LIVRE QUARANTE - HUITIÈME.
An. 551-554.NARSÉS
Après avoir raconté ce qui se passait en Orient pendant l’année 551, je
vais reprendre la suite de la guerre des Goths, qui faisait le principal objet
des soins de l’empereur. Au commencement d’avril de cette même année, Jean,
neveu de Vitalien, se disposait à partir de Salone pour marcher à Ravenne,
lorsqu’il reçut ordre d’attendre Narsès, que l’empereur venait de nommer général
de ses armées d’Italie. Ce choix étonna tout l’empire. On ne pouvait pénétrer
les raisons qui avaient pu déterminer le prince à confier une expédition de
cette importance à un vieil eunuque plus exercé au service du palais qu’aux
opérations de la guerre, et qui, treize ans auparavant, chargé de conduire un
secours en Italie, n’avait signalé que sa jalousie contre Bélisaire. Ce qui paraissait
le plus vraisemblable, c’est que l’empereur, craignant que les officiers de
l’armée d’Italie ne refusassent d’obéir à Jean, qu’ils regardaient comme leur
égal, avait voulu mettre à leur tête un chef capable de leur imposer par le
crédit qu’il avait à la cour, et par la confiance intime dont le prince l’honorait
depuis long-temps. Personne n’apercevait encore dans
Narsès ces talents supérieurs , qui, sans autre recommandation, donnent
l’empire sur tous les esprits; et peut-être que le prince lui-même se laissa
conduire dans ce choix par son inclination plutôt que par ses lumières.
Narsès était un de ces hommes rares, que la Providence forme en secret, et
qu’elle tient comme en réserve dans ses trésors pour en faire la ressource des
états dans les conjonctures désespérées. Il semblait que la nature et la
fortune ne lui eussent préparé que des obstacles. Etranger, prisonnier de
guerre, esclave dans le palais, maigre et de petite taille, il n’avait
au-dehors rien que de méprisable. Placé d’abord au dernier rang, il s’éleva par
degrés; et, toujours supérieur à ses emplois, il devint garde des archives,
grand-chambellan, favori de l’empereur. Un génie aussi profond qu’étendu, un
sens droit et infaillible dans ses vues, une activité sans inquiétude et
toujours guidée par la prudence, la connaissance de lui-même et des autres
hommes, assuraient le succès de ses démarches. Sans aucune teinture des
lettres, il avait plus d’habileté, de vrai savoir et d’éloquence que l’étude
n’en procure aux hommes ordinaires. Il possédait à un degré éminent toutes les
vertus qui ne sont pas incompatibles avec l’ambition. Comblé de richesses par
son maître, il n’employait à son usage que ce qui était nécessaire à
l’avancement et au soutien de sa fortune; le reste se répandait en libéralités
et en aumônes. Sobre et frugal, ennemi déclaré de ceux que l’empereur regardait
comme hérétiques, religieux, et même dévot, il dépensa beaucoup en fondations,
en réparations d’églises et de monastères; et les historiens ecclésiastiques
disent que l’empire fut redevable de ses succès éclatants à l’efficacité de ses
prières, encore plus qu’à la force de ses armes. Ses talents pour la guerre n’attendaient
que l’occasion de se développer; et, sans avoir été soldat, il n’avait besoin
que d’une armée pour être un grand capitaine.
A juger des dispositions de Narsès par la conduite qu’il avait tenue en
Italie, il désirait passionnément une commission si honorable; et, comme il était
fait aux manèges de cour, on peut soupçonner qu’il ne s’empressa pas à seconder
Bélisaire auprès du prince lorsque ce général demandait des secours; peut-être
même contribua-t-il à le réduire au point de solliciter son rappel comme une
grâce. Mais, craignant pour lui-même le sort de Bélisaire, qui s’était vu comme
abandonné au milieu des ennemis, sans argent et presque sans troupes, loin de
demander le commandement, il prit le parti de se faire prier, afin d’être en
droit d’exiger des conditions qui pussent lui faciliter la victoire. Il fit
donc naître à l’empereur le désir de l’employer contre les Goths; mais, sur la
proposition qui lui en fut faite, il témoigna plus de répugnance que
d’empressement; il ne se rendit aux instances du prince qu’à condition qu’on le
mettrait en état de soutenir l’honneur de l’empire en lui donnant les troupes,
les munitions et l’argent nécessaires pour terminer une guerre si importante.
L’empereur accorda tout. Narsès puisa dans le trésor les sommes dont il eut
besoin pour lever et équiper une armée. La ville de Constantinople, la Thrace,
l’Illyrie, lui fournirent des soldats. Il marqua le rendez-vous de ses troupes
à Philippopolis, où il passa le reste de l’année à
faire ses préparatifs. Une autre raison l’y retint encore. Les Huns avoient
fait une irruption en Illyrie, et leurs nombreux escadrons, maîtres de tous les
passages, pouvaient l’incommoder dans sa marche, et lui enlever beaucoup de
soldats. Il attendit la retraite de ces barbares; et, sur la fin de l’année, il
se rendit à Salone, où il séjourna pendant le fort de l’hiver.
Cependant Totila, instruit des nouveaux efforts que faisait l’empereur, travaillait
à mettre Rome en état de défense. Il profita du retardement de Narsès pour ravager
les côtes de la Grèce. Une flotte de trois cents barques aborda à l’île de
Corcyre, aujourd’hui Corfou. Les Goths, après l’avoir saccagée, ainsi que les
îles voisines, firent une descente en terre ferme. Nicopolis, et Onchesmus en Epire, éprouvèrent toute leur fureur; ils
s’avancèrent jusqu’à Dodone, portant partout la terreur et la mort. S’étant
ensuite rembarques, ils ravagèrent toute la côte, et se saisirent des vaisseaux
qu’ils rencontrèrent en assez grand nombre, dont plusieurs portaient des vivres
à Salone pour l’armée de Jean et pour celle de Narsès qu’on y attendait.
Ancône était le seul port qui restait aux Romains entre Ravenne et Otrante;
c’était aussi l’unique magasin où ils pussent déposer le blé et les fourrages
qu’ils faisaient venir d’au-delà de la mer pour la subsistance de leurs armées
dans cette étendue de pays. Totila fit attaquer cette place, et du côté de la
terre et du côté de la mer, par trois de ses plus braves capitaines, avec un
grand corps de troupes et une flotte de quarante-sept vaisseaux. Les assiégés,
commençant à manquer de vivres, le firent savoir à Valérien, qui se trouvait
pour lors à Ravenne. Trop faible pour les secourir, il écrivit à Jean une
lettre pressante; et celui-ci, persuadé qu’il devait avoir plus d’égard à la
conservation d’une place de cette importance qu’aux ordres de l’empereur qui le
retenaient à Salone, partit sur-le-champ à la tête de trente-huit vaisseaux
bien armés et remplis de ses meilleurs soldats. Il alla mouiller à Scardone, où Valérien vint le joindre avec douze vaisseaux.
Sans perdre un moment, ils cinglèrent vers Sinigaglia,
qui n’est qu’à six ou sept lieues d’Ancône. Les généraux ennemis , avertis de
leur approche, font embarquer l’élite de leurs troupes, et viennent au-devant
d’eux avec toute leur flotte. Le combat s’engage aussitôt ; les deux flottes,
presque égales en nombre, s’avancent proue contre proue, et font partir une
grêle de flèches. Les plus braves, montés sur le tillac, combattent de pied
ferme comme en pleine campagne, et s’attaquent à coups d’épées et de lances.
Mais bientôt le désordre se met parmi les Goths, peu exercés aux combats de
mer. Les uns s’écartent et se laissent envelopper; les autres se pressent et
s’embarrassent mutuellement. Leurs mâts, leurs voiles, leurs cordages
entrelacés les uns dans les autres troublent la manœuvre et déconcertent tous
les mouvements. Ils se heurtent, ils se brisent, et sont plus occupés à éviter
le choc de leurs camarades qu’à repousser l’ennemi. Les Romains, au contraire, toujours
en bon ordre, toujours joints ensemble, sans se confondre ni s’entrechoquer,
profitent de toutes les fautes des barbares; ils coulent à fond ceux qu’ils
trouvent séparés, heurtent en flanc, et percent de leurs éperons ceux qui se
rallient; et, sautant à l’abordage, ils massacrent, ils précipitent dans la mer
et soldats et matelots. Les Goths ne savent ni éviter l’ennemi, ni se défendre,
ni même fuir; la plupart, pour se sauver, vont se jeter au milieu de la flotte
romaine; il n’en échappa que onze vaisseaux, auxquels ils mirent eux-mêmes le
feu dès qu’ils eurent gagné le rivage. Un de leurs généraux fut pris; la
plupart des soldats périrent ou par le fer ou dans les eaux; le reste s’enfuit
au camp, où ils portèrent un tel effroi, qu’abandonnant tentes et bagages, les assiégeants
se sauvèrent précipitamment à Auxime. Les vainqueurs profitèrent de leurs
dépouilles, fournirent Ancône de vivres, et s’en retournèrent, Valérien à
Ravenne, et Jean à Salone.
Cette victoire préparait les succès de Narsès , en diminuant les forces des
Goths et abattant leur courage. Ils apprirent en même temps qu’Artabane venait de reconquérir la Sicile. Totila lui-même
commença de craindre qu’il ne pût maintenir ses conquêtes contre la nouvelle
armée qui s’assemblait dans la Thrace. Il n’espérait plus d’accommodement avec
l’empereur; c’était en vain qu’il lui avait fait représenter plus d’une fois
par ses députés que, les François étant maîtres d’une partie de l’Italie, les
Goths ne lui demandaient que le reste d’un pays ruiné et désolé par la guerre;
qu'ils lui paieraient tribut, et se reconnaîtraient vassaux de l’empire; qu’ils
renonceraient à toute prétention sur la Sicile et sur la Dalmatie, et qu’ils seraient
toujours prêts à marcher à ses ordres, et à le servir dans toutes ses guerres.
L’empereur , sans vouloir entrer en aucune composition avec Totila, avait
toujours rejeté ses offres avec mépris.
Il recherchait au contraire l’amitié des François, et faisait tous ses
efforts pour les détacher de l’alliance des Goths. Dès que Théodebalde eut succédé à son père Théodebert, Justinien lui députa le sénateur Léonce pour
l’engager à se liguer avec lui contre Totila. Léonce représenta au jeune roi
que l’empereur n’avait commencé la guerre contre les Goths qu’après avoir
acheté bien cher l’alliance des Francs, qui lui avoient promis des secours;
qu’au mépris de cette alliance, Théodebert avait envahi des provinces entières
qui appartenaient à l’empire; que c’était au fils à réparer ces injustices en
restituant ce que le père avait usurpé; qu’il était de l’intérêt de Théodebalde de s’unir aux Romains contre les Goths, ennemis
naturels des Francs, et qui ne manqueraient pas de tourner leurs armes contre
eux dès qu’ils se verraient paisibles possesseurs de l’Italie. Théodebald
répondit qu’il lui suffisait qu’en montant sur le trône il eût trouvé sa nation
alliée des Goths; qu’il n’avait aucune raison légitime de rompre cette alliance;
qu’on avait tort d’accuser d’injustice la conduite de son père; que Théodebert
n’avait pris possession que des pays qui lui avoient été cédés par Totila. «Au
reste, ajouta-t-il , je ne refuse pas d’entrer en discussion sur cet article;
si l’on prouve que mon père ait rien usurpé sur les Romains, je suis prêt à le
rendre. Je vais envoyer des députés à Constantinople pour éclaircir mes droits,
et pour examiner le fondement de vos plaintes.» Il fit en effet partir avec
Léonce quatre seigneurs francs. On ne sait rien du détail de cette négociation.
Mais les Francs demeurèrent les maîtres de ce qu’ils possédaient dans la
Ligurie et dans la Vénétie.
Totila, pour se dédommager de la perte de la Sicile, fit passer une armée
en Corse et en Sardaigne, dont il s’empara sans résistance. Ces îles dépendaient
du gouvernement d’Afrique. Jean Troglita, qui commandait
dans cette province, fit partir aussitôt pour la Sardaigne une flotte chargée
de troupes qui abordèrent près de Cagliari. Cette ville était défendue par une
forte garnison, en sorte que les Romains, n’espérant pas l’emporter d’assaut,
se disposaient à l’assiéger lorsque les Goths firent sur eux une si furieuse
sortie, qu’ils furent obligés de regagner leurs vaisseaux avec beaucoup de
perte, et de retourner à Carthage.
Pendant que Narsès assemblait ses troupes à Philippopolis,
les Esclavons firent une nouvelle irruption en Illyrie. Justin et Justinien,
fils de Germain, marchèrent contre eux; mais, trop faibles pour livrer
bataille, ils se contenaient de suivre de loin les barbares, tombant sur ceux
qu’ils trouvaient séparés du gros de l’armée. Ils en tuèrent un grand nombre,
et firent beaucoup de prisonniers qu’ils envoyèrent à l’empereur; mais ils ne
purent empêcher le ravage qui dura longtemps. Enfin les Esclavons, chargés de
butin, repassèrent librement le Danube, parce que les Gépides, maîtres des
bords du fleuve, leur accordaient le passage moyennant une pièce d’or par tête.
Ainsi, pour fermer aux Esclavons l’entrée de l’Illyrie, il fallait exterminer
les Gépides, ou les mettre dans les intérêts des Romains. Le second parti était
le plus facile, et les Gépides eux-mêmes, prêts à recommencer la guerre contre
les Lombards, aspiraient à l’alliance de l’empire. Justinien consentit
volontiers à traiter avec eux; ils obtinrent même que douze sénateurs
confirmassent par leur serment les promesses de l’empereur: précaution peu
honorable au prince, et inutile aux contractants. En effet, bientôt après
l’empereur accorda aussi facilement aux Lombards des secours contre les
Gépides, sous prétexte que ceux-ci avoient violé le traité en laissant passer
quelques troupes d’Esclavons. Il mit sur pied une armée sous la conduite de
cinq généraux. Un d’entre eux étoit Amalfride, fils d’Hermanfroi, roi
de Thuringe, et d’Amaberge, nièce de Théodoric. Après
avoir été conduit à Constantinople avec Vitigès, il s’était insinué dans les
bonnes grâces de l’empereur, qui donna Rodelinde,
sœur de ce prince, en mariage à Audoin, roi des Lombards. Amalfride fut le seul des généraux qui joignit l’armée des Lombards avec ses troupes
particulières. Les autres s’arrêtèrent, par ordre de l’empereur, à Ulpiane en Mœsie, pour apaiser
une sédition que les disputes de religion y avoient excitée. Les Lombards, avec
le secours d’Amalfride, allèrent attaquer les
Gépides; il y eut une sanglante bataille, où il resta quarante mille morts de
part et d’autre; elle se termina à l’avantage des Lombards. Alboin, qui venait
de succéder à son père Audoin, envoya porter à l’empereur la nouvelle de sa
victoire, et lui fit en même temps des reproches de ne lui avoir pas fourni les
secours nécessaires stipulés par les traités, quoique les Lombards eussent
depuis peu signalé leur zèle pour l’empire, en se rendant en grand nombre sous
les étendards de Narsès.
La crainte des Gépides, voisins redoutables, tenait Alboin attaché à
l’empire, quoiqu’il eût depuis peu essuyé c' de la part de l’empereur un refus,
très juste à la vérité, mais qui cependant lui devait être sensible, Ildige, sur qui Audoin avait usurpé la couronne, après
avoir passé quelque temps chez les Esclavons, ainsi que je l’ai raconté, s’était
retiré à Constantinople avec trois cents Lombards qui avoient suivi sa fortune.
