LIVRE QUARANTE-SEPTIÈME.
TOTILA, 544-551
Bélisaire partit de Constantinople avec très peu de soldats, leva sur la
routé quatre mille volontaires à ses dépens, et se rendit à Salone. Il aurait
voulu s’établir à Rome, comme dans le centre de l’Italie; mais, les Goths étant
répandus dans tous le pays d’alentour, il avait trop de troupes pour y passer
sans être aperçu, et trop peu pour risquer un combat. Il prit donc le parti
d’aller à Ravenne, et d’en faire sa place d’armes. Avant que de quitter Salone,
il apprit que la garnison d’Otrante, réduite à l’extrémité, avait promis de se
rendre , si elle n’était secourue avant un certain jour. Ayant fait aussitôt
embarquer Valentin avec des soldats et des provisions, il lui ordonna de
changer la garnison, qui avait beaucoup souffert de la faim et des maladies, et
de laisser dans la place des vivres pour un an. Ce secours, arrivé quatre jours
avant le terme fixé par la capitulation, obligea les Goths à lever le siège.
Valentin perdit quatre soldats qui s’étaient hasardés à faire des courses hors
de la place, et revint à Salone. Bélisaire passa par mer à Pole, en Istrie, où
il s’arrêta quelques jours pour exercer ses troupes et les mettre en bon ordre.
Totila, voulant s’instruire de leur nombre, usa de ce stratagème. Il contrefit
des lettres du gouverneur de Gênes, qui demandait à Bélisaire un prompt
secours, et les envoya par cinq officiers intelligents, déguisés en soldats
romains. Bélisaire s’y méprit; il les reçut dans son camp, et leur répondit
qu’il irait incessamment secourir Gênes avec toutes ses troupes. Ces espions
firent le rapport de l’état où ils avoient trouvé cette armée prétendue, dont
Tunique force était dans la capacité de son général.
Totila campait près de Tibur. Quelques habitants ayant pris querelle avec
la garnison, composée d’Isaures, introduisirent les Goths pendant la nuit. Les
Isaures s’ouvrirent un passage, et se sauvèrent presque tous. En cette
occasion, Totila, pour la première fois, usa d’une cruauté peu conforme à son caractère.
Il voulait intimider la ville de Rome, qui n’était éloignée que de cinq à six
lieues. Il abandonna Tibur au pillage; tout fut passé au fil de l’épée.
L’évêque éprouva la barbarie et l’insolence du soldat arien. Les Goths se
rendirent maîtres des bords du Tibre, en sorte que la communication fut fermée
entre Rome et la Toscane.
L’armée de Totila était en partie composée de déserteurs, que la bonté de
ce prince avait attirés à son service. Bélisaire, étant à Ravenne, voulut les
engager à revenir sous les étendards de l’empire. Il fit publier une amnistie,
menaçant en même temps de châtiments les plus rigoureux ceux qui demeureraient
attachés aux ennemis; mais il n’en put regagner un seul. Thorimuth et Vital entrèrent dans l’Emilie avec les soldats illyriens pour reprendre les
places de cette contrée, dont les Goths s’étaient emparés. Cette expédition
n’eut aucun succès. Les Illyriens, mécontents de n’être pas payés, apprenant
qu’une troupe de Huns faisaient des courses sur leurs terres, abandonnèrent
Vital, et retournèrent dans leur pays. Ils envoyèrent de là faire des excuses à
l’empereur, qui parut d’abord fort irrité, et leur pardonna ensuite. Totila,
instruit de leur départ, crut pouvoir se rendre maître de Boulogne; mais le
détachement envoyé à cet effet fut surpris en chemin et taillé en pièces. Les
Goths assiégeaient Auxime. Bélisaire fit partir un secours de mille hommes,
sous la conduite de Thorimuth, de Ricilas et de Sabinien. Ils entrèrent pendant la nuit, et dès le lendemain ils se disposèrent
à faire une sortie. Comme on était d’avis de s’assurer auparavant de la
position et de la force des ennemis, Racilas, dont la
bravoure naturelle se trouvait alors échauffée par le vin, voulut sortir seul,
et s’approcha du camp des Goths pour le reconnaître. Il fut bientôt enveloppé;
et pendant qu’il se défendait avec courage, la troupe des Goths grossissant
toujours, et les Romains étant accourus de la ville, il y eut un rude combat,
où les Romains ne purent sauver que le corps de Ricilas,
qui fut accablé de traits. On le remporta dans Auxime. Thorimuth et Sabinien, trop faibles pour combattre les Goths, jugèrent que leurs troupes
ne feraient qu’affamer la place, et résolurent de se retirer la nuit suivante.
Totila, sur l’avis d’un déserteur, posta deux mille de ses plus braves soldats
à une lieue et demie de la ville. Les Romains donnèrent dans l’embuscade, et
perdirent deux cents hommes. Les deux capitaines s’échappèrent avec le reste,
et gagnèrent Rimini, laissant les Goths maîtres de tous les bagages. Dès le
commencement de la guerre, Vitigès avait saccagé Pisaure et Fanum, et en avait détruit les murs. Bélisaire voulut remettre Pisaure en état de défense , parce que cette ville était
environnée de pâturages propres à faire subsister la cavalerie. Il envoya de
nuit prendre la mesure des portes, qu’il fit faire à Ravenne, et porter par
mer. Thorimuth et Sabinien eurent ordre de les mettre
en place, et de travailler aussitôt au rétablissement des murs. Tout fut
exécuté avec une telle diligence, que Totila, étant accouru pour empêcher l’ouvrage,
le trouva presque achevé, et fut obligé de retourner devant Auxime. Bessas avait
quitté Spolette pour se jeter dans Rome. Bélisaire,
qui craignait surtout pour cette ville, y envoya encore Barbarion de Thrace, et Artasire, Perse de nation, avec ordre
de se tenir renfermés sans faire aucune sortie, et de tout préparer pour une
vigoureuse défense. Totila se rendit maître d’Auxime pendant l’hiver. Firmium et Asculum capitulèrent
après quelques jours de siège.
Tandis que la faiblesse de Bélisaire le mettait hors d’état d’arrêter en
Italie les progrès de Totila, son absence ouvroir à Chosroès une libre entrée
dans la Mésopotamie. Ce prince, regardant comme un affront de n’avoir pu
approcher d’Edesse quatre ans auparavant, résolut de la détruire; il ne menaçait
de rien moins que de réduire les habitants en captivité, et le terrain de la
ville en pâturages. Il marcha donc avec une grande armée, et envoya une troupe
de Huns pour enlever les troupeaux qui paissaient au pied des murailles. Les
bergers, joints aux habitants et aux soldats, repoussèrent vigoureusement les
ennemis, et un paysan tua d’un coup de fronde le chef des Huns. Ce premier
échec ébranla la résolution du roi de Perse; il commença de craindre que cette
entreprise ne lui attirât un nouvel affront, et il fit dire aux habitants qu’il
consentait à leur laisser la vie, pourvu qu’ils se rachetassent. Les députés de
la ville lui offrirent la même somme de deux cents livres d’or, qu’ils lui
avoient donnée la première fois. Le roi rejeta cette offre avec mépris; et,
après une longue et pompeuse énumération de ses exploits, il leur déclara qu’il
les traiterait avec plus de rigueur qu’il n’avait fait aucun peuple vaincu,
s’ils ne lui mettaient entre les mains tout l’or et l’argent renfermé dans
l’enceinte de leurs murailles. Comme ils se récriaient sur une proposition si
intolérable, et que, pour rabattre son orgueil, ils lui rappelaient
l’incertitude des événements de la guerre, il les interrompit en colère, et les
chassa de sa présence. Le lendemain il fit commencer hors de la portée du trait
une plateforme qu’on devait pousser jusqu’aux murs de la ville. Elle était
construite de terre, de grosses pierres, et d’arbres avec leurs branches. Tous
ces matériaux, entassés et pressés les uns sur les autres, se liaient ensemble,
et s’élevaient à une extrême hauteur. Pierre, Martin et Pérane,
s’étaient enfermés dans Edesse. Ils firent une furieuse sortie, dans laquelle
un officier, nommé Argec, tua de sa main vingt-sept
ennemis. Comme la terrasse était déjà à la portée du trait, et que les Romains
y lançaient quantité de pierres et de flèches enflammées, les travailleurs se
mirent à couvert devant de grands rideaux de poil de chèvre, qui, suspendus à
de longues perches, arrêtaient et amortissaient les coups.
Les habitants, alarmés de ce terrible ouvrage, qui s’avançait de plus en
plus vers les murs, engagèrent Etienne, célèbre médecin, autrefois attaché au
service de Cabade, qu’il avait guéri d’une dangereuse maladie, à s’employer
pour eux auprès du roi. Etienne alla au camp des Perses; et, s’étant présenté
devant Chosroès: «Seigneur ( lui dit-il ), l’humanité fait le caractère des
bons rois. Les victoires et les conquêtes vous procureront d’autres titres;
mais les bienfaits peuvent seuls vous mériter le nom le plus cher à votre
siècle, et le plus honorable aux yeux de la postérité. S’il est une ville au
monde qui doive ressentir les effets de cette bonté, c’est celle que vous
menacez de détruire. Edesse m’a donné le jour; j’ai rendu la vie à votre père;
j’ai conservé votre enfance. Hélas! quand je conseillais à Cabade de vous choisir
pour successeur, préférablement à vos frères, pouvais-je prévoir que je préparais
la ruine de ma patrie! Aveugles mortels, nous sommes nous-mêmes les artisans de
notre malheur! Si vous vous souvenez de mes services, je vous demande
aujourd’hui une récompense qui ne vous sera pas moins avantageuse qu’aux habitans d’Edesse. En leur laissant la vie, vous vous épargnerez
le reproche de cruauté.» Chosroès n’avait point l’âme sensible à la reconnaissance;
mais, se déguisant à l’ordinaire, il feignit d’être touché, et répondit à
Etienne qu’en sa considération, il voulait bien s’éloigner d’Edesse, à
condition qu’on lui mettrait entre les mains les généraux Pierre et Pérane, nés esclaves de son père, qui osaient porter les
armes contre lui: «S’ils refusent de me les livrer (ajouta-t-il), ma bonté veut
bien encore leur laisser le choix, ou de me payer sur l’heure cinquante mille
livres d’or, ou de recevoir dans la ville mes officiers, qui feront une exacte
recherche, et m’apporteront tout ce qui s’y trouvera d’or et d’argent :
j’abandonnerai le reste aux habitants.» Etienne, pénétré jusqu’au cœur de cette
cruelle raillerie, ne répliqua pas une parole; il partit avec une profonde
tristesse, et porta dans la ville le trouble et la consternation. Il paraît que
les Edessiens commençaient à se défier de l’ancienne
fable sur la foi de laquelle ils avoient cru leur ville imprenable. Ils envoyèrent
encore des députés qui furent insultés et chassés avec outrage. Martin lui-même
eut plusieurs conférences avec les principaux seigneurs; mais elles se
passèrent en contestations infructueuses.
Cependant les assiégés ne perdirent pas toute espérance. Ils creusèrent un
souterrain pour faire ébouler la terrasse. Ils avoient déjà pénétré jusqu’au
milieu, lorsque les Perses, ayant entendu le bruit des mineurs, commencèrent à
fouiller les flancs de la plateforme pour les rencontrer. Les mineurs, s’en
étant aperçus, comblèrent le souterrain et se retirèrent. Ils prirent un autre
moyen de détruire l’ouvrage; ce fut de miner seulement la pointe de la
terrasse, et d’y creuser une chambre, qu’ils remplirent des bois les plus
combustibles, frottés encore d’huile de cèdre, de soufre et de bitume. Le feu y
prit aisément; et, dès la nuit suivante, on aperçut des tourbillons de fumée
qui perçoivent en différends endroits. En même temps les Romains, pour donner
le change aux ennemis, y jetèrent quantité de pots à feu et de flèches
enflammées. Les Perses, ne se doutant pas qu’il y eût d’autre cause de
l’incendie, accouraient de toutes parts pour l’éteindre, tandis que les romains
les accablaient d’une grêle de traits. Chosroès s’y transporta lui-même au
point du jour, et fut le premier à découvrir que le feu sortait des entrailles
de la plateforme. Il fit travailler toute son armée à jeter de la terre pour
étouffer les flammes, et de l’eau pour les éteindre, mais sans succès. La fumée,
ne trouvant plus d’issue dans un endroit, s’ouvrait ailleurs un passage; et
l’eau versée sur le soufre et le bitume augmentait la violence de
l’embrasement. Sur le soir la fumée était si épaisse et s’élevait si haut,
qu’on l’aperçut de la ville de Carrhes, à dix ou
douze lieues, et encore plus loin. Dans l’agitation et le désordre où étaient
les Perses, la garnison sortit de la ville, monta sur la terrasse, et fit un
grand carnage. Enfin, la flamme éclatant de toutes parts, il fallut renoncer à
cet ouvrage. Six jours après, Chosroès fit escalader la muraille de grand
matin; mais, après un rude combat, les Perses furent repoussés, et obligés
d’abandonner les échelles, que les assiégés tirèrent dans la ville. Le même
jour, à midi, il fit attaquer une des portes; la garnison, les paysans
renfermés dans la ville, et grand nombre d’habitants sortirent sut les ennemis,
et les repoussèrent encore. Pendant qu’ils les poursuivaient, Paul,
l’interprète ordinaire de Chosroès, vint au-devant d’eux leur annoncer que Rhécinaire venait d’arriver, et qu’il apportait, de la part
de l’empereur, la conclusion du traité. Ce député était depuis plusieurs jours
dans le camp des Perses; mais le roi en avait fait mystère, afin d’avoir le
temps de prendre la place. Paul invita les généraux à se rendre auprès du roi
pour être témoins de la ratification. On lui répondit que Martin, étant malade,
ne pourrait s’y trouver que dans trois jours.
Cette réponse blessa tellement la fierté de Chosroès, que le lendemain il
se prépara de nouveau à forcer la ville. Il fit couvrir de briques les débris
de la terrasse pour y placer ses batteries, qui lançaient des pierres et de
gros javelots. Le jour suivant, toutes ses troupes avancèrent dès le grand
matin pour donner l’assault. Les Sarrasins furent
placés, derrière, à dessein d’arrêter les fuyards lorsque la ville serait
prise. On planta les échelles. D’abord les Perses avoient l’avantage, parce que
les habitants ne s’attendaient pas à cette attaque; mais bientôt l’alarme
s’étant répandue, toute la ville accourt sur la muraille; les habitants, les
paysans, tous deviennent soldats et repoussent l’ennemi; les femmes, les enfants,
les vieillards servent les combattants avec une ardeur incroyable; les uns leur
fournissent des pierres, les autres font bouillir l’huile et la poix qu’on
verse à grand flots sur les assiégeants. Les Perses, rebutés d’une résistance
si meurtrière, jettent leurs armes, et refusent de s’exposer à une mort
certaine. Chosroès, embrasé de colère, les menace, les frappe, les oblige de retourner
à l’attaque. Ils sont encore contraints de céder aux efforts des assiégés.
Enfin Chosroès, plein de dépit et de rage, est forcé, sur le soir, de regagner
son camp. Azaréthès, que Cabade avait autrefois si
mal reçu après une victoire qui lui avait coûté trop de sang, se signala en
cette rencontre; peu s’en fallut qu’il ne pénétrât dans la ville; il était déjà
maître de l’avant-mur, et battait la seconde muraille, lorsque Pérane, à la tête d’un corps nombreux, sortit sur lui et le
repoussa. Procope raconte que, dans cette attaque, un grand éléphant portant
sur son dos une haute tour, chargée de tireurs d’arc, s’avançait vers la ville,
et semblait être une de ces terribles machines nommées hélépoles, que Démétrius
Poliorcète avait autrefois inventées pour la destruction des places. Les
flèches qui pleuvaient du haut de cette tour abattaient ceux qui défendaient la
muraille, et la ville courait risque d’être escaladée en cet endroit, lorsqu’un
Romain s’avisa de suspendre un porc au haut du mur. L’éléphant, effrayé des
cris de cet animal, s’arrêta d’abord, ensuite tourna le dos, et se retira pas à
pas malgré les efforts de ses conducteurs.
Les Romains employèrent la nuit aux préparatifs nécessaires pour se
défendre contre un second assaut. Mais les ennemis ne parurent pas le
lendemain. Le jour suivant, après une nouvelle tentative qui ne fut pas fort
opiniâtre, Paul vint encore inviter Martin à une entrevue. Ce général se rendit
au camp, et l’ouvrage de cette paix, qui, depuis quatre ans qu’elle était
arrêtée, laissait subsister une guerre sanglante, fut enfin consommée. Chosroès
n’exigea des Edessiens que cinq cents livres d’or, et
leur promit par écrit de ne plus exercer contre eux aucune hostilité. Ayant
ensuite mis le feu à son camp, il se retira en Perse avec son armée.
Cette année la mer se déborda en Thrace, et inonda l’espace de quatre mille
pas. Les eaux couvrirent tous les environs d’Odessus,
de Dionysiopolis et d’Aphrodisiade.
Quantité d’hommes et de bestiaux y périrent. Au bout de quelques jours la mer
rentra dans son lit. Malgré les grandes dépenses que Justinien était obligé de soutenir
pour ses guerres en Orient et Occident, et plus encore pour le nombre infini de
bâtiments et de villes entières qu’il faisait construire ou réparer, il fit un
acte de générosité extraordinaire, et qui prouve que Pierre Barsamès n’était
pas encore intendant des finances. Il remit à ses sujets tous les reliquats des
sommes qu’ils dévoient au fisc depuis vingt-deux ans. Juste, neveu de
l’empereur, mourut de maladie. Pérane, fils de
Gurgène , roi d’Ibérie, qui, depuis que son père s’était retiré à la cour de
Justin, servait les Romains avec zèle et avec courage, tant en Italie qu’en
Orient, tomba de cheval à la chasse, et mourut de sa chute. Pour le remplacer,
l’empereur envoya en Orient Marcel, fils de sa sœur; c’était un jeune homme
dont l’histoire ne nous a conservé que le nom.
Comme le traité de paix, qui venait de recevoir sa dernière forme par
l’échange des ratifications, était le même dont les conditions avoient été
arrêtées quatre ans auparavant, la Lazique n'y était pas comprise. C'était une
conquête postérieure , et Chosroès prétendait s'y maintenir. Il se disposait
même à enlever aux Romains quelques places qui leur restaient encore dans ce
pays. Justinien, de son côté, désirait de rentrer en possession de toute la
province. Il députa donc au roi pour demander la restitution de la Lazique. Chosroès
répondit que c’était une affaire de longue discussion; et que, pour balancer
les droits des deux partis, on avait besoin d’une trêve; mais qu’il ne l’accorderait
qu’à condition que l’empereur lui donnerait une somme d’argent, et lui enverrait
un fameux médecin, nommé Tribun, qui l’avait déjà guéri d’une grande maladie.
