pour héritiers trois fils, Carloman, Pépin et Grifon. Celui-ci, le plus jeune, avait pour mère Zuanilde, mère d’Odilon, duc de Bavière. Elle fit naître en lui, par ses méchants conseils, l’espérance de se rendre maître de tout le royaume, au point qu’il s’empara sur-le-champ de la cité de Laon, et déclara la guerre à ses frères. Carloman et Pépin rassemblent promptement une armée, assiègent Laon, acceptent la capitulation de Grifon, et songent ensuite à organiser le royaume et les provinces et à recouvrer tout ce qui, après la mort de leur père, s’était séparé de la confédération des Francs. Au moment d’entreprendre une expédition lointaine, ils voulurent assurer la paix intérieure de leurs États. Carloman s’assura donc de Grifon, en le faisant enfermer à Novum Castellum, près de la forêt des Ardennes.»

Ce qui précède est compris sous la date de 741. Eginhard ajoute, année 742: «Carloman et Pépin, maîtres du royaume des Francs, voulant d’abord recouvrer l’Aquitaine sur Hunold, duc de cette province, l'envahissent avec une armée, s’emparent d’un château nommé Loches, et avant de se retirer, partagent, au lieu dit Vieux-Poitiers, le royaume qu’ils tenaient en commun, regnum quod communiter habebant»

Est-il possible d’être plus explicite? Ce passage ne peint-il pas admirablement la situation? Malgré le partage résolu pour Charles Martel, les deux frères, menacés d’abord par Grifon, ensuite par Hunold, tiennent en commun le royaume. Ils se préoccupent du soin de l’organiser, c’est-à-dire de rétablir l’ordre, et de recouvrer tout ce qui a été soustrait à la domination des Francs. Ils commencent par abattre leurs ennemis de l’intérieur; ils s’en vont ensuite soumettre les Aquitains; après cela seulement, ils exécutent la volonté de leur père et procèdent au partage du royaume; ce qui ne doit pas les empêcher de réunir encore leurs armes pour aller combattre, l’année suivante, d’autres ennemis des Francs. Nous ne voyons pas ce qui, dans cette série de faits, aurait pu faire obstacle à ce que Bertrade demeurât en Austrasie, jusqu’à ce que Pépin prît possession de son royaume. Il est de toute probabilité, au contraire, que Bertrade se trouvait, au moment de la mort de Charles-Martel, dans un des domaines de son beau-père, au centre de ce pays d’Auster qui était la véritable patrie des Carolingiens; quelle y résidait lorsqu’elle donna le jour à son illustre fils, et quelle ne s’éloigna, pour aller s’établir en Neustrie, campagne d’Aquitaine et la convention de Vieux- Poitiers.

S’il est impossible de déterminer de manière précise le lieu de naissance de Charlemagne, il est certain du moins que lui-même considérait l’Austrasie et particulièrement le pays de Liège comme sa patrie. Ses affections étaient évidemment pour les bords de la Meuse, les environs d'Aix-la-Chapelle et la forêt des Ardennes. Il habitait de préférence à toute autre contrée ce pays où était le berceau de sa famille. Il parlait habituellement la langue de ses pères, le thiois ou flamand, qui est encore aujourd’hui celle d’une partie de la Hesbaie. Le latin, source des dialectes romans qui se formèrent dans la Gaule, était pour lui comme pour ses compatriotes, une langue étrangère.

Nous croyons inutile de réfuter les auteurs qui ont voulu faire naître Charlemagne à Ingelheim, à Salzbourg, à Constance, à Vargula, à Carlsbourg, à Paris. Depuis longtemps on a fait justice de toutes ces prétentions. La seule de ces opinions qui nous paraisse soutenable jusqu’à certain point, c’est celle qui voudrait donner la palme à Aix-la-Chapelle. Nous considérons comme hors de doute que Charlemagne est né dans une des résidences princières du pays de Liège ou du pays des Ripuaires entre la Meuse et le Rhin; mais quelle est cette résidence? Ce pourrait être Aix-la-Chapelle, comme Herstal ou Jupille; seulement les probabilités sont plutôt en faveur d’un de ces deux derniers endroits: car il est constant que depuis Pépin d’Herstal les Carolingiens y résidèrent habituellement, tandis qu’Aix-la-Chapelle ne devint le séjour de prédilection de Charlemagne que vers le milieu de son règne.

Chapitre II. Les maires du palais