HISTOIRE DU BAS-EMPIRE. |
LIVRE QUARANTE-SIXIÈME.JUSTINIEN ET TOTILA540-544
La valeur et la sage conduite de Bélisaire avoient rendu l’Italie à
l’empire, et de toutes les conquêtes du grand. Théodoric il ne restait au
nouveau roi des Goths que Vérone et Pavie. Justinien, aussi impatient de finir
que prompt a entreprendre, se persuada trop tôt que la guerre était terminée;
il abandonna le soin de l’Italie à des généraux incapables de la conserver, et
ne songea plus qu’à se défendre de l’orage qui venait d’éclater enfin du côté
de la Perse. Après avoir perdu l’année précédente en négociations, sans faire
aucun préparatif de guerre, il attendait encore le retour d’Anastase, son
député, et la réponse de Chosroès, lorsqu’il apprit que ce prince mettait tout
à feu et à sang dans la Syrie. Chosroès, au lieu de suivre la route ordinaire
en traversant la Mésopotamie, avait passé l’Euphrate réuni au Tigre, au-dessous
de Ctésiphon ; et, remontant le long du fleuve, qu’il avait à droite, il se
trouva en peu de jours vis-à-vis de Cercuse ou Circèse, aujourd’hui Kerkifié, la
dernière place que les Romains possédaient en Mésopotamie, en suivant le cours
de l’Euphrate. L’angle que formait l’Aboras en se
déchargeant dans ce grand fleuve était fermé d’une muraille; et la ville,
située au confluent, pouvait arrêter longtemps une armée. Chosroès ne jugea pas
à propos de passer l’Euphrate pour en faire le siège; et, suivant toujours les
bords du fleuve, il arriva en trois jours devant Zénobie. Cette place peu
importante, bâtie sur un terrain stérile et presque inhabité, ne valait pas le
temps qu’il eut employé à la réduire; il somma les habitants de se rendre; et
sur leur refus il passa outre.
Après trois autres marches, il arriva aux portes de Sura,
située au bord de l’Euphrate. C’était une ville plus considérable; et, pour
donner de la réputation à ses armes, il tenta de l’emporter d’emblée. Ses
troupes montèrent à l’assaut, et furent repoussées avec perte. Mais l’Arménien Arsace, qui commandait la garnison, ayant été tué sur la
muraille, sa mort découragea les habitants, qui, dès la nuit suivante,
résolurent de capituler, et envoyèrent leur évêque à Chosroès. Le prélat, suivi
de plusieurs esclaves qui portaient du pain, du vin, et quelques pièces de
gibier, alla se jeter aux pieds du roi, et le conjura d’épargner une ville
misérable, également méprisée et des Romains et des Perses: «Je vous présente,
ajouta-t-il, ses plus grandes richesses; les habitants sont prêts à vous
abandonner pour leur rançon tout ce qu’ils possèdent. Chosroès, pour intimider
toute la Syrie par un exemple terrible, était résolu d’exterminer les assiégés.
Mais il dissimula sa colère, traita l’évêque avec bonté, accepta ses pressens,
et lui fit espérer qu’il lui accorderait sa demande dès qu’il aurait l’avis de
son conseil sur la rançon qu’il devait exiger. Il le fit accompagner à son
retour d’une troupe de ses meilleurs soldats, comme pour honorer sa personne.
Les habitants, voyant revenir leur prélat avec une escorte qui ne montrait que
de l’amitié et de la joie, ouvrirent leurs portes pour le recevoir. Les Perses,
s’étant arrêtés au-dehors, se séparèrent de lui avec de grandes démonstrations
de respect. Mais, lorsqu’on voulut refermer les portes, ils l’empêchèrent en
jetant dans l’ouverture une grosse pierre ou une pièce de bois, selon l’ordre
secret qu’ils avoient reçu de Chosroès. Tandis que les habitants et les Perses
font des efforts contraires, les uns pour enlever l’obstacle, les autres pour
le maintenir, le roi survint avec toutes ses troupes, força l’entrée, pilla les
maisons, passa au fil de l’épée une partie des habitants, fit l’autre
prisonnière, mit le feu à la ville et la détruisit de fond en comble. Pour lors
il renvoya l’ambassadeur Anastase, qu’il avait retenu jusque-là: «Va dire à ton
maître, lui dit-il, que tu as laissé Chosroès, fils de Cabade, sur les ruines
de Sura». Justinien rebâtit ensuite cette ville, qui
subsiste encore aujourd’hui sous le nom qu’elle portait alors.
Chosroès possédait l’art de masquer sa barbarie et ses autres vices par des
dehors trompeurs. Son visage, ses yeux, sa contenance, servaient admirablement
la fausseté de son âme. Au sac de cette malheureuse ville, il aperçut une femme
de condition traînée avec fureur par un soldat, et traînant elle-même un enfant
qui, ne pouvant suivre, sillonnait la terre de son corps sanglant et déchiré. A
ce spectacle, Chosroès affectant de s’attendrir, leva les yeux au ciel, et se
tournant vers Anastase, dont il se faisait accompagner: «que Dieu punisse,
s’écria-t-il d’une voix entrecoupée de soupirs, que Dieu punisse l’auteur de
tant de maux!» Il vouloir persuader à ceux qui l’entendaient que Justinien seul
était la cause de la guerre. On ne dit point qu’il ait rien fait pour soulager
ni pour venger celle dont il feignait de plaindre le sort. Ce vainqueur superbe
se laissa vaincre lui-même par les charmes d’une de ses captives, nommée
Euphémie, dont là beauté fit une si vive impression sur lui, qu’il l’épousa
dans son camp. Il voulut faire quelque grâce en faveur de sa nouvelle épouse.
Pour accorder son avarice avec cet effort de générosité, il fit proposer à
Candide, évêque de Sergiopolis, à six lieues de Sura, de lui remettre pour deux cents livres d’or les douze
mille prisonniers qu’il avait entre les mains. Candide, s’étant excusé sur ce
qu’il manquait d’argent, le roi lui fit dire qu’il se contenterait de sa
promesse par écrit, pourvu qu’il jurât d’acquitter cette somme dans l’espace
d’une année. L’évêque donna sa promesse, ajoutant même, que, s’il manquait à sa
parole, il consentait à payer le double et à quitter son évêché. Les
prisonniers lui furent délivrés; mais la plupart moururent en peu de jours des
blessures et des mauvais traitements qu’ils avoient reçus à la prise de leur
ville. Chosroès continua sa marche en s’éloignant de l’Euphrate pour pénétrer
dans le cœur de la Syrie.
Buzès, qui, pendant l’absence de Bélisaire, commandait en Orient, était
pour lors à Hiéraple. A la nouvelle de la destruction
de Sura, il assembla les habitants, les exhorta à se
bien défendre; et, après les avoir animés par de belles paroles, il prit avec
lui l’élite des troupes, et partit sans que ni les Romains, ni les Perses
pussent savoir ce qu’il était devenu. Germain, qui arriva bientôt après à
Antioche avec son fils Justin, consul cette année, ne fut pas d’un plus grand
secours à la province. Mais on ne peut en imputer la faute à ce vaillant
capitaine. Justinien l’avait fait partir à la hâte avec trois cents soldats,
lui promettant qu’il allait être incessamment suivi d’une armée nombreuse.
Germain, à son arrivée, visita les murs d’Antioche, et les trouva en bon état.
L’Oronte, fleuve rapide et profond, les défendait du côté de la plaine. La
haute ville, bâtie sur des rochers, était environnée de précipices
inaccessibles, excepté dans un endroit bordé en dehors d’une roche fort large
et presque aussi haute que la muraille. L’avis de Germain était de couper cette
roche pour la séparer de la ville, ou d’y élever une tour qui joindrait la
muraille et qui en défendrait les approches. Mais les ingénieurs ne voulurent
entreprendre ni l’un ni l’autre de ces ouvrages, parce que, les Perses étant si
proches, on n’aurait pas le temps d’achever, et que le travail commencé ne servirait
qu’à montrer à l’ennemi l’endroit faible de la place. Germain, après avoir
longtemps attendu les troupes qu’on lui avait promises, comprit enfin qu’il ne
devait plus compter sur la parole de Justinien. Il fit réflexion qu’un plus
long séjour ne pourrait qu’accélérer la perte d’Antioche, en y attirant toutes
les forces de Chosroès, qui serait bien aise de prendre avec la ville un neveu
de l’empereur. Il se retira donc en Cilicie. Les habitants jugèrent que le plus
sûr pour eux était de traiter avec le roi de Perse, et de l’éloigner de leur
ville à force d’argent.
Mégas, évêque de Bérée, qui se trouvait dans Antioche, prélat estimé pour
sa prudence, fut député à cet effet. Il rencontra Chosroès près d’Hiéraple; et, après lui avoir représenté que ni Antioche ni
les autres villes de Syrie n’avaient mérité sa colère, il lui fit sentir en
termes respectueux l’injustice de son invasion. Chosroès, qui se piquait de
justice, lors même qu’il la violait le plus ouvertement, fut vivement offensé
de cette remontrance; il déclara qu’il était résolu de se remettre en
possession de la Syrie et de la Cilicie, ancien patrimoine des rois de Perse,
et il donna ordre à Mégas de le suivre à Hiéraple.
Cette ville, une des plus considérables de la Syrie, était bien fortifiée, et
pourvue d’une nombreuse garnison. A la vue de ses remparts, Chosroès craignit
d’y perdre beaucoup de temps et de soldats. Les habitants, de leur côté,
appréhendèrent le pillage de leurs terres et les périls d’un siège difficile à
soutenir, parce que leurs murailles embrassaient une vaste enceinte. Ils
écoutèrent Paul, député de Chosroès, et convinrent de donner deux mille livres
pesant d’argent. Paul était un Romain, élevé dans Antioche, qui s’était attaché
au service de la cour de Perse. Mégas prit cette occasion pour obtenir du roi
le même traitement en faveur des autres villes de Syrie, et Chosroès ne demanda
que milles livres d’or pour se retirer des terres de l’empire.
Dans l’état de faiblesse où l’Orient se trouvait alors, on ne pouvait rien
désirer de plus avantageux. Mégas partit sur-le-champ pour Antioche, où il ne doutait
pas que cette condition ne fut acceptée avec joie. Dès qu’il fut sorti du camp,
Chosroès, trop impatient pour attendre son retour, marcha droit à Bérée. Cette
ville, nommée aujourd’hui Alep, était située à moitié chemin d’Hiéraple à Antioche. Les Perses y vinrent en quatre jours;
et Mégas, qui marchait à pied, selon l’usage des évêques de ce temps-là,
employa ce même temps pour arriver à Antioche. Là journée d’un voyageur était
de huit à neuf de nos lieues, et les armées faisaient par jour la moitié de ce
chemin. Lorsque Chosroès fut campé devant Bérée, il fit sommer les habitants de
se racheter; il demanda le double de ce qu’il avait exigé d’Hiéraple,
parce que Bérée était beaucoup moins forte. Les habitants promirent tout ce
qu’il voulut; mais, n’étant pas plus en état de payer que de se défendre, ils
ne purent recueillir que deux mille livres d’argent; et Comme Chosroès ne voulait
entendre à aucune remise, ils abandonnèrent la ville la nuit suivante, et se
retirèrent tous dans la citadelle. Le lendemain , ceux que Chosroès envoyait
pour recevoir l’argent revinrent lui dire que les portes étaient fermées, et
qu’il ne parois soit personne sur les murailles. Il s’avance aussitôt avec
toute son armée; on monte à l’escalade, on ouvre les portes. Les Perses mettent
le feu aux maisons. Chosroès attaque la citadelle et perd quelques soldats. La
place était bien fortifiée et bien défendue. Les assiégés auraient pu tenir
longtemps, s’ils n’avaient eu l’imprudence d’enfermer avec eux les chevaux et
le bétail. Il n’y avait qu’une fontaine, qui fut bientôt tarie.
Les habitants d’Antioche étaient disposés à payer les mille livres d’or que
demandait Chosroès pour évacuer la Syrie. Mais Jean, fils de Rufin, et Julien,
que l’empereur envoyait au roi de Perse, s’opposèrent à cet accommodement. C’était,
disaient-ils, déshonorer l’empire que de racheter une de ses provinces. Julien
accusa même l’évêque Ephrem de vouloir livrer Antioche à Chosroès. Mais ce
prélat, loin d’entretenir intelligence avec les Perses, prit l’épouvante à leur
approche, et s’enfuit en Cilicie.
Mégas, de retour à Bérée sans avoir réussi dans l’objet de son voyage,
trouva ses citoyens assiégés, et sa ville réduite en cendres. Pénétré de
douleur, il supplia le roi de lui permettre d’entrer dans la citadelle pour
engager ses compatriotes à le satisfaire, si la chose était possible. Chosroès
lui en ayant donné la permission, il n’eut pas plus tôt vu l’extrémité où les
assiégés étaient réduits par la disette d’eau, qu’il revint se jeter aux pieds
du roi, lui protestant avec larmes qu’il ne restait plus que la vie à ôter aux habitants.
Ce prince se laissa pour cette fois toucher aux gémissements et aux
supplications; il permit aux assiégés de se retirer où ils voudraient. La
plupart des soldats, mécontents de l’empereur, qui depuis longtemps ne payait
pas leurs montres, se donnèrent à Chosroès, et le suivirent à son retour en
Perse.
De Bérée, le roi se rendit devant Antioche. Quelques habitants avaient déjà
pris la fuite, et les autres étaient près d’abandonner la ville, lorsque Théoctiste et Molazès, qui commandaient
sur le mont Liban, leur, amenèrent six mille hommes. Ce secours les rassuré, Chosroès
campa sur le bord de l’Oronte, et, par son ordre, Paul s’avança jusqu’au pied
des murs pour déclarer hautement que le roi ne demandait que mille livres d’or;
il fit même entendre qu’on pourrait en être quitte pour une moindre somme. Sur
cette proposition, les principaux de la ville vinrent au camp; et, après avoir
inutilement disputé sur l’injustice des hostilités de Chosroès, ils s’en
retournèrent sans avoir rien conclu.
Le lendemain le peuple d’Antioche, toujours insolent, accourut sur les
murs, d’où il insultait Chosroès par les railleries les plus outrageantes. Paul
s’étant approché pour leur représenter qu’au lieu d’aigrir le roi par des
injures, ils dévoient bien plutôt songer à l’apaiser par leur soumission, ils
le chargèrent d’une grêle de pierres, et l’auraient tué, s’il n’eut promptement
pris la fuite.
Le roi, outré de colère, résolut de tirer de ces insultés une vengeance
éclatante. Le jour suivant il fit avancer toutes ses troupes. Une partie devait
attaquer la ville du côté du fleuve. Il marcha lui-même à la tête des plus
braves vers la haute ville, pour la forcer par l’endroit le plus faible; c’était
le lieu où ce rocher, dont j’ai parlé, bordait la muraille, et semblait être
une plateforme dressée exprès pour favoriser les assiégeants. Trois cents
hommes postés sur ce rocher auraient suffi pour en défendre l’approche et
mettre la ville en sûreté de ce côté-là. Mais, depuis le départ de Germain, il
ne restait personne qui fût capable de donner les ordres nécessaires, et cette
grande ville était condamnée à périr par les décrets irrévocables de la
Providence. Comme la courtine qui s’étendait d’une tour à l’autre en cet
endroit avait peu de face, les assiégés, pour y loger un plus grand nombre de combattants,
l’élargirent par le moyen d’un échafaud composé de longues pièces de bois liées
ensemble, et attachées aux deux tours par de gros câbles. Les Perses, montés
sur le rocher, combattaient presque de niveau contre ceux qui bordaient la
muraille; l’exemple et la voix de Chosroès animaient leurs efforts. Les
Romains, secondés des plus braves de la jeunesse, se défendaient avec courage,
et une grêle de flèches portait la mort de part et d’autre. Mais la résistance
ne dura pas longtemps. La foule de ceux qui se pressaient sur l’échafaud fit
rompre les câbles dont il était soutenu; tout s’écroula avec un horrible
fracas; et les combattants, entassés les uns sur les autres, tombèrent au pied
de la muraille, écrasés, brisés, percés de leurs propres traits. Le bruit de
cette chute effraya ceux qui combattaient aux environs: s’imaginant que c’était
le mur même qui s’écroulait, ils abandonnèrent leur poste et prirent la fuite.
Les soldats, à la suite de Théoctiste et de Molazès, montèrent à cheval, et coururent aux portes,
criant au peuple que Buzès arrivait avec toutes ses troupes, et qu’ils allaient
le joindre pour fondre ensemble sur l’ennemi. Ce mensonge ne put contenir les habitants
: Hommes, femmes, enfants, tous fuient pêle-mêle; les rues ne sont pas assez
larges pour leur donner passage; les soldats les renversent les écrasent, les foulent aux pieds de leurs
chevaux. Il en périt grand nombre dans ce tumulte.
En même temps les Perses escaladaient les murs; mais ils s’y arrêtèrent,
soupçonnant quelque embuscade. Chosroès ne se pressait pas de les faire
descendre; il craignait que le désespoir ne ranimât les fuyards, et ne leur
rendît assez de forces pour lui arracher une si belle conquête. Il leur laissa
tout le temps de sortir; et c’était un spectacle bizarre et singulier de voir
les vainqueurs, sur le haut des murs, faire des signes aux vaincus pour les
exciter à se sauver au plus vite. Tous sortirent en foule par la porte qui conduisait
au bourg de Daphné; c’était la seule que les assiégeants eussent laissée libre.