Justinien le traitait honorablement, et lui avait donné le commandement d’une
compagnie de sa garde. Alboin le fit demander à l’empereur, qui refusa de
livrer ce malheureux prince, Ildige oublia bientôt ce
bienfait; il écouta les mauvais conseils d’un Goth, nommé Goar,
amené autrefois prisonnier à Constantinople. Celui-ci lui persuada qu’il n’était
pas traité comme le méritait un prince, et l’engagea à prendre la fuite avec sa
troupe. Etant arrivé à la ville d’Apres dans la Thrace, ils se joignent à
d’autres Lombards, enlèvent les chevaux des haras de l’empereur, défont un
corps de Huns établis dans ce pays, qui venaient à leur rencontre. Après avoir
ravagé la Thrace, ils entrent en Illyrie et surprennent pendant la nuit une
armée romaine commandée par quatre généraux de réputation, qui les cherchaient
pour les combattre. Les quatre généraux sont tués et les soldats prennent la
fuite. Ildige et Goar passent chez les Gépides. Ceux-ci, après la défaite que je viens de raconter,
avaient fait la paix avec les Lombards; et, pour première assurance d’une
amitié sincère, Alboin envoya demander à Thorisin ,
roi des Gépides, de lui remettre entre les mains le rebelle Ildige.
L’empereur appuyait la demande d’Alboin. Thorisin consulta ses principaux seigneurs, qui se déclarèrent hautement en faveur d’Ildige, protestant qu’ils périraient plutôt avec leurs
femmes et leurs enfants que de noircir le nom des Gépides par une si lâche
perfidie. Le roi, fort embarrassé par cette résistance, chercha un expédient
pour refuser Alboin sans rallumer la guerre, Il n’eut pas de peine à le
trouver. Les Lombards avaient aussi donné asile à un prince fugitif qui avait
le même droit à la couronne des Gépides qu’Ildige à
celle des Lombards : c’était Ustrigothe, fils d’Elémond , dernier roi des Gépides. Thorisin,
bien persuadé que les Lombards ne seraient pas lus disposés que ses sujets à
violer les droits de l’hospitalité, proposa au roi lombard l’échange des deux
princes. Il espérait sauver Ildige par ce moyen. Mais
Alboin, qui savait qu’on ne doit pas consulter pour faire une méchante action,
ne prit l’avis que de lui-même; il consentit à sacrifier Ustrigothe pour perdre Ildige, et convint avec Thorisin qu’ils se satisferaient mutuellement en faisant
périr secrètement, chacun de son côté, celui qu’il avait entre les mains : ce
qui fut exécuté. Cette double perfidie ne fit pas grand éclat: tous les esprits
n’étoilent alors occupés que de la guerre d’Italie et de l’entreprise de
Narsès.
Crotone était assiégée par les Goths; Pallade, commandant de la garnison,
s’y défendait avec courage. Il avait plusieurs fois envoyé en Sicile avertir Artabane qu’il serait forcé de se rendre, s’il n’était
secouru. Mais Artabane avait alors besoin de toutes
ses forces pour achever de chasser les Goths de la Sicile. L’empereur, informé
de l’état où se trouvait Crotone, donna ordre d’embarquer les soldats qui gardaient
le pas des Thermopyles. A la vue de cette flotte, les Goths levèrent le siège.
Leur retraite répandit l’alarme dans tout le pays d’alentour. Ragnaris et Morrhas, l’un dans
Tarente, l’autre dans Achérontie, envoyèrent à Otrante, où commandait Pacurius, pour lui offrir de remettre leurs places entre
ses mains, si l’empereur leur accordait la vie à eux et à leurs soldats. Pacurius accepta leur proposition, et partit sur-le-champ
pour la faire agréer de l’empereur. Ragnaris donna
six otages; mais il refusa dans la suite de tenir sa parole.
Dès le commencement du printemps Narsès partit de Salone pour se rendre à
Ravenne, à la tête de plus belle armée que l’empire eût mis sur pied depuis
près d’un siècle. Outre l’argent qu’il avait reçu de l’empereur pour lever des
troupes, il emportait avec lui de grandes sommes pour fournir à tous les frais
de la guerre, pour payer les montres dues depuis longtemps aux soldats
d’Italie, et pour regagner les déserteurs qui s’étaient donnés à Totila. Jean,
neveu de Vitalien, le suivait avec ses troupes et avec celles que lui avoient
laissées Germain son beau-père. Alboin, roi des Lombards, lui envoya deux mille
deux cents hommes de sa meilleure cavalerie, accompagnés de plus de mille fantassins
attachés à leur service. On voit dès lors chez les Lombards une milice
semblable à ces hommes d’armes qui, plusieurs siècles après, furent d’un si
grand usage dans les guerres de France, d’Italie, et d’autres pays de l'Europe.
Il y avait aussi deux grands corps d’Hérules, l’un de trois mille cavaliers
conduits par Philémuth, l’autre de fantassins, d'une
valeur éprouvée, commandés par Aruth, qui, ayant été
dès son enfance élevé à la romaine, avait épousé la fille de Maurice, fils du
brave Mondon. Dagisthée, sorti de prison
nouvellement, et devenu plus sage par sa disgrâce, conduisait les Huns, que
l’espoir du pillage avait attirés en grand nombre. On voyait aussi dans cette
armée un corps de transfuges perses : ils marchaient sous les ordres de Cabade,
ce fils de Zamès qui, pour se soustraire à la cruauté
de son oncle Chosroês, s’était jeté, comme je l’ai dit, entre les bras de
l’empereur. Asbade, Gépide,
fort jeune encore, mais déjà renommé pour sa valeur, avait amené six cents
hommes des plus braves de sa nation. Le reste de l’armée était composé de
Romains, tous gens d’élite, sous le commandement de Jean Phagas.
Les richesses de Narsès le mettaient en état d’exécuter ses desseins, et sa
générosité le rendait maître absolu de ses troupes. Dès que le bruit s’était
répandu dans l’empire qu’il était chargé de l’expédition contre les Goths, la
fleur des militaires romains et barbares s’étaient venus ranger sous ses
étendards, les uns par reconnaissance, les autres pour se mettre à portée de
mériter ses bienfaits.
Lorsqu’il fut arrivé en Vénétie, il envoya demander le passage aux Francs,
maîtres de Trévise, de Vicence et de Padoue; ce qu’ils refusèrent, sous
prétexte qu’il avait à sa suite des Lombards, mortels ennemis de leur nation.
Il apprit en même temps que, quand il forcerait lès passages, il ne pourrait
prendre sa route que par Vérone, le Pô formant alors des marais immenses dans
le pays qu’on nomme aujourd’hui le Ferrarois.
Or cette route lui était devenue impraticable par les précautions de Totila. Ce
prince, convaincu que les Romains ne s’engageaient pas le long du golfe
Adriatique, à cause des marais et de l’embouchure des fleuves, avait envoyé à
Vérone Téia, le plus brave des Goths, avec l’élite de
son armée pour y arrêter Narsès. Téia avait rompu les
chemins, et fermé toutes les avenues par des fossés, par des abattis d’arbres,
par des inondations d’une grande étendue. En cas que les Romains osassent
tenter ces passages, il se tenait prêt à fondre sur eux. Dans l’embarras où se trouvait
Narsès, Jean, neveu de Vilalien, qui connaissait le
pays, lui conseilla de prendre le long de la mer, et de se faire suivre par un
grand nombre de chaloupes, qui serviraient à jeter des ponts sur les rivières.
Cet avis fut suivi; et l’armée gagna Ravenne sans aucune perte. On dit que
Narsès, passant près des lagunes de Venise, s’arrêta dans l’île de Rialte pour y faire sa prière, et qu’il fit vœu de bâtir
deux églises, s’il obtenait la victoire.
Narsès trouva dans Ravenne Valérien et Justin , avec quelques soldats: il y
séjourna neuf jours pour remettre ses troupes des fatigues d’une marche
pénible. Pendant ce temps-là, Usdrilas, capitaine
goth qui commandait dans Rimini, homme vain et fanfaron, écrivit en ces termes
à Valérien: «Après avoir, à ce que vous pensez, effrayé toute l’Italie par une
apparition fastueuse; vous vous tenez caché dans Ravenne, semblable à ces
fantômes qui épouvantent les enfants pendant la nuit, et qui disparaissent aux
approches du jour. N’êtes-vous donc venus ici que pour écraser par une multitude
de barbares un pays sur lequel vous n’avez aucun droit? Prenez enfin les armes,
montrez-vous aux Goths, et que les faites pas languir plus longtemps dans l’impatience
où ils sont de vous voir». Narsès ne fit que rire de cette bravade; et
lorsqu’il crut ses troupes bien reposées, il laissa Justin dans Ravenne, et
marcha vers Rimini. Cette ville est bordée du fleuve Marecchia,
qui portait alors le même nom que la ville. On le passait sur un pont de marbre,
ouvrage merveilleux d’Auguste, et le monument le mieux conservé qui nous reste
de ce prince. Les Goths avaient depuis peu abattu les parapets, rompu et
renversé les larges pierres dont il était pavé, et l’avoient rendu tout-à-fait
impraticable à une armée, surtout en présence de l’ennemi. Narsès s’étant
avancé avec une petite troupe jusqu’au bord du fleuve, Usdrilas parut sur l’autre rive avec quelques cavaliers. Un soldat de Narsès ayant tué
d’un coup de flèche un de leurs chevaux, ils rentrèrent dans la ville. Mais ils
en sortirent bientôt en plus grand nombre, et coururent sur Narsès , qui, dans
l’intervalle, avait passé le fleuve pour chercher un lieu commode à jeter un
pont. Les Hérules qui l’accompagnaient allèrent à leur rencontre, et tuèrent Usdrilas sans le connaître. Mais un Romain, l’ayant
reconnu, lui coupa la tête, et l’alla porter à Narsès. «Vous voyez, dit-il
alors à ses troupes, que la Providence, à notre insu, conduit nos bras et
dirige nos coups». Il fit passer le fleuve à son armée, et, sans entrer dans
Rimini, il continua sa route. Il ne voulait pas s’amuser à prendre des places,
ayant pour principe qu’une bataille gagnée fait tomber les remparts et dispense
de plusieurs sièges. Il prit le chemin de Rome sans suivre la voie Flaminie, pour ne pas rencontrer la forteresse de Pétra.
Etant arrivé à Fano, il laissa sur la gauche Fossombrone et les montagnes dé Furlo, et rentra dans la voie Flaminie, près du lieu où est maintenant le bourg d’Aqualagna.
Totila, informé de la route de Narsès, rappela Téia de devant Vérone, et partit de Rome pour marcher à la rencontre de l’ennemi. Il
prit son chemin par la Toscane, et, ayant traversé l’Apennin, il campa dans un
lieu nommé Tagines, aujourd'hui Pagina, entre Urbin et Fossombrone.
Narsès alla camper à quatre lieues, dans la plaine de Lentagio,
entre Aqualagna et Cagli.
Cette plaine était environnée de petites éminences, que Procope, d’après les
gens du pays, dit être les tombeaux des Gaulois vaincus par Camille. Mais cette
tradition est démentie par l’histoire; et si ces éminences étaient d’anciens
tombeaux, ce ne pouvait être que ceux des Carthaginois défaits à la suite
d’Asdrubal sur les bords du Métaure. Le général romain envoya quelques-uns de
ses officiers à Totila pour l’exhorter à la paix, et lui représenter qu’avec si
peu de forces il ne pouvait espérer de tenir longtemps contre celles de
l’empire. Ils avoient ordre, s’il n’écoutait pas leurs avis, de lui demander
jour pour le combat. Totila répondit fièrement qui on attendait trop tard a
parler de paix, et qu’une querelle de cette importance ne pouvait plus se
décider que par une bataille; que Narsès s’y préparât pour le huitième jour.
Narsès, se doutant bien que Totila voulait le surprendre , se tint prêt pour le
lendemain. Le roi des Goths ne manqua pas de s’avancer ce jour-là; mais, trouvant
les Romains sous les armes à la tête de leur camp, il établit le sien à la
distance de deux portées de flèche.
Sur la gauche du camp des Romains s'élevait un petit tertre qui devait
donner grand avantage pendant le combat. Au pied de ce tertre régnait un
sentier bordé d’un torrent; c’était le seul endroit par où l’on pût envelopper
l’armée romaine. Narsès y envoya, dès le milieu de la nuit, cinquante hommes de
pied, choisis entre ses meilleures troupes, avec ordre de se défendre de toutes
leurs forces lorsqu’ils seraient attaqués. Au point du jour, Totila, voyant ce
poste occupé par les Romains, résolut de les en déloger à quelque prix que ce
fût. II détacha un gros escadron de cavalerie, qui accourut, avec de grands
cris, dans l’espérance de les renverser du premier choc. Les Romains, bien
serrés et couverts de leurs armes, non-seulement soutinrent l’attaque, mais
entrechoquant leurs boucliers, et présentant le bout de leurs piques comme une
haie impénétrable et menaçante, ils épouvantèrent leurs chevaux, qui, refusant
d’obéir, emportèrent leurs cavaliers au bas de la colline. Les ennemis
revinrent plusieurs fois à la charge, et furent toujours repoussés. Un second
et un troisième détachements ne furent pas plus heureux. Enfin le roi des Goths,
après avoir inutilement employé presque toute sa cavalerie, laissa les Romains
maîtres du poste. Des cinquante hommes qui le gardaient il n’y en eut pas un
seul qui ne donnât des preuves de valeur : mais Paul et Ausilas se signalèrent. S’étant élancés hors de rang, et maniant leurs arcs avec une
force et une adresse incroyables, autant de flèches qu’ils tiraient, autant ils
abattaient d’hommes ou de chevaux. Lorsque les flèches leur eurent manqué, ils
firent usage de leurs épées, et, se couvrant de leurs boucliers, ils soutinrent
seuls l’effort des ennemis, abattant la pointe des lances à coups d’épées.
Enfin Paul, voyant la sienne émoussée, la jette par terre; et, saisissant à
deux mains la lance du premier cavalier qui court sur lui , il la lui arrache
de vive force; il en désarme de même trois autres, et ce prodige d’audace et de
vigueur achève de décourager les Goths. Pour récompense d’un fait d’armes si
extraordinaire, Narsès mit Paul au nombre de ses gardes. C’était, comme nous
l’avons vu en plusieurs rencontres, un grade des plus honorables, et qui donnait
rang entre les principaux officiers.
L’exemple d’une si éclatante valeur redoubla le courage des Romains sans
abattre celui des Goths. L’impatience d’en venir aux mains étincelait dans les
veux de tous les soldats. Les Goths, par un dernier effort, se proposaient
d’assurer pour toujours le fruit des conquêtes de Théodoric et de Totila. Ils croyaient
voir ces deux héros à leur tête: Totila, sur les bords du Métaure, leur retraçait
l’image de Théodoric sur les rives de l’Adda, ou dans les plaines de Vérone.
Les Romains, de leur côté, se persuadaient que suivre les étendards de Narsès,
c’était marcher à la victoire. Quoique cette bataille fût son coup d’essai,
cependant sa capacité universelle et l’élévation de son génie lui tenaient lieu
d’expérience. Il déployait, depuis qu’il avait le commandement, tous les talents
d’un général consommé : ses soldats l’admiraient comme un homme inspiré de
Dieu. A les entendre, c’était aussi par inspiration que l’empereur l’avait
choisi. La piété dont Narsès faisait profession leur donnait le ciel même pour
garant du succès: c’était un ange envoyé pour exterminer les barbares, pour
relever l’honneur de l’empire et la majesté du nom romain.