L’empereur lui envoya sur-le-champ le médecin avec deux mille livres d’or, et
l’on convint d’une trêve de quatre ans pour la Lazique. La mémoire de ce
médecin mérite d’être conservée. Né en Palestine, il était encore plus
recommandable par sa piété, par son désintéressement, par la douceur de ses
mœurs que par la profonde connaissance de son art. Chosroès, après l’avoir
gardé un an, lui permit de retourner dans sa patrie, et le pressa de déclarer
ce qu’il souhaitait pour sa récompense. Tribun ne demanda rien autre chose que
la liberté de quelques prisonniers romains. Le roi, pour ne pas lui céder en
générosité, lui en fit remettre trois mille, outre ceux qu’il avait demandés.
Une querelle survenue entre deux princes sarrasins aurait rompu la paix
aussitôt qu’elle fut conclue, si Chosroès n’avait eu besoin de repos. Quoique
Aréthas eût abandonné Bélisaire dans la guerre de Mésopotamie, il n’avait pas
changé de parti. Alamondare, toujours attaché aux Perses, enleva un des fils
d’Aréthas, et l’immola à Vénus, la grande déesse des Sarrasins. Aréthas
rassembla tontes ses troupes, et vint attaquer son ennemi. Alamondare fut
défait avec un grand carnage, et peu s’en fallut que ses deux fils ne
tombassent entre les mains d'Aréthas, qui aurait usé de cruelles représailles.
Ce fut apparemment pendant la trêve avec les Perses que Justinien répara tant
de places en Arménie. Martyropolis n’avait que de faibles
murailles; elles furent élargies et exhaussées. On fortifia les défilés des montagnes
qui donnaient passage de la Persarménie dans la Sophanène, et l’on y mit garnison. J’ai parlé, sous le
règne d’Anastase, des ouvrages que Justinien fit à Mélinite et à Théodosiopolis. Dans la petite Arménie, il répara les murs
de Satale, de Colone , de Sébaste et de Nicopolis; il
y fit bâtir plusieurs forteresses et un grand nombre de monastères.
Tant de dépenses épuisaient le trésor de l’empereur. Ses troupes d’Italie,
réduites à un petit nombre, mal payées, presque sans armes, sans habits, sans
chevaux, n’osaient paraître devant l’ennemi. Bélisaire, au désespoir, fit
partir pour Constantinople Jean, neveu de Vitalien. Comme il se défiait de l’affection
de cet officier, il lui fit promettre avec serment qu’il reviendrait dès qu’il
se serait acquitté de sa commission. Dans sa lettre à l’empereur il exposait le
déplorable état de ses troupes, l’impossibilité de tirer de l’argent de
l’Italie, dont les Goths s’étaient remis en possession; la désertion des
soldats, le découragement de ceux qui lui restaient, la difficulté de se faire
obéir par des troupes qu’on ne pouvait payer. «S’il ne fallait qu’envoyer Bélisaire
en Italie ( disait-il ), tout est fait : me voici au centre du pays; mais, s’il
est question de vaincre les Goths, il reste encore beaucoup a faire. Un général
n’est rien sans soldats. Envoyez-moi du moins les compagnies de mes gardes, que
vous avez retenues à Constantinople; joignez-y le plus qu’il sera possible de
Huns et d’autres barbares auxiliaires; mais n’oubliez pas de les payer». Jean
n’aimait pas Bélisaire. Arrivé à la cour, il s’occupa bien moins de sa commission
que d’un mariage qui lui était aussi honorable qu’avantageux. Germain avait
épousé en secondes noces Matasonte, veuve de Vitigès. Passara, sa première femme, lui avait laissé deux
fils, Justin et Justinien, avec une fille nommée Justine. La haine de Théodora
contre Germain était tellement déclarée, que personne n’osait entrer dans
l’alliance de ce prince. Ses deux fils ne trouvèrent point de femme tant que
l’impératrice vécut. Sa fille Justine avait déjà dix-huit ans; et quoique sa
naissance, ses richesses, ses grâces personnelles et le mérite de son père
fussent bien capables de piquer la plus noble ambition, les plus illustres
familles en détournaient les yeux comme d’une cause infaillible de disgrâce.
Jean, plus hardi que les autres, la demanda à son père, et l’obtint. Théodora
en fut irritée, et le nouvel époux se pressa de retourner en Italie, où il croyait
être plus en sûreté qu’à la cour. Mais il y trouva Antonine; et le soupçon
qu’il conçut, avec assez de fondement , qu’elle était chargée par Théodora de
le faire périr, le tint dans une perpétuelle inquiétude, jusqu’à ce qu’Antonine
fût retournée à Constantinople.
Le roi des Goths, trop habile pour ne pas profiter du mauvais état où se trouvaient
les Romains, alla mettre le siége devant Spolette.
Hérodien, commandant de la garnison, était alors mal disposé à l’égard de
Bélisaire, qui, étant instruit de ses rapines, l’avait menacé de lui faire
rendre compte de sa conduite. Cependant, pour sauver les apparences, il convînt
avec Totila d’une trêve de trente jours, après lesquels il se rendrait, s’il n’était
pas secouru; et il donna son fils en otage. Le terme expiré, il remit entre les
mains des Goths la ville et la garnison, et passa lui-même au service de
Totila. Sisifrid , plus fidèle à l’empereur,
quoiqu’il fût Goth de nation, se défendit mieux dans Assise; mais il fut tué
dans une sortie, et les habitants capitulèrent aussitôt. Cyprien gardait
Pérouse; le roi l’envoya menacer d’un rigoureux traitement, s’il se défendait,
et lui promit une grande somme d’argent, s’il se rendait sans résistance. Comme
Cyprien demeurait ferme dans son devoir, un de ses gardes, gagné par argent,
l’assassina, et se sauva au camp des Goths: action indigne et capable seule de
ternir le lustre des grandes qualités de Totila, s’il est vrai qu’il en fût
l’auteur, comme le dit Procope. Ce crime ne produisit aucun fruit; la garnison
fit bonne contenance après la mort de son commandant; et, comme la place était
en état de soutenir un long siège, le roi ne jugea pas à propos de s’y engager,
et marcha droit à Rome.
Partout où passait ce prince, loin de désoler les campagnes, il protégeait
et encourageait l’agriculture, obligeant seulement les laboureurs de lui payer
leurs tailles, et de lui fournir en nature les revenus de leurs fermes; en
sorte qu’il ne manqua jamais de vivres. Lorsque les Goths parurent devant Rome, Artasire et Barbation firent une sortie sur eux,
contre l’avis de Bessas; ils taillèrent en pièces les premiers qu’ils
rencontrèrent; mais, s’étant laissés emporter trop loin par l’ardeur de la
poursuite, ils furent enveloppés, perdirent presque tous leurs soldats, et
n’échappèrent eux-mêmes qu’avec peine. Cet échec les rendit plus circonspects;
ils n’osèrent plus se hasarder hors des murs. Les subsistances manquèrent
bientôt aux assiégés; les ennemis étaient maîtres de la campagne, et la voie de
la mer était fermée. Depuis que les Goths avoient pris Naples, leurs barques infestaient
la mer de Toscane, en sorte qu’ils arrêtaient tous les convois. Les esclaves
qui, dans une ville assiégée, sont toujours les premiers à se ressentir de la
disette, désertaient en grand nombre, et se rendaient au camp de Totila , qui
les recevait dans ses troupes. Pendant que ce prince était campé devant Rome,
il envoya un détachement pour se saisir de Plaisance, soit par force, soit par
composition. Cette ville importante était
la seule que les Romains possédaient encore dans la province d’Emilie. Comme
elle refusa d’écouter aucune proposition , elle fut assiégée, et ne se rendit
que l’année suivante, après avoir éprouvé toutes les horreurs de la famine.
Bélisaire, honteux de rester renfermé dans Ravenne, y laissa Justin avec
quelques soldats , et conduisit le reste à Dyrrachium, pour aller au-devant du
secours qu'il attendit avec impatience. Enfin Jean, neveu de Vitalien, et Isac l’Arménien, arrivèrent, suivis de quelques cohortes de
Romains et de barbares. L’eunuque Narsès était allé, par ordre de l’empereur, vers
les bords du Danube pour solliciter les chefs des Hérules d’envoyer des troupes
en Italie. Il en engagea un assez grand nombre, qui, sous la conduite de Philémuth, vinrent passer l’hiver en Thrace, à dessein de
partir pour l’Italie au commencement du printemps. Tandis qu’ils étaient en
chemin, ils eurent occasion de rendre un grand service à l’empire. Une armée
d’Esclavons, qui venait de passer le Danube, après avoir ravagé le pays, traînait
en esclavage une multitude d’habitants. Les Hérules, quoique fort inférieurs en
nombre, les battirent, et délivrèrent les prisonniers. En traversant la Thrace,
Narsès rencontra un Esclavon qui se faisait passer pour ce brave Chilbudius mort treize ans auparavant en combattant contre
cette nation. Il allait à Constantinople avec un grand cortège pour se faire reconnaître
de l’empereur. Narsès, ayant découvert la fourberie, le fit charger de fers, et
le conduisit à la cour. L’histoire ne dit pas comment fut traité cet imposteur.
Dès que Bélisaire eut reçu le renfort dont je viens de parler, il en fit
embarquer une partie sous la conduite de, Valentin et de Phocas , dont il connaissait
la bravoure. Ils avoient ordre de se rendre à Porto, et de se joindre à la
garnison pour harceler l’ennemi. Ils arrivèrent heureusement, et firent savoir
à Bessas qu’ils allaient attaquer le camp de Totila. Ils le priaient de faire
en même temps une sortie avec ses meilleures troupes. Bessas , qui n’avait que
trois mille soldats dans Rome, n’eut aucun égard à leur prière. Les deux capitaines
allèrent, à la tête de cinq cents hommes, insulter le camp ennemi. Par cette
attaque imprévue ils jetèrent l’alarme et le désordre parmi les Goths; ils
tuèrent les gardes avancées; mais, voyant qu’ils n’étaient pas secourus, ils se
retirèrent en diligence à Porto, et envoyèrent faire des reproches à Bessas, en
lui mandant qu’ils attaqueraient encore le lendemain, et qu’ils le suppliaient
de seconder leurs efforts. Bessas ne fut pas moins sourd que la première fois.
Ils sortirent le lendemain avec toutes leurs troupes; mais, sur l’avis que
Totila avait reçu d’un déserteur, il avait mis ses meilleurs soldats en
embuscade le long du chemin; en sorte que Valentin et Phocas, enveloppés de
toutes parts, périrent en combattant avec courage. La plus grande partie de
leurs soldats fut taillée en pièces; le reste se sauva dans Porto.
Le pape Vigile, ayant reçu ordre de l’empereur de venir à Constantinople
pour les raisons que j’exposerai dans la suite, sortit de Rome sur la fin de
novembre, et s’arrêta en Sicile. Il y acheta une grande quantité de blé, dont
il chargea plusieurs vaisseaux, espérant qu’ils poudroient remonter le Tibre et
arriver jusqu’à Rome, réduite alors à une grande disette. Ces navires approchaient
de Porto lorsqu’ils furent aperçus des ennemis. La ville de Porto était au
pouvoir des Romains; mais, comme le port était hors de la ville, les Goths,
accourant en grand nombre, s’en rendirent maîtres, et se cachèrent derrière les
murs dont il était environné. La garnison, trop faible pour combattre les Goths,
monta sur les murailles de la ville , faisant signe à la flotte de ne pas
aborder et de prendre une autre route. Les matelots prirent ces signaux pour
des invitations et des marques d’allégresse; et, le vent étant favorable, ils
entrèrent dans le port à pleines voiles. Les ennemis se montrèrent aussitôt,
massacrèrent les équipages, s’emparèrent des bâtiments sans résistance, et leur
firent remonter le Tibre jusqu’au camp de Totila. Sur cette flotte était un
évêque, nommé Valentin, que Vigile envoyait à Rome pour gouverner son église en
son absence. Il fut conduit devant Totila, qui, après plusieurs questions,
ayant reconnu que cet évêque cherchait à lui en imposer, entra dans une
furieuse colère, et lui fit couper les deux mains. Valentin survécut à cette
cruauté, et assista, en 551, au synode que Vigile tint à Constantinople. Il était
évêque de Sylva-Candida, dans le Latium.
An. 546. La perte de cette flotte laissait les
Romains sans ressource, s’ils n’étaient promptement secourus. Ils députèrent à
Totila le diacre Pélage, pour lui demander une trêve de peu de jours, sous
condition qu’ils rendraient la ville, si, dans cet intervalle, elle ne recevait
aucun secours. Pélage était en grande estime dans toute l’Italie: revenu depuis
peu de Constantinople, où il s’était fait aimer de l’empereur, il en avait
rapporté de grandes richesses, qu’il répandait libéralement dans le sein des
pauvres. Le roi des Goths, ami de la vertu, et bien instruit de ce qui se passait
dans Rome, respectait ce généreux diacre; il le reçut avec honneur, et le rassurant
par un air de bonté et de clémence: «Pélage (lui dit-il ), je vous estime trop
pour vous exposer à un refus; je veux vous en épargner la honte en vous prévenant
sur trois choses que je ne puis vous accorder. Ne me demandez ni que je fasse
aucune grâce aux Siciliens, ni que je laisse subsister les murs de Rome, ni que
je rende aux Romains les esclaves qui sont venus se ranger sous mes étendards.
Les Siciliens sont des perfides qui nous ont indignement trahis sans y être
forcés par les armes. Ils ont ouvert leurs portes à Bélisaire au premier
signal; ils ont allumé, ils entretiennent encore l’incendie qui dévore
l’Italie. Si vous voulez que la paix s’établisse entre les deux nations, il
faut que Rome soit détruite; ce serait un sujet éternel de jalousie et de
guerre; les Goths et les Romains seraient sans cesse tour à tour assiégeants et
assiégés. Pour ce qui regarde les esclaves, jugez vous-même si nous pouvons
souffrir que ceux qui auront eu l’honneur d’être nos soldats redeviennent vos
esclaves.» Pelage, déconcerté par ce discours, répondit en soupirant qu’en vain
le roi lui permettait de parler, puisqu’en même temps il lui fermait la bouche;
que, ne pouvant se faire écouter des hommes, il allait s’adresser à leur maître
souverain, dont les oreilles sont toujours ouvertes aux prières.
Le compte que Pélage rendit de son ambassade mit les Romains au désespoir.
Une foule de peuple s’attroupe autour de la maison de Bessas et de Conon, et,
poussant des cris lamentables, leur demande du pain ou la mort: «Faites-nous
égorger par vos soldats, disaient-ils, ou du moins ouvrez-nous les portes: nous
aimons mieux périr par le fer que par la faim». Les généraux les apaisèrent en
leur faisant espérer un prompt secours. Mais ces âmes avares et impitoyables ne
soulageaient ces malheureux que par des paroles; ils tenaient en réserve, dans
des souterrains, de grands magasins de blé qu’ils vendaient à un prix excessif,
s’engraissant de la misère publique. Le boisseau de blé se vendait sept pièces
d’or, et le boisseau de son le quart de cette somme. Les gardes de Bessas
vendirent cinquante pièces d’or un bœuf qu’ils avoient pris dans une sortie.
Heureux celui qui rencontrait un cheval mort, et qui pouvait s’en emparer. Les
chiens, les rats, les animaux les plus immondes étaient devenus des aliments
exquis; la plupart des habitants ne se nourrissaient que d’orties et de
mauvaises herbes, qu’ils arrachaient au pied des murailles et dans les masures.
Rome n’était plus peuplée que de fantômes décharnés et livides, qui tombaient
morts dans les rues, ou qui se tuaient eux-mêmes. Un père assailli de cinq enfants
en bas âge qui lui demandaient du pain à grand cris leur dit de le suivre; et,
resserrant dans son cœur sa douleur profonde, sans verser une larme, sans
pousser un soupir, il les conduisit sur un pont du Tibre. Là, s’étant enveloppé
la tête de son manteau, il se précipita dans le fleuve, à la vue de ses enfants
et d’une foule de peuple accourue trop tard pour le retenir. Enfin Bessas et
Conon, monstres dignes des plus grands supplices, permirent de sortir à ceux
qui voulurent se retirer. Mais ce fut moins par compassion que par un excès
d’avarice; ils vendaient cette malheureuse permission, aussi funeste à la
plupart qu’aurait pu l’être un séjour forcé dans une ville affamée; les uns
expirèrent de défaillance dans les chemins, d’autres furent surpris et
massacrés par les ennemis.
Bélisaire, après avoir appris la défaite et la mort de Valentin et de
Phocas, résolut de se rendre lui-même à Porto. Jean, neveu de Vitalien, était
d’avis de ne point séparer l’armée et de traverser l’Italie. Le général, au
contraire, pensait que Rome ayant besoin d’un prompt secours, ce serait la
livrer aux ennemis que de suivre cette route, qu’on ne pouvait faire qu’en quarante
jours; au lieu qu’il n’en fallait que cinq pour arriver par mer, si le vent était
favorable. Il donna donc à Jean une partie de ses troupes, avec ordre de passer
par la Calabre, d’en chasser les Goths, qui n’y étaient qu’en petit nombre, et
de venir le joindre à Porto par l’Apulie et la Campanie. Il partit ensuite de
Dyrrachium avec toute sa flotte et entra dans le port d Otrante, que les Goths assiégeaient
de nouveau. A son approche ils levèrent le siège, et se retirèrent à Brindes.
Comme ils pensaient que Bélisaire viendrait les attaquer dans cette place, dont
les murs ne subsistaient plus, ils dépêchèrent un courrier à Totila, qui leur
manda d’arrêter l’ennemi le plus longtemps qu’ils pourraient, et qu’il volerait
incessamment à leur secours. Mais ils furent bientôt rassurés lorsqu’ils
apprirent que Bélisaire était parti d’Otrante avec un vent favorable pour faire
le tour de l’Italie. Cette même nouvelle engagea le roi des Goths à presser le
siège de Rome. Pour fermer entièrement le passage des vivres par le Tibre, et
arrêter tout ce qui pourrait venir de Porto, il choisit, à quatre lieues
au-dessous de Rome, l’endroit où le lit du fleuve était le moins large; il y
fit jeter des pièces de bois en travers d’un bord à l’autre; et, après avoir
assuré par deux tours de bois les deux extrémités de cette espèce de pont, il y
posta un détachement de ses meilleurs soldats, et fit tendre une chaîne de fer
au-devant de cet ouvrage. Il laissa campé près de ce lieu une partie de son armée,
sous le commandement de Roderic, un de ses plus braves
officiers. Ce travail était achevé lorsque Bélisaire entra dans Porto.