Les Perses descendirent ensuite, et s’avancèrent jusqu’au centre de la ville.
Ils y trouvèrent de nouveaux ennemis. Les jeunes gens, nourris dans les
factions du Cirque, où de fréquents combats leur avoient inspiré l’audace
guerrière, avoient formé un gros bataillon. Les uns armés, les autres n’ayant
pour armes que des frondes, firent tête aux Perses, et les repoussèrent d’abord
en criant: ¡Victoire à Justinien! Chosroès, monté sur une tour de la
haute ville, considérait cette opiniâtre résistance ; et comme ce prince
guerrier estimait la valeur, il voulait faire quartier aux combattants. Mais Zabergane, un de ses capitaines, étouffa ce généreux
sentiment, en lui rappelant les outrages qu’il avait reçus du peuple
d’Antioche: «Ce sont, lui dit-il, des forcenés qui refusent les effets de votre
clémence : ils ont déjà renoncé à la vi ; tout ce qu'ils désirent, c'est
de faire périr leurs vainqueurs avec eux». Ces paroles rallumèrent la colère de
Chosroès. Il envoya contre eux ses meilleures troupes. Il fallut céder au
nombre; cette intrépide jeunesse fut enveloppée et périt en combattant. Les
Perses se répandirent alors dans la ville, égorgeant ceux qui n’avoient pu
prendre la fuite. On rapporte que deux femmes d'une naissance distinguée, se
voyant poursuivies, et craignant pour leur honneur plus que pour leur vie,
s’enveloppèrent la tête de leur voile, et se précipitèrent dans l’Oronte.
Les deux députés de Justinien s’étaient rendus auprès de Chosroès lorsqu’il
était en marche pour venir assiéger Antioche. Il les avait retenus dans son
camp sans leur donner audience. Après la prise de la ville, il les fit venir
devant lui, non pas pour écouter leurs propositions, mais pour justifier la
rigueur dont il usait, disait-il, à regret. Il leur fit valoir la bonté avec
laquelle il avait favorisé la fuite des habitants. «Et plût au ciel, ajouta
t-il, que j'eusse pu les sauver tous! ils ont eux-mêmes couru à leur perte.
Dieu m’accorde aujourd'hui une éclatante victoire; mais une profonde douleur
empoisonne ma joie: non, un trophée inondé de sang ne peut plaire à Chosroès.»
Pour donner une preuve réelle de sa clémence prétendue, il commanda de laisser
la vie à tous les citoyens d’Antioche qu'on trouverait dispersés dans les
campagnes, et de les faire prisonniers. Il abandonna le butin à ses soldats, se
réservant seulement les dépouilles de la grande église. Elle était d’une
richesse immense: la quantité d’or, d’argent, de pierreries, étonna ce prince
avide, et surpassa ses désirs. Les marbres précieux dont cet édifice était
revêtu furent enlevés et mis en dépôt hors de la ville, pour être transportés
en Perse. Il fit ensuite mettre le feu aux maisons; mais, à la prière des
ambassadeurs, il consentit à conserver l’église métropolitaine, qui avait payé
cette grâce assez chèrement. Après avoir laissé un certain nombre de soldats,
avec ordre de n’épargner aucun autre édifice, il se retira dans son camp. Ce
fut ainsi que la capitale de l’Orient, la rivale de Rome et de Constantinople
par sa magnificence et par sa grandeur, fut détruite au mois de juin de cette
année. Cependant le quartier nommé Cérétée resta sur
pied, non par l’indulgence des Perses, mais parce qu’étant séparé du reste de
la ville, il échappa aux flammes. Les murs furent aussi conservés. On brûla
tous les bâtiments aux environs d’Antioche, excepté l’église de Saint-Julien et
ses dépendances. Les ambassadeurs romains y logeaient, et Chosroès voulut se
faire honneur de cette attention scrupuleuse à respecter le droit des gens.
Après cette terrible exécution, comme si sa vengeance eût été satisfaite,
il consentit à donner audience aux ambassadeurs. Ceux-ci lui représentèrent que
les deux princes avaient juré depuis peu une paix perpétuelle: que le serment était
le lien le plus sacré de la société humaine, qui ne subsistait qu’à l’abri de
la paix: que Justinien, loin d’avoir violé l’alliance formée entre l’empire et
la Perse, était prêt à en resserrer les nœuds que Chosroès avait rompus. Le roi
répondit que la prétendue fidélité de Justinien à observer le traité de paix n’était
qu’une hostilité déguisée; qu'à la vérité il ne déclarait pas la guerre, mais
que par de sourdes intrigues il forçait les Perses à prendre les armes; et,
pour le prouver, il produisit les lettres écrites à Alamondare et à la nation
des Huns. Les ambassadeurs accusaient de faux la lettre des Huns, et attribuaient
celle d’Alamondare aux ministres de l’empereur, qui n’en avait nulle connaissance.
Après plusieurs contestations, Chosroès s’en tint à demander une somme
d’argent: «Et ne comptez pas, ajouta-t-il, vous procurer une paix perpétuelle
par une somme une fois payée; l’amitié vendue à prix d’argent ne dure qu'autant
que l’argent même; elle s'use et se consume à mesure qu’il s’écoule et se
dépense. Pour entretenir la nôtre, il faudra la faire revivre sans cesse par
une rente annuelle. Nous nous obligerons, de notre part , à garder les portes
Caspiennes, et a laisser subsister la ville de Dara, bâtie près de nos
frontières contre la teneur des traités». Les députés ayant répondu que les
Romains deviendraient donc tributaires des Perses. «Point du tout, répliqua Chosroès,
ce ne sera pas un tribut, mais une pension que vous paierez aux Perses comme
vous la payez aux Huns et aux Sarrasins pour défendre vos frontières». On
convint enfin. que Chosroès cesserait toute hostilité, à condition que les
Romains lui donneraient actuellement cinq mille livres pesant d’or, et cinq
cents chaque année; qu’il se retirerait dans, ses états, dès qu’on lui aurait
mis les otages entre les mains, et que l’empereur lui enverrait en Perse la
ratification du traité.
Avant son départ, il voulut voir Séleusie, située
au bord de la mer, à six lieues d'Antioche. Il n'y trouva point de troupes
romaines, et ne causa nul dommage aux habitants. Il se baigna dans la mer,
offrit des sacrifices au soleil, et retourna dans son camp. Il alla ensuite au
bourg de Daphné, dont il admira le bois et les fontaines. Après avoir sacrifié
aux nymphes, il se retira sans avoir rien détruit, excepté l’église de
Saint-Michel, qui fut brûlée par une méprise dont voici l’occasion. Un cavalier
perse, fort estimé de Chosroès, s’étant rendu avec quelques autres dans un lieu
écarté, voisin d’une autre église de Saint-Michel, y aperçut un jeune homme qui
s’y tenait caché, et qui prit aussitôt la fuite; c’était un boucher d’Antioche,
nommé Emaque, hardi et robuste. Le cavalier s’étant
mis à le poursuivre, Emaque, sur le point d’être
pris, se retourna, et frappa le Perse d’un coup de pierre avec tant de roideur;
qu’il le coucha par terre. Il court aussitôt sur lui, l’achève de son propre
cimeterre, le dépouille, monte sur son cheval et se sauve. Le roi l’ayant
appris, ordonna de mettre le feu à cette église de Saint-Michel. Comme celle
qui portait ce nom dans le bourg de Daphné était plus connue à cause de sa
magnificence, les soldats y accoururent, et la réduisirent en cendres, avec les
maisons comprises dans l’enceinte extérieure.
Ce prince témoigna un extrême désir de voir Apamée, la plus riche et la
plus belle ville de la Syrie après Antioche. Les députés soupçonnaient que son
dessein était de la piller; et ce prince ne manquait jamais de prétexte pour
exécuter ce qu’il désirait. Ils s’opposaient donc à ce voyage, et lui représentaient
qu’en conséquence du traité qu’il venait de conclure, il devait prendre le
chemin le plus court pour retourner en Perse. Enfin, de peur de l’irriter de
nouveau, ils y consentirent, à condition qu’après avoir vu la ville, qui lui ferait
présent de mille livres d’argent, il en sortirait aussitôt. Cette nouvelle jeta
la consternation dans Apamée; tout tremblait dans l’attente du destructeur
d’Antioche et du fléau de la Syrie. On rapporte à cette occasion un miracle,
que je passerais sous silence, s’il n’était appuyé que de l’autorité de
Procope. Mais Evagre, historien non suspect, le raconte comme témoin oculaire.
Il y avait dans Apamée un morceau de la vraie croix, long d’une coudée, enfermé
dans une châsse de bois enrichie d’or et de pierreries. On ne le montrait au
peuple qu'en un certain jour de l’année. Mais, lorsqu’on apprit que Chosroès était
en chemin, les habitants, se croyant à la veille de périr, conjurèrent Thomas,
leur évêque, d’exposer encore une fois à leur vénération ce gage précieux, si
propre à leur inspirer le mépris de la vie. Il se rendit à leur désir. Dès que
l’évêque l’eut pris entre ses mains, un rayon très éclatant alla frapper la
voûte; et cette lumière, répondant perpendiculairement au bois de la croix, fit
le tour de l’église en même temps que le prélat. Elle disparut dès que le sacré
monument eut été renfermé. Ce prodige inspira aux habitants autant de confiance
qu’il leur causa d’admiration. A l’approche de l’armée des Perses, l’évêque
alla au-devant de Chosroès; et comme ce prince lui demandait s’il ne trouverait
aucune résistance pour entrer dans Apamée: «Je viens, répondit-il, vous inviter
a nous faire cet honneur».
Le roi, ayant établi son camp au pied des murs, entra dans la ville à la
tête de deux cents cavaliers. Sans avoir égard à sa parole, au lieu de mille
livres d’argent, il en demanda dix mille, et de plus encore, l’or et l’argent
renfermé dans le trésor de l’église, extrêmement riche. Lorsqu’il eut enlevé
tout ce que l’église d’Apamée avait de précieux, Thomas, le voyant ébloui de la
vue de tant de richesses, lui montra la châsse qui contenait le bois de la
croix: «Seigneur, lui dit-il, voilà le seul trésor qui me reste. La caisse vous
appartient, puisqu’elle est chargée d'or et de pierreries; je vous l'abandonne
sans regret; je vous supplie seulement de me laisser ce morceau de bois qu’elle
renferme». Chosroès, pour cette fois, se montra libéral; il n’emporta que la
châsse. Il vit un cirque au milieu d’Apamée, et s’étant informé de l’usage de
cet édifice, il fut curieux de voir une course de chars. Apprenant que
Justinien protégeait la livrée bleue, il se déclara, par antipathie, en faveur
de la verte. Lorsque la course fut commencée, comme c’était un cocher de la
faction bleue qui devançait tous les autres, la fierté du despotisme s’en crut
offensée. Le roi, en colère, criant que la victoire n’était pas faite pour le
parti de l’empereur, fit arrêter le bleu, et passer devant lui un cocher de la
faction verte, avec défense à l’autre de prendre l’avantage. Celui-ci n’eut
garde de lui désobéir, et, par ce moyen si simple et si facile, la victoire
demeura au parti de Chosroès, qui ne fit, après tout, dans cette rencontre
frivole que ce qu’il avait apparemment coutume de pratiquer dans la
distribution des places tant civiles que militaires. Avant que de quitter
Apamée, il fit une action de justice. Un habitant vint se plaindre d’un soldat
perse qui avait fait violence à sa fille. Le roi se fit amener le coupable, et
le condamna à être pendu sur-le-champ. Le peuple, qui ne manque guère d’oublier
le crime à la vue du supplice, demandant grâce à grands cris, Chosroès promit
de pardonner au soldat; mais il le fit pendre secrètement. Il se retira
ensuite; et, au lieu de suivre à son retour la route qu’il avait prise pour
venir en Syrie, il résolut de passer par la Mésopotamie, qu’il avait dessein de
mettre à contribution.
Arrivé aux portes de Chalcis, il voulut encore, malgré les conventions,
tirer de l’argent de cette ville. Paul alla, par son ordre, la sommer de se
racheter et de livrer la garnison: en cas de refus, Chosroès menaçait de la
saccager. Les habitants, redoutant également la colère du roi de Perse, et le
ressentiment de l’empereur, sauvèrent la garnison par un parjure; ils firent
serment qu’ils n’en avaient point, après avoir caché dans des souterrains les
soldats et le commandant. Ils payèrent pour rançon deux cents livres d’or,
qu’on eut bien de la peine à recueillir dans une ville où l’or était rare. Chosroès
marcha de là a Barbalisse, château situé à deux
lieues de l’Euphrate. Après avoir jeté un pont sur ce fleuve dans un lieu nommé Obbane, il passa le premier, et déclara qu’il ferait
rompre le pont le troisième jour, à une certaine heure. A l’heure marquée,
quoique tous les Perses n’eussent pas encore eu le temps d’exécuter l’ordre
donné, ce prince absolu et intraitable fit détruire le pont. Ceux qui restaient
en deçà regagnèrent par où ils purent les frontières de la Perse.
Chosroès, ennemi du christianisme, marcha vers Edesse, avec le dessein
secret de s’emparer de cette ville, pour démentir l’oracle qu’on prétendit
avoir été rendu par Jésus-Christ même, qu’Edesse ne serait jamais prise. Il
passa la nuit à Batnes, qui n’en était éloignée que d’une journée. Etant parti
de grand matin avec son armée, il s’égara tellement, qu’après avoir marché tout
le jour, il se retrouva le soir au même lieu où il avait campé la veille. La
même chose arriva le lendemain. Enfin le troisième jour, comme il approchait,
une fluxion douloureuse, qui lui fit enfler le visage, l’obligea de s’arrêter. Alors,
abandonnant son projet, il se contenta d’exiger une contribution, et envoya
Paul pour la recevoir. Les habitants, qui ne craignaient rien pour leur ville,
consentirent cependant à payer deux cents livres d’or pour sauver leurs terres
du pillage.
Le roi était encore devant Edesse lorsqu’il reçut une lettre de Justinien
qui acceptait les conditions du traité. Il remit aussitôt les otages entre les
mains des ambassadeurs, et se disposa au départ. On vit alors dans les habitants
d’Edesse un bel exemple d’une charité vraiment chrétienne, et dans un
commandant romain l’effet d’une avarice indigne même d’un barbare. Chosroès
déclara qu’il allait vendre comme esclaves ses prisonniers: c’étaient les habitants
d’Antioche qui n’avaient pas péri dans la ruine de leur patrie. Toute la ville
d’Edesse se mit en mouvement pour les racheter; chacun s’empressait de
contribuer à proportion et même au-delà de sa fortune; chacun portait son
présent à la grande église, qui fut bientôt remplie. Les courtisannes mêmes
sacrifièrent à la compassion les fruits de leurs débauches. Les paysans les
plus pauvres, qui n’avoient qu’une chèvre ou qu’une brebis, la donnaient avec
joie. Ce zèle généreux produisit une rançon suffisante pour tous les
prisonniers, et pas un ne fut racheté. Le général Buzès, plus esclave de
l’avarice que ces infortunés ne l’étaient de Chosroès, se saisit de toutes ces
richesses, sous prétexte de les employer à des besoins plus pressants. Le roi
emmena donc les prisonniers, et continua sa route. Lorsqu’il approchait de Carrhes, les habitants vinrent lui offrir une grande somme
d’argent pour se racheter du pillage; mais, sans accepter leur présent, il
épargna leurs terres, pour les récompenser, disait-il, de ce qu’il y avait dans
leur ville très-peu de chrétiens, la plupart des Carrheniens étant demeurés idolâtres. Constantine ne fut pas traitée si favorablement; il
reçut l’argent qu’elle lui offrit, quoiqu’il prétendît que cette ville lui appartenait
par une donation que l’évêque en avait faite à son père Cabade.
Il arriva devant Dara, et entreprit de l’assiéger contre. une condition
expresse du traité. Martin y commandait; Bélisaire l’avait envoyé d’avance, en
attendant qu’il vînt lui-même en Orient. Cet officier fit les dispositions
nécessaires pour soutenir un siège. Dara était ceinte d’une double muraille,
distante l’une de l’autre de cinquante pieds: c’était dans cet intervalle que
l’on retirait le bétail lorsque l’ennemi approchait de la ville. Le mur
intérieur avait soixante pieds de hauteur; il était flanqué de tours hautes de
cents pieds. Le mur extérieur était beaucoup plus bas, mais d’une structure
très solide. Chosroès attaqua la première enceinte du côté de l’occident; et,
ayant abattu à coups de flèches les soldats qui la défendaient, il mit le feu à
une des portes, sans oser cependant s’engager entre les deux murs. Il aima
mieux ouvrir un souterrain; mais il fallut le pratiquer du côté de l’orient, parce
que la muraille, excepté en cet endroit, était bâtie sur le roc. Les Perses
commencèrent à creuser auprès du fossé, et pénétrèrent jusque sous le mur
extérieur. L’ouvrage avançait sans que les habitants en eussent connaissance,
lorsqu’un soldat de l’armée des Perses, on ne sait par quelle raison,
s’approcha à l’abri de son bouclier comme pour ramasser les traits que les
Romains avoient lancés; et, faisant semblant de les insulter par des
railleries, il les avertit du péril où ils étaient. Aussitôt les Romains
creusèrent la terre entre les deux murs, et sous la direction d’un habile
ingénieur, nommé Théodore, ils ouvrirent une tranchée parallèle aux murailles,
et que la mine des Perses devait nécessairement rencontrer. En effet, on vit
bientôt déboucher dans la traverse les travailleurs ennemis. Les premiers
furent tués; les autres regagnèrent promptement leur camp sans être poursuivis,
les assiégés ne voulant pas s’engager dans le souterrain. Le peu de succès de
cette tentative fit perdre à Chosroès l’espérance de se rendre maître de la
ville. D’ailleurs son armée souffrait beaucoup, parce qu’elle manquait d’eau.