Les deux armées sortirent de leur camp pour se mettre en ordre de bataille,
et se rangèrent l’une et l’autre sur un front très-étendu. Narsès, et Jean ,
neveu de Vitalien, se placèrent à l’aile gauche, appuyée de l’éminence; ils avaient
à leur suite l’élite des troupes romaines, leurs gardes et les plus braves des
Huns. A l’aile droite était Valérien, Jean Phagas et Dagisthée, suivis du reste des Romains. Au centre furent
placés les Lombards, les Hérules et les autres barbares que Narsès, pour leur
rendre la fuite plus difficile, avait fait descendre de cheval : précaution
sage contre la perfidie et contre la lâcheté. Les tireurs d’arc, au nombre
d’environ huit mille, furent jetés sur les deux ailes. L’extrémité de la gauche
fut prolongée en angle droit, formé par une réserve de quinze cents cavaliers,
dont cinq cents avoient ordre d’observer les mouvements de l’armée, et de marcher
au secours de ceux qu’ils verraient plier; les autres dévoient charger en queue
l’infanterie des Goths. L’armée de Totila était rangée à peu près dans le même
ordre; il courait de rang en rang, animant ses soldats par ses paroles, et par
l’assurance guerrière qu’il portait dans ses regards. Narsès en faisait autant;
et, pour exciter l’ardeur de ses troupes, on portait devant lui, au bout d’une
pique, les bracelets, les colliers d’or, et les autres récompenses destinées,
selon l’usage des Romains, à ceux qui se distinguaient par leur valeur. On
resta quelque temps en présence. Le roi attendait deux mille hommes qui n’étaient
pas loin, et sans lesquels il ne voulait pas engager l’action.
Pour gagner quelques heures par un de ces défis qui servaient alors de
prélude aux batailles, un cavalier se détacha de l’armée des Goths, et vint
présenter le combat au plus hardi des Romains. Ce cavalier était un déserteur
nommé Cocas, connu pour sa valeur dans les deux armées. Un Arménien de la garde
de Narsès, nommé Anzalas, s’offrit à le combattre,
et, ayant évité la rencontre de sa lance, il lui perça le flanc, et l’étendit
mort sur la poussière. Les Romains jetèrent un cri de joie, et s’ébranlaient
déjà pour charger, lorsqu’ils furent arrêtés par un nouveau spectacle. Totila
s’avança, non pas pour défier Narsès, mais pour différer encore le combat, en
faisant montre de sa force et de son adresse. Sa bonne mine, sa contenance
fière, la vigueur qui paraissait dans toute sa personne, étonnaient les
regards. L’or éclatait sur ses armes, et les ornements de sa lance brillaient
de la pourpre la plus vive. Il montait un cheval vigoureux et parfaitement
dressé, qu’il maniait sur toutes les voltes avec une merveilleuse adresse. Il lançait
en l’air sa javeline en courant, la reprenait par le milieu, la changeait de
main, se renversait sur la croupe, fléchissait son corps à droite et à gauche
avec tant de souplesse, qu’on voyait bien que dès son enfance il s’était formé
avec soin à tous les exercices militaires. La matinée s’étant passée de la
sorte, il voulut encore gagner du temps en faisant demander à Narsès une entrevue.
Narsès répondit que sans doute la demande de Totila n’était pas sérieuse; qu’il
était absurde de parler d’accommodement lorsqu’on était sur le point de combattre,
après avoir montré tant d’empressement pour combattre lorsqu’on proposait un
accommodement.
Ces délais donnèrent le temps d’arriver aux deux mille hommes qu’attendait
Totila. On était au milieu du jour, et dans les grandes chaleurs du mois de
juillet. Totila, pour rafraîchir ses troupes, les fit rentrer dans le camp, et
leur ordonna de prendre leur repas en diligence, se flattant de prévenir les
Romains. Mais ses espérances furent trompées. Narsès, sans quitter le
champ de bataille, permit seulement à ses soldats de prendre une légère
nourriture sous les armes, et chacun dans son rang, toujours attentifs aux mouvements
des ennemis. Ceux-ci reparurent bientôt, et les généraux firent quelque changement
dans l’ordre de bataille. Les deux ailes de l’armée romaine, où étaient placés
les huit mille tireurs d’arc, se courbèrent en forme de demi-lune, et l’infanterie
des Goths se rangea derrière la cavalerie pour la soutenir et se joindre à
elle, en cas qu’elle fût enfoncée. Les cavaliers des Goths chargèrent les
premiers, et, se laissant emporter à une ardeur inconsidérée, ils s’éloignèrent
trop de leur infanterie, sans observer que les archers ennemis les enveloppaient.
Ils ne s’en aperçurent que par une grêle de flèches qui, tombant sur leurs
flancs, abattaient hommes et chevaux; et, après une grande perte, ils
regagnèrent en confusion le gros de leur armée. Totila les ayant remis en
ordre, ils revinrent à la charge avec plus de précaution; mais partout ils trouvèrent
des rangs impénétrables. Les Romains et les barbares de leur armée combattaient
avec une ardeur égale, et se disputaient le prix de la valeur. Ils avoient
l’avantage du nombre, et leur disposition plus ferme et mieux entendue était
également propre à l’attaque et à la résistance. La nuit approchait, lorsque la
cavalerie des Goths, rebutée de tant d’efforts, se renversa sur son infanterie,
où elle porta le désordre. Tous prirent la fuite, et dans ce tumulte affreux,
chacun ne songeant qu’à sauver sa vie, les cavaliers terrassaient les
fantassins; et ceux-ci, fuyant tête baissée sans oser lever les yeux, ne faisaient
usage de leurs armes que pour se percer et se renverser les uns les autres. Six
mille Goths restèrent sur la place, un grand nombre se rendit aux vainqueurs,
qui les firent d’abord prisonniers, et les massacrèrent ensuite. Entre les
morts se trouvèrent beaucoup de déserteurs romains.
La nuit couvrait déjà le champ de bataille, lorsque Totila, après avoir
fait d'inutiles efforts pour arrêter et rallier les fuyards, fut forcé de fuir
lui-même pour la première fois. Il était accompagné de cinq cavaliers, et
poursuivi par cinq autres qui ne le connaissaient pas, entre lesquels était le Gépide Asbade. Celui-ci perça
Totila d’un coup de lance par-derrière, et ayant été lui- même blessé, ses
camarades cessèrent la poursuite pour le ramener au camp. Lés cavaliers de
Totila, se croyant toujours poursuivis, faisaient une extrême diligence,
quoiqu’ils fussent obligés de soutenir leur maître, qui, perdant ses forces
avec son sang, ne pouvait plus se tenir à cheval. Après avoir couru quatre
lieues, ils arrivèrent à Câpres, où ils s’arrêtèrent pour panser la blessure du
roi , qui expira entre leurs bras; prince digne d’un meilleur sort, et dont la
justice, la sagesse et la valeur méritent la plus haute estime, si l’on peut
lui pardonner quelques emportements de colère. Les compagnons de sa fuite
l’enterrèrent, fondant en larmes, et se retirèrent. Les Romains n’apprirent sa
mort que par une femme du pays qui leur montra sa fosse. Ils ne voulurent en
croire que leurs yeux, et l’ayant tiré de terre, après l’avoir longtemps
considéré, touchés eux-mêmes de compassion , ils le rendirent à la sépulture,
et allèrent porter cette nouvelle à Narsès. On raconte aussi d’une autre
manière la mort de Totila. On dit que, s’étant déguisé sous l’habit de simple
soldat, afin d’être moins en butte aux traits des ennemis, il fut percé d’une
flèche tirée au hasard; et que, se sentant atteint d’une blessure mortelle il
sortit du combat, et gagna avec beaucoup de peine le bourg de Câpres, où il
expira dans le premier appareil. On ajoute que cet accident jeta l’épouvante
parmi les Goths et fut cause de leur fuite. Narsès se hâta d’envoyer à
Constantinople la cuirasse de Totila teinte de sang, avec sa couronne enrichie
de pierreries. L’empereur, assis au milieu du sénat, reçut à ses pieds les
dépouilles d’un prince qui lui était supérieur en tout genre de mérite.
Narsès, plus grand encore après la victoire qu’il n’avait paru dans la
bataille, nullement ébloui d’un succès si éclatant, en rapportait à Dieu toute
la gloire, et songeait beaucoup plus à profiter des faveurs du ciel qu’à
s’abandonner à la joie. Il récompensa libéralement les Lombards, dont la valeur
lui avait été d’un grand secours. Mais il résolut en même temps de se
débarrasser de cette nation féroce et dissolue, qui, non contente de pilier les
lieux de son passage, y mettait le feu, sans épargner les plus beaux édifices,
et forçait les femmes jusque dans les églises. Il chargea Valérien de conduire
ces barbares jusqu’aux frontières de la Pannonie, avec ordre de les empêcher de
faire aucun dégât sur la route. Au retour, Valérien se présenta devant Vérone,
à dessein d’y mettre le siège. Le commandant de la garnison, découragé par la
défaite et par la mort de son roi, vint conférer avec lui, et semblait vouloir
se rendre. Mais les Francs établis dans ces quartiers traversèrent la
négociation. Cette place, disaient-ils, était à leur bienséance, et devait leur
appartenir, ainsi que le reste de la Vénétie. Valérien, de peur de s’attirer
sur les bras cette redoutable nation, prit le parti de la retraite.
Les Goths échappés du combat se rendirent en grand nombre à Pavie, qui était
devenue leur capitale depuis la perte de Ravenne, et où Totila avait déposé une
partie de ses trésors. Jamais ils n’avoient eu plus de besoin d’un grand
capitaine. Pour remplacer celui qu’ils venaient de perdre, ils donnèrent la
couronne à Téia, fils de Fridigerne,
guerrier actif et intrépide. Il travailla aussitôt à mettre sur pied une
nouvelle armée, et à se procurer le secours des Francs. Ses députés représentèrent
à Théodebalde qu’il était de son intérêt de ne pas
laisser périr des voisins qui servaient de barrière à ses états contre la
puissance romaine. «Pensez-vous (disaient-ils), que les Romains manqueront de
prétextes pour vous attaquer? Ce peuple usurpateur se fait de ses invasions
mêmes un droit que nul intervalle de temps ne peut prescrire. Ils iront
chercher dans leurs annales les conquérants de la Gaule; ils ressusciteront des
prétentions surannées; ils vous redemanderont l’héritage de leurs premiers
Césars , qui ont porté leurs armes jusqu’au-delà du Rhin. C’est ainsi qu’ils
font valoir contre nous leur ancienne possession de l’Italie. Odoacre les en avait
dépouillés; notre roi Théodoric en dépouilla Odoacre, et Zénon lui abandonna cette
contrée. Ils nous arrachent aujourd’hui ce que nous possédons depuis si longtemps,
et par droit de conquête, et par droit de cession. Nulle cession, nulle conquête
ne fait loi contre l’avidité dévorante de cette nation injuste. Elle ne fait
parade de la justice que lorsqu’elle manque de pouvoir pour la violer. Et voilà
cependant ce peuple sage, humain, religieux, qui traite de barbares tous les
autres peuples du monde. Prévenez l’orage qui s’approche de vous en passant sur
« nos têtes; sauvez-nous du naufrage pour vous conserver vous-mêmes. Le secours
que vous nous donnerez, loin de vous être à charge, accroîtra vos richesses. Nos
trésors vous seront ouverts, et vos soldats rapporteront, avec l’argent de leur
solde, les dépouilles des Romains». Les seigneurs francs qui composaient le
conseil du jeune prince ne jugèrent pas à propos de s’engager dans une guerre
étrangère. Leur politique était de demeurer neutres, de laisser les Romains et
les Goths s’entre-détruire, et de se rendre eux-mêmes, sans coup férir, maîtres
de toute l’Italie.
Cependant Narsès, après avoir envoyé Valérien sur les bords du Pô pour
couper le passage aux Goths qui accouraient de toutes parts à Pavie, prit la
route de Rome avec le reste de son armée. Il mit en passant garnison dans Spolette, et donna ordre d’en relever les murailles. Il
prit Narni par composition, et envoya un détachement à Pérouse. Deux déserteurs
romains, Méligède et Uliphe,
y commandaient. Le dernier avait, sept ans auparavant, assassiné Cyprien,
gouverneur de la place, et n’espérait point de grâce. Aussi s’opposait-il de
toutes ses forces au dessein de son collègue, qui voulait se rendre. Il y eut
entre les deux partis un combat qui se termina par la mort d’Uliphe, et Pérouse fut remise entre les mains de Narsès.
Rome était alarmée de l’approche des Romains. Totila, ne pouvant y laisser
une garnison assez nombreuse pour la défendre tout entière, avait enfermé d’une
enceinte une petite portion de la ville, aux environs du mausolée d’Adrien, et
en avait fait comme une citadelle qui joignait les anciens murs. Les Goths,
après y avoir retiré ce qu’ils avoient de plus précieux, y laissèrent une
garde, et se tinrent dans la ville pour courir aux endroits que les ennemis voudraient
attaquer. Les Romains n’étant pas non plus eu assez grand nombre pour
environner tout le circuit de Rome, formèrent trois attaques fort éloignées
l’une de l’autre, sous les ordres de Narsès, de Jean, neveu de Vitalien, et de Philémuth, avec ses Hérules. Les Goths s’étaient partagés
de la même manière, en sorte que le reste des murailles restait sans défense. Dagisthée, à la tête d’un détachement, alla, par ordre de
Narsès, escalader un endroit qui n’était ni attaqué, ni défendu : il monta sans
résistance, et courut ouvrir les portes. Les Goths voyant l’ennemi dans la
ville prirent la fuite, et se retirèrent, les uns dans l’enceinte de Totila,
les autres dans Porto. On remarqua en cette occasion une de ces singularités
qu’on appelle jeux de la fortune. Bessas, après avoir perdu Rome, avait repris
la ville de Pétra en Lazique; et Dagisthée, qui, par
son imprudence, avait manqué Pétra, répara à son tour la faute de Bessas, et
remit les Romains en possession de Rome. Narsès marcha aussitôt avec toute son
armée vers la nouvelle enceinte; mais les Goths, sans attendre l’attaque, se
rendirent, à condition qu’on leur laisserait la vie. C’était la cinquième fois
que Rome se voyait prise depuis le commencement du règne de Justinien.
Bélisaire et Totila s’en étaient emparés chacun deux fois. Narsès envoya les
clefs à l’empereur.
Les succès des armées romaines excitèrent la rage des vaincus, et coûtèrent
aux vainqueurs autant de sang que la défaite la plus meurtrière. Les Goths,
fuyant de toutes parts, désespérés de ne pouvoir conserver l’Italie, massacraient
tout ce qu’ils rencontraient de Romains, sans épargner ni âge, ni sexe. Les
barbares mêmes qui servaient dans l’armée romaine , comme s’ils eussent
conspiré avec les Goths, se dispersant autour de Rome, tuaient et dépouillaient
tous ceux qui revenaient pour entrer dans leurs anciennes demeures. Un grand
nombre de patrices et de sénateurs étaient répandus dans la Campanie, où Totila
les avait relégués; les Goths en firent une exacte recherche, et pas un ne fut
épargné. Lorsque Totila s’était mis en marche pour aller au-devant de Narsès,
il s’était fait amener, dans toutes les villes de son passage, les fils des
principaux habitants, et, choisissant les mieux faits, il les avait emmenés
avec lui, sous prétexte de les attacher à sa personne, mais en effet pour avoir
autant d’otages de la fidélité de leurs pères. On les gardait à Pavie au nombre
de trois cents. Téia, dans un accès de fureur, les
fit tous égorger.