Les Goths retirés à Brindes crurent que toutes les troupes romaines étaient
parties avec Bélisaire. Persuadés qu’ils n’avoient plus rien à craindre, ils
envoyèrent leurs chevaux au pâturage. Jean, ayant pris un de leurs espions, se
fit conduire en ce lieu, se saisit des chevaux, courut à Brindes, surprit les
Goths, et en fit un grand carnage. Après avoir regagné les Calabrois par la douceur et par de belles promesses, il alla s’emparer, à cinq journées
de là, de Canuse, ville située au centre de l’Apulie. Les Lucaniens et les Brutiens ne s’étaient donnés au roi des Goths qu’à cause
des vexations qu’ils éprouvaient de la part des commandants romains. Tullien, puissant dans ces contrées, les ramena à l’obéissance
de l’empereur, et alla joindre Jean avec les troupes du pays. Jean devait se
rendre à Porto pour se réunir à Bélisaire. Totila , exactement informé de tous
les mouvements des Romains, envoya trois cents cavaliers à Capoue, avec ordre
de le suivre lorsqu’il aurait passé la ville. Son dessein était de faire
marcher un autre corps au-devant de lui, et de l’envelopper. Mais Jean, qui craignait
Antonine, évita de rejoindre Bélisaire; au lieu de prendre la route de Rome, il
recula dans le Brutium, où il tailla en pièces, entre Vibone et Rhége, un grand
corps de Goths qui gardaient le passage de Sicile en Italie. Après s’être
assuré de tout ce pays, il se retira en Apulie.
Rome était dans un état si déplorable, qu’on avait tout à craindre du
désespoir des assiégés. Bélisaire, dans l’impossibilité de hasarder une
bataille, résolut d’employer les derniers efforts pour y faire entrer un convoi
par le Tibre: projet inexécutable, si l’on ne détruisait le pont que Totila venait
d’établir. Il joignit donc ensemble deux grandes chaloupes sur lesquelles fut
élevée une tour de bois plus haute que celles qui défendaient les deux
extrémités du pont. Il fit entrer dans le Tibre deux cents barques remplies de
blé et de soldats, et bordées de planches percées de trous, afin que les
soldats à couvert pussent tirer sur l’ennemi. A l’embouchure du Tibre furent
postés à droite et à gauche deux corps de cavalerie et d’infanterie pour défendre
l’entrée de Porto. Il laissa dans la ville sa femme et ses bagages sous la
garde d’Isac, auquel il recommanda très instamment de
n’en pas sortir, pour quelque raison que ce fût, quand même il apprendrait que
Bélisaire aurait été taillé en pièces. Après ces dispositions , il s’embarqua,
et se mit à la tête de la flotte, faisant tirer par des bœufs les deux
chaloupes chargées de la tour, au haut de laquelle il fit guinder un caisson
rempli de poix, de soufre, de résine et d’autres matières inflammables. Sur le
bord du fleuve, et du côté de Porto, marchait son infanterie. Il avait, dès la
veille, envoyé ordre à Bessas de sortir le lendemain avec ce qu’il avait de
troupes pour favoriser l’entreprise par une diversion; mais Bessas ne fit aucun
mouvement. Ce scélérat avait encore du blé à vendre et il aimait mieux, en
empêchant la levée du siège, perdre Rome que le profit qu’il retirait de la
misère des habitants. La flotte, remontant le fleuve avec beaucoup de peine,
arriva enfin près du pont. On accable de traits les barbares postés sur les
deux rives; on lève la chaîne; on applique la tour contre celle que les ennemis
avoient à la tête de Porto , et l’on y jette le caisson plein de matières
embrasées. Elle est consumée en un instant avec deux cents Goths qui la défendaient.
Leur commandant Osdas, le plus vaillant de toute la
nation, périt dans l’incendie. Les barbares , qui accouraient de leur camp en
grand nombre, sont repoussés à coups de traits: l’épouvante leur fait prendre
la fuite. Tout réussissait à Bélisaire; il se préparait à rompre le pont : c’était
le seul obstacle qui lui restait à vaincre pour parvenir à Rome, lorsqu’un
contretemps imprévu fit échouer l’entreprise.
Le bruit se répandit à Porto que Bélisaire avait forcé le passage. Isac, d’un caractère bouillant et impétueux, impatient de
partager l’honneur du succès, oublie aussitôt les ordres de son général; il
prend avec lui cent cavaliers, et court au camp de Roderic.
Cette attaque imprévue jette le désordre parmi les Goths. Roderic est blessé; tous prennent la fuite: Isac se jette
dans le camp, et l’abandonne au pillage. Cependant les Goths, revenus de leur
terreur, voyant le petit nombre des ennemis, retournent sur eux, les taillent
en pièces et font Isac prisonnier. On va porter en
diligence cette nouvelle à Bélisaire, qui, frappé comme d’un coup de foudre, se
figure que les Goths sont dans Porto; que sa femme est entre leurs mains, et
qu’il n’a plus de retraite. Aussitôt, interdit et troublé, ce qu’il n’avait
jamais éprouvé dans les plus grands périls, il abandonne tout et retourne à Porto
pour fondre sur les ennemis et reprendre la ville. Lorsqu’il y fut revenu et
qu’il vit que ses alarmes étaient vaines, il en fut pénétré d’une si vive
douleur, qu’il tomba malade. Une fièvre violente qui l’agita pendant plusieurs
jours le mit en danger de la vie. Deux jours après cet événement, Roderic étant mort de sa blessure, Totila en fut tellement
affligé, qu’il fit tuer Isac.
Bessas, au lieu de s’occuper de lâ sûreté de Rome, ne songeait qu’à
continuer son lâche et cruel monopole. Les factions étaient abandonnées, nul
officier ne faisait les rondes; les sentinelles s’absentaient ou dormaient dans
leurs postes, et les habitants, dont il ne restait qu’un très petit nombre, languissants
et mourant de faim, ne pouvaient suppléer à la négligence des soldats. Quatre
Isaures qui étaient de garde à la porte Asinaire, se coulèrent pendant la nuit
le long d’une corde, et allèrent offrir à Totila de le faire entrer dans la
ville avec son armée. Le roi, les ayant comblés de promesses, envoya avec eux
deux de ses officiers pour s’assurer de la facilité de l’entreprise. Ils
montèrent sur la muraille avec les Isaures, et rapportèrent à Totila que le
succès était infaillible. Ce prince qui tenait pour maxime que c’est se trahir
soi-même que de se fier aveuglément à des traîtres, laissa passer quelques
jours, après lesquels les Isaures étant revenus, il les fit encore accompagner
par deux autres officiers qui lui firent le même rapport. Dans cet intervalle
la trahison fut sur le point d’être découverte; elle l’était même, si Rome avait
eu des commandants moins aveugles et moins stupides. Quelques soldats romains,
sortis pour aller reconnaître l’ennemi, rencontrèrent dix soldats goths dont
ils se saisirent, et qu’ils conduisirent à Bessas. Aux questions qu’il leur fit
ils répondirent que Totila entretenait intelligence avec quelques Isaures, et
qu’il se flattait d’être bientôt maître de Rome. Bessas et Conon ne tinrent
aucun compte de cet avis, et n’en furent pas plus vigilants. Enfin les Isaures
étant venus une troisième fois presser Totila de profiter de leur zèle, il leur
donna un officier général qui était son parent, pour l’instruire en détail des
moyens de réussir. Tout étant convenu, la nuit du 16 au 17 de décembre, Totila
fît marcher ses troupes en silence vers la porte Asinaire. Quatre Goths des
plus hardis et des plus robustes montent sur le mur avec les Isaures,
descendent ensuite dans la ville, où ils ne rencontrent personne, et abattent
la porte à coups de haches. Totila entre avec toute son armée; mais, craignant
encore quelque trahison, et voulant d’ailleurs, par un effet de sa bonté naturelle,
laisser aux Romains le temps de se sauver, il tint ses soldats ensemble, et fît
sonner de la trompette pendant le reste déjà nuit. L’alarme s’étant répandue
dans la ville, la garnison prit la fuite par une autre porte, avec Bessas,
Conon et quelques-uns des principaux habitants qui avoient encore des chevaux.
Depuis la retraite de ceux qu’on avait laissé partir pendant le siège, et
l’horrible famine qui désolait Rome depuis si longtemps, il n’y restait plus
que cinq cents personnes, qui se réfugièrent dans les églises. Comme on venait
dire à Totila que les commandais et la garnison se sauvaient: «Bonne nouvelle!
répondit-il; pouvait-il nous arriver rien de plus heureux que de voir fuir nos
ennemis?» Et il défendit de les poursuivre.
Dès que le jour fut venu, Totila se rendit à l’église de Saint-Pierre pour
remercier Dieu du succès de ses armes. Le diacre Pélage, tenant entre ses mains
le livre des Evangiles, alla au-devant de lui; et l’abordant avec respect: «Seigneur,
lui dit-il, épargnez vos sujets». «Hé bien! lui répondit Totila, vous avez donc
changé de langage? vous ne me menacez plus de la colère du ciel». «Nous étions
vos ennemis, reprit Pélage; Dieu nous a rendus vos esclaves». Le roi, touché de
ces paroles, fit réflexion qu’il était le ministre du Tout-puisant,
et qu’il devait imiter sa bonté pour les hommes; il défendit aux Goths de tuer
aucun Romain. Ainsi, à l’exception de vingt-six soldats et de soixante habitants,
qui avaient déjà été massacrés, nul autre ne perdit la vie. Il permit le
pillage, avec ordre de lui réserver les choses les plus précieuses. On trouva
des monceaux d’or et d’argent dans la maison de Bessas et dans celle de Conon.
C’était pour enrichir Totila qu’ils avoient sucé le sang de tant de misérables.
On vit alors des sénateurs couverts de haillons réduits à mendier leur pain de
porte en porte , et à vivre des aumônes qu’ils recevaient des barbares. Mais
personne ne méritait plus de compassion que Rusticienne,
fille de Symmaque, et veuve de Boèce. Cette dame, plus illustre encore par sa
vertu que par sa naissance, après avoir épuisé ses grandes richesses à soulager
ses compatriotes pendant le siège, ne rougissait pas de se voir dans le même
état que ceux qu’elle avait secourus. Les Goths, au lieu de l’assister, demandaient
son supplice, l’accusant d’avoir engagé les commandants à détruire les statues
de Théodoric, pour venger la mort de son père et de son mari; mais Totila ne
souffrit pas qu’on lui fît aucune insulte. Il se déclara le protecteur de
toutes les femmes de condition qui se trouvèrent dans Rome, et les mit à
couvert de l’insolence du soldat vainqueur. Ce soin généreux lui fit encore
plus d’honneur que sa conquête.
Ce prince religieux ne cessait de répéter que la vertu est le plus solide
fondement des empires; que les Goths n’avaient vu tomber leur puissance que
pour avoir irrité Dieu par leurs injustices et parleurs crimes; qu’ils ne pouvaient
se relever qu’en méritant par une conduite sage et équitable la protection du
ciel et l’affection des peuples. Il fit venir devant lui les sénateurs; et,
après leur avoir rappelé les bienfaits de Théodoric et d’Amalasonte, les
magistratures dont ils avaient été honorés, la part qu’on leur avait donnée au
gouvernement, il leur reprocha leur ingratitude, leur inconstance, et même leur
folie, puisqu’en trahissant leurs bienfaiteurs, ils s’étaient plongés eux-mêmes
dans un abîme de maux. «Dites-moi ( s’écriait-il avec véhémence ) quel mal vous
avoient fait les Goths? quel bien avez- vous reçu de Justinien? Ses logothètes,
comme il les appelle, ces hommes de sang qui dévorent les peuples, n’ont-ils
pas vengé les Goths en vous déchirant à coups de fouets, en vous arrachant des
mains ces richesses injustes que vous aviez amassées aux dépens de nos rois et
de leurs provinces? Vous avez été bien payés de votre perfidie. Au milieu des
horreurs de la guerre votre nouveau maître vous a surchargés d’impôts; vous
avez plus souffert de ses receveurs que de vos ennemis». Leur montrant alors
Hérodien et les Isaures qui lui avoient livré. Rome: «Ceux-ci ( ajouta-t-il ),
que nous n’avions jamais connus, nous ont mis en possession de Rome et de Spolette; et vous qui êtes nés sous nos yeux, que nous
avons élevés entre nos bras, vous nous avez jusqu’à présent refusé toute
retraite. Ils sont nos amis, il est juste qu’ils soient vos maîtres: quittez
vos magistratures; dépouillez-vous de ces ornements que vous déshonorez; ils
vont s’en revêtir; ils vont vous commander comme à leurs esclaves». Les
sénateurs, tremblants et muets, n’osaient lever les yeux. Pélage se jette aux
pieds de Totila; il intercède pour eux. Il fit tant par ses prières et par
ses larmes que ce prince revint de sa colère et promit de leur pardonner.
Totila, pendant le siège de Rome, avait déjà dépêché à Justinien Aventius, évêque d’Assise, pour lui porter des propositions
de paix, et n’en avait reçu aucune réponse. Il députa de nouveau Pélage, et
Théodore, avocat de Rome, et leur fit promettre avec serment qu’ils agiraient
de bonne foi, et qu’ils reviendraient au plus tôt en Italie. Il leur recommanda
de faire tous leurs efforts pour obtenir un accommodement, afin qu’il ne se vît
pas obligé de raser Rome, de faire périr le sénat, et de porter la guerre en
Illyrie. Les envoyés remirent à l’empereur la lettre de Totila, conçue en ces
termes: «Je ne vous parle pas de ce qui s’est passé en Italie ; vous en êtes
sans doute informé. Je vous envoie ces députés pour vous demander la paix. Vous
devez la désirer autant que je la désire. Jetez les yeux sur les règnes
d’Anastase et de Théodoric. C’est un exemple de prospérité produite par la
concorde. Si vous consentez à cé bonheur réciproque, je vous honorerai comme
mon père, et mes armes seront toujours prêtes à seconder les vôtres». Justinien
répondit en deux mots: «J'ai donné pouvoir à Bélisaire de faire la guerre et la
paix; c'est à lui que vous devez vous adresser».
L’hiver de 547 était déjà fort avancé lorsque ces députés revinrent en
Italie. L’année précédente, l’Orient avait beaucoup souffert des pluies
continuelles qui détruisirent les moissons et les vendanges. Constantinople fut
affligée d’un tremblement de terre. Peu s’en fallut qu’une méprise du peuple au
sujet du jour de Pâques n’excitât une sédition. Le quatorzième de la lune de mars
tombait cette année au dimanche premier d’avril. Selon l’usage de l’église
universelle, la fête de Pâques devait être différée au dimanche suivant,
huitième d’avril, et l’empereur l’avait ainsi annoncé par un édit. Mais le
peuple de Constantinople prétendit mal à propos que, le quatorzième de la lune
étant un dimanche, cette fête devait être célébrée ce jour-là même, et il
s’obstina en conséquence à placer le dimanche de la Sexagésime au quatrième de
février, et à commencer le carême le lendemain, selon l’usage des Grecs. C’était
prévenir de huit jours lé temps prescrit pour l’abstinence. Aussi l’empereur
ordonna-t-il de vendre de la viande pendant toute cette semaine; mais personne
n’en voulut acheter; et comme le jour de Pâques ne fut cependant célébré que le
huitième d’avril, selon l’édit de l’empereur, le peuple se plaignit de ce qu’on
le faisait jeûner une semaine de trop, et fut sur le point de se soulever.
La rigueur de la saison n’empêchait pas les Romains et les Goths de faire
la guerre en Italie. Tullien, posté avec quelques
troupes à l’entrée de la Lucanie, battit un parti de Goths envoyé par Totila
pour forcer ces passages. Totila, résolu de reconquérir ce pays, sentit bien
que, dès qu’il serait sorti de Rome, Bélisaire y rentrerait, et lui enlèverait
en un jour le fruit des travaux d’un long siège. Ne pouvant conserver sa
conquête, il prit le parti de la détruire. Il fit abattre le tiers des
murailles en plusieurs endroits, et se disposait à raser les maisons, sans
épargner les plus beaux édifices, lorsqu’il fut détourné de ce dessein barbare
par les remontrances de Bélisaire, qui lui écrivit en ces termes: «Fonder des Villes,
c’est servir la société; c’est s’immortaliser soi-même: les détruire, c’est se
déclarer l’ennemi des hommes, et se déshonorer à jamais. Tout l’univers s’accorde
à reconnaître la ville de Rome pour la plus grande et la plus magnifique qui
soit au monde. Aussi n’est-elle pas l’ouvrage d’un seul homme, ni d’une seule
année; une longue suite de rois, de consuls, d’empereurs, travaille depuis plus
de treize cents ans à l’embellir, et ces superbes édifices qu’elle présente à
vos yeux sont autant de monuments qui consacrent leur mémoire. On ne peut y
porter atteinte sans faire tort aux siècles passés, en effaçant les traces de
leur gloire; et aux siècles à venir, en les privant de ce beau spectacle.
Faites encore réflexion que cette guerre se terminera heureusement pour vous ou
pour l’empereur; si vous demeurez vainqueur, quel regret d’avoir détruit votre
plus belle conquête! Si vous succombez, le traitement que vous aurez fait à
Rome servira de règle à L’empereur pour vous traiter vous-même ou comme un
ennemi généreux, ou comme un destructeur barbare. Songez que tous les hommes ont
maintenant les yeux sur vous; ils attendent quel parti vous allez prendre, pour
vous donner le titre qui demeurera pour toujours attache au nom de Totila»
Cette lettre fit une vive impression sur ce prince, aussi sage quc vaillant. Après l’avoir relue plusieurs fois il
répondit à Bélisaire qu’il le remerciait de ses avis, et qu’il y aurait égard.
Il envoya la plus grande partie de ses troupes camper à six lieues de Rome sur
le mont Algide, afin de couper le passage aux Romains, s’ils entreprenaient de
le suivre. Il se mit ensuite à la tête d’un camp volant pour aller chercher
Jean en Apulie. En quittant Rome, il en fit sortir tous les habitants avec
leurs femmes et leurs enfants, qu’il dispersa dans la Campanie, et laissa la
ville entièrement déserte. Jean, averti de la marche de Totila, se retira à Cirante. Les paysans qui composaient la plus grande partie
de l’armée de Tullien l’abandonnèrent. Les Goths, se
voyant maîtres du pays jusqu’à Otrante, crurent n’avoir plus rien à craindre,
et se dispersèrent par pelotons dans les campagnes. Jean, profitant de leur
sécurité, fit attaquer un de leurs partis, qui fut taillé en pièces. Cet échec
rendit Totila plus circonspect; il rassembla ses troupes, et se retrancha près
du mont Gargan en Apulie, dans le lieu même où Annibal avait autrefois campé.
Les succès de Totila étaient balancés par des pertes. Les Goths, en entrant
dans Spolette, en avaient rasé les murailles, et avaient
fait une forteresse de l’amphithéâtre situé aux portes de la ville. Un officier
nommé Martien, qui s’était sauvé de Rome avec Conon dans le temps qu’elle fut
prise, obtint de Bélisaire la permission de passer chez les ennemis, comme
déserteur, promettant de servir les Romains sous ce déguisement. Totila, qui avait
été plusieurs fois témoin de sa valeur pendant le siège de Rome, le reçut avec
joie, lui rendit sa femme et un de ses deux fils , retint l’autre pour otage de
sa fidélité, et l’envoya à Spolette. Comme la
garnison était en partie composée de transfuges, Martien gagna quelques
soldats, et leur persuada d’effacer le crime de leur désertion par un service
important. Il fit avertir en secret le commandant de Pérouse de lui envoyer du
secours. Cet officier partit avec ses troupes; et comme il approchait de Spolette, Martien, secondé de quinze soldats, égorgea le
capitaine des Goths, et ouvrit les portes aux Romains, qui massacrèrent une
partie de la garnison, et conduisirent le reste à Bélisaire.
