THE FRENCH DOOR |
HISTOIRE DES CAROLINGIENS
CHAPITRE II.LES MAIRES DU PALAIS.1.PEPIN DE LANDEN, GRIMOALD ET PEPIN d’hERSTAL
L’histoire des maires du palais
de la famille de Pépin et d’Arnulphe commence en 613,
au moment où Chlotaire II, roi de Neustrie, fut proclamé chef unique de la
monarchie franque. La terrible vengeance exercée sur Brunehaut, dont les
intrigues avaient troublé le pays pendant si longtemps, faisait espérer le
retour de temps meilleurs; et en effet cette espérance se réalisa jusqu’à
certain point. Malgré la réunion des trois couronnes, la Neustrie, l’Austrasie
et la Bourgogne n’en continuaient pas moins à former des royaumes distincts. A
la tête du gouvernement de chacun de ces États se trouvait un maire du palais
imposé au roi par les grands de son royaume. La Bourgogne n’eut, après la mort
du vaillant Warnachaire, que des maires du palais de médiocre valeur. Dans la
Neustrie, l’on vit briller Aega, premier ministre du
roi Dagobert, lorsque celui-ci eut succédé à Chlotaire II. L’administration de
l’Austrasie avait été confiée par Chlotaire à Arnulphe et à Pépin, deux hommes de liante influence, que l’histoire glorifie comme
réellement supérieurs.
Pépin devint maior domus d’Austrasie; Arnulphe embrassa l’état ecclésiastique
et fut nommé évêque de Metz en 614. Saint Arnulphe n’a jamais été maire du palais; mais il participa avec Pépin au gouvernement
de l’Austrasie. Ce fut par les conseils de ces deux ministres que Chlotaire
consentit, en 622, à donner à l’Austrasie un roi particulier. Il y envoya son
fils Dagobert, qui pendant sa minorité fut confié aux soins de saint Arnulphe; mais à la mort de son père ce prince devint roi
des trois royaumes réunis. L’excellente éducation que saint Arnulphe lui avait donnée porta ses fruits jusqu’il ce qu’ayant succédé ù Chlotaire, il
transporta dans la Neustrie le siège de son gouvernement et de sa cour. Alors
il se perdit par des mœurs corrompues et de folles dépenses. L’historien Fredegaire fait un tableau peu édifiant de la vie de
Dagobert, depuis l’an 630.
«Au commencement de son règne, dit-il, suivant
les conseils de saint Arnulphe, évêque de Metz et de
Pépin, maire du palais, il gouvernait l’Austrasie avec tant de prospérité qu’il
était loué par toutes les nations... Après la mort de saint Arnulphe, aidé des conseils de Pépin, maire du palais, et
de Cunibert, évêque de Cologne, il gouverna tous ses
sujets avec tant de bonheur et d’amour pour la justice qu’aucun des rois francs
ses prédécesseurs ne fut loué plus que lui. Il en fut ainsi jusqu’à son arrivée
à Paris. La huitième année de son règne, comme il parcourait l’Austrasie avec
une pompe royale, il admit dans son lit une jeune fille nommée Ragnetrude dont il eut cette année un fils, nommé
Sighebert. De retour en Neustrie, il se plut dans la résidence de son père
Chlotaire, et résolut d’y demeurer continuellement. Oubliant alors la justice
qu’il avait autrefois aimée, enflammé de cupidité pour les biens des églises et
des leudes, il voulut, avec les dépouilles qu’il amassait de toutes parts,
remplir de nouveaux trésors. Adonné outre mesure à la débauche, il avait, comme
Salomon, trois reines et une multitude de concubines. Ses reines étaient Natechilde, Vulfégonde et Berchilde. Je ne saurais insérer dans cette chronique les
noms de ses concubines, tant elles étaient nombreuses. Son coeur devint corrompu, et sa pensée s’éloigna de Dieu; cependant par la suite il
distribua des aumônes aux pauvres avec une grande largesse, et s’il n’eût pas
détruit le mérite de ses œuvres par son excessive cupidité, il aurait mérité le
royaume des cieux. Les leudes gémissaient de la mauvaise conduite de
Dagobert...»
Le roi s’était fait suivre en
Neustrie par Pépin, dont il redoutait l’influence sur les Francs d’Austrasie.
Pour calmer l’irritation de ceux-ci et obtenir l’appui de leurs armes contre
les Wendes, il leur envoya son fils encore enfant, et
le confia à la tutelle des deux hommes les plus influents du pays, Cunibert, archevêque de Cologne, et Ansgisil,
fils d’Arnulphe. Tant qu’il vécut, il retint Pépin à
sa cour et ne lui accorda aucune autorité; de sorte qu’on a pu dire avec
quelque apparence de raison, qu’Ansgisil avait été
maire du palais d’Austrasie. En effet, Ansgisil gouverna ce pays depuis l’an 633 jusqu’à 638, époque de la mort de Dagobert.
Alors seulement Pépin rentra dans sa patrie; il reprit avec Cunibert les rênes du gouvernement, toujours sous la royauté de Sighebert III.
Le second fils de Dagobert,
Chlovis II, âgé de quatre ans, fut élevé sur le trône par les grands de Neustrie
et de Bourgogne, et placé sous la tutelle du vieux et sage majordome Aega. Les Austrasiens lui envoyèrent une députation pour
réclamer la part de Sighebert III dans les trésors de son père. Aega leur remit un tiers de la succession, les deux autres
tiers étant dévolus au roi Chlovis et à sa mère Nanthilde.
Pépin mourut l’année suivante
(639). Sa mémoire fut honorée des regrets de tous les Austrasiens. Il était
aimé et estimé, à cause de son esprit de justice, de ses sentiments généreux et
de son extrême bienveillance. D’après le témoignage de l’histoire, c’est à ses
hautes qualités personnelles qu’il faut attribuer l’empire qu’il avait acquis
sur l’esprit de ses compatriotes. Sa vie longue et glorieusement remplie ne
pouvait manquer, dit M. Pertz, d’avoir des suites
importantes pour l’illustration de sa charge et pour la grandeur de sa maison.
Le maire du palais de Neustrie et de Bourgogne, Aega,
ne lui survécut pas longtemps; il mourut en 640. Les trois royaumes, ayant
alors des rois mineurs, furent livrés à l’ambition des grands. En Austrasie,
Grimoald, fils de Pépin, s’empara violemment de la mairie du palais, qui lui
était disputée par Othon, gouverneur ou nourricier (baiulus)
du roi Sighebert. En Neustrie cette haute position fut occupée par Erchinoald,
en Bourgogne par Flaochat. Celui-ci mourut dans
l’année même de son élection, en 641. Quoique de sang royal, Erchinoald était
un homme de peu d’influence. Dépourvu de fortune et d’ambition, il fut plutôt
le ministre de l’aristocratie que son chef réel. Bien que Chlovis II fût
incapable de régner et qu’il mourut en état de démence, la royauté ne courut
aucun danger sous l’administrlion d’Erchinoald.
Il en était autrement dans le
royaume d’Austrasie, où Grimoald, riche, puissant et plein d’orgueil, s’était
emparé du pouvoir royal. Cependant Sighebert III continua de régner
nominalement jusqu’à sa mort en 656. L’auteur qui écrivit l’histoire de la vie
de ce prince rapporte que Grimoald résolut alors de mettre son propre fils,
Childebert, à la place de Dagobert II, fils du roi défunt. D’accord avec
Didon, évêque de Poitiers, il fit tonsurer le jeune Dagobert et l’envoya en
Irlande. II voulut ensuite se prévaloir d’un faux testament, suivant lequel
Childebert aurait été adopté par le roi; mais les grands d’Austrasie, loin
d’approuver cette trahison, livrèrent Grimoald et son fils à Chlovis II, qui
les fit périr en prison à Paris. L’Austrasie fut alors réunie de nouveau à la
Neustrie jusqu’en 660. Après quoi le trône y fut occupé successivement par
Childeric II, l’un des fils de Chlovis II, et par Dagobert II que les grands
avaient ramené d’Irlande en 673.
Comme le biographe de
Sighebert est le seul auteur qui parle de l’adoption du fils de Grimoald par un
testament de ce roi, et qu’on n’en trouve aucune mention dans les autres
sources historiques, MM. Zinkeisen et Schoene ont cru pouvoir émettre des doutes sur cette
prétendue adoption. Le dernier pense même que le récit tout entier est
apocryphe. Déjà Lesbroussart, dans une note du
mémoire prémentionné, avait victorieusement réfuté l’assertion du moine Hariger et de l’annaliste de
Gembloux concernant le fait de l’adoption; mais quant à la tentative
d’usurpation, elle ne paraît pas douteuse. Seulement on peut contester
l’exactitude des couleurs sous lesquelles on l’a présentée. Suivant le récit d’Henschenius, ce ne serait pas à l’ambition personnelle de
Grimoald qu’il faudrait attribuer cette tentative, mais á la politique des
grands d’Austrasie. On conçoit en effet que les Austrasiens se soient lassés de
ces rois mineurs qui leur étaient envoyés de Paris, et dont les pères régnaient
en Neustrie. Ils avaient eu ainsi successivement Dagobert Ier,
Sighebert III et Dagobert II. La dignité de maire du palais, étant considérée
comme appartenant de droit à la maison la plus puissante du pays, courait
risque de passer un jour dans des mains étrangères. Pépin de Landen, maire du
palais sous Dagobert, n’avait-il pas été, pour ainsi dire, enlevé à l’Austrasie
pendant plusieurs années? A la mort de Pépin, une tentative sérieuse avait été
faite pour soustraire le roi Dagobert II, qui n’avait que douze ans, à la
dépendance des optimates; on avait voulu lui donner pour maire du palais
Othon, fils d’Uron, domesticus de Sigebert. C’étaient les optimates, et parmi eux l’archevêque Cunibert, qui avaient fait échouer ce projet, en conférant
la mairie du palais à Grimoald.
Il est fort douteux
d’ailleurs que Grimoald ait été ensuite livré au roi de Neustrie par les grands
de l’Austrasie indignés de son usurpation. C’est dans les Gesta Francorum qu’on trouve cette version, et l’on sait combien peu l’auteur de
ce livre mérite de créance. Il est parlé de la même aventure en termes bien
différents dans la vie de saint Remacle: «Grimoald, y est-il dit, ayant été
appelé à Paris par Chlovis, sous prétexte de recevoir des présents, y fut retenu.
» Ce serait donc par surprise que Grimoald aurait été fait prisonnier en
Neustrie, et la prétendue indignation des Austrasiens à son égard serait une
fable. Si l’assassinat de Grimoald et de son fils avait été le fait des
Austrasiens, ils auraient rappelé le fils de Sighebert et n’auraient pas livré
leur pays au roi Chlovis, qui était fou.
Depuis la chute de Grimoald
jusqu’à la bataille de Testri, en 687, l’histoire de
l’Austrasie est fort obscure. Elle est en quelque sorte éclipsée par
l’histoire de la Neustrie, dans laquelle figure au premier rang le maire du
palais le plus redouté, le fameux Ebroïn, qui gouverna ce pays après la mort
d’Erchinoald (660). Chlotaire III était alors sur le trône de Neustrie. C’est
l’époque où l’Austrasie semble avoir eu pour roi Childeric II, second frère de
Chlotaire, et pour maire du palais Wulfoald. A la
mort de Chlotaire, en 670, Ebroïn voulut mettre la couronne sur la tête de
Thierry III; mais lui-même fut renversé et enfermé au couvent de Luxeuil. Les
grands appelèrent Childeric II et avec lui Wulfoald,
qui devint maire du palais des trois royaumes. Mais en 673, le roi Childeric II
fut assassiné; Ebroïn sortit de son couvent, ainsi que Thierry, et Wulfoald chercha un refuge en Austrasie. C’est alors
seulement qu’on voit reparaître Dagobert II, qui était resté en Irlande.
Il est possible que Wulfoald ait continué d’être maire du palais d’Austrasie
sous le règne de Dagobert II. Cependant les familles de Pépin et d’Arnulphe n’avaient pas cessé d’être de fait à la tête des
grands d’Austrasie. Les chefs de ces familles étaient, en 673, d’abord Pépin
d’Herstal, petit-fils de Pépin de Landen par sa mère Begghe,
et de saint Arnulphe par son père Ansgisil,
époux de Begghe; en second lieu, Martin, petit-fils
de saint Arnulphe par son père Chlodulphe,
évêque de Metz et frère d’Ansgisil. Les deux
petit-fils de saint Arnulphe succédèrent à Wulfoald dans la mairie du palais, si l’on en croit le continuateur
de Frédegaire. A la mort de Dagobert II, dont les
causes et les circonstances ne sont pas bien connues, l’Austrasie se trouva
sans roi; alors Pépin et Martin y exercèrent la puissance souveraine. Ces deux
jeunes princes, distingués par leurs talents et leur courage, étaient reconnus
pour chefs de l’aristocratie du pays.
