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LIBRAIRIE FRANÇAISE

HISTORIE DIVINE DE JÉSUS CHRIST

HISTOIRE DU BAS-EMPIRE.

 

 

LIVRE QUARATINE CINQUIÈME .

SUITE DU RÈGNE DE JUSTINIEN.

538-540

 

Les succès de Bélisaire rétablissaient en Occident la réputation des armes romaines; mais les barbares du nord, par des efforts réitérés, attaquaient le cœur de l’empire, et faisaient trembler Constantinople. Au commencement de l’an 538, une nombreuse armée de Bulgares vint a la suite de deux rois, Volger et Drogon, ravager la petite Scythie et la Mœsie. Justin, Badurius et Godillas, qui commandaient dans ces provinces, marchèrent à leur rencontre, et furent vaincus dans un combat où Justin perdit la vie. Constantiole, fils de Florent, fut mis à sa place. Ascum, Hun de nation, accourut au secours des Romains. L’empereur l’avait tenu sur les fonts baptismaux, et lui avait donné le commandement des troupes d’Illyrie. Il y eut une seconde action, où les Bulgares, après un sanglant combat, furent défaits à leur tour. Les Romains revenaient vainqueurs et pleins de joie, lorsqu’ils rencontrèrent un autre corps de Bulgares qui les surprirent et les taillèrent en pièces. Les barbares portaient dans leur main gauche des filets qu’ils jetaient sur les ennemis. Constantiole, Arcum et Godillas furent ainsi enveloppés. Godillas trancha le filet avec son épée, et se sauva. Les deux autres furent entraînés; mais Constantiole se racheta en payant mille pièces d’or. Ascum fut emmené en esclavage avec les autres prisonniers.

RAVENNE

 

Vitigès se retirait vers Ravenne avec ce que le siège de Rome, si long et si meurtrier, lui avait laissé de troupes. Au lieu de suivre la voie Flaminienne, qui était le chemin le plus droit, comme il vouloir éviter le voisinage de Narni, de Spolette et de Pérouse, où les Romains avoient des garnisons, il prit sa route par la Toscane. En passant, il jeta mille hommes dans Orviette, autant dans Clusium, quatre cents dans Tuderte. Il en envoya deux mille à Urbin, cinq cents à Césène et au mont Férétrius, qu’on nomme maintenant Saint-Léon de Monte-Feltro; et comme Auxime, aujourd’hui Osimo, était pour lors la capitale du Picénum, il choisit dans son armée quatre mille soldats des plus braves qu’il y envoya sous la conduite de ce Vandaloire qui était resté pour mort sur le champ de bataille dans le premier combat devant Rome. II prit, avec le reste de son armée, la route de Rimini, à dessein de l’assiéger. Jean, neveu de Vitalien, était dans cette place avec deux mille chevaux. Bélisaire, persuadé qu’une garnison d’infanterie serait plus en état de soutenir un long siège, fit partir Ildiger et Martin à la tête de quelques troupes, par la route Flaminienne, afin de prévenir l’arrivée des ennemis. Ils avoient ordre de retirer de Rimini Jean et ses cavaliers, et d’y faire entrer à leur place la garnison d’Ancône, composée d’Isaures et de Thraces, tous fantassins. Conon, commandant des Isaures, s’était depuis peu rendu maître d’Ancône. Bélisaire pensait que, si les Goths assiégeaient Rimini, la cavalerie rendrait plus de service hors de la place, et qu’en fatiguant l’ennemi, le harcelant sans cesse, lui enlevant ses convois, elle le forcerait à lever le siège.

En approchant du fleuve Métaure, la voie Flaminienne se trouvait fermée par un roc très-élevé, et bordée d’une rivière si rapide qu’on ne pourvoit la traverser sans péril. Cette rivière se nomme aujourd’hui Candiano; elle sort de l’Apennin, et se jette dans le Métaure. Au-delà du roc était un vallon profond qui s’élargissait à son entrée. Les Romains, du temps de Vespasien, ayant pratiqué un passage dans le roc, le fermèrent d’une porte; ils bouchèrent de l’autre côté l’entrée du vallon, et n’y laissèrent qu’une étroite ouverture, en sorte que ce lieu était devenu une forteresse imprenable. Elle se nommait Petra pertusa, c’est-à-dire Roche percée, aujourd’hui Petra lata; et le pertuis ouvert dans le roc porte maintenant le nom de Furlo. Le vallon était rempli de cabanes où logeaient grand nombre de Goths. Ildiger et Martin, après avoir inutilement tenté de forcer le passage, firent grimper sur le rocher une partie de leurs gens, qui, détachant de gros quartiers de pierres, écrasaient les habitations et les habitants. Les Goths, effrayés, leur tendaient les bras, et demandaient miséricorde. On leur fit quartier, à condition qu’ils passeraient au service de l’empereur. Les deux généraux enrôlèrent dans leurs troupes ceux qui étaient en état de porter les armes, et laissèrent les autres avec quelques soldats pour la garde de ce poste. De là ils allèrent retirer d’Ancône la plus grande partie de la garnison, et arrivèrent trois jours après a Rimini. Jean refusa d’obéir; quatre cents cavaliers demeurèrent avec lui dans la ville, les autres suivirent les deux généraux , qui, ayant laissé à Rimini les soldats d’Ancône, retournèrent joindre Bélisaire.

A peine s’étaient-ils éloignés, que Vitigès, après avoir passé l’Apennin, parut devant Rimini. Lés Goths commencèrent par construire une tour de bois, portée sur quatre roues, et plus haute que les murs de la ville. Pour la faire avancer, ils ne se servirent point de bœufs, comme ils avoient fait devant Rome avec si peu dé succès; des soldats la poussaient au-dedans à force de bras vers la partie la plus basse de la muraille. Au haut de la tour était un pont-levis fort large, qui devait s’abattre lorsqu’elle serait à la portée des créneaux. Elle fut poussée dès le premier jour jusqu’au bord du fossé, qui n’était ni large ni profond. A l’entrée de la nuit, les Goths laissèrent seulement quelques soldats pour la garder, et se retirèrent dans leur camp. Les habitants tremblaient à la vue de cette redoutable machine, et s’attendaient à voir le lendemain les ennemis au milieu de la ville. Mais le commandant ne s’effrayait pas. Lorsque la nuit fut avancée, il sortit à la tête des Isaures avec des bêches et d’autres instruments propres à remuer la terre, et leur ordonna de creuser et d’élargir le fossé sans bruit, en rejetant la terre sur le bord du côté des murs. Ils travaillèrent avec tant d’ardeur, qu’en peu de temps la partie du mur par où l’ennemi devait l’attaquer se trouva bordée d’un fossé large et profond. Les gardes, qui dormaient, s’étant enfin réveillés, donnèrent l’alarme au camp; et comme les Goths accouraient pour troubler ce travail, Jean rentra dans la place. Le jour étant venu, Vitigès, outré de colère, fit mourir les gardes, et, s’obstinant à suivre son entreprise, il commanda de combler le fossé, et d’y faire passer la tour. Ses ordres furent exécutés, malgré les traits qui pleuvaient du haut des murs. Mais les fascines qu’on avait jetées à la hâte, s’étant affaissées sous la pesanteur de la tour, elle y demeura enfoncée, sans pouvoir avancer. D’ailleurs la terre amoncelée sur l’autre bord formait un mur impraticable à cette machine; en sorte qu’on ne songea plus qu’à la retirer du fossé, de crainte que les ennemis n’y missent le feu la nuit suivante. C’était en effet le dessein du commandant, qui, pour obliger les Goths d’abandonner leur tour, fit sur les travailleurs une furieuse sortie. On combattit avec acharnement le reste du jour; enfin, sur le soir, les Goths vinrent à bout d’entraîner la tour dans leur camp; mais il en coûta la vie à leurs meilleurs soldats; ce qui les fit renoncer aux attaques, et changer le siège en blocus. Ils se flattaient de prendre bientôt par famine une place mal pourvue de vivres.

Pendant que Vitigès campait devant Rimini, Vraïas, son neveu, assiégeait Milan. Cette ville, alors la plus considérable de l’Occident après Rome, par l’étendue de son enceinte, par son opulence, et par le nombre de ses habitants, était du domaine des Goths depuis la conquête de Théodoric. Datius, son évêque, supportant impatiemment le joug d’une nation arienne, vint trouver Bélisaire pendant le siège de Rome; il ne lui demandait qu’un petit nombre de soldats, avec lesquels il promettait de chasser les Goths de Milan et de toute la Ligurie. Bélisaire différa pour lors de le satisfaire; mais aussitôt que Vitigès eut levé le siège, il fit partir avec Datius un corps de mille hommes, commandés par Mundilas. Fidélis, préfet du prétoire, né à Milan, voulut être de cette expédition, à laquelle il pouvait beaucoup aider par le crédit qu’il avait en Ligurie. Cette petite armée s’étant embarquée à Porto, vint aborder à Gênes. Les chaloupes, qu’on transporta sur des chariots, servirent au passage du Pô. Sur la route de Pavie, les Romains eurent à combattre un grand corps de troupes qui venait à leur rencontre. Pavie étant une place très-forte, servait de magasin aux Goths établis dans ces contrées; ils y avoient déposé toutes leurs richesses sous la garde d’une nombreuse garnison. Après un combat sanglant, les Goths prirent la fuite, et peu s’en fallut que les vainqueurs n’entrassent dans la ville avec les fuyards, qui eurent à peine le temps d’en fermer les portes. Fidélis, s’étant arrêté dans une église près des murs de la ville pour y faire sa prière tandis que les Romains se retiraient, se trouva seul assez loin de sa troupe; son cheval s’étant abattu, quelques Goths coururent à lui et le tuèrent. Comme il était généralement estimé, sa mort causa une sensible douleur a Mundilas et à tous les soldats. On continua la route vers Milan, dont les Romains s’emparèrent sans coup férir, ainsi que de toute la Ligurie. A cette nouvelle, Vitigès fit partir Vraïas, fils de sa sœur, avec un corps de troupes considérable. Théodebert, roi de la France austrasienne, fut prié d’envoyer du secours. Ce prince, qui avait traité tout à la fois avec l’empereur et avec Vitigès, crut sauver les apparences en faisant marcher, non des troupes françaises, mais dix mille Bourguignons, qui venaient, disaient-ils, en Italie de leur propre mouvement, et sans ordre de Théodebert, quoiqu’ils fussent ses sujets depuis l’extinction du royaume de Bourgogne. Avec ce renfort Vraïas marcha vers Milan, et y mit le siège. Les Romains, qui ne comptaient pas d’être sitôt assiégés, n’avoient encore fait aucune provision de vivres. Il ne restait à Mundilas que trois cents soldats, parce que ce général, ayant pris Bergame, Como, Novare, et plusieurs autres places, y avait distribué des garnisons. Ainsi les habitants de Milan furent obligés de se défendre eux-mêmes.

Bélisaire, après avoir passé deux mois à Rome pour réparer les désordres que le siège avait causés, partit enfin pour secourir Jean, bloqué dans Rimini, quoiqu’il n’eût pas sujet d’être content de cet officier si peu obéissant à ses ordres. Chemin faisant, il reçut à composition Clusium et Tuderte, d’où il fit sortir les Goths, qu’il envoya, les uns à Naples, les autres en Sicile. Il les remplaça par des garnisons romaines. De son côté, Vitigès voulut reprendre Ancône, place importante, parce qu’elle servait de port à la ville d’Auxime, dont elle n’est éloignée que de quatre lieues. Il fit partir Vacis avec des troupes, et lui ordonna d’y joindre en passant la garnison d’Auxime. La prise du château d’Ancône, bâti sur un promontoire, entraînait celle de la ville, qui n’était point entourée de murailles. Conon l’Isaurien, commandant de cette place, au lieu de s’y tenir renfermé, eut l’imprudence de sortir avec sa garnison au-devant de l’ennemi jusqu’à la distance de cinq stades. Il rangea sa petite troupe en rond autour de la montagne sur une seule ligne, comme s’il eût formé une enceinte de chasseurs. Dès que les Goths parurent, ses soldats, effrayés du nombre, tournent le dos, et fuient vers le château. Les Goths les poursuivent vivement, et les habitants, craignant de donner entrée aux ennemis, ferment les portes et laissent leurs gens à la merci des barbares. On sauva Conon, en le tirant sur la muraille avec des cordes. Les Goths auraient pris le château par escalade, sans la valeur de deux gardes, l’un de Bélisaire, l’autre de Valérien, qui, se trouvant alors par hasard dans la place, repoussèrent tous les efforts des assaillants, et, couverts de blessures, firent quitter prise aux ennemis avant que de mourir eux-mêmes.

Tandis que Bélisaire continuait sa marche vers Rimini, il apprit que Narsès venait d’arriver dans le Picénum. Ce célèbre eunuque, honoré de la confiance de l’empereur, ne s’était encore fait connaître que dans le palais, où l’essor de son génie l’avait élevé aux premiers emplois. Chargé de conduire un secours en Italie, il amenait cinq mille hommes sous plusieurs commandants, entre lesquels était Justin, maître de la milice d’Illyrie. A cette petite armée s’étaient joints deux mille Hérules, sous la conduite de trais chefs, les plus vaillants de leur nation, Visande, Alueth et Phanothée. L’autre Narsès, frère d’Aratius, qui, peu de temps auparavant, avait amené aussi quelques troupes à Bélisaire, alla joindre la nouvelle armée. C’était un brave guerrier, compatriote de l’eunuque, et lié avec lui d’une étroite amitié.