Tarente était située à l’entrée d’une langue de terre qui avait une lieue
de largeur. Cette ville, d’une vaste étendue et sans murailles, appela Jean à
son secours. Comme il désespérait de la défendre, il fit retirer les habitants
au fond de la presqu’île, et sépara ce terrain d’avec la ville par un large
fossé, bordé d’une muraille qui traversait d’un rivage à l’autre. Après avoir
mis quelques soldats dans ce retranchement, il retourna à Otrante. Cependant
Totila se rendit maître d’une place forte sur les frontières de la Lucanie et
de la Calabre: elle se nommait Achérontia, et porte aujourd’hui le nom
de Cirenza. Il y plaça une garnison de quatre
cents hommes; et, étant retourné en Campanie, il y laissa des troupes pour
garder les sénateurs romains qu’il avait faits prisonniers. Il partit avec le
reste de son armée à dessein de marcher à Ravenne.
Bélisaire, voyant Totila éloigné, voulut reconnaître par lui-même en quel
état ce prince avait laissé la ville de Rome; il y marcha à la tête d’un corps
de mille soldats. Un déserteur, en ayant donné avis aux ennemis, campés sur le
mont Algide, ceux-ci se mirent en embuscade et chargèrent Bélisaire au passage.
Les Romains, quoique attaqués sans l’avoir prévu, combattirent avec tant de
valeur, qu’ils taillèrent les Goths en pièces et retournèrent à Porto. Quelques
jours après, Bélisaire laissa un petit nombre de soldats à la garde de celte
ville, et partit avec le reste de ses troupes pour se remettre en possession de
Rome. Rien n’était plus facile que d’entrer dans une ville déserte et
démantelée; mais comment s’y maintenir et la défendre contre un ennemi tel que
Totila? Ce fut une nouvelle occasion où Bélisaire fit connaître les ressources
de son génie. Depuis le commencement de cette expédition, ce grand capitaine,
dénué de forces, avait été réduit à éviter le combat; il avait souffert que Tolila se rendît maître de Rome presqu’à ses yeux; il avait
entendu tomber les murailles de cette ville sans pouvoir la secourir. Rome, dès
qu’il y fut rentré, devint plus forte qu’elle ne l’avait été, revêtue de ses
murs et de ses remparts. Il s’en remit en possession quarante jours après le
départ de Totila, et n’y trouva pas un seul homme. Comme il n’avait pas le
temps d’en rebâtir les murailles, il fit à la hâte fermer les brèches avec des
pierres entassées les unes sur les autres, sans ciment ni mortier; en dehors on
les borda d’une forte palissade; ce qui fut achevé en vingt cinq jours. Cette faible
enceinte ne fut pas plus tôt formée, que les habitants, dispersés dans les
campagnes d’alentour, revinrent à leurs maisons; et, par les soins de
Bélisaire, ils y trouvèrent abondance de vivres, dont ils manquaient depuis
longtemps.
A cette nouvelle, Totila, qui était en marche pour se rendre à Ravenne,
tourna vers Rome, où il arriva avant que Bélisaire, faute d’ouvriers, eût pu
faire remettre des portes à la place des anciennes, que Totila avait détruites.
Il campa au bord du Tibre, et le lendemain, dès le point du jour, il attaqua la
ville. Les plus vaillants des Romains furent postés à la place des portes, les
autres bordaient le plus haut des murs. Le combat fut opiniâtre; les Goths,
toujours repoussés, revenaient sans cesse à la charge: la nuit sépara les combattants.
Bélisaire fit semer des chausse-trapes devant l’ouverture des portes. Le
lendemain les Goths ne furent pas plus heureux. Quelques escadrons, sortis par
une des portes opposées, firent le tour de la ville, et, tombant tout à coup
sur les assaillants, les mirent en déroute. Les vainqueurs, s’étant laissé
emporter trop loin par l’ardeur de la poursuite, allaient être enveloppés,
lorsque Bélisaire leur envoya un secours qui les dégagea et fit un grand
carnage. Les ennemis, après avoir passé plusieurs jours à panser leurs blessés,
et à remettre en état leurs armes brisées pour la plupart, s’avancèrent de
nouveau. Les Romains, devenus plus hardis par leurs succès précédents, ne les
attendirent pas; ils sortirent au-devant d’eux. Dans ce combat, le porte-enseigne
de Totila, étant blessé à mort, tomba de cheval, et sa chute attira autour de
lui les plus braves des deux armées, qui se disputèrent avec acharnement la
possession de l’enseigne. Enfin les Goths en demeurèrent maîtres, et coupèrent
la main gauche du porte-enseigne pour enlever son bracelet d’or; c’était un
ornement distingué, qu’ils croyaient ne pouvoir perdre sans déshonneur. Mais il
fallut laisser le champ de bataille aux Romains. Les Goths furent vivement
poursuivis, et ne regagnèrent leur camp qu’avec beaucoup de perte. Plusieurs
furent précipités dans le Tibre. Honteux de leur défaite, les principaux
officiers s’attroupèrent autour de Totila, lui reprochant en face son
imprudence. Après avoir pris Rome, s’écriaient-ils, ne fallait-il pas ou la
garder et la défendre, ou la ruiner de fond en comble? Jugeant sa conduite
d’après l’événement, ils condamnaient, par une injustice très ordinaire, ce
qu’ils avoient eux-mêmes approuvé. Au lieu de répondre, Totila fit marcher à
Tibur; et, pour rendre aux Romains les passages difficiles, il rompit tous les
ponts du Tibre, excepté le pont Milvius, qu’il n’aurait pu détruire si près de
Rome sans hasarder un nouveau combat. Il releva les murs de Tibur, qu’il avait
abattus, et en fit sa place de retraite. Cependant Bélisaire acheva de mettre
Rome en état de défense; et, pour marque de sa victoire, il envoya les clefs à
l’empereur.
Depuis quelque temps Pérouse, ville considérable et capitale de la Toscane
, était assiégée par un détachement de l'armée de Totila, et les habitants commençaient à
manquer de vivres. Ce prince vint lui-même presser le siège avec toutes ses
troupes; cependant elle ne fut prise que l’année suivante, après un blocus de
sept mois. Jean, neveu de Vitalien, assiégeait alors Achérontia; il l’abandonna
pour une expédition plus honorable à l’empire. Après la prise de Rome, le roi
des Goths avait dispersé dans les villes de Campanie la plupart des sénateurs
avec leurs femmes et leurs enfants; Jean résolut de les enlever. Il prit avec
lui ses meilleurs cavaliers; et, sans leur faire part de son dessein, il marcha
jour et nuit vers Capoue. Totila, prévoyant cette tentative avait envoyé de ce
côté-là un grand corps de cavalerie. Les Goths, arrivés à Minturnes,
à quatorze ou quinze lieues de Capoue, s’y arrêtèrent pour se reposer, et
détachèrent quatre cents cavaliers pour aller reconnaître le pays. Ceux-ci
entrèrent dans Capoue au même moment que Jean y entrait par une autre porte.
Ils n’avaient eu aucun avis de leur approche respective, et furent très étonnés
de se rencontrer au milieu de la ville. Il se livra un sanglant combat, où les
Goths furent taillés en pièces. Ceux qui échappèrent retournèrent à Minturnes. Leurs camarades, les voyant arriver couverts de
sang, percés de traits, et si effrayés qu’ils ne pouvaient proférer une parole,
remontèrent promptement à cheval, et regagnèrent en diligence le camp de
Totila, publiant, pour couvrir leur honte, qu’ils avoient rencontré en Campanie
une armée innombrable. Jean eut le temps de rassembler les sénateurs avec leurs
familles; et, pour les soustraire à de nouveaux dangers, il les fit passer en
Sicile.
Totila, plein de colère, et ne cherchant que l’occasion d’une bataille
générale, laissa quelques troupes devant Pérouse, et partit avec dix mille
hommes pour aller combattre cette armée si redoutable. Jean n’était suivi que
de mille hommes, avec lesquels il s’était déjà retiré en Lucanie. Ses coureurs,
répandus autour de son camp, gardaient les passages de crainte de surprise. Le
roi, qui se doutait de cette précaution, quitta les chemins battu , et prit sa
route par des montagnes qu’on croyait impraticables. Il arriva au camp pendant
la nuit, dans le même temps que les coureurs venaient y donner l’alarme. S’il
eût attendu le jour, il aurait enveloppé les Romains comme dans un filet, et
pas un ne serait échappé. Mais, emporté par sa colère, il tomba sur eux en
arrivant, leur donna lieu de se sauver à la faveur de la nuit, et de gagner les
montagnes. Jean s’enfuit à Otrante, et en fut quitte pour la perte de ses
bagages et d’une centaine de soldats, qui furent tués dans la première
surprise.
Bélisaire pressait depuis longtemps l’empereur de lui envoyer du secours.
Enfin Pacurius, fils de Pérane,
et ce même Sergius qui s’était déshonoré en Afrique, arrivèrent avec fort peu
de soldats. Bientôt après, Vérus, suivi de trois
cents Hérules, vint débarquer dans Otrante. C’était un homme sans jugement,
presque toujours ivre, et que le vin rendait présomptueux et téméraire. Fier du
commandement, il ne voulut pas le partager avec Jean, et alla camper aux portes
de Brindes avec ses trois cents Hérules. Totila se fit un jeu de donner une
leçon à ce guerrier novice. Il alla l’envelopper, lui tua deux cents Hérules,
et poursuivit Vérus et les autres dans une forêt
voisine. Ils ne pouvaient échapper, lorsque Totila, apercevant des vaisseaux
qui abordaient au prochain rivage, pensa que c’était un secours considérable,
et jugea à propos de se retirer. Ce n’étaient que quatre-vingts Arméniens que Varazès amenuit en Italie.
Verus se sauva dans ces vaisseaux; ils gagnèrent ensemble Tarente, où Jean
les vint joindre avec ses troupes. L’empereur avait rappelé d’Arménie Valérien,
et l’avait fait partir de Constantinople avec mille soldats. Mais ce général,
n’étant arrivé sur les côtes d’Epire que vers le solstice d’hiver, ne crut pas
devoir passer en Italie, où il ne trouverait ni vivres ni fourrages. Il se
contenta d’envoyer à Jean trois cents hommes, avec promesse de le joindre au
retour du printemps.
Tous ]es secours envoyés par l’empereur ne faisaient pas deux mille hommes;
mais ce prince , d’un génie étroit et peu entendu dans les affaires de la
guerre, comptait pour beaucoup les moindres efforts. Il écrivit à Bélisaire
qu’il lui envoyait une nombreuse armée, et qu’il était à propos de réunir en
Calabre toutes les troupes de l’Italie pour forcer enfin l’ennemi d’abandonner
le pays. Bélisaire, après avoir reçu ces ordres, prit avec lui neuf cents
hommes, laissa le reste avec Conon à la garde de Rome, et, s’embarquant à Porto,
il publia qu’il allait en Sicile chercher des troupes et des munitions. Son
dessein , qu’il voulait cacher à Totila, était de se rendre à Tarente; mais, au
sortir du détroit de Messine, une violente tempête l’obligea de relâcher à
Crotone. Il prit le parti de s’y arrêter, et d’y faire venir l’armée de
Calabre. Comme il n’y trouvait point de magasins, il envoya sa cavalerie, sous
la conduite de Phazas et de Barbation, s’emparer des
défilés qui font la communication de la Lucanie et du pays des Brutiens, afin de lui fournir des vivres, et de fermer le
passage aux ennemis. Jean venait de prendre Rusciane ( aujourd’hui Rossano ), place très forte sur le
golfe de Tarente, à l’occident, et il y avait mis garnison. Totila envoyait un
gros détachement de son armée pour la reprendre. Les cavaliers de Bélisaire, l’ayant
rencontré, le chargèrent, et, quoique inférieurs en nombre , ils en tuèrent
deux cents hommes, et mirent le reste en déroute. Ce succès produisit la sécurité
et la négligence. Dispersés dans les campagnes, sans vedettes, sans aucune
précaution, ils ne songeaient plus à garder les passages. Totila sut profiter
de ce désordre; il fondit sur eux à la tête de trois mille chevaux, en tua un
grand nombre, et dissipa le reste. Phazas, ayant
rallié les plus braves, retourna sur l’ennemi, et, après des actions d’une rare
valeur, il fut accablé par le nombre, et périt avec tous ceux qui l’accompagnaient.
C’était l’élite des troupes de Bélisaire, et cette perte irréparable ruinait
toutes ses espérances. Barbation, suivi seulement de deux cavaliers, courut à
Crotons donner avis au général que l’ennemi vainqueur allait incessamment venir
l’attaquer. Dans l’état où se trouvait Bélisaire , il ne pouvait attendre
Totila sans s’exposer à une perte certaine. Pénétré de douleur, il se vit contraint
de se retirer en Sicile; s’étant donc embarqué avec un vent favorable, il
aborda le même jour à Messine.
Pendant que Totila poussait ses conquêtes jusqu’aux, extrémités de
l’Italie, les Esclavons avoient passé le Danube, et ravageaient l’Illyrie
jusqu’à Dyrrachium. Cette nation féroce massacrait les habitants sans
distinction d’âge ni de sexe, ou les traînait en esclavage. L’épouvante était
si grande, qu’on abandonnait les places les plus fortes pour gagner les
montagnes et les forêts. Les commandants romains, à la tête de quinze mille hommes,
les suivaient de loin, sans oser en approcher. Constantinople et les contrées
voisines ressentirent pendant cet hiver de fréquents tremblements de terre,
qui, arrivant d’ordinaire pendant la nuit, jetèrent beaucoup de frayeur, sans
causer de perte considérable. Une inondation extraordinaire du Nil alarma toute
l’Egypte, lés eaux montèrent au-dessus de dix-huit coudées. La Thébaïde
souffrit moins que les autres contrées; le fleuve rentra dans son lit
accoutumé, et laissa la liberté d’ensemencer et de cultiver les terres. Mais
dans la basse Egypte, les eaux séjournèrent si longtemps, qu’on ne put faire
les semailles. Il y eut des endroits où le Nil se déborda une seconde fois, et
emporta toutes les semences; ce qui produisit la famine, et fit périr la
plupart des animaux, faute de pâturage. La funeste jalousie des factions du
Cirque se réveilla cette année. Le 11 mai, veille de la Pentecôte, jour
anniversaire de la naissance de l’empereur, comme on célébrait les jeux, les
bleus et les verts prirent querelle, et se livrèrent un sanglant combat. Les
gardes de l’empereur chargèrent à coups d’épées les deux partis, et en firent
un grand carnage; plusieurs, poursuivis jusqu’au rivage , se précipitèrent dans
la mer. On prit un poisson monstrueux, qu’on no moi le Porphyrion, sans
doute à cause de sa couleur qui approchait de la pourpre. Il y avait plus de
cinquante ans qu’il infestait les côtes du Bosphore; mais il ne se montrait que
par intervalles. Ebranlant les vaisseaux par de violentes secousses, il faisait
sauter en mer les matelots, qu’il dévorait ensuite , et il submergeait les
vaisseaux mêmes. On avait en vain mis en usage toutes les machines employées
dans les sièges à lancer des pierres et des javelots. Enfin, un jour que la mer
était calme, une troupe de dauphins assemblés à l’embouchure du Pont-Euxin,
ayant aperçu ce terrible animal, prirent la fuite devant lui. Les uns furent
dévorés, les autres se réfugièrent à l’entrée du Sangaris en Bithynie, où le monstre, les poursuivant, s’enfonça si profondément: dans la
vase, qu’il ne put s’en dégager malgré ses efforts. Les habitants des environs,
accourant de toutes parts, tâchèrent d’abord de le tuer à coups de haches;
mais, ses écailles étant impénétrables, ils l’enveloppèrent de câbles, et le
firent tirer par des bœufs sur le rivage. Il se trouva long de trente coudées,
et large de dix, et sa chair dépecée fit la charge de plusieurs chariots. Sur
les bords des Palus-Méotides habitait une peuplade de
Goths nommés Tétraxites; c’était un reste de ceux qui
n’avaient pas suivi leurs compatriotes du temps de Valens. Ils étaient en petit
nombre, et professaient la religion catholique. Ils envoyèrent quatre députés à
Constantinople pour demander un évêque, comme l’empereur en avait donné un aux Abasgès leurs voisins. Dans un entretien secret ils avertirent
Justinien qu’un moyen sûr d’étendre de leur côté la frontière de l’empire, était
de semer la discorde entre les barbares de leur voisinage, et ils offrirent
leurs services à cet effet. Les historiens de Ravenne prétendent, contre toute
raison, que Justinien vint cette année en Italie avec Théodora, et qu’ils
assistèrent à la dédicace de l’église de Saint-Vital. L’empereur ne mit pas le
pied en Italie pendant tout le cours de son règne.
Théodora mourut d’un cancer au mois de juin de l’année suivante (An. 548); scandale
et fléau de l’empire, qu’elle avait déshonoré par ses débauches et désolé par
ses cruautés. Elle conserva jusqu’à la fin de sa vie ce funeste ascendant que
ses charmes lui avoient fait prendre sur l’esprit de l’empereur. Maîtresse
absolue des faveurs et des disgrâces, elle fut toujours adorée des courtisans, détestée
des gens de bien, redoutée de tous. Elle ruina l’état et l’Église, en faisant a
son gré des magistrats et des évêques. Elle corrompit les mœurs publiques par
ses exemples, et par l’autorité qu’elle s’attribua sur les mariages, forçant
des filles et des veuves illustres d’épouser les ministres de ses crimes, et
des hommes d’une naissance distinguée de prendre pour femmes ses favorites et
ses complices; encourageant la licence par la protection qu’elle accordait aux
femmes coupables, et par les mauvais traitements qu’elle faisait subir aux
maris qui osaient paraître offensés. Cruelle dans ses injustices, elle fit
mourir par caprice le patrice Bassus en lui faisant
serrer la tête avec des cordes. Elle fit pendre Callinique, gouverneur de la
seconde Cilicie, sur le tombeau de deux scélérats, qu’il avait punis, suivant
les lois, pour avoir assassiné publiquement un de ses domestiques, en voulant
l’assassiner lui-même. Elle vengea ainsi ces deux meurtriers, parce qu’ils étaient
de la faction du Cirque qu’elle protégeait. Ardente et opiniâtre à soutenir les
hérétiques, et deux fois frappée d’anathème par les deux papes Agapet et
Vigile, elle est néanmoins, dans quelques écrivains, qualifiée du titre de
très-pieuse impératrice; expression de style prodiguée aux princes les plus
impies dès le temps du paganisme, et trop libéralement appliquée par les
auteurs ecclésiastiques à ceux qui ont fondé des églises et doté des
monastères. Ce fut pour honorer la mémoire d’une telle épouse que Justinien
donna son nom à plusieurs villes, et qu’il détacha de la première Syrie les
villes de Laodicée, de Gabala, de Palte;
et de la seconde, celle de Balanée, pour en former
une nouvelle province sous le nom de Théodoriade.