D’autre part, la Neustrie et
la Bourgogne étaient gouvernées par Ebroïn, qui y avait fait reconnaître
Thierry III, et qui exerçait sous son nom un pouvoir absolu et tyrannique. Cet
Ebroïn a une physionomie toute gauloise; il personnifie le commencement de la
réaction des vaincus. Né dans les derniers rangs de la société, il est l’ennemi
déclaré des Francs et surtout de ceux qui, étant issus d’un rang illustre, peuvent
aspirer aux plus hautes dignités du royaume. L’auteur de la Vie de saint
Filibert l’a parfaitement caractérisé, en disant: «Lors donc que ce pernicieux
Ebroïn, qui avait été dépouillé par la noblesse franque de la charge de maire
du palais, à cause de ses excessives cruautés, eut vu couper sa chevelure et
fut entré clerc à Luxeuil, il apostasia soudain, et animé de l’esprit de
malice, il se mit, dans sa rage, à grincer les dents contre les nobles francs
et les nobles pontifes, et ayant entraîné plusieurs dans son parti, il reprit
tous ses honneurs, au mépris des ordres de Dieu.» Pendant la captivité de ce
forcené, le roi Childeric avait rétabli les lois et coutumes des Francs; il
s’était engagé à prendre désormais les ministres de l’autorité, dans chacune
des provinces du royaume, parmi les grands de cette province, et à ne plus
souffrir que la liberté de tous fût opprimée, comme au temps d’Ebroïn, par la
violence et la tyrannie d’un seul. Il paraît que ces édits réparateurs ne furent
pas scrupuleusement observés par Childeric lui-même. Quand Ebroïn sortit de son
couvent, il les foula aux pieds, et se mit à opprimer de nouveau tout ce qui
avait le nom de Franc dans la Neustrie et la Bourgogne. Il s’ensuivit une
émigration considérable vers l’Austrasie, où la population presque entière
était d’origine franque.
Martin et Pépin accueillirent
ces malheureux réfugiés; ils firent plus, ils voulurent les aider à rentrer
les armes à la main dans les possessions dont on les avait dépouillés. Une
première expédition, entreprise en 680, ne fut pas heureuse. L’armée
austrasienne fut battue par Ebroïn à l’endroit appelé Locofao,
probablement Lufaux, entre Laon et Soissons. Martin
courut s’enfermer dans la ville de Laon. Le continuateur de Frédegaire raconte qu’Ebroïn dépêcha vers lui deux prélats, Reolus,
métropolitain de Reims, et Agilbert, évêque de Paris,
pour l’inviter à venir le trouver à Erchrecum.
Ces honnêtes diplomates jurèrent sur des reliquaires, dont ils avaient eu la
précaution de vider les châsses, que Martin aurait la vie sauve, s’il
consentait à l’entrevue. Celui-ci, croyant â leur serment, descendit des
remparts de Laon avec ses compagnons d’armes, se rendit à Erchrecum et y fut massacré, ainsi que tous les siens. Quant à Pépin, il sut se
soustraire, par la fuite à la vengeance du vainqueur, qui, peu de temps après,
reçut le châtiment de ses crimes: Ebroïn fut tué en 681 par un seigneur franc
nommé Hermanfrid, dont il avait usurpé les biens.
La charge de maire du palais
de Neustrie fut alors confiée à Waraton, qui était
d’origine franque et d’une illustre maison. On avait compté sur lui pour rétablir
la paix entre les deux royaumes; mais Waraton avait
un fils nommé Ghislemar, plein d’ardeur et
d’ambition, plus propre à attiser le feu de la discorde qu’à l’éteindre.
L’esprit de réaction qui régnait dans la Neustrie ne s’arrêtait pas aux
descendants des Gallo-Romains; il atteignait aussi les nouvelles générations
d’origine franque. Depuis longtemps établis dans la Gaule, les Francs de
Neustrie s’étaient, pour ainsi dire, romanisés; ils avaient adopté les moeurs dissolues et même le caractère léger, inconstant des
indigènes. Ils se regardaient comme supérieurs en civilisation aux Francs
d’Austrasie. Ceux-ci, plus forts en général et plus sérieux, les méprisaient
comme leurs pères avaient fait des Gallo-Romains. Les uns ne voulaient pas
souffrir la domination des autres; de là des guerres, des haines mutuelles
toujours croissantes, une rivalité qui ne cessa que par la bataille de Testri et le triomphe complet des Austrasieus.
Ghislemar était sous l’influence de
ces sentiments. Il usurpa sur son père l’autorité de maire du palais, afin de
renouveler les hostilités contre les Austrasiens. On cite de lui un fait
d’armes qui aurait eu pour théâtre le château de Namur, et qui ne serait pas
fort glorieux, si l’on en croit la chronique. Plusieurs guerriers de l’Austrasie
y auraient péri; les détails sont inconnus, mais le continuateur de Frédegaire accuse Ghislemar de
surprise et de violation de la foi jurée. Sa mort remit Waraton en possession de sa charge; mais celui-ci cessa bientôt lui- même d’exister,
et Bertharius, son gendre, qui lui succéda en 686, se
montra tout aussi hostile aux Francs d’Austrasie.
La physionomie historique de ce Franc
Neustrien est encore tout à fait gallo-romaine. Les chroniqueurs le
représentent comme un homme de petite taille, de médiocre intelligence, léger
et vain, méprisant l’amitié et les conseils des Francs. Ce petit homme voulut
reprendre le rôle d’Ebroïn. Il persécutait les grands et les forçait à émigrer.
Le continuateur de Frédegaire en cite plus d’un qui
passa dans le parti de Pépin. Une guerre entre l’Austrasie et la Neustrie était
devenue inévitable. Avant de l’entreprendre, Pépin envoya des députés au roi
Thierry, pour demander le rappel des exilés et la restitution de leurs biens. Berlharius ou Berthaire leur fit
faire par le roi une réponse outrageante. Alors Pépin réunit son armée, à
laquelle se joignirent les Francs de Neustrie exilés et spoliés. Il traversa la
forêt Charbonnière et alla se camper à Testri, entre
Péronne et Saint-Quentin. Berthaire était venu à sa
rencontre avec le roi, à la tête de l’armée neustrienne. La bataille fut
sanglante; on nous permettra d’en emprunter le récit à M. Henri Martin, qui ne
nous offre pas souvent une aussi bonne aubaine.
«Les Austrasiens furent
arrêtés au bord de l’Aumignon par les masses neustro-burgondiennes qu’amenaient Berther et le roi Theoderik: les milices des villes, les
populations gallo-romaines avaient été appelées aux armes de toutes parts
contre les Austrasiens et les nobles neustro-burgondiens leurs alliés, et, quoique Pépin se proclamât le champion du clergé, la lutte
était véritablement entre le parti romain et le parti germain... Le général
des Austrasiens montra une modestie extrême; il proposa de nouveau la paix au
roi de Neustrie, et lui offrit même de grandes sommes d’or et d’argent pour
obtenir la restitution des biens des proscrits et des églises; mais Berther, confiant dans l’innombrable multitude de peuple
qui suivait ses bannières, rejeta tout; les armes pouvaient seules trancher la
querelle.
Pépin prit ses dispositions
en habile capitaine; il mit le feu à toutes ses tentes pendant la nuit, pour
faire croire à ses adversaires qu’il battait en retraite, passa l’Aumignon en silence, aux premières lueurs de l’aube, et
s’établit sur une colline, à l’est du camp neustrien, afin que les rayons du
soleil matinal éblouissent les yeux des ennemis lorsqu’on engagerait le combat.
Les Neustriens, à l’aspect des flammes, avaient cru l’armée austrasienne en
fuite, et s’apprêtaient à la poursuivre, quand ils la virent pour ainsi dire,
sur leurs têtes: ils l’attaquèrent sur-le-champ. La bataille fut longue,
opiniâtre, acharnée; les légions populaires de Neustrie, mal commandées,
aveuglées par le soleil qui les empêchait de diriger leurs coups, précipitées
sans ordre sur un ennemi qui avait l’avantage du poste et des armes, se brisèrent
contre les lignes de fer des Austrasiens. L’armée neustrienne se débanda; le
roi Theoderik et le maire Berther s’enfuirent, laissant tous les chefs de leur armée abandonnés au tranchant du
glaive; la plupart des Neustriens coururent chercher un refuge soit au
monastère de Saint-Quentin dans la cité de Vermandois, soit au couvent des
Irlandais ou de Saint-Fursti à Péronne.
Pépin, après avoir partagé
à ses fidèles les dépouilles du camp royal, reçut en grâce les fugitifs de
Saint-Quentin et de Saint-Fursti, leur accorda la vie
et la conservation de leurs patrimoines, à condition qu’ils devinssent ses
hommes et lui jurassent fidélité, puis il se mit à la poursuite du roi et de Berther. Le malheureux maire n’existait plus; il avait été
massacré par les compagnons de sa fuite, à l’instigation de sa belle-mère elle-même,
exaspérée de sa sottise et de sa lâcheté. Quant à Theoderik,
il avait couru sans s’arrêter jusqu’à Paris : il attendit là le vainqueur et se
rendit à lui»
Bien que le roi Thierry eût
commandé l’armée neustrienne, Pépin ne voulut pas le détrôner; au contraire, il
le fit reconnaître par les Austrasiens, qui n’avaient plus eu de roi depuis la
mort de Dagobert II. La monarchie entière se trouva ainsi de nouveau réunie;
elle fut gouvernée par Pépin d’Herstal non seulement sous le règne de Thierry
III, mais encore sous les règnes de ses fils Chlovis III, Childebert II, et de
son petit-fils Dagobert III, le deuxième du nom en Neustrie.
Après la bataille de Testri (687), Pépin prit le titre de dux et princeps Francorum, qu’on avait déjù donné à Ansgisil. On explique l’adoption de ce titre par la
nécessité d’égaler en rang les ducs des Allemans ou Souabes, des Bavarois, et
autres qui, étant chefs de nations, se croyaient supérieurs au maire du palais.
Ces ducs firent plus d’une tentative pour se soustraire à la domination des
Francs; mais Pépin, le puissant chef de la monarchie, sut les contraindre à
l’obéissance. Il marcha sans délai contre les Souabes, les Bavarois, les
Bretons, les Gascons et les Aquitains; il les soumit tous successivement au
pouvoir royal. Déjà en 689 il avait vaincu les Frisons et les Saxons, sans
cependant incorporer le pays de ces derniers à la monarchie franque. Le plus
inquiet et le plus dangereux des ennemis de cette monarchie était Radbod, duc des Frisons. On comprenait sous le nom de
Frisons, à cette époque, les peuples établis entre les bouches de l’Escaut, de
la Meuse et de l’Ems, ayant pour limite méridionale le pays d’Anvers. Ces
peuples s’étaient séparés des Francs, auxquels ils avaient cependant été
contraints de payer tribut. Radbod, profitant d’un
moment favorable, reprit les armes; mais il fut vaincu par Pépin auprès de Wyckte-Duurstede,
et obligé de demander la paix; ce qu’il n’obtint qu’en restituant les pays
conquis et en se reconnaissant tributaire des Francs d’Austrasie.
En résumé, Pépin d’Herstal
eut la gloire de raffermir sur sa base la monarchie franque si souvent
ébranlée par la guerre civile, et d’en reconstituer l’unité. Il est le premier
des maires du palais qui se soit fait un grand nom comme chef militaire. M.
Henri Martin fait remarquer avec raison qu’il se garda bien de quitter
l’Austrasie pour la Neustrie, comme avaient fait les Mérovingiens: il plaça
auprès du roi un de ses fidèles, appelé Nordbert,
comme une sorte de vice-maire, et après avoir pacifié et réformé la Neustrie
dans le sens germanique, il retourna dans son domaine d’Herstal, transférant
ainsi le siège de la puissance franque des bords de la Seine aux rives de la
Meuse, et conservant par cette conduite toute sa popularité parmi les
Austrasiens qui avaient été l’instrument et qui restèrent l’appui de sa
grandeur .
2. CHARLES MARTEL.
Quand on considère la
glorieuse carrière de Charles Martel, on est tenté d’assigner à ce héros une
haute mission providentielle. Après Chlovis Ier, auquel on l’a
comparé avec raison, il fonda pour la seconde fois la grande monarchie franque,
dans laquelle était réservé à son petit-fils Charlemagne le rôle le plus
brillant de l’histoire moderne. On peut dire de Charles Martel, qu’il fit
renaître l’ancienne valeur et l’esprit militaire des Francs; qu’il rétablit
l’unité de la monarchie et fit rentrer sous l’autorité souveraine les peuples
qui étaient parvenus à reconquérir leur indépendance; qu’il fortifia la
nationalité germanique, en réunissant de nouveau aux Francs-Austrasiens les
Souabes, les Thuringiens, les Bavarois et les Frisons; qu’il sauva le
christianisme en Europe, par ses victoires sur les Sarrazins; qu’il aida
puissamment à la propagation de la religion chrétienne, en protégeant les missionnaires
de Frise et de Thuringe, notamment saint Willibrord et saint Boniface; enfin
qu’il jeta les bases de la féodalité, c’est-à-dire de l’ordre social nouveau.