Le fleuve Cordés traversait la ville; mais à son entrée il était bordé de
roches inaccessibles, et à sa sortie les habitants étaient les maîtres d’en
dérober les eaux aux ennemis. Ayant fait creuser une fosse très profonde de
quinze pieds de diamètre, dans l’intention de trouver quelque source, ils
avoient remarqué que, dans les inondations, le fleuve s’y perdait comme dans un
abîme, et que, rencontrant des canaux souterrains, il reparaissait à deux
lieues de là, près de Théodosiopolis. Ils firent donc
de cette fosse un puits perdu, où ils détournaient les eaux du fleuve
lorsqu’ils le jugeaient à propos, en sorte qu’il ne sortait plus de la ville,
et que son lit demeurait à sec de ce côté-là. Chosroès prit le parti de traiter
avec les habitants; il en reçut deux mille livres d’argent, et repassa en
Perse. Ce qu’il y a d’étonnant, c’est que Chosroès, malgré tant d’infractions
manifestes, prétendait que le traité subsistait toujours; et Justinien, sans
déclarer qu’il le regardait comme rompu, se contenait de ne le pas exécuter et
de n’en pas envoyer la ratification.
Los prisonniers transportés en Perse furent traités avec plus d’humanité
qu’ils n’espéraient. Le roi leur fit bâtir une ville à une journée de
Ctésiphon, et la nomma l’Antioche de Chosroès. On y construisit un
Cirque, des bains publics, et tout ce qui pouvait contribuer à la commodité et
même au plaisir des habitants. Il avait amené de Syrie des conducteurs de chars
et des musiciens. Il fit fournir des subsistances à cette colonie, jusqu’à ce
que le territoire qu’il lui abandonnait fût en état de la nourrir. Il voulut
qu’elle fût exempte de la juridiction des satrapes, et qu’elle relevât
immédiatement du roi. Il en fit même un asile pour les esclaves romains
dispersés dans la Perse: si quelqu’un d’eux s’y réfugiait, et qu’il fût reconnu
pour parent par un des habitants, son maître, fût-il un des plus grands seigneurs de la Perse, n’avait plus aucun droit sur sa
personne. Cette ville subsistait encore sept cents ans après, du temps d’Abulfarage, qui la nomme Al-Mahuza.
Tandis que le roi de Perse faisait bâtir une nouvelle Antioche, Justinien réparait
l’ancienne, nommée alors Théopolis, et réformait
les défauts de sa situation. Ce n était plus qu’un monceau de cendres et de
débris tellement confus, que les habitants ne pouvaient reconnaître
l’emplacement de leurs maisons. On commença par transporter les décombres loin
de la ville. Les murailles, trop étendues, embrassaient d’un côté des rochers,
et de l’autre des campagnes, on en resserra l’enceinte, qui ne renferma plus que
les édifices. L’Oronte, par ses détours, s’éloignait en plusieurs endroits, et laissait
aux assiégeants un terrain commode pour s'y loger. On creusa pour ce fleuve un
nouveau lit qui bordait les murs et leur tenait lieu de fossé. Chosroès était
entré par escalade, à la faveur de ce rocher qui joignait la muraille, et l’égalait
presqu’en hauteur. Dans la nouvelle construction, ce rocher resta loin des
murs, auxquels il ne pouvait plus nuire. Le terrain de la haute ville, hérissé
de rocs et coupé de ravines, fut aplani. Le sol d’Antioche était aride, et
l’eau y manquait souvent : on y creusa des citernes et des puits, un dans
chaque tour. Les murs s’appuyaient à deux montagnes, nommées Orocassias et Stauris;
elles n’étaient séparées que par une fondrière, qui, après de grandes pluies,
se remplissait d’un torrent à une telle hauteur, que l’eau passait par-dessus
les murs et se déchargeait dans la ville, où elle portait le ravage. On ferma
cette fondrière par une digue très élevée, au pied de laquelle on laissa des
ouvertures pour l’écoulement des eaux. Le terrain de l’enceinte fut pavé de
larges pierres: on partagea les rues, et l’on vit bientôt s’élever des
portiques, des marchés, des aqueducs, des fontaines, des thermes, des théâtres,
et tous les édifices qui donnent aux villes un air de magnificence et de
grandeur. Pour accélérer et faciliter aux habitants la construction des
maisons, Justinien fit venir de toutes parts un grand nombre d’ouvriers. Deux
grandes églises furent bâties et richement dotées, l’une à l’honneur de la
sainte Vierge, l’autre à l’honneur de saint Michel. On construisit aussi trois
hôpitaux, pour les hommes, pour les femmes, pour les voyageurs. Ces ouvrages ne
furent achevés que douze ans après, en 752, et Justinien fit voir en cette
rencontre, comme en plusieurs autres, qu’il s’entendait mieux à rebâtir les
villes qu’à les défendre. Antioche, souvent prise et saccagée dans la suite,
subsista cependant encore dans sa splendeur pendant plus de sept cents ans. On
rapporte que cette année Tarse fut presque entièrement détruite par un
débordement du Cydnus.
Vitigès avait excité Chosroès à la guerre. Son successeur Ildibad profita
de la diversion que ce prince faisait en Syrie. Les généraux que Justinien avait
chargés de la défense de l’Italie après le départ de Bélisaire ne ressemblaient
en rien à ce héros. Occupés de leur intérêt propre, ils ne songeaient qu’à
piller les habitants, et les abandonnaient à l’insolence et à l’avidité des
soldats. Comme ils avaient tous un égal pouvoir, ils n’agissaient point de
concert; et les troupes, ne sachant auquel obéir, n’obéissaient à personne.
Cette espèce d’anarchie fit perdre tout le fruit des travaux de Bélisaire.
Ildibad rassembla les Goths dispersés, auxquels se joignit une foule de
déserteurs romains. Il n’avait d’abord à sa suite que mille hommes; bientôt
tout ce qui restait de soldats en Ligurie et en Vénétie vint se ranger sous ses
étendards, et il conçut le dessein de reconquérir l’Italie.
Un financier avide et impitoyable acheva de ruiner. dans ce pays les
affaires de l’empire. Alexandre exerçait à Constantinople la charge de
logothète; c’est ainsi que les Grecs de ce temps-là nommaient le surintendant
des finances. Le peuple lui donnait le surnom de cisoir, instrument dont
se servent les monnayeurs pour couper l’or et l’argent, parce qu’il était d’une
merveilleuse adresse à rogner les pièces d’or sans en altérer la forme. Il avait
fait fortune par sa dextérité à trouver des ressources de finances. Né dans le
sein de la misère , il était parvenu rapidement à l’opulence la plus
scandaleuse. Pour animer la détestable industrie des subalternes qu’il employait
aux recherches fiscales, il leur abandonnait le douzième des sommes qu’ils faisaient
venir au trésor public. Ardent surtout à dépouiller les gens de guerre, il en
fit déserter un grand nombre; et ceux qui restaient, mourant de faim, perdirent
le cœur avec les forces. C’était la coutume que les nouvelles levées reçussent
une moindre paie, comme surnuméraires; la paie augmentait pour les soldats en
pied; les vétérans étaient mieux traités que les autres. Alexandre tenait les
soldats dans le rang des surnuméraires, et laissait vacantes les places de ceux
qui mouraient ou qui obtenaient leur congé. Il supprima la pension que
Théodoric avait conservée aux prétoriens de Rome et à leurs descendants, ainsi
que les distributions de blé qui se faisaient à l’hôpital de Saint-Pierre.
Enfin le nom de logothète, honorable par lui-même, devint, par les injustices
d’Alexandre, odieux à tout l’empire. Ce fut à ce brigand que Justinien confia
l’Italie, après en avoir rappelé Bélisaire. Il y fit plus de ravages que n’en
avoient fait les Goths. Il signala son arrivée dans la ville de Ravenne par des
recherches tyranniques, en demandant des comptes à des Italiens qui n’avaient
jamais manié les deniers publics. Toutes les gratifications obtenues de
Théodoric et de ses successeurs étaient, aux yeux d’Alexandre, autant de vols
et de crimes de péculat. Loin de récompenser ceux qui, par leurs blessures et
par la perte de leurs membres, avaient droit aux libéralités du prince, il les chicanait
même sur la solde qui leur était due. Ces vexations révoltèrent toute l’Italie,
inspirèrent la haine du gouvernement, et irritèrent tellement les troupes
romaines, qu’elles souhaitaient de voir prospérer les Goths, et ne conservaient
plus aucun sentiment d’honneur.
L’armée d’Ildibad grossissait tous les jours. Vital commandait en Vénétie,
ne voulant pas lui donner le temps de se rendre plus puissant, l’alla chercher
près de Trévise. Il y eut un sanglant combat, où le général romain fut
entièrement défait. Presque tous les Hérules, qui faisaient sa principale
force, y périrent avec Visande leur chef. Cette
victoire donna beaucoup de réputation aux armes d’Ildibad. Pour arrêter ses
progrès, Bessas marcha de Ravenne à Plaisance; mais Ildibad n’était déjà plus.
Voici quelle fut la cause de sa perte. Vraïas était chéri de toute la nation.
Il avait sur le roi l’avantage d’avoir refusé la couronne; mais sa modestie le tenait
dans le rang d’un sujet obéissant et soumis. Sa femme, au contraire, déjà
distinguée par sa beauté et par ses richesses, avait pris tout l’orgueil de la
royauté. Un jour qu’elle entrait aux bains avec une superbe parure et une suite
nombreuse, elle y rencontra la reine simplement vêtue, et passa devant elle en
la regardant avec mépris. Ildibad, n’ayant pas encore recouvré le domaine de
ses prédécesseurs, n’était pas en état de soutenir la majesté du trône. Sa
femme, qui jusqu’alors avait eu besoin d’effort pour pardonner à cette rivale
la supériorité de la fortune et de la beauté, perdit patience en cette
occasion; et le roi, touché de ses larmes, eut la faiblesse d’épouser son
ressentiment. Il fit assassiner Vraïas comme coupable de trahison. Cette action
le rendit odieux, et un de ses gardes se chargea de la vengeance publique pour
se venger lui-même. C’était un Gépide, nommé Vilas.
Eperdument amoureux d’une fille qu’il était sur le point d’épouser, au retour
d’une expédition il trouva que le roi l’avait contrainte de prendre un autre
mari. Outré de désespoir, il résolut de laver cet outrage dans le sang
d’Ildibad. Un jour que le roi mangeait avec les principaux seigneurs, dans le
moment qu’il se penchait sur la table pour prendre un morceau, Vilas , qui se tenait
debout derrière lui avec les autres gardes, lui abattit la tête d’un coup de
sabre, au grand effroi des convives. Ildibad n’avait régné qu’un peu plus d’un
an. Il fut tué avant le printemps de cette année 541.
Le règne de son successeur, nommé Eraric, fut encore plus court. Celui-ci était
Ruge de nation. Les Ruges s’étaient joints aux Goths
du temps de Théodoric, mais sans s0allier avec eux par des mariages; en sorte
que la distinction des deux peuples se conservait de race en race. La mort
d’Ildibad ayant jeté le trouble parmi les Goths, les Ruges mirent sur le trône Eraric, le plus puissant d’entre eux; et les Goths le
reconnurent pour roi plutôt par crainte que par estime. Pendant un règne de
cinq mois il ne s’attira que du mépris. On osait même lui reprocher en face
qu’il n’était qu’un obstacle au rétablissement des Goths, qui commençaient à se
relever par le courage de son prédécesseur. Toute la nation tournait les yeux
vers Totila, neveu d’Ildibad, et déjà, malgré sa jeunesse, renommé pour sa
valeur et pour sa prudence. Il commandait dans Trévise. A la nouvelle de
l’assassinat de son oncle, il envoya proposer a Constantien de se mettre entre ses mains avec la ville et la garnison, si on lui assurait
un traitement honorable. Constantien promit avec
serment tout ce que demandait Totila; on convint du jour où les Romains entreraient
dans Trevise. Les choses étaient en cet état lorsque
les Goths envoyèrent offrir la couronne à Totila, espérant, disaient-ils,
retrouver en lui la valeur de son oncle. Il leur déclara avec franchise la
convention faite avec les Romains, et ajouta que, s’ils se défaisaient d’Eraric
avant le jour fixé pour l’exécution du traité, il se rendrait à leur désir.
Après cette réponse on ne cherchait que l’occasion d’ôter la vie à Eraric. Il
la présenta lui-même. Ayant assemblé son conseil, il y proposa de députer à
l’empereur pour demander la paix aux mêmes conditions que Vitigès avait
obtenues; c’est-à-dire que les Goths conserveraient le pays au-delà du Pô, et céderaient
le reste de l’Italie. On y consentit en apparence; et sur-le-champ Eraric fit
partir des ambassadeurs. Il les chargea secrètement d’assurer Justinien qu’il
était prêt à lui abandonner l’Italie entière, et à renoncer au titre de roi,
pourvu qu’on lui assignât une pension considérable avec la qualité de patrice.
Mais à peine les députés étaient-ils en chemin, qu’Eraric fut tué, et Totila
proclamé roi à Pavie vers le mois d’août. Ce prince, vraiment digne de succéder
à Théodoric, portait le nom de Baduella ou Baduilla, comme on le voit par ses monnaies; Totila n’était
qu’un surnom, sous lequel il est plus connu, et qui, dans la langue des Goths, signifiait immortel.
Les généraux romains, plus attentifs à piller l’Italie qu’a la défendre, ne
songeaient pas à profiter des troubles que ces révolutions causaient parmi les
Goths. Excités enfin par les reproches de l’empereur qui se plaignait de leur
inaction, ils se rendirent à Ravenne, et résolurent d’attaquer Vérone. Leur
armée était de douze mille hommes, commandés par onze généraux, entre lesquels Constantien et Alexandre tenaient le premier rang. Ils
vinrent camper à trois lieues de Vérone , dans les plaines qui s’étendaient
entre cette ville et Mantoue. Marcien, maître d’un château voisin , et fort
attaché au service de l’empire, leur ménagea une intelligence dans la placé.
Ils jugèrent à propos d’envoyer un officier avec quelques soldats pour
s’emparer d’une porte, et assurer l’entrée au reste des troupes. Il ne se
trouva que l’Arménien Artabaze qui voulût accepter cette commission hasardeuse.
Il était venu depuis peu en Italie à la tête des Perses que Bélisaire avait
envoyés à Constantinople après la prise de Sisaurane,
ainsi que je le raconterai dans la suite. Il prit avec lui cent soldats, et
s’approcha des murs à la faveur de la nuit. On leur ouvrit une porte comme on
en était convenu: les uns vont aussitôt avertir l’armée; les autres montent sur
les murs et égorgent les sentinelles. Les Goths, croyant avoir sur les bras
toute l’armée romaine, s’enfuient par la porte opposée; ils se rallient sur une
hauteur qui commandait la ville, et d’où l’on découvrait ce qui se passait dans
Vérone et dans les plaines d’alentour. Ils y demeurent le reste de la nuit.
L’armée romaine avait à peine fait une lieue, que les généraux s’arrêtent à
disputer ensemble sur le partage du butin. Le jour paraît, et les Goths,
revenus de leur effroi, voyant d’un côté le petit nombre des Romains dans
Vérone, de l’autre l’éloignement de l’armée, descendent en courant, et rentrent
par la même porte par laquelle ils étaient sortis, et qu’ils trouvent encore
ouverte. Ils fondent sur cette poignée de soldats, qui, ne pouvant tenir contre
eux, se retirent sur le haut des murs, d’où ils se défendent avec courage.
Cependant les généraux, après une longue contestation, s’avancent avec leurs
troupes. Mais, trouvant les portes fermées, et l’ennemi en état de faire une
vigoureuse résistance, ils prennent le parti de rebrousser chemin, malgré les
cris de leurs soldats, qui du haut des murs les suppliaient du moins de
favoriser leur retraite. Ceux-ci, se voyant abandonnés, sautent de la muraille
en bas; les uns se brisent en tombant sur des pierres, les autres rencontrant
un terrain uni, se sauvent, et regagnent l’armée avec Artabaze, qui accablait
de sanglants reproches ces lâches généraux. Après avoir repassé le Pô, ils
s’arrêtèrent à Faenza, dans la province d’Emilie, à six lieues de Ravenne.