L’empereur fut sans doute dans tout l’empire le seul qui pleura cette
princesse.
Bélisaire, ayant reçu en Sicile un renfort de deux mille hommes
d’infanterie, ne tarda pas de retourner à Otrante, où Valérien se rendit, après
avoir passé l’hiver en Epire. De si faibles secours ne pouvant le mettre en
état de tenir la campagne, Antonine se rendit à Constantinople pour presser
l’empereur de faire de plus grands efforts; et, voyant qu’elle n’y pouvait
réussir, elle demanda le rappel de son mari, qui lui fut trop facilement
accordé. Justinien était mécontent de Bélisaire sans faire réflexion que sa propre négligence rendit
inutile les talents de ce grand homme. Antonine, ne craignant plus Théodora,
morte avant son arrivée, sépara sa fille Joannine d’avec Anastase, petit-fils naturel de l’impératrice. Ce mariage, contracté
entre deux enfants par l’autorité absolue de Théodora, malgré Bélisaire et
Antonine, fut regardé comme illégitime. Dans le même temps la garnison de Rome
massacra Conon, son commandant, qui continuait le monopole odieux qu’il avait
exercé pendant le siège conjointement avec Bessas. Après ce forfait, les
soldats envoyèrent deux prêtres à l’empereur pour lui demander à la fois une
amnistie, et le paiement des montres qui leur étaient dues, menaçant, en cas de
refus, de se donner à Totila. Justinien, trop faible pour les punir, leur
accorda tout.
Après la défaite des cavaliers de Bélisaire, Totila avait mis le siège
devant Rusciane. Cette place était défendue par
quatre cents hommes sous le commandement de Chalazar,
Hun de nation, et d’une valeur éprouvée. Quantité de noblesse d’Italie était
venue s’y renfermer, et la défense fut vigoureuse et opiniâtre. Enfin, les
vivres ayant manqué, on fut obligé de capituler, et l’on convint de se rendre,
si la place n’était secourue dans un certain terme. Bélisaire, réuni avec
Valérien et avec Jean, qui n’avait plus à craindre Antonine, partit d’Otrante
pour aller au secours. Le jour marqué pour la capitulation, comme les assiégés
se disposaient à ouvrir les portes, ils aperçurent la flotte qui s’approchait à
pleines voiles. Ils la saluèrent d’un cri de joie, et se croyaient hors du
péril, lorsqu’une violente tempête, s’élevant tout à coup, dispersa les
vaisseaux. Bélisaire, après avoir perdu plusieurs jours à les rassembler dans
le port de Crotone, reprit la route de Rusciane.
Totila, ayant bordé le rivage de ses troupes en bon ordre et bien armées,
effraya tellement les Romains par sa contenance, qu’ils n’osèrent tenter la
descente, et retournèrent à Crotone. On tint conseil, et il fut décidé que
Bélisaire irait à Rome pour y faire entrer des provisions et pour apaiser le
désordre causé par le meurtre du commandant; que Jean et Valérien marcheraient
vers le Picénum pour obliger Totila, par cette diversion, à lever le siège de Rusciane. Mais Totila se contenta d’envoyer dans cette
province deux mille de ses meilleurs cavaliers, et continua le siège avec tant
de vigueur, qu’il força les assiégés à se rendre. Il leur accorda la vie; mais
il punit cruellement Chalazar d’avoir manqué à la
capitulation. Il lui fit couper les deux mains, et, après l’avoir fait mutiler
plus indignement encore, il ordonna qu’on lui tranchât la tête; il permit aux
soldats de se retirer où ils voudraient, seulement avec l’habit dont ils étaient
couverts. Quatre-vingts se rendirent à Crotone. Les autres prirent parti dans
l’armée de Totila, qui leur laissa tous leurs effets, et les enrôla sur le même
pied que les Goths, selon sa coutume. Les habitants furent dépouillés de tout
ce qu’ils possédaient.
Bélisaire mettait à la voile pour
aller à Rome, lorsqu’il reçut la permission de revenir à Constantinople. C’était
ce qu’il désirait depuis longtemps. Il semblait qu’on ne l’avait envoyé cette
fois en Italie qu’à dessein de flétrir les lauriers qu’il avait cueillis dans
sa première expédition. Sans troupes, sans munitions, sans autre argent que
celui qu’il fallait arracher aux habitants, mal servi par des lieutenants, les
uns lâches, les autres indociles, qu’il n’avait pas eu la liberté de choisir,
il errait depuis cinq ans comme un fugitif, n’osant presque sortir de ses vaisseaux,
hors d’état de hasarder une bataille contre un jeune roi plein de valeur,
maître absolu dans son armé , et dont les forces croissaient tous les jours. Il
s’éloigna des côtes de l’Italie en soupirant, les yeux fixés sur cette fameuse
contrée qui avait été le théâtre de sa gloire, et qu’il laissait au pouvoir des
Goths. Son retour à Constantinople n’eut rien de cet éclat pompeux avec lequel
il était rentré deux fois comme en triomphe, suivi de Gélimer et de Vitigès. C’étaient
aujourd’hui ses envieux qui triomphaient de lui; et, après l’avoir traversé par
les mauvais conseils qu’ils donnaient l’empereur, ils lui imputaient les
disgrâces dont ils étaient eux-mêmes les artisans. Mais ce qui n’admet point
d’excuse, c’est qu’au lieu des dépouilles des ennemis, Bélisaire remporta
celles des sujets de l’empire. Obligé de faire subsister ses troupes aux dépens
du pays, il s’était réservé une partie des contributions, et il revint avec
d’autant moins de gloire qu’il rapportait plus de richesses. Quoiqu’on doive
sans doute rejeter sur Antonine la plus grande partie de ces concussions,
Bélisaire est encore plus blâmable de n’avoir pas retenu l’avidité de sa femme
que d’avoir souffert ses débauches.
Que d’éclat aurait ajouté aux exploits de Bélisaire une pauvreté héroïque!
Après le retour de ce général, le pape Vigile, qui était alors à Constantinople
pour les raisons que je dirai dans la suite, ne cessait de presser l’empereur
d’employer toutes ses forces au recouvrement de l’Italie; mais ce prince,
promettant toujours sans rien exécuter, ne s’occupait que de disputes théologiques,
dans lesquelles il ne se laissait pas moins tromper que dans les affaires de la
guerre.
Peu s’en fallut que Bélisaire, à son retour, ne trouvât plus Justinien sur
le trône. Il s’était tramé contre ce prince une conjuration qui échoua, comme
il arrive presque toujours, par l’indiscrétion des complices. Artabane, après avoir délivré l’Afrique de la tyrannie de
Gontharis, eut l’ambition d’aspirer à une alliance qui pouvait un jour l’élever
à l’empire. Il forma le dessein d’épouser Préjecte,
nièce de l’empereur et veuve d’Aréobinde. Préjecte ne
s’en éloignait pas: son libérateur, le vengeur de son mari, lui semblait digne
de cette reconnaissance. Avant que de se séparer en Afrique, ils se lièrent
ensemble par une promesse mutuelle; et, dans cette flatteuse espérance, Artabane précipita son retour. La haute valeur dont il avait
donné des preuves lui avait déjà concilié l’estime publique; sa bonne mine, sa
générosité , sa discrétion, le faisaient aimer. L’empereur le combla
d’honneurs; il le nomma commandant de la milice de la cour, général des troupes
alliées, et consul honoraire : car ce titre subsistait encore après l’extinction
du consulat annuel; mais il lui refusa Préjecte. Un obstacle
insurmontable s’opposait à ce mariage. Artabane avait
une première femme dont il s’était séparé depuis plusieurs années. Dès qu’elle
eut appris la brillante fortune de son mari, elle sortit de l’obscurité où elle
s’était tenue modestement renfermée, et vint se montrer à la cour. Théodora,
dont elle implora la protection, contraignit Artabane de la reprendre. Préjecte fut mariée à Jean, fils de
ce Pompée, neveu d’Anastase, qui avait été mis à mort seize ans auparavant dans
la révolte de Constantinople. Artabane, au désespoir,
chassa de nouveau sa femme aussitôt après la mort de Théodora, et demeura
plongé dans une profonde mélancolie.
Un de ses parens, nommé Arsace,
résolut de profiter de son mécontentement pour se venger lui-même. On avait
depuis peu découvert une intelligence que cet Arsace entretenait
avec le roi de Perse, et l’empereur l’avait fait battre de verges et promener
dans la ville sur un chameau. Arsace, irrité de ce
châtiment, ne cessait jour et nuit d’aigrir Artabane.
«Quel contraste dans votre conduite (lui disait-il)! Plein de valeur pour
servir les autres, et de faiblesse pour vous servir vous-même, vous avez sauvé
l’Afrique à Justinien en tuant de votre propre main Gontharis, votre ami; et
votre bras reste sans force quand il s’agit de délivrer l’Arménie, votre
patrie, accablée sous le poids des impôts; de venger votre père massacré par la
plus noire trahison; d’affranchir votre famille qui traîne dans toutes les
provinces de l’empire les liens d’une honteuse servitude. Ebloui de vains
titres d’honneur dont le tyran vous amuse, vous rampez dans l’esclavage. Vous
ne plaignez pas votre parent Arsace, déshonoré par un
traitement indigne; et moi je vous plains des outrages que vous recevez sans paraître
vous en ressentir. On vous a privé d’une épouse que vous chérissez pour vous
enchaîner à celle que vous ne pouviez souffrir. Vous avez rompu ces chaînes,
rompez aussi le joug sous lequel nous gémissons tous. Que craignez-vous d’un
prince imbécile, qui, s’endormant sur les affaires de son état, passe les nuits
à disputer avec des évêques sur de frivoles questions de scholastique? Germain,
plus respecté que l’empereur, n’attend que l’occasion d’éclater. Ce guerrier et
ses deux fils, dépouillés d’un riche héritage, se joindront à vous. De quoi
n’est pas capable Artabane avec de si pissants
secours!» En effet, Germain devait être mécontent: son frère Boraïde venait de mourir, et l’a voit institué héritier de
la plus grande partie de ses biens au préjudice de sa fille unique; mais
l’empereur avait réformé cette injustice en cassant le testament.
Arsace, étant venu à bout de
déterminer Artabane, s’associa d’abord un de ses
compatriotes, nommé Chanarange, jeune homme hardi et
entreprenant, mais étourdi et sans expérience. Pour gagner Germain, il
s’adressa à Justin, l’aîné de ses fils. Celui-ci, quoiqu’il eût été consul en
54o, n’avait pas encore atteint sa vingtième année; mais il montrait déjà un
grand courage. Arsace eut l’imprudence de lui faire
part du complot, et mit en vain tout en œuvre pour exciter son ressentiment
contre l’empereur. Justin, d’abord interdit et déconcerté, après quelques moments
de silence, répondit d’un ton indigné que ni lui ni son père n’étaient capables
d’un forfait si atroce. Il alla de ce pas déclarer la conjuration à son père,
qui en instruisit aussitôt Marcel, commandant de la garde du palais. C’était un
officier d’une probité incorruptible, et très attaché à l’empereur; mais d’un
caractère froid, circonspect, et tellement ennemi de l’injustice et de la
calomnie, qu’il se serait cru lui-même criminel s’il eût accusé personne sans
avoir des preuves évidentes de son crime. Il répondit à Germain qu’avant que de
rien dire à l’empereur, il voulait s’assurer de la vérité. Pour y réussir,
Justin, de concert avec son père, se rapprocha des conjurés; il s’adressa à Chanarange, et lui fit entendre qu’il avait rebuté Arsace parce qu’il ne se fiait pas à sa discrétion. «Mais,
ajouta-t-il, si vous avez formé avec Artabane quelque
dessein important, mon père ne refusera pas de vous seconder». Ils convinrent
du jour et de l’heure où Chanarange se rendrait à la
maison de Germain. Marcel fut averti, et envoya Léonce, dont il connaissait la
probité et l’exactitude, pour être témoin de la conversation. Germain cacha
Léonce derrière une tapisserie, d’où il entendit distinctement tout le détail
de la conjuration. Leur dessein était d’attendre le retour de Bélisaire qui était
en chemin, de peur que, s’ils ôtaient la vie à l’empereur avant l’arrivée de ce
général, il ne rassemblât des troupes, et ne vînt les attaquer dans Constantinople.
Ils dévaient, dès le soir même de son arrivée, entrer
dans le palais pendant qu’il s’entretiendrait avec l’empereur, et poignarder à
la fois l’empereur, Marcel et Bélisaire. Après cet éclaircissement, Marcel
avertit le prince, qui fit aussitôt arrêter Artabane et les autres conjurés. Outre la déposition de Léonce, on trouva dans leurs
papiers des preuves du crime, et ils le confessèrent eux-mêmes à la question.
Le sénat, assemblé dans le palais, fit faire la lecture des informations.
Germain et Justin furent assignés à comparaître, et déchargés sur le témoignage
de Marcel et de Léonce. Mais Justinien, mal disposé à l’égard de Germain , ne
lui pardon pas d’avoir tardé si longtemps à révéler le complot. Quelques
courtisans, par une flatterie meurtrière, feignaient d’entrer dans les sentiments
du prince, et excitaient encore son indignation; les autres, par leur silence, semblaient
condamner Germain. Alors Marcel élevant sa voix: «S’il est, dit-il, quelque
coupable du délai qu’on reproche à Germain, c'est moi seul qu’il faut punir.
Germain m’a révélé le crime dès qu'il en a eu connaissance; c'est moi qui, pour
m'assurer du fait par une exacte recherche, ai retenu son empressement». Ces
paroles calmèrent la colère de l’empereur, et le vertueux Marcel eut la gloire
d’avoir hasardé pour la justice sa faveur et sa fortune. Justinien lui-même se
fit honneur d’user de clémence. Il dépouilla Artabane de ses dignités; mais, sans ordonner d’autre peine contre lui ni contre ses
complices, il se contenta de les faire garder dans le palais, et voulut même
leur épargner la honte d’être renfermés dans les prisons publiques.
La valeur inquiète et impétueuse de Théodebert, roi de la France
austrasienne, alarmait également Justinien et Totila. Les Goths avoient depuis
douze ans abandonné aux Francs tout ce qu’ils possédaient dans la Gaule au-delà
des Alpes. Justinien, pour se concilier une nation si redoutable, confirma
cette cession par des lettres en forme, prétendant que les Goths n’avaient pu
légitimement disposer de ces provinces, qui appartenaient de droit à l’empire.
Les rois francs faisaient battre de la monnaie d’or, dont la matière se tirait
des mines qui se trouvaient alors dans la Gaule. Justinien ordonna que celle
qui serait frappée au coin de Théodebert aurait cours dans l’empire. C’était un
privilège dont les rois barbares et même les rois de Perse ne jouissaient pas;
car les Romains se faisaient une loi de n’admettre dans le commerce d’autre monnaie
d’or que celle qui portait l’image de l’empereur. Totila, de son côté, pour
mettre Théodebert dans ses intérêts, lui envoya demander sa fille en mariage.
Le prince franc répondit fièrement que sa fille était née pour un roi, et que
Totila n’était et ne serait jamais roi di Italie, puisqu’après avoir pris
Rome, il n’avait pu la conserver. Ce monarque belliqueux, également recherché
par les Romains et par les Goths, ne songeait qu’à profiler de la guerre que se
faisaient ces deux nations. Lanthacaire, un de ses
généraux, fut battu par les Romains dans une rencontre, dont l’histoire ne
donne aucun détail. Mais cet échec n’empêcha pas les Franc de se rendre maitres
des Alpes cottiennes, d’une partie de la Ligurie, et de presque toute la
Vénétie; en sorte que les Romains ne conservaient dans cette dernière province
que les côtes maritimes, et les Goths un petit nombre de places en terre ferme.
Après ces conquêtes, Theodebert, aigri de la vanité de Justinien, qui prenait
entre ses titres celui de vainqueur des Francss et
des Allemands, tourna contre lui toute sa colère, et fît un accord avec les
Goths. Les deux rois convinrent qu’ils demeureraient tranquilles possesseurs de
ce qu’ils avoient actuellement entre leurs mains; qu’ils ne feraient l’un
contre l’autre aucun acte d’hostilité tant que durerait la guerre entre les
Romains et les Goths; que, si Totila était vainqueur, les Goths et les Francs partageraient
à l’amiable le domaine de l’Italie. Le dessein de Théodebert était de pénétrer
en Thrace à la tête d’une nombreuse armée, et d’aller attaquer Constantinople.
Pour s’ouvrir un passage au travers de la Pannonie et de l’Illyrie, il travaillait
à soulever contre l’empire les Gépides et les Lombards; il leur représentait
que, Justinien prenant aussi dans ses édits la qualité de vainqueur des Lombards
et des Gépides, ils avoient autant d’intérêt que lui à rabattre le vain orgueil
de ce prince, et à venger l’insulte commune. Tandis que Théodebert faisait trembler
l’empereur par les préparatifs d’une guerre formidable, il mourut d’un accident
à la chasse; et son fils Théodebald, âgé de douze à treize ans, d’ailleurs faible
et valétudinaire, n’eut ni l’ambition ni la force d’exécuter ces vastes
projets.
Il n’aurait pas été difficile à Théodebert de mettre en, mouvement les
barbares voisins du Danube. Les Gépides établis à Sirmium et dans la Dace faisaient
des courses continuelles sur les terres de l’empire, dont ils se disaient
alliés; et ces hostilités portèrent enfin Justinien à leur refuser la pension
annuelle qu’on leur payait depuis longtemps. Il avait accordé aux Lombards des habitations
dans la Pannonie et dans le Norique, et leur avait prodigué de grandes sommes
d’argent pour acheter la paix; ce qui ne les empêchait pas de ravager l’Illyrie
et la Dalmatie jusqu’à Dyrrachium. Le titre d’alliés de l’empire ne leur donnait
que plus d’audace: si les prisonniers qu’ils enlevaient dans leurs courses venaient
à s’échapper de leurs mains, ils se croyaient en droit de les redemander comme
des esclaves fugitifs. Les Hérules, possesseurs de Singidon en Mœsie, inquiétaient sans cesse la Thrace par leurs
incursions; et, chargés des dépouilles de l’empire, ils avoient la hardiesse
d’aller à Constantinople demander les pensions qu’on leur avait assignées, et
que l’empereur n’osait leur refuser. L’unique ressource contre ces barbares aurait
été de les détruire les uns par les autres; et il sembla s’en présenter une
occasion. Une querelle survenue entre les Gépides et les Lombards leur mit les
armes à la main, et, selon la coutume de ces peuples, ils convinrent d’un jour
pour se battre. Les Lombards, qui se sentaient les plus faibles, implorèrent le
secours de l’empereur; et les Gépides envoyèrent aussi une ambassade pour
demander la préférence, ou du moins la neutralité. Justinien, selon les
principes d’une saine politique, prit le parti des Lombards; il leur envoya dix
mille hommes de cavalerie, avec quinze cents Hérules à la solde de l’empire.