Après la mort de Pépin
d’Herstal, la situation de la monarchie franque était des plus critiques. Il y
avait lutte acharnée entre la Neustrie et l’Austrasie pour le gouvernement des
deux royaumes. L’une et l’autre se trouvaient considérablement amoindries: les
ducs de Bavière et de Souabe, soumis à l’Austrasie par Pépin, avaient repris
leur indépendance; la Thuringe avait été envahie par les Saxons, qui étaient
encore païens; les conquêtes faites par Pépin en Frise étaient en grande partie
perdues. Dans la Neustrie, l’Aquitaine, avec Toulouse pour capitale, était
gouvernée par Eudon, duc indépendant; la Vasconie ne reconnaissait plus le pouvoir des Francs; il en
était de même de la Provence et d’une grande partie de la Bourgogne. Outre
toutes ces causes de déchirement, la monarchie était menacée par un ennemi
nouveau, par les Sarrazins qui déjà avaient pris possession de Narbonne et de
la Septimanie. La tâche à remplir était donc immense. Il s’agissait d’abord
pour Charles Martel de reconquérir la position qu’avait occupée son père. Le
premier objet de son ambition, dès qu’il fut libre, est la dignité de maire du
palais. Triomphant de tous les obstacles, il parvient non-seulement à ressaisir
le pouvoir, mais encore à reconstituer dans son intégrité la monarchie des
Francs. Ces résultats sont les témoignages irrécusables de sa supériorité
personnelle et de ses hautes destinées.
La lutte pour le gouvernement
de la monarchie avait eu lieu d’abord entre les Neustriens, qui s’étaient donné
un roi de la race mérovingienne, et la veuve de Pépin, comme tutrice de son
petit-fils Theodoald. Ce fut Plectrude qui prit l’initiative des hostilités; elle voulait faire gouverner la Neustrie
par ce maire du palais, encore enfant, ou plutôt la gouverner elle-même sous
son nom et celui du roi Dagobert III. On la vit partir de Cologne pour aller
installer son petit-fils dans la mairie neustrienne; mais elle fut assaillie à
l’improviste dans la forêt de Cuise, par une multitude de Gaulois ameutés
contre elle. Obligée de fuir, elle ramena son pupille en Austrasie, où il
mourut peu de temps après. Les Neustriens avaient élu pour maire du palais un
Franc d’Anjou, nommé Raghenfrid. Celui-ci s’allia
avec Radbod, duc des Frisons, et ils résolurent
d’envahir l’Austrasie de deux côtés à la fois. Radbod remonta le Rhin jusqu’à Cologne avec un grand nombre de bateaux, et Ragenfrid se dirigea vers le même point par la Champagne et
l’Ardenne. Ce qu’on sait de cette double expédition est fort obscur et
incomplet. Il paraît que les coalisés commencèrent par rançonner la vieille Plectrude, qui était en possession des trésors de son mari.
C’était là probablement leur seul but: car la Neustrie pouvait bien aspirer à
se rendre indépendante de l’Austrasie; mais ni les Neustriens ni les Frisons ne
pouvaient raisonnablement avoir la prétention de s’emparer de ce pays et de le
dominer. Aussi voyons-nous par les chroniques que déjà les coalisés se
retiraient, lorsque tout à coup Charles Martel fit son apparition sur le
théâtre de la lutte: il venait de recouvrer sa liberté, au milieu des embarras
de Plectrude.
Charles Martel se présente
aux Austrasiens comme le fils et le vrai successeur de Pépin; il est salué par
eux avec acclamation et se met immédiatement à leur tête. Sans se donner le
temps d’organiser ses forces, il marche avec une poignée d’hommes contre Radbod, qui le repousse avec perte, tout en évacuant le
pays, ensuite contre Raghenfrid, qui ramenait son
armée en Neustrie par la forêt des Ardennes. Il atteint l’armée neustrienne sur
l’Amblève, près de Malmedy, et n’hésite pas à l’attaquer. Nous possédons peu
de détails sur ce fait d’armes, qui est d’un si haut intérêt pour notre
histoire. Après sa bataille avec Radbod, dit l’annaliste de Metz, Charles va à la rencontre de Chilperic et de Raghenfrid. Il
divise son armée en deux corps et les met en embuscade. Lui-même se dirige dans
la forêt avec cinq cents hommes, gravit la montagne qui domine la villa
d’Amblève, examine le camp où l’ennemi s’adonnait à un entier repos. Pendant
qu’il faisait sa reconnaissance, arrive un soldat qui lui propose de jeter le
trouble parmi ses adversaires. Charles y consent. Le soldat se jette dans le
camp de Chilperic, armé d’un bouclier et d’une épée,
le traverse, culbute tout sur son passage et annonce l’arrivée de Charles. On
se précipite sur ses pas pour le tuer, mais c’est en vain, Charles vient à son secours.
Il fait prendre les armes à ses soldats et met tous les ennemis en déroute.
Plusieurs s’enfuient dans l’église d’Amblève... Charles accorda la vie à ceux
qui s’étaient réfugiés dans l’église, et les laissa rejoindre Chilperic qui s’enfuyait à travers la plaine.
Quel est le lieu précis où
cette bataille fut livrée? On donne aujourd’hui le nom d’Amblève à une rivière,
à un château et à un village. Les ruines du château se voient encore sur un
rocher au pied duquel coule la rivière, près d’Aywaille; le village est assez
loin de là, près de Malmedy. C’est probablement dans cette dernière localité
que fut livrée la fameuse bataille d’Amblève. M. de Noüe nous semble avoir réfuté avec succès l’opinion qui voudrait en placer le
théâtre auprès du château : «Aucun historien, dit-il, ne fait mention que les
deux camps se trouvaient sur des rives opposées; nulle part que Charles ou Chilperic ait dû passer le fleuve; la rivière même n’est
nommée que pour dire qu’elle a donné son nom à l’endroit. Cependant tous font
une description circonstanciée des lieux, et pas un seul ne parle de ce rocher
formidable sur lequel se dresse le vieux château d’Amblève qui, dans le
principe, se nommait Château-Neuf; près de là il n’y
a jamais eu d’église, et il est impossible de descendre du côté de la rivière
le rocher sur lequel est assis ce château, attendu que l’Amblève baigne les
pieds de ce rocher à pic, magnifique et gigantesque. Au contraire la version
des historiens s’accorde avec les accidents de terrain du village d’Amblève Partout, dans les auteurs primitifs, il est
dit : Amblève, maison royale, et tous les diplômes qui parlent de cette villa
la placent toujours à côté de Ligneuville, Tommen et Bulange, c’est-à-dire
dans sa situation actuelle»
La victoire remportée à
Amblève par Charles Martel délivra l’Austrasie de la présence de l’étranger.
L’année suivante (717) une action plus sérieuse eut lieu dans les plaines du Cambresis. Le héros avait eu le temps de réunir un plus
grand nombre de guerriers. Il partit d’Herstal, traversa la forêt Charbonnière
et rencontra l’armée neustrienne à Viney, où elle était campée. Charles envoya
des députés au roi Chilperic, pour demander à être
remis en possession de l'autorité que son père avait exercée sur les Francs
Occidentaux. Pour toute réponse Raghenfrid le fit
sommer, au nom du roi, de se préparer à subir le jugement de Dieu le lendemain,
pour que la puissance divine décidât à qui appartiendrait le royaume des
Francs. La bataille fut livrée le 21 mars 717; elle fut très cruelle, disent
les chroniques, et l’on combattit longtemps avant de savoir à qui resterait la
victoire. Les Neustriens, qui étaient beaucoup supérieurs en nombre,
succombèrent enfin; Raghenfrid prit la fuite avec le
roi Chilperic II; Charles les poursuivit l’épée dans
les reins jusque sous les murs de Paris.
Un des résultats de la
victoire de Viney fut d’arracher à Plectrude la
mairie du palais d’Austrasie et ce qui lui restait des trésors de Pépin.
L’Austrasie n’avait point de roi; Charles Martel lui en donna un dans la personne
de Chlotaire IV, mérovingien obscur et douteux. Aux yeux des Neustriens, Chilperic II était le souverain légitime de la monarchie
entière, et Raghenfrid le maire du palais des deux
royaumes. Celui-ci aurait bien voulu réaliser cette fiction, mais depuis la
bataille de Viney, il devait craindre, au contraire, que le roi et le maire du
palais de l’Austrasie n’étendissent leur puissance sur la Neustrie même. Cette
crainte lui fit chercher un appui dans le Midi; il fit alliance avec le plus
puissant des ducs de ce pays, avec Eudon, qu’il avait
combattu peu de temps auparavant. Ils réunirent leurs armées, qui étaient considérables
mais composées d’éléments divers, sur les rives de l’Aisne, près de Soissons.
Les Austrasiens formaient le corps national le plus compacte et le plus robuste
de l'Europe; le peuple tout entier n’était qu’une armée, se personnifiant dans
le plus grand homme de guerre que l’Occident eût vu naître depuis Chlovis. À
la tête de cette vaillante nation, Charles courut au-devant de l’armée neustro-aquitaine. Le choc fut terrible: cette masse
confuse se débanda à la première charge des Austrasiens, et il fut impossible
de la rallier. Vaincus, mis en déroute, Raghenfrid s'enfuit vers la Seine inférieure, Eudon et Chilperic se sauvèrent jusqu’au-dessus de la Loire.
A partir de ce moment,
Charles Martel est maître de la monarchie. Son roi Chlotaire étant mort, il reconnaît Chilperic II pour roi unique des Francs. Il traite Eudon en prince indépendant, et donne un comté à Raghenfrid lui-même. Le premier but de son ambition est
donc atteint; mais il reste à faire rentrer dans les limites de la domination
franque toutes ses anciennes dépendances. C’est une entreprise qui ne pouvait
s’exécuter que par une série d'expéditions militaires; de là les guerres contre
les Souabes et les Bavarois, en 722, 725,727 et 730; contre les Frisons, notamment
en 729 et 734, époque où le pays entier semble avoir été réuni au royaume des
Francs; contre les Saxons, soit pour reprendre les contrées de la Thuringe
occupées par eux, soit pour les contenir dans leur propre pays. Il est à
regretter qu’on ne possède pas de données historiques suffisantes sur toutes
ces campagnes et sur les résultats particuliers de chacune d’elles. On sait,
pour ce qui concerne la Bavière, que Charles donna le duché au troisième fils
de Théodon II, nommé Hugbert,
et qu’il épousa lui-même la fille de Théodon, appelée Swana ou Swanehilde. Il eut
de ce mariage son dernier fils, Grifon, qui
occasionna tant d’embarras à ses frères, Carloman et Pépin dit le Bref.
Le fait d’armes le plus
glorieux de la vie de Charles est la bataille de Poitiers, qui y eut lieu en
732,et qui lui valut le surnom de Martel. On en a peut-être exagéré les
proportions; mais on ne saurait estimer trop haut ses résultats. L’Europe
occidentale était menacée du joug des Sarrazins; déjà l’Espagne entière leur
était soumise; ils avaient franchi les Pyrénées, s’étaient rendus maîtres de
Narbonne et avaient subjugué toute la Septimanie gothique; ils avaient ensuite
pris Nîmes et Carcassonne, s’étaient avancés au travers de la Bourgogne jusqu’à
Autun; ils venaient enfin de saccager Bordeaux; ils ravageaient le Périgord,
la Saintonge, l’Angoumois, le Poitou; leurs bandes innombrables parcouraient en
tous sens les plaines et les montagnes, sans rencontrer la moindre résistance.
L’espèce d’armée que Eudon avait essayé de leur
opposer avait été tellement battue sur la Garonne, que les débris mêmes en
avaient disparu et s’étaient fondus dans la masse des populations consternées.
Le moment était venu où la Gaule allait subir le même sort que l’Espagne; c’en
était fait de la civilisation et du christianisme, si le vaillant chef des
Austrasiens n’avait été là pour les sauver.
A cet immense intérêt du
christianisme et de la civilisation se trouvait lié l’intérêt déjà grand par
lui-même de la reconstitution de la monarchie. Charles fut assez heureux pour
les faire triompher l’un et l’autre. Ayant réuni toutes les forces des Francs,
il entra en campagne vers le milieu de septembre. Selon toutes les
probabilités, ce fut à Orléans qu’il passa la Loire. Abd-el-Rahman,
le chef des Sarrazins, était sous les murs ou aux environs de Tours, lorsqu’il
apprit que les Francs s’avançaient à grandes journées. Ne jugeant pas à propos
de les attendre dans cette position, dit M. Fauriel, il leva aussitôt son camp
et recula jusqu’au voisinage de Poitiers, suivi de près par l’ennemi qui le
cherchait. Les Francs ne tardèrent pas à paraître. Les deux armées s’abordèrent
avec un certain mélange de curiosité et d’inquiétude, assez naturel entre des
peuples si différents. C’était la première fois que les Francs et les Arabes se
trouvaient en présence sur un champ de bataille; ces derniers n’avaient point
vu jusque-là d’armée en si belle ordonnance, si compacte dans ses rangs, si
imposante, tant de guerriers de si haute stature, décorés de si riches
baudriers, couverts de si fortes cottes de mailles, de boucliers si brillants
et ressemblant si bien par l’alignement de leurs files à des murailles de fer. Abd-el-Rahman et Charles restèrent une semaine entière,
campés ou en bataille, vis-à-vis l’un de l’autre, s’en tenant à des menaces, à
des feintes, à des escarmouches; mais au septième ou huitième jour, une action
générale et décisive s’engagea. Elle dura toute la journée; les chances du
combat se balancèrent entre les deux parties, jusque vers les approches du
soir. Alors un corps des Francs pénétra dans le camp ennemi; il y eut là une
mêlée sanglante, où Abd-el-Rahman fut tué avec un
grand nombre des siens. Cette circonstance décida du sort de la bataille. La
nuit tomba, et le lendemain il n’y avait plus un Arabe à l’horizon; tous
avaient fui dans le plus grand silence, abandonnant le gros de leur butin.