Dès que Totila eut appris que Vérone était en sûreté, il en fit sortir la
garnison, qu’il réunit à son armée, et allât chercher l’ennemi à la tête de cinq mille
hommes: c’était à quoi se réduisaient toutes les forces des Goths. Arrivé au
bord du fleuve Amone, qu’il fallait passer pour
joindre les Romains , comme c’était le premier essai qu’il faisait du courage
de ses troupes, il leur parla en ces termes : «Camarades, nous sommes tous parens, descendants de la même origine; l’intérêt est égal
pour tous, ainsi que le péril. Dans la plupart des batailles, le risque est le
même pour les deux armées; ici les suites de la défaite nous seraient bien plus
funestes qu’à nos ennemis. Ils ont des ressources dans ce grand nombre de
garnisons qui remplissent l’Italie; tout l’Orient arme pour eux. Mais, si nous
sommes vaincus, le nom des Goths périt avec nous. De deux cent mille hommes qui
ont commencé cette guerre sous les ordres de Vitigès, nous sommes réduits à
cinq mille. Si cette pensée nous afflige, il en est une autre qui doit ranimer
notre courage. Ildibad n’avait que mille soldats à sa suite lorsqu’il osa
attaquer les forces romaines; tout l’empire des Goths était resserré entre les
murs de Pavie. Voyez combien une seule victoire a multiplié vos troupes et
reculé vos limites. Il nous est plus aisé d’accroître notre puissance qu’il ne
le fut à Ildibad de la faire renaître lorsqu’elle était anéantie. La victoire
est féconde, elle grossit les armées, elle redouble leur vigueur. Déployez donc
ici tous vos efforts; la gloire est devant vos yeux, et le tombeau sous vos
pieds. Quelle espérance ne doit pas vous inspirer la conduite barbare des
Romains! Leur cruauté, leur avarice, les ont rendus l’horreur de l’Italie. Ces
peuples malheureux après s’être livrés
entre leurs mains, gémissent dans le plus dur esclavage, et vous tendent les
bras comme à leurs libérateurs. S’ils vous ont trahis, leurs tyrans les
punissent plus rigoureusement que vous ne feriez vous-mêmes. Dieu vous appelle
pour châtier l’injustice; servez sa vengeance; songez, que vous allez combattre
des lâches qui n’ont pas encore cessé de fuir depuis que, sans avoir vu l’ennemi,
ils ont abandonné Vérone dont ils étaient
maîtres.»
Artabaze conseillait de poster en embuscade sur les bords du fleuve un
corps de troupes qui, laissant passer la moitié des ennemis, la taillerait en
pièces avant que le reste pût la joindre. Mais les généraux, qui n’étaient
jamais d’accord, perdirent le temps à contester, et ne firent aucun mouvement.
Totila détacha trois cents hommes, qui allèrent passer le fleuve une lieue plus
haut, avec ordre de se replier sur les derrières, et de charger les Romains en
queue, lorsque la bataille serait engagée. Les deux armées s’approchent.
Pendant qu’elles attendent le signal, un Goth de grande taille, d’un air
menaçant et terrible, couvert d’un casque et d’une cuirasse, pousse son cheval
hors des rangs, et, s’arrêtant au milieu de la plaine, il défie au combat le plus
hardi des Romains. Ce guerrier se nommait Viliaris; il était connu pour sa
force et son courage. Artabaze fut encore le seul qui osât accepter le défi.
Ils courent l’un sur l’autre, et se lancent leurs javelots. Viliaris fut
atteint d’un coup mortel au côté droit, et aurait été abattu de cheval, s’il ne
se fût soutenu sur sa lance. Tandis qu’Artabaze s’approche pour l'achever, la
lance de Viliaris, qui était assurée contre une pierre, lui effleure le cou,
et, rencontrant une artère, en fait jaillir le sang en abondance. Viliaris
tombe mort, et le vainqueur rejoint son armée. On ne put arrêter le sang et ce
vaillant étranger, qui, après avoir combattu les Romains sur les frontières de
la Perse, les servait en Italie avec la même valeur, mourut trois jours après,
emportant avec lui les regrets de tous les soldats. Son absence rendit la
victoire plus facile à Totila. Pendant qu’on pansait sa blessure hors de la
portée du trait, les deux armées en étant venues aux mains, les Romains prirent
l’épouvante à la vue du détachement des Goths qu’ils apercevaient derrière eux,
et ne songèrent plus qu’à fuir. La plupart furent tués ou pris; ils perdirent
tous leurs étendards, ce qui n’était jamais arrivé depuis le commencement de la
guerre.
Ce premier succès releva les espérances des Goths. Le roi en envoya une
partie sous la conduite de Bléda, de Rodéric et d’Viliaris,
pour assiéger Florence. Justin, qui commandait dans cette place, fit savoir à
Ravenne qu’il n’était pas en état de se défendre. Bessas, Cyprien et Jean le
Sanguinaire volèrent à son secours, et les Goths se retirèrent près de Mucelle, à quatre ou cinq lieues de Florence. Les généraux
romains ayant pris Justin avec eux, laissèrent quelques soldats dans la ville,
et marchèrent à l’ennemi. Ils furent d’avis de donner le commandement général à
l’un d’entre eux , qui prendrait les devants pour attaquer, tandis que les
autres suivraient plus lentement. Mais, comme ils étaient tous indépendants
l’un de l’autre, et que chacun se croyait supérieur en mérite, il fallut s’en
rapporter au sort, qui tomba sur Jean le Sanguinaire. Les autres refusèrent de
le suivre, et Jean partit seul avec les troupes attachées à sa personne. Les
Goths, à son approche, gagnèrent une hauteur voisine. Il les y suivit avec
ardeur; ou combattit opiniâtrement sur la pente de la colline, et le carnage était
grand de part et d’autre. Jean se signalait par son audace ; et, toujours à la
tête des siens, il s’exposait aux endroits les plus périlleux. Un de ses gardes
ayant été tué près de lui, on crut qu’il était tué lui-même. Aussitôt l’effroi
se répand dans ses troupes; elles regagnent en désordre la plaine, où les
autres généraux s’étaient arrêtés. Ils avoient des forces de reste pour faire
tête aux ennemis, et même pour les envelopper; mais la terreur s’étant
communiquée à leurs soldats, tout se débande et se disperse. Bessas est blessé;
la plupart tombent sous l’épée des Goths. Ceux qui échappent au massacre fuient
pendant plusieurs jours, sans être poursuivis; et, dans les places où ils
arrivent hors d’haleine et encore pleins d’épouvante, ils n’annoncent autre
chose que la mort de leur général. Cette défaite rompit, la communication entre
les généraux; chacun d’eux se tint renfermé dans une place; Constantien dans Ravenne, Jean dans Rome , Bessas dans Spolette,
Justin dans Florence, et Cyprien dans Pérouse, ne songeant qu’à se fortifier et
à se mettre en défense contre Totila, qu’ils croyaient toujours à leurs portes.
Ce prince, aussi généreux que vaillant, traita les prisonniers avec tant de
douceur, qu’ils prirent parti dans son armée, et le servirent dans la suite
avec autant de fidélité et de zèle que ses sujets naturels.
Pour résister à un ennemi aussi redoutable par ses vertus que par sa
science militaire, l’Italie ne sentait que trop le besoin qu’elle avait de Bélisaire.
Mais ce général était pour lors à l’autre extrémité de l’empire. Chosroès, qui,
dès l’année précédente, avait violé le traité de paix aussitôt après l’avoir
conclu, était passé en Lazique à la tête d’une nombreuse armée pour chasser les
Romains de ce royaume. Voici quelle fut l’origine de cette guerre. Zathius, comme nous l’avons vu, s’était étroitement attaché
aux Romains sous le règne de Justin. Son fils Gubaze régnait
en Lazique depuis la mort d’Opsitès, frère de Zathius, et qui lui avait succédé. Mais ce prince était
opprimé par la tyrannie des commandants des troupes que les Romains entretenaient
dans ses états. Le général Pierre s’était rendu odieux par son orgueil et par
son avarice. Ses successeurs avoient suivi ses traces; et Jean, surnommé Zibus, acheva de soulever les peuples par ses concussions.
C’était un homme sorti de la poussière, qui s’était élevé par les voies qui dévoient
conduire à l’échafaud. Personne ne l’égalait en industrie à imaginer les moyens
de s’enrichir, et ses richesses l’a voient mis en état d’acheter le
commandement de la Lazique. Il engagea Justinien à bâtir au bord de la mer la
ville de Pétra, dont il fit sa place d’armes et son magasin, pour établir un
monopole qui ruinait tout le pays, en lui procurant à lui seul des profits
immenses. Les Lazes n’avoient ni blé, ni vin, ni sel, et manquaient de quantité
d’autres choses nécessaires à la vie. Ils les tiraient des côtes méridionales
du Pont-Euxin, donnant en échange des cuirs crus ou préparés, et des esclaves. Zibus se rendit maître de tout le commerce; on ne pouvoir
vendre qu’à lui, ni acheter que de lui, au prix qu’il voulait. Les officiers et
les soldats romains n’étaient plus que ses facteurs. Il avait deviné d’avance
une bonne partie de ces raffinements de persécution que les traitants ont dans
la suite réduits en art. Enfin les Lazes, excédés de tant de vexations,
résolurent d’avoir recours à Chosroès. Ils lui envoyèrent offrir la
souveraineté, pourvu qu’il s’engageât à ne les jamais livrer aux Romains contre
leur gré. Le roi leur promit de les tirer d’esclavage, et leur demanda s’il était
possible de pénétrer dans leur pays avec une armée. C’est qu’il avait ouï dire
que les avenues en étaient fermées par tant de montagnes escarpées et par des
forêts si épaisses, qu’elles étaient presque impraticables, même aux voyageurs.
Les députés répondirent que ces montagnes, qui semblaient être inaccessibles portaient
elles-mêmes de quoi en faciliter l’accès ; qu'il ne fallait qu'abattre les bois
dont elles étaient couvertes, et dont les arbres, entassés les uns sur les
autres, combleraient les précipices; qu'ils s'offraient à lui servir de guides,
et que les gens du pays se joindraient à ses soldats pour lui aplanir les
chemins. Chosroès fit aussitôt les préparatifs de cette expédition. Pour cacher
son dessein, il recommanda le secret aux députés, et fit courir le bruit que
les Huns avoient fait une irruption en Ibérie, et qu’il allait marcher contre
eux.
Lorsque, après avoir traversé l’Ibérie, il fut arrivé aux frontières de
Lazique, Gubaze vint lui rendre hommage en se
prosternant à ses pieds, et le reconnut pour son souverain. Chosroès marcha
vers Pétra, et détacha un corps d’armée pour aller s’en rendre maître sous la
conduite d’un de ses généraux nommé Abéniamide. Zibus ne manquoit pas de hardiesse : il entendait du moins
les ruses de guerre. Il défendit aux soldats de la garnison de se montrer hors
de la ville, ni sur les murs, et il les plaça derrière les portes, avec ordre
de garder un profond silence. Les Perses, ne voyant rien paraître, et
n’entendant aucun bruit, se persuadèrent que la place était abandonnée. Ils en
donnèrent avis au roi, qui leur ordonna d’escalader les murs et d’abattre les
portes à coups de bélier. Assis sur une éminence voisine, il attendait
tranquillement le succès d’une opération si facile, lorsque tout à coup il voit
les portes s’ouvrir, les Romains sortir avec fureur, tailler en pièces un grand
nombre de ses gens, et mettre les autres en fuite. Transporté de colère, il
fait pendre Abéniamide, pour s’être laissé
surprendre, disait-il, par un misérable financier.
Cet affront le rendit plus opiniâtre. Il environna la place, et campa le
plus près qu’il fut possible hors la portée des machines. Le lendemain il
visita les dehors, et fit avancer toute son armée pour lancer des flèches sur les
murs. Mais les Perses faisaient moins de mal aux assiégés qu’ils n’en recevaient
eux-mêmes. Les machines de toute espèce dont la muraille toit
couverte leur tuaient beaucoup de soldats. Zibus perdit la vie dans cette occasion: fin trop honorable pour un concussionnaire
public. Sur le soir, les Perses se retirèrent dans leur camp, et le lendemain
ils travaillèrent à pratiquer un souterrain. Pétra était bordée d’un côté par
la mer, et de l’autre par des rochers qui la renvoient inaccessible. On n’y pouvait
entrer que par une gorge étroite entre deux montagnes; et cette gorge était
fermée d’une épaisse muraille, aux extrémités de laquelle s’élevaient deux
tours, que leur intérieur, plein et solide jusqu’à une hauteur considérable, mettait
à l’épreuve du bélier. Les Perses conduisirent le souterrain jusque sous l’une
de ces tours, et, après avoir détaché beaucoup de pierres des fondements, ils
soutinrent l’édifice par des étais, où ils mirent le feu. Les Romains, logés
dans la partie supérieure de la tour, n’eurent que le temps de se sauver et de
se renfermer dans l’enceinte de la place. Cet ouvrage détruit, la ville demeurait
sans défense de ce côté-là, ce qui força les habitants à capituler. Ils se
rendirent à condition qu’on leur laisserait la vie et tous leurs effets. Le roi
ne s’empara que des richesses de Zibus, qui étaient
immenses; et il sut tellement gagner la garnison, qu’elle s’engagea dans son
armée. Chosroès voulut encore enlever aux Romains deux places qui leur restaient
sur cette côte, à l’extrémité septentrionale; c’étaient Sébastopolis ou Dioscurias et Pityonte.
Ces deux villes, éloignées l’une de l’autre de deux journées de chemin,
autrefois très célèbres, et d’un grand commerce, étaient alors presque ruinées,
et Justinien, dans une de ses Novelles, ne les nomme que des châteaux. Les
garnisons de ces places apprenant que les troupes de Perse étaient eu chemin,
et se voyant hors d’état de les défendre, mirent le feu, et se sauvèrent par
mer à Trébizonde. Dans le même temps deux autres villes, Cèpes et Phynagore, que les Romains possédaient depuis longtemps
près du Bosphore cimmérien, furent prises et rasées par les barbares voisins. Chosroès
ne fit point d’autre entreprise cette année. Ses troupes avoient beaucoup
souffert des marches pénibles, de la disette et de la peste. Il apprit que
Bélisaire approchait de la Perse; que l’Assyrie était déjà en proie aux
Sarrasins, et que les Huns, qu’il avait envoyés en Arménie pour faire diversion
avoient été taillés en pièces par Valérien. D’ailleurs les soldats, excédés de
fatigue, osaient dire hautement que les entreprises du roi passaient son
pouvoir, et que les forces de la Perse n’égaleraient jamais celles de l’empire.
Chosroès, pour rabattre cette opinion avantageuse qu’ils avoient de la
puissance romaine, fit lire à la tête de son armée une lettre que Théodora écrivait
à Zabergane pour le prier d’inspirer à son maître des
sentiments pacifiques; elle lui promettait une grande récompense. «Je suis la
maîtresse, disoit-elle, de vous ouvrir les trésors de
l’empereur; tout est à ma disposition dans l’empire». Le roi relevait ces
dernières paroles, et leur demandait quelle idée ils se formaient d’un état
gouverné par une femme. Il n’en fallut pas davantage, dans l’esprit d’une
nation toute guerrière, pour faire succéder le mépris à l’estime qu’ils faisaient
des Romains. Cependant Chosroès résolut de partir; il mit garnison dans Petra,
et, traînant après lui un grand nombre de prisonniers, il reprit la route de
Perse.
Dans le temps que Chosroès se préparait à marcher. en Lazique, l’empereur,
qui n’était pas instruit des mouvements de ce prince, avait rappelé Germain ,
et fait partir en diligence Bélisaire, afin de prévenir le roi de Perse, qu’il croyait
disposé à entrer en Mésopotamie. Bélisaire, arrivé en ce pays, trouva des
troupes délabrées, sans habits, sans armes, et qui n’osaient paraître devant
les Perses. Son premier soin fut de les mettre en bon état. Il envoya ensuite
des espions en Perse pour s’informer des desseins de Chosroès: ils furent
trompés par les bruits que ce prince faisait courir, et rapportèrent que le roi
marchait en Ibérie pour y combattre les Huns. Sur ce rapport, Bélisaire résolut
d’entrer en Perse. Il venait de recevoir un renfort considérable de Sarrasins
que lui amenuit Aréthas; et l’empereur le pressait par des ordres réitérés.
Ayant donc convoqué à Dara une assemblée générale de tous les commandants
employés en Mésopotamie, il les consulta sur le plan qu’il devait suivre dans
cette campagne. Pierre et Buzès pensaient qu’il fallait entrer sur-le- champ en
action, et attaquer la frontière de Perse. Tout le conseil fut du même avis. Rhécitanque et Théoctiste, qui commandaient
un corps composé des garnisons de Syrie, approuvaient cette résolution; mais
ils refusaient de suivre l’armée, disant que leur absence laisserait la Syrie
et la Phénicie, exposées aux courses d’Alamondare. Bélisaire leur fit voir que
leur crainte était mal fondée, parce qu’on était parvenu au solstice d’été,
temps auquel les Sarrasins consacraient deux mois entiers aux pratiques de leur
religion, sans faire aucun usage de leurs armes. Il promit à ces deux officiers
de les congédier aussitôt que le terme serait expiré: ce qui les détermina à le
suivre.