Les deux armées se joignirent près de Firmum, place maritime, à une journée d’Auxime. On tint conseil en ce lieu pour délibérer sur le parti qu’il fallait prendre. On craignait pour Rimini. D’une autre part, laisser derrière soi la ville d’Auxime, c’était s’engager entre l’armée de Vitigès et une garnison nombreuse, qui pourrait les harceler sans cesse, leur couper les vivres, et les tenir eux-mêmes comme assiégés. D’ailleurs la plupart des officiers de Bélisaire, indignés contre Jean, qui, par sa témérité indocile, s’était lui-même précipité dans ce danger, était d’avis de l’abandonner à sa mauvaise fortune. Mais Narsès, ami de Jean, et qui peut-être s’entendait dès-lors avec lui pour troubler les opérations de Bélisaire, dont apparemment il ambitionnait la place, représenta «qu’on serait toujours à temps d’assiéger Auxime quand on aurait délivré Rimini; que, si on laissait prendre cette dernière place, ce serait une perte irréparable, qui influerait sur toute la suite de la guerre, en rendant le courage aux Goths et le faisant perdre aux Romains; que Jean était assez puni par l’extrémité où il se voyait réduit; et que, si son imprudence méritait un autre châtiment, ce ne dévot pas être aux dépens de leur honneur et de celui de l’empire». En ce moment on reçut une lettre de Jean, qui mandait à Bélisaire, que, manquant de pain depuis plusieurs jours, il ne pouvait plus résister aux habitants, résolus de se rendre; qu’il tiendrait encore une semaine; mais que, ce terme expiré, il serait contraint de céder à la nécessité, assez pressante pour lui servir d’excuse. A la lecture de cette lettre, Bélisaire, naturellement généreux, ne sentit plus que de la compassion pour cet officier. Il laissa mille hommes sous le commandement d’Aratius, dans un poste avantageux entre Auxime et Rimini. Il fit embarquer ses meilleures troupes, sous la conduite d’Ildiger, avec ordre de n’aborder à Rimini que quand l’armée de terre serait à portée de la ville. Un détachement commandé par Martin côtoyait le rivage et suivait la flotte; il avait ordre d’allumer grand nombre de feux lorsqu’il serait à la vue des ennemis, pour leur faire croire que c’était toute l’armée. Pour lui, accompagné de Narsès, et suivi du reste des troupes, il prit une route plus éloignée de la nier, et passa par Urbisaglia, nommée alors Salvia, près de Pollence, dans le Picénum. Cette ville, tellement détruite par Alaric, qu’il n’en restait plus qu’une porte, offrit aux Romains, au milieu de ses débris, un spectacle plus intéressant pour l’humanité que les plus somptueux édifices.

 

 

Depuis la destruction de Salvia, les habitants rassemblés vivaient dans des cabanes, sur les ruines de leur patrie. Au passage de Jean dans le Picénum, ils prirent l’épouvante; et une femme nouvellement accouchée posa son enfant à terre, s’enfuit, et ne reparut plus. Aux cris de l’enfant, une chèvre accourut et fit l’office de mère, l’allaitant et le défendant contre les animaux qui en approchaient. Trois mois après, lorsque Bélisaire entra dans le Picénum, les habitants, ayant appris que ce général, loin de faire aucun mal à ceux qui étaient de race romaine, se déclarait leur protecteur, revinrent à leurs demeures, et furent étonnés de retrouver cet enfant plein de vie. Les femmes s’empressaient à l’envi de lui présenter leur sein; mais il refusait de le prendre; la chèvre, tournant sans cesse autour de lui, écartait ces nourrices importunes, et semblait les quereller par ses bêlements. On cessa donc de le fatiguer, et l’on se reposa sur la chèvre du soin de son nourrisson. Procope raconte que, lorsqu’il était sur le lieu, à la suite de Bélisaire, on lui donna ce spectacle; et que, comme on faisait crier l’enfant, la chèvre, qui ne s’en éloignait que d’un jet de pierre, accourut en bêlant, et le couvrit de son corps. Cette aventure fit donner à cet enfant le nom d’Egisthe, parce qu’il fut nourri comme l’avait été le fils de Thyeste.

Bélisaire, dont l’armée était fort inférieure en nombre à celle de Vitigès, la conduisait par les sommets de l’Apennin, et ne doutait pas que les Goths, découragés de tant de mauvais succès, ne prissent le parti de la retraite dès qu’ils verraient les Romains prêts à fondre sur eux par plusieurs endroits à la fois. Il ne se trompait pas dans sa conjecture. A une journée de Rimini, il rencontra un détachement ennemi qui fut taillé en pièces sans avoir le temps de se reconnaître. Ceux qui purent échapper se sauvèrent tout tremblants sur les rochers voisins, d’où ayant considéré l’armée romaine qui s’allongeait dans les gorges étroites de ces montagnes, et que l’épouvante grossissait encore à leurs yeux, ils allèrent porter l’alarme dans le camp de Vitigès, en montrant leurs blessures, et publiant que Bélisaire allait arriver en personne à la tête d’une armée innombrable. Les Goths se rangèrent en bataille au nord de Rimini, attendant l’ennemi de ce côté-là, et regardant sans cesse les montagnes d’où ils croyaient à tout moment le voir descendre. A la fin du jour, ils rentrèrent dans leur camp pour prendre du repos; mais ils passèrent la nuit dans l’inquiétude, voyant à trois lieues, du côté de l’orient, un grand nombre de feux allumés; c’était le corps d’armée de Martin, qui les trompait par cette apparence. Ils s’attendaient à se voir enveloppés de toutes parts lorsque le jour serait venu. Dès qu’il parut, un nouveau spectacle acheva de les épouvanter. La flotte cinglait à pleines voiles vers le rivage. A cette vue, rien ne put les retenir. A peine se donnent-ils le temps de lever leurs tentes; ce n’étaient que cris et que tumulte. Ils abandonnent une partie de leur bagage; ils fuient en confusion, sans écouter les ordres, sans songer à autre chose qu’à sortir du camp les premiers et à gagner au plus tôt Ravenne. Si les assiégés avoient eu assez de courage et de force pour les charger en ce moment, c’en était fait de l’armée des Goths, et la guerre était finie. Ildiger, qui faisait dans le même temps débarquer ses troupes, entra sans obstacle dans le camp ennemi, fit prisonniers les malades qui n’avoient pu fuir, et s’empara des bagages qu’on avait abandonnés.

Quelques heures après, Bélisaire arriva avec toute l’armée; et, voyant devant lui les soldats de la garnison pâles et exténuées de disette, ainsi que leur commandant, il dit à Jean, pour lui faire sentir sa faute avec douceur: «Vous avez grande obligation à la diligence d’Ildiger, qui a ponctuellement exécuté les ordres de son général». Jean répondit fièrement : «Je ne dois rien à Ildiger, et tout à Narsès». Un réponse si brusque et si peu respectueuse fit connaître à Bélisaire qu’il avait dans Narsès un rival plus propre à traverser ses desseins qu’à les seconder. En effet, Narsès était sans contredit un grand et puissant génie; mais il avait fait fortune à la cour, et il est difficile de croire que, pour l’élever de la condition d’esclave aux premières dignités du palais, ses heureux talents ne se fussent pas aidés d’un peu d’intrigue et de manège. Ambitieux sans doute, il ne pouvait être exempt de jalousie; et il ne voyait plus devant lui que Bélisaire. Tous deux avoient de grandes vertus; mais celles de Narsès étaient moins franches et plus concertées; il en aimait le brillant; au lieu que Bélisaire n’envisageant que son devoir, laissait venir la gloire d’elle-même sans jeter les yeux sur elle. Ce qui prouve que telles étaient les dispositions de Narsès, c’est que ces artisans de discorde, qui n’attaquent guère les âmes invulnérables, osèrent animer sa jalousie, et qu’il prêta l’oreille à leurs dangereuses insinuations. Ils lui répétaient sans cesse qu’il ne convenait pas au confident de l’empereur de marcher à la suite de Bélisaire et de ne se mouvoir que par ses ordres: qu’il ne devait pas s’attendre que cet impérieux général lui donnât jamais part dans le commandement; que, s’il osait lever la tête et déclarer qu’il voulait commander en chef une partie des troupes, il entraînerait après lui le plus grand nombre des soldats et les meilleurs officiers: que ses gardes, les Hérules, les troupes de Justin, de Jean, d’Aratius et de Narsès, son compatriote, formaient un corps de dix mille hommes aussi braves qu’inviolablement attachés a sa personne : que ces vaillants guerriers souhaitaient avec ardeur que Narsès partageât avec Bélisaire l’honneur de la conquête: que sans doute, en s’éloignant des emplois éclatons qu’il occupait à la cour, il n’avait pas prétendu venir se perdre dans l’ombre de Bélisaire. Ils ajoutaient que le général séparé de lui ne serait plus en état de rien entreprendre faute de troupes ; ce qu’ils prétendaient prouver par l’énumération des garnisons qu’il était obligé d’entretenir tant en Sicile que dans toute la longueur de l’Italie.

Narsès, échauffé par ces discours, se trouvait comme à l’étroit dans un rang subalterne; il affectait l’égalité. Toutes les entreprises que proposait Bélisaire, il ne manquait jamais de prétextes pour les faire rejeter. Bélisaire, ayant pénétré ses intentions, convoqua tous les officiers, et leur parla en ces termes : «Braves capitaines, il me semble que vous n’avez pas de l’état présent de la guerre l’idée que j’en ai moi-même. Je vois que vous méprisez l’ennemi comme s’il n’était plus à craindre; et moi je suis persuadé qu’il ne faut que cette confiance pour nous mettre en grand péril. Ce n’est ni par lâcheté ni par faiblesse que les barbares ont fui devant nous, c’est notre conduite qui leur en a imposé; ils ont été trompés, mais ils ne sont pas vaincus. Prenez-y garde; la méprise sur ce point pourrait causer notre perte. Souvent celui qui se croit vainqueur, enivré de présomption, s’endort et se précipite; au lieu qu’un échec imprévu réveille toutes les forces de l’âme, et lui rend cette activité qui relève les vaincus. Songez que Vitigès est à Ravenne avec une armée encore très nombreuse; que Vraïas, maître de toute la Ligurie, assiège Mila ; qu’il y a dans Auxime une forte garnison, et que, depuis Rimini jusqu’à Rome, tout est plein d’ennemis qui pourraient former plusieurs armées aussi fortes que la nôtre. Loin d’être paisibles possesseurs de l’Italie, nous sommes enveloppés de toutes parts. Nous apprenons même que les Francs se sont joints aux Goths dans la Ligurie; alliance formidable qui, redoublant le péril, doit redoubler nos précautions. Je pense donc qu’il faut envoyer au secours de Milan une partie de nos troupes, tandis que le reste attaquera Auxime. Si Dieu favorise nos armes, ainsi que je l’espère, le succès nous guidera à d’autres entreprises». Cette proposition de Bélisaire fut, à l’ordinaire, combattue par Narsès: c’était, à son avis, mal employer les forces romaines que de les occuper tout entières devant deux villes.  Prenez avec vous une partie des troupes (dit-il à Bélisaire), et conduisez-les où vous jugerez à propos. Nous irons avec le reste attaquer l’Emilie; c’est le centre de l’empire dès Goths. En faisant trembler Ravenne, nous vous mettrons en état de tout entreprendre, sans craindre que les ennemis puissent être secourus. Si nous nous arrêtions avec vous devant Auxime, je craindrais que les barbares, sortant de Ravenne , ne vinssent nous assiéger nous-mêmes, et ne fissent périr notre armée en lui coupant le passage des vivres». Bélisaire sentit les conséquences de ce discours. Diviser les forces romaines, c’était les anéantir en rompant le concert qui fait le succès d’une expédition. Pour fermer la bouche à Narsès, il produisit une lettre de l’empereur qu’il avait jusqu’alors tenue secrète. Elle était adressée aux commandants des troupes, et conçue en ces termes : «En envoyant en Italie Narsès, intendant de nos finances, nous ne lui donnons pas le pouvoir de commander notre armée; nous entendons que Bélisaire en ait seul le commandement, et qu’il emploie nos troupes selon qu’il le jugera convenable. Nous vous ordonnons à tous de suivre ses ordres pour le bien de notre service». Narsès prit de ces dernières paroles un prétexte pour éluder l’ordre contenu dans la lettre, prétendant que, dans la conjoncture présente, Bélisaire agissait contre le bien du service, et que par conséquent on n’était pas obligé de lui obéir.