On conçoit aisément que ce
n’était pas une seule bataille qui pût suffire à reconstituer la monarchie
franque dans ses limites; il fallut bien d’autres expéditions encore soit
contre les Sarrazins, soit contre les usurpateurs des contrées méridionales
souvent alliés avec eux. Telles furent les campagnes de 733 et 736 en Bourgogne
et en Provence, celle de 737 contre les Sarrazins d’Avignon et de Narbonne, et
même celle de 739 contre le duc Mauronte, allié des
Sarrazins. Du reste, Charles Martel passa toute sa vie dans les camps, au
milieu de ses soldats; il fit la guerre pendant vingt-sept ans. La gloire de
ses armes appartient presque tout entière à la Belgique, non-seulement à cause
de la nationalité du héros, qui était essentiellement Belge, mais encore parce
que c’est avec les enfants de l’Austrasie qu’il fit toutes ses expéditions.
M. Guizot a fait une juste
appréciation des particularités qui, sous le rapport militaire, distinguaient
les Francs Austrasiens des Francs Neustriens: «Quiconque, dit-il, observera
avec quelque attention la distribution des Francs sur le territoire gaulois,
du sixième au huitième siècle, sera frappé d’une différence considérable entre
la situation des Francs d’Austrasie, placés sur les bords du Rhin, de la
Moselle, de la Meuse, et celle des Francs de Neustrie, transplantés dans le
centre, l’ouest et le midi de la Gaule. Les premiers étaient probablement plus
nombreux, et à coup sûr, bien moins dispersés. Ils tenaient encore à ce sol
d’où les Germains tiraient, pour ainsi dire, comme Antée de la terre, leur
force et leur fécondité. Le Rhin seul les séparait de l’ancienne Germanie; ils
vivaient en relation continuelle, hostile ou pacifique, avec les peuplades
germaines, et en partie franques, qui habitaient la rive droite... C’est
surtout d’Austrasie que partent les bandes de guerriers qu’on voit dans le
cours des sixième et septième siècles, se répandre encore soit en Italie, soit
dans le midi de la Gaule, pour s’y livrer à la vie d’incursions et de pillage,
et cependant c’est en Austrasie que paraissent les plus remarquables monuments
du passage des Francs à l’état de propriétaires; c’est sur les bords du Rhin,
de la Moselle et de la Meuse que sont les plus anciennes, les plus fortes de
ces habitations qui devinrent des châteaux; en sorte que la société
austrasienne est l’image la plus complète, la plus fidèle des anciennes moeurs et de la situation nouvelle des Francs; c’est là
qu’on rencontre le moins d’éléments romains, hétérogènes; c’est là que
s’allient et se déploient avec le plus d’énergie l’esprit de conquête et l’esprit
territorial, les intérêts du propriétaire et ceux du guerrier.»
On s’est demandé quels moyens
avait pu employer Charles Martel pour subvenir aux frais de tant de guerres, et
pour récompenser ses compagnons d’armes, qui à leurs instincts guerriers joignaient
celui de l’acquisivité. Le payement d’une solde les aurait à peine satisfaits,
alors que les moeurs permettaient de voir dans les
expéditions militaires une occasion de s’enrichir. Quel fut donc son secret
pour recruter incessamment et pour s’attacher une armée toujours prête à
combattre? Suivant l’opinion commune, fondée sur une tradition ancienne, le
glorieux maire du palais des trois royaumes spoliait les églises. Cette
tradition prit sa source dans une fable inventée au milieu du neuvième siècle.
On racontait que l’évêque d’Orléans, Eucherius (dont Charles Martel avait puni
la révolte), l’avait vu dans l’enfer, où il subissait des peines atroces pour
avoir enlevé leurs biens aux églises et aux monastères; que le prélat avait
raconté sa vision à d’autres évêques; que là-dessus on avait ouvert le
sarcophage de Charles, mais qu’au lieu d’y trouver son corps, on avait vu
sortir un dragon du cercueil tout noirci. Il y a longtemps qu’on a fait justice
de celte invention : ce qui était d’autant plus facile qu’Eucherius mourut en
738, trois ans avant Charles Martel. Quant à la question de savoir si Charles
dépouilla les églises au profit de ses compagnons d’armes, elle a été résolue
négativement par les Bollandistes, par l’auteur de la Gallia christiana, Baronius, et par
beaucoup d’autres encore. Cela n’a pas empêché les historiens de continuer à
représenter Charles Martel sous les mêmes couleurs, comme le fait encore en 1861
M. Henri Martin, le célèbre auteur d’une histoire de France plusieurs fois
couronnée par l’institut.
La question a été traitée ex
professo en 1806 par l’historien belge Racpsaet,
dans sa Défense de Charles Martel contre l'imputation d'avoir usurpé les
biens ecclésiastiques et nommément les dîmes. Bien que Raepsaet n’ait pas épuisé le sujet, il a néanmoins réussi à prouver que la tradition
manquait de fondement. Après lui, les historiens et les jurisconsultes les plus
célèbres de l’Allemagne ont soumis ce sujet à un examen critique très-étendu et
très-sévère. A côté de MM. Roth, Daniels et Waitz, il
est juste de mentionner, en France, M. Beugnot, qui a fourni à l’institut un
mémoire très-savant sur la question. Ces écrivains ne sont pas d’accord entre
eux sur tous les points. Aucun n’admet que Charles Martel ait entrepris la sécularisation
des biens ecclésiastiques; la plupart contestent également qu’il ait usurpé des
biens de cette espèce; cependant MM. Daniels et Waitz sont d’avis qu’il en disposa de diverses manières pour récompenser ses
guerriers, sans néanmoins en ôter la propriété aux églises. Quand on considère
le genre de ressources que Charles Martel pouvait consacrer à cet usage, il
est naturel de penser qu’il a dû leur permettre le pillage le plus large dans
les pays ennemis; ce mode de récompense était le plus immédiat; or, le pillage
s’étendant aux églises et aux monastères, on ne saurait nier que l’Église ait
dû essuyer des pertes très grandes. En second lieu, Charles Martel ne pouvait
se dispenser de faire en faveur de ses fidèles ce qu’on appelle des actes de
libéralité, c’est-à-dire des donations de propriétés foncières ou des
concessions de jouissances usufruitières dites bénéfices. Où trouva-t-il des
biens pour en disposer ainsi? Ce ne put être ni dans le fisc royal, qui était
épuisé, ni dans son propre patrimoine, qui n’aurait pas suffi; ce fut
peut-être dans les confiscations. En effet la confiscation est une peine que
plusieurs évêques et abbés, révoltés contre Charles, ont dû subir, par exemple
l’archevêque de Reims et l’évêque d’Orléans, cet Eucherius dont nous venons de
parler. Charles Martel les priva de leurs sièges qu’il donna à des compagnons
d’armes n’ayant d’ecclésiastique que la tonsure. Tel fut le fameux Milon,
guerrier farouche, à la fois archevêque de Reims et de Trêves, qu’on voit
encore dans cette position sous les fils de Charles Martel.
De même que les rois
mérovingiens, les maires du palais se sont arrogé, soit à tort soit à raison,
le privilège de nommer aux sièges épiscopaux et à d’autres dignités
ecclésiastiques, il n’est guère douteux que plus d’un guerrier reçurent de
pareils bénéfices, sans toutefois pouvoir les transmettre à leurs héritiers.
On sait aussi que Charles Martel donna des territoires à plusieurs de ses
compagnons d’armes dans les pays conquis, par exemple, en Bourgogne et dans la
Provence. Mais toutes ces espèces d’actes de libéralité, dont 'le nombre était
naturellement restreint, devaient suffire à peine à récompenser les guerriers
éminents qui avaient conduit et commandé des corps de troupes. Il fallait
encore des récompenses pour le commun des hommes d’armes. Où trouver les
ressources nécessaires à cet objet? Ici le problème devient plus difficile à
résoudre.
Il semble que Charles aurait
pu obliger les évêques et les abbés à donner à ses soldats des parcelles de
terre à titre de précarie; mais l’a-t-il fait
réellement? Il n’est point parvenu jusqu’à nous d’acte qui le prouve, de même
qu’on ne connaît pas d’acte qui constate une donation de terre faite au
préjudice de quelque corporation religieuse. Si cependant on considère que les
contrats de précarie étaient de peu d’importance
et que ces concessions étaient nécessairement temporaires ou viagères, on ne
doit pas s’étonner de la rareté des documents qui s’y rapportent. Il y a lieu
de croire néanmoins que sous Charles Martel il dut arriver assez fréquemment
que des biens d’Église fussent concédés en précarie à
des militaires. Il est dit en effet, dans le deuxième capitulaire de Leptines
de l’an 743, que les princes retiendront pendant quelque temps les biens
d’Église en possession précaire, pour les besoins de l’armée. Cela prouve qu’à
l’époque de Carloman qui signa cet acte, les hommes de guerre avaient des biens
d’Église en précarie, et qu’ils les possédaient déjà
avant la mort de Charles Martel. Cette opinion n’est pas cependant celle de
tous les auteurs. M. Roth, entre autres, pense que Pépin et Carloman sont les
premiers qui firent de semblables distributions de biens ecclésiastiques, et
que sous Charles Martel cela n’avait pas eu lieu. M. Waitz,
qui cite un assez bon nombre de passages dans lesquels il est dit que l’Église
a perdu beaucoup de ses biens sous Charles Martel, nous paraît être dans le
vrai lorsqu’il affirme que Charles favorisa ses guerriers aux dépens de
l’Église. Il est constant toutefois qu’il n’y eut pas d’expropriation, ni de
sécularisation proprement dite; l’Église fut dépouillée d’une partie de ses
biens, soit par les moyens en usage depuis l’invasion des Francs, le pillage en
pays ennemi, la confiscation des biens des révoltés, enfin la conquête, soit
par des actes de précarie émanés des évêques et abbés
eux-mêmes. On ne peut donc pas dire que Charles fut l’auteur des premières
sécularisations de biens ecclésiastiques; il n’y eut point d’innovation à cet
égard sous son gouvernement.
Ce qui est hors de doute,
c’est que Charles Martel ne fut point ennemi de l’Église ou de la religion. M.
Beugnot, entre autres, a réuni de nombreux éléments de preuves pour démontrer
qu’il favorisa, lorsqu’il le put, les intérêts ecclésiastiques; que les papes
l’ont reconnu hautement; que même, en dernier lieu, ils supplièrent Charles
d’être le défenseur du saint-siège contre les
Lombards. M. Henri Martin affirme que Charles Martel favorisait les églises
dans l’Austrasie et qu’il les spoliait dans les contrées gallo-romaines de la
Neustrie; mais cette opinion n’a de fondement que dans la haine de l’auteur
pour tout ce qui est germain.
On a dit aussi que Charles
Martel avait été le fondateur de la féodalité. Ceci est une question du plus
haut intérêt. Nous pensons qu’il convient de la formuler en ces termes : La
vassalité féodale proprement dite a-t-elle commencé sous Charles Martel? On
sait que le fief consistait dans la collation d’une terre, ou de tout autre
bien, faite à un homme libre, à charge de prestation de services militaires,
d’observation de foi et hommage, etc. La base de la vassalité féodale était
donc une collation de possession; c’était ce que les jurisconsultes appellent
une base réelle et non une base personnelle. Par le fait de l’investiture qu’il
avait reçue, le vassal était obligé aux prestations féodales. Ce qui
constituait le fief était une combinaison de la recommandation, par laquelle le
recommandé devenait vassus ou vassalus de son senior, et de la collation d’un
bénéfice, c’est-à-dire du droit de jouissance d’une terre ou d’un bien quelconque;
mais cette collation était la condition sine qua non de la vassalité établie
par l’acte de commendatio, c’est-à-dire par le serment et la parole
donnée d’être fidèle et obéissant à son seigneur. Avant Charles Martel, ainsi
que nous l’avons dit plus haut, on pouvait être vassal soit du roi, soit d’un
seigneur quelconque, sans avoir reçu de bénéfice, et les services n’étaient pas
nécessairement des services militaires. On pouvait aussi avoir un bénéfice
sans être vassal du propriétaire du fonds. Enfin l’on pouvait être tout à la
fois vassal et bénéficiaire, sans que cette double relation rendît la
prestation de services dépendante de la possession du bénéfice. Un siècle plus
tard, on ne rencontre que le fief tel que nous venons de le décrire.