Les autres Hérules, au nombre de trois mille, s’étant déclarés pour les
Gépides, furent rencontrés par la cavalerie romaine, qui les tailla en pièces. Aord, leur général, frère de leur roi Todas,
fut tué dans ce combat. Cet heureux commencement faisait espérer que cette
guerre se terminerait par l’extinction totale des Gépides, et que l’empire serait
enfin délivré de ces voisins incommodes; mais ces barbares prévinrent le
danger, et firent une trêve avec les Lombards. Les troupes de l’empire, trop faibles
pour combattre les deux nations réunies, furent obligées de se retirer.
Audoin régnait sur les Lombards. Ildige, auquel
la couronne appartenait selon la loi de succession, obligé de prendre la fuite,
passa en Italie avec six mille hommes, à dessein de s’attacher à Totila. Etant
entré en Vénétie, il rencontra un corps de troupes romaines commandées par
Lazare. Il l’attaqua, et en fit un grand carnage. Cependant, au lieu d’aller
joindre Totila, il rebroussa chemin, on ne sait pour quelle raison, et se
retira chez les Esclavons au-delà du Danube. Un autre barbare, nommé Ilauf, servit mieux le roi des Goths. Il avait été fait
prisonnier par Bélisaire, qui, par estime pour sa valeur, l’avait mis au nombre
de ses gardes. Etant resté en Italie après la retraite de son général, il passa
dans l’armée de Totila, qui sut bien faire usage de sa bravoure. Il l’envoya
par mer en Dalmatie avec des troupes. Ilauf, étant
abordé à Moicure, place maritime près de Salone,
s’annonça comme officier romain, et fut reçu avec joie. Mais, dès qu’il fut
dans la place, il fit main basse sur les habitants, pilla les maisons, et se
rembarqua. Le même stratagème lui réussit encore à quelque distance de là, dans
un lieu nommé Lauréate. Çlaudien, qui commandait dans
Salone, informé de ces pirateries, fit partir des barques légères qu’il remplit
de troupes. Elles arrivèrent à Lauréate, et livrèrent un combat dans lequel Ilauf fut vainqueur. Il demeura maître des barques, se
saisit des navires qu’il trouva dans le port chargés de blé et d’autres
provisions, et retourna triomphant au camp des Goths.
An. 549. Totila, vivement piqué du refus et du reproche de Théodebert,
résolut de rentrer dans Rome et d’en conserver la possession. Il l’assiégea
l’année suivante. Bélisaire y avait laissé trois mille de ses plus vaillans soldats, sous le commandement de Diogène, dont il connaissait
la prudence et la valeur. Le siège fut long par le courage des assiégés, et par
la vigilance et l’activité de Diogène. Enfin les Goths, repoussés dans tous les
assauts, se rendirent maîtres de Porto; ce qui privait les Romains des convois
qui remontaient par le Tibre. Mais Diogène avait eu la précaution de faire
semer du blé dans la ville dès l’année précédente. Une trahison pareille à la
première rendit encore cette fois Totila maître de Rome. Quelques Isaures qui gardaient
la porte de Saint-Paul, mécontents de ne rien recevoir de l’empereur depuis
plusieurs années, et voyant que leurs camarades avaient fait fortune par la
trahison, promirent au roi de lui livrer la ville, et convinrent avec lui du
temps et de la manière. Quand le jour marqué fut arrivé, Totila remplit de
soldats deux bateaux au commencement de la nuit, et leur ordonna de sonner de
la trompette lorsqu’ils seraient au pied des murailles. Il conduisit son armée
vis-à-vis la porte de Saint-Paul sans être aperçu des ennemis; et comme il ne
restait aux Romains dans ces quartiers-là d’autre retraite que Centumcelles, il
envoya sur le chemin un corps de troupes pour massacrer les fuyards. Tout fut
exécuté selon ses ordres. Au son des trompettes, les Romains prirent l’alarme,
et, abandonnant tous les autres postes, ils coururent vers le Tibre. En même
temps les Isaures, ayant ouvert la porte de Saint-Paul, firent entrer l’armée
des Goths. La garnison fut passée au fil de l’épée; les uns périrent dans la
ville même, les autres sur le chemin de Centumcelles, où ils se réfugiaient. Il
ne s’en sauva qu’un petit nombre, avec Diogène couvert de blessures.
Paul de Cilicie commandait les cavaliers de la garnison. C’était un
vaillant capitaine, qui, après avoir servi Bélisaire en qualité d’intendant de
sa maison, avait été employé dans le service militaire, où il s’était déjà
signalé. Dès qu’il vit la ville prise, il s’enferma avec quatre cents cavaliers
dans le mausolée d’Adrien, et s’empara du pont qui conduisit à l’église de
Saint-Pierre. Il fut attaqué par les Goths dès le point du jour, et repoussa
vigoureusement tous leurs efforts. Totila voyant qu’il perdait en ce lieu
beaucoup de soldats, fit cesser l’attaque, persuadé que la famine forcerait
bientôt les assiégés à se rendre. Paul et ses cavaliers passèrent ce jour et la
nuit suivante sans aucune nourriture. Le lendemain ils délibérèrent de manger
leurs chevaux; mais, faisant réflexion que, n’ayant aucune ressource à espérer,
ils prolongeraient seulement de quelques jours une vie misérable, ils se
déterminèrent à mourir avec honneur. Après s’être dit les derniers adieux, et
s’être embrassés les uns les autres, ils ouvraient les portes pour fondre en
désespérés sur l’ennemi, lorsque Totila, voulant épargner le sang de ses
soldats, leur envoya dire qu’il leur donnait le choix ou de retourner en
liberté à Constantinople, en lui abandonnant armes et chevaux, avec serment
qu’ils ne combattraient jamais contre les Goths, ou de servir dans son armée
sur le même pied que ses sujets. Ils écoutèrent volontiers ces propositions; et
d’abord ils prenaient tous le parti de retourner à Constantinople. Mais
ensuite, se représentant la honte de leur retour, le danger d’être massacrés en
chemin, l’ingratitude de l’empereur qui, depuis plusieurs années, ne payait pas
leurs services, ils s’engagèrent tous sous les étendards de Totila, excepté
Paul et un Isaurie, qui prièrent le roi de leur permettre de se retirer, parce
qu’ils avoient à Constantinople leurs femmes et leurs enfants, sans lesquels
ils ne pouvaient vivre. Totila y consentit, et leur donna même de l’argent pour
leur voyage, avec une escorte pour les accompagner jusque sur les terres de
l’empire. Quatre cents autres soldats, qui s’étaient réfugiés dans les églises
de Rome, se mirent entre les mains de Totila sur sa parole, qui fut fidèlement
gardée.
Dans le dessein où était Totila de demeurer maître de Rome , il songea à la
repeupler. Il y établît plusieurs familles de sa nation, et y fit revenir les
sénateurs et les autres Romains que Jean le Sanguinaire n’avait pu enlever en
Campanie. Il présida ensuite aux jeux du Cirque, et se disposa à porter la
guerre en Sicile. Il fit préparer quatre cents barques et un nombre considérable
de navires qu’il avait pris sur les Romains. Cependant, comme il souhaitait de
se former un établissement durable et tranquille, il envoya faire à Justinien
des propositions de paix. Mais, l'empereur ayant même refusé de les entendre,
il redoubla d’activité pour continuer la guerre.
Avant que d’entreprendre la conquête de la Sicile,. il alla faire le siège
de Centumcelles, afin d’ôter aux Romains le seul port qui leur restait sur
cette mer. Diogène y commandait une forte garnison. Pour ne pas perdre de
temps, Totila lui envoya proposer ou de livrer bataille sur-le-champ, ou de se
joindre aux Goths, ou de s’en retourner à Constantinople; et, dans ce dernier
cas, il lui promettait toute sûreté. Diogène répondit que de ces trois partis
il était maître de prendre le premier lorsqu'il le jugerait a propos; que le
second n’était pas honnête; quant au troisième, qu'il ne trouverait point
d'excuse auprès de l'empereur, s'il abandonnait sans nécessité une place dont
la garde lui était confiée; que, si le roi voulait lui accorder une trêve pour
lui donner le temps d'informer Justinien de l'état de la ville, il promettait
de se rendre en cas qu'il ne lui vînt aucun secours. Le roi accepta la
proposition : on convint du terme, et on donna trente otages de part et
d’autre. Les Goths, ayant levé le siège, prirent la route de Sicile, et,
débarqués à Rhége sur le détroit, ils tentèrent de
s’en rendre maîtres. Bélisaire y avait laissé une bonne garnison sous les
ordres de Thorimuth et d’Himérius.
Ces deux braves officiers, bien secondés par leurs soldats, firent une sortie
sur les Goths, et les repoussèrent avec un grand carnage. Ce succès ne les
aveugla pas; ils sentaient trop la supériorité de l’ennemi pour hasarder une
seconde action, et ils se tinrent renfermés dans la ville. Totila laissa devant
la place une partie de ses troupes pour la tenir bloquée et la réduire par
famine; ce qui arriva en effet au bout de quelques mois. Il envoya du côté de
Trente un détachement qui s’empara sans peine de la citadelle; et dans le même
temps les Goths qu’il avait laissés dans le Picénum se saisirent de Rimini par
trahison. Vérus était aux environs avec de bonnes
troupes qu’il avait rassemblées; il les perdit par sa témérité. Ayant attaqué
près de Ravenne les Goths, supérieurs en forces, il périt avec presque tous ses
gens en combattant avec courage.
Dès que Totila fut en Sicile , il marcha vers Messine, à dessein de
l’assiéger. Domnentiole, neveu de Buzès, fit une
sortie à la tête de la garnison, et combattit avec tant de valeur et de succès,
que Totila perdit l’envie d’attaquer la ville, où il prévoyait qu’il serait
longtemps arrêté. Il aima mieux ravager le reste de la Sicile, où il trouva
beaucoup de richesses et point de résistance. Cette nouvelle réveilla
l’indolence de l’empereur. Il équipa une flotte, et y fit embarquer un corps
considérable de troupes, dont il donna la conduite á Libère. C’était ce même
sénateur de Rome qui, douze auparavant, avait succédé à Rhodon dans le
gouvernement de l’Egypte, comme je l’ai raconté. Il était d’une probité
reconnue, mais d’un âge décrépit, et sans aucune expérience de la guerre. La connaissance
des hommes n’était pas le talent de Justinien; cependant la méprise était si
grossière, qu’aussitôt que Libère eut levé l’ancre pour aller en Sicile,
l’empereur se repentit de l’avoir chargé d’une commission si peu proportionnée
à sa cpacité. Il avait déjà rendu ses bonnes grâces
à Artabane, et l’avait nommé général des armées de
Thrace. Le jugeant avec raison beaucoup plus capable de reconquérir la Sicile,
il lui donna quelques troupes, et le fit partir avec un ordre à Libère de
laisser à Artabane le commandement de la flotte, et
de revenir à Constantinople. Avant que de raconter la suite de cette expedition, qui ne se termina que l’année suivante, je vais
rendre compte de quelques faits remarquables qui arrivèrent en Orient dans ce
temps-ci.
L’air fut agité par de fréquents orages. D’affreux tonnerres effrayèrent
Constantinople, abattirent des colonnes, et tuèrent plusieurs habitants dans
leurs lits. Les tremblements de terre firent périr des milliers d’hommes, et
ruinèrent des villes entières en Phénicie, en Palestine, en Syrie, en Arabie,
en Mésopotamie. Tyr, Sidon,Béryte, Tripoli, Biblos, Sarepta, Antarade, en souffrirent beaucoup. A
Botrys, ville maritime de Phénicie, mais qui n’avait point de port, une masse
énorme de rochers se détacha du promontoire voisin, nommé Lithoprosope,
et, tombant dans la mer, y forma un port propre à recevoir de grands vaisseaux.
Le long de cette côte la mer se retira avec violence l’espace de deux mille
pas, engloutit plusieurs navires, et revint ensuite au rivage. L’empereur fit
de grandes dépenses pour réparer ces malheurs; mais à peine Béryte était-elle
rétablie, qu’un incendie la détruisit de nouveau. A ces fléaux se joignait la
rage des factions du Cirque, dont les jalousies s’armèrent de fer et de feu. Il
y eut des massacres à Constantinople, et quantité d’édifices furent la proie
des flammes. L’empire, méprisé par les barbares voisins, n’avait pas encore
perdu son ancienne réputation parmi les peuples éloignés. Il vint de l’Inde à
Constantinople un ambassadeur qui fit présent à Justinien d’un grand éléphant.
Cinq mois après, cet animal, ayant rompu les portes de sa loge, courut furieux
dans toutes les rues, où il blessa et écrasa un grand nombre d’habitants.
Libère voguait à pleines voiles vers la Sicile, et Artabane le suivait à la distance de quelques journées pour lui ôter le commandement.
Les vents et la mer semblèrent alors combattre les volontés de l’empereur. Libère,
poussé par un vent favorable, entra dans le port de Syracuse, que les Goths assiégeaient. Artabane, au contraire, fut attaqué à la hauteur de
la Calabre par une si violente tempête, que ses vaisseaux furent les uns
submergés ou brisés, les autres rejetés sur les côtes du Péloponnèse. Il courut
lui-même un grand péril, et ne gagna qu’avec peine l’île de Malte. Libère, qui
n’était pas instruit de son rappel, se trouvant hors d’état de défendre
Syracuse, sortit du port pendant la nuit, et s’alla renfermer dans Panorme. Les Goths, ayant ravagé en liberté la Sicile
pendant toute cette année, repassèrent en Italie, chargés d’un riche butin,
laissant seulement garnison dans quatre places, les plus fortes du pays. Ce fut
par le conseil d’un habitant de Spolette, nommé Spinus, que Totila prit le parti de se retirer. Spinus était trésorier de son armée, et honoré de sa
confiance. Ayant été pris par les Romains, il leur promit avec serment que,
s’ils lui rendaient la liberté, il leur en témoignerait sa reconnaissance en
déterminant Totila à quitter la Sicile, et il tint parole. Il vint à bout de
persuader au roi qu’il n’était pas de l’intérêt des Goths de diviser leurs
forces pour garder un pays dont la conquête suivrait d’elle-même celle de
l’Italie; qu’il fallait au contraire les réunir pour les opposer à Germain,
neveu de l’empereur, qui marchait vers le golfe Adriatique à la tête d’une
nombreuse armée. Artabane, qui avait passé le reste
de l’année à rassembler et à radouber ses vaisseaux, n’arriva qu’après le
départ de Totila; et lorsqu’il eut signifié à Libère les ordres de l’empereur,
il assiégea les garnisons des Goths, et les réduisit enfin par famine.
Le mauvais succès des affaires d’Italie détermina l’empereur à employer
Germain, que la mort de Théodora avait délivré d’une ennemie opiniâtre. Il lui
donna fort peu de soldats, et beaucoup d’argent pour faire des levées dans la
Thrace et dans l’Illyrie, avec ordre de hâter sa marche, et de prendre avec lui Philémuth, chef des Hérules, et Jean, neveu de
Vitalien, qui était alors en îllyrie, où il commandait
les troupes. Germain, plein d’ardeur et de courage, fit en diligence les
préparatifs de son départ. Il menait avec lui Justin et Justinien, ses deux
fils du premier lit, et sa femme Matasonte, espérant
que la présence de la petite-fille de Théodoric rendrait son camp respectable
aux yeux des Goths. Ce prince riche et généreux, ajoutant de grandes sommes à
celles qu’il avait reçues de l’empereur, eut bientôt mis sur pied une nombreuse
armée. Les plus braves guerriers de l’empire accouraient sous ses drapeaux; sa
haute réputation attirait même les barbares; les bords du Danube retentissaient
du nom de Germain. Le roi des Lombards promit d’envoyer au premier jour mille
cavaliers armés de tontes pièces. La renommée, exagérant encore les forces de
Germain, porta le trouble et la terreur dans le cœur des Goths en Italie la joie et la confiance parmi les Romains. Les
Goths, déconcertés du départ de Matasonte, se demandaient
les uns aux autres s’il leur faudrait donc combattre contre les enfants de
Théodoric. Les Romains ressentaient tous une égale impatience, et la témoignaient
diversement, chacun selon sa situation. Ceux qui de gré ou de force étaient
engagés au service de Totila, envoyèrent secrètement assurer Germain qu’ils se
joindraient à lui dès qu’ils apercevraient ses enseignes. Les garnisons des
villes qui restaient à l’empire se confirmaient dans la résolution de défendre
jusqu’au dernier soupir les places qui leur étaient confiées; les soldats
vaincus dans les diverses rencontres, et dispersés dans les campagnes, se rassemblaient
en Istrie pour y attendre leur nouveau général. Le terme fixé par Diogène pour
rendre Ceritumcellés, s’il ne recevait pas de
secours, étant arrivé, Totila l’envoya sommer de tenir parole. Il répondit «que,
Germain étant nommé général, et sur le point d'entrer en Italie, il n’était
plus le maître de la ville ; qu’il était prêt à rendre aux Goths leurs otages,
s'ils lui remettaient les siens». Après cette réponse, il se disposa à se bien
défendre jusqu’à l’arrivée de Germain.
Ce prince était revenu en Illyrie par une incursion des Esclavons. Dès
l’année précédente ils avoient passé le Danube seulement au nombre de trois
mille hommes, et battu les généraux romains suivis de troupes beaucoup plus
nombreuses. Asbade, qui commandait un grand corps de
cavalerie romaine, fut défait, pris, écorché et brûlé vif. Ils saccagèrent
ensuite la Thrace et l’Illyrie, et prirent de force plusieurs châteaux, ce
qu’ils n’avoient jamais osé tenter auparavant. Après avoir poussé leurs ravages
jusqu’à la mer Egée, ils attaquèrent Topire, ville
maritime de Thrace, alors très considérable, la prirent par escalade,
égorgèrent les hommes au nombre de quinze mille, traînèrent en esclavage les
femmes et les enfans. Ce fut la première fois que,
rassasiés de sang et de carnage, ils voulurent bien faire des prisonniers;
jusqu’alors ils n’avaient épargné ni âge ni sexe. Ces peuples féroces exerçaient
des cruautés inouïes sur les malheureux qui tombaient entre leurs mains. Leur
coutume était de les empaler, de les assommer à coups de massue, ou de les
brûler vifs entassés dans des cabanes avec des troupeaux qu’ils ne pouvaient
emmener. Pendant que Germain assemblait son armée à Sardique,
ils passèrent de nouveau le Danube en beaucoup plus grand nombre, et marchèrent
à Naisse. Quelques-uns d’entre eux, qu’on fit prisonniers, déclarèrent que leur
dessein était de se rendre maîtres de Thessalonique et des villes voisines.
L’empereur, alarmé du danger qui menaçait une place si importante, envoya ordre
à Germain de la secourir. Les Esclavons, apprenant que ce prince était à Sardique, furent frappés de terreur; la défaite des Antes
leurs compatriotes, taillés en pièces au commencement du règne de Justinien,
leur avait laissé une impression de crainte qui se réveillait au seul nom de
Germain. Ils renoncèrent à leur entreprise; et n’osant plus tenir la campagne,
ils gagnèrent les hauteurs, et se retirèrent en Dalmatie.