Bélisaire alla camper à deux lieues de Nisibe, dans une plaine étendue et
arrosée de sources. Ses lieutenants s’étonnaient qu’il s’arrêtât si loin de
cette ville, dont ils prétendaient qu’il fallait faire le siège; quelques-uns
même refusaient d’obéir; en sorte que, contre sa coutume, il fut obligé de leur
rendre compte des motifs de sa conduite. Il leur représenta donc que «Chosroès,
en s’éloignant, avait sans doute pris soin dégarnir sa frontière; que, loin de
négliger Nisibe, le premier boulevard de la Perse, il en avait donné le
commandement a Nabède, le plus grand seigneur du
royaume; que, pou prendre Nisibe, il fallait attirer Nabède hors de place, et détruire la garnison; que, si l’on se battait près de la
ville, l’ennemi, ayant la retraite si proche, ne recevrait pas un grand
dommage; au lieu que, si la garnison s’éloignait, on aurait le temps de la
tailler en pièces dans la poursuite, ou de lui couper le retour». Ces raisons
satisfirent tous les officiers, excepté Pierre, qui alla camper à une
demi-lieue de la ville. Bélisaire le fit avertir de se tenir sur ses gardes;
que, selon l’apparence, les ennemis viendraient l’attaquer vers le midi, parce
que c’était l’heure où les Romains prenaient leur repas, ce que les Perses ne faisaient
que le soir. Pierre se tint en bataille, jusqu’à midi; mais alors les soldats,
ne pouvant supporter l’ardeur du soleil, mirent bas les armes, et se
dispersèrent pour aller cueillir des figues, dont ils voyaient quantité aux
environs de leur camp. Nabède profita de leur
sécurité pour faire une sortie. Ils coururent en tumulte à leurs armes, et
envoyèrent demander à Bélisaire un prompt secours : il s’était déjà mis en
marche à la vue des tourbillons de poussière qui lui avoient annoncé la sortie
des ennemis. Les troupes de Pierre étaient en déroute; elles avoient déjà perdu
cinquante hommes avec l’étendard, et pas un seul ne serait échappé, si
Bélisaire ne fût venu arracher la victoire aux Perses. Les Goths, qui formaient
la première ligne, chargèrent si rudement les ennemis avec leurs longues
javelines, qu’ils les mirent en fuite. On en tua cent cinquante, et on
poursuivit les autres jusqu’à la ville. Pierre, après avoir reçu cette leçon,
se retira avec ses troupes dans le camp de Bélisaire. Le lendemain les Perses
plantèrent, comme un trophée, sur une de leurs tours, son étendard, auquel, par
une basse plaisanterie, ils avoient attaché quantité de saucissons, pour
insulter à ce général qui aimait la bonne chère. Mais ils n’osèrent plus sortir
de la place.
Le dessein de Bélisaire étant de passer le Tigre, et de porter le ravage en
Perse pendant l’absence de Chosroès, il ne voulut pas perdre le temps devant
Nisibe, dont le siège aurait été long et meurtrier. S’étant donc mis en marche,
après une journée de chemin, il arriva devant Sisaurane.
C’était une forteresse très peuplée, où étaient en garnison huit cents
cavaliers des plus braves de la Perse, sous un commandant de grande réputation,
nommé Blescane. A la première attaque, les Romains
furent repoussés avec grande perte. Bélisaire, pour ne pas laisser derrière lui
tant d’ennemis, résolut de se rendre maître de cette place; et comme les
Sarrasins n’étaient nullement propres aux travaux d’un siège, il leur fit
passer le Tigre avec le roi Aréthas pour ravager l’Assyrie et lui rapporter des
nouvelles. Il y joignit un corps de douze cents hommes, sous le commandement de
Trajan et de Jean Phagas. La forteresse ne tint pas
aussi longtemps que l’avait pensé Bélisaire. Ayant appris de quelques
prisonniers qu'elle manquoit de vivres, il y envoya George, homme adroit et
intelligent, qui persuada aux assiégés de se rendre. Les habitants, qui étaient
chrétiens et de race romaine, eurent la liberté de se retirer avec leurs
effets. La place fut rasée, et les Perses furent conduits à Constantinople avec Blescane. L’empereur en fit des soldats; il les
envoya en Italie pour faire la guerre aux Goths, et cet Artabaze, qui mourut
cette année près de Faenza, était un de ces prisonniers.
Cependant Aréthas, après avoir passé le Tigre, trouvant un pays abondant,
et qui depuis long temps n’avait éprouvé aucun ravage, fit un riche butin, et pour
ne pas le partager avec l’armée de Bélisaire, il résolut de ne pas retourner au
camp. Il se fit donner un faux avis qu’une nombreuse armée de Perses passait
actuellement le Tigre, et que Bélisaire, trop faible pour la combattre, prenait
le parti de la retraite. Par son conseil Trajan et Phagas regagnèrent la Mésopotamie, et se renfermèrent dans Rhésène,
nommé alors Théodosiopolis. Bélisaire, n’en recevant
aucune nouvelle, et craignant qu’ils ne fussent perdus avec Aréthas, passa
inutilement beaucoup de temps à les attendre. Les chaleurs de l’été et les
ardeurs d’un climat brûlant auquel les Romains, et surtout les Thraces, n’étaient
pas accoutumés, causèrent la peste dans son armée, et le tiers des soldats était
déjà attaqué de cette funeste maladie. Les deux mois de fête que célébraient
les Sarrasins étant passés, Rhécitanque et Théoctiste demandèrent leur congé pour aller défendre la
Syrie contre les incursions d’Alamondare. Jean, fils de Nicétas, conseillait à
Bélisaire de repasser l’Euphrate, et les cris des soldats le forcèrent d’y
consentir. Il fit monter les malades dans des chariots, et retourna en Syrie.
Il fut enfin instruit de la perfidie d’Aréthas: mais le Sarrasin se tint
toujours si éloigné, qu’elle demeura impunie. Dans le même temps que le général
romain abandonnait la Perse, Chosroès y renterait pour, la défendre. Les succès
qu’il avait eus en Lazique ne le consolaient pas de la perte de Sisaurane et du ravage de l’Assyrie. Il passa l’hiver aux
préparatifs d’une nouvelle expédition. Bélisaire revint à Constantinople. On
blâma ce général d’avoir différé de passer le Tigre dès le commencement de la
campagne: on prétendit qu’il aurait pu piller toute l’Assyrie, pénétrer jusqu’à
Ctésiphon, et ramener avec lui les habitants d’Antioche que Chosroès avait
transportés en Perse.
Une intrigue secrète contribua encore à précipiter le retour de Bélisaire.
Photius, bâtard d’Antonine, mais digne d’une autre naissance, accompagnait
Bélisaire en Orient. Antonine le haïssait, parce qu’il rougissait des débauches
de sa mère, et elle ne cherchait que l’occasion de le faire périr. Le jeune
homme, soit par vengeance, soit par un trop vif sentiment d’honneur, fit
avertir Bélisaire du commerce qu’elle entretenait en son absence avec Théodose
à Constantinople. Bélisaire en fut indigné, et protesta qu'il allait enfin se
venger de tant d’outrages. Antonine, qui avait mis dans ses intérêts ses
domestiques de son mari, eut avis des mauvais services que lui rendait Photius,
et du danger où elle était. Elle prit le parti d’éloigner pour un temps
Théodose, et d’aller elle-même trouver son mari, sur lequel elle connaissait
son pouvoir. Mais il était trop irrité pour cette fois; et lorsqu’il eut
repassé l’Euphrate, dès qu’il sut qu’elle approchait, il la fit arrêter sans
lui permettre de paraître devant lui. On dit même qu’il fut plusieurs fois
tenté de s’en défaire, mais que sa passion pour elle fut toujours plus forte
que sa colère. A son retour, l’impératrice, qui chérissait la complice de ses
crimes, s’empressa de les réconcilier, et réussit sans beaucoup d’efforts. Ceux
qui entreprenaient de justifier Antonine étaient sûrs de trouver un puissant
avocat dans le cœur de son mari. Théodora traita cruellement tous ceux qui
avoient contribué à éclairer Bélisaire sur la conduite de sa femme. Photius s’était
saisi de la personne de Théodose à Ephèse, et l’avait transporté dans un
château en Cilicie; il fut forcé, par une douloureuse torture, à découvrir où
il était. Théodora fit revenir ce scélérat, le rendit à Antonine, le logea dans
son palais, et menaça l’empire de lui donner le commandement des armées.
Photius fut pendant trois ans enfermé dans un cachot affreux, d’où, s’étant
enfin sauvé, il s’enfuit à Jérusalem, où il prit le nom de Photin, et
demeura caché dans un monastère dont il fut abbé dans la suite. L'empire perdit
en sa personne un jeune guerrier formé par les leçons de Bélisaire, et dont la
valeur donnait les plus hautes espérances.
Peu de temps auparavant, ces deux femmes, qui ne connaissaient que le
fraude et le mensonge, les avaient mis en œuvre pour perdre un homme que la
justice avait droit dé punir. Jean de Cappadoce, préfet du prétoire, tyrannisait
l’empire depuis dix ans. Théodora lui passait toutes ses injustices; mais elle
ne lui pardonna pas d’avoir tenté plusieurs fois de la décréditer dans l’esprit
de l’empereur; elle résolut de le prévenir. L’entreprise était délicate; le
préfet avait la confiance de son maître; mais il avait aussi trop de vices pour
ne pas donner prise à ses ennemis. Son ambition démesurée lui faisait écouter
les prédictions de certains imposteurs qui lui promettaient la couronne
impériale. Ce fut par cet endroit faible que Théodora fit dessein de
l’attaquer; elle s’en ouvrit à Antonine, qui lui offrit toutes les ressources
de son génie. Le préfet avait une fille unique, nommée Euphémie; jeune encore
et sans expérience, elle se laissa prendre aux caresses d’Antonine, qui ne cessait
de murmurer contre Théodora, contre Justinien; c’étaient, disait-elle, des
monstres d’ingratitude, qui dévoient tout à Bélisaire, et ne le payaient que de
disgrâces. Elle lui faisait entendre que, si son père voulait se prêter à
l’intérêt public, tant d’injustices seraient bientôt réparées. Le préfet,
quoique consommé dans le manège de cour, fut la dupe de son ambition, et donna
dans le piège. Il convint d’une entrevue nocturne avec Antonine dans un
faubourg de Chalcédoine. Théodora instruisit l’empereur des dispositions perfides
de Jean de Cappadoce. L’eunuque Narsès, et Marcel, commandant des gardes du
palais, eurent ordre d’aller avec des soldats se cacher dans le lieu de la
conférence, et de tuer sur-le-champ le préfet, si ses discours faisaient connaître
qu’il fût coupable. On dit cependant que l’empereur, toujours attaché à son
ministre, le fit secrètement avertir d’éviter cette entrevue. Mais l’heure était
venue où les crimes de Jean de Cappadoce devaient recevoir leur châtiment. Il
se rendit à Chalcédoine; et, pendant qu’il s’engageait par serment à seconder
de tout son pouvoir le complot d’Antonine, Narsès et Marcel sortent de leur
embuscade; les gardes de Jean accourent pour le défendre; Marcel est blessé;
Jean s’échappe et se réfugie dans une église à Constantinople. Il fut dépouillé
de sa charge, conduit à Cyzique, et ordonné prêtre malgré lui, par un abus
énorme qui régnait alors. Jamais il n’en fit les fonctions, de peur de se
fermer le retour aux dignités, qu’il eut toujours là folie d’espérer. Ses biens
furent confisqués; mais il en sauva une partie, et l’empereur, par une suite de
son ancien attachement, lui relâcha presque tout le reste; en sorte qu’il continuait
de vivre avec splendeur, au grand déplaisir de l’empire dont il était détesté.
Enfin, au bout de quatre ans, la vengeance publique fut pleinement satisfaite.
Eusèbe, évêque de Cyzique, ayant été massacré dans une sédition, Théodora fit
accuser Jean d’être l’auteur de ce crime; et quoiqu’on n’eût pu l’en
convaincre, il fut jeté en prison, déchiré à coups de fouets, et obligé de
faire en plein tribunal la confession de toute sa vie. On le fit ensuite
embarquer pour l’Egypte, sans autre équipage que de misérables haillons dont il
fut revêtu. Dans tous les ports où le vaisseau relâchait, on exposait Jean de
Cappadoce sur le chemin public, et on le contraignit de demander l’aumône aux passants.
Il traversa en mendiant une grande partie de l’Egypte jusqu’à Antinople, où il était relégué. C’est ce qui a donné lieu
au roman de la mendicité de Bélisaire. Des écrivains sans critique ont confondu
la disgrâce de ce grand capitaine avec celle de Jean de Cappadoce, qui leur était
moins connu. Ce malheureux préfet, au milieu même de sa misère, n’avait pas
encore perdu son caractère fiscal; il osa citer en justice des habitants
d’Alexandrie comme débiteurs de l’épargne. Après la mort de Théodora, il eut la
liberté de retourner à Constantinople, où il mourut dans la pauvreté et dans le
mépris.
Théodote lui succéda dans la
préfecture; ce n’était pas un homme vertueux; mais, comme Théodora ne le trouvait
pas assez méchant, elle le fit accuser de sortilège et de maléfices; et quoique
le questeur Proclus l’eût déclaré innocent, il fut exilé à Jérusalem. Elle jeta
ensuite les yeux sur Pierre Barsamès, en qui elle rencontrait toutes les
qualités qui pouvaient lui plaire. Syrien de nation , après avoir fait la
profession de banquier, où il n’avait rien épargné pour s’enrichir, il fut
admis dans les gardes de l’empereur. Devenu préfet du prétoire, il déploya tous
ses talents, détournant la paie des gens de guerre, vendant les charges et les gouvernements
de provinces, qu’il laissait ensuite piller par ceux qui en avoient acheté le
droit, écartant les gens de bien pour n’employer que des scélérats, supprimant
les gages des officiers du palais, réduisant les provinces à la disette, en les
forçant d’apporter leur blé à Constantinople pour le leur revendre au double,
quoiqu’il fût gâté, et qu’il fallût le jeter dans la mer. La soie se tirait des
Indes par la Perse; on la mettait en œuvre à Tyr et à Béryte en Phénicie, d’où
elle se répandait dans tout l’Occident. Barsamès s’empara de ce commerce; il
força les ouvriers à ne travailler que pour lui, et défendit sous de grosses
peines d’en vendre ni d’en acheter d’antre que de lui. Il vendait l’once de
soie, de teinture commune, six pièces d’or; et celle de teinture royale quatre
fois davantage; ce qui ruina entièrement Tyr et Béryte, dont les ouvriers
passèrent en Perse. Les successeurs de Barsamès, à son exemple, partagèrent
avec le fisc les immenses profits de ce monopole. Les plaintes de tout
l’empire, les murmures du peuple de Constantinople, les menaces des gens de
guerre, et plus encore les énormes richesses de ce concussionnaire, firent
enfin ouvrir les yeux à Justinien. Théodora soutint longtemps un magistrat si
conforme à ses désirs. Il fallut cependant céder à la haine publique; mais le
sacrifice ne fut pas entier; on lui ôta la charge de préfet du prétoire pour
lui donner celle d’intendant des finances, et on dépouilla de celle-ci Jean de
Palestine, magistrat intègre et désintéressé, qui, depuis peu de mois qu’il occupait
cette place, s’était concilié l’estime universelle. Dans cette nouvelle
dignité, Barsamès ne changea pas de caractère. Il supprima presque toutes les
pensions que faisait le prince; ce qui réduisit à la mendicité grand nombre de
familles. Il retrancha aussi toutes les remises que les empereurs étaient en
usage de faire des reliquats de contributions. Il diminua le poids de la monnaie
d’or, sans rien rabattre de la valeur. C’était une coutume établie dès le temps
d’Auguste, que, dans la cérémonie des quinquennales, c’est-à-dire, lorsque les
princes renouvelaient après cinq années la mémoire de leur avènement à
l’empire, on distribuât cinq pièces d’or à chaque soldat. Cette libéralité, qui
n’avait jamais été interrompue depuis près de six cents ans, fut abolie par le
conseil de Barsamès.
Je ne sais si ce fut aussi par son avis que l’empereur cessa de nommer des
consuls; mais cette supposition ne portait aucun préjudice à l’état. La
puissance consulaire, éclipsée depuis longtemps par l’autorité souveraine, n’était
plus qu’un titre sans réalité. La fonction des consuls se réduisit à se donner
en spectacle sept fois l’année par une marche pompeuse, pendant laquelle ils jetaient
de l’argent au peuple. Ces dépenses montaient à deux mille livres d’or; et
comme peu de consuls étaient en état d’y suffire, l’empereur venait au secours;
et l’épargne en supportait une grande partie. Marcien avait voulu abolir ces
largesses mal entendues; mais la vanité des magistrats et l’avidité du peuple
les avoient perpétuées. En 536, Justinien les modéra par une loi, afin, dit-il,
que l’excès de ces dépenses ne détruise pas le consulat, faute de trouver des
personnes assez riches pour les soutenir. Il n’avait pas encore dessein
d’éteindre cette dignité; mais, six ans après, il la laissa tomber entièrement,
en ne nommant plus de consuls. Basile fut le dernier; et l’année suivante, 542,
est marquée dans les fastes et dans les lois, la première après le consulat de
Basile. On continua de dater ainsi jusqu’en 587; Alors on n’employa plus
d’autre caractère chronologique que l’année du règne et celle de l’indiction.