La transition du régime
ancien au régime du fief proprement dit a-t-elle eu lieu sous Charles Martel et
par son fait, ou bien Charles Martel, a-t-il seulement préparé cette
transition? MM. Roth, Daniels, Waitz, Zoepfï et d’autres ont traité cette question. Le premier
pense que la transformation de la vassalité personnelle en fief ne s’est opérée
que sous Charlemagne et par lui: c’est un nouveau droit qu’il a établi. Les nombreuses
collations (notamment de biens ecclésiastiques) faites par Charles Martel
n’étaient, suivant cet auteur, que des récompenses de services rendus. Le mot beneficium, dans les actes de cette époque, n’a
point comme sous Charlemagne la signification de fief. M. Waitz est du même avi; M. Daniels également, sauf qu’il
voit dans les concessions de terres faites par Charles Martel à ses guerriers,
qui étaient déjà ses vassaux, le commencement du fief des temps postérieurs:
car ces concessionnaires pouvaient certainement être privés de leurs bénéfices
pour des actes d’infidélité commis envers leur maître et seigneur. Cette
appréciation nous semble fondée sur les faits; nous pensons, en résumé, que
les nombreuses collations de bénéfices faites à des guerriers ont amené peu à
peu l’introduction du régime féodal proprement dit, mais que celui- ci
néanmoins n’appartient qu’à une époque moins ancienne.
3.
CARLOMAN ET PEPIN LE BREF.
Charles Martel, après la mort
de Thierry IV (737), avait laissé l’empire des Francs sans roi. A l’approche de
sa fin, il le partagea entre ses deux fils, Carloman et Pépin dit le Bref, l’un
et l’autre issus de son premier mariage. Il ne laissa à Grifon,
le fils de Zwanehilde, que des territoires disséminés
dans les Etats de ses frères. Carloman eut l’Austrasie, y compris la Thuringe
et la Souabe, où il y avait cependant un duc particulier. Pépin eut la
Neustrie, la Bourgogne et la Provence. Il n’est fait mention dans ce partage ni
de la Bavière, ni de l’Aquitaine: ces pays étaient gouvernés par des ducs
indépendants, soumis seulement à la suzeraineté du roi. Quand il n’y avait pas
de roi, ils aimaient à se considérer comme libres de tous liens à l’égard des
Francs; mais de fait cependant ils avaient dû plier sous la puissance de Charles
Martel. C’était une raison de plus pour qu’à la mort de celui-ci, ils
voulussent se soustraire à la suprématie de ses fils. En s’alliant entre eux,
ils pouvaient espérer d’être plus forts que les maires du palais, qui, obligés
de diviser l’armée en deux fractions, ne leur semblaient pas en état de les
combattre avec succès. La mère de Grifon négocia une
alliance entre les ducs Hunold d’Aquitaine et Odilon
de Bavière: mais les deux frères, Carloman et Pépin, déjouèrent cette intrigue
en restant unis et en se gardant de diviser leurs forces. On connaît la révolte
et la déconvenue de Grifon. La ville de Laon, dans
laquelle il s’était retranché avec Zwanehilde et ses
partisans, fut investie et obligée de capituler. On enferma Zwanehilde au couvent de Chelles, et Grifon à Novum Castellum, qui doit être
Chèvre mont ou le Château neuf sur l’Amblève. Après cette expédition, Carloman
et Pépin se mirent en marche vers l’Aquitaine; ayant passé la Loire, ils
ravagèrent le pays jusque sous les murs de Bourges, et s’emparèrent de
plusieurs forteresses. Le duc Hunold, qui avait prêté
serment à Charles et à ses fils, prit la fuite à leur approche.
Au milieu de ces événements
nous voyons surgir, comme une apparition dans l’histoire, un nouveau roi
mérovingien sous le nom de Childeric III. Est-il vrai, comme on l’a pensé, que
cette restauration temporaire fut l’oeuvre des fils
de Charles Martel, et qu’eux-mêmes, pour ôter tout prétexte de révolte aux
ducs, jugèrent utile de ressusciter la dynastie mérovingienne? Les données
historiques paraissent insuffisantes pour résoudre cette question. Cependant
M. Kervyn de Lettenhove a
publié dans le Bulletin de l’Académie un fragment de texte du huitième ou neuvième
siècle, dans lequel il est dit, au sujet de la Neustrie, qu’ù la mort de
Charles Martel le pouvoir y fut disputé par une foule de petits tyrans, et que
pour mettre un terme à cette anarchie, les Francs tirèrent du couvent un clerc qu’ils
élurent roi sous le nom de Childeric; que néanmoins la noblesse franque, autrefois
si illustre, était tombée en pleine décadence, lorsque les fils de Charles
Martel entreprirent de la relever et marchèrent avec une armée contre Hunold, duc d’Aquitaine. Ce récit n’est pas dépourvu de
vraisemblance; il explique d’une manière naturelle l’avénement du roi Childeric III. Depuis l’an 737, il n’y avait plus de roi ni en Neustrie,
ni en Austrasie. Il n’est guère probable qu’en 742 les fils de Charles aient
eux-mêmes opéré la restauration des Mérovingiens. Cette restauration semble
plutôt avoir été faite par les Neustriens, en haine des Francs d’Austrasie et
des maires du palais de la famille des Pépins. Le but des légitimistes de cette
époque devait être de régner sous le nom de ce pauvre clerc qu’ils avaient tiré
du couvent, et d’éloigner les Austrasiens dont la prédominance ne pouvait
manquer de les froisser. Ce but ne fut pas atteint, parce que Hunold, qui s’était mis à la tête du parti, manquait des qualités
indispensables pour réussir d'ans une pareille entreprise.
Quand Carloman et Pépin
eurent rétabli l’ordre et fait reconnaître leur autorité dans la Neustrie, tout
en laissant couronner le roi Childeric III, ils réunirent leurs troupes et se
mirent en marche pour la Bavière. Le duc des Bavarois s’était préparé à la
guerre, en contractant des alliances avec Théobald, duc des Souabes par
usurpation, avec les Saxons et même avec les peuples slaves. Les deux armées se
rencontrèrent sur le Lech et s’observèrent pendant plusieurs jours; elles
étaient séparées par la rivière. Mais enfin les Francs finissent par trouver un
gué; ils tombent avec la moitié de leurs troupes sur les alliés, les battent
complètement et se mettent à ravager le pays. Cependant une invasion des Saxons
et un nouveau soulèvement d’Hunold les forcent à se
retirer. Ils repoussent d’abord les Saxons, et au printemps de l’année suivante
(744), ils marchent contre Hunold. Celui-ci, sans
livrer bataille, s’empresse de faire sa soumission, et reconnaît de nouveau la
suzeraineté des Francs. Mais en 745 il se révolta encore une fois, et après un
nouvel échec il se retira dans un couvent de l’île de Rhé,
pour expier un fratricide dont il s’était rendu coupable. Le duché fut
abandonné à son fils Waifre.
Pendant que Carloman et Pépin
étaient en Aquitaine, en 744, il y eut encore un mouvement hostile de la part
des ducs de Bavière et de Souabe, alliés aux Saxons; mais, l’expédition
d’Aquitaine terminée, les princes francs tournent leur armes contre eux;
Carloman bat les Souabes; Pépin, les Bavarois; les Saxons se voient refoulés
dans leurs limites. La paix se rétablit alors, et le duché de Souabe est rendu
à Théobald; mais celui-ci, excité par Odilon, renouvelle les hostilités en
745, en attaquant l’Alsace. Cette entreprise n’eut pas d’autre résultat que
d’attirer sur la Souabe toutes les forces et la vengeance de Carloman. Il
convoqua le duc de Souabe avec ses leudes à un placitum à Cannstadt, près de Stuttgart, en 746. C’était la
frontière du duché. Les chroniqueurs rapportent que les Francs les entourèrent
et les firent prisonniers sans coup férir. Carloman fit mettre à mort les chefs
des Souabes, et peut-être le duc lui-même.
Après cette opération,
Carloman renonça à la vie politique et militaire; il prit la résolution de se
retirer du monde, en 747. D’accord avec son fils Drogon, il déposa le pouvoir
entre les mains de son frère, plus jeune que lui, et partit pour l’Italie, emportant
de riches présents. Il entra d’abord comme moine au monastère de Soracte près de Rome, et devint ensuite abbé au couvent de
Mont-Cassin.
Le premier acte de Pépin,
resté seul maire du palais, fut de mettre en liberté son frère Grifon, qui depuis six ans était détenu dans une
forteresse. Il voulait le traiter avec générosité, sans cependant partager le
pouvoir avec lui. Mais Grifon n’avait pas renoncé à
ses desseins ambitieux: pendant que Pépin assistait à un champ de Mars à
Duren, il quitta inopinément la cour de son frère, passa le Rhin, et appela ù
lui tous les mécontents, pour s’en faire une armée. Pépin ne lui laissa pas le
temps de mettre son projet à exécution. Il le poursuivit jusque chez les
Saxons, qui ne purent résister aux armes des Francs. Grifon chercha alors un refuge en Bavière. Le duc Odilon, étant mort, laissait un fils
mineur du nom de Tassilon. Sous prétexte d’exercer la tutelle de cet enfant,
son neveu, Grifon alla s’établir dans ce pays. Il
parvint à former une alliance avec Lantfried II, duc
des Souabes; mais Pépin l’eut bientôt vaincu et fait prisonnier. Il l’emmena
avec lui, et, au lieu de le punir, il lui donna pour apanage le Mans avec douze
comtés.
Ce fut la dernière guerre que
Pépin eut à soutenir. Il y eut alors deux années de paix, 750 et 751, après
lesquelles le maire du palais supprima définitivement la royauté fictive des
Mérovingiens, et monta lui-même sur le trône.
Maintenant que nous avons
tracé la marche des événements et rapporté les faits principaux, il nous reste
à présenter les réflexions qu’ils font naître. Nous avons surtout à examiner
quelles furent les causes de l’élévation des maires du palais de la famille
des Pépins. Cette importante question a été traitée soit ex professo,
soit superficiellement par tous les historiens qui se sont occupés de cette
époque. Le travail le plus étendu est le mémoire historique que nous avons déjà
cité de Lesbroussart père, sur les causes de
l’agrandissement de la famille des Pépins, publié dans le 1ervolume des nouveaux Mémoires de l’Académie de Bruxelles.
On attribue ordinairement la
grandeur de cette maison aux intrigues heureuses de ses chefs et à la faiblesse
des rois que l’histoire a stigmatisés de l’épithète de fainéants. C’est une
manière peu satisfaisante de résoudre un problème aussi compliqué. Il fallut
un concours de plusieurs causes pour que les Pépins fussent mis à la place de
la dynastie mérovingienne. On peut les distinguer en causes personnelles et
causes extrapersonnelles; mais souvent elles se
confondent. Et d’abord, quel était, au commencement du septième siècle, l’état
moral et politique des peuples réunis sous le sceptre des Mérovingiens? Sans
contredit le plus malheureux, le plus détestable. D’un côté, les hommes libres
et seigneurs fonciers visaient à une indépendance absolue, soit pour satisfaire
leur insatiable désir de richesses et de puissance, soit pour exercer leurs
vengeances personnelles et les actes de violence barbare auxquels ils étaient
accoutumés. A leur rudesse naturelle, nationale pour ainsi dire, se joignait,
dans la Neustrie surtout, une corruption de moeurs,
reflet de la civilisation gallo-romaine, sur laquelle le christianisme avait
peu de prise. D’autre part, la royauté n’avait pas la force de maintenir
l’ordre public et de faire régner la justice. Le pouvoir royal était ou absolument
nul, lorsqu’il se trouvait, comme il arriva si souvent, entre les mains d’un
prince mineur, même impubère, ou dépendant de la volonté des seigneurs groupés
en factions plus ou moins hostiles au chef de l’État. Les rois avaient plus
besoin des grands que ceux-ci n’avaient besoin des rois, surtout dans les
guerres de famille si fréquentes entre les maisons régnantes de Neustrie et
d’Austrasie. Le plus souvent le roi devait abandonner la conduite des affaires
à son premier ministre ou subir sa volonté, si celui-ci était plus fort que lui
de capacité et d’intelligence. C’est ce qui explique la puissance
qu’exercèrent, par exemple, en Austrasie, Grimoald, fils de Pépin de Landen, en
Neustrie, Ebroïn que les historiens représentent comme le plus intraitable des
despotes.
On peut dire sans exagération
que, depuis Frédegonde et Brunehaut jusqu’à la
bataille de Testri, l’état politique de la
confédération franque fut l’anarchie. Peu de rois possédèrent les qualités
voulues pour y mettre fin, ou en eurent seulement la bonne volonté; tous
étaient incapables de faire régner l’ordre et d’établir un gouvernement
régulier assez fort pour contenir l’ambition des grands dans des bornes
raisonnables. Une pareille tâche ne pouvait être accomplie que par des hommes
supérieurs, considérables aux yeux de ces grands eux-mêmes, et assez puissants
par l’autorité de leurs fonctions, pour assurer le maintien de l’ordre social
et sauver les trois royaumes de la dissolution dont ils étaient menacés. Ces
hommes furent les deux Pépins. Us appartenaient parleurs richesses
territoriales à la classe des grands et des optimales; ils étaient même les
plus considérés parmi eux. Leur position de majores domus leur donnait le droit d’exercer une influence prédominante sur l’administration
du pays et sur le gouvernement. Enfin, et c’est ce qui nous paraît décisif,
l’élévation de leur caractère et leur mérite personnel leur donnaient un
ascendant irrésistible tant sur les rois que sur les peuples, y compris même
leurs rivaux. Ces éminentes qualités les placèrent au-dessus de tout ce qu’il y
avait de plus grand dans les trois royaumes, et transformèrent la royauté même
en un pouvoir purement nominal, pour ne pas dire subordonné.
