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LIBRAIRIE FRANÇAISE

HISTORIE DIVINE DE JÉSUS CHRIST

HISTOIRE DU BAS-EMPIRE.

 

 

LIVRE DIX-SEPTIEME.

VALENTINIEN, VALENS, GRATIEN. 367-368.

 

L’ancienne politique romaine, toujours ambitieuse, quelquefois injuste, en avait du moins imposé à l’univers par des dehors de probité et de justice. Ici l’histoire va nous montrer des rois assassinés, des peuples massacrés contre la foi des traités, la trahison substituée au courage, la bonne foi sacrifiée à l’intérêt, ce principe destructeur de lui-même; la réputation, ce puissant ressort de la prospérité des états, perdue pour toujours, et les Romains avilis par les vices avant que d’être vaincus par les barbares.

Jovin, consul en l’année 367, aurait trouvé place entre les grands hommes de l’ancienne république. On l’a vu, dans le même temps que Jovien le dépouillait du commandement dans la Gaule, y maintenir généreusement l’autorité de l’empereur. On vient de raconter ses exploits guerriers, comparables à ceux de L. Marcius en Espagne, après la mort des deux Scipions. Mais Lupicin, son collègue, n’avait pas l’âme plus élevée que le caractère de son siècle. Ses talents militaires, sa sévérité dans le maintien de la discipline, une connaissance assez étendue de la littérature et de la philosophie, l’avoient fait estimer de Julien, quoiqu’il fût chrétien; mais il était avare et injuste. Nous verrons dans les années suivantes les funestes effets de ces vices.

Valentinien fut attaqué à Reims d’une longue maladie, qui le réduisit à l’extrémité. Il se formait déjà à la cour des cabales secrètes pour lui donner un successeur. Les uns proposaient Rusticus Julianus, chargé d’expédier les brevets, et de dicter les réponses que le prince faisait aux requêtes. Il était éloquent et habile dans les lettres, mais cruel et sanguinaire. D’autres penchaient pour Sévère, comte des domestiques, qui méritait en toute manière la préférence sur Rusticus. Personne ne parlait en faveur de Gratien, qui n’avait encore que huit ans.

Le rétablissement de l’empereur fit avorter tous ces projets. Ayant enfin recouvré la santé vers le mois d’août, il se rendit dans la ville d’Amiens. Le danger qu’il venait de courir, et les sollicitations de sa belle-mère et de sa femme le déterminèrent à nommer Auguste son fils Gratien. Après avoir disposé les esprits à seconder ses intentions , il assembla ses soldats le vingt-quatrième d’août dans une plaine aux portes de la ville; et, étant monté sur un tribunal environné des grands de sa cour, il prit par la main le jeune prince, et, le présentant aux troupes :

«C’est vous (dit-il), braves soldats, qui m’avez choisi par préférence à tant d’illustres capitaines : vous avez droit de prendre part à mes délibérations, et la tendresse paternelle attend aujourd’hui vos suffrages. Le souverain maître des empereurs et des empires, le protecteur de la puissance romaine, qu’il rendra immortelle, m’inspire les plus belles espérances; et un projet que je n’ai conçu que pour votre sûreté ne peut manquer de vous plaire. C’est sur cette double confiance que j’ai formé le dessein d’associer mon fils à l’empire. Vous le voyez depuis longtemps entre vos enfants, et vous l’aimez comme un gage précieux de la tranquillité publique; il est temps qu’il en devienne l’appui. Il est vrai qu’il n’est pas né comme nous dans les travaux, qu’il n’est pas endurci dans les fatigues de la guerre; son âge ne l’en rend pas encore capable. Mais son heureux naturel ne dément pas la gloire de son aïeul; et si je ne suis pas abusé par mon amour pour lui et par le désir ardent de votre félicité, voici te que ses inclinations naissantes me promettent pour la prospérité de l’empire : cultivé par l’étude des lettres, saura bientôt peser dans une juste balance les bonnes et les mauvaises actions; il fera sentir au mérite qu’il en connait le prix; il entendra la voix de la gloire; il y courra avec ardeur: vos aigles et vos enseignes composeront son cortège ordinaire. Il saura supporter les incommodités des saisons, la faim , la soif, les longues veilles; il combattra, il exposera sa vie pour le salut des siens ; et, rempli des sentiments de son père, il chérira l’état comme sa famille.»

L’ardeur des soldats interrompit l’empereur; chacun semblait partager avec Valentinien la tendresse paternelle, chacun voulait prévenir ses camarades par les témoignages de son amour. Ils proclamèrent tout d’une voix Gratien Auguste.