Le général, sans vouloir s’engager dans une contestation peu assortie a sa dignité, et moins encore a son caractère, envoya Pérane assiéger Orviette avec un détachement. Il marcha lui-même vers Urbin, place importante, à une journée de Rimini. Les Goths y tenaient une forte garnison commandée par un officier de réputation, nommé Morrhas. Narsès, Jean et les autres capitaines de leur faction suivirent Bélisaire: mais, lorsqu’on fut arrivé devant la ville, ils se séparèrent de lui. Bélisaire avait posé son camp à l’orient de la place, ils allèrent camper à l’occident. Urbin était bâti sur une colline circulaire, fort élevée, qui, sans être escarpée, ne donnait pas un accès facile à cause de la roideur de sa pente, excepté du côté du nord. Bélisaire, espérant que les ennemis, après la fuite de Vitigès, n’attendraient pas un assaut, leur envoya offrir une composition favorable. Mais les Goths, sans permettre aux députés d’entrer dans la ville, rejetèrent la proposition, et leur ordonnèrent de se retirer sur-le-champ. Ils comptaient sur le bon état de la place, avantageusement située et bien, fournie de munitions. Bélisaire aussitôt donna ordre de construire une galerie pour aller à la sape, et de la faire avancer vers la muraille par l’endroit où le terrain était plus bas et plus commode pour les approches. Les partisans de Narsès affectaient de rire de ces préparatifs. A les entendre, Bélisaire entreprenait l’impossible; Jean s’était déjà présenté devant cette place, lorsqu' elle n’avait encore qu’une faible garnison, et l’avait jugée imprenable. Ils disaient vrai en ce point; mais Jean, quelque idée qu’il eût de son mérite, n’était pas Bélisaire. Ils ajoutaient qu’il ne convenait pas à Narsès de perdre du temps à un siège inutile; qu’il devait bien plutôt employer ses troupes à la conquête de l’Emilie. Narsès écouta ces conseils, et, ayant décampé pendant la nuit malgré les instances de Bélisaire, il regagna Rimini en diligence, suivi de ses partisans et de leurs soldats.

Au point du jour, Morrhas et la garnison, voyant que la moitié de l’armée romaine s’était retirée, insultaient le reste par de piquantes railleries. Cependant Bélisaire était résolu de continuer le siège. Le hasard le servit mieux qu’il n’espérait. Il n’y avait dans Urbin qu’une fontaine qui fournissait de l’eau à toute la ville; elle tarit en trois jours, en sorte que les habitants se déterminèrent à se rendre. Le général romain, n’étant pas instruit de leur résolution, s’avançait pour donner un assaut, lorsqu’il s’aperçut que les assiégés, au lieu de se préparer à la défense, lui tendaient les bras et demandaient à capituler. Il y consentit avec joie. Les Goths eurent la vie sauve, et s’engagèrent à servir dans les troupes romaines. Narsès n’apprit pas sans chagrin un succès dont il avait refusé de partager la gloire. Pour en acquérir de son côté, il envoya Jean attaquer Célène. Celui-ci fut vivement repoussé dans un assaut où il perdit grand nombre de soldats, et, entre autres officiers, Phanothée, commandant des Hérules. Rebuté de ce mauvais succès, il marcha vers Imola, qu’il surprit; et les barbares abandonnant les places sans oser en venir aux mains, il se rendit maître d’une partie de l’Emilie.

Après la prise d’Urbin, Bélisaire ne jugea pas à proproc, d’assiéger Auxime; la saison était trop avancée, et la place parois soit en état de se défendre longtemps. Il mit dans Firmum, en quartier d’hiver, un gros détachement, pour arrêter les courses de la garnison d’Auxime, et marcha vers Orviette. Pérane, qui assiégeait cette place, apprenant des transfuges que les vivres y manquaient, espérait qu’elle ne tarderait pas à se rendre, si le général se présentoir devant les portes. Bélisaire, après avoir placé son camp dans le poste le plus avantageux, fit le tour de la place pour considérer par quel endroit il devait l’attaquer. Elle était sur une colline isolée, dont le pied était escarpé et impraticable; le haut se terminait en plateforme. A un jet de pierre s’élevaient tout alentour des rochers de même hauteur; entre les rochers et la colline coulait une rivière profonde, qui ne laissait qu’un passage étroit, où les anciens Romains avait bâti une tour; en sorte qu’il ne restait d’entrée que par une porte, où les Goths avoient posté une forte garde. Quoique la ville n’eût ni murailles, ni autre fortification, sa situation seule la défendait de tout, excepté de la famine. Tant que les Goths eurent assez de vivres pour ne pas mourir de faim, ils ne parlèrent pas de se rendre. Lors même que leurs provisions furent épuisées, ils se soutinrent encore quelques jours, en mangeant les peaux et les cuirs détrempés dans l’eau. Leur commandant Albilas, renommé pour sa valeur, les repaissait de vaines espérances. Enfin ils ne se rendirent que lorsqu’il leur restait à peine assez de force pour capituler.

Au fléau de la guerre qui désolait l’Italie se joignit cette année une horrible famine. Comme les terres n’avaient pu être ensemencées le blé manqua tout-à-fait dans la Ligurie, l’Emilie, la Toscane, le Picénum; et la Dalmatie fut bientôt épuisée. Les peuples de l’Emilie se retirèrent dans le Picénum, où ils espéraient trouver des subsistances, à cause du voisinage delà mer. Ils y trouvèrent la même disette, et mouraient de faim avec les habitants, dont ils augmentaient la misère. Procope dit qu’il périt cinquante mille hommes en cette seule province, ce qui paraît tout-à-fait incroyable. Dans le voisinage de l’Apennin, on fit du pain de farine de gland, qui causa des maladies, dont bien des gens moururent. On ne voyait que des corps décharnés, dont la peau livide était collée sur les os; des visages hâves, desséchés, teints d’un noir de fumée, et semblables à des torches éteintes; des yeux hagards, sortant de la tête, et tels que ceux des frénétiques. Les misérables qui trouvaient quelque aliment, s’en remplissant avec avidité, mouraient encore plus tôt qu’ils ne seraient morts de la faim. Il y en eut qui se dévorèrent les uns les autres. Datius, évêque de Milan, rapportait qu’une femme attachée au service de son église avait mangé son propre enfant.

Près de Rimini, deux femmes étaient restées seules de tout un village; et, donnant à loger aux passants, elles les égorgeaient pendant leur sommeil, et s’en nourrissaient. Elles avoient déjà tué dix-sept hommes. Le dix-huitième s’éveilla lorsqu’elles approchaient de son lit, et, après avoir tiré de leur bouche l’aveu de ces horreurs, il les massacra. La campagne était couverte de morts, dont les mains étaient encore attachées aux herbes et aux racines qu’ils n’avoient pas eu la force d’arracher. Ces cadavres demeuraient sans sépulture, rebutés même par les oiseaux de proie, la faim ayant déjà consumé toutes les chairs. Cassiodore, encore préfet du prétoire, fit pour le soulagement des peuples tout ce que lui permettait l’épuisement du trésor public. Peu de temps après, prévoyant la chute du royaume des Goths, ce grand personnage quitta la cour, à laquelle il aurait dû renoncer après la mort d’Amalasonte, et se retira près de Squillace sa patrie, dans le château de Viviers, où il fonda un monastère.

Le siège de Milan continuait avec vigueur. Bélisaire avait envoyé au secours Martin et Vliaris, à la tête d’un grand corps de troupes. Ces deux officiers, arrivés au bord du Pô, à une journée de la ville, s’y arrêtèrent longtemps à chercher les moyens de passer le fleuve. Mundilas, qui commandait dans Milan, leur députa un Romain nommé Paul, qui, ayant passé le Pô à la nage, leur représenta l’extrémité où la ville était réduite, l’importance de la place, et le déshonneur qu’ils s’attireraient s’ils la laissaient prendre par les Goths. On renvoya Paul, avec promesse de le suivre incessamment. De retour à Milan, il ranima les habitants et la garnison par l’espérance d’un prompt secours. Cependant Martin ne se pressoir pas, et, après avoir perdu plusieurs jours, il écrivit à Bélisaire que ses troupes, effrayées du grand nombre de Goths et de Bourguignons rassemblés autour de Milan, refusaient de passer le fleuve; que Jean et Justin étaient actuellement en Emilie avec des troupes considérables; qu’il avait besoin de ce renfort pour balancer les forces de l’ennemi. Aussitôt Bélisaire dépêcha ses ordres à Jean et à Justin: ils répondirent qu’ils n’avoient d’ordres à recevoir que de Narsès. Bélisaire, qui avait l’âme trop grande pour sacrifier au point d’honneur le bien des affaires, écrivit à Narsès que toutes les troupes de l’empereur ne formaient qu’un corps; que, si les membres n’agissaient de concert, le corps entier serait bientôt détruit; que la conquête de l’Emilie, qui n’avait point de places fortes, n’était pour le présent de nulle importance; mais que Milan était un des boulevards de l’Italie; qu’il était lui-même trop éloigné pour y envoyer des troupes, qui, après un long trajet, arriveraient fatiguées, avec des chevaux recrus, harassés, et hors d’état de servir sur-le-champ; au lieu que Jean et Justin pouvaient en peu de temps joindre Martin et Vliaris; que ces forces réunies dissiperaient aisément les ennemis, et feraient ensuite sans obstacle la conquête de l’Emilie. Narsès se rendit à ces raisons, et fit partir les deux capitaines. Jean, étant allé rassembler des barques sur la côte de Ligurie pour s’en servir au passage du Pô, tomba malade, et l’armée de secours demeura en-deçà du fleuve.

Pendant tous ces délais, les assiégés, pressés de la famine, en étaient réduits à manger les chiens, les rats et les animaux les moins propres à la nourriture des hommes. Les barbares envoyèrent proposer à Mundilas la vie sauve pour lui et pour sa garnison, s’il voulait rendre la ville. Il répondit qu’il était prêt à accepter la condition si l’on voulait y comprendre les habitants. Sur le refus des Goths, il exhorta la garnison à faire une sortie, pour mourir avec honneur, si la fortune ne secondait pas leurs efforts, plutôt que de livrer tant de Romains à la fureur des barbares. Les soldats, révoltés d’une proposition si désespérée, envoyèrent dire aux ennemis qu’ils acceptaient leurs offres, et ouvrirent les portes. Les Goths leur tinrent parole; mais ils les firent prisonniers avec Mundilas, et les conduisirent à Ravenne. Les habitants, sans distinction d’âge ni de condition, furent passés au fil de l’épée. Procope dit qu’il en périt trois cent mille; nombre peu vraisemblable, Milan n’étant pas alors aussi étendu qu’il l’est aujourd’hui; quoiqu’on puisse supposer que les habitants des campagnes s’y étaient retirés. On abandonna les femmes aux Bourguignons pour récompense de leurs services. Réparât, préfet du prétoire, frère du pape Vigile, fut haché en pièces, et ses membres furent jetés aux chiens. Cerventin, qui se trouva dans Milan, se sauva en Dalmatie, et alla porter à l’empereur cette triste nouvelle. L’évêque Datius, dont le zèle pour la religion et pour l’empire avait attiré la ruine de sa patrie, eut aussi le bonheur de se sauver et de se retirer à Constantinople. La ville fut saccagée et presque détruite. Les Goths reçurent à composition les autres villes où les Romains avoient garnison, et se rendirent maîtres de toute la Ligurie. Martin et Vliaris, couverts de honte, retournèrent joindre Bélisaire. Mundilas, avec trois cents hommes, avait tenu plus de six mois contre une armée nombreuse, et la ville ne fut prise qu’au commencement de l’année 539.

Bélisaire était en marche vers le Picénum, pour y ouvrir la campagne par le siège d’Auxime, lorsqu’il; reçut la nouvelle de la prise de Milan. Pénétré d’une vive douleur, il refusa de voir Vliaris, dont il était déjà mécontent, à cause de la mort de Jean l’Arménien; et, depuis ce temps-là, jamais il ne permit à cet officier de paraître en sa présence. L’empereur, instruit de ce désastre, prit le parti de rappeler Narsès, dont la mésintelligence avec Bélisaire pouvait ruiner les affaires en Italie. Lorsque les Hérules virent partir Narsès, auquel ils étaient attachés, ils ne voulurent plus servir dans l’armée romaine, et, malgré les instances et les promesses de Bélisaire, ils prirent la route de Ligurie. Ils y rencontrèrent Vraïas, auquel ils vendirent leur butin, et promirent de ne plus porter les armes contre les Goths; mais ils ne gardèrent pas longtemps leur colère. S’étant retirés en Dalmatie, Vital, qui y commandait, vint à bout de les apaiser. Ils laissèrent auprès de lui Visande, un de leurs chefs, avec ses troupes; le reste retourna à Constantinople sous la conduite d’Alueth et de Philémuth, successeur de Phanothée.

Vitigès, enfermé dans Ravenne, s’attendit à s’y voir bientôt assiégé. Trop faible pour résister seul aux forces romaines songeait à s’appuyer des autres barbares. Il ne comptoir pas sur la bonne foi de Théodebert, qui avait en même temps traité avec les Romains et les Goths. Il s’adressa donc aux Lombards, dont le roi, nommé Vacon, régnait glorieusement après avoir subjugué les Suèves. Vitigès lui envoya des ambassadeurs, et lui offrait de grandes sommes d’argent pour l’engager à venir à son secours. Vacon était allié de l’empereur, et cette tentative fut sans succès. Dans l’extrême embarras où se trouvait le roi des Goths, il assemblait souvent son conseil pour délibérer sur les ressources auxquelles on pourrait avoir recours. Après beaucoup d’avis proposés et combattus tour à tour, un des seigneurs représenta que les Romains n’avoient tourné leurs armes vers l’Occident que depuis qu’ils n’étaient plus occupés contre les Perses; que c’était à la faveur de cette paix qu’ils avaient détruit les Vandales, terrassé les Maures, attaqué les Goths; que, si l’on venait à bout de faire prendre les armes au roi de Perse, cette diversion les obligeront de laisser en repos les autres peuples pour porter toutes leurs forces contre ce redoutable ennemi. Cette proposition fut applaudie. On fit partir deux prêtres liguriens, auxquels on promit récompense, s’ils réussissaient dans cette négociation. Pour se donner plus de considération auprès de Chosroès, l’un prit la qualité d’évêque, l’autre faisait un rôle subalterne.