Parmi les causes extrapersonnelles des progrès de la famille Carolingienne,
il faut tenir compte de l’antagonisme toujours croissant entre la Neustrie et
l’Austrasie, de l’esprit de réaction gallo-romaine qui animait les Neustriens,
et de la supériorité de l’élément franc qui était pur chez les Austrasiens.
Nous avons déjà vu ce que la réaction avait produit sous Ebroïn et ses
successeurs. Un grand nombre de Francs établis dans la Neustrie avaient été
obligés d’abandonner leurs foyers, leurs propriétés, et de chercher un refuge
sous la protection de Pépin. La bataille de Testri avait eu pour effet de les restaurer dans leurs possessions, et de réprimer cet
essai d’émancipation gauloise. Peut-on dire, avec M. Guizot, qu’une nouvelle
invasion des Gaules fut alors opérée par les Germains d’Austrasie? C’est un
fait qui nous paraît fort douteux. S’il avait eu lieu réellement, un nouveau
partage ou tout au moins une nouvelle distribution de terres aurait dû être
faite en Neustrie; les Austrasiens auraient dû remplacer les Neustriens dans
tous les comtés. On n’a pas fait assez de recherches pour pouvoir affirmer que
ces conséquences inévitables d’une invasion aient été produites; mais ce qui
est certain, c’est que les Francs d’Austrasie entrèrent en vainqueurs dans la
Neustrie, ramenant avec eux les Francs-Neustriens exilés. Il y eut, non pas
une nouvelle invasion de Germains, mais une restauration de la suprématie des
Francs dans la Gaule. En faisant retomber la Bourgogne et la Neustrie au rang
de pays conquis, cet événement éleva le chef des Austrasiens au faîte de la
puissance. La mort seule put l’en faire descendre.
Quand Pépin d’Herstal eut
cessé d’exister, la Neustrie, ce pays de révolutions, se souleva de nouveau;
l’élément gallo-romain y reprit le dessus, et tous les peuples de race germanique
compris dans l’empire des Francs s’en séparèrent. Alors la lutte entre
l’Austrasie et la Neustrie recommença de plus belle. Charles Martel eut
non-seulement à replacer la Gaule sous le joug des Francs, mais encore à réunir
tous les lambeaux de leur empire qui s’était déchiré. Il eut de plus à
repousser une invasion de barbares orientaux, et à sauver les populations
gallo-romaines de la domination des Arabes. Ici se présentent de nouveau les
causes personnelles de l’élévation de la famille des Pépins. Les exploits et la
gloire de Charles Martel doivent être placés au premier rang de ces causes.
L’habileté de sa politique, la prudence de son successeur, les services que
l’un et l’autre rendirent à la civilisation et au christianisme, firent le reste.
C’est là qu’il faut chercher les causes déterminantes de l’avénement de cette famille à la royauté; beaucoup d’autres causes y contribuèrent
indubitablement; mais, sans leurs qualités personnelles, les Pépins ne seraient
pas sortis de la mairie du palais pour fonder une dynastie nouvelle.
4.
SAINT
BONIFACE ET LE CONCILE DE LEPTINES.
Nous avons déjà indiqué
quelle influence l’introduction du christianisme en Belgique avait eue sur la
transformation de l’ordre social et sur l’adoucissement des moeurs.
Nous avons cru pouvoir faire honneur principalement à Pépin de Landen de ces
premiers essais de civilisation; il nous reste à parler du zèle de Charles
Martel et plus encore de celui de ses deux fils, non-seulement pour la
propagation de la foi, mais encore pour l’épuration du culte chrétien. Ici nous
rencontrons la grande et imposante figure de saint Boniface , appelé avec
raison le fondateur de l’Église germanique. C’est saint Boniface qui détermina
Charles Martel et ses fils à opérer d’importantes réformes religieuses d’abord
dans quelques provinces d’Austrasie, ensuite dans le royaume entier. Il est à
remarquer que ces réformes furent décrétées et effectuées par les princes
francs, et que ce ne fut point l’Église qui agit comme législateur. Ils ne faisaient,
il est vrai, que céder aux sollicitations du pape et de son représentant; mais
ils ordonnaient eux-mêmes les mesures jugées utiles au bien de la religion.
Étaient-ils mus par des motifs purement politiques et par le désir de
consolider et de fortifier leur puissance? Agissaient-ils, au contraire, en
bons croyants, pénétrés de sentiments religieux, et convaincus de la sainteté
du christianisme? Se croyaient-ils soumis, comme chrétiens, à la volonté de
l’Église, et obligés à ces actes de protection en qualité de défenseurs de la
foi? Ce sont là des questions fort épineuses et presque impossibles à résoudre.
Si Charles Martel n’agit que par politique, Carloman du moins fit ses réformes
religieuses par conviction et par motifs de piété. Pépin voulut probablement
gagner l’amitié du pape, qui lui était nécessaire et qui lui fut si utile en
752. Quoi qu’il en pût être, l’un et l’autre rendirent des services éminents à
la religion, à l’Église et en même temps au pape dont ils légitimèrent le
pouvoir dans leurs États. On peut dire qu’ils furent avec Boniface les vrais
fondateurs de la religion catholique romaine dans le royaume des Francs, et par
conséquent dans toutes les contrées de l’Europe qui eurent part à la
composition de l’empire de Charlemagne. Ils jetèrent les bases du grand édifice
politico-religieux que ce prince éleva sur les ruines de l’empire romain
d’Occident.
Le moine anglo-saxon Winfried, plus connu sous le nom de Boniface, avait quitté,
en 716, le sol natal pour aller convertir au christianisme les habitants de la
Frise. Chassé de ce pays, il se rendit à Rome, où le pape Grégoire II le nomma
évêque et lui donna pour Charles Martel une lettre de recommandation qui nous a
été conservée L Muni de ce document, il se rendit à Cologne, en 718. Charles
Martel l'accueillit avec bienveillance; il adressa même une circulaire à toutes
les autorités pour qu’elles eussent à lui prêter aide et assistance. En 731, le
pape Grégoire III lui décerna le pallium d’archevêque, avec le pouvoir d’ériger
des évêchés, de sacrer des évêques, et de faire toutes les réformes religieuses
qu’il jugerait nécessaires. Ce ne fut néanmoins que sous le pontificat de
Zacharie, et après la mort de Charles Martel, qu’il entreprit les plus hauts
actes de son apostolat. Nous voulons parler des conciles de Germanie. Le
premier de ces conciles fut tenu en 742, on ne sait dans quel lieu de
l’Austrasie; le deuxième est celui de Leptines, qui appartient à l’histoire de
la Belgique. En effet Leptines, Lestinae, est
l’endroit qu’on appelle aujourd’hui les Estinnes,
situé à une lieue de Binche, dans la province du Hainaut. Il y a là deux
communes, Estinnes-Hautes et Estinnes-Basses,
ou Estinnes-au-Val et Estinnes-au-Mont. Cette dernière est traversée par la voie romaine qui conduisait de
Bavai à Tongres. On y voit encore quelques vestiges d’un château carolingien.
Les donations faites par Pépin d’Herstal à l’abbaye de Lobbes, en 691 et 697,
sont datées des Estinnes.
Les résolutions prises dans
les conciles ou synodes tenus en Austrasie dans les années 742 et 743 furent
décrétées et publiées par les capitulaires de Carloman, de sorte qu’elles
reçurent du pouvoir séculier force de lois. C’était Carloman lui-même qui avait
pris l’initiative de cette grande mesure, et Boniface en avait informé le pape.
Le capitulaire de l’an 742 constate que les évêques furent convoqués directement
par le prince. Il est plus que probable que ces synodes eurent lieu à
l’occasion du Champ de Mars qui se tenait chaque année; le préambule du capitulaire
de l’an 742 fait mention de l’assentiment des ducs, des comtes, etc., alors
assemblés.
L’Austrasie, avec ses
extensions et les contrées réunies sous le gouvernement de Carloman,
embrassait, outre les pays des anciens Francs Salions et Ripuaires, tous les
territoires conquis sur les Allemans, la Souabe, la Bavière, la Thuringe et une
partie de la Frise. La hiérarchie ecclésiastique et diocésaine était organisée
depuis longtemps dans les contrées correspondant à la Belgique actuelle, qui ressortissaient d’une part aux archevêques de Cologne et de
Trêves, de l’autre aux évêques de Cambrai et de Tongres. Ces derniers
résidaient déjà à Liège. La Souabe avait les évêchés d’Augsbourg et de
Constance; ceux de la Bavière furent réorganisés avec la coopération du duc des
Bavarois; de nouveaux évêchés furent créés par saint Boniface pour le reste de
l’Austrasie. Mais dans la plupart de ces contrées, peut-être même dans certaines
parties de la Belgique, on était encore secrètement adonné aux pratiques du
paganisme, c’est-à-dire au culte des peuples du Nord. Non-seulement le
paganisme était parfaitement vivace chez les Saxons, ces ennemis farouches du
christianisme; mais même dans les pays devenus chrétiens depuis des siècles, la
pureté de la foi était ou perdue ou altérée. Les moeurs du clergé même n’étaient pas exemptes de vices et de désordres; la plupart des
prêtres étaient mariés, d’autres vivaient en concubinage. On conçoit que des
guerres continuelles ne fussent pas favorables à l’observance des préceptes de
la religion. En Austrasie le culte était défiguré; il en était de même en
Neustrie, où certains évêques professaient des doctrines hérétiques, et où,
depuis quatre-vingts ans, il n’avait plus été tenu de concile. En un mot, le
christianisme était menacé de perdre l’unité et de se dissoudre en une
multitude d’Églises nationales, provinciales, et même de sectes diverses.
Les papes, ainsi que saint
Boniface, considéraient comme un de leurs premiers devoirs de faire disparaître
les restes du paganisme, de proscrire les hérésies et de remplacer les
pasteurs immoraux ou hérétiques. Il fallait aussi régler les relations de
l’Église avec le pouvoir séculier par rapport aux biens ecclésiastiques, dont
une grande partie se trouvait en la possession tout au moins usufruitière des
hommes d’armes de Charles Martel. Il fallait enfin et surtout constituer
l’unité de l’Église, en la soumettant à la suprématie du pape. Ceci était le
point capital dans la pensée de Boniface. Lorsque le pape Grégoire III l’avait
nommé archevêque de Mainz et métropolitain de tous les évêchés qu’il fonderait
en Germanie, il lui avait fait prêter le serment suivant : «Moi, Boniface,
évêque par la grâce de Dieu, je promets à toi, bienheureux Pierre, prince des
apôtres, et à ton vicaire, le bien-heureux Grégoire, et à ses successeurs, par
le Père, le Fils et le S'ant-Esprit, trinité sainte
et indivisible, et par ton corps, ici présent, de garder toujours une parfaite
fidélité à la sainte foi catholique, de demeurer, avec l’aide de Dieu, dans
l’unité de cette foi de laquelle dépend, sans aucun doute, tout le salut du
chrétien; de ne me prêter, sur l’instigation de personne, à rien qui soit contre l’unité de l’Église universelle, et de prouver en toutes
choses ma fidélité, la pureté de ma foi, et mon entier dévouement à toi, aux
intérêts de ton Église, qui a reçu de Dieu le pouvoir de lier et de délier, à
ton vicaire susdit et à ses successeurs, etc.
Le capitulaire de l’an 742
est une véritable charte ecclésiastique; c’est la charte de réformation de l’Église
d’Austrasie; bien plus, c’est la charte de fondation de l’unité de l’Église et
par conséquent de l’unité de l’empire, car l’une ne se serait pas faite sans
l’autre. Voici comment Boniface rend compte au pape des décrets contenus dans
ce capitulaire : «Dans notre réunion synodale, nous avons déclaré et décrété
que nous voulions garder jusqu’à la fin de notre vie la foi et l’unité
catholique et la soumission envers l’Église romaine, saint Pierre et son
vicaire; que nous rassemblerions tous les ans le synode; que les métropolitains
demanderaient le pallium au siège de Rome, et que nous suivrions canoniquement
tous les préceptes de Pierre, afin d’être comptés au nombre de ses brebis. Et
nous avons tous consenti à soutenir cette profession...»
Il avait donc été décidé,
dans le concile de 742, qu’à l’avenir il y aurait chaque année une assemblée
synodale. C’est en exécution de ce décret que fut tenu aux Estinnes,
en 743, le deuxième concile. Celui-ci a pour la Belgique un intérêt
particulier, quoique ses décrets se rapportent à toute la monarchie et spécialement
à la Frise, à la Thuringe et à la partie christianisée de la Saxe.
Malheureusement nous n’avons pas le texte entier des décrets de 743. Ils sont
classés dans le capitulaire de Carloman en quatre articles qu’on pourrait
subdiviser. Le premier de ces articles constate d’abord que les décrets du
concile de 742 ont été confirmés par les évêques, les comtes et autres seigneurs
réunis aux Estinnes, aux calendes de mars. Il y est
dit ensuite que les abbés et les moines ont reçu la règle de saint Benoît, afin
de rétablir la pureté de la vie monastique. En troisième lieu, il y est
ordonné que les clercs incontinents ou adultères, qui ont souillé les lieux
saints ou les maisons religieuses, en seront éloignés et soumis à une pénitence;
que si, après cela, ils retombent dans la même faute, ils subiront les peines
édictées par le synode précédent, c’est-à-dire la flagellation et l’emprisonnement;
que cette disposition est applicable aux moines et aux nonnes.