On y ajouta ensuite les années de Jésus-Christ: ce qui commença en Italie dès
l’an 590; mais plus tard dans les autres pays. Quoique cette année 541 soit
regardée comme la dernière du consulat, cependant les empereurs suivants, tels
que Justin II, Tibère, Maurice et Héraclius, prirent encore quelquefois le
titre de consul, comme on le voit par leurs inscriptions. Le consulat avait
duré mille quarante-neuf ans.
Après la défaite des généraux romains près de Mucelle,
Totila, maître de la campagne prit Césène, Pétra-pertusa et Urbin. De là il marcha en Toscane, où, ne
trouvant aucune place disposée à se rendre, il passa le Tibre; et, sans
entrer sur le territoire de Rome, il prit la route de Campanie. La grande
réputation de saint Benoît attira ce prince au mont Cassin. Il visita le saint
abbé; et ce conquérant, qui faisait trembler l’Italie, n’aborda qu’avec une
crainte respectueuse un moine faible en apparence, mais conquérant lui-même à
meilleur titre que Totila. Le saint lui donna des conseils , et lui prédit les
principaux événements de sa vie. Le roi s’avança jusqu’à Bénévent, qui ne fit
aucune résistance, quoique cette ville fût bien fortifiée; il en rasa les
murailles, afin qu’elle ne pût servir de retraite aux Romains. Il s’approcha
ensuite de Naples; et, n’ayant pu engager les habitants à le recevoir, il
résolut de l’assiéger. Conon y commandait une garnison de mille hommes. Totila
campa près de la ville, et détacha une partie de ses troupes pour se saisir des
places d’alentour. Cumes et plusieurs autres forteresses furent prises. On y
trouva des femmes de sénateurs, que le roi des Goths traita avec beaucoup de
respect, et renvoya à leurs maris. Cette modération lui fit grand honneur, et
facilita ses conquêtes. Bientôt il fut maître de la Lucanie, de l’Apulie, de la
Calabre, et du pays des Brutiens. L’empereur, privé
des revenus de ces provinces, ne paya plus ses troupes d’Italie; et les
soldats, réduits à vivre aux dépens du pays, pillaient les habitants et ne tenaient
plus aucun compte de leurs généraux.
Pour remédier à ces désordres, l’empereur envoya en Italie, avec le titre
de préfet du prétoire, ce même Maximin qu’il avait, trois ans auparavant,
député à Vitigès. Il lui donna autorité sur les généraux, et fit partir avec
lui une flotte sous le commandement d’Hérodien et de Phazas,
Ibérien de nation , et neveu de Pérane. On ne pouvait
faire un plus mauvais choix. Maximin, paresseux, timide, et tout-à-fait
ignorant dans le métier de la guerre, s’arrêta en Epire, et y perdit beaucoup de
temps. Démétrius, qui partit de Constantinople peu de temps après lui, était
plus hardi et plus actif; il avait servi en Italie sous Bélisaire. Il aborda en
Sicile, et, apprenant que les Napolitains étaient réduits à une extrême
disette, il assembla un grand nombre de vaisseaux, qu’il chargea de blé; mais
il ne put les garnir de troupes. Cependant les Goths prenaient déjà l’alarme,
et, croyant que Démétrius amenait aux assiégés un puissant secours, ils se disposaient
à lever le siège dès qu’il paraîtrait devant Naples. Au lieu de profiter de
cette erreur, Démétrius alla aborder à Porto, près de Rome, pour y lever des
soldats; il n’en put engager un seul, tant les succès de Totila avoient jeté
d’épouvante; et il fut obligé d’aller à Naples avec le peu de soldats qu’il avait
amenés de Constantinople. Le gouverneur de la ville assiégée se nommait aussi
Démétrius; c’était un matelot, né dans l’île de Céphalonie , qui était devenu
si habile dans la navigation, qu’après avoir rendu des services signalés à
Bélisaire dans ses deux expéditions d’Afrique et d’Italie, il avait reçu pour
récompense le gouvernement de Naples. Conservant toujours la rudesse de sa
première profession, il ne cessait, depuis le commencement du siège, d’insulter
Totila, et de vomir contre lui du haut des murs les injures les plus
grossières. A l’approche du secours, il fut assez hardi pour se jeter seul dans
une chaloupe, et assez heureux pour joindre la flotte. Il encouragea le
commandant , et le détermina à faire la descente. Totila, bien informé de
l’état de la flotte, ramassa quantité de barques légères; et dès que les
ennemis eurent atteint le rivage, il fondit sur eux avec tant de furie, qu’ils
ne songèrent qu’à prendre la fuite. Il n’échappa que ceux qui se jetèrent
dans les chaloupes et gagnèrent le large; du nombre desquels fut Démétrius le
commandant. Les Goths s’emparèrent de tous les vaisseaux et des équipages.
L’autre Démétrius fut fait prisonnier: on lui coupa la langue et les deux mains
pour châtier son insolence, et, en cet état, on le laissa retourner dans la
ville.
Maximin, instruit de ce désastre, craignit qu’on ne lui fît un crime de son
inaction. Il passa donc en Sicile; mais sa timidité naturelle le retint encore
à Syracuse. Enfin les instances des Napolitains, qui mouraient de faim, les
menaces de l’empereur, et les reproches de ses propres soldats, le forcèrent de
faire partir sa flotte. Il n’osa s’embarquer lui-même , et laissa la conduite
du secours à Hérodien, à Phazas, et à Démétrius, qui
s’était rendu en Sicile après sa défaite. On approchait de Naples, lorsqu’une
violente tempête fit échouer les vaisseaux au rivage où les ennemis avoient
leur camp. Les Goths s’y jettent aussitôt; et, trouvant des gens déjà troublés
et déconcertés pas l’orage, ils massacrent les uns, précipitent les autres dans
la mer; rien ne leur résiste. Démétrius est pris; Hérodien et Phazasse sauvent avec très peu de leurs soldats.
Totila fit conduire Démétrius, la corde au cou, jusqu’au pied des murs de
Naples, et lui ordonna d’exhorter les assiégés à se rendre; «qu’ils devaient
tout attendre de la clémence du roi et rien du pouvoir de l’empereur, qui n’avait
pas d'autre secours à leur envoyer après la perte de la flotte dont ils voyaient
les débris». Le triste spectacle de Démétrius , joint à ses discours encore
plus affligeants, leur fit perdre toute espérance. La ville était remplie de
tumulte et de confusion. Totila s’approcha lui-même; et ayant fait signe pour
demander qu’on l’écoutât : «Mes amis ( dit-il ), nous ne sommes pas venus ici
pour vous faire la guerre; mais pour vous délivrer du joug que vous n’avez reçu
qu’à regret , et pour vous récompenser de la courageuse résistance que vous
avez opposée aux Romains. De tous les Italiens, «vous êtes les seuls qui ayez
signalé votre attachement à notre nation. Mettez-vous à portée de vous faire
éprouver notre reconnaissance. Nous ressentons vos maux aussi vivement que
vous-mêmes. Ne craignez plus rien des Romains; leur fortune est passée; Dieu se
déclare pour nous. Nous permettons à Conon et à ses soldats de sortir de la
ville. Nous sommes prêts d’en faire serment, et de vous jurer à vous-mêmes que
nous vous traiterons comme nos amis et nos frères». Ces paroles, auxquelles la
famine donnait encore plus de force, ne faisaient pas moins d’impression sur la
garnison que sur les habitants. Cependant Conon, espérant encore du secours, et
ne voulant pas manquer à ce qu’il devait à l'empereur, demanda une trêve d’un
mois. Totila, pour lui faire sentir qu’il se flattait en vain, l’accorda pour
trois mois. Mais les assiégés ne pouvant plus supporter la disette, se
rendirent au bout de quelques jours, et Totila tint fidèlement sa parole.
Il fit encore beaucoup plus qu’il n’avait promis, et la garnison dut son
saint à la bonté de ce prince, qu’elle traitait de barbare. Voyant les soldats
romains épuisés par la faim, et craignant qu’ils ne se fissent périr eux-mêmes
par l’excès des aliments, il mit des gardes aux portes pour les empêcher de
sortir, et leur distribua d’abord une ration légère, qu’il augmenta chaque
jour. Après avoir rétabli leurs forces par ce sage ménagement, il leur ouvrit
les portes, et leur fournit des vaisseaux pour se retirer où ils jugeraient à
propos. Plusieurs d’entre eux demeurèrent au service d’un vainqueur si
bienfaisant. Conon et les autres, honteux de retourner à Constantinople, voulaient
aller à Rome par mer; mais, le vent contraire les retenant à Naples, ils
craignirent que l’humanité de Totila ne vînt enfin à se lasser, et que ce
séjour ne leur devint funeste. Le roi, s’apercevant de leur inquiétude, les fit
assembler, leur donna de nouveau sa parole, et les rassura par toutes les
marques d’une bonté sincère. Comme le mauvais temps continuait, il leur fournit
des chevaux, des mulets, avec les provisions nécessaires pour le voyage, et les
fit accompagner jusqu’à Rome par une escorte de ses meilleurs soldats. Il
détruisit ensuite une partie des murs de Naples, comme il faisait dans toutes
les places dont il se rendit maître, pour obliger les Romains à tenir la
campagne, où il cherchait occasion de les combattre.
Ce prince, si humain à l’égard de ses ennemis, punissait sévèrement le
crime dans ses propres soldats. Un Romain de Calabre vint lui demander justice
contre un de ses gardes, l’accusant d’avoir fait violence à sa fille. Le
coupable, sur son propre aveu, fut condamné à mort. Comme c’était un guerrier
renommé pour sa valeur, les principaux officiers se réunirent pour demander sa
grâce. Le roi, après les avoir écoutés avec bonté, leur répondit en ces termes.
«Ne me soupçonnez pas de cruauté: rien ne me touche plus sensiblement que les
malheurs de mes compatriotes. Mais le plus grand mal que je leur pourris faire,
serait de laisser les crimes impunis. Je sais que le vulgaire nomme clémence
une indulgence meurtrière qui nourrit les forfaits et les multiplie. Au
contraire, celui qui, par une sévérité salutaire, maintient l’autorité des
lois, est regardé comme dur et impitoyable. C’est la licence qui renverse ainsi
les vrais noms des choses pour se procurer l’impunité. Vous n’avez point de
part au crime: songez qu’en le défendant vous vous en rendriez complices. Je
tiens également coupables l’auteur du forfait et celui qui en empêche la
punition. Choisissez de sauver un criminel ou la nation entière. Au commencement
de la guerre, nous étions puissants et fortunés: le nombre et la bravoure de
nos soldats, nos richesses, nos victoires passées nous renvoient formidables.
Toutes les forteresses de l’Italie étaient en nos mains. L’injustice de Théodat
a détruit notre empire. Dieu s’est armé contre nous. Il a marché à la tête d’un
petit nombre de Romains, et nos armées innombrables ont disparu devant de faibles
ennemis. Rassasié de vengeance, il se tourne maintenant vers nous; son bras
puissant relève ceux que son bras avait abattus : nous n’attendions que la
mort; il nous a donné la victoire. Conservons-la par notre justice; n’attirons
pas sur nos têtes le châtiment que le coupable a mérité.» Ces sages réflexions
pénétrèrent le cœur des Goths; ils abandonnèrent le criminel; il fut exécuté, et
ses biens furent donnés à la fille qu’il avait outragée.
Pendant que Totila enlevait l’Italie à l’empire, Chosroès avait formé le
dessein de pénétrer en Palestine et de piller Jérusalem, où il espérait trouver
de grands trésors. Dès l’entrée du printemps, il prit la même route qu’il avait
tenue deux ans auparavant, en remontant le long de l’Euphrate. Candide, évêque
de Sergiopolis, en retirant des mains du roi de Perse
les douze mille prisonniers de Sura, s’était engagé à
payer deux cents livres d’or dans l’espace d’un an, sous peine, s’il y manquait,
de payer le double, et d’être dépouillé de sa dignité. Il n’avait pas satisfait
à sa parole lorsqu’il apprit que Chosroès approchait; il alla se jeter à ses
pieds, s’excusant sur son indigence et sur la dureté de l’empereur qui avait
refusé de le secourir. Le roi le fit mettre aux fers, déchirer à coups de
fouets, et, suivant la convention, il le condamna à fournir le double de la
somme promise. Candide le supplia d’envoyer à Sergiopolis pour y prendre tout ce qu’il y avait de richesses dans l’église de la ville. Chosroès
n’eut pas de peine à y consentir; mais il ne fut pas content du butin, et il
commanda à une cohorte de Perses d’aller le lendemain fouiller dans toutes les
maisons; ils avoient un ordre secret de se rendre maîtres de la ville. Un
Sarrasin chrétien, qui servait dans l’armée de Chosroès, eut connaissance de ce
dessein, et alla pendant la nuit en instruire les habitants, qui refusèrent
l’entrée aux Perses. Le roi, irrité, fit partir sur-le-champ six mille hommes
pour forcer la place qui n’avait de garnison que deux cents soldats. Les habitants
résistèrent d’abord avec courage; mais, n’espérant pas pouvoir tenir longtemps,
ils songeaient à se rendre, lorsque le même Sarrasin vint encore les avertir
que les Perses manquaient d’eau, et qu’ils partiraient dans deux jours. Cette
bonne nouvelle les rassura; ils continuèrent à se défendre; et, au bout de deux
jours, Chosroès ayant rappelé les assiégeants, décampa, emmenant avec lui
Candide, auquel il ne rendit jamais la liberté.
Justinien ne pouvait compter sur les commandants des troupes d’Orient; ils
n’osaient se montrer en campagne, et se tenaient enfermés dans des forteresses.
Il employa sa ressource accoutumée, et fit partir Bélisaire, mais sans lui
donner de troupes. Ce général se rendit en diligence dans l’Euphratésie.
Juste, un des neveux de l’empereur, était dans Hiéraple avec Buzès et plusieurs autres généraux. Ils invitèrent Bélisaire à venir se
renfermer avec eux. Il leur répondit que, «s'il n’était question que de la sûreté
de leurs personnes, il suivrait leurs conseils, mais qu'il s'agissait de sauver
l'état; et ne serait-ce pas le trahir que de laisser les provinces à la
discrétion de Chosroès?» Il les exhortait à venir le joindre à Europus sur l’Euphrate, où il avait donné rendez-vous aux
troupes qu’il pouvait rassembler. Ils obéirent, et ayant laissé Juste dans Hiéraple avec quelques soldats, ils se rendirent à Europus auprès de Bélisaire. Mais toutes les troupes
romaines réunies n’étaient rien en comparaison de l’armée des Perses, et, connaissant
leur propre faiblesse, elles tremblaient au seul nom de Chosroès.
Ce prince prenait la route de Palestine, lorsqu’il apprit que Bélisaire campait
à Europus, d’où l’on pouvait aisément passer
l’Euphrate. Il ne connaissait encore ce général que de réputation, et ne sa
voit pas en quel état était l’armée romaine. Il craignait que, tandis qu’il pillerait
la Palestine, Bélisaire n’usât de représailles sur les terres de Perse. Il
envoya donc Abandane, un de ses secrétaires, en
apparence pour se plaindre de ce que l’empereur ne ratifiait pas le traité
arrêté depuis deux ans, mais en effet pour examiner les forces de Bélisaire. Le
général romain, bien servi par ses espions, fut averti des intentions du roi;
et, pour lui cacher sa faiblesse, il choisit six mille hommes de la plus grande
taille, et d’une mine guerrière et assurée : il s'éloigna avec eux de son camp
comme pour une partie de chasse, et fit passer l'Euphrate à mille cavaliers
sous la conduite de Diogène et de l’Arménien Adolius,
avec ordre de courir sans cesse sur les bords du fleuve, pour faire croire que
leur dessein était d’en disputer le passage. Il fit planter sa tente dans une
plaine déserte; ses soldats, vêtus et armés légèrement comme des chasseurs, voltigeaient
autour de lui, et, lorsque le député de Chosroès arriva, ils le regardèrent à
peine, et le laissèrent passer avec un air de mépris et d’indifférence, comme
songeant à tout autre chose, et n’étant occupés que de leur divertissement. Abandane, s’étant présenté à Bélisaire, lui dit que le roi
de Perse, étonné qu’on ne lui envoyait pas de députés, comme on était convenu,
s’était cru obligé d’entrer à main armée sur les terres de l’empire. Bélisaire
répondit en riant que le procédé du roi était nouveau; que c’était par des
massacres et des ravages qu’il venait annoncer son empressement à conclure la
paix. Abandane, de retour auprès de son maître, lui
exagéra les forces de Bélisaire, sa fermeté et sa confiance, la qualité de ses
soldats. Mais ce qui effrayait le plus Chosroès, c’étaient ces cavaliers dont
il ignorait le nombre, et qui semblaient vouloir lui couper la retraite. Dans
la terreur dont il était saisi, il résolut de forcer le passage de l’Euphrate;
le pays qu’il avait traversé était absolument dépourvu de subsistances, et il
ne lui restait plus rien des vivres qu’il avait apportés. Bélisaire n’avait
garde de s’opposer à son dessein; il donna ordre aux cavaliers de s’éloigner,
et de laisser le passage libre.