Dans la disposition où se trouvait alors Chosroès, il n’était pas difficile de l’engager à une rupture ouverte, avec l’empire. Ce prince politique, jaloux de la puissance que les Romains acquéraient en Occident par la conquête de l’Afrique et de l’Italie, avait déjà excité Alamondare à faire naître quelque occasion de guerre. Deux ans auparavant, ce Sarrasin, toujours prêt à tirer l’épée, ne trouvant pas de quoi faire subsister ses troupes dans un pays aussi sec et stérile que l’était l’Arabie, était entré dans l’Euphratésienne à la tête de quinze mille hommes. Mais Bazas, commandant des troupes romaines, l’avait, par son adresse et par de riches présents, engagé à se retirer. A la sollicitation de Chosroès, il chercha querelle à Aréthas, chef des tribus sarrasines attachées aux Romains, sous prétexte qu’Aréthas usurpait la souveraineté sur un grand pays. C’était une lisière qui s’étendit au midi de Palmyre, depuis la Palestine jusqu’à l’Euphrate, dans l’espace de dix journées. On la nommait Strata, parce qu’elle était traversée par un chemin pavé de grandes pierres. La terre, brûlée des ardeurs du soleil, n’y produisait ni fruits, ni moissons, mais seulement quelques herbages, où l’on envoyait paître les troupeaux. Aréthas prétendait que ce terrain appartenait à l’empire: il le prouvait, et par la dénomination latine, et par le témoignage des anciens du pays. Alamondare soutenait que ceux qui y faisaient paître des troupeaux avoient toujours reconnu son domaine en lui payant le droit de pâturage. Il appuya ses raisons de la force des armes, et battit Aréthas. L’empereur, prévoyant les suites que pouvait avoir ce différend, envoya, pour le terminer, le patrice Stratège, son trésorier, aussi distingué par sa prudence que par sa noblesse; et Summus, ancien commandant des troupes de Palestine, frère de ce Julien qui avait été ambassadeur en Ethiopie. Ces deux députés ne s’accordaient pas mieux que les deux princes sarrasins. Stratège conseillait à l’empereur d’abandonner un terrain stérile et de nulle valeur plutôt que de fournir un prétexte de guerre à l’impatience de Chosroès. Summus, au contraire, écrivait à la cour qu’on ne pouvait sans honte laisser envahir une possession si légitime. Il profita même des conférences qu’il avait avec Alamondare pour le tenter par de belles promesses, et lui remit à cet effet une lettre qu’il disait être de Justinien. Le Sarrasin n’en fit pas d’autre usage que de l’envoyer à Chosroès. Le roi de Perse en produisait encore, qu’il prétendait lui avoir été remises par les Huns, que l’empereur sollicitait à faire une irruption dans la Perse. De ces lettres, vraies ou supposées, Chosroès prenait avantage pour taxer Justinien de perfidie.

Les députés de Vitigès, arrivés en Perse sans être découverts par les gardes de la frontière, qui dans un temps de paix ne croyaient pas avoir besoin de beaucoup de vigilance, furent présentés à Chosroès : «Grand roi ( lui dirent-ils ), Vitigès nous envoie pour plaider devant vous votre propre cause. C’est lui qui vous parle par notre bouche. Ne peut-on pas dire que vous abandonnez vos états et toute la terre à l’ambition de Justinien? Cet usurpateur artificieux, qui se joue des traités et des serments, étend ses prétentions sur tous les royaumes du monde. Il n’a fait la paix avec vous que pour acquérir des forces et vous préparer une nouvelle guerre. Il nous traitait comme ses amis, tandis qu’il subjuguait les Vandales. Devenu plus puissant, il a tourné ses armes contre nous; il les tournera contre vous, s’il vient à bout de nous détruire. Rompez une paix qui vous est aussi préjudiciable qu’à nous-mêmes. Voyez dans nos désastres l’image de ceux dont les Perses sont menacés. Ne vous flattez pas que les Romains puissent jamais devenir vos amis. Vous pouvez désarmer leurs bras, mais vous n’étoufferez jamais dans leur cœur cette haine mortelle, aussi ancienne que leur empire: elle éclatera toutes les fois qu’ils se croiront en état de vous en faire sentir les effets. Nous occupons maintenant les armes romaines; ne laissez pas échapper l’occasion. Il vaut mieux se mettre en sûreté en prévenant l’ennemi que de s’exposer à tout perdre en attendant les attaques». Ces raisons étaient appuyées dans le cœur de Chosroès par la jalousie qu’il avait conçue contre Justinien. Il résolut donc de recommencer la guerre.

La révolte des Arméniens contre l’empire le confirma dans ce dessein. Voici ce qui se passoir alors dans ce pays. L’empereur, voulant récompenser Syméonès des services qu’il avait rendus aux Romains dans la guerre précédente contre les Perses, le mit en possession de quelques villages d’Arménie. Les légitimes possesseurs, voyant dépouillés, tuèrent Syméonès, et s’enfuirent en Perse. Justinien donna ces mêmes villages à Amazaspe, neveu du mort, et joignit à cette faveur le gouvernement de l’Arménie. Quelque temps après, Acace, très méchant homme, mais aimé de l’empereur, accusa le gouverneur de s’entendre avec les Perses pour leur livrer Théodosiopolis, et quelques autres villes. L’empereur lui ayant permis de prévenir cette trahison, il tua Amazaspe, et fut revêtu de sa charge. Il ne la posséda pas longtemps; plusieurs Arméniens, furieux de ses cruautés et de ses rapines, l’assassinèrent, et se sauvèrent dans la forteresse de Pharange.

Sittas, qui était à Constantinople depuis la paix faite avec les Perses, fut envoyé en Arménie. Il usa d’abord de ménagement pour tâcher d’adoucir les rebelles, et de faire revenir dans le pays ceux qui s’étaient retirés sur les terres de Perse. Mais, comme l’empereur, séduit par les calomnies d’Adolius, fils d’Acace, lui faisait des reproches de son inaction, il résolut de combattre. Pour diminuer le nombre des ennemis, il essaya d’en attirer quelques-uns au parti des Romains. Les Apétiens, nation nombreuse et puissante, se laissèrent gagner, et lui promirent de se ranger de son côté, pourvu qu’il s’engageât par écrit à leur conserver leurs terres et tout ce qu’ils possédaient. Sittas leur envoya cette promesse signée de sa main, et marcha aux ennemis avec toutes ses troupes. Le courrier s’égara, et un détachement de l’armée romaine, qui n’était pas instruit de cette convention, rencontra un parti d’Apétiens, et les tailla en pièces. Sittas lui-même, ayant surpris dans une caverne un grand nombre de leurs femmes et de leurs enfants, les fit massacrer sans les connaître. Ces hostilités irritèrent les Apétiens, qui se joignirent aux autres peuples de l’Arménie. Comme le pays était coupé de montagnes et de précipices, les deux armées étaient obligées de combattre par pelotons en plusieurs endroits à la fois. Sittas, ayant aperçu au-delà d’un vallon une troupe de cavaliers arméniens, courut à eux à la tête d’un petit escadron, et passa le vallon. Voyant les ennemis prendre la fuite, il s’arrêta pour se reposer. Un cavalier hérule qui revenait de la poursuite, courant à toute bride, rompit maladroitement la lance de Sittas; et comme ce général avait ôté son casque pour se rafraîchir, il fut reconnu par les ennemis, qui, le voyant si peu accompagné , revinrent sur lui. Sittas, sans autres armes que son épée, tourna bride pour passer le vallon; et tandis qu’il le traversait, les Arméniens le poursuivant avec ardeur, il fut atteint par Artabane l’Arsacide, qui le perça d’un coup de lance. Ainsi mourut, dans une rencontre obscure, ce grand capitaine, dont les exploits auraient mérité une fin plus brillante. C’était l’homme le mieux fait de son temps, rival de Bélisaire en fait de valeur et d’habileté.

Buzès fut envoyé pour lui succéder. Arrivé près du camp des rebelles, il leur promit le pardon, et invita les principaux à une entrevue. La plupart refusèrent, par défiance, de l’aller trouver. Mais Jean l’Arsacide, père d’Artabane, et depuis longtemps ami de Buzès, se rendit auprès de lui avec son gendre Bassacès, et quelques autres seigneurs. Ils s’arrêtèrent dans le lieu marqué pour la conférence du lendemain. Pendant la nuit, Bassacès, s’étant aperçu que l’armée romaine se disposait à les environner, en avertit son beau-père, le pressant de se mettre en sûreté par une prompte fuite. Comme Jean, par un excès de confiance en l’amitié de Buzès, persistait à demeurer, Bassacès se sauva avec les autres avant que les Romains les eussent enveloppés. Jean étant resté seul, fut tué par ordre de Buzès.

Cette perfidie fit connaître aux Arméniens qu’ils n’avoient point de grâce à espérer. N’étant pas en état de résister seuls aux forces de l’empire, ils implorèrent le secours de Chosroès. Bassacès, chef de l’ambassade, lui rappela l’ancienne alliance des rois d’Arménie et des rois de Perse. Il lui représenta «que les Romains n’avaient exécuté aucune des conditions dont ils étaient convenus avec le dernier Arsacès, qui leur avait cédé le royaume d’Arménie; que Justinien, qui se disait ami de Chosroès, était en effet l’ennemi de tous les rois et de toutes les nations; que les Zannes asservis, les Lazes subjugués, la ville de Bosphore envahie sur les Huns, l’Afrique conquise, l’Italie sur le point de l’être, étaient autant de preuves de son ambition démesurée; qu’il était allé chercher au bout du monde les Ethiopiens et les Homérites pour les armer contre les Perses; que dans ses injustes projets il embrassait tout l’univers. Qu’attendez-vous, seigneur (ajoutoitil)? Pourquoi laissez-vous périr tant de peuples pour être vous-même dévoré le dernier? Vous réservez-vous pour éprouver le sort des Vandales et des Maures? N’a-t-il pas tenté de corrompre Alamondare? N’a-t-il pas sollicité les Huns à fondre sur vos états? Et vous seul, le plus grand des rois, vous observez scrupuleusement une paix qui ne subsiste plus. N’est-ce pas l’avoir rompue que de faire sourdement la guerre par de perfides intrigues? Ordonnez seulement à vos troupes invincibles de marcher; elles ne trouveront point d’ennemis. Toutes les forces romaines sont occupées en Occident. L’empereur avait deux généraux, Sittas et Bélisaire; nous venons de vous défaire de Sittas; Bélisaire n’est plus au service de Justinien; las d’obéir à un maître injuste et méprisable, il travaille à se faire lui-même une souveraineté en Italie».

J’expliquerai dans la suite ce qui donnait occasion de parler ainsi de Bélisaire. Chosroès entendit ce discours avec plaisir; il fit assembler les seigneurs en qui il avait le plus de confiance, pour délibérer sur les instances de Vitigès et des Arméniens, qui se trouvaient aussi conformes que s’ils eussent agi de concert. La guerre fut résolue pour l’année suivante. Les Romains n’avoient encore aucune connaissance de ces mouvements.

Dans ce même temps parut une comète qui s’étendait d’orient en occident. Elle se montra dans le signe du sagittaire, et semblait suivre le soleil, qui était alors dans le capricorne. Elle avait la forme d’une lance. On la vit plus de quarante jours, et le peuple ne douta pas que ce ne fût une annonce de la guerre, à laquelle on apprit alors que se préparait Chosroès. Des deux prêtres liguriens députés par Vitigès, l’un était mort en Perse, l’autre, y résidant, avait envoyé l’interprète de l’ambassade pour rendre compte au roi des Goths. Cet interprète fut arrêté près de Constantinople, par Jean, qui commandait en Mésopotamie, et lui révéla tout le secret de la négociation. Justinien, alarmé, chercha les moyens de conjurer l’orage. Anastase, dont le zèle avait étouffé quatre ans auparavant à Dara la révolte de Jean Cottistis, était pour lors à Constantinople. Comme il avait des liaisons en Perse, Justinien le chargea d’une lettre pour Chosroès. Il représentait à ce prince les conséquences d’une rupture; il lui mettait devant les yeux ses serments, et la vengeance divine qui ne se laissait pas désarmer par des prétextes frivoles, propres tout au plus à tromper les hommes. Chosroès ne répondit point à cette lettre, et ne permit pas même à l’envoyé de sortir de Perse.

L’empereur, croyant avoir besoin de toutes ses forces contre un ennemi si redoutable, songeait à terminer la guerre en Occident. Il renvoya les députés de Vitigès, qu’il retenait depuis deux ans à Constantinople, et promit de députer lui-même à Ravenne pour traiter de la paix. Bélisaire arrêta les envoyés des Goths à leur retour en Italie, et ne les relâcha qu’après avoir obligé Vitigès à mettre en liberté Pierre et Anastase, que Théodat avait retenus prisonniers. Ces deux négociateurs, étant revenus à Constantinople, furent dédommagés par l’empereur des mauvais trainements qu’ils avoient essuyés dans une captivité de trois ans. Pierre fut revêtu de la charge de maître des offices, et Anastase nommé préfet du prétoire d’Italie.