Ragnaris, gouverneur de Tarante, avait promis de remettre sa place aux Romains, et Pacurius, qui lui apportait de Constantinople la parole de
l’empereur, le somma de la sienne, et se préparait à lui rendre ses otages.
Mais Ragnaris, ayant appris que Téia était roi, et qu’il se disposait à combattre les Romains, avait changé d’avis;
et, pour retirer ses otages, il imagina cet artifice. Il pria Pacurius de lui envoyer quelques soldats pour l’escorter
jusqu’à Otrante, où il voulait (disait-il) s’embarquer pour Constantinople. Pacurius, ne se défiant nullement de son dessein, lui
envoya cinquante hommes. Dès qu’ils furent arrivés, Ragnaris les fit mettre aux fers, et signifia en même temps à Pacurius que, s’il voulait qu’on lui rendit ses soldats, il fallait qu’il renvoyât les
otages. Pacurius, indigné de cette fourberie, partit
aussitôt pour marcher à Tarente; et Ragnaris, après
avoir fait égorger les cinquante hommes, sortit à sa rencontre. Il se livra un
combat où les Goths furent vaincus. Ragnaris, n’ayant
pu rentrer dans Tarente, alla s’enfermer dans Achérontie. Narsès, dans ce même
temps, prit Porto à composition, et s’empara de Népi en Toscane, et de Pétra dans la Flaminie. Il
souhaitait principalement de se rendre maître de Cumes , où Totila avait
renfermé la plus grande partie de ses trésors sous la garde de son frère Aligerne et d’Hérodien. Il envoya donc des troupes pour en
former le siège, et passa le reste de l’année à Rome, où les diverses
révolutions d’une si longue guerre avoient ruiné la police et les mœurs, plus
difficiles à rétablir que les édifices.
La nouvelle du siège de Cumes donnait à Téia de vives
inquiétudes. Il partit au mois de décembre avec toutes ses troupes, résolu de
tout hasarder pour sauver cette place. Narsès, de son côté, envoya en Toscane
Jean et Philémuth, avec ordre de disputer les
passages. Mais Téia, averti de ces obstacles, et
jugeant que la route la plus longue lui deviendrait la plus facile, gagna les
côtes de la mer Adriatique, et vint en Campanie par le Picénum et le pays des
Samnites. Narsès, informé de sa marche, rappela ses lieutenants, rassembla
toutes ses forces, et alla camper au pied du mont Vésuve. De cette montagne
sort une rivière nommée le Dragon, qui va passer près de Nucérie.
Quoiqu’elle ait fort peu d’eau, elle n’est guéable ni à pied ni à cheval, parce
que, resserrée dans un lit fort étroit, elle s’est creusé un profond canal
bordé de rives escarpées. Les deux armées campaient sur les bords, vis-à-vis
l’une de l'autre, et les Goths étaient maîtres du pont, sur lequel ils avoient
élevé des tours de bois garnies de balistes et d’autres machines. Les Romains
et les Goths, ne pouvant se joindre malgré l’ardeur dont ils étaient animés, passaient
les jours à se tirer des flèches d’un bord à l’autre; et leur animosité
mutuelle attirait souvent sur le pont les braves des deux partis, qui se donnaient
en spectacle dans des combats singuliers. Les Goths recevaient des vivres par
la voie de la mer, dont ils étaient proches; mais, leur flotte ayant été livrée
aux Romains par celui qui la commandait, et quantité de vaisseaux étant venus
s’y joindre de la Sicile et du golfe Adriatique, Narsès demeura maître de la
mer, et les Goths commencèrent à sentir la disette. Ils étaient de plus
incommodés par des tours de bois que le général romain avait établies le long
du bord qu’il occupait. On était déjà au mois de mars, et depuis deux mois les
armées étaient en présence sans pouvoir en venir aux mains. Téia prit donc le parti de se retirer sur une colline qu’on nommait alors la
montagne de Lait, à cause des nombreux troupeaux qui s’engraissaient dans ses
pâturages. La difficulté du terrain empêcha les Romains de le suivre.
Le défaut de subsistances obligea bientôt les Goths d’abandonner ce poste.
Résolus de périr en gens de cœur plutôt que de mourir de faim, ils descendent
au point du jour, et fondent sur l’armée romaine, qui, ne s’attendant pas a une
attaque si brusque, n’était pas en ordre de bataille. Ce ne fut d’abord qu’un
choc confus, où les combattants, sans divisions d’escadrons ni de bataillons,
sans être disposés par rangs et par files, se chargeaient, se repoussaient en
foule. Après quelques moments d’un combat tumultueux, ils se séparèrent comme
de concert, et reculèrent de quelques pas pour se ranger en bataille. Leurs
rangs furent bientôt formés; l’expérience de tant de vieux guerriers prévenait,
pour les mettre en ordre, l’activité de leurs commandants. Du côté des Goths la
cavalerie mit pied à terre pour se retrancher les moyens de fuir; et l’ardeur
de leur courage les portant tous aux premiers rangs, ils formaient un front
d’une grande étendue. A leur exemple, les cavaliers romains quittèrent aussi
leurs chevaux. Les deux armées se rapprochent et se chargent avec fureur. Le
désespoir embrase les Goths; attachés à l'Italie dont on s’efforce de les
arracher, ils veulent en demeurer les maîtres. Les Romains, honteux de céder à
des barbares déjà vaincus, se portent à des efforts inouïs. Les deux nations
brûlent d’envie de terminer enfin pour toujours une querelle si longue et si
sanglante; elles veulent se venger dans cette journée de tant de massacres et
de désastres qu’elles éprouvent tour à tour depuis dix-huit ans.
A la tête des Goths, Téia, dans une contenance assurée
et menaçante, inspirait aux siens le courage, aux ennemis la terreur, portant
et recevant les premiers coups. Les plus vaillants d’entre les Romains,
persuadés que sa mort déciderait la victoire, l’attaquaient de concert.
Assailli d’une multitude de piques, de dards, de javelots, ce prince, aussi vif
qu’intrépide, parait à tous les coups, et, s’élançant par intervalles, il abattit
tous ceux qui se trouvaient à sa portée. Il combattit ainsi depuis quatre
heures, et il avait déjà plusieurs fois changé de bouclier, lorsque, ne pouvant
plus qu’avec peine faire usage du sien, chargé de douze javelots, sans reculer
d’un pas, sans perdre de vue l’ennemi, tuant toujours de la main droite, et
parant de la gauche, il appela son écuyer pour lui fournir un bouclier nouveau.
Dans le prompt mouvement qu’il fit pour le prendre, il découvrit sa poitrine,
et au même instant il fut percé d’un javelot qui lui ôta la vie. Les Romains
qui l’environnaient lui ayant coupé la tête , la présentèrent au bout d’une
pique aux deux armées. Ce spectacle, loin de mettre les Goths en fuite, embrasa
leur rage; ils combattirent jusqu’à la nuit, et les deux armées la passèrent
sur le champ de bataille. Dès que l’aurore leur eut montré l’ennemi, le combat
recommença avec le même acharnement. Les Goths, sans chef, ne prenant l’ordre
que de leur courage, courent au-devant du péril; leurs blessures semblent
redoubler leurs forces: s’attachant aux Romains, les mourans entraînaient leurs
vainqueurs, et expiraient en les déchirant. Cette cruelle mêlée dura tout le
jour, et la nuit seule les sépara.
Les Goths se retirèrent fumants de carnage et encore ivres de sang et de
fureur. Mais le repos qui succédait à deux journées si meurtrières leur fit
enfin sentir leur fatigue, et refroidit peu à peu leurs esprits. Ils comptent
les morts, ils jettent les yeux sur les blessures dont ils sont couverts, et reconnaissent
leur perte. Ils députent à Narsès les principaux officiers. « Nous ne sentons
que trop ( lui dirent-ils ) que Dieu combat pour vous, et que notre résistance
est vaine. Nous consentons à mettre bas les armes, pourvu que l’empereur veuille
nous traiter comme ses alliés, et non pas comme des esclaves. Qu’il nous laisse
vivre sous nos lois ainsi que d’autres peuples voisins de l’empire. Permettez-nous
de nous retirer en paix, et d’emporter pour notre subsistance l’argent que nous
avons en réserve dans les villes de l’Italie». Comme Narsès balançait de leur
accorder des conditions si honorables, Jean lui conseilla d'y souscrire plutôt
que de s’exposer encore à combattre des désespérés. On convint que ce qui restait
de l’armée des Goths sortirait sur-le-champ de l’Italie avec tous ses effets,
et ne porteront jamais les armes contre l’empire. Pendant cette négociation,
une troupe de mille Goths, qui refusaient d’y prendre part, sortit du camp et
marcha vers Pavie, sous la conduite de plusieurs officiers. Les autres
s’engagèrent par serment à quitter l’Italie.
Cette convention fut mal observée. Ceux qui s’y étaient engagés, après
s’être reposés de leurs fatigues, se joignirent au reste de la nation pour
implorer de nouveau le secours des Francs. Ceux-ci, qui avoient refusé de
secourir les Goths avant leur dernière défaite, étaient encore bien moins
disposés à prendre part à une guerre si malheureuse. Mais deux seigneurs puissants, Leutharis et Bucelin ,
tentés du désir de piller l’Italie, entreprirent, peut-être avec le
consentement secret de Théodebalde, de venger les
Goths, et de partager avec eux les dépouilles des Romains. C'étaient deux
frères, Allemands, de naissance, à qui Théodebert avait confié le commandement
de leur nation, soumise alors aux Francs. Enflés d’arrogance et de présomption,
ils se figuraient que l’armée romaine ne tiendrait pas devant eux, et ne se promettaient
rien moins que la conquête de l’Italie et de la Sicile. Ils ne pouvaient, disaient-ils,
pardonner aux Goths de redouter un ennemi tel que Narsès, petit et faible de
corps, accoutumé à vivre dans la mollesse et dans l’ombre d’un palais, destiné
à servir des femmes, et non pas à commander à des hommes.
Ils mirent sur pied une armée de soixante et quinze mille hommes, partie
Allemands, partie Francs, et firent des préparatifs proportionnés à la grandeur
de leur entreprise.
Après la bataille du Vésuve, Narsès, au lieu de s’arrêter à goûter les
douceurs d’une victoire achetée par de si pénibles efforts, marcha droit à
Cumes pour y joindre les troupes qui en avoient commencé le siège. Cumes était
la plus forte place de l’Italie, et c’était pour cette raison que Totila y avait
mis en dépôt ce qu’il possédait de plus précieux. Cette ville, bâtie sur une
hauteur escarpée, dont le pied était battu des flots, dominait sur la mer
Tyrrhénienne et sur tout le pays d’alentour. Elle était environnée d’une
muraille flanquée de tours d’une construction très solide; mais ce qui faisait sa
plus sûre défense, c’était la valeur d’Aligerne, le
plus jeune des frères de Totila. Ce guerrier, sans être abattu, ni par la mort
de son frère, ni par le sort déplorable de sa nation, semblait avoir recueilli
dans sa personne tout l’ancien courage des Goths; et, se tenant ferme et
inébranlable sur les ruines de leur fortune, il espérait voir les efforts de
l’armée victorieuse se briser ainsi que les flots de la mer au pied des murs
qu’il défendait. La situation et le bon état de la place, abondamment pourvue
de tout ce qui est nécessaire pour soutenir un long siège, redoublaient sa
confiance. Narsès, après avoir encouragé ses soldats, les conduisit à
l’attaque. Ils montèrent avec peine sur la hauteur, et, s’étant approchés à la
portée du trait, ils firent usage de leurs arcs, de leurs frondes, et de toutes
leurs machines, pour abattre ceux qui se montraient sur la muraille. On leur répondait
du côté de la ville par une grêle de flèches et de dards; on leur lançait des
pierres énormes, des poutres entières, des troncs d’arbres; et les machines
dont les tours étaient bordées faisaient sans cesse des décharges meurtrières.
Les traits d’Aligerne se reconnaissaient aisément par
le sifflement de l’air qui les annonçait, et par la violence avec laquelle ils brisaient
les pierres et mettaient en pièces les corps les plus durs. Voyant un des
principaux officiers de Narsès, nommé Pallade, s’approcher hardiment couvert
d’une cuirasse de fer, il le perça de part en part avec le bouclier et la
cuirasse. Plusieurs jours se passèrent dans ces attaques, et Narsès ressentait
un extrême déplaisir de perdre devant une petite place tant de temps et de
soldats; mais il croyait la réputation de ses armes intéressée au succès.
Il se flatta d’avoir enfin trouvé le moyen de réussir. Sous une avance de
la colline, du côté de l’Orient, s’ouvrit un antre large et profond, creusé par
les mains de la nature, où l’on disait que la sibylle de Cumes avait autrefois
rendu ses oracles. Cette cavité se prolongeait jusqu’au-dessous de la muraille.
Narsès y fit entrer des mineurs qui, détachant les pierres de la voûte, découvrirent
les fondements du mur, qu’ils étançonnèrent. En même temps, pour empêcher
d’entendre le bruit des travailleurs, on attaquait la place par un autre
endroit avec un fracas extraordinaire. Lorsque le pan de la muraille qui portait
toute l’étendue de la caverne ne fut plus soutenu que sur des étais, les
mineurs y mirent le feu et se sauvèrent promptement. A peine furent-ils dehors,
que le muret les tours, et une des portes de la ville, s’écroulèrent ensemble
avec un fracas horrible, et couvrirent de leurs débris toute la pente de la
colline de ce côté. Les Romains s’attendaient à pénétrer dans la ville sans
aucun obstacle; mais, outre les fondrières, les précipices, les escarpements
qui en défendaient les approches, tant de ruines amoncelées formaient un
rempart aussi difficile à franchir que la muraille même.
Cependant Narsès, voulant profiter de la frayeur des habitants, donna
l’assaut par un autre endroit, et fut repoussé. Enfin, rebuté de tant d’efforts
inutiles, et jugeant que la place ne serait jamais enlevée de vive force, il
résolut d’y laisser une partie de ses troupes pour la tenir bloquée, et de se
transporter avec le reste en Toscane. Il apprenait que l’armée des Allemands avait
déjà passé le Pô; et, pour ne pas leur abandonner cette belle province, où ils pourraient
s’établir, il voulait s’emparer des places qui tenaient encore pour les Goths. Philémuth, chef des Hérules, étant mort de maladie, il mit
à leur tête Fulcaris , officier de leur nation, et le
fit partir avec Jean, neveu de Vitalien, Valérien et Artabane,
suivis d’un grand corps de ses meilleures troupes. Ils avoient ordre de marcher
vers le Pô, de se saisir des passages de l’Apennin, de resserrer les ennemis,
et de les battre, s’ils en trouvaient l’occasion; sinon, de les harceler sans
cesse, et de les retarder dans leur marche par des chicanes continuelles, pour
lui donner le temps d’achever les dispositions qu’il croyait nécessaires. Les
troupes qu’il laissa devant Cumes enfermèrent la place d’une circonvallation,
et gardèrent avec soin toutes les avenues, pour réduire la ville par famine; ce
qu’ils espéraient ne pouvait tarder long temps, les provisions devant être
consumées depuis que le siège était commencé. Narsès, étant passé en Toscane,
se rendit maître de presque toutes les villes sans coup férir; Centumcelles, Volterre, Florence, Pise et les places maritimes lui
ouvrirent leurs portes.