Chosroès passa fort au-dessous d’Europus; ce qui était
facile aux Perses, qui portaient toujours avec eux des ponts volants. Dès qu’il
fut sur l’autre bord, il envoya dire à Bélisaire qu’il avait fait retirer ses
troupes par bienveillance pour les Romains, et qu’il attendait leurs députés
pour terminer enfin l’ouvrage de la paix, suspendu depuis si longtemps.
Bélisaire fit aussi passer l’Euphrate à ses troupes, et répondit à Chosroès
qu’il recevrait incessamment des nouvelles de l’empereur. Il le priait en même
temps de donner des preuves de dispositions pacifiques en ne commettant aucune
hostilité sur les terres de l’empire qu’il aurait à traverser. Le roi le
promit, à condition qu’on lui mettrait entre les mains un otage distingué par
sa qualité. Le général romain, étant arrivé à Edesse, lui envoya Jean, fils de
Basile, le plus riche de la ville, qui n’accepta cette commission qu’avec une
extrême répugnance. Ce fut ainsi que Bélisaire, sans tirer l’épée, et presque
sans troupes, sut mettre en fuite le prince le plus puissant de son siècle, qui
marchait à la tête d’une nombreuse armée: campagne plus savante et plus
salutaire que glorieuse et brillante, où la tête du général sut agir seule sans
employer le bras de ses soldats, et délivrer l’empire d’un péril dont cent
mille hommes, dit Procope, auraient eu peine à le sauver. Chosroès, qui comptait
pour rien toutes ses paroles, ne fut pas plus tôt à la vue de Callinique, qu’il
oublia celle qu’il venait de donner. On réparait alors les murs delà ville, qui
était encore ouverte en grande partie. A l’approche des Perses, les plus riches
habitants se sauvèrent avec leurs effets, les autres furent faits prisonniers
et emmenés en Perse; la ville fut détruite de fond en comble. Dans ce même
temps, les Arméniens, qui s’étaient donnés aux Perses trois ans auparavant,
trouvant le nouveau gouvernement encore plus dur que celui des Romains,
revinrent à leurs anciens maîtres. Le même Bassacès,
qui avait été le chef de la révolte, vint à Constantinople se jeter aux pieds
de l’empereur, qui le reçut avec bonté. Bélisaire fut rappelé à la cour, pour
être envoyé en Italie, ou la mauvaise conduite des généraux laissait libre
carrière à la valeur de Totila. Mais cette raison n’était qu’un prétexte,
puisque ce général fut retenu à Constantinople pendant toute l’année suivante.
Je vais exposer quel fut le vrai motif de son rappel.
L’empereur venait de faire célébrer pour la première fois à Constantinople
la fête de la Purification, qui fut instituée alors, et fixée au second jour de
février. Mais ce prince, très-zélé pour les pratiques extérieures de dévotion,
et moins soigneux que Totila de réprimer le libertinage qui triomphait
insolemment à la cour, éprouva cette même année les plus terribles effets de la
colère divine. Un tremblement de terre détruisit des édifices, des églises, et
une partie des murs de la ville près de la porte Dorée. Plusieurs habitants
furent ensevelis sous les ruines. Incontinent après, un fléau plus meurtrier et
plus inévitable dépeupla presque entièrement cette capitale. La peste cruelle
qui depuis dix ans ravageait successivement toutes les contrée de l’univers la
désola pendant quatre mois. Le nombre des morts croissait de plus en plus :
enfin il monta jusqu’à dix mille en un seul jour. Des maisons entières
devinrent des sépulcres, et toute la ville un vaste cimetière. L’empereur
chargea Théodore, son référendaire, du soin de faire enterrer les morts; il lui
donna des gardes du palais, et de l’argent du trésor, à quoi ce généreux
magistrat ajouta beaucoup du sien propre. Quand on eut rempli tous les tombeaux
des environs de Constantinople, on prit le parti de charger les cadavres dans
des barques, et de les transporter loin de la ville. Enfin la paresse et la
langueur, suite ordinaire de cette accablante maladie, firent imaginer une
nouvelle sorte de sépulture, qui devint funeste aux vivants. On découvrit les
tours dont les murs de la ville étaient flanqués, et l’on y jetait les corps
comme dans des puits. L’infection de tant de cadavres entassés les uns sur les
autres répandait la mort dans la ville, surtout lorsque le vent y portait ces
exhalaisons empestées. On rapporte qu’il y eut trois femmes enceintes dont les enfants
moururent de la peste dans leur sein, sans que les mères en fussent atteintes;
et qu’une autre femme, au contraire, mourut de ce mal en accouchant, sans que
l’enfant en apportât aucun signe. Procope dit que les débauches cessèrent
alors, et que les plus dissolus pratiquèrent les devoirs de la religion; non
pas, dit-il, que leur cœur fût changé, c’est l’ouvrage de la grâce divine, mais
parce qu’ils voyaient la mort suspendue sur leurs têtes. Aussi, à mesure que le
mal se ralentissait, ils reprirent leurs anciennes habitudes, et devinrent
pires qu’au par avant; toutes les sortes de commerce, tous les ouvrages furent
interrompus. Cette inaction générale causa la famine, qui emporta encore un
grand nombre d’habitants.
Justinien lui-même fut attaqué de la contagion. Un charbon pestilentiel fit
désespérer de sa vie, et le bruit de sa mort se répandit en Orient. Quelques commandants
des troupes, ajoutant trop de foi à cette novelle, et s’imaginant que Théodora,
qu’ils détestaient, allait disposer de l’empire, dirent hautement que, si l’on nommait
un empereur à Constantinople sans leur participation, ils n’y retourneraient
jamais, ni eux, ni leurs soldats. Justinien, revenu de sa maladie, fut informé
de ces discours par les commandants mêmes, qui s’accusèrent les uns les autres.
Théodora, plus irritée que son mari, manda Bélisaire et les autres officiers de
l’armée. Après les avoir entendus, elle demeura convaincue par le témoignage de
Pierre et de Phagas que cette parole était sortie de
la bouche de Buzès. Elle le fit venir au palais comme pour le consulter sur une
affaire importante. Il fut aussitôt chargé de fers et jeté dans un cachot
ténébreux et profond, où elle avait coutume de renfermer ceux qu’elle voulait
faire périr. Il y demeura deux ans et quatre mois sans voir la lumière. Le
geôlier, qui venait tous les jours lui jeter, comme à une bête féroce, une
misérable nourriture, avait défense de lui dire un seul mot. Il reparut enfin,
au grand étonnement de toute la ville, qui connaissait le caractère implacable
de Théodora. Si Bélisaire ne fut pas enveloppé dans sa disgrâce, il en fut sans
doute redevable à sa femme. Quoique Antonine n’aimât pas Bélisaire, et qu’elle
lui fît des outrages continuels, elle se trouvait bien de l’avoir pour mari, et
le payait de sa patience en le couvrant du crédit que la conformité de mœurs
lui donnait auprès de l’impératrice.
En rappelant Bélisaire, l’empereur
avait conféré à Martin le commandement général des troupes d’Orient; et la
colère de Théodora s’étant tournée tout entière contre l’infortuné Buzès, les
autres officiers avoient été renvoyés en Mésopotamie. Chosroès continuait ses
hostilités, quoiqu'il ne cessât de demander l’exécution du traité de paix, qui devait
lui apporter cinq mille livres d’or. Mais Justinien ne se pressait pas,
craignant avec raison que cette somme qu’il aurait donnée pour acheter la paix
ne servît à lui faire la guerre. Cependant les députés chargés de la
ratification étaient enfin partis, lorsque Valérien, qui commandait en Arménie,
fit savoir à l’empereur l’embarras où se trouvait le roi de Perse. Ce prince,
très religieux adorateur du feu, la grande divinité et l’oracle des Perses, avait
passé l’hiver dans l’Ardabigane, où était le plus
célèbre des temples du feu, nommé Pyrces. Cette
province conserve encore aujourd’hui le nom d’Aderbigian;
c’est une partie de l’ancienne Médie. Le dessein de Chosroès était d’entrer au
printemps sur les terres de l’empire par la Persarménie.
La révolte de son fils, et la peste qui se répandit dans ses troupes,
l’obligèrent de retourner à Ctésiphon. Sur cette nouvelle, Justinien donna
ordre à ses généraux d’entrer en Persarménie. Ils se
réunirent auprès de Martin, et l’armée romaine se trouva forte de trente mille
hommes.
Nabède, commandant du pays, n’en avait
que quatre mille. Il se posta entre des montagnes, dans un lieu nommé Anglon. Pour en rendre l’accès plus difficile, il traversa
toutes les avenues de grosses pierres, d’arbres abattus, de chariots, et borda
son camp d’un large fossé. Il mit quelques pelotons de soldats en embuscade
dans des masures voisines. Les Romains, arrivés à une journée de ce lieu,
prirent un espion des ennemis, qui les trompa: il leur fit accroire que Nabède avait abandonné le poste d’Anglon,
et qu’il était fort éloigné. Ils se débandent aussitôt, et marchent en
confusion, sans autre objet que de piller le pays, qui était riche et peuplé. A
la vue d’Anglon, leurs coureurs vinrent les avertir
que les ennemis les attendaient en bataille. Surpris de cette rencontre
imprévue, ils se rangent à la hâte, et comme ils peuvent, sur un terrain rompu,
inégal, embarrassé d’arbres et de pierres. Les Perses, faisant bonne
contenance, avaient ordre de se tenir fermes dans leur poste. Narsès, à la tête
des Hérules, chargea le premier, et mit en fuite ceux qui lui étaient opposés.
Toute l’armée suivait son exemple, lorsque les Perses, cachés dans les masures,
sortent sur les Romains, et portent partout le désordre et l’épouvante. Nabède fait en même temps avancer le reste de ses troupes.
Dans ces gorges étroites, le nombre ne donnait nul avantage. Les Perses
accablent de traits cette foule confuse d’ennemis qui s’embarrassent et se
renversent les uns sur les autres. Narsès reçut une blessure mortelle, et fut
emporté hors de la bataille par son frère Isac. Il
mourut peu de moments après; perte irréparable pour les Romains. Ce brave
guerrier, vainqueur autrefois de Bélisaire même, avait ensuite servi sous ses
ordres, et s’était signalé en Italie dans toutes les rencontres. Très-peu
d’Hérules échappèrent: ils étaient presque nus, couverts seulement d’une
casaque grossière et d’un bouclier: leurs esclaves, mêlés avec eux, combattaient
même sans bouclier, n’ayant permission de le porter qu’après s’être distingués
par quelque fait d’armes. La déroute fut entière. On vit alors trente mille Romains
fuir devant quatre mille Perses, qui, étonnés eux-mêmes de leur victoire, et
craignant quelque stratagème, ne les poursuivirent que jusqu’à l’entrée de la
plaine. Mais l’effroi ne cessa pas avec le péril: les soldats, et les chefs à
leur tête, fuyaient sans être poursuivis; les cavaliers, courant à toute bride,
sans regarder derrière eux, jetant leurs armes et leurs cuirasses, ne s’arrêtaient
que quand leurs chevaux tombaient morts de fatigue. Les ennemis firent un grand
carnage et beaucoup de prisonniers. Ils remportèrent une prodigieuse quantité
d’armes, et de toute sorte de bagages. Adolius, dans
sa fuite, passant auprès d’un château, reçut un coup de pierre dont il mourut.
Ce fut la seule action de cette campagne. Les généraux romains se renfermèrent
dans les places fortes, et la maladie retint Chosroès à Ctésiphon.
Les armes romaines ne réussissaient pas mieux en Afrique. Pour ne plus
revenir à ce qui se passait dans cette vaste région, je vais rassembler ici les
événements de cette année et des suivantes, jusqu’au temps où l’Afrique fut
entièrement pacifiée. Salomon la gouvernait avec sagesse, et la faisait jouir
depuis quatre ans des douceurs de la paix, lorsque le désir d’avancer sa
famille vint troubler son repos et celui de la province. Il n’avait point d’enfants;
un accident l’avait rendu eunuque dès sa première jeunesse; mais trois neveux ,
Cyrus, Sergius et Salomon, lui tenaient lieu de fils. Il les fit venir en
Afrique, et obtint de l’empereur le gouvernement de la Pentapole pour Cyrus, et
de la Tripolitaine pour Sergius. Ces jeunes hommes, sans mérite et sans
expérience, fiers du pouvoir de leur oncle, se crurent tout permis. Les Maures
nommés Leucathes vinrent en armes et en grand nombre
aux portes de la grande Leptis, résidence de Sergius, demandant les pressens
qu’on avait coutume de leur faire en conséquence du traité. Sergius suivit le
mauvais conseil de ce Prudentius qui, dès le
commencement de la guerre contre les Vandales, avait utilement servi les
Romains. Il reçut dans la ville quatre-vingts Maures des plus qualifiés, après
leur avoir promis sûreté, en jurant sur les évangiles; et les ayant invités à
un repas, il les fit égorger tous, à l’exception d’un seul qui s’échappa, et
porta cette nouvelle à ses camarades. Une si noire perfidie souleva toute la
nation. Les Maures marchèrent à Leptis, et furent vaincus dans un premier
combat; mais Prudentius y perdit la vie. Ils mirent
sur pied de plus grandes forces, entrèrent dans la Pentapole, et prirent
Bérénice. Cyrus n’avait osé les attendre; il s’était sauvé par mer à Carthage,
où son frère Sergius alla le joindre. Antalas, roi
d’une autre partie de la nation, avait été jusqu’alors fidèlement attaché aux
Romains; mais, indigné de la cruelle perfidie de Sergius, il se joignit aux
autres, et marcha vers Carthage. Il était personnellement irrité contre
Salomon, qui, après avoir fait mourir son frère accusé de trahison, avait
retranché à ce prince les provisions de vivres qu’on lui fournissait tous les
ans. Salomon, accompagné de ses trois neveux, vint au-devant des ennemis, et
les rencontra près de Thébeste, à six journées de
Carthage. Effrayé de leur nombre, il voulut entrer en négociation; il leur fit
dire que, s’ils avoient quelque sujet de se plaindre, il était prêt à leur
jurer qu’on leur donnerait satisfaction. Ils répondirent que le serment qu'il
leur offrait se ferait apparemment sur ces livres sacrés que les chrétiens nommaient
évangiles; que Sergius en avait déjà violé un pareil, et que, pour savoir s'ils
dévoient s’y fier une seconde fois, ils étaient bien aises d’éprouver par une
bataille si ces livres qu’on prétendait être divins avoient en effet quelque
vertu pour punir les parjures. Le lendemain Salomon surprit d’abord un parti de
Maures chargés de butin. Le refus qu’il fit de le distribuer sur-le-champ aux
soldats excita des murmures. Toute l’armée des barbares, fort supérieure en
nombre, s’étant rangée en bataille, les Romains se portèrent au combat sans
ardeur, et furent battus. Salomon, à la tête de ses gardes, se défendit quelque
temps avec valeur. Ensuite, forcé de céder au nombre, son cheval s’étant abattu
sous lui, il tomba dans une ravine, d’où ses gardes l’ayant tiré tout froissé
et hors d’état de se tenir à cheval, il fut pris et tué par les Maures. Telle
fut la fin de ce vaillant capitaine.
L’empereur lui donna pour successeur son neveu Sergius. Un si mauvais choix
fut pour l’Afrique une source de malheurs. Ce jeune commandant, aussi
présomptueux que malhabile, perdu de débauche, insolent, efféminé, avide du
bien d’autrui pour le prodiguer, abusait sans cesse de son pouvoir, et se rendait
également odieux aux officiers, aux soldats, aux Africains. Tous les Maures se
réunirent sous les ordres d’Antalas. Stozas sortit de
sa retraite, et vint, du fond de la Mauritanie , se joindre à eux. Cependant Antalas, qui ne faisait la guerre qu’à regret, écrivit à
Justinien qu’il était prêt à poser les armes, s’il rappelait cet indigne
gouverneur. Mais Sergius avait épousé la nièce d’Antonine, et cette alliance
lui procurait dans Théodora une protection plus forte que l’Afrique entière. Le
jeune Salomon, son frère, le surpassait encore en méchanceté. Il passait pour
mort depuis la bataille de Thébeste; il avait été
fait prisonnier, et, pour recouvrer plus aisément la liberté, il persuada aux
Maures qu’il n’était qu’un esclave vandale; il leur dit qu’il avait à Laribe, dans le voisinage, un médecin de ses amis, nommé Pégasius, qui ne refuserait pas de payer sa rançon. On fit
venir Pégasius, et on lui remit Salomon pour
cinquante pièces d’or. Dès que le jeune homme se vit en sûreté dans Laribe, il écrivit aux ennemis pour leur insulter et leur
faire savoir qui il était. Les Maures, outrés d’avoir été les dupes d’un
enfant, vinrent assiéger la ville. Elle manquoit de vivres; mais, comme ils l’ignoraient,
et que d’ailleurs les Maures n’entendaient rien aux sièges ni aux attaques des
places, ils consentirent à se retirer après avoir reçu trois mille pièces d’or.