Pendant le cours de ces diverses négociations Bélisaire se hâtait d’achever la conquête de l’Italie. Son dessein était d’attaquer Ravenne: mais, pour assurer ses derrières, il fallait auparavant se rendre maître de Fésules et d’Auxime. Il envoya Cyprien et Justin faire le siège de Fésules; et, pour empêcher Vraïas, qui était dans Milan, de venir au secours de la place, il fit marcher vers le Pô Martin, Jean le Sanguinaire, et un autre Jean surnommé Phagas, c’est-à-dire, le mangeur. Ceux- ci avoient ordre de suivre Vraïas par derrière, s’ils n’étaient pas assez forts pour lui fermer le passage. Ils s’emparèrent de Tortone, qui n’avait aucune fortification, et y logèrent leurs troupes. Bélisaire, à la tête de douze mille hommes, alla mettre le siège devant Auxime. Celte ville était située sur une hauteur de difficile accès, à quatre lieues de la mer, et à trois journées et demie de Ravenne. Vitigès, persuadé que les Romains ne feraient aucune entreprise sur Ravenne qu’ils ne se fussent auparavant rendus maîtres d’Auxime, avait mis en garnison dans cette ville l’élite de ses troupes. Le général romain, arrivé au pied de la colline, donna ordre à ses soldats d’y asseoir leur camp. Pendant qu’ils dressaient leurs tentes, les Goths, les voyant dispersés en divers pelotons, assez écartés les uns des autres pour ne pouvoir aisément s’entresecourir, firent sur le soir une sortie du côté de l’orient, où Bélisaire, accompagné seulement des troupes de sa garde, travaillait à s’établir. On prit aussitôt les armes, et on repoussa l’ennemi jusqu’au milieu de la colline. Les Goths firent ferme en cet endroit; et comme ils tiraient sur les Romains avec avantage, ils en tuèrent un grand nombre. La nuit sépara les combattants. Un parti de Goths, sorti la veille pour aller chercher des vivres dans les campagnes d’alentour, n’étant pas instruit de l’arrivée des Romains, revint pendant cette 'nuit. A la vue des feux du camp ennemi, quelques-uns eurent assez de hardiesse pour traverser la circonvallation qui n’était pas encore achevée, et parvinrent heureusement dans la ville. D’autres, plus timides, allèrent se cacher dans les bois, où ils furent découverts le lendemain et taillés en pièces.

La force des remparts et la difficulté des approches firent perdre à Bélisaire l’espérance de prendre la ville par assaut. Il se détermina donc à la réduire par famine. Une prairie, voisine des murs, devenait tous les jours un champ de bataille. Dès qu’un parti ennemi y arrivait pour faucher l’herbe, un corps plus nombreux de Romains accourait pour le combattre , et taillait en pièces les fourrageurs. Les Goths, toujours battus, s’avisèrent d’un artifice. Ils détachèrent de leurs chariots les roues avec les essieux; et, lorsqu’ils virent les Romains monter sur la colline, ils les firent rouler sur eux avec toute la rapidité que leur donnait la roideur de la pente. Mais les Romains en évitèrent la rencontre, et les roues arrivèrent dans la plaine sans avoir produit d’autre effet que la risée. Les barbares eurent recours à un moyen plus simple et plus efficace; c’était de cacher dans des chemins creux de gros détachements de leurs meilleurs soldats, et de ne faire paraître dans la prairie qu’un petit nombre de faucheurs. Dès qu’on était aux prises, les Goths, sortant de l’embuscade, tombaient sur les Romains, tutoient les uns et mettaient les autres en fuite. En vain les soldats du camp, voyant accourir les Goths, avertissaient leurs camarades par de grands cris; l’éloignement et le bruit des armes empêchaient de les entendre. L’ancienne discipline romaine était alors tellement altérée par la paresse et par l’ignorance, que les trompettes avaient perdu cette variété d’airs militaires qui distinguaient les divers commandements. Elles ne savaient plus que sonner la charge: c’était par des cris qu’on donnait le signal de la retraite; et, dans le tumulte d’une bataille, souvent ces cris n’étaient pas entendus, ce qui causait une étrange confusion, et quelquefois de grandes pertes. Procope conseilla à Bélisaire d’employer la trompette de cavalerie pour la charge, et celle d’infanterie pour la retraite. Ces deux sons ne pouvaient être confondus, la trompette de cavalerie étant d’un bois mince couvert de cuir, au lieu que l’autre était d’airain, et rendait un son plus éclatant. Bélisaire suivit ce conseil, et instruisit ses troupes de ce changement, qui sauva dans la suite beaucoup de soldats, en les faisant retirer à propos.

Les vivres manquaient dans Auxime, et les Goths voulaient presser Vitigès de les secourir. Mais il fallait traverser les gardes des Romains, et il ne se trouvait personne qui osât en courir le risque. Voici le moyen qu’ils imaginèrent pour faciliter le passage. Ayant choisi une nuit fort obscure, ils poussèrent de grands cris d’un côté de la muraille, comme pour un événement imprévu. Les Romains, étonnés, se figurèrent que Vitigès arrivait; et pour ne rien hasarder dans les ténèbres, ils se tinrent dans leur camp, et portèrent leurs principales forces du côté que partaient les cris. Les Goths firent sortir par la porte opposée les courriers qu’ils envoyaient à Ravenne, où ils arrivèrent au bout de trois jours. Vitigès leur promit un prompt secours; mais cette promesse, ne fut suivie d’aucun effet. Il craignait à la fois d’être poursuivi par Martin et par Jean, qui lui couperaient la communication de Ravenne; d’avoir à combattre Bélisaire, et de manquer de subsistance dans le Picénum, où il ne pourrait trouver de vivres, le pays étant ravagé; ni en faire venir d’ailleurs, les Romains étant maîtres de la mer et du château d’Ancône. Ses courriers, chargés de vaines espérances, furent assez heureux pour rentrer dans Auxime, sans être aperçus des ennemis. Bélisaire, averti par ses déserteurs, redoubla de vigilance pour ôter aux assiégés toute correspondance avec Vitigès.

Cependant Cyprien et Justin avoient formé le siège de Fésules; mais la difficulté de l’accès rendait l’attaque impraticable. Les Goths faisaient de fréquentes sorties, aimant mieux courir le hasard des combats que d’attendre la famine. Les succès furent d’abord balancés. Enfin les Romains prirent la supériorité, et tinrent l’ennemi renfermé dans la place. Les assiégés firent savoir à Vitigès qu’ils étaient réduits à une extrême disette, et qu’ils ne pouvaient tenir longtemps. Aussitôt Vitigès envoya ordre à Vraïas de passer le Pô, l’assurant qu’il allait lui-même partir avec toutes ses troupes pour marcher ensemble au secours de Fésules. Vraïas passa le fleuve, et vint camper à trois lieues du camp de Martin; mais ni les uns ni les autres ne se pressaient de combattre. Les Romains croyaient assez faire en arrêtant Vraïas; et celui-ci pensait que, s’il était battu, les affaires des Goths étaient ruinées sans ressource, parce qu’il ne serait plus en état de se joindre à Vitigès.

Les deux armées se tenaient mutuellement en échec, et seraient peut-être longtemps restées dans cette position, s’il ne fût survenu un troisième ennemi qu’ils n’attendaient pas. Théodebert, allié des deux partis, mais également infidèle à tous les deux, voyant les Goths affaiblis, forma le dessein de s’emparer lui-même de l’Italie. Ce prince, le plus puissant des rois français, outre la France septentrionale, possédait encore la Thuringe, une partie de la Saxe, et la Souabe entière, habitée alors par les Allemands. Il passa les Alpes à la tête de cent mille hommes. Il avait peu de cavalerie, et ses fantassins n’avoient pour arme qu’une épée, un bouclier et une hache d’un fer très épais et tranchant des deux côtés, avec un manche de bois fort court. Cette hache se nommait francisque. Leur manière de combattre était d’approcher les ennemis, de lancer leur francisque pour mettre en pièces les boucliers, et de charger ensuite à grands coups d’épée. Les Goths, apprenant la marche de Théodebert, leur allié, ne doutèrent pas qu’il ne vînt à leur secours : ils se promettaient d’exterminer bientôt tout ce qu’il y avait de Romains en Italie. Le monarque français n’eut garde de les détromper d’abord: il lui fallait passer le Pô; et la garnison de Pavie pouvait lui fermer le passage. Mais, dès que les François furent sur le pont de Pavie, ils se déclarèrent en massacrant et jetant dans le fleuve les femmes et les enfants des Goths, que la curiosité avait attirés. Les écrivains français ont mis cette barbarie sur le compte des Allemands, qui, étant encore idolâtres, immolèrent, disent-ils, ces innocents à leurs divinités, pour se les rendre favorables au commencement de leur entreprise. Mais Procope, qui n’était pas loin de là, ne fait point cette distinction; la nation française était encore barbare en ce temps-là; et ces peuples féroces n’avaient pas besoin d’être animés par la superstition pour commettre des meurtres. Ils continuèrent leur marche au-delà du Pô, vers le camp de Vraïas. A leur approche, les Goths, ravis de joie, sortirent au-devant d’eux : mais, lorsqu’ils virent qu’on les recevait à coups de haches , ils prirent la fuite avec tant d’effroi, qu’ils traversèrent en foule le camp des Romains, et coururent sans s’arrêter jusqu’à Ravenne. Les Romains, étonnés et comme étourdis de ce désordre imprévu, ne se mirent pas en état d’arrêter ces fuyards : étant ensuite revenus à eux-mêmes, ils s’imaginèrent que la grande armée qu’ils apercevaient au loin était celle de Bélisaire qui venait les joindre après avoir défait les Goths. Depuis que Vraïas était campé devant eux, ils se tenaient renfermés dans leurs retranchements, en sorte qu’ils n’avoient eu aucune nouvelle de ce qui s’était passé au-delà du Pô, et Théodebert marchait avec une extrême diligence. Ils prirent donc les armes, et sortirent du camp comme pour aller joindre Bélisaire. Ils ne reconnurent leur méprise que lorsqu’il n’était plus possible d’éviter le combat. Leur résistance ne fut pas longue; accablés par une si grande multitude, ils s’enfuirent en Toscane, d’où ils firent savoir à Bélisaire leur défaite, et le danger où il était lui-même.

Cette incursion des Francs ne fut qu’un orage violent, mais passager. Le vainqueur, au lieu démarcher droit à Ravenne, s’arrêta à faire le dégât dans la Ligurie et dans l’Emilie. Il saccagea la ville de Gênes. Il voit trouvé d’abondantes provisions dans les deux camps; mais elles furent bientôt consommées. Tout le pays étant ruiné, les Francs ne trouvèrent plus pour aliments que la chair des bœufs dont les pâturages étaient remplis, ni pour boisson que les eaux du Pô; ce qui leur causa de mortelles dysenteries; et les bœufs leur ayant manqué à la fin, la disette acheva de détruire leur armée. Le tiers des soldats était déjà mort de faim et de maladie, lorsque Théodebert reçut une lettre de Bélisaire qui, pour ne pas irriter la fierté de ce jeune prince, lui reprochait avec ménagement d’avoir oublié les serments par lesquels il s’était lié avec les Romains; il lui faisait entendre que l’empereur n’était pas tellement dénué de forces, qu’il ne pût encore repousser une insulte, et il l’exhortait à ne pas exposer ses possessions légitimes pour mériter le titre d’usurpateur. Cette lettre fit sans doute moins d’impression sur l’esprit fougueux du jeune monarque que la disette et la crainte d’une révolte de troupes. Elles murmuraient hautement de ce qu’on les laissait mourir de faim dans une contrée déserte, où la terre n’était plus couverte que de cendres et de cadavres. Théodebert prit donc le parti de repasser les Alpes aussi promptement qu’il était venu.

Après la retraite des Francs, Martin et Jean rallièrent leurs troupes, et retournèrent dans leur premier poste. Les Goths, renfermés dans Auxime, n’étant pas instruits de l’irruption des Francs, attendaient tous les jours avec impatience le secours promis par Vitigès. Enfin ils résolurent de lui envoyer encore un courrier pour réitérer leurs instances. Mais la vigilance de Bélisaire leur avait fermé tous les passages. Ils aperçurent un soldat de l’armée romaine qui était de garde dans un poste, pour empêcher les habitants de venir faucher l’herbe. Comme il était seul, quelques habitants se hasardèrent à s’approcher de lui, et lui promirent avec serment une somme considérable, s’il voulait rendre un service aux assiégés. Le soldat, nommé Burcence, Besse de nation, accepta leurs offres, se chargea d’une lettre pour Vitigès, et tint parole. Vitigès lui en remit une autre, par laquelle il s’excusait sur l’incursion des Francs; il promettait de nouveau de se rendre au plus tôt à Auxime, et exhortait les soldats de la garnison à répondre aux espérances de toute la nation, dont le salut dépendait de leur courage. Il récompensa libéralement le courrier, qui, étant revenu au camp des Romains, apporta pour cause d’absence que, s’étant trouvé malade, il était resté dans une église voisine pour obtenir de Dieu sa guérison, selon une dévotion ordinaire en ce temps-là. Le lendemain , étant retourné à son poste, il remit la lettre de Vitigès. Le retardement du secours lui fit faire un second voyage. On mandait au roi qu’on ne pouvait plus tenir que cinq jours. De nouvelles promesses inspirèrent encore à la garnison de nouvelles espérances. Bélisaire, instruit de l’extrémité où la ville était réduite, s’étonnait qu’elle résistât si longtemps; il voulut savoir la cause d’une constance si opiniâtre; il donna ordre de saisir quelqu’un des habitants et de le lui amener. Valérien se chargea de l’exécution: il y employa un Esclavon agile et robuste qu’il avait dans ses troupes. C’était un stratagème ordinaire aux Esclavons, qui habitaient au bord du Danube, de se tapir comme des serpents, tantôt sous une roche, tantôt entre des buissons ou des herbages, et de s’élancer de là tout à coup sur un ennemi qu’ils emportaient dans leur camp. Celui-ci employa la même ruse, et réussit. Le soldat goth, qu’il transporta dans la tente de Valérien, découvrit la perfidie de Burcence. Ce malheureux fut convaincu par son propre aveu, et Bélisaire en abandonna le châtiment à ses camarades, qui le brûlèrent vif à la vue de la ville.