Lucques fut la seule ville qui osa soutenir un siège. Elle était bloquée
depuis quelque temps; les assiégés étaient même convenus de se rendre, si, dans
l’espace de trente jours, il ne leur venait un secours assez considérable pour
livrer bataille, et ils avaient donné des otages. Ils espéraient que l’armée
allemande ne tarderait pas d’arriver. Le terme étant expiré sans qu’elle parût,
ils refusèrent de se soumettre. Narsès, irrité de cette infidélité, se disposait
à les attaquer. On lui conseillait de s’en venger sur les otages : mais, trop
humain pour décharger sa colère sur des innocents, il se contenta de faire
craindre ce qu’il pouvait exécuter selon les droits de la guerre. Il fit amener
devant la ville, à la tête de son armée, les otages chargés de chaînes, les
mains attachées derrière le dos, suivis de soldats qui tenaient la hache levée.
Ce triste spectacle attira sur les murs tous les habitants, qui poussaient des
cris lamentables. Ces infortunés étaient les fils des plus illustres citoyens.
Leurs mères, leurs femmes, courant sur les remparts comme des forcenées, donnaient
toutes les marques du plus violent désespoir. Elles chargeaient le cruel Narsès
des malédictions les plus outrageantes; elles voulaient se précipiter pour
mourir avec leurs enfants, avec leurs époux. Alors Narsès faisant signe de la
main pour demander qu’on l’écoutât: «Vous méritez, s’écria-t- il, de perdre
ceux qui vous sont si chers; mais il n’est pas digne de moi de les faire périr;
je vous les rends». Et donnant ordre à ses soldats de tirer leurs épées : «Voilà,
dit-il, sur quoi je compte plus que sur vos serments ni sur vos otages». En
même temps il fit détacher les otages, et les renvoya dans la ville. Ils y
furent reçus avec des transports de joie. Témoins de l’humanité de Narsès, de
sa générosité, de sa justice, les éloges qu’ils ne cessaient d’en publier disposaient
les habitants à la soumission, et faisaient sur les cœurs les plus obstinés une
impression plus vive que tous les efforts de l’armée romaine. Agathias a chargé
ce récit de circonstances si puériles et si peu vraisemblables, que je me suis
dispensé d’en faire usage. Pendant le siège de Lucques, peu s’en fallut que la
témérité de Fulcaris n’ouvrît aux Allemands un libre
passage. Le corps d’armée que Narsès avait envoyé sur les frontières de
l’Emilie s’était d’abord campé avantageusement, et les troupes qu’on en détachait,
soit pour harceler les ennemis, soit pour leur enlever leurs convois, soit pour
leur ôter les moyens de subsister, en désolant les campagnes, marchaient
d’abord avec les précautions en usage dans la guerre. Fulcaris s’ennuya bientôt de tant de circonspection; brave, mais fougueux et téméraire,
il faisait consister le mérite d’un commandant, non pas à faire agir ses
troupes, mais à payer lui-même de sa personne, et à se signaler par la force de
son bras plutôt que par la sagesse de ses ordres. Il se sépara des autres
généraux , et courut à Parma à la tête de ses Hérules, et des Romains qui
voulurent le suivre, sans avoir-fait reconnaître l’état des ennemis, sans observer
aucun ordre dans sa marche. Bucelin était maître de
Parme : il cacha dans les hautes galeries de l’amphithéâtre qui était aux
portes de la ville un bon nombre de ses meilleurs soldats, et les instruisit de
ce qu’ils avoient à faire. Fulcaris, sans prendre
même la précaution de visiter l’enceinte, s’y engage avec ses gens; et aussitôt
les ennemis, se montrant de toutes parts, font pleuvoir une grêle de javelots,
descendent avec de grands cris, et font un horrible carnage. Les Hérules,
tombant pêle-mêle les uns sur les autres, périssent en foule au milieu de
l’arène. Ceux qui peuvent s’échapper laissent leur commandant avec ses gardes
enveloppé des ennemis. Fulcaris, résolu de ne pas
survivre à son déshonneur, continua de combattre adossé contre un tombeau; et
tantôt s’élançant avec fureur sur ceux qui l’attaquaient, tantôt se battant en
retraite, il disputa longtemps sa vie. Il pouvait encore se sauver en fuyant,
et ses gardes l’y exhortaient : «Et de quel front, leur répondit-il, me prés
enter ai-je à Narsès?». Craignant donc les reproches de son général plus que le
fer ennemi, il ne cessa de faire face aux assaillants, jusqu’à ce qu’enfin,
accablé par le nombre, percé de plusieurs javelots, la tête fendue d’un coup de
hache, et combattant encore au moment qu’il expirait , il tomba mort sur son
bouclier. Ses gardes se firent tous tuer sur son corps.
Cette défaite n’accrut pas seulement la fierté des Allemands, elle leur
procura encore de nouvelles forces. Les Goths dispersés dans l’Emilie et dans
la Ligurie accoururent de toutes parts se joindre aux vainqueurs. Les fuyards
portèrent l’épouvante dans le camp romain, et les généraux, croyant déjà voir cette
nuée d’ennemis fondre sur leur tête, abandonnèrent leur poste, et se sauvèrent
à Faenza pour se rapprocher de Ravenne, qu’ils regardaient comme la seule
retraite assurée. Narsès reçut devant Lucques la nouvelle de ce malheur.
Affligé de la perte de tant de braves et d’un guerrier tel que Fulcaris, mais, supérieur à tous les événements, et toujours
armé contre les revers, il rassura ses troupes alarmées, et pressa plus
vivement les assiégés. Il dépêcha aux généraux retirés à Faenza un sage
officier, nommé Etienne, avec une escorte de deux cents chevaux, pour les
menacer de son indignation et de celle de l’empereur, s’ils ne gardaient les
passages de l’Apennin. Comme les partis ennemis étaient répandus dans toutes
les campagnes, Etienne ne marchait que de nuit, et toujours prêt à combattre.
Dans cette traverse de trente lieues, ils entendaient sans cesse les cris des
paysans qu’on massacrait, les mugissements des troupeaux que les barbares emmenaient,
et le bruit des arbres qu’ils abattaient dans les forêts. Au travers de ces
horreurs, il arrivèrent heureusement à Faenza. Sur les reproches d’Etienne, les
généraux alléguaient diverses excuses pour couvrir la honte de leur fuite :
qu’ils n’avoient pas trouvé dans le pays de quoi faire subsister leurs troupes,
et qu’Antiochus, préfet d’Italie, se tenait dans Ravenne sans leur envoyer ni
argent ni munitions. Pour leur ôter ces prétextes, Etienne courut à Ravenne,
d’où il amena le préfet; et, après avoir levé toutes les difficultés, il leur
persuada de retourner à leur premier poste.
Le siège de Lucques était poussé avec vigueur. On lançait dans la ville des
traits enflammés; personne n’osait plus paraître sur les murailles, et les
machines avoient fait brèche en plusieurs endroits. Les otages renvoyés par
Narsès redoublaient les instances pour engager leurs compatriotes à traiter
avec un ennemi si bienfaisant, et la plupart y étaient disposés. Mais quelques
officiers allemands et francs, qui s’étaient enfermé dans la ville, s’y opposaient
de toutes leurs forces, et exhortaient les habitants à la constance. Ils se
mirent à leur tête, et firent plusieurs sorties sans succès, le peuple ayant
plus d’envie de se rendre que de combattre. Enfin le parti qui voulait la paix
l’emporta; et, après trois mois de siège, on ouvrit les portes à Narsès, qui,
sans témoigner aucun ressentiment de leur infidélité passée, n’exigea d’autre
condition que de reconnaître la souveraineté de l'empereur. Pour maintenir la
ville dans l’obéissance, malgré les sollicitations des barbares, il y laissa
garnison sous les ordres d’un officier de confiance, nommé Bon, également
propre à gouverner pendant la paix et à commander dans la guerre.
On approchait du solstice d’hiver, et Narsès songeait à donner des
quartiers à ses troupes. Il ne voulait pas combattre dans cette saison des
ennemis qui, étant nés dans un climat froid et humide, redoublaient de vigueur
en hiver, et s’affaiblissaient dans les chaleurs de l’été. Il sépara donc son
armée, et, après avoir logé ses soldats dans les places voisines de l’Apennin,
avec ordre de se rassembler à Rome au commencement du printemps, il alla passer
quelques jours à Ravenne, sans autre escorte que sa garde et sa maison; ce qui faisait
quatre cents hommes. Il ne s’attendait pas d’y voir arriver Aligerne.
Ce brave guerrier, qui depuis un an défendait Cumes avec un grand courage,
voyant les Allemands et les Francs en-deçà du Pô, n’eut pas de peine à
comprendre que ces nations conquérantes, sous prétexte de secourir les Goths,
n’avaient en vue que de s'emparer de l’Italie. Or, s’il fallait avoir des
maîtres, il croyait plus supportable d’obéir aux Romains qu’à des barbares, et
plus juste de rendre l’Italie aux anciens possesseurs. Occupé de ces
réflexions, il alla trouver Narsès, et remit entre ses mains les clefs de la
ville de Cumes, lui promettant de le servir désormais avec autant de zèle qu’il
l’avait combattu jusqu’alors. Narsès le reçut avec joie, lui assura le
traitement le plus honorable, et envoya ordre à l’armée qui était devant Cumes
de prendre possession de la ville, de mettre en sûreté le trésor des rois
goths, et de se partager ensuite de manière qu’il demeurât dans Cumes une garnison
suffisante, et que le reste des troupes prît ses quartiers d’hiver dans les
places du voisinage. Aligerne se retira dans Cesena,
et eut ordre de se montrer sur le haut dé la muraille aux Allemands , qui faisaient
sans cesse des courses jusqu’aux portes de cette ville, et de leur apprendre
que Cumes et les trésors qui les avoient attirés en-deçà des Alpes étaient
perdus pour eux. Aligerne s’acquitta de sa
commission, raillant les barbares sur leur lenteur, et leur conseillant de
quitter l’Italie, où ils ne trouveraient plus à gagner que des blessures. Les
Allemands lui répondaient par des injures; mais ils étaient en effet
découragés, et balançaient s’ils continueraient la guerre. Ils se déterminèrent
enfin à poursuivre leur entreprise. Par la mort de Fulcaris les Hérules avoient perdu leur chef : leurs suffrages se partageaient entre
deux guerriers également recommandables par leur valeur, Aruth et Sindual; mais l’âge donnait au dernier plus
d’expérience. Narsès se déclara en sa faveur, et prit soin d’assigner un
quartier d’hiver commode à cette nation qui le servait avec zèle et avec
courage.
Un corps de Varnes à la solde des Goths était en
garnison dans Rimini. Leur chef envoya faire sa soumission à Narsès, qui prit
possession de cette ville, et fit de grandes largesses aux Varnes pour les attacher au service de l’empire. Pendant qu’il séjournait à Rimini, un
parti de deux mille Francs et Allemands, tant cavaliers que fantassins, vint
faire le dégât jusqu’aux portes de la ville. Narsès, témoin de ce ravage, monta
aussitôt à cheval, et se fit suivre par trois cents hommes de sa maison. Les
ennemis , les voyant venir à eux, se réunirent, et se formèrent en bataillon
bordé de cavalerie sur les deux ailes. Ils occupaient un poste avantageux, à la
tête d’une épaisse forêt, dont les premiers arbres les mettaient à couvert des
traits. Pour les attirer dans la plaine, Narsès donna ordre à ses cavaliers de
fuir ensemble sans confondre leurs rangs. Ils tournent bride, Narsès à leur
tête; et les barbares, les croyant en déroute, s’élancent hors de la forêt, et
se débandent dans la poursuite : les cavaliers prennent les devants; les
fantassins suivent en désordre, à proportion de leur force et de leur vitesse.
Ils se flattent déjà que cette rencontre va terminer la guerre par la prise de
Narsès. Lorsqu’ils se furent éloignés de la forêt, les cavaliers romains, faisant
volte-face, retournent sur eux en bon ordre, et les chargent avec vigueur: la
cavalerie allemande fuit à son tour, et regagne le bois; l’infanterie, effrayée
de cette attaque imprévue, se laisse massacrer sans résistance. Les barbares
perdirent neuf cents hommes, et rejoignirent le gros de leur armée, couverts de
honte et de blessures. Narsès, de retour à Ravenne, après avoir mis ordre à
tout ce qui demandait ses soins et sa prévoyance, s’en alla passer l’hiver à
Rome.
Un changement que l’empereur voulait faire dans les monnaies excita cette
année quelques mouvements à Constantinople; mais, ce projet ayant été abandonné,
le calme fut rétabli. Il s’était élevé une grande contestation entre les Juifs;
le peuple, qui n’entendait plus la langue originale, voulait qu’on lût
l’Ecriture sainte en grec; les docteurs faisaient un point de religion de
n’employer dans les synagogues que la langue sainte. Justinien ne crut pas cet
objet indigne de son attention; il permit aux Juifs de lire leur loi, non-seulement
en hébreu , mais en telle langue qu’ils voudraient, à condition que, pour le
grec, ils ne se serviraient que de la version des Septante, ou de celle
d’Aquila; mais il bannit des synagogues le livre des traditions juives nommé la
Mischna ou la Deutérose, c’est-à-dire la seconde loi, comme étant sans
autorité, et remplie de visions et de chimères. «Il est juste, dit-il dans sa
loi, qu’on leur fasse entendre les prophéties qui les condamnent, et qui
peuvent les rappeler de leur égarement».
Il ne fut pas si facile à l’empereur de calmer l’orage qui agitait l’Eglise
depuis plusieurs années; et l’on peut dire qu’il l’augmenta lui-même par un
zèle imprudent et peu modéré. La malignité d’un prélat orgueilleux réveilla une
querelle sagement étouffée depuis un siècle par le concile de Chalcédoine,
souleva l’Orient et l’Occident, désola les diocèses par l’exil et la déposition
des pasteurs, fit répandre du sang jusqu’au pied des autels, et déchira le sein
de l’Eglise par un schisme opiniâtre. J’ai différé de parler de cette
contestation jusqu’à cette année, où elle fut décidée par le cinquième concile
général. Je me bornerai à raconter sommairement les faits, sans entrer dans le
détail des questions théologiques, qui ne sont pas de mon sujet. Il est
nécessaire de remonter jusqu’à l’origine de ces troubles. Dès le commencement
du règne de Justinien, saint Sabas était venu à Constantinople demander justice
des violences exercées en Palestine par quelques moines turbulents, entêtés des
erreurs attribuées à Origène. Les Perses et les Vandales occupaient alors toute
l’attention de l’empereur, et lui paraissaient des ennemis plus redoutables que
des moines, quelque furieux qu’ils fussent. Saint Sabas étant mort peu de temps
après, les origénistes redoublèrent d’insolence; ils étaient soutenus par
Domitien, évêque d’Ancyre, et surtout par Théodore Ascidas,
évêque de Césarée en Cappadoce. Ce prélat hautain, intrigant, accrédité auprès
de l’impératrice, passait sa vie à la cour, et ne résida jamais un an entier
dans son diocèse, comme le lui reproche dans la suite le pape Vigile. Quoiqu’il
ne fût pas plus savant que ne peut l’être un évêque de cour, il affectait
cependant un grand air de suffisance, et c’était un des prélats avec lesquels Justinien
assoit une partie des nuits à disputer sur les matières ecclésiastiques. Il était
origéniste dans le cœur, et servait le parti avec zèle, fermant tout accès
auprès du prince à ceux qui venaient se plaindre des violences auxquelles se
portaient les sectateurs d’Origène. Malgré sa vigilance, on trouva moyen
d'instruire l’empereur. Pélage, légat du saint-siège,
aidé du patriarche Mennas, lui fit connaître les
désordres de la Palestine; et le prince, saisissant avec plaisir l’occasion de
traiter des questions de théologie, où la présomption et la flatterie lui faisaient
croire qu’il excellait, au lieu de donner des ordres, composa une longue lettre
circulaire. Il y combattait les origénistes; il lançait anathème contre,
chacune de leurs erreurs; il exhortait les prélats à proscrire cette
pernicieuse doctrine. Cette lettre fut souscrite par Mennas,
par les évêques qui se trouvaient alors à Constantinople, et par ceux de la
Palestine, auxquels elle fut envoyée.