Germain, les voyant éloignés, avait donné ordre à ses troupes de se
préparer à partir dans deux jours pour l’Italie, lorsqu’il mourut subitement.
C’était l’honneur de la famille impériale; et un des plus mauvais services que
Théodora rendit à l’empire fut de laisser perdre dans l’inaction les plus beaux
jours de ce grand capitaine. Invincible toute les fois qu’il combattit, il eut
trop rarement occasion de mettre en œuvre ses talents militaires. Il signala sa
vertu dans la paix: religieux observateur des lois, inviolablement attaché aux
règles de la justice, plein de droiture et de fermeté, il se faisait un devoir
de soutenir les faibles contre les oppresseurs. Plus riche pour les autres que
pour lui-même, jamais il ne refusa de prêter sans intérêt quelque somme que ce
fût à ceux qui imploraient sa générosité. Son caractère se pliait
merveilleusement à tous les états, à toutes les bienséances de la vie. Sévère
dans ses mœurs, civil et poli dans le commerce, aussi agréable convive que
grave et sérieux dans les conseils, jamais il ne prit parti dans les factions
du Cirque qui divisaient la ville et la cour, jamais il n’entra dans les
intrigues du palais. Trop faible pour les rompre, il les traversait de tout son
pouvoir, et il eut le courage d’être vertueux au milieu d’une cour corrompue.
La nouvelle de la mort de Germain répandit la consternation dans tout
l’empire. Les Romains d’Italie, plongés dans une profonde douleur, ne
profitèrent pas de l’absence de Totila qui était en Sicile, et se tinrent
renfermés dans leurs garnisons. Ils espéraient revoir Bélisaire, qui seul avait
leur confiance; mais l’empereur le retenait auprès de sa personne en qualité de
commandant de sa garde. Bélisaire, quoique moins ancien que plusieurs autres
patrices, les devançait tous en considération. Ils lui cédaient le premier rang
par respect pour ses grandes qualités, et ses exploits lui tenaient lieu de
titres. Jean, neveu de Vitalien, fut choisi pour général. Il reçut ordre de
passer en Italie avec Justinien, fils de Germain. Il prit la route de Dalmatie;
mais, comme il manquoit de vaisseaux, et que la saison ne lui permettait pas de
faire le tour du golfe pour arriver à Ravenn , il
passa l’hiver à Salone.
A son approche, les Esclavons, évitant sa rencontre, sortirent de la
Dalmatie. Ils se joignirent à une autre troupe de leurs compatriotes qui venait
de passer le Danube, et recommencèrent leurs ravages. On soupçonna Totila de
les avoir attirés par argent, et de les retenir sur les terres de l’empire.
Justinien envoya contre eux une armée sous les ordres de plusieurs généraux,
dont le chef était Scholastique, eunuque du palais. Celui-ci fut battu près
d’Andrinople; ses plus braves soldats y périrent, et les généraux ne se
sauvèrent qu’avec peine. Les barbares mirent à feu et à sang la contrée de
Thrace nommée Astique, voisine du Pont-Euxin; et comme elle n’avait depuis longtemps
éprouvé aucun pillage, ils y firent un grand butin. Ils pénétrèrent jusqu’à la
longue muraille, à une journée de Constantinople. Les Romains, s’étant ralliés
après leur défaite , surprirent à leur tour les barbares, en tuèrent un assez
grand nombre, et délivrèrent la plupart de leurs prisonniers. Le reste des
Esclavons repassa le Danube.
Ce fut vers ce temps-là que Justinien arrêta les hostilités des Huns en les
armant les uns contre les autres. Pendant la trêve entre les Gépides et les
Lombards, les premiers, résolus de recommencer la guerre, se persuadant que les
Romains se déclareraient en faveur de leurs ennemis, comme ils avaient déjà
fait, appelèrent à leur secours les Huns nommés Cutigours,
établis en-deçà du Tanaïs. Il leur vint sur-le-champ douze mille hommes
commandés, par Chiniale, capitaine de grande
réputation. Comme ils étaient arrivés avant l’expiration de la trêve, les
Gépides jugèrent à propos de les occuper ailleurs, et les firent passer sur les
terres de l’empire, qu’ils ravagèrent. Pour les obliger de retourner dans leurs
pays, Justinien mit en mouvement une autre horde de Huns dits Outigours, qui habitaient au-delà des Palus-Méotides. Ceux-ci, secondés des Goths Tétraxites,
passèrent le Tanaïs, ayant à leur tête leur roi Sandil.
Ils taillèrent en pièces ceux qui vinrent à leur rencontre, désolèrent la
contrée, et emmenèrent avec eux les femmes et les enfants. Justinien fit savoir
aux Çutigours ce qui se passait chez eux, et leur
donna de l’argent pour les engager à sortir au plus tôt de l’empire. Ils
promirent de se retirer sans faire aucun dégât, et de demeurer attachés au
service des Romains. L’empereur, de son côté, leur promettait un établissement
en Thrace, s’ils ne pouvaient se maintenir dans leur ancien domaine. Deux mille
de ceux qui avoient échappé à l’épée des Outigours se
donnèrent à l’empire, et se fixèrent en Thrace avec la permission de
l’empereur. De ce nombre était ce Sinnion qui avait
servi avec distinction en Afrique sous le commandement de Bélisaire. Sandil, mécontent de ce que l’empereur donnait asile à des
gens contre lesquels il l’avait engagé à prendre les armes, en fit des plaintes
amères, qui furent apaisées à force d’argent.
La trêve de quatre ans dont les Romains et les Perses étaient convenus pour
la Lazique n’était pas encore expirée que Chosroès prenait déjà des mesures
pour achever la conquête de ce royaume. Plusieurs raisons lui faisaient
regarder cette entreprise comme très importante. Possesseur de la Lazique, il tenait
en bride les Ibériens, qui n’obéissaient qu’à regret, et il leur ôtait leur
unique refuge. C’était une barrière qui fermait l’entrée de la Perse aux
barbares, habitants du mont Caucase, et qu’il était le maître de leur ouvrir
pour courir sur les terres de l’empire. Etablis dans cette contrée, les Perses pouvaient
à leur gré, soit par terre, soit par mer, pénétrer en Cappadoce, en Galatie, en
Bithynie, et jusqu’à Constantinople. Mais, pour s’assurer la possession de la
Lazique, il fallait en transplanter les habitants et la repeupler de colonies
tirées de ses propres états. Il ne pouvait compter sur la fidélité des Lazes,
trop différends de mœurs et de religion, et trop attachés aux Romains par
l’intérêt de leur commerce. Pour amuser Justinien, il lui envoya une brillante
ambassade. Isdigune, un des principaux seigneurs de
sa cour, se mit en chemin avec une suite de cinq cents hommes. Ce nombreux
cortège avait encore un objet plus sérieux. Chosroès voulait profiter de cette
occasion pour essayer de se rendre maître de Dara; ce qu’il avait beaucoup plus
à cœur que l’éclat d’une ambassade. Isdigune, en
passant par cette ville, y devait loger ses gens en différentes maisons, où ils
mettraient le feu la nuit suivante; et, tandis que les Romains s’occuperaient à
l’éteindre, les Perses dévoient ouvrir les portes à la garnison de Nisibe, qui ferait
main basse sur les Romains et s’emparerait de Dara. Un déserteur fit avorter ce
projet. Sur l’avis qu’il en donna, George, gouverneur de Dara, ne voulut
permettre l’entrée de la ville qu’à vingt hommes de la suite d’Isdigune , qui fit grand bruit de l’affront qu’on osait
faire à un ambassadeur de sa qualité. Arrivé à Constantinople avec un pompeux
appareil, il mit entre les mains de l’empereur les pressens et les lettres de Chosroès,
qui demandait seulement à Justinien des nouvelles de sa santé; et, pendant dix
mois qu’il demeura à la cour, il ne parla jamais de la Lazique. La vanité de
Justinien se repaissait de ces démonstrations frivoles, et jamais ambassadeur
n’avait été traité si honorablement. C’était la coutume que les envoyés des
nations étrangères fussent toujours accompagnés de surveillants qui leur étaient
donnés par l’empereur. Isdigune et ses gens jouirent
de la même liberté que dans le centre de la Perse, sans avoir aucun témoin de
leurs démarches. On eût dit que c’était Chosroès qui régnait à Constantinople.
L’interprète Braducion, qu’aucun magistrat du dernier
ordre n’aurait admis à sa table, mangeait à celle de l’empereur. Isdigune emporta pour lui et pour sa femme des pressens considérables;
et cette ambassade, qui n’était qu’un jeu pour couvrir les desseins de Chosroès,
coûta à l’empereur plus de mille livres d’or.
Cependant on amassait en Lazique par ordre de Chosroès, quantité de bois
propres à construire des vaisseaux; et, pour donner le change aux Romains, le
roi faisait courir le bruit qu’il allait garnir de machines les murs de Pétra.
Pour se rendre maître absolu du pays, il fallait faire périr Gubaze, qui en était roi. Ces deux projets échouèrent
également. Le bois de construction fut réduit en cendre par le feu du ciel, et Gubaze, averti du dessein formé contre sa personne, se tint
sur ses gardes, secoua le joug des Perses, et demanda du secours à l’empereur.
Justinien, ravi de cette heureuse révolution, lui envoya huit mille hommes sous
la conduite de Dagisthée, qui, de concert avec Gubaze, mit le siège devant Pétra. La place était bien
pourvue de munitions, et se défendait avec vigueur. Chosroès, pour la secourir,
fit partir une grande armée sous la conduite de Merméroës. Gubaze conseilla à Dagisthée d’envoyer une partie de ses troupes pour garder les gorges des montagnes qui donnaient
entrée dans le pays, et de continuer le siège avec le reste. Il alla lui-même
au-devant des Perses pour leur fermer un autre passage. Il avait à sa suite des
Alains et des Sabirs qui, pour la somme de trois cents livres d’or, s’étaient
engagés, non-seulement à défendre la Lazique, mais encore à dépeupler entièrement
l’Ibérie. Gubaze demanda cette somme à l’empereur; il
demandait de plus les appointements de Silentiaire, qui lui étaient dus depuis
dix ans. Ce prince était revêtu de cette charge du palais impérial; et
quoiqu’il eut passé presque tout ce temps-là au service de Chosroès, cependant
il n’avait point été dépouillé de ce titre, et il prétendait en toucher les appointements.
Justinien avait trop intérêt de le ménager dans la conjoncture présente pour
lui refuser sa demande. Il lui promit de le satisfaire, et lui tint parole
quelque temps après.
Dagisthée était un jeune homme
de trop peu d’expérience pour une guerre si importante. Il se contenta d’envoyer
cent hommes à la garde des passages, et resta devant Pétra avec toute son
armée. La garnison, quoiqu’en petit nombre, repoussait toutes ses attaques. Enfin,
les Romains ayant conduit une mine jusque sous les murs de la ville, il ne s’agissait
plus que de mettre le feu aux étais pour ouvrir une large brèche; mais le
général, déjà fier d’un succès dont il se tenait assuré, perdit le temps à
envoyer un courrier à l’empereur pour lui dire que Pétra cédait enfin à ses
efforts. Il demandait en même temps la récompense de ce service; et pour
épargner au prince l’embarras du choix, il prenait la liberté d’indiquer
lui-même ce qu0il croyait mériter. Il se trouva, par l’événement, qu’il ne
mérita que la risée. Pendant qu’il attendait la réponse de l’empereur, un pan
de la muraille tomba de lui-même, et cinquante Romains se jetèrent dans la
place à la suite d’un jeune Arménien plein de bravoure, nommé Jean Guzès; mais, comme ils ne furent point secondés, ils
revinrent au camp sans avoir rien gagné que des blessures. Le commandant de la
place, homme adroit et rusé, apprenant que Merméroës approchait,
alla trouver Dagisthée; et, après avoir flatté sa
vanité par de grands éloges de sa science militaire, il lui promit de se rendre
incessamment, et obtint de lui quelques jours de trêve pour dresser les articles
de la capitulation. Cependant la mine, poussée jusque sous les murs, fut
découverte et comblée par les habitants. D’un autre côté, Merméroës avait forcé le passage gardé par cent soldats, et il en avait coûté la vie à
plus de mille Perses. A cette nouvelle, Dagisthée leva brusquement le siège, sans donner à ses gens le temps d'emporter leurs
effets. Les assiégés sortirent aussitôt pour piller le camp; mais les Zannes, qui faisaient partie de l’armée romaine au nombre
de mille, les repoussèrent, enlevèrent eux-mêmes les bagages; et, au lieu de
rejoindre Dagisthée, ils retournèrent dans leur pays
chargés des dépouilles de leurs alliés.
Merméroës, ayant appris la
retraite des Romains, ne pressa pas sa marche, et n’arriva devant Pétra que
neuf jours après. De quinze cents hommes qui composaient d’abord la garnison de
cette place il n’en trouva que cent cinquante en état de servir; les autres étaient
morts ou blessés; et il n’oublia pas de faire remarquer aux Perses quel cas ils
dévoient faire des Romains, dont une armée entière n’avait pu forcer cent
cinquante hommes dans une place ouverte. Comme il manquait de chaux et d’autres
matériaux nécessaires, il fit remplir de sable les havre-sacs de ses soldats, et les entassa les uns sur les autres pour boucher les brèches
des murailles. Il laissa trois mille Perses dans la ville, et se retira avec le
reste de ses troupes. Dagisthée, suivi de deux mille
Romains, tailla en pièces dans une embuscade un escadron de Perses, et enleva
leurs chevaux. Merméroës passa en Persarménie,
laissant en Lazique un corps de cinq mille hommes, qui ne subsista pas longtemps. Gubaze, secondé de Dagisthée,
en surprit d’abord mille: il alla attaquer les autres dans leur camp pendant la
nuit, et peu lui échappèrent. Il poursuivit ceux-ci jusqu’en Ibérie, où il
rencontra encore un autre détachement de l’armée de Merméroës,
dont il fit un grand carnage. Ainsi il ne resta en Lazique d’autres Perses que
la garnison de Pétra, et pour lui couper les convois, Gubaze fit garder les gorges des montagnes par un grand corps de troupes. Tous ces événements
sont de l’année 549.
L’année suivante, Choriane, un des meilleurs généraux
de Chosroès, passa en Lazique avec une nombreuse armée, et alla camper dans la
contrée nommée Muchirise, sur les bords de l’Hippis, petite rivière guéable presque dans tout son cours. Gubaze et Dagisthée se
réunirent pour le combattre. Les Lazes, fiers des succès de l’année précédente,
méprisaient les Romains, qui n’ayant pas, disaient-ils, le même intérêt de
défendre la Lazique, n’étaient pas animés de la même ardeur que les habitants
du pays. Ils voulurent donc former dans la bataille un corps séparé. Mais cette
bravoure leur réussit mal; ils ne purent soutenir le choc de l’avant-garde des
Perses, et furent obligés de se replier sur les Romains. Le combat fut sanglant
et opiniâtre. Un Persarménien, nommé Artabane, se signala par un défi; il tua le plus vaillant
et le plus vigoureux cavalier de l’armée des Perses. Le Gépide Philégage et l’Arménien Guzès contribuèrent beaucoup à la victoire. Ils commandaient la cavalerie; et, voyant
qu’elle ne pouvait résister à celle des Perses, ils firent mettre pied à terre,
et présentèrent aux ennemis un bataillon hérissé de piques et impénétrable aux
chevaux. La mort de Choriane acheva la défaite; les
vainqueurs poursuivirent les Perses jusqu’à leur camp, où ils furent arrêtés
par un Alain d’une force et d’un courage extraordinaires. Ce barbare, fermant
de son corps l’entrée du camp qui était fort étroite, tirant sans cesse des
flèches avec une vivacité étonnante, et déchargeant d’horribles coups de
cimeterre sur ceux qui l’approchaient, disputa longtemps le passage. Enfin Guzès, s’étant seul avancé pour le combattre, le terrassa
d’un coup de lance. Le camp fut pris; on y fit un grand carnage, et les Perses
qui purent échapper abandonnèrent la Lazique.
Après cette victoire, Dagisthée fut obligé de
retourner á Constantinople. Quelques Lazes venus à la cour l’accusaient de
s’être laissé corrompre par les Perses, et disaient qu’il n’avait tenu qu’à lui
de prendre Pétra. Il fut rappelé et mis en prison; Bessas, revenu d’Italie, fut
envoyé à sa place avec le titre de général des troupes d’Arménie. Il trouva Nabède dans le pays avec une nouvelle armée de Perses.
L’expédition de Nabède se réduisit à prendre des
Abasges révoltés contre l’empiré soixante otages, et à enlever Théodora,
Romaine de naissance, veuve du prédécesseur de Gubaze.
Les rois de cette contrée avoient coutume d’épouser, avec l’agrément de
l’empereur, des filles de sénateurs de Constantinople. Gubazé était fils d’une Romaine. La tyrannie des Romains avoient réduit les Abasges à
se soumettre au roi de Perse. Cette nation, ayant secoué le joug, comme je l’ai
dit, n’avait pas joui longtemps de sa liberté. Elle fut bientôt asservie par
les commandants des troupes de Lazique. Accablés d’impôts, les Abasges se
trouvant plus heureux que sous la domination de leurs princes, reprirent leur
premier gouvernement; ils se donnèrent deux rois, Opsitès et Scéparnas; et, pour se défendre contre la
puissance de Justinien, ils se mirent sous la protection de Chosroès. Ce traité
ne put être si secret, que l’empereur n’en eût avis. Il donna ordre à Bessas de
marcher contre eux. Bessas chargea de cette expédition Jean Guzès,
et un Hérule nommé Vligage. Scéparnas était en Perse; Opsitès arma toute la nation, et vint
à leur rencontre. Mais, s’étant laissé enfermer entre les deux généraux qui
avoient divisé leurs troupes, il fut défait et poursuivi jusqu’à un des sommets
du Caucase, où les Abasges avoient bâti une forteresse. Les Romains y entrèrent
avec les fuyards, mirent le feu aux maisons, et firent périr dans les flammes
la plupart des vaincus. Opsitès se sauva chez les
Huns; sa famille et celle de Scéparnas tombèrent
entre les mains des vainqueurs, qui rasèrent la forteresse, et désolèrent tout
le pays, dont ils demeurèrent les maîtres.
L’Apsilie était une contrée soumise aux Lazes, et située au-delà du Phase,
entre le pays des Abasges et la Lazique proprement dite. Il y avait une place
très- forte, nommée Zibile. Terdetès,
commandant général des troupes de Lazique, craignant le ressentiment de Gubaze qu’il avait offensé, traita secrètement avec les
Perses, et les introduisit dans cette place. Il avait une femme parfaitement
belle; le capitaine des Perses en devint amoureux; et, ne pouvant la séduire,
il eut recours à la violence. L’époux outragé se vengea par un massacre général
des Perses, et se rendit maître de toute l’Apsilie. Jean Guzès y marcha suivi de mille soldats; mais sans tirer l’épée, il vint à bout, par
son adresse, d’apaiser les esprits et de les ramener à l’obéissance de Gubaze.