Bélisaire entreprit de vaincre par la soif une opiniâtreté qui résistait aux horreurs de la famine. Il n’y avait dans Auxime qu’un seul puits, qui ne pouvait fournir aux besoins des habitants. Mais, hors des murs, à la distance d’un jet de pierre, coulait sur la pente de la colline un petit ruisseau dont l’eau se rendait dans un réservoir couvert d’une maçonnerie. Bélisaire fit avancer toutes ses troupes, comme s’il eût voulu donner un assaut général; et lorsqu’il vit tout le contour des murs garni de soldats et d’habitants préparés à la défense, il détacha cinq travailleurs qui, chargés des instruments propres à démolir un édifice, marchèrent vers le réservoir à l’abri de plusieurs boucliers. Une décharge de pierres et de traits ne put les empêcher d’arriver. Pendant qu’ils s’efforçaient de détruire la fontaine, les Goths, qui se voyaient perdus, si on leur ôtait cette ressource, sortirent sur les travailleurs. Les Romains accoururent pour les défendre, et le combat devint furieux. L’avantage du lieu favorisait les Goths; les Romains, en butte à leurs traits, tombaient en grand nombre, et rien ne les retenait dans un poste si périlleux que la présence du général, qui, s’exposant lui-même, les animait de ses paroles et de ses regards. Peu s’en fallut qu’il n’y perdît la vie. Une flèche allait le percer sans qu’il l’aperçût venir, lorsqu’un de ses gardes, nommé Unigat, opposa son bras, et reçut le coup dont il demeura estropié. Le combat dura depuis le lever du soleil jusqu’à midi avec un acharnement extrême. Sept Arméniens des troupes de Narsès et d’Aratius, s’y distinguèrent par leur agilité et leur hardiesse. Enfin les Goths se retirèrent, et les travailleurs revinrent joindre l’armée sans avoir pu, pendant un si long temps, détacher, malgré tous leurs efforts, une seule pierre de l’édifice, tant les anciens sa voient donner de solidité à leurs ouvrages. Bélisaire, n’ayant pu détruire la fontaine, en corrompit les eaux en y faisant jeter de la chaux, des cadavres et des herbes venimeuses. Il ne restait plus aux habitants que l’eau de leur puits, qu’on leur distribuent par mesure. Mais ils se soutenaient encore par l’espérance du secours. Bélisaire, de son côté, renonçant aux attaques, n’attendait le succès que de sa vigilance à garder tous les passages.

La garnison de Fésules, réduite aux abois, avait déjà capitulé. Cyprien et Justin, après avoir laissé quelques troupes dans cette place, vinrent joindre l’armée devant Auxime, amenant avec eux les principaux prisonniers. Bélisaire fit approcher ceux-ci des murailles pour les donner en spectacle aux assiégés, qu’il exhortait en même temps à se rendre. La famine, encore plus pressante que ses paroles, acheva de vaincre l’opiniâtreté des habitants. Mais ils demandaient la liberté de se retirer à Ravenne avec tout ce qui leur appartenait. Bélisaire balançait d’envoyer à Vitigès tant de braves guerriers, et de fortifier par un si puissant secours une ville qu’il allait attaquer. Les soldats lui faisaient instance pour ne pas accorder aux assiégés la permission d’emporter leurs richesses; ils lui montraient leurs blessures, ils s’écriaient que les dépouilles des barbares leur étaient dues; que c’était le prix de leur sang et la légitime récompense de leurs travaux. D’une autre part, il se hâtait de partir pour prévenir la jonction des François avec Vitigès ; car on disait qu’ils étaient déjà en marche pour se rendre à Ravenne. Enfin les Romains, pressés par la conjoncture, et les Goths par la famine, convinrent que les assiégés conserveraient la moitié de leurs effets. Le partage étant fait, les Romains prirent possession d’Auxime, après six mois de siège, et les Goths furent enrôlés dans l’armée de Bélisaire.

Il semblait que, pour terminer la guerre, il ne restait plus qu’à prendre Ravenne, où Vitigès se tenait enfermé. Bélisaire résolut de l’assiéger. Il fit prendre les devants à Magnus, avec ordre de marcher le long du Pô pour arrêter les convois qui descendaient par le fleuve. Vital, arrivé depuis peu de Dalmatie, en faisait autant sur l’autre bord. Tout réussissait à Bélisaire, et l’on eût dit que le fleuve même s’entendait avec lui. Les Goths avoient chargé de blé en Ligurie quantité de bateaux qu’ils conduisaient à Ravenne. Les eaux du Pô, ayant baissé tout à coup, donnèrent aux Romains le temps d’arriver et de se saisir du convoi. Incontinent après, le fleuve grossit et reprit son cours ordinaire. La perte de ce blé incommoda beaucoup Ravenne, qui commençait à manquer de vivres, les Romains étant maîtres du golfe Adriatique.

Les rois francs, qui n’avoient pas perdu l’envie d’étendre leur puissance au-delà des Alpes, apprenant le danger où se trouvait Vitigès, crurent l’occasion favorable pour le déterminera céder une partie de ses états, dans l’espérance de sauver le reste. Ils envoyèrent à Ravenne offrir du secours au roi des Goths, à condition de partager avec lui la souveraineté de l’Italie. Bélisaire, instruit de leur démarche, députa de son côté pour engager Vitigès à entrer en négociations avec l’empereur. Le chef de l’ambassade était ce même Théodose, intendant de Bélisaire , et amant d’Antonine, que j’ai déjà fait connaître. Les députés francs eurent audience les premiers. Sans parler des hostilités récentes de Théodebert, ils firent valoir le vif intérêt que leurs maîtres prenaient à la conservation du royaume des Goths. Déjà cinq cent mille hommes avoient, disaient-ils, passé les Alpes, et marchaient la hache à la main pour tailler en pièces l’armée romaine à la première rencontre. Si les Goths se joignaient aux François, plus de ressource pour les Romains. Si au contraire les Goths s’unissaient avec les Romains, les Francs avaient des forces de reste pour écraser les uns et les autres.

«N’oubliez pas, ajoutaient-ils, que les Romains portent dans le cœur une haine irréconciliable contre toutes les autres nations. Nous, nous unirons avec vous pour conserver l’Italie, et nous y établirons de concert la forme du gouvernement qui vous semblera la meilleure; c’est à vous de choisir si vous aimez mieux périr avec les Romains ou régner avec nous».

Les envoyés de Bélisaire prirent ensuite la parole:

«Quand il serait vrai ( dirent-ils ) que les Francs vinssent en aussi grand nombre qu’ils l’annoncent pour vous intimider, la guerre présente ne vous a que trop «appris que le nombre cède à la valeur; et s’il était besoin de multiplier les soldats , la France , armée tout entière , en fournirait elle autant que l’empire, dont elle n’égale pas la dixième partie. Nous sommes, à les entendre, les ennemis naturels de toutes les nations étrangères; et comment les Francs ont-ils traité les Thuringiens, les Bourguignons? Comment viennent-ils de vous traiter vous-mêmes? Je leur demanderons volontiers quel dieu ils prendront à témoin de leur fidélité à garder les serments. N’avaient-ils pas juré une alliance avec vous lorsqu’ils ont égorgé vos femmes et vos enfants sur le pont de Pavie; lorsqu’ils ont taillé en pièces vos troupes qui leur tendaient les bras comme à leurs amis; lorsque, par un ravage et un massacre général, ils vous ont confondus avec nous, dont ils étaient aussi les alliés? Cette nation n’en connaît point; elle oublie les traités dès qu’elle les a jurés, ou elle ne s’en souvient que pour perdre plus sûrement ceux qu’elle a mis hors de défense par une paix simulée. Aujourd’hui même n’ont-ils pas oublié l’alliance faite avec vous, et confirmée par des serments dont la force subsiste encore? Ils vous en demandent une nouvelle , et veulent vous la faire acheter par la perte de vos possessions. Fuyez ces amis perfides: ennemis découverts, ils seront moins dangereux. Il vous sera plus facile de les repousser en vous joignant à nous que de sauver de leur avidité insatiable ce que vous vous serez réservé dans le partage qu’ils vous proposent».

Vitigès, après avoir longtemps délibéré avec les principaux seigneurs de la nation, se détermina enfin à traiter avec l’empereur. On porta de part et d’autre diverses propositions d’accommodement. Pendant le cours de cette négociation, Bélisaire ne se relâcha point de sa vigilance à garder les passages. Il donna ordre à Vital de se rendre maître des places de la Vénétie, et à Ildiger de passer le Pô pour resserrer Ravenne de plus en plus. Sur ce qu’il apprit qu’il y restait encore de grands amas de blé, il gagna par argent un des habitants, qui mit le feu aux magasins. On soupçonna Matasonte, femme de Vitigès, d’avoir favorisé cette trahison; d’autres crurent que l’incendie avait été causé par le feu du ciel. Ces deux opinions différentes inquiétaient également Vitigès: il en concluait qu’il n’y avait pour lui aucune assurance, et qu’il avait pour ennemi ou sa propre femme, ou Dieu même.

Les Goths avoient grand nombre de châteaux dans les Alpes cottiennes, qui font aujourd’hui partie du Piémont. Le général romain, informé qu’ils songeaient à se rendre, y envoya Thomas, un de ses officiers, pour les recevoir à composition. En effet, dès que celui-ci fut sur les lieux, Sisigis, qui avait le commandement supérieur sur les garnisons du pays, se rendit à lui, et engagea les autres commandants à suivre son exemple. Vraïas marchait alors au secours de Ravenne, à la tête de quatre mille hommes, qu’il avait tirés de ces châteaux. Ses soldats, apprenant ce qui se passait derrière eux, et craignant pour leurs familles, le forcèrent de rebrousser chemin. Il retourna donc sur ses pas, et assiégea Thomas et Sisigis. Jean et Martin, qui n’étaient pas éloignés, accoururent au secours et prirent d’emblée plusieurs châteaux, dont ils firent les habitants prisonniers. C’étaient pour la plupart les femmes et les enfants des soldats de Vraïas, qui, pour les tirer d’esclavage abandonnèrent leur général, et passèrent du côté des Romains. Vraïas, hors d’état de rien entreprendre, se retira en Ligurie.

Il apprit bientôt qu’il était inutile de songer à secourir Ravenne. Justinien, résolu de rappeler ses troupes d’Occident pour les opposer à Chosroès, avait envoyé à Vitigès deux sénateurs, Domenic et Maximin, chargés de conclure la paix à ces conditions : que Vitigès conserverait, avec le titre de roi et la moitié de ses trésors, tout le pays au-delà du Pô, et qu’il abandonnerait à l’empereur le reste de ses richesses et de l’Italie. Il ne traitait si favorablement le roi des Goths que parce qu’il ignorait l’extrémité où ce prince était réduit. Les Goths, voyant qu’on ne leur demandait que ce qu’ils avoient déjà perdu, et qu’ils étaient à la veille de perdre tout le reste, étaient assez disposés à accepter ces propositions; mais Bélisaire vit avec un extrême déplaisir qu’on lui ravissait l’honneur d’achever une victoire qu’il avait entre les mains, et de conduire Vitigès prisonnier à Constantinople. Comme les Goths, comptant sur sa parole plus que sur celle de l’empereur, exigeaient qu’il signât ce traité, il refusa de le faire, apportant pour raison qu’il n’en avait point reçu l’ordre: ce qui leur inspira tant de défiance, que toute négociation fut rompue. Ce grand capitaine, quoique d’une vertu irréprochable, avait auprès de lui des officiers malintentionnés qui ne cherchaient qu’à censurer sa conduite : les principaux étaient Bessas, Narsès, et son frère Aratius, Jean le Sanguinaire, qui s’était rendu au camp depuis la retraite de Vraïas, et Athanase, préfet du prétoire, arrivé depuis peu de Constantinople. Cette cabale faisait courir le bruit que Bélisaire s’opposait à la paix, parce qu’il tramait sourdement quelque entreprise contre les intérêts de l’empereur. Le général, averti de ces propos calomnieux, résolut de consentir au traité. Mais, comme il prévoyait que ces mêmes personnes qui le forçaient aujourd’hui de signer une paix si peu avantageuse, en égard aux conjonctures, seraient dans la suite les premières à l’accuser de n’en avoir pas détourné l’empereur, en l’instruisant de l’état où se trouvaient les ennemis, il prit une sage précaution. Ayant fait assembler tous les officiers de l’armée en présence des deux députés de l’empereur :

«Vous savez (leur dit-il) quelles sont les conditions écoutées avec joie par Vitigès. Si vous les trouvez honorables, que chacun de vous le témoigne hautement : s’il en est quelqu’un parmi vous qui ne croie pas impossible de réduire l’Italie entière et de détruire absolument la puissance des Goths, qu’il dise hardiment ce qu’il pense. J’attends de votre bouche ce que je dois décider sur nos véritables intérêts, afin que vous ne m’imputiez pas un jour les suites du parti que vous aurez pris vous-mêmes. Il serait absurde de se taire, quand on est encore maître de choisir, pour attendre à se plaindre quand le mal serait devenu irréparable»

Après qu’il eut parlé, tous déclarèrent que la paix était nécessaire, et qu’ils étaient hors d’état de pousser plus loin leurs entreprises contre les ennemis. Bélisaire exigea qu’ils lui donnassent leur avis par écrit, afin qu’ils ne pussent le désavouer dans la suite.