Les soins de l’empereur pour terminer cette dispute en firent naître une
nouvelle. Jaloux du crédit de Pélag , qui avoit engagé l’empereur à se déclarer contre les
origénistes, Théodore résolut de rendre le change à son rival. La mémoire
d’Eutychès était encore en honneur auprès d’un grand nombre de personnes. On
les nommait acéphales, parce qu’ils n’avoient point de chef. Sans
adopter ouvertement les dogmes de cet hérésiarque, ils s’accordaient à rejeter
le concile de Chalcédoine. L’impératrice favorisait ce parti; Justinien, au
contraire, avait fort à cœur l’acceptation du concile: les acéphales le nommaient
par raillerie le Synodite. Selon sa méthode
ordinaire, il avait à ce dessein composé des livres qu’il fit distribuer dans
toutes les provinces ; et nous avons encore dans les actes du sixième concile
général un long écrit de Justinien contre les nestoriens et contre les acéphales.
L’évêque de Césarée lui persuada qu’il réunirait facilement tous les esprits,
si l’on corrigeait seulement dans le concile trois articles qui les scandalisaient.
Les pères de Chalcédoine avoient reçu Théodoret à la communion, sans condamner
les écrits par lesquels il avait combattu saint Cyrille, et s’étaient contentés
de l’anathème qu’il avait prononcé contre Nestorius. Ils avoient inséré dans
les actes, sans aucune marque d’improbation, la lettre d’Ibas,
évêque d’Edesse, au Perse Maris, dans laquelle, donnant des éloges à Théodore
de Mopsueste, qu’on regardait comme le maître de
Nestorius, et qui avait beaucoup écrit contre Origène , il blâmait saint
Cyrille, et accusait le concile d’Ephèse d’avoir condamné Nestorius avec trop
de précipitation. L’évêque de Césarée proposent donc de flétrir par un jugement
authentique les ouvrages de Théodore de Mopsueste,
les livres de Théodoret contre saint Cyrille, et la lettre d’Ibas: c’est ce qu'on nomma les trois Chapitres. Théodora,
qui vivait encore, se joignit à Théodore, en haine du concile de Chalcédoine,
dont elle espérait détruire l’autorité en le faisant réformer en quelque
partie.
Justinien donna dans le piège : il publia contre les trois Chapitres un
édit qui fut comme le signal de la guerre. II y établit les dogmes catholiques
contre Arius, Nestorius et Eutychès; il reçoit les quatre conciles, fait plusieurs
canons contre les hérésies, anathématise les trois Chapitres, et décide qu’on
peut condamner les héretiques après leur mort. Cet
édit était adressé à toute l’Eglise. Les trois patriarches de Constantinople,
d'Antioche, et de Jérusalem, le souscrivirent avec grand nombre d’évêques en
Orient. Mais le pape, secondé de toute l’Italie, de l’Illyrie et de l’Afrique,
le rejeta, craignant de porter atteinte au concile de Chalcédoine. Le diacre Pélage,
revenu depuis peu à Rome, s’éleva fortement contre l’édit. L’empereur menaça
d’abord, et passa bientôt des menaces aux voies de fait. Les évêques d’Orient
qui refusèrent de souscrire furent exilés et déposés. Zoïle, patriarche
d’Alexandrie, fut chassé de son siège, et Apollinaire installé à sa place. La
division éclata en plusieurs lieux; il y eut des églises inondées de sang.
L’armée de l’empereur, qui marchait au secours des Lombards contre les Gépides,
eut ordre de s’arrêter à Ulpiane, en Mœsie, où l’animosité des deux partis se portait aux
dernières violences.
L’empereur, dans l’espérance de ramener les esprits, résolut d’assembler un
synode à Constantinople. Il y invita le pape Vigile, qui peut être ne fut pas fâcheux
d’avoir ce prétexte de sortir de Rome, alors assiégée par Totila, et désolée
par la famine. Le pape, après avoir passé quelques mois en Sicile , se rendit à.
Constantinople. Il y fut reçu avec les plus grands honneurs; mais, comme il ne
se prêtait pas aux intentions de l’empereur, il essuya bientôt les traitements
les plus injurieux. Il serait trop long de suivre pas à pas tous les procédés
de ce pape pendant huit années qu’il fut retenu à Constantinople. Il suspendit
de sa communion le patriarche Mennas; il excommunia Theodore
et l’impératrice même. Mennas se vengea par un décret
pareil contre le pape, qui se réconcilia ensuite avec lui , et leva les
censures qu'il avait fulminées contre Théodore et contre l’impératrice. Vigile
tint des synodes inutiles avec les évêques latins qu'il avait amenés. Enfin il consentit
à condamner les trois Chapitres; et, par cette condescendance, il souleva
contre lui les évêques d'Occident et ses propres diacres. Au milieu de ces
agitations, il ne perdit pas de vue les intérêts de son siège. Persécuté dans
Constantinople, il vint à bout de faire réciter son nom dans les diptyques
avant celui du patriarchie. Il est louable des soins paternels qui l'occupaient
encore dans le même temps que sa personne était dans le plus grand danger. Il écrivit
alors à Aurélien, évêque d'Arles, pour le prier d'implorer la protection du roi
des Francs auprès de Totila, afin que ce prince ne fit aucun tort ni à l’église
romaine, ni à la religion catholique. Cependant les évêques d’Afrique tenaient
des conciles où ils excommuniaient le pape, qui les excommuniait à son tour.
D’un autre côté, quoiqu’il eût condamné les trois Chapitres, néanmoins, comme
il avait ajouté une réserve qui sauvait l’autorité du concile de Chalcédoine,
les ennemis de ce concile ne lui en sa voient pas plus de gré. Enfin il convint
avec l’empereur qu’on assemblerait un concile général où se rendraient des
députés de toutes les provinces d’Orient et d’Occident. Le pape demandait qu’il
fût tenu en Italie ou en Sicile; ce qu’il ne put obtenir. Le concile fut
indiqué à Constantinople. Les Occidentaux, prévenus contre l’empereur, et
contre Vigile même, refusèrent de s’y rendre. Leur refus détermina le pape à
retirer le jugement qu’il avait donné par écrit contre les trois Chapitres : ce
qui mit l’empereur dans une telle colère, qu’il donna ordre de l’arrêter et de
le mettre en prison. Vigile, averti, se sauve dans l’église de Saint-Pierre: le
préteur s’y transporte avec des soldats on chasse outrageusement ses clercs; on veut
arracher avec violence le pape, qui, s’étant réfugié sous l’autel, en tenait
les colonnes embrassées. Comme il était grand et puissant, il entraîne avec lui
les colonnes; la table de l’autel tombe et se brise; le peuple accourt, prend
le parti du pape, et met en fuite le préteur et les soldats. Les principaux
seigneurs de la cour viennent le trouver de la part de l’empereur, et
l’engagent à revenir, sous la sûreté du serment, au palais de Placidie, où il
avait choisi sa demeure. Comme on continuait de l’inquiéter, il s’enfuit à
Chalcédoine, dans l’église de Sainte- Euphémie. Il excommunie de nouveau
Théodore, et suspend Mennas avec tous les évêques de
leur parti. Les sollicitations du clergé d’Italie, portées à l’empereur par les
ambassadeurs de Théodebalde en faveur du pape, et de
Datius , évêque de Milan, absent depuis quinze ou seize ans de son église, ne
produisent aucun effet. On presse Vigile de retourner à Constantinople, et on
lui offre toute sûreté; il refuse constamment, à moins que l’empereur ne révoque
son édit contre les trois Chapitres. L’empereur cède enfin, et réserve la
décision au concile général. Théodore et Mennas, et
les autres évêques, font satisfaction au pape, qui lève la sentence prononcée
contre eux. Mennas meurt bientôt après; Eutychius, moine d’Amasée, déclaré contre les trois
Chapitres, lui succède, et donne à Vigile sa profession de foi.
Les évêques d’Orient se renvoient de toutes parts à Constantinople. Comme
le pape n’avait avec lui que très peu d’évêques, tant d’Italie que d’Illyrie et
d’Afrique , il demandait un synode composé d’un nombre égal de prélats d’Orient
et d’Occident. Cette proposition révolta les Orientaux: ils disaient qu’ils étaient
venus de tant de provinces éloignées pour un concile œcuménique; qu’une assemblée qui représentait l’église universelle ne devait
pas être
composée d’un petit nombre; que, dans
les conciles généraux, les Grecs avoient toujours fait la plus grande partie;
qu’à Nicée il n’y avait que des Grecs; qu’à Chalcédoine, entre six cent trente
pères, il ne s’était trouvé d’Occidentaux que les légats du pape Léon; qu’on connaissait
l’obstination des Latins en faveur des trois Chapitres; et que les faire venir,
ce serait s’exposer à des disputes interminables, qui rendraient le concile
sans effet. Sur ces représentations, l’empereur indiqua l’ouverture du concile
au cinquième de mai 553: c’était un lundi, jour auquel s’étaient ouverts les
quatre conciles généraux. Trois patriarches et cent soixante-cinq évêques y
assistèrent. On y lut la lettre de l’empereur, qui protestait que son plus
grand désir était de rendre la paix à l’Eglise en étouffant les hérésies, et de
faire cesser les troubles excités par les acéphales. Comme on savait que les
décisions du concile n’auraient aucune force auprès des Occidentaux, si le pape
n’y avait point de part, on l’invita par la députation la plus honorable. Il
répondit qu’il ne pouvait assister à une assemblée où les Occidentaux étaient
en trop petit nombre pour contrebalancer les suffrages des Grecs; et qu’il enverrait
en particulier à l’empereur son avis sur les trois Chapitres. Les officiers de
l’empereur qui avoient accompagné les évêques chez Vigile exhortèrent le concile
à prononcer en son absence; et on procéda à l’examen des questions. Eutychius, patriarche de Constantinople, présida en
l’absence de Vigile. On condamna la doctrine et la personne de Théodore de Mopsueste, les écrits de Théodoret contre saint Cyrille, et
la lettre d’Ibas; mais on épargna la personne des
deux derniers, parce qu’ils avoient été admis à la communion de l’Eglise par le
concile de Chalcédoine. Les erreurs d’Origène, qui excitaient de si grands
troubles en Orient, furent aussi condamnées. Pendant la tenue du concile,
Vigile fit porter à l’empereur une constitution par laquelle il anathématisait
la doctrine de Théodore de Mopsueste; mais il prétendit
qu’on ne pouvait rien prononcer contre sa personne, parce qu’il était mort dans
le sein de l’Eglise. Il justifiait Théodoret et Ibas,
parce qu’ils avoient condamné Nestorius à Chalcédoine, et souscrit aux décrets
du concile; il déclarait nul et abusif tout ce qui serait statué de contraire à
cette constitution; elle était signée de seize évêques. L’empereur n’en donna
point de connaissance au concile, de crainte qu’elle ne fît quelque impression,
et qu’elle ne retardât la condamnation des trois Chapitres, qu’il souhaitait
ardemment. C’est ainsi que se termina le cinquième concile général, dont la
dernière conférence se tint le 2 de juin. Si l’intention de Théodore de
Césarée, qui en fut le principal promoteur, était de soutenir les acéphales et les
origénistes, la Providence divine ne permit pas un si grand mal. Les décisions
prononcées à Chalcédoine demeurèrent hors d’atteinte, et les erreurs d’Origène
furent frappées d’anathème. Quoique ce concile n’ait été composé que des
évêques d’Orient, cependant l’acceptation de l’Eglise universelle l’a enfin mis
au rang des conciles œcuméniques.
La paix ne fut entièrement rétablie qu’a près de longues et de vives
contestations. L’empereur exila et déposa les évêques qui refusèrent de
souscrire. Réparât, évêque de Carthage, fut exilé à Euchaïtes,
autrement Hélénople, dans le Pont, où il mourut douze
ans après. On l’accusa faussement d’avoir secondé Gontharis pour faire périr
Aréobinde. Son diacre Primase fut placé sur son siège; mais il en coûta du
sang, et les églises d’Afrique furent longtemps déchirées par un schisme.
Presque tout l’Occident se révolta en faveur des trois Chapitres, et il se
tint un grand nombre de conciles particuliers qui réclamèrent contre celui de
Constantinople. Les origénistes ne cessèrent pas de troubler la Palestine. Il
fallut employer, huit mois après, le secours du duc Anastase, pour les chasser
des monastères. On suborna des émissaires, on supposa de fausses lettres pour
décrier en Italie Vigile, et Datius, évêque de Milan, pour exciter les peuples
à nommer d’autres évêques à leur place; enfin le pape se rendit. Il publia une
constitution par laquelle il adhérait à la condamnation des trois Chapitres.
Narsès, à la sollicitation du peuple de Rome, demanda et obtint son retour en
Italie au mois d’août de l’année suivante. Mais, étant tombé malade en Sicile,
il mourut des douleurs de la pierre à Syracuse. Pélage, ayant obtenu avec
Vigile la permission de retourner en Italie, fut élevé sur le siège de Rome au
mois d’avril 555, à la recommandation de Narsès, qui agissait par ordre de
l’empereur. Cette élection excita de grands murmures : on soupçonnait Pélage
d’avoir sourdement contribué aux mauvais traitements que Vigile avait soufferts
à Constantinople; quelques-uns même l’accusaient d’être complice de sa mort.
Ces soupçons injustes n’étaient fondés que sur la faveur dont l’empereur, l’honorait
ouvertement. Il fallut, pour apaiser les esprits, qu’il protestât de son
innocence en jurant sur l’évangile et sur la croix, en présence du peuple
assemblé dans l’église de Saint-Pierre.
Les plus opiniâtres à rejeter les décrets du concile furent les évêques
d’Istrie et de Vénétie. Pélage exhortait Narsès à user de contrainte à l’égard
de ces prélats; mais ils portèrent la hardiesse jusqu’à excommunier Narsès
lui-même. A leur tête était Paulin d’Aquilée, qui prit dans ces troubles le
titre de patriarche, que ses successeurs ont conservé. Le district de cette
métropole s’étendait depuis la seconde Pannonie jusqu’à l’Adda dans le
Milanais, et comprenait la Rhétie, le Norique, l’Istrie, la Vénétie et le
Frioul. Les évêques de ces provinces demeurèrent pendant près de cent cinquante
ans séparés de l’église romaine, et tinrent plusieurs conciles pour la défense
des trois Chapitres. L’invasion des Lombards, qui se rendirent maîtres de ce
pays, favorisa le schisme, qui ne fut entièrement éteint qu’en 698 , sous le
pontificat de Sergius.