Aux chagrins que donnaient au roi de Perse les affaires de la Lazique se
joignirent d’autres chagrins plus cuisans. Anatozade, l’aîné de ses fils, auquel il avait déjà pardonné
une révolte, continuait de l’affliger par l’excès horrible de ses débauches. Ce
monstre n’avait pas rougi de déshonorer les femmes de son père. Chosroès l’éloigna
de ses yeux, et l’exila dans la ville de Lapato, a
sept journées de Ctésiphon. Peu de temps après, le roi tomba malade; et, sur la
fausse nouvelle de sa mort, Anatozade, sans
information, prit sur-le-champ le titre de roi. Ayant bientôt appris que son
père vivait et se portait bien, il prit les armes, fit révolter la ville, et
livra bataille à Phabrize, que son père avait envoyé
contre lui à la tête d’une armée. Anatozade fut
vaincu et fait prisonnier. Chosroès eut assez d’indulgence pour lui laisser la
vie. Il ne lui fit pas même crever les yeux, supplice ordinaire dans la famille
royale; il se contenta de lui faire brûler les paupières avec une aiguille ardente,
pour lui ôter l’espérance de monter jamais sur le trône de Perse, dont le
moindre défaut corporel donnait l’exclusion, comme je l’ai déjà remarqué. C’est
ainsi que les Grecs rapportent la révolté du fils de Chosroès. Les historiens
persans la racontent d’une manière fort différente. Ce jeune prince, qu’ils
nomment Nouschizad, ayant été, disent-ils, instruit
par sa mère dans la religion chrétienne, fut enfermé dans une étroite prison
par ordre de son père, qui n’avait pu lui faire embrasser la religion du pays.
Le bruit s’étant répandu que Chosroès, occupé pour lors à une guerre éloignée, était
tombé dangereusement malade, le jeune prince s’échappa de sa prison, souleva
les mécontents et les chrétiens, qui étaient en grand nombre, se rendit maître
de la ville de Modin et des trésors de son père; et,
à la tête d’une armée formidable, il lui fit une guerre ouverte. Chosroès
envoya contre lui un de ses généraux. Le prince, blessé à mort dans la bataille,
expira en disant à ceux qui l’environnaient : «Allez dire à ma mère qu'elle me
fasse enterrer aux pieds des disciples du Messie». Ce récit ne donne pas une
idée avantageuse du christianisme du prince persan.
Comme la trêve de cinq ans, conclue à la fin de l’an 544 pour l’Orient en
général, venait d’expirer, Justinien fit partir le patrice Pierre pour traiter
de la paix. Chosroès le renvoya avec promesse qu’il serait incessantment suivi d’un plénipotentiaire chargé de terminer tous les différends à la
satisfaction des deux princes. En effet, Isdigune arriva bientôt avec un cortège aussi pompeux que la première fois. Il n’y
manquoit que son interprète Braducion, qui s’était
trouvé fort mal en Perse des honneurs qu’il avait reçus à Constantinople. Chosroès
l’avait fait mourir, persuadé, disait-il, que l’empereur n’aurait pas admis à
sa table un homme de cette condition, si l’interprète n’eût acheté par quelque
trahison un traitement honorable. Isdigune passa
quelque temps sans parler de paix, ne faisant que des plaintes sur de
prétendues infractions du traité précédent: ce qui n’empêcha pas l’empereur de
le combler de largesses.. C’est ainsi que Chosroès amusait la vanité de
Justinien.
An. 551. Bessas ne demeurait pas oisif en Lazique. Dès que l’hiver
fut passé, il mit le siège devant Pétra. Les Romains et les Perses se disputaient
toujours la possession de cette place, qui décidait du sort de tout le pays. Ce
siège fut mémorable par les efforts des deux nations, et par des événements
extraordinaires. La plus grande partie des murs de la ville était fondée sur le
roc; mais il y avait un pan de muraille qui portait sur la terr , entre deux
rochers. C’était le terrain miné d’abord par Dagisthée,
et comblé ensuite de gravier par les habitants. Ils avoient posé au-dessus de
grosses poutres bien liées ensemble, qui servirent de sol pour élever un nouveau
mur. Les soldats de Bessas, ayant ruiné dans le même endroit, n’emportèrent que
le gravier, et furent fort surpris de voir tout ce pan de muraille s’affaisser
uniformément sans qu’aucune pierre se démentît; en sorte que le plancher de
poutres descendit au fond du souterrain, et que la muraille demeura entière,
mais plus basse, perdant de sa hauteur ce qu’elle gagnait en profondeur. Les
assiégés travaillèrent avec ardeur à réparer ce défaut, et ils eurent bientôt
élevé le mur assez haut pour être en état de défense. Les Romains, voyant leur
mine tellement comblée, qu’il n’était plus possible d’y pratiquer d’ouverture,
firent jouer les béliers. Des soldats armés de pieux garnis de crocs de fer détachaient
et entraînaient les pierres que le bélier avait ébranlées. Les assiégés faisaient
pleuvoir du haut du mur, sur les soldats et sur les machines, le soufre, le
bitume et le naphte, que les Grecs nommaient l’huile de Medée.
Bessas fit planter les échelles; et, animant ses soldats de la voix et de
l’exemple, il monta le premier à l’assaut. Jamais, dans toutes les attaques qui
furent si fréquentes en ce siècle, on ne vit un si vif acharnement. De deux
mille trois cents Perses et de six mille Romains, il en périt la moitié, et il
n’y en eut presque aucun qui ne remportât quelque blessure. On se battit longtemps
à coups de main au haut de la muraille; les échelles furent plusieurs fois
renversées. Bessas, après avoir vu tomber à ses côtés ses plus braves soldats,
fut lui-même précipité; et, quoique âgé de soixante-dix ans et prodigieusement
replet, quoique froissé et meurtri de sa chute, il eut le courage et la force
de remonter presque aussitôt. Guzès, à la tête de
quelques Arméniens, grimpa sur la muraille par un précipice qui semblait
impraticable; et, après avoir abattu un grand nombre d’ennemis, il fut tué d’un
coup de pierre. Enfin, le feu ayant pris à une tour de bois élevée sur les
murs, d’où les assiégés verdoient le naphte et le bitume, les Perses qui la défendaient
tombèrent enveloppés de flammes, les uns dans la ville, les autres aux pieds
des assiégeants; et les Romains, profitant du désordre où cet accident jetait
les assiégés, forcèrent la ville en ce moment. Cinq cents Perses se sauvèrent
dans la citadelle; sept cents furent faits prisonniers, dont il ne se trouva
que dix-huit qui fussent exempts de blessures.
Le général romain offrit en vain les conditions les plus avantageuses aux
Perses, qui s’étaient retirés dans la citadelle; ils aimèrent mieux s’y laisser
brûler que de se rendre. On vit alors combien Chosroès avait à cœur de demeurer
maître de la Lazique, puisqu’il avait placé dans Pétra les plus braves soldats
de son empire avec un amas incroyable de munitions de toute espèce. On y prit
une si grande quantité d’armes, qu’après l’incendie de la citadelle il en restait
encore assez pour fournir à chaque soldat de Bessas cinq armures complètes. Les
greniers regorgeaient de blé, de chair salée, et d’autres provisions
suffisantes pour soutenir un siège de cinq ans. On n’y trouva pas de vin, mais
du vinaigre qui, mêlé avec de l’eau, avait toujours servi de boisson aux
soldats perses, ainsi qu’aux Romains. Il y avait aussi quantité d’une sorte de
fèves dont ils composaient un breuvage. On fut étonné d’y voir un canal qui fournissait
beaucoup d’eau. Dès le commencement du siège, les Romains avoient coupé l’aqueduc.
Ayant appris ensuite de quelques prisonniers que les fontaines de la ville ne tarissaient
point, ils fouillèrent au-dessous de cet aqueduc; et, en ayant découvert un
autre qu’ils coupèrent encore, ils ne doutèrent plus qu’ils n’eussent
entièrement privé d’eau les habitants. Mais, lorsqu’ils furent maîtres de la
ville, ils trouvèrent que l’eau n’avait pas cessé d’y couler en abondance par
un troisième canal creusé à quelque distance au-dessous du second; et ils
reconnurent l’activité prévoyante des Perses, et leur propre négligence. Bessas
fit raser les murs de Pétra, afin que cette place ne coûtât plus de sang aux
Romains; et il répara par sa conduite et par sa valeur dans cette expédition la
mauvaise réputation qu’il avait méritée en Italie.
Mais la gloire que ce général venait d’acquérir fut bientôt ternie par la
même avarice qui l’avait déshonoré pendant le siège de Rome. Après la prise de
Pétra, il aurait dû se transporter sur les frontières de la Lazique et de
l’Ibérie, et se rendre maître des défilés, en y établissant des forts qui auraient
fermé pour toujours aux Perses l’entrée du pays. Au lieu de prendre ces
précautions, il laissa les passages ouverts, et, abandonnant son armée à la
conduite de ses lieutenants, il s’en alla recueillir les tributs et dépouiller
les peuples dans les provinces de Pont et d’Arménie. L’indulgence de Justinien faisait
le malheur de ses sujets; l’assurance de l’impunité encourageait les
concussions. Merméroës, suivi d’une nombreuse
cavalerie et de huit éléphants, s’était mis en marche pour aller au secours de
Pétra. Il semblait que la nature eût séparé la Lazique de l’Ibérie par une
barrière impénétrable. D’épaisses forêts, des montagnes escarpées, d’affreux
précipices rendaient ce chemin presque impraticable, même à un voyageur.
Mais les Perses, alors la plus infatigable nation de l’univers, l’avaient
tellement aplani, que la cavalerie et les éléphants même y trouvaient un
passage facile. Merméroës , ayant appris en chemin la
prise de la place qu’il allait secourir, changea de route; et, prenant sur la
droite du Phase, il marcha aux Romains, campés au nombre de neuf mille à
l’embouchure de ce fleuve. En passant près d’Archéopolis,
dans laquelle était une garnison de trois mille Romains, ce général,
naturellement vain et fanfaron, salua la ville par plaisanterie, et fit dire à
la garnison qu’il avait un mot à dire aux Romains campés sur le Phase; et qu’à
son retour, il leur rendrait visite. On lui répondit sur le même ton que, s’il trouvait
ceux qu’il allait chercher, il en serait si bien reçu, que, selon toute
apparence, il n’en reviendrait pas. A la nouvelle de son approche, les Romains
prirent l’épouvante, et, ne se croyant pas assez forts pour lui résister, ils
passèrent de l’autre côté du Phase, emportèrent ce qu’ils purent de leurs
provisions, et jetèrent le reste dans le fleuve. Merméroës,
trouvant leur camp vide, fut très affligé d’avoir manqué sa proie; il y mit le
feu, et, plein de colère, il se rendit devant Archéopolis.
Cette ville, capitale de la Lazique, était située sur le penchant d’une
montagne de difficile accès. Le général Perse mit tout en œuvre pour s’en
rendre maître. Dans ce terrain escarpé, il fit grand usage des Dolomites ou Dilimnites, accoutumés à courir entre les rochers et les
précipices. C’était une nation barbare, qui, de toute antiquité, s’était
maintenue dans l’indépendance au milieu de la Perse. Ils habitaient des montagnes
inaccessibles. Les rois de Perse en prenaient à leur solde dans leurs
expéditions. La garnison étant réduite à l’extrémité, Odonaque et Babas, braves capitaines qui la commandaient, prirent une résolution
désespérée, qui leur réussit. Après avoir exhorté leurs soldats à préférer un
combat périlleux à une mort assurée, ils se disposèrent à sortir sur l’ennemi,
ils étaient près d’ouvrir les portes lorsqu’ils virent tout à coup une partie
de la ville embrasée; c’étaient les magasins, auxquels- un habitant, corrompu
par Merméroës, venait de mettre le feu. Ils
laissèrent quelques-uns de leurs gens pour éteindre l’incendie, et sortirent
avec le reste. Les Perses, qui ne s’attendaient pas à cette attaque, dispersés
sans armes autour des murailles, et embarrassés des préparatifs d’un assaut, ne
firent point de résistance. Les plus proches furent taillés en pièces; les
autres, effrayés de ce désordre dont ils ignoraient la cause, prirent la fuite;
plusieurs furent écrasés sous les pieds de leurs éléphants effarouchés. Les
Perses y perdirent quatre mille hommes, trois généraux, quatre étendards, et
vingt mille chevaux, qui, étant exténués et épuisés faute de fourrages, furent
abandonnés des fuyards. Merméroës se retira avec les
débris de son armée à une journée d’Archéopolis, dans
un canton peuplé, et le seul fertile de toute la Lazique, nommé Muchirise. On y voyait encore les ruines de Cytée, ville ancienne, où avait régné le père de Médée. Merméroës s’y retrancha, et fit construire des baraques
pour y passer l’hiver. Par cette position, il coupait la communication du reste
de la Lazique avec une forteresse nommée Uchimer, que
les Romains possédaient au-delà, et avec le pays des Suanes et des Scymnes, qui étaient soumis à l’empire.
Tandis que la guerre se faisait en Lazique, Isdigune traitait de la paix à Constantinople. Après de longues contestations, on
convint encore d’une trêve de cinq ans, pendant laquelle on négocierait un
traité définitif. Chosroès exigeait deux mille livres d’or pour ces cinq
années, et six cents autres livres pour les dix-huit mois qui s’étaient écoulés
depuis l’expiration de la dernière trêve. L’empereur voulait d’abord ne payer
cette somme que par année, à quatre cents livres par an, afin d’avoir toujours
entre les mains un gage de la bonne foi de Chosroès. Mais, faisant réflexion
que ces paiements annuels sembleraient être un tribut, il consentit à donner à
la fois la somme entière, tant il est vrai que la plupart des hommes ne
rougissent plus des choses déshonorantes, quand ils ont sauvé la honte des
termes. Cette convention excitait un murmure général; on disait quelle était
entièrement à l'avantage des Perses, qui auraient le temps de s'établir
solidement en Lazique, et la facilité de pénétrer jusqu'à Constantinople; que,
sous le nom de trêve, ils avoient enfin réussi à rendre l'empire tributaire;
que, pour onze ans et demi, Chosroès s'était fait payer quatre mille six cents
livres d'or, ce qui, dans le fond, revenait à un tribut de quatre cents livres
par chaque année; que, dans ce commerce honteux, les Romains étaient pris pour
dupes, puisqu'on leur faisait acheter la paix sans discontinuer la guerre;
qu'un si long usage serait un titre de redevance, et que l'empire ne s'en relèverait
jamais. Au milieu de ces murmures, Isdigune partit de
Constantinople, chargé de l’or de l’empire et des pressens de l’empereur.
Avant que la nouvelle de la trêve fût arrivée en Lazique, Merméroës y avait fait de grands progrès. Gubaze demeurait fidèlement attaché à l’empire; mais ses sujets,
maltraités par les soldats et par les officiers romains, favorisaient
sourdement les Perses. Cette nation inconstante préférait toujours la
domination de ceux à qui elle n’était pas actuellement soumise. Merméroës s’empara par intelligence du château d’Uchimer, et devint, par ce moyen, maître d’une grande
partie du pays. Il marcha ensuite vers l’embouchure du Phase, où il apprenait
que les Romains et les Lazes étaient réunis; mais ils se séparèrent avant son
arrivée. Les Romains se dispersèrent pour échapper à l’ennemi, et Gubaze se retira sur le haut des montagnes avec sa famille
et ceux des Lazes qui lui étaient demeurés fidèles. Il y passa l’hiver au milieu
des frimas et des neiges, manquant des choses les plus nécessaires à la vie, et
ne se soutenant que par l’espérance d’un nouveau secours. Mais, ni tant d’incommodités,
ni les offres de Merméroës ne purent le détacher des
Romains, ni lui faire oublier les desseins perfides que Chosroès avait formés
contre lui.
Chosroès était, de tous les princes, le moins esclave de sa parole. Après
qu’il eut reçu l’argent de l’empereur et confirmé la trêve, il n’interrompit
aucune de ses entreprises sur la Lazique, et se servit de cet argent pour soudoyer
un grand nombre de Huns Sabirs, qu’il envoya à Merméroës avec plusieurs éléphants, lui ordonnant de pousser ses conquêtes avec toute la
vivacité dont il était capable. Dès que le printemps fut venu, ce général marcha
de nouveau vers le Phase, où les Romains, joints à Gubaze,
étaient retranchés sous la conduite de Martin. Leur position avantageuse les mettait
hors d’insulte; et Merméroës, après quelques
tentatives inutiles, tourna du côté de l’Abasgie,
dont il trouva les passages fermés par la garnison de Zibile.
Il ne fut pas plus heureux devant Archéopolis, qu’il
attaqua de nouveau sans succès. Comme il se retirait à Muchirise,
il fut surpris dans des défilés par les Romains, qui lui tuèrent beaucoup de
soldats, et entre autres le chef des Sabirs.
La nature fit en Orient, sur la fin de l'année 551, un effort inouï
jusqu'alors. L'automne amena des chaleurs pareilles à celles du fort de l’été.
On vit dans cette saison éclore des roses; les arbres portèrent des fruits pour
la seconde fois; et, peu de jours après la vendange, la vigne se chargea encore
de raisins. Il y eut en Grèce d’horribles tremblements de terre, qui
détruisirent une infinité de villages et huit villes entières, entre autres
Chéronée, Coronée, Naupacte, et Patras. La plupart
des habitants furent ensevelis sous les ruines. En plusieurs endroits la terre
ouvrit des abîmes, dont les uns se refermèrent aussitôt, les autres formèrent
de profondes vallées. Les eaux du golfe Maliaque,
entre les villes de Scarphia en Béotie, et d’Echinus en Thessalie, sortirent de leur lit avec fureur,
et, renversant tous les édifices, ne s’arrêtèrent qu’au pied du mont Œta. Elles
tinrent longtemps ces campagnes inondées, et celles du golfe étaient tellement
baissées, qu’on passait à gué dans les îles qui s’y rencontrent. La mer, en se
retirant, laissa quantité de poissons d’une forme inconnue, dont les habitants
voulurent se nourrir; mais, dès qu’ils étaient sur le feu, ils se fondaient en
glaires et en pourriture. Dans un lieu de ce canton, qui conserva le nom de
Schisma, c’est-à-dire rupture, les secousses du tremblement de terre furent
plus violentes que partout ailleurs. Il y avait une église célèbre dont la fête
tombait ce jour-là ; elle fut abîmée avec, une foule de peuple que la dévotion
avait attiré de toutes les parties de la Grèce.
Ce fut vers ce temps-là que deux moines venus des. Indes apportèrent à
Constantinople des œufs de ce ver merveilleux qui produit la soie. Le commerce
de cette marchandise, dont l’usage était devenu très commun, quoique le prix en
fût excessif, faisait passer en Perse des sommes immenses d’argent de l’empire.
Justinien, pour ne pas enrichir une nation ennemie, avait déjà voulu, mais sans
succès, transporter ce commerce en Ethiopie. Il récompensa libéralement ces
moines, qui enseignèrent la manière de faire éclore ces œufs, de nourrir le ver
et de filer la soie. On dit aussi que ce fut sous le règne de Justinien que le
jeu des échecs passa des Indes dans la Perse, et de là en Arabie et en Europe.