Salomon devait la liberté à Pégasius. Voici quelle
fut sa reconnaissance. Après la levée du siège de Laribe,
ils allaient ensemble à Carthage. Comme ce jeune libertin se livrait sur la
route aux excès les plus infâmes, Pégasius prit la
liberté de le reprendre avec douceur, et sa remontrance fut payée sur l’heure
d'un coup d’épée qui lui ôta la vie. Salomon, étant allé peu après à
Constantinople, n'eut que la peine de demander des lettres de grâces, qu’il
obtint aussitôt. Mais le ciel ne lui pardonna pas. Ce monstre de dissolution et
d’ingratitude, étant parti pour aller en Orient voir sa famille, mourut
subitement en chemin.
Jean , fils de Sisinniole, étoit un officier romain estimé pour sa valeur. Mais, rebuté de l’insolence de Sergius,
qu’il méprisait, il se tenait dans l’inaction, et laissait Antalas,
joint à Stozas, ravager impunément la Byzacène. Enfin, à la prière des
Africains, il ramassa quelques troupes, et engagea un autre commandant, nommé Himérius, à venir le joindre avec ce qu’il avait de
soldats. Himérius, s’étant mis en marche, vint donner
au milieu du camp des ennemis, qu’il ne croyait pas si proches, et fut enveloppé.
Ses soldats s’enrôlèrent à la suite de Stozas. Pour lui, les Maures le
menacèrent de le tuer, s’il ne les rendait maîtres d’Adrumète.
Ils s’approchèrent de cette ville; et, s’étant arrêtés à quelque distance, ils
envoyèrent Himérius, avec des soldats, dire aux habitants
que Jean, fils de Sisinniole, avait taillé en pièces
l’armée des Maures, et qu’il allait arriver avec un nombre innombrable de
prisonniers. Pour les mieux tromper, on vit paraître à leurs yeux quelques
Maures chargés de chaînes. Ils ouvrirent leurs portes à Himérius;
et, son escorte s’en étant saisie, les Maures accoururent, pillèrent la ville,
et y laissèrent garnison. Himérius se sauva pendant
ce tumulte avec quelques-uns des siens, et retourna à Carthage. Peu de temps
après, un prêtre, nommé Paul, trouva moyen de remettre les Romains en
possession de cette ville. Etant allé à Carthage pour solliciter Sergius de ne
pas laisser entre les mains des barbares une place de cette importance, il n'en
put obtenir que quatre-vingts soldats. C’était un faible secours; il y suppléa
par son adresse. Ayant rassemblé grand nombre de vaisseaux et de barques, il
les chargea de paysans et de matelots déguisés en soldats romains; et,
lorsqu’il fut à la vue d’Adrumète, il fit dire aux habitants
que Germain, arrivé depuis peu à Carthage, leur envoyait une armée nombreuse
pour les mettre en liberté. Cette nouvelle remplit la ville de joie, et glaça
d’effroi la garnison. Paul, sans donner le temps ni aux uns ni aux autres de reconnaître
la vérité, entre dans le port à pleines voiles, fait main basse sur les Maures,
qui n’osent même se défendre, et se rend maître de la ville. Stozas et Antanas prennent eux-mêmes l’épouvante, et abandonnent la
Byzacène; mais bientôt après, revenus de cette erreur, ils y rentrèrent, et se
vengèrent, par de sanglants ravages, du massacre de leur garnison.
On attribuait ces malheurs à la lâcheté de Sergius. Justinien, voulant
apaiser les plaintes qu’il recevait tous les jours, lui envoya pour collègue Aréobinte, sénateur, d’une naissance illustre, mari de Préjecte, fille de Vigilance, et nièce de Justinien, mais
qui n’avait aucun usage de la guerre. Il fut accompagné d’Anastase, préfet du
prétoire, et de deux braves capitaines, Jean l’Arsacide, et son frère Artabane, le même qui avait tué Sittas en Arménie. Ces deux
guerriers venaient de passer au service de l’empereur dans le temps que les
Arméniens avoient abandonné le parti des Perses pour rentrer sous l’obéissance
des Romains. Sergius eut ordre de faire la guerre aux Maures de Numidie, et Aréobinte à ceux de la Byzacène. Celui-ci, en arrivant à
Carthage, apprit que Stozas et Antalas campaient à
trois journées de celte ville, près de Sicca-Veneria.
Il fit partir Jean, fils de Sisinniole, avec l’élite
des troupes, et écrivit à Sergius pour le prier d’envoyer du secours. Celui-ci
ne tint aucun compte de la lettre d’Aréobinde; en sorte que Jean fut obligé de
combattre une nombreuse armée avec fort peu de troupes. Jean et Stozas se haïssaient
mortellement. Dès qu’ils s’aperçurent, ils coururent l’un sur l’autre avec
fureur. Stozas, blessé à mort, tomba de cheval, et fut porté par ses soldats au
pied d’un arbre pour y rendre les derniers soupirs. En même temps les Maures
attaquèrent les Romains, et les mirent en fuite. Jean, se voyant enveloppé,
s’écria qu’il mourait sans regret, puisqu’il avait tué Stozas, et, comme il achevait
ces mots, il reçut le coup mortel. Stozas respirait encore, et il eut le temps
d’apprendre la mort de son ennemi, et de dire qu’il mourait avec joie. Jean
l’Arsacide périt aussi dans cette bataille, après avoir signalé sa valeur. Les
soldats de Stozas ne demeurèrent pas sans chef; à leur tête se mit un officier,
qui prit le nom de Stozas le jeune. Justinien comprit trop tard que le partage
entre deux commandants ne pouvait que nuire au bien des affaires; il rappela
Sergius, et l’envoya servir en Italie. Aréobinde, moins méchant, mais également
incapable, fut seul chargé du gouvernement.
Gontharis, qui commandait en Numidie, homme hardi et ambitieux, forma le
dessein de se rendre maître de l’Afrique et de prendre le titre de roi. Il
excita secrètement les Maures à marcher à Carthage, et convint avec Antalas de lui céder la Byzacène. Aréobinde, n’étant pas
instruit de ce complot, rappela Gontharis pour l’opposer aux ennemis, et gagna
un des rois maures, nommé Cuzinas, qui lui promit
d’abandonner Antalas dans le combat et de se joindre
aux Romains. Il fit confidence de ce secret à Gontharis, qùi ne tarda pas d’en avertir Antalas. Celui-ci n’en
témoigna rien à son associé; en sorte que ces deux princes continuèrent leur
marche vers Carthage; Cuzinas, engagé à trahir les
Maures; Antalas, d’intelligence avec Gontharis, qui trahissait
Aréobinde. Gontharis, résolu de se défaire de son général, croyait cacher son
crime en le faisant périr dans une bataille. Il lui persuada de se mettre à la
tête de l’armée pour aller combattre les Maures qui approchaient de la ville.
On devait marcher aux barbares dès le lever du soleil; mais Aréobinde, qui n’avait
jamais, endossé de cuirasse, et qui craignait les hasards, passa une partie du
jour à se faire ajuster son armure, et le reste à délibérer s’il était à propos
qu’il exposât sa personne. Gontharis, se figurant que ce délai était affecté,
et que son intrigue était découverte, se détermina à lever le masque et à
s’emparer de Carthage.
Le lendemain il fait prendre les armes aux soldats, et se rend maître des
portes de la ville. Il harangue les troupes, et leur représente Aréobinde comme
un lâche, qui n’attend que le moment de se sauver avec Athanase, et d’emporter
l’argent de l’armée , qu’il laissera périr par la faim et par l’épée des
Maures. «Prévenons leur dessein, ajouta-t-il; saisissons-nous de leurs
personnes. Je trouverai dans les trésors qu'ils se réservent de quoi payer tout
ce qui vous est dû». Les soldats lui applaudissent et le proclament général.
Aréobinde, averti de cette révolte, aurait sur-le-champ abandonné Carthage si
une tempête ne l’eût empêché de s’embarquer. Artabane le rassure; il rassemble promptement ses Arméniens avec les autres soldats qui étaient
demeurés fidèles, et l’engage à marcher au-devant de Gontharis. On se bat avec
fureur; Artabane taille en pièces tout ce qui se
rencontre devant lui. Les séditieux commençaient à plier, lorsque Aréobinde,
qui n’avait jamais vu de sang ni de carnage, effrayé d’une exécution si
terrible, prend la fuite, et se réfugie dans une église au bord de la mer, où
il avait déjà fait retirer sa femme et sa famille. Ses troupes fuient à son
exemple; Artabane ne peut les retenir, et est
lui-même entraîné par les fuyards. Gontharis se rend maître du palais et du
port. Il fait venir Athanase, vieillard timide, qui prend avec lui le ton
flatteur et approuve sa conduite. Il envoie Réparât, évêque de la ville,
assurer Aréobinde qu’on ne lui fera aucun mal, s’il vient de lui-même au
palais; mais que, s’il résiste, il ne doit s’attendre qu’à la mort. Aréobinde
ne se rendit qu’à une condition qui mérite d’être observée, parce qu’elle
représente une coutume singulière de ce temps-là. Ce fut que l’évêque baptiserait
un enfant, et donnerait parole pour Gontharis en jurant sur les fonts
baptismaux. Après ce serment, Aréobinde, vêtu d’une casaque d’esclave,
accompagna le prélat, et se rendit au palais. Arrivé devant le tyran, il se
prosterne à ses pieds, lui tendant les bras, et lui présentant le livre des
Evangiles et l’enfant qui venait d’être baptisé, comme témoin devant Dieu du
serment de Gontharis. Celui-ci le relève, et lui promet de le faire partir le
lendemain avec sa famille et ses trésors. Il l’invite à souper avec Athanase,
lui donne la place d’honneur, et le fait ensuite coucher dans un appartement du
palais. Aréobinde se croyait hors de danger, lorsqu’il vit entrer les gardes du
tyran, qui le massacrèrent malgré ses cris et ses lamentables supplications. On
laissa vivre Athanase par mépris pour sa vieillesse.
Gontharis fit porter à Antalas la tête
d’Aréobinde; mais il lui avait promis de partager avec lui l’argent et les
soldats, ce qu’il refusa de faire. Antalas, piqué de
cette infidélité, résolut de rentrer au service de l’empereur; et, pétant
éloigné de Carthage, il se joignit à Marcentius, qui commandait
quelques troupes dans la Byzacène. Le jeune Stozas vint alors joindre Gontharis
avec ses soldats. Cependant Artabane, sur la parole
de Gontharis, se mit entre ses mains, et, après lui avoir promis ses services,
il ne s’occupa que des moyens de punir sa perfidie par une autre trahison. Le
tyran traitait avec honneur la femme et la sœur d’Aréobinde : il ne leur fit
d’autre, violence que de contraindre Préjecte d’écrire à l’empereur qu’Aréobinde avait été tué contre la volonté dé
Gontharis, et qu’elles n’avaient qu’à se louer des bontés de ce général. Il espérait,
par ces mensonges, engager l’empereur à lui donner Préjecte en mariage avec une riche dot. Artabane, en qui le
tyran avait pris confiance, fut envoyé pour combattre Antalas.
Les deux armées se rencontrèrent auprès d’Adrumète.
Le prince maure, abandonné par Cuzinas, prit la fuite
dès le commencement du combat; mais Artabane, au lieu
de le poursuivre, fit retourner son armée en arrière. Ce mouvement parut aux
officiers dévoués à Gontharis une trahison manifeste, et un d’entre eux fut
tenté de tuer Artabane lorsqu’il fut rentré dans le
camp. L’Arménien justifia sa conduite par la crainte qu’il avait eue, disait-il,
d’être pris en queue par Marcentius, qui était dans Adrumète. Il persuada même à Gontharis qu’il n’avait pas
trop de toutes ses forces pour terminer cette guerre, et qu’il devait marcher
lui-même à la tête de son armée. Le tyran rassembla ses troupes, fit massacrer
tous ceux qui lui étaient suspects, laissa une garnison dans Carthage, sous les
ordres de Pasiphile, son confident, et lui commanda
de se défaire en son absence de tout ce qui restait de Romains, sans en
épargner aucun.
Le départ étant fixé pour le lendemain, Gontharis invita tous les officiers
de son armée à un grand festin. Ce fut l’occasion que prit Artabane pour lui ôter la vie. Il chargea ses gardes de l’exécution. Artasire,
Arménien, qui devait le premier frapper le tyran, pria Artabane de
le tuer lui-même sur-le-champ, s’il manquoit son coup, «de crainte, lui dit-il,
que la violence du supplice n’arrache de ma bouche un aveu qui vous serait funeste».
Ils attendirent que Gontharis fût ivre; alors Artasire s’approcha de lui comme pour lui parler à l’oreille. En ce moment critique, Artabane, agité des plus vives inquiétudes, changea
plusieurs fois de couleur, et quelques officiers, s’en étant aperçus,
devinèrent ce qui se préparait; mais, comme ils haïssaient eux-mêmes le tyran,
ils ne firent aucun mouvement, et attendirent l’événement en silence. Pendant
que Gontharis se tournait vers Artasire, celui-ci lui
porta un coup de sabre qui lui fracassa l’os du front, et lui coupa les doigts
de la main droite. Quoique étourdi d’un si terrible coup, Gontharis se levait
pour se défendre, lorsque Artabane, qui était à sa
gauche sur le même lit, lui plongea dans le flanc son épée jusqu’à la garde. Le
tyran fit encore un effort pour sauter à bas de son lit; mais il retomba
aussitôt. Artabane et Artasire,
secondés des Arméniens et des officiers romains, massacrèrent les amis et les
gardes de Gontharis. Ils sortent en même temps du palais en criant: ¡Vive
Justinien! A ce cri, les fidèles sujets de l’empereur coururent aux maisons des
partisans du tyran; ils égorgèrent les uns à table, les autres dans leurs lits. Pasiphile périt dans ce massacre. Le jeune Stozas,
s’étant réfugié dans une église avec quelques Vandales, en sortit sur la parole
d’Artabane. Ce fut ainsi que ce capitaine détruisit
la tyrannie de Gontharis, qui n’avait duré que trente-six jours. Il envoya Préjecte à l’empereur; et, pour récompense de sa fidélité,
il fut revêtu du commandement général de l’Afrique. Mais, désirant
passionnément d’épouser Préjecte, il demanda avec
instance et obtint aussitôt la permission de retourner à Constantinople. Il y
conduisit le jeune Stozas, qui, contre la parole donnée, fut pendu, après avoir
eu les deux mains coupées. Jean Troglita, frère de
Pappus, succéda en Afrique à Artabane. Il vainquit
les Maures, et reprit sur eux les enseignes que les Romains avoient perdues
dans la défaite de Salomon. Il fut cependant vaincu lui-même dans une seconde
bataille; mais il eut bientôt sa revanche, et profita mieux de sa victoire. Il
poursuivit si vivement les ennemis, que la plupart périrent dans la fuite avec
dix-sept de leurs chefs. Les autres allèrent chercher leur sûreté aux
extrémités de l’Afrique, d’où ils n’osèrent revenir. Enfin, l’an 543, cette
vaste contrée, inondée de sang depuis quinze ans, et couverte de cadavres et de
débris, commença de reprendre cette face riante que lui donne sa fertilité
naturelle.
En Italie, Totila étendait ses conquêtes. Sa réputation lui ouvrait tous
les passages. On comparait sa justice, sa tempérance , son humanité avec les
rapines, les débauches, les cruautés des généraux et des soldats romains. On
désirait de l’avoir pour maître, et avant que d’attaquer une ville, il avait
déjà gagné le cœur des habitants. Constantien manda à
l’empereur que ses forces n’étaient pas suffisantes pour tenir contre un si
redoutable ennemi, et cette lettre fut signée de tous les généraux. Totila, de
son côté, écrivit au sénat de Rome; il lui rappelait les bienfaits de Théodoric
et d’Amalasonte, et mettait en parallèle la tyrannie des ministres de
l’empereur, les vexations cruelles du surintendant Alexandre, la barbarie des
généraux et des soldats, qui tenaient les Italiens dans la plus dure servitude,
sous prétexte de les défendre: «Nous vous avons déjà vengés en partie, ajoutait-il;
prêtez-nous la main pour vous tirer de l'abîme où votre imprudence vous a
plongés. Un retour volontaire nous prouvera que votre défection a été forcée.
Sacrifiez à votre sûreté présente les espérances dont l’empereur vous amuse».
Cette lettre ayant été portée au sénat par des prisonniers auxquels Totila
donna la liberté, Jean le Sanguinaire, qui commandait dans Rome , empêcha d’y
faire aucune réponse. Totila en écrivit une seconde, dans laquelle il s’engageait,
par les serments les plus saints, à ne pas permettre qu’aucun Romain éprouvât
de la part des Goths ni mauvais traitements, ni dommage. Il fit faire un grand
nombre de copies de cette lettre, qui se trouvèrent un matin affichées dans les
lieux de Rome les plus fréquentés, sans qu’on pût découvrir par qui elles
avoient été introduites. On en soupçonna les prêtres ariens, qui furent chassés
de la ville. Totila, n’espérant plus rien de la bonne volonté des Romains,
envoya en Calabre un détachement de son armée pour assiéger Otrante, et marcha
vers Rome avec le reste de ses troupes. Cependant l'empereur, ne pouvant plus
compter sur les généraux qu’il avait en Italie, se détermina enfin à y renvoyer
Bélisaire.
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HISTOIRE DU BAS-EMPIRE. |