Depuis la destruction de la puissance des Goths, tout prenait une nouvelle
forme en Italie. Ce fut alors que les empereurs, à l’imitation des rois goths,
commencèrent à s’attribuer le droit de confirmer l’élection des papes. On leur payait
à cet effet une certaine quantité d’or. Le siège vacant était gouverné par les
trois principaux ministres du clergé, l’archiprêtre, l’archidiacre, et le
primicier des notaires. Ceux-ci notifiaient à l’exarque la mort du pape. Après
les funérailles et un jeûne de trois jours, on procédait à l’élection , à
laquelle assistaient le clergé, les principaux de la ville, le peuple et les
soldats établis à Rome pour défendre l’Italie contre les Lombards. On faisait
ensuite part de l’élection à l’empereur, dont on attendait la confirmation. On
en écrivit à l’exarque, aux juges, à l’archevêque et à l’apocrisiaire de
Ravenne, pour les prier de s’intéresser auprès du prince en faveur de celui qui
avait été élu. Après l’agrément de l’empereur, le pape élu était ordonné auprès
de la confession de saint Pierre; il y prononçait sa profession de foi, et l’envoyait
à toutes les églises. L’obligation où l’on était d’attendre que l’élection fût
confirmée par l’empereur rendit les vacances du Saint-Siège beaucoup plus
longues qu’elles n’avoient été auparavant.
Après avoir raconté le plus succinctement qu'il nous a été possible ce qui
concerne la condamnation des trois Chapitres, il faut reprendre la suite des
affaires d’Italie. Au commencement du printemps de l'année 554, Narsès , qui avait
passé l'hiver à Rome, y rassembla ses troupes, et, pour les tenir en haleine
jusqu’à l’ouverture de la campagne, il les occupait aux exercices militaires. Il
avait rappelé auprès de lui celles qui gardaient les défilés de l’Apennin,
parce que les ennemis, au lieu de prendre la route de Rome , s’étaient
approchés du golfe Adriatique, et, traversant l’Emilie, la Flaminie et le Picénum, s’étaient avancés jusque dans le pays des Samnites, désolant
tout sur leur passage. Arrivés dans cette contrée, ils se partagèrent. Bucelin, ayant pris avec lui les meilleures troupes,
ravagea la Campanie, la Lucanie, le pays des Brutiens,
et pénétra jusqu’au détroit de Sicile. Leutharis mit
à feu et à sang l’Apulie et la Calabre jusqu’à Otrante. Les Francs, faisant profession
du christianisme, épargnaient les églises; mais les Allemands, encore païens,
après les avoir pillées, les détruisaient de fond en comble. D’ailleurs les
deux peuples, également sanguinaires, ne laissaient après eux que des cendres
et des cadavres. Les chaleurs de l’été commençaient à se faire sentir, et les
Allemands, chargés de butin, ne les supportaient qu’avec peine; ce qui
détermina Leutharis à retourner au-delà des Alpes. Il
conseillait à son frère de prendre le même chemin, et d’emporter en Allemagne
les dépouilles de l’Italie, sans s’exposer au risque de les perdre dans la
guerre, dont les succès sont toujours incertains. Mais Bucelin fut retenu par le serment qu’il avait fait aux Goths de combattre les Romains,
et par l’espérance de la royauté dont les Goths flattaient son ambition.
Leutharis partit après avoir
promis à son frère de lui envoyer des secours des qu’il aurait mis son butin en
sûreté. Il côtoyait la mer Adriatique, et, étant arrivé près de Fano, il
détacha trois mille hommes pour aller à la découverte. Artabane et Uldac étaient alors dans Pisaure avec quelques troupes de Huns et de Romains. Dès qu’ils aperçurent les
Allemands, ils sortirent sur eux en bon ordre, les taillèrent en pièces, en
précipitèrent une partie dans la mer, et mirent le reste en fuite. Ceux-ci
portèrent l’alarme dans le camp de Leutharis, qui
rangea ses troupes en bataille. Les prisonniers qu’il traînait en grand nombre
profitèrent du moment pour s’échapper, emportant avec eux tout ce qu’ils purent
du butin. Artabane et Uldac,
ne se sentant pas assez forts pour hasarder un combat contre toute l’armée ennemie,
se contentèrent de leur avantage, et se renfermèrent dans Fano. Leutharis, qui se hâtait de sortir de l’Italie, se
rapprocha de l’Apennin pour éviter les sables et les lagunes du rivage. Ayant
passé le Pô, il arriva enfin à Cénète, ville de
Vénétie qui appartenait aux Francs. Il avait perdu une grande partie de son
butin; mais ce qui l’affligea davantage fut une peste meurtrière qui fit périr
en peu de jours tous ses soldats, et qui fut regardée comme le juste châtiment
de leurs sacrilèges. Le général expira dans un accès de rage, poussant des hurlements
affreux, et se déchirant lui-même avec les dents.
Les maladies faisaient aussi beaucoup de ravage dans l’armée de Bucelin. Les soldats, faute d’autres subsistances, se nourrissaient
de raisins, et la dysenterie en emportait un grand nombre. Bucelin résolut de combattre avant que de lés voir tous périr, et prit le chemin de la
Campanie. Il vint camper près de Capoue, sur le Casilin,
rivière ainsi nommée d’une ancienne ville qui ne subsistait plus. Le poste était
avantageux: sa droite était bordée de la rivière. Il se rendit maître du pont,
sur lequel il fit élever une tour de bois, qu’il garnit de ses meilleurs
soldats pour défendre le passage. Il environna ses retranchements d’une forte
palissade; et comme il avait à sa suite une infinité de chariots, il en fit
enfoncer les roues jusqu’au moyeu, ne laissant à son camp qu’une issue assez
étroite. Avec ces précautions, il se croyait le maître de ne livrer bataille
que lorsqu’il le jugerait à propos. C’était pour lui un triste présage de ne
point voir arriver les troupes que son frère avait promis de lui envoyer. Mais
cette inquiétude ne lui ôtait pas le courage; il se flattait d’être en état de
vaincre sans aucun secours, se voyant encore suivi de trente mille hommes , au
lieu que Narsès en avait à peine dix-huit mille. Plein de confiance, il ne cessait
d’encourager ses troupes: «Nous n’avons encore, disait-il, que parcouru
l’Italie; c’est sur le champ de bataille que nous allons en prendre possession:
elle est à nous, si nous avons du cœur. Songez que fuir en cette rencontre,
c’est courir à la mort : vous n’avez de ressource que dans la victoire». Animés
par ces paroles et par leur propre valeur, les Allemands et les Francs se préparaient
avec ardeur à un combat dont le succès devait les rendre maîtres de la plus
belle contrée de l’univers. On ne voyait dans tout le camp que fourbir des
épées et des javelots, aiguiser des haches à deux tranchants, ajuster des
boucliers. C’était là toute leur armure; ils ne faisaient usage ni d’arcs, ni
de frondes, ni d’aucune sorte de traits. Ils ne connaissaient d’armes
défensives que le bouclier et le casque; encore la plupart avaient-ils la tête
nue, ainsi que le corps jusqu’à la ceinture; le reste était couvert d’un
caleçon de toile ou de cuir qui leur tombait jusqu’aux pieds. Leurs javelots,
d’une grandeur médiocre, pouvaient également être lancés et tenus à la main.
Cette arme était l’invention de l’industrie la plus meurtrière. Le bois,
presque revêtu de lames de fer, résistait à tous les efforts qu’on aurait faits
pour le rompre ou le trancher. Au-dessous de la pointe sortaient des crochets
fort aigus, en forme de hameçons recourbés vers le bas, en sorte qu’on ne pouvait
le tirer du corps sans déchirer cruellement la partie blessée. Si le javelot s’enfonçait
dans le bouclier, le soldat courait aussitôt, et, mettant le pied sur la hampe
qui traînait à terre, il faisait baisser le bouclier; voyant alors son ennemi à
découvert, il lui fendit la tête de sa hache, ou le perçoit d’un autre javelot.
Narsès vint camper de l’autre côté de la rivière vis-à-vis des ennemis, et
les deux armées demeurèrent, quelque temps en présence, se rangeant tous les
jours en bataille sans en venir aux mains. L’espérance, la crainte, et tous ces
mouvements incertains qui s’élèvent et se détruisent tour à tour à la vue d’un
grand et illustre péril, agiotent également les deux partis. Toute l’Italie en
suspens attendait le moment fatal qui devait décider de son sort. Cependant les
troupes de Bucelin subsistaient aux dépens des
contrées voisines, qu’elles pillaient en liberté. Chanarange fut chargé d’arrêter ces ravages; c’était ce même Arménien qui, six ans
auparavant, avait montré tant de témérité dans la conjuration d’Arsace. Depuis qu’il servait sous Narsès, il avait joint la
réflexion et la prudence à sa hardiesse naturelle; et il paraît, par son
exemple et par celui de Dagisthée, que ce grand
capitaine avait l’art d’épurer les bonnes qualités de ses subalternes et d’en
corriger les excès. Chanarange, à la tête d’un
détachement de cavalerie, surprit un grand convoi, et tailla l’escorte en
pièces. S’étant saisi de tous les chariots, il en fit avancer un chargé de foin
sec, jusqu’au pied de la tour de bois qui défendait le pont, et y mit le feu.
La flamme gagna bientôt la tour, et força les ennemis de l’abandonner ; ce qui
rendit les Romains maîtres du passage. Les Allemands y outrés de dépit, courent
aux armes, et demandent le combat malgré les devins de leur nation, qui leur défendaient
de rien entreprendre ce jour-là. Narsès fait aussi prendre les armes à ses
soldats et passe le fleuve. Au moment qu’il sortit du camp, on lui annonça
qu’un capitaine hérule des plus distingués venait de
tuer un de ses domestiques pour une faute légère; il s’arrêta aussitôt, et
donna ordre d’amener devant lui le meurtrier : «Ce serait, dit-il, attirer la
colère de Dieu sur nos têtes que de combattre sans avoir puni ce forfait».
Comme le barbare, loin de se repentir de son crime, s’en glorifiait avec
audace, soutenant hautement qu’il était le maître de la vie de ses gens, et
qu’il traiterait de même ceux qu’il jugerait à propos, Narsès le fit tuer en sa
présence. Une si prompte justice révolta les Hérules; ils jettent leurs armes,
et refusent d’aller au combat. Narsès, sans s’inquiéter de leur mutinerie, se
tourne vers ses soldats en disant: «Qui veut vaincre me suive»; et en même
temps il marche à l’ennemi. Sindual, chef des
Hérules, faisant réflexion qu’il allait se couvrir de honte, lui et sa nation,
et que leur colère ne paraîtrait qu’une poltronnerie déguisée, envoya prier
Narsès de les attendre. Narsès répondit qu’il ne les attendrait pas; mais que,
s’ils voulaient le joindre, il leur assignerait leur place.
Lorsqu’il fut arrivé au lieu qu’il avait choisi pour champ de bataille, il
fit halte, et rangea son armée, l’infanterie au centre, la cavalerie sur les
ailes. Il prit son poste à l’aile droite avec sa maison, commandée par Zandalas. Les flancs de l’armée étaient appuyés contre deux
petits bois, derrière lesquels il posta Valérien et Artabane , suivis de leurs escadrons, avec ordre de tourner le bois et de charger
l’ennemi en flanc lorsque le combat serait engagé. En avant de l’infanterie était
un grand corps de fantassins armés de pied en cap, qui formaient la tortue; on nommait
ainsi un bataillon carré dont toutes les faces et la partie supérieure étaient
couvertes de boucliers serrés les uns contre les autres, en sorte qu’il semblait
être une masse solide et impénétrable. Les Groupes légères, telles que les
tireurs d’arc et les frondeurs, se tenaient à l’arrière-garde, attendant le
signal pour se couler dans les intervalles et venir faire leur décharge. Il avait
réservé une place pour les Hérules au centre de l’armée. Deux Hérules qui
avoient passé du côté les ennemis an moment de la mutinerie, et qui ne savent
pas qu’elle fût calmée, les excitaient à combattre sans délai, les assurant que
leur nation s’était séparé, et que tout était en désordre parmi les Romains. Bicelin n’eut pas de peine à croire ce qu’il souhaitait; persuadé
qu’il allait tout renverser du premier choc, il fondit rapidement sur l’ennemi.
Le centre de son armé, se terminant en pointe et s’élargissant par la base formait
ce qu’on appelait tête de porc. Les ailes, qui avaient beaucoup plus de
profondeur, s’écartaient l’une e l’autre de plus en plus à mesure qu’elles laissaient
entre elles un grand vide.
La premier attaque des Francs et des Allemands fut terrible; ils percèrent
à coups de haches le bataillon avancé, traversèrent la première ligne par
l’espace réservé aux Hérules, qui n’étaient pas encore arrivés, renversèrent la
seconde ligne, et, sans faire beaucoup de carnage, pénètrent jusqu’à la queue.
Quelques-uns de leurs soldats coururent au camp de Narsès pour le piller. Les
Romains aguerris par un long usage, cédèrent à cette fougue sans s’effrayer ni
rompre leurs rangs, et le général, toujours de sang-froid au milieu des périls
et du tumulte des batailles, dut à sa présence d’esprit une victoire qui semblait
être désespérée. Par les ordres qu’il donna, les ailes se replièrent sur les
ennemis qui traversaient l’armée, et qui furent obligés de se partager dos à
dos pour faire face à droite et à gauche. Cette disposition fit naître à Narsès
une idée tout-à-fait nouvelle et singulière. Les cavaliers romains de chacune
des ailes, posés derrière une ligne de fantassins, accablaient sans cesse les
ennemis par des décharges meurtrières; mais ils ne tiraient pas sur ceux qu’ils
avaient en face; les flèches qui partaient des deux ailes se croisaient sur la
tête des ennemis, et allaient percer à dos ceux qui faisaient face à l’aile
opposée. Cette opération était facile à des cavaliers qui n’ayant devant eux
que ces fantassins, découvraient aisément ceux qui leur tournoient le dos, et tiraient
sur eux par-dessus ceux qu’ils aboient en tête. Les Allemands et les Francs,
occupés à combattre l’infanterie romaine, se sentaient percer par derrière
sans voir d’où leur venaient ces coups; il en tombait à la fois des rangs
entiers, et leur nombre était déjà fort diminué lorsque Sindual arriva à la tête de ses Hérule. Il rencontra d’abord les soldats qui allaient piller le camp,
et qui, sur le rapport des deux déserteurs, s’imaginaient que les Hérules venaient
se joindre à eux. Mas Sindual les détrompa bientôt en
fondant sur eux, taillant en pièces les uns, et poussant les autres dans le fleuve,
où ils se noyèrent. S’étant joint ensuite aux Romans, il enfonça ce qui restait
des deux lignes qui coupait l’armée, et regagna le terrain qui lui était
destiné. Par tant d’heureux efforts, les troupes romaines se rejoignirent, et
se retrouvèrent au même état où elles étaient au commencement de la bataille.