Le bonheur du général romain, ou plutôt la haute réputation qu’il s’était acquise chez les ennemis mêmes, rendit inutiles tous ces préliminaires, et conduisit l’événement au point que Bélisaire avait désiré. Les Goths, quoique rebutés des malheurs attachés à la personne de Vitigès, balançaient encore de se rendre à l’empereur, par la crainte d’être traînés hors de l’Italie et transportés à Constantinople. Les principaux d’entre eux, s’étant consultés, résolurent unanimement d’offrir la couronne à Bélisaire. Ils le firent secrètement solliciter de prendre le titre de roi, et lui promirent de le reconnaître et de le soutenir de tout leur pouvoir. Mais l’usurpation et la perfidie étaient trop éloignées de ce grand homme; il portait gravé profondément dans le cœur le serment de fidélité qu’il avait prêté à Justinien. Cependant, pour tourner cette bienveillance des Goths à l’avantage de son maître, il feignit d’être flatté de la proposition. Vitigès, n’osant contredire le vœu de la nation, se fit assez de violence pour approuver un choix qui le déshonorait, et pour joindre même ses instances à celles des seigneurs, assurant le général romain qu’il serait le premier à lui rendre hommage. Alors Bélisaire, ayant de nouveau assemblé ses officiers, leur demanda s’ils ne convenaient pas que ce serait un exploit grand et mémorable de faire prisonniers tous les Goths avec Vitigès, sans coup férir, et de rendre à l’empire l’Italie entière. Ils s’écrièrent que rien ne pouvait arriver de plus heureux, et le prièrent d’exécuter ce noble dessein, s’il était en son pouvoir d’y réussir. Bélisaire fait dire aussitôt à Vitigès et aux seigneurs qu’il est prêt à écouter leurs propositions. Ceux-ci, déjà pressés par la disette qui se faisait sentir de plus en plus, envoient de nouveaux députés pour traiter avec Bélisaire, et tirer de lui une promesse qu’il ne permettra de faire aucun mal à personne de la nation, et qu’il se déclarera roi des Goths et de l’Italie. Ils dévoient ensuite l’amener à Ravenne avec son armée. Bélisaire s’engagea par serment à la première de ces deux conditions: quant à la seconde, il répondit qu’il ne voulait rien faire sur cet article qu’en présence de Vitigès et des seigneurs.

Les députés, persuadés qu’il n’était pas besoin de le presser d’accepter une couronne, crurent leur commission remplie, et le prièrent de venir avec eux à Ravenne. Cette négociation s’était traitée dans le plus grand secret; et Bélisaire, pour ne trouver aucun obstacle à l’exécution de la parole qu’il avait donnée de ménager les Goths comme ses amis et ses sujets, éloigna les officiers qu’il savait peu disposés à lui obéir. Il les envoya avec leurs troupes en divers cantons de l’Emilie, sous prétexte qu’il ne pouvait plus les faire subsister dans son camp. Pour amener avec lui dans Ravenne l’abondance et la joie, il fit partir sa flotte chargée de vivres, et lui donna ordre de se rendre au port de cette ville. Ensuite, accompagné des députés, il se mit en marche avec son armée. Son entrée fut plutôt celle d’un roi qui reviendrait dans sa capitale après une longue absence que celle d’un vainqueur dans une ville conquise. Il avait donné à ses troupes les ordres les plus exprès de ne point tirer l’épée, et de traiter les habitants comme leurs frères. Les Goths, tant de fois témoins de la valeur des soldats de Bélisaire, les considéraient avec une sorte d’admiration; mais les femmes, qui, sur le rapport des vaincus, s’étaient toujours figuré les Romains comme des hommes de grande taille, et invincibles par leur multitude, les voyant au contraire beaucoup plus petits et en moindre nombre que les Goths, insultaient à leurs maris, et les taxaient de l’âcheté.

On s’assura de la personne de Vitigès; mais on le traita avec honneur. Les Goths qui avoient leurs établissements en-deçà du Pô eurent la liberté de s’y retirer. Il en sortit beaucoup de Ravenne; en sorte qu’on n’avait plus rien à craindre de leur part, ni hors de la ville, le pays étant couvert de garnisons romaines; ni dans la ville, les Romains s’y trouvant en aussi grand nombre que les Goths. Bélisaire se saisit ensuite des richesses du palais, qu’il réservait à l’empereur. Fidèle à sa parole, il n’ôta rien aux particuliers, et ne permit de leur faire aucun tort. Les garnisons des places fortes, ayant appris que Ravenne et Vitigès étaient au pouvoir des Romains, envoyèrent assurer Bélisaire de leur obéissance. Trévise et les autres villes de la Vénétie se rendirent. Jean et Martin avoient déjà conquis toute l’Emilie; il ne restait aux Goths que Césène, dont Bélisaire s’empara dans le même temps qu’il entra dans Ravenne. Tous les commandants de ces places vinrent, sur sa parole, se rendre auprès de lui. Ildibad fut le seul qui témoigna de la défiance. C’était un officier de grande considération, qui commandait dans Vérone. Il était neveu de Theudis, roi des Visigoths. Comme ses enfants étaient entre les mains de Bélisaire, qui les avait trouvés dans Ravenne, il fit assurer le général romain de sa soumission; mais il ne jugea pas à propos de sortir de Vérone. Ainsi se termina la cinquième année de la guerre des Goths. Pour ne pas interrompre ce qui regarde Vitigès, je rapporterai ici ce qui se passa en Italie jusqu’au retour de Bélisaire à Constantinople, quoique ces événements appartiennent aux premiers mois de l’année suivante.

Les instances que les Goths faisaient à Bélisaire d’accepter la couronne ne pouvaient être si sécrétés qu’elles ne parvinssent à la connaissance des envieux que ce grand homme avait autour de lui. Ils en écrivirent à l’empereur, comme d’une intrigue criminelle. Une pareille calomnie avait déjà trouvé entrée dans l’esprit de l’empereur après la conquête de l’Afrique. Il rappela Bélisaire, sous prétexte de l’employer contre les Perses. II lui donna dès lors le titre de commandant des armées d’Orient. Buzès fut chargé de la conduite des troupes jusqu’au retour de Bélisaire. Bessas, Jean le Sanguinaire, et les autres généraux, eurent ordre de rester en Italie, et Constantin de passer de la Dalmatie à Ravenne. Les Goths, qui désiraient ardemment d’avoir Bélisaire pour roi, ne furent point d’abord alarmés de cette nouvelle. Ils ne pouvaient se persuader que ce général voulût préférer à l’honneur d’un diadème celui d’une fidélité stérile. Mais, lorsqu’ils virent qu’il se préparait à partir, les principaux d’entre eux se rendirent à Pavie, et offrirent à Vraïas de le reconnaître pour roi.

«Je loue votre dessein (leur répondit Vraïas); il vous faut un roi capable de continuer la guerre, si vous avez assez de cœur pour ne pas vivre esclaves des Romains; mais Vraïas n’est pas celui que vous devez choisir. Je suis neveu de Vitigès; je serais méprisé des ennemis, comme héritier de ses malheurs, et détesté de mes compatriotes, comme usurpateur de sa couronne. Choisissez Ildibad: vous connaissez sa valeur, il est neveu du roi des Visigoths, dont les forces peuvent relever nos espérances et arrêter notre chute.»

Cet avis fut approuvé de tous. On va chercher Ildibad à Vérone, et on le proclame roi à Pavie; mais Bélisaire régnait en effet sur les cœurs. A peine Ildibad fut-il revêtu de la pourpre, qu’il proposa de la quitter, et conseilla de faire de nouvelles démarches auprès de Bélisaire. On envoya donc à Ravenne des députés qui mirent en œuvre les motifs qu’ils croyaient les plus pressants. Ils accusaient le général romain d’avoir manqué à sa parole.« Vous êtes, lui disaient-ils, le défenseur de Justinien, et vous voulez en être l'esclave! honteuse modestie qui préféré la servitude a la royauté! Celui qui a vaincu les Goths est-il donc incapable de les gouverner? Ildibad est notre roi; mais il vous reconnaît pour le sien. Il est prêt à vous rendre hommage et à mettre sa couronne à vos pieds».

Bélisaire, qui savait faire de grandes choses sans appareil, parce qu’il les faisait sans effort, repartit en deux mots: «Je suis sujet de Justinien, et ne l’oublierai jamais».

Peu de jours après il partit pour Constantinople, accompagné de quatre de ses plus braves et plus fidèles lieutenants, Ildiger, Valérien, Martin et Hérodien. Il y transportait Vitigès et Matasonte avec leurs enfants, les trésors des rois goths, plusieurs des principaux seigneurs, et les fils d’Ildibad. L’empereur les vit avec joie, et les traita avec honneur. Vitigès fut revêtu des titres de comte et de patrice. On lui assigna des terres vers les frontières de la Perse; il mourut deux ans après. Sa veuve épousa Germain, comme nous le verrons dans la suite. Justinien fit étaler dans son palais les trésors des Goths; mais il n’en permit la vue qu’aux sénateurs; sans y admettre le peuple. Sa vanité fut alors retenue par une timide politique. Il craignait de donner trop d’éclat à Bélisaire; et ce fut pour cette raison qu’il ne lui permit pas d’entrer en triomphe, comme au retour de la conquête d’Afrique. Mais la jalousie du prince relevait le général; et l’admiration des peuples lui rendait avec usure ce que son maître enviait à sa gloire. On ne parlait que de Bélisaire, qui, par deux conquêtes au-dessus de toute espérance, effaçait la renommée des plus fameux capitaines de l’ancienne Rome: c’était lui qui avait détrôné et conduit à Constantinople les successeurs de Genséric et de Théodoric, les deux plus grands rois des barbares; c’était lui qui avait arraché aux Vandales et aux Goths les dépouilles des Romains, et rendu à l’empire, dans l’espace de six années, la moitié de la terre et de la mer. Bélisaire ne pouvait sortir de sa maison sans attirer une foule de peuple qui ne se lassait pas de le considérer. Escorté de cette multitude et suivi d’une troupe de Goths, de Maures et de Vandales, qui tenaient à honneur d’être ses prisonniers, tous les pas qu’il faisait dans Constantinople semblaient être la marche d’un triomphe. Sa bonne mine, la noblesse de ses traits, sa taille avantageuse, le faisaient distinguer; tandis que lui-même, accessible, familier avec tous ceux qui l’abordaient, il aimait à se confondre avec eux et à se dérober à l’admiration publique.

Tout était héroïque dans Bélisaire, et sa valeur ne lui acquérait pas plus d’estime que sa bonté, son humanité, sa générosité, ne lui conciliaient d’amour de la part et des soldats et des peuples, et même des ennemis. C’était le père de ses soldats. Non content de les faire guérir de leurs blessures, il les en consolait par ses largesses. Aucune action de bravoure ne demeurait sans récompense. La perte d’un cheval, d’une arme, était aussitôt réparée par le général. Et ce n’était point par le pillage qu’il fournissait à ces libéralités; rien ne rassurait plus les laboureurs que la présence de Bélisaire. Nous sommes leurs gardes, disait-il; une armée est faite pour protéger les campagnes, et non pour les ravager. Jamais la marche de ses troupes n’y causa de dommage; il prenait grand soin d’épargner les moissons, et ne permettait pas de cueillir les fruits. Loin de surcharger les paysans de contributions, son voisinage les enrichissait; il faisait acheter leurs denrées ce qu’elles valaient. Il était lui-même un exemple de justice, de modération, de continence. Aussi chaste que le premier des Scipions, jamais il n’aima d’autre femme que la sienne, quoique Antonine ne se piquât nullement de fidélité. De tant de belles prisonnières qui tombèrent entre ses mains, il n’en voulut jamais voir aucune, loin de mettre leur vertu à l’épreuve. Une lumière aussi sûre que rapide l’éclairait dans toutes les affaires, et lui montrait toujours le meilleur parti dans les conjonctures les plus équivoques. Hardi avec sagesse, il savait user à propos de célérité et de lenteur. Ferme et plein de confiance dans les revers, il ne se défiait que de la prospérité; c’était alors qu’il s’observait davantage, de peur de s’abandonner aux excès d’une joie indiscrète. Jamais personne ne vit Bélisaire échauffé par le vin. Toujours suivi de la victoire en Afrique et en Italie, il parut encore plus grand lorsqu’il fut de retour à Constantinople. Ses titres, ses richesses, le nombreux cortège de ses gardes, l’auraient rendu redoutable, si sa vertu n’eût mis un frein à son pouvoir. Tout obéissait à ses ordres; mais il obéissait lui-même aux lois de la religion et de l’état. L’empereur fut heureux d’avoir en lui un sujet fidèle: si Bélisaire eût entrepris d’usurper l’empire, il aurait peut-être trouvé dans Justinien moins de résistance que dans Gélimer et Vitigès.