Le capitulaire de l’an 742
avait décrété la restitution aux églises des biens qu’on leur avait pris
pendant la guerre. Ce decret fut confirmé comme les
autres en principe; mais il faut croire que dans l’exécution il rencontrait de
graves difficultés, car il fut stipulé, à l’article 2 du capitulaire de 743,
qu’une certaine partie des biens ecclésiastiques serait retenue à titre de précarie et de cens, pour les besoins de l’armée, à condition
qu’il serait payé un solidus par année à l’Église ou au monastère, pour chaque
maison. Nous avons déjà eu l’occasion de parler de cette ordonnance, et nous
l’avons interprétée en ce sens, qu’elle était destinée à légitimer les
usurpations de Charles Martel. En effet l’Église, en consentant aux
dispositions dont il s’agit, les a ratifiées. Mais ces dispositions sont
remarquables sous un autre rapport: on y reconnaît le caractère qu’eut le fief
avant qu’il fût héréditaire; de sorte que le concile de Leptines et le
capitulaire qui donna I ses résolutions force de loi politique constituent les
plus anciennes bases du régime féodal connues jusqu’à ce jour.
Le troisième article du
capitulaire de l’an 743 contient des dispositions sur les mariages et
particulièrement sur les mariages incestueux et adultérins. Des auteurs du IXsiècl e nous ont transmis deux autres décrets relatifs aux mariages et qui
semblent avoir été sanctionnés par le concile de Leptines, mais que M. Pertz n’a pas jugé convenable d’ajouter au capitulaire.
Peut-être ces canons furent-ils rédigés postérieurement, de même que le
document sur les superstitions païennes, et puis ajoutés comme appendices à
l’acte principal du concile.
L’article 4 du capitulaire
renouvelle la proscription des pratiques superstitieuses du paganisme, les
punit d’une amende de quinze solidi, et rappelle que
Charles Martel les avait interdites sous la même peine. A cet article se
rapporte un document extrêmement remarquable, qui porte le titre de Forma renuntiationis diabolis et Indiculus superstitionum et paganiarum. Il en a été publié un texte tout à fait
correct, d’après un manuscrit de la bibliothèque du Vatican, par M. Pertz, dans son 1er volume des Leges, p. 19 et 20. M. Massman de Berlin en a publié une espèce de facsimile en 1833. Ce document
contient deux choses bien distinctes, la formule d’abjuration et le catalogue
des pratiques superstitieuses. La première partie est particulièrement célèbre
à cause du texte de l’abrenuntiatio et de la confessio. On a dit que ces actes étaient conçus en
idiome anglo-saxon; d’autres ont prétendu qu’ils étaient écrits en dialecte
ripuaire; mais à l’époque où ils furent rédigés, les dialectes germaniques
n’étaient pas aussi différents entre eux qu’ils le sont aujourd’hui : ces
textes étaient probablement intelligibles ù tous les Germains, à ceux de la
Frise, de la Thuringe et des pays saxons, comme à ceux de la Belgique. Ce
langage se comprend encore facilement aujourd’hui dans la Flandre; il offre
avec le flamand moderne une si frappante analogie qu’on y reconnaît le type
primitif de cette langue.
L'Indiculus superstitionum et paganiarum est un des documents les plus précieux que l’on possède pour la
connaissance de la vieille religion d’Odin. Il a été utilisé par tous les
auteurs qui ont écrit sur ce sujet, notamment par J. Grimm. Quelques passages
cependant n’ont pas encore été expliqués d’une manière satisfaisante. Comme
les anciens usages païens ont laissé des traces en Belgique, nous croyons
intéressant de donner ici le texte de l’Indiculus avec des éclaircissements tirés de ses plus récents interprètes.
INDIGULUS
SUPERSTITIONUM ET PAGANIARUM
(i).
1. De
sacrilegio ad sepulchra mortuorum.
2. De sacrilegio super defunctos, id est dadsisas.
Ces deux titres, relatifs à
la sépulture des morts et à leurs funérailles, ont pour objet de proscrire certaines
pratiques païennes en usage chez les Germains. Quelles étaient ces pratiques?
Nous ne pensons pas qu’il existe à cet égard d’autres indications que celles
qu’on trouve dans les capitulaires de Charlemagne. Le chapitre 197 du livre VI
d’Ansegise nous apprend qu’en portant leurs morts en
terre, les païens poussaient des hurlements affreux; il défend de crier ainsi,
et recommande aux fidèles d’implorer avec dévotion et componction la
miséricorde divine pour l’âme du défunt. Il permet toutefois de chanter des
psaumes ou de réciter à haute voix Kirye eleyson, Christe eleyson, les hommes entonnant et les femmes répondant.
Le même capitulaire défend de
boire et de manger sur les tombeaux, super eorum tumulos. Cette interdiction paraît se rapporter aux Dadsisas qui, d’après le 2 de l'Indiculus,
étaient des cérémonies sur les défunts. L’usage des repas de funérailles a résisté,
chez les peuples germains, aux défenses de Charlemagne. On a cessé de boire et
de manger sur la tombe même; mais on a continué de réunir dans un festin toutes
les personnes qui avaient assisté à la cérémonie funèbre. Cet usage s’est
conservé longtemps en Belgique et particulièrement dans la Flandre; il y
avait pris place dans les coutumes, qui mettaient la moitié des frais à charge
de la veuve et l’autre moitié à la charge des héritiers. Aujourd’hui même, en
Belgique comme en Allemagne, dans les classe inférieures de beaucoup de
localités, les enterrements sont encore suivis d’un repas de mort ou plutôt
d’une collation.
3. De spurcalibus in februario.
Les spurcalia étaient des réjouissances qui avaient lieu au mois de février, et qu’il ne faut
pas confondre avec la fête de Joël ou du retour du soleil, que les anciens
Germains célébraient au solstice d’hiver. Le mois de février s’appelle encore
aujourd’hui en flamand sporkel ou sprokkelmaend. M. de Reinsberg suppose que les mots spurcalia, spurcamina, spurcitiae,
souvent employés pour désigner des fêtes ou coutumes païennes, viennent de spurcus, sale, impur, et que c’est l’Église qui a
ainsi qualifié ces fêtes par dérision. Suivant M. Hefele,
nos ancêtres étaient fort attachés aux spurcalia;
les missionnaires chrétiens firent en sorte que leur célébration coïncidât
avec la fête de Noël. Depuis lors il est d’usage, chez les peuples d’origine
germanique, que les paysans tuent un cochon vers cette époque. En Allemagne on
s’invite à manger en famille la Metzelsuppe;
en Belgique on se réunit pour fêter la Penskermis.
Cependant nous devons faire remarquer que déjà au temps de saint Eloy, la fête
de Joël, dans laquelle on immolait un porc, se célébrait au mois de janvier, ce
qui semble indiquer que cette fête était distincte des spurculia.
M. le docteur Coremans, qui a fait sur les mythes des Germains des
recherches précieuses, nous apprend que la fête du Joël ou du solstice d’hiver
se célébrait depuis la veille de Noël jusqu’à l’Épiphanie. «La veille de la
nuit-mère, dit-il, où la terre accouchait d’un géant formidable, les familles,
les alliés, les membres de la commune, se réunissaient sous les toits
hospitaliers de leurs chefs naturels ou électifs. La bûche du Joui brûlait sur
l’àtre, comme elle y brûle encore en Westphalie et
ailleurs. La table, ornée de verdure, qui cachait à moitié les pommes, les
poires, les noix (symbole du germe universel et des espérances de l’avenir),
attendait le rôt fumant de sanglier (remplacé aujourd’hui par le porc), animal
immonde, emblème de l’obscurité, et l’oie (symbole de la terre), entourée de
douze lumières. Les cornes à boire, les vases remplis de bière et d’hydromel,
complétaient l’aspect du banquet de Joul ou de la
Noël.
Le travail du savant Raepsaet sur l’origine du carnaval tend à démontrer
l’identité des spurcalia avec les Lupercalia des Romains. M. Hefele ne connaît pas ce travail; cependant lui aussi pense que notre carnaval
pourrait bien avoir pris sa source dans ces réjouissances. L’analogie se
montre d’une manière frappante dans une lettre de Boniface au pape Zacharie,
où il est dit : «Ces hommes charnels, ces simples Allemands, ou Bavarois, ou
Francs, s’ils voient faire à Rome quelqu’une des choses que nous défendons,
croient que cela a été permis et autorisé par les prêtres et le tournent contre
nous en dérision, et s’en prévalent pour le scandale de leur vie. Ainsi ils
disent que chaque année, aux calendes de janvier, ils ont vu à Rome, et jour et
nuit auprès de l’église, des dames parcourir les places publiques, selon la
coutume des païens, et pousser des clameurs à leur façon, et chanter des
chansons sacrilèges; et ce jour, disent-ils, et jusque dans la nuit, les tables
sont chargées de mets, et personne ne voudrait prêter à son voisin ni feu, ni
fer, ni quoi que ce soit de sa maison. Ils disent aussi qu’ils ont vu des
femmes porter, attachés à leur jambe ou à leur bras, comme faisaient les
païens, des phylactères et des bandelettes, et offrir toutes sortes de choses à
acheter aux passants; et toutes ces choses, vues ainsi par des hommes charnels
et peu instruits, sont un sujet de dérision et un obstacle à notre prédication
et à la foi... Si Votre Paternité interdit dans Rome les coutumes païennes,
elle acquerra un grand mérite, et nous assurera un grand progrès dans la
doctrine de l’Église»
4. De casulis et fanis.
M. Hefele voit dans ce titre une défense de construire des berceaux de ramées (casulae) pour les fêtes privées en l’honneur des
divinités païennes, et de célébrer dans les bois des fêtes publiques de la même
espèce. Suivant Schayes, il s’agit de petits
pavillons revêtus de chaume, qui servaient à couvrir les emblèmes des dieux.
5. De sacrilegiis per ecclesias.
Ce titre paraît se rapporter
aux chants profanes, aux cantiques que les Germains et leurs femmes faisaient
entendre dans les églises, ainsi qu’aux festins qui s’y donnaient. Ces
pratiques païennes sont également proscrites par les statuts de saint
Boniface, où il est dit: « Non liceat in ecclesia choros secularium, vel puellarum cantica exercere, nec convivia in ecclesia praeparare
6. De sacris
sylvarum quos nimidas vocant.
On ignore quels étaient ces
sacrifices du paganisme germanique qu’on appelait nimidas.
Eckhart pense qu’il s’agit de fêtes dans lesquelles on sacrifiait neuf têtes de
chevaux (nunhedas). Canciani et Seiters sont portés à croire que les prohibitions
de ce titre se rapportent à la coutume de cueillir le gui qui croît sur les
chênes; mais cette cérémonie appartient au druidisme, et le gui ne fut jamais
un objet de vénération pour les Germains. Ceux-ci consacraient des bois et des
forêts, mais seulement parce qu’ils voyaient dans ces solitudes l’habitation de
leurs dieux.
D’après le Spiegel historiael de Van Maerlant,
il y avait encore, à la fin du treizième siècle, entre Sichem et Diest, un
chêne que le peuple avait en grande vénération. Probablement ce chêne avait été
dédié à Thor.
L’usage de placer des
statuettes de saints ou de saintes sur les arbres s’est conservé dans les campagnes.
7. De his quae faciunt super petras.
Ce titre rappelle la coutume
de faire des sacrifices aux dieux sur certaines pierres, sur certains rochers,
coutume qui fut proscrite par plusieurs synodes; elle l’avait été déjà par
saint Eloy. Grimm lait remarquer avec raison que nos ancêtres n’adoraient pas
des montagnes, des rochers, des fontaines et des arbres, mais la divinité à
laquelle ces objets étaient dédiés
8. De sacris Mercurii vel Jovis.
Les écrivains de race latine
confondaient généralement Woden et Thunar avec Mercure et Jupiter. M. Coremans a constaté que nos ancêtres eux-mêmes désignaient leurs dieux sous ces
dernières appellations, quand ils s’adressaient à des étrangers. Ce sont donc
les sacrifices à Odin et à Thor qui sont défendus par le présent litre.
9. De sacrificio quod alicui sanctorum.
Il paraît que les Germains
nouvellement convertis confondaient parfois les saints avec les divinités du
paganisme et leur rendaient un culte analogue à celui qu’ils avaient rendu à
leurs anciens dieux. Celle profanation fut défendue non-seulement par le
concile de Leptines, mais encore par le concile de Bavière
10. De phylacteria et un ligaturae
Leu talismans, phylacteria, en usage chez les Germains, consistait
en caractères runiques tracés sur de petits morceaux de métal, de bois ou de
cuir. Quant aux ligaturae, leur interdiction se
rapporte à la vertu que nos ancêtres attribuaient a certaines herbes et è
l'usage de s’en lier des bouquets aux jambes ou aux bras, pour se préserver ou
se guérir de la fièvre ou d’autres maladies ou infirmités.