Elles continuèrent de pousser les barbares entièrement rompus, et qui ne combattaient
plus que par pelotons. Dans cet affreux désordre, ils étaient exposés à tous
les coups; les flèches, les javelots, les épées en faisaient un horrible carnage;
la cavalerie les enveloppait; Valérien et Artabane fermaient
la retraite; tous tombaient sous le fer ennemi, ou périssaient dans le fleuve,
où la terreur les précipitait. Bucelin fut tué en
combattant. Jamais victoire ne fut plus complète. Si l’on en croit Agathias, de
trente mille hommes il n’en échappa que cinq; et les vainqueurs ne perdirent
que quatre-vingts hommes, qui furent tués dans le premier choc. Il n’y eut pas
un Romain qui ne donnât des preuves d’une valeur héroïque. Entre les
auxiliaires Aligerne se signala; Sindual et ses Hérules méritèrent par leur valeur que Narsès oubliât leur première désobéissance.
Mais c’était à Narsès que les vainqueurs rapportaient toute leur gloire; ils l’admiraient
comme un génie créateur qui gouvernail à son gré le destin des batailles, et
qui savait faire naître la victoire du sein même du désordre.
Les Romains, après avoir enterré leurs morts, recueilli les dépouilles et
les armes des ennemis, pillé leur camp et détruit leurs retranchements,
retournèrent à Rome chargés de butin, couronnés de fleurs, chantant des airs de
victoire, et conduisant au milieu d’eux leur général comme en triomphe. Ce fut
alors qu’ils apprirent la destruction totale de l’armée de Leutharis.
Le peuple, qui s’abandonne sans réserve à la joie comme à la tristesse, ne pouvait
se rassasier de fêtes, de jeux, de spectacles. Il se figurait qu’il ne restait
plus d’ennemis, et que l’Italie, théâtre d’une guerre sanglante depuis dix-neuf
ans, allait devenir à jamais le séjour de la paix et de l’abondance. Les
soldats se livraient avec tout l’emportement militaire à ces divertissements
tumultueux: mais Narsès les rappela bientôt à la sévérité de la discipline. Ce
général infatigable ne s’endormait pas entre les bras de la victoire; il savait
que les fruits des exploits guerriers ne se conservent que par l’activité qui
les a produits.
Quoiqu’il eût détruit en Italie la puissance des Goths et les espérances
des Francs, ii lui restait encore beaucoup à faire pour y rétablir le bon ordre
et la tranquillité. Il fallait relever les ruines dont cette vaste contrée était
couverte, remédier aux désordres d’une longue guerre, réduire à l’obéissance le
reste des Goths dispersés depuis leur défaite, arracher aux Francs les
conquêtes dont ils étaient en possession au-delà du Pô. Il donna ses ordres
pour réparer les murailles des villes et les monuments publics de première
utilité. Deux magnifiques inscriptions, qu’on lit encore sur le pont Salaro, à une lieue de Rome, nous apprennent que Narsès rétablit
ce pont détruit par Totila. Il fit exécuter le règlement que l’empereur avait
accordé à la prière de Vigile lorsque ce pape était parti de Constantinople
pour retourner en Italie; c’est ce qu’on appelle la pragmatique de Justinien;
elle se trouve à la suite des Novelles; elle est datée du treizième d’août de
la vingt-huitième année du règne de ce prince, c’est-à-dire de l’an 554, et
adressée au chambellan Narsès, et à Antiochus, préfet du prétoire d’Italie. En
vertu de cet édit , les lois de Justinien devinrent la règle des jugements. On
ouvrit à Rome des écoles publiques de philosophie, de médecine, de
jurisprudence et de belles-lettres, et on rétablit les gages des professeurs
fondés par Théodoric, mais dont le paiement avait été interrompu pendant la
guerre. Les actes de Théodoric, d’Athalaric, d’Amalasonte et de Théodat furent
ratifiés. L’édit ne parle point de Vitigès; mais toutes les dispositions de
Totila furent cassées et abrogées; il est traité de tyran, sans doute parce que
l’empereur prétendait avoir acquis un nouveau droit sur l’Italie par la cession
de Vitigès et par celle d’Eraric. Il est ordonné que les dommages causés aux habitants
soient réparés autant qu’il est possible, et que les années de la guerre ne
soient point comptées pour acquérir la prescription de trente ou de quarante
ans. Justinien recommande au pape et au sénat l’inspection des poids et des
mesures, il corrige les abus sur le cours des monnaies, il règle les impôts, il
défend aux gens de guerre de se mêler des jugements civils. Quoique Narsès
employât tous ses soins pour rendre à Rome son ancien lustre, cependant le
siège du gouvernement fut fixé à Ravenne, à cause de sa situation. Ce fut ainsi
que le royaume des Goths prit fin en Italie. Il avait subsisté soixante ans, à
compter depuis que Théodoric s’était rendu maître de Ravenne. C’est mal à
propos que le nom des Goths est décrié auprès du vulgaire. Cette nation
illustre, après avoir subjugué l’Italie par sa valeur, méritait de s’en faire
aimer par son humanité, et par sa justice. Les Goths traitèrent les vaincus
comme leurs frères; ils ne changèrent rien aux magistrats, aux lois , aux
coutumes des Romains. Ils leur permirent même des relations de déférence et de
respect avec leurs anciens maîtres. Quoique attachés à l’arianisme, la plus
intolérante de toutes les sectes, ils ne furent point persécuteurs. Cependant
cette différence de religion fut l’unique cause qui fit souhaiter aux Italiens
de changer de maîtres; ils en changèrent, et ne furent pas longtemps sans se
repentir. Dans une suite de huit rois, les Goths avoient eu deux héros,
Théodoric et Totila; l’un avait conquis l’Italie sur un guerrier fameux et
redoutable; l’autre, avec le même génie, la perdit par les succès inespérés
d’un général dont les talents avoient été inconnus jusqu’alors.
Sept mille Goths, s’étant réunis, se jetèrent dans Compsa,
aujourd’hui Conza, ville du pays nommé Principauté
ultérieure. La place était très forte et située sur une montagne escarpée.
Résolus de s’y bien défendre, ils avoient à leur tête Ragnaris,
Hun de nation, guerrier aussi rusé qu’intrépide, très propre à gagner le cœur
de la multitude, et passionné pour la gloire. Il avait formé le dessein de
rassembler les Goths répandus en Italie, et de renouveler la guerre. Narsès,
pour étouffer l’incendie qui menaçoit de renaître,
marcha lui-même à Compsa; et comme la place était
inaccessible à une armée, il l’environna d’un blocus. Les assiégés, bien
fournis de vivres, passèrent l’hiver à faire sur les Romains de fréquentes
sorties pour les forcer à se retirer; mais la vigilance du général rendait
inutiles tous leurs efforts. Au printemps, comme ils s’ennuyaient d’être si longemps renfermés, Ragnaris proposa une entrevue à Narsès, et s’y rendit avec une escorte peu nombreuse;
mais Narsès, voyant que ce barbare, enflé d’un vain orgueil, ne proposait que
des conditions déraisonnables, rompit la conférence et se sépara sans rien
conclure. Ragnaris, plein de rage et de dépit, n’était
pas encore éloigne d’une portée de trait, lorsque, ayant bandé son arc, et se
tournant tout à coup, il tira sur Narsès, qu’il n’atteignit pas. Sa perfidie
fut punie sur-le-champ : les gardes de Narsès firent sur lui une décharge de
flèches dont ils fut mortellement blessé. Il mourut deux jours après, et les
assiégés se rendirent à condition d’avoir la vie sauve. Narsès, pour les
éloigner de l’Italie , les envoya tous à l’empereur.
La réduction de Compsa termina la conquête,. et
Narsès gouverna l’Italie pendant treize ans sans aucun titre nouveau. Ce fut
Longin, son successeur, qui porta le premier le nom d’exarque. Comme les
Francs, qui, depuis quelques années, possédaient plusieurs places dans la
Ligurie et la Vénétie, avoient fourni des troupes à Leutharis et à Bucelin, Narses envoya pour les déloger un
détachement qui fut défait. Les Francs poursuivirent les vaincus jusqu’au-delà
du Pô, et firent un grand ravage. Mais Narsès les battit à son tour, et les
força d’abandonner ce qu’ils possédaient entre le Pô et les Alpes. Cependant on
voit encore, peu de temps après, Clotaire maître de quelque portion de cette
contrée; et lorsque les Lombards s’y établirent, ils payèrent tribut aux rois
de France. Pour ce qui est des Goths, ils ne furent pas tous chassés d’Italie.
Ceux qui se soumirent à l’empereur, et qui lui jurèrent fidélité, eurent la permission
d’habiter dans les lieux où ils avoient fixé leur demeure. Mais la Vindélicie fut
à jamais perdue pour l’empire. Elle fut occupée par les Bavarois, nommés alors Bajoares, qui descendaient des anciens Boïens établis en
Germanie. Ils s’étaient joints aux Allemands contre Clovis, et, ayant été
vaincus avec eux à Tolbiac, ils restèrent soumis à ce prince, et après lui aux
rois de la France austrasienne. Lorsque Théodebert se fut emparé de la
Vindélicie, il y fit passer les Bavarois, qui s’emparèrent encore d’une partie
du Norique: ce fut alors que ce pays prit le nom de Bavière. La contrée qu’ils habitaient
auparavant au-delà de la rivière du Lech fut laissée aux Allemands: c’est la
Souabe d’aujourd’hui. Justinien, occupé du recouvrement de l’Italie, négligea
le soin de la Vindélicie; et l’invasion des Lombards assura aux Bavarois la possession
de cette contrée. Ils étaient gouvernés par des ducs qu’ils choisissaient
eux-mêmes, et l’élection devait être confirmée par le roi des François, qui pouvait
les destituer. Ces ducs étaient cependant souverains, et avoient droit de vie
et de mort sur leurs sujets. Théodebald, roi d’Austrasie, étant mort cette
année ou la suivante, sa veuve Valdrade, fille de
Clotaire, épousa le duc de Bavière.
Il s’offrit dans le même temps à l’empereur une occasion de regagner une
partie de l’Espagne. Athanagilde, s’étant révolté
contre Agila, roi des Visigoths, demanda. du secours
à Justinien, avec promesse de céder à l’empire une grande étendue de pays. Le
patrice Libérius partit avec une flotte, à dessein de profiter de ces troubles pour
reconquérir l’Espagne. Agila, défait près de Séville par
le secours des Romains, s’enfuit à Mérida; et Libérius, selon sa convention,
demeura maître d’un grand pays qui s’étendait d’une mer à l’autre dans la Bétique
et la Lusitanie. Mais les seigneurs visigoths, craignant que les Romains, à la
faveur des guerres civiles, ne vinssent à bout de subjuguer toute l’Espagne
comme ils avoient reconquis l'Afrique, tuèrent Agila;
et se réunirent tous sous Athanagilde. Celui-ci ne se
vit pas plus tôt paisible possesseur, qu’il voulut se défaire de ses alliés. Il
leur fit une guerre sanglante, où il fut tantôt vaincu, tantôt vainqueur.
Libérius courut avec sa flotte toute la côte d’Espagne, fit une descente dans
l’Aquitaine, et attaqua Bordeaux, dont il ne put se rendre maître. Les Romains
se soutinrent si bien par leur courage et par les secours qu’ils recevaient
d’Afrique, que ni Athanagilde, ni ses successeurs, ne
purent pendant soixante et dix ans les chasser du pays. Le duc Francion, qui succéda à Libérius, réduisit la Cantabrie. Il
avait commandé en Italie sous Narsès, et il devint ensuite encore plus célèbre,
ayant tenu pendant vingt ans dans une île du lac de Côme contre les Lombards.
Il fut enfin obligé de se rendre à Autharis, roi de cette nation, après un
siège de six mois, et obtint une capitulation honorable. Ce que l’empire possédait
en Espagne s’étendait le long de la mer , et se prolongeait dans les terres
jusqu’à Ebora, que les Visigoths fortifièrent pour se
défendre contre les courses des Romains. On voit encore dans cette ville deux
tours d’une structure très solide, que la tradition du pays dit avoir été
bâties dans ce temps-là. Cette contrée reconquise se divisait en deux
provinces, sous le gouvernement de deux patrices. Vers l’an 623, Suinthila, roi des Visigoths, gagna par adresse un de ces
gouverneurs, vainquit l’autre, et vint à bout d’éteindre entièrement en Espagne
la domination romaine.
Il ne se passait guère d’années que l’Orient ne vît quelque ville ébranlée
ou détruite par les tremblements de terre. En 554, le quinzième d’août, if y en
eut un terrible qui se fit sentir en des pays très éloignés l’un de l’autre. Il
dura quarante jours à Constantinople, où il renversa quantité de maisons, des
églises, des bains publics, une portion des murs de la ville. Grand nombre d’habitants
y périrent. On fit dans la suite mémoire annuelle de ce désastre, et tout le
clergé allait ce jour-là en procession à l’Hebdome.
Nicomédie fut ruinée en grande partie, ainsi que Béryte, qui, depuis quelques
années, avait déjà plusieurs fois éprouvé ce fléau. En attendant qu’elle fût
rebâtie, ses écoles de droit, célèbres dans tout l’empire, furent transférées à
Sidon. Quelques secousses, quoique assez légères, jetèrent néanmoins une grande
alarme dans Alexandrie, parce que la terre ne tremble jamais en Egypte, et que
les maisons de cette ville n’étant bâties que d’un seul rang de briques, pouvaient
être aisément renversées. L’île de Cos fut plus maltraitée que les autres pays.
La mer, s’étant gonflée jusqu’à une hauteur extraordinaire, inonda ses rivages,
entraîna les maisons et les habitants. L’intérieur de l’ile fut si violemment
ébranlé, que de tous les édifices il ne resta sur pied que les cabanes des
paysans, construites de terre. L’historien Agathias, qui revenait alors
d’Alexandrie à Constantinople, fut témoin de ce malheur. La ville de Cos n’était
plus qu’un amas confus de pierres, de terre, de colonnes et de poutres brisées.
Toutes les eaux des sources étaient devenues amères comme celles de la mer. Au
milieu de ces déplorables ruines on voyait errer çà et là quelques habitants
échappés à la destruction générale, mais pâles et livides, qui semblaient être
des cadavres sortant de leurs sépulcres. Il ne restait plus d’autre ornement à
cette île célèbre que la mémoire de sa fameuse école de médecine, et la gloire
d’avoir été le berceau d’Hippocrate et d’Appelle. Le septième de septembre, à
la troisième heure du jour, l’église de Cyzique s’écroula tout entière pendant
qu’on y lisait l’évangile, et servit de tombeau à une foule de peuple.
La corruption des mœurs avait introduit une coutume qui tenait les femmes
publiques enchaînées à la débauche. Elles s’engageaient à ceux qui exerçaient
ce trafic infâme, et leur donnaient caution qu’elles ne déserteraient pas. Si
le repentir leur faisait changer de vie, les cautions payaient la somme
stipulée. Justinien avait aboli cet usage criminel; il avait aussi proscrit ce
cautionnement à l’égard des femmes de théâtre, que les lois romaines confondent
avec les prostituées. Mais les maîtres de troupe avoient inventé une autre
sorte d’engagement; ils faisaient prêter serment aux comédiennes qu’elles ne quitteraient
pas le service du théâtre; et par scrupule, dit la loi, pour ne pas commettre
un parjure, elles continuaient le commerce de prostitution. L’empereur défendit
cet abus impie du serment; il condamna ceux qui l’exigeraient à une amende de
dix livres d’or au profit de la comédienne qui renoncerait au théâtre. Les
magistrats eurent ordre d’y tenir la main, sous peine de payer eux-mêmes cette
somme. A leur défaut, les évêques furent chargés de veiller à l’exécution de I
cette loi, et de s’adresser à l'empereur, s’il était besoin de contrainte.