Pendant que Bélisaire achevait la conquête de l’Italie, l’Illyrie et la Grèce étaient ravagées par les barbares; et les Maures disputaient aux Romains la possession de lâ Numidie. Calluc, qui commandait en Illyrie, défit d’abord les Gépides, et fut ensuite défait et tué dans une grande bataille, dont on ne fait aucun détail. Une incursion des Huns fut encore plus funeste à l’empire. Tout fut mis à feu et à sang depuis le golfe Adriatique jusqu’aux environs de Constantinople. Ils prirent trente-deux châteaux en Illyrie. L’ancienne ville de Potidée, nommée Cassandrie, depuis que Cassandre, roi de Macédoine, l’a voit rebâtie, fermait l’entrée de la presqu’île de Pallène. Les Huns, qui, jusqu’alors se contentaient de courir les campagnes sans s’arrêter à l’attaque des villes, la prirent d’assaut, pénétrèrent dans la pres­qu’île, et, sans rencontrer de résistance, retournèrent dans leur pays avec un riche butin et cent vingt mille prisonniers. L’attrait du pillage leur fit encore passer le Danube. Ayant forcé la muraille qui couvrait la Chersonèse de Thrace, ils égorgèrent ou traînèrent en esclavage tous les habitants. Quelques détachements de ces barbares passèrent l’Hellespont, et allèrent piller les côtes de l’Asie. Ils revinrent une troisième fois, ravagèrent l’Illyrie et la Thessalie, et s’avancèrent jusqu’aux Thermopyles, dont le passage était fermé d’un château et d’une muraille défendue par des paysans armés qui les repoussèrent. Mais, ayant découvert un chemin entre les montagnes, ils entrèrent dans l’Achaïe, et ne l’abandonnèrent qu’a près avoir désolé tout le pays jusqu’à l’isthme de Corinthe.

Ce fut alors que , pour arrêter ces courses, Justinien borda de châteaux la rive du Danube, depuis la Pannonie jusqu’à son embouchure. Toutes les villes anciennes le long du fleuve sortirent de leurs ruines. La Dardanie, la Macédoine, la Thessalie, l’Epire, virent s’élever de toutes parts un si grand nombre de forteresses, que, si les tours et les murailles faisaient seules la sûreté d’un pays, ces provinces auraient été hors d’insulte pour plusieurs siècles. Il fortifia de nouveau lé pas des Thermopyles, et y plaça une garnison de deux mille hommes. Auparavant ce défilé n’était gardé que par les paysans, qui prenaient tumultuairement les armes à la nouvelle d’une incursion de barbares. L’empereur fit murer tous les chemins qui traversaient les montagnes voisines; ils étaient en grand nombre et assez larges pour le passage d’un chariot. Aussi Procope s’étonne-t-il que l’armée de Xerxès, qui fut arrêtée en ce lieu pendant plusieurs jours, n’eût découvert qu’un sentier fort étroit: mais ces lieux avoient pu changer de face depuis le temps de Xerxès. Un autre défilé conduisait aux Thermopyles, entre Héraclée et Myropolis; Justinien en boucha l’entrée par une épaisse muraille, et releva les fortifications de ces deux villes. Il pourvut à la sûreté de l’Achaïe, en cas que les barbares vinssent à forcer le passage. Les tremblements de terre, la longueur du temps, la négligence, avaient presque ruiné Corinthe, Athènes, Platée et les places de la Béotie: elles furent mises en état de défense. La réparation des villes du Péloponnèse aurait demandé beaucoup de temps et de dépense; l’empereur se contenta de fermer l’isthme par un boule­ard flanqué d’un grand nombre de tours, et défendu par une forte garnison. Procope nomme près de quatre cents villes ou châteaux bâtis ou rétablis dans l’Illyrie et la Grèce, et près de deux cents dans la seule province de Thrace. La longue muraille bâtie par Anastase, et qui, s’étendant du Pont-Euxin à la Propontide, servait de clôture aux environs de Constantinople, jusqu’à douze ou treize lieues de la ville, tombait en ruine; en sorte que les maisons de plaisance, remplies de meubles précieux et de tous les ornements du luxe et de l’opulence, étaient exposées an pillage des barbares. L’empereur répara les brèches; il releva les murs de Sélymbrie, renfermée dans cette vaste enceinte. Rhédeste était un port commode et d’une entrée facile sur la Propontide; comme c’était une place ouverte, la crainte des barbares en avait écarté les marchands. Elle fut fortifiée, et devint une retraite assurée pour les navigateurs. Le mur qui fermait la Chersonèse fut refait beaucoup plus haut et plus fort qu’il n’était auparavant. On le borda d’un fossé large et profond; une nombreuse garnison fut chargée de la défense. Les villes de cette presqu’île furent mises en état de résister à de nouvelles incursions. Toutes les places de la cote de Thrace sur la mer Egée, celles de la province d’Hémus et de Rhodope, détruites en partie, soit par les années, soit par les incursions des Huns et des Esclavons, furent réparées et fortifiées. Il aurait été bien plus sûr de rendre l’empire redoutable aux barbares en remettant en vigueur l’ancienne discipline; mais Justinien ne connaissait de grandeur que celle de la dépense; il ignorait que la force d’un état réside dans le cœur de ses habitants plus que dans les remparts, et qu’en un temps de décadence, ce sont les sentiments et les mœurs qu’il faut rétablir plutôt que les forteresses et les murailles, toujours trop faibles lorsqu’elles ne sont pas défendues par l’amour du prince et de la patrie.

L’Afrique se reposait sous le gouvernement doux et équitable de Germain, lorsque Justinien rappela ce prince pour y renvoyer Salomon avec de nouvelles troupes, commandées par Rufin et Léonce frères, et par Jean, fils de Sisinniole. Salomon, arrivé à Carthage, trouvant la faction de Stozas entièrement détruite, s’occupa de ce qui regardait le bon ordre et la sûreté de la conquête. Il maintint, la discipline dans les troupes, qu’il compléta par des recrues. Il éloigna ceux qui lui étaient suspects, envoyant les uns à Constantinople, les autres en Italie, où Bélisaire les retenait. Il bannit de l’Afrique ce qui restait de Vandales, et n’y laissa aucune de leurs femmes. Il environna de murailles toutes les villes, et assura encore plus la tranquillité du pays par sa vigilance à faire observer les lois. L’Afrique oubliait ses malheurs passés, et voyait renaître la fertilité et l’opulence.

Trois ans auparavant, Salomon avait inutilement tenté de s’emparer du mont Aurase, dont Yabdas était demeuré lé maître. Il entreprit une seconde fois d’en déloger les Maures, et fit prendre les devants à Gontharis, un de ses gardes, à la tête d’un grand corps de troupes. Celui-ci, étant arrivé sur les bords du fleuve Abigas, campa près de Gaba, ville autrefois célèbre, mais alors déserte. Ce guerrier, plus brave que prudent, hasarda une bataille, et fut défait. Il était assiégé dans son camp, lorsque Salomon vint camper à trois lieues de distance. Dès qu'il apprit le danger où était Gontharis, il fit marcher à son secours une partie de ses troupes, avec ordre d’attaquer les ennemis et de donner la main à Gontharis. Mais l’entreprise se trouva impossible. L’Abigas, sortànt du mont Aurase, se divisait en une infinité de canaux, pratiqués par les Numides pour l’arrosement de leurs terres; en sorte qu’ils étaient les maîtres des eaux de ce fleuve, dont ils ouvraient ou fermaient les canaux à leur volonté. Les Maures, ayant inondé tous les environs de leur camp, en avoient rendu l’accès impraticable. Sur cette nouvelle, Salomon accourut avec toutes ses troupes: les barbares, malgré l’avantage de leur position, ne l’attendirent pas; ils se retirèrent au pied du mont Aurase. Le générai romain les y poursuivit, et les défit dans un sanglant combat. Les uns s’enfuirent dans la Mauritanie; les autres, au nombre de vingt mille, se renfermèrent avec Yabdas dans une forteresse nommée Zerbule, que ce prince avait depuis peu bâtie sur la pente de la montagne. Salomon fil le dégât autour de Tamugade; et, après avoir réduit en cendres les fruits et les moissons, il marcha pour attaquer Zerbule; Yabdas, craignant d’être affamé dans ce poste, y avait laissé garnison, et s’était retiré sur le haut de la montagne, en un lieu nommé Tumar, au milieu des rochers et des précipices. Salomon, après avoir attaqué Zerbule pendant trois jours, résolut d’abandonner cette entreprise, qui traînait en longueur, et d’aller chercher Yabdas. Il se persuadait qu’après avoir forcé ce prince dans sa retraite, il viendrait aisément à bout de réduire la forteresse. Pendant qu’il se préparait à lever le siège, la garnison, qui avait perdu tous ses officiers, tués à coups de flèches sur les murailles, profita de l’obscurité de la nuit pour s’évader à l’insu des Romains. Au point du jour, ceux-ci, se mettant en marche, furent surpris de ne voir paraître personne sur les murs. Ils envoyèrent faire le tour de la place: on trouva une des portes ouverte, et le fort abandonné. Après l’avoir pillé, ils y laissèrent garnison, et marchèrent vers le sommet de la montagne. .

Lorsqu’ils furent à la vue de Tumar, où Yabdas se tenait campé dans un lieu inaccessible, ils prirent poste entre les rochers, et y passèrent plusieurs jours sans pouvoir monter à l’ennemi ni l’attirer au combat. Ce qui les incommodait davantage, était la difficulté de faire parvenir des vivres jusqu’à leur camp, et surtout le manque d’eau. Salomon gardait lui-même celle qu’on avait apportée , et n’en distribuait qu’un verre par jour à chaque soldat. Tout retentissait de murmures contre le général: Il les avait, disaient-ils, conduits au-dessus des nuées pour les faire périr de soif, aussi desséchés que ces rochers arides, qui ne leur offraient que la sépulture. Salomon, quoiqu’il tâchât de soutenir leur courage, était dans un extrême embarras, lorsqu’une heureuse témérité lui procura le succès qu’il ne pouvait attendre de la prudence. Un bas-officier, nommé Gézon, soit par défi, soit par désespoir, entreprit de monter seul à l’ennemi. Il était suivi à quelque distance de plusieurs de ses camarades, qui admiraient sa hardiesse. Trois Maures qui gardaient ce poste coururent à lui, mais séparément, le sentier étant trop étroit pour les laisser marcher de front. Il les tua l’on après l’autre. Ceux qui le suivaient, encouragés par ce succès, s’élancent vers l’ennemi. A ce spectacle, toute l’armée, sans attendre le commandement, sans garder aucun ordre, accourt avec de grands cris; ils s’animent, ils s’aident les uns les autres, ils gravissent sur ces rochers. Les deux frères Rufin et Léonce, arrivés les premiers, portent partout l’épouvante et la mort. Les Maures fuient et roulent dans les précipices. Yabdas, quoique blessé à la cuisse d’un coup de javelot, fut assez heureux pour se sauver: il gagna la Mauritanie. Les Romains, pour ôter aux Maures la retraite du mont Aurase, y bâtirent plusieurs forts, où ils mirent garnison.

Entre les précipices de cette montagne s’élevait une roche escarpée, qu’on appelait la roche de Géminien. On y avait autrefois bâti une tour, fort petite à la vérité, mais qui, par son assiette, devenait un refuge assuré. Yabdas y avait enfermé ses femmes et ses trésors sous la garde d’un vieil officier dont la fidélité lui était connue. Les Romains, en visitant tous les détours de la montagne, découvrirent un sentier qui les conduisit au pied de cette tour. Un d’entre eux, par bravade, se hasarda d’y monter, et servit d’abord de risée aux femmes qui se montraient au haut de la tour. Le vieux commandant, le regardant entre les créneaux, l’invitait par raillerie à redoubler ses efforts. Le soldat, piqué de ces insultes, fit tant des mains et des pieds, qu’il approcha d’assez près pour s’élancer aux créneaux, et pour abattre la tête au commandant d’un coup de sabre. Ses camarades, animés par son exemple, se soulèvent mutuellement, et atteignent le haut de la tour. Ils enlèvent les femmes et l’argent, dont le général fit usage pour rebâtir les murs de plusieurs villes. Les Maures ayant abandonné la Numidie, Salomon entra dans la première Mauritanie, dont Stèfe était capitale, et la rendît tributaire. Il ne restait plus aux Maures que la seconde Mauritanie. Mastigas, roi de la nation, la possédait tout entière, à l’exception de Césarée, dont Bélisaire s’était emparé. Pendant les quatre années qui suivirent cette expédition, Salomon laissa jouir les Africains des douceurs de la paix; et tandis que le feu de la guerre désolait l’Asie et l’Italie, l’Afrique était devenue, par la modération de ce sage gouverneur, la contrée la plus heureuse de l’empire.

 

 

LIVRE QUARANTE-SIXIÈME.JUSTINIEN ET TOTILA

540-544

 

 

HISTOIRE DU BAS-EMPIRE.