D’après ou autre capitulaire,
le ligatures ne se faisaient pus seulement avec les herbes, mais aussi aveu des
os
11. De fontibus sacrificiorum.
L’usage de considérer
certaines fontaines comme sacrées, et d’y faire des sacrifices ou des voeux, se conserva longtemps après l’introduction du christianisme
parmi les peuples germains. Déjà saint Éloy avait
condamné ce genre de superstition: «Fontes vel arbores, quos sacros vocant, succidite». Charlemagne
sanctionna le jugement de saint Éloy par des peines
sévères.
Aujourd'hui encore, en
Belgique, certaines sources et fontaines sont l’objet d’une grande vénération.
Nous avons, à Laeken, la fontaine de Sainte-Anne ou la source des cinq plaies,
aux eaux de laquelle on attribue la vertu de guérir la fièvre. A Tamise sur
l’Escaut nous avons la source de Sainte-Amelberge, où
les malades vont chercher la guérison que l’art médical leur refuse. Auprès de
la chapelle de Saint-Hilaire, entre Matagne et Vierves, en Ardenne, se trouve une fontaine dont l’eau
miraculeuse passe pour guérir la paralysie, les rhumatismes et autres maux.
12. De incantationibus.
Ce qui distingue les
enchantements (incantationes) des sortilèges,
si l’on en croit Schayes, c’est que les premiers se
faisaient par des chants composés de vers magiques (diabolica carmina). Les uns et les autres avaient été proscrits par un capitulaire de
Charlemagne. Les anciennes formules d’enchantement sont encore usitées en
Allemagne, dans le bas peuple.
13. De
auguras, vel avium, vel equorum, vel bovum stercore, vel sternutatione.
Les augures tirés des
excréments des oiseaux, des chevaux et des boeufs,
ainsi que de l’éternuement, ont été en usage chez presque tous les peuples de
l’antiquité. Tacite, dans son livre des Germains, fait une mention spéciale du
hennissement des chevaux : c’est une coutume propre à cette nation, dit-il, de
demander aux chevaux des présages et des avertissements. Des chevaux blancs
qui n’ont jamais été profanés à servir les hommes sont nourris dans les bois
et les forêts dont j’ai parlé; on les attelle à un char sacré, et le prêtre,
avec le roi ou le chef de la cité, les accompagne et observe leurs
hennissements et leur souffle.
L’éternuement passe encore
aujourd’hui, dans le peuple, soit pour un mauvais augure, soit pour l’annonce
d’une nouvelle.
14. De divinis et sortilegis.
Suivant M. Hefele, il ne s’agit pas ici de sortilèges, sortilegia, mais d’interprètes des sorts, sortilegi. Il y a donc une sorte de rédondance dans les mots de divinis et sortilegis, puisqu’ils présentent le même
sens; à moins cependant que la qualification de sortilegi ne s’applique spécialement à cette espèce de devins qui opéraient en jetant de
petites verges (sortes). Tacite décrit cette manière de consulter le sort: «
Aucun peuple n’a une foi plus grande dans les auspices et la divination. Leur
manière de connaître le sort est très-simple : ils coupent une baguette à un
arbre fruitier, la partagent en plusieurs morceaux qu’ils marquent de certains
signes, et qu’ils jettent au hasard et pêle-mêle sur une étoffe blanche ;
ensuite le prêtre de la cité, quand il s’agit d’une affaire publique, le père
de famille, quand c’est une consultation particulière, adresse une prière aux
dieux, lève trois fois chaque morceau, en tournant les yeux vers le ciel, et
donne des explications d’après les marques qui ont été faites précédemment.
Quand le sort est défavorable, on ne le consulte pas de nouveau dans le même
jour sur la même affaire. Quand il est propice, on lui demande une seconde fois
la confirmation de ses arrêts »
Les Germains chrétiens
avaient une manière particulière de consulter le sort, en ouvrant la Bible; ils
attribuaient un sens prophétique au premier mot de la page qui se présentait.
En Allemagne, cette superstition se rencontre encore aujourd’hui même, dans
toutes les classes de la société.
15. De igne fricato de ligno id est nodfyr.
Les Germains appelaient nodfyr un feu produit par le frottement de deux
morceaux de bois sec, et auquel ils attribuaient des vertus curatives. On
croyait se guérir de la fièvre en sautant par-dessus le nodfyr et en recevant sa fumée dans les vêtements. Suivant Schayes et M. Coremans, la même pratique s’employait aussi
pour guérir ou préserver le bétail d’épizootie: on forçait les animaux à
passer au travers du feu, après quoi on les croyait purifiés. Déjà le capitulaire
de 742 condamnait cette superstition. Cependant comme il était difficile de la
faire disparaître entièrement, on chercha à en détourner la signification en
autorisant les feux de joie à Pâques et à la Saint-Jean. De là cette coutume
qui s’est perpétuée: il est encore d’usage en Allemagne qu’à la Saint-Jean les
enfants sautent sur ce qu’ils appellent : Johannis Feuer.
46. De cerebro animalium.
Ce titre est expliqué par un
canon du concile d’Orléans, qui défend de jurer par la tête des animaux en
employant certaines formules païennes. Il paraît qu’on tirait aussi des
présages de l’inspection du cerveau des animaux immolés aux dieux.
17. De observation paganorum in foco vel in coactione rei alicujus.
Ce titre se rapporte à
l’usage de tirer de bons ou de mauvais augures de la manière dont la fumée
s’élève du foyer, ou du premier pas que l'on fait dans un acte quelconque. On
remarquait, par exemple, si, en se levant, le pied gauche ou le pied droit
avait été mis le premier hors du lit, ou si en sortant on avait rencontré des
brebis ou des porcs. Ces préjugés existent encore aujourd’hui.
18. De incertis lotis quae colunl pro
sacris.
On croyait que les lieux
inconnus, non encore visités, servaient de séjour aux divinités inférieures, et
qu’il arrivait malheur à qui passait dans ces endroits néfastes (lieux de malheur).
19. De pelendo quod boni vocant sanctae Mariae.
M. Hefele pense, comme Eckhart et Mono, qu’au lieu de petendo il faut lire petenstro, en flamand et en
allemand, Beddenstroo, Bettenstroh,
paille de lit. Le mot boni désigne les bonnes gens, les hommes simples
qui attribuaient des vertus bienfaisantes au mélange de certaines herbes avec
la paille des lits. Ce préjugé existe encore en Allemagne actuellement :on y
donne le nom de paille de la sainte Vierge à une sorte d’herbe appelée Labkraut, qui se vend par petites bottes à la fête
de l’Assomption. C’est, pensons-nous, une rubiacée, le galium verum seu luteum; vulgairement gaillet,
caille-lait, muguet jaune. Les Allemands l’appellent unserer lieben Frauen Bettstroh.
20. De feriis qaeuœ faciunt Jovi vel Mercurio.
Les auteurs ne sont pas
d’accord sur la signification de ce titre ; M. Binterim y voit une défense de célébrer les fêtes des dieux assimilés à Jupiter et à
Mercure. Selon M. Seiters, il s’agirait de supprimer
les dénominations données aux quatrième et cinquième jours de la semaine : woensdag, jour de Wodan, et donderdag,
jour de Thunar.
21. De lunae defectione quod dicunt Vinceluna.
Les anciens Germains
croyaient qu’aux éclipses de lune cette planète soutenait un combat. C’est pourquoi
ils criaient victoire à la lune, vince luna! Encore au neuvième siècle, Raban Maure fit un
sermon contra eos qui in lunae defectu clamoribus se fatigabant. Beda, au chapitre 23 de son Paenitentiale, dit des Anglo-Saxons : Quando luna obscuratur vel clamoribus suis vel maleficiis sacrilego usu se defensare posse confidunt.
22. De tempestatibus et cornibus et cocleis.
La première partie de ce
titre trouve son explication dans la loi des Visigoths, où il est dit : «Les
auteurs de maléfices et les enchanteurs de tempêtes, qui font venir de la grêle
dans les vignes et les moissons des gens, et qui troublent l’âme des hommes par
l’invocation des démons, ou qui célèbrent des sacrifices nocturnes aux démons,
recevront publiquement deux cents coups, etc.» La croyance que certaines
personnes peuvent faire le beau et le mauvais temps existe encore dans quelques
contrées de l’Allemagne.
Par le mot cornibus, on a voulu probablement désigner les
cornes d’urus ou de bœuf dont les Germains se servaient en guise de coupes. Les cochleae étaient des coquilles qui tenaient
lieu de cuillers, et que l’on supposait pouvoir être employées, ainsi que les
coupes, à des œuvres de magie. M. Hefele suppose
qu’en offrant le vin à table on prononçait des paroles cabalistiques. Un
capitulaire de Charlemagne défend aux prêtres la pratique des coclearii, qui consistait probablement à présenter
des philtres enchanteurs dans des cuillers: ut coclearii, malefici, incantatores et
incantatrices fieri non sinantur.
Cette défense fut généralisée dans la collection des capitulaires d’Ansegise.
23. De sulcis circa villas.
Il paraît qu’une idée
superstitieuse était attachée à al’ction d’entourer
sa villa de fossés : on croyait sans doute pouvoir ainsi empêcher les sorcières
d’y entrer. C’est ce préjugé que le titre 23 condamne.
24. De pagano cursu quem yrias vocaut scissis pannis et calceis.
Il est difficile de
comprendre la signification de ce titre. Le mot yrias n’est pas encore expliqué. Tout ce qu’on peut dire, c’est qu’il s’agit de
danses ou de courses, cortèges ou processions exécutées par des gens en
haillons et en souliers déchirés. M. Seiters pense
aux fêtes dédiées à Freya. Eckhart change yrias en shyrias, et le fait dériver de schuh, soulier, et de risz,
déchirure. Schayes, dans son Essai historique publié
en 1834, écrivait scissis panis pour pannis, et traduisait ces mots par pains rompus,
ainsi que calceis par pierres.
25. De eo quod sibi sanctos fingunt quoslibet mortuos.
Un synode tenu à Francfort en
794 défendit aux Germains de vénérer indistinctement tous leurs morts comme des
saints, en prenant le paradis pour le Walhalla. C’est encore aujourd’hui
l’usage, en Allemagne, d’appeler les défunts selig (beatus, bienheureux); cette locution
s’emploie comme, en français, le mot feu. Par exemple, feu Lionel,
de la comédie de ce nom, se traduit en allemand par der selige Lionel.
En flamand, on dit en parlant
d’une personne défunte : Zaliger (sous-entendu: gedachtenis), de bienheureuse mémoire; ainsi : feu
Lionel, Lionel zaliger.
26. De simulacre de comparsa farina.
L’usage de faire des idoles
avec de la pâte de farine existe encore partout. En Saxe on a même conservé
le souvenir de son origine dans le mot Heidenwecke : on donne ce nom à certaine espèce de pains qui se font à l’époque du
carnaval. Il y en a d’autres qui représentent l’image de tel ou tel saint ou
même du Christ; on les appelle Christwecke, Martinshoerner, Osterwoelfe, etc. C
27. De simulacris de pannis factis.
Ce titre paraît contenir une
défense de faire des poupées représentant des divinités païennes. Quelques
auteurs pensent qu’il y est fait allusion aux poupées que les jeunes filles
parvenues à l’âge de puberté consacraient à Freya.
28. De simulacris quos per campos portant.
Les Germains promenaient
leurs idoles dans les champs, sans doute pour obtenir une moisson abondante.
Cet ancien usage a été remplacé par les Rogations, pendant lesquelles on porte
en procession des statues de saints.
29. De ligneis pedibus vel maiiibits pagano ritu.
Il paraît que c’était un
usage païen d’offrir aux divinités des ligures de pieds ou de mains en bois.
Grégoire de Tours rapporte que saint Gai, étant entré dans un temple païen à
Cologne, y trouva, parmi d’autres ex-voto, des membres du corps humain
sculptés en bois, que les malades faisaient suspendre à l’image du Dieu dont
ils invoquaient l’assistance L Les ex-voto chrétiens de cette espèce sont
encore fort en usage; mais aujourd’hui l’on fabrique en argent ou en cire les
pieds et les mains aussi suspendus dans les chapelles et les églises, en
mémoire d’un voeu ou d'une guérison obtenue par la
prière.
30. De
eo quod credunt, quia femïnar lunam commendent, quod possint corda hominum tollere
juxta paganos.
On croyait que les femmes
avaient le pouvoir de commander à la lune. Quelques auteurs, en lisant comedent, se sont imaginés que les Germains
croyaient que certaines femmes mangeaient la lune; mais il est peu probable
qu’ils aient eu cette croyance. Seulement ils croyaient que les sorcières
mangeaient des coeurs humains; on était dans l’idée
que, lorsqu’une personne mourait de langueur ou à la suite d’une longue
maladie, une sorcière lui avait dévoré le coeur. Il
est fait allusion à cette croyance dans un capitulaire de Charlemagne: «Si quis a diabolo deceptus crediderit, secundum morem paganorum, virum aliquem aut feminam strigam esse et homines comedere, et propter hoc ipsam incenderit, vel carnem ejus ad comedendum dederit, vel ipsam comederit, capitis sententia punietur.
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