Alors l’empereur, transporté de joie, embrassant tendrement son fils, après lui avoir posé le diadème sur la tête, et l’avoir revêtu des autres ornements impériaux, lui adressa ces paroles, que le jeune prince écouta avec attention :

«Vous voilà, mon fils, élevé à la dignité souveraine par la volonté de votre père et par le suffrage de nos guerriers. Vous ne pouviez y monter sous des auspices plus heureux. Collègue de votre oncle et de votre père, préparez-vous à soutenir le poids de l'empire, à franchir sans crainte à la vue d’une armée ennemie les glaces du Rhin et du Danube; à marcher à la tête de vos troupes, à verser votre sang, et à exposer votre vie avec prudence pour défendre vos sujets; à ressentir tous les biens et tous les maux de l’état, comme vous étant personnels. Je ne vous en dirai pas davantage en ce moment : ce qui me reste de vie sera employé à vous instruire. Pour vous, soldats, dont la valeur fait la sûreté de l’empire, conservez, je vous en conjure, une affection constante pour ce jeune prince, que je confie à votre fidélité, et qui va croître à l’ombre de vos lauriers.»

Les acclamations se renouvelèrent; on accablait de louanges les deux empereurs. Les grâces du jeune prince, la vivacité qui brillait dans ses yeux, attiraient tous les regards. Il méritait les éloges que lui a voit donnés son père, et il aurait égalé les empereurs les plus accomplis, s’il eût vécu plus longtemps, et si sa vertu eût pu acquérir assez de maturité et de force pour n’être pas obscurcie par les vices de ses courtisans. Valentinien lui conféra le titre d’Auguste, sans l’avoir fait passer, selon la coutume, par le degré de César. Il en avait usé de même à l’égard de son frère Valens. L. Vérus était le seul jusqu’alors qui, sans avoir été César, eût été élevé au rang d’Auguste.

Dans cette brillante proclamation, Eupraxe de Césarée en Mauritanie, employé pour lors dans le secrétariat de la cour, eut l’avantage de signaler son zèle. Il fut le premier à s’écrier: Gratien mérite cet honneur; il promet de ressembler à son aïeul et a son père. Ces paroles lui procurèrent la questure, dignité beaucoup plus émi­nente alors qu’elle n’avait été du temps de la république, et qui renfermait une partie des fonctions attribuées parmi nous au chancelier de France. Eupraxe n’était cependant rien moins que flatteur. Il laissa au contraire de grands exemples d’une franchise inaltérable. Plein de droiture, attaché inviolablement aux devoirs de sa dignité, il fut aussi incorruptible que les lois, qui parlent toujours le même langage, malgré la diversité des personnes; et ni l’autorité, ni les menaces d’un prince absolu, et qu’il était dangereux d’irriter, ne lui firent jamais trahir les intérêts de la vérité et de la justice.

L’empereur était en chemin pour se rendre à Trêves lorsqu’il apprit que les barbares qui habitaient la partie septentrionale de la Grande-Bretagne étaient sortis de leurs limites, qu’ils portaient partout le fer et le feu, qu’ils avaient tué le comte Nectaride, qui commandait sur la côte maritime, et surpris dans une embuscade le général Fullofaude. Il fit sur-le-champ partir Sévère, comte des domestiques; mais l’ayant presque aussitôt rappelé, il y envoya Jovin, qui manda à l’empereur que le péril était plus grand qu’il ne pensait, et que la province était perdue, si l’on n’y faisait passer au plus tôt une nombreuse armée. Toutes les nouvelles qui venaient de cette île confirmaient ce rapport. Pour remédier à ces désordres, Valentinien jeta les yeux sur un officier déjà connu par ses services. Il s’appelait Théodose, Espagnol de naissance et d’une famille illustre. Sa valeur, jointe à une longue expérience, était encore relevée par sa bonne mine, par une éloquence vive et militaire, et par une noble modestie. Dès qu’il eut la commission de l’empereur, il se vit à la tête d’une brave jeunesse qui s’empressait à servir sous ses ordres. L’activité était une des qualités de Théodose. Il arrive à Boulogne et passe sans danger à Rutupies, le port le plus proche dans la Grande-Bretagne. Quatre cohortes des plus renommées y abordent à sa suite : c’étaient les Bataves, les Hérules, les Joviens, et ceux qu’on appelait les Vainqueurs. Il marche aussitôt vers Londres, ville ancienne, et dès lors capitale du pays. Comme il avait divisé son armée en plusieurs corps séparés, il rencontra en chemin diverses troupes d’ennemis qui ravageaient la campagne et emmenaient avec eux grand nombre d’hommes et de bestiaux. Il tombe sur eux, les met en fuite, enlève leur butin, et le rend aux habitants, qui lui en abandonnent volontiers une partie pour récompenser la bravoure de ses soldats. Il entre ensuite comme en triomphe dans Londres. Cette ville, auparavant remplie d’alarme, et qui ne s’attendait pas à un secours si prompt et si efficace, reçut avec joie son libérateur. Théodose s’y instruisit de l’état de la province: il apprit que les Pictes, qui se divisaient en deux peuples, les Calédoniens et les Vecturions s’étaient joints aux Ecossais, venus d’Hibernie, et aux Attacottes, autres nations très belliqueuses; et que tous ces barbares, dispersés par pelotons, embrassaient dans leurs ravages une grande étendue de pays. Théodose sentait tout l’avantage que des troupes réglées avoient sur des brigands indisciplinés; mais il n’était pas question de bataille rangée : pour venir à bout de joindre et de battre ces ennemis, il lui fallait partager son armée en un grand nombre de petits corps qui se répandissent au loin; et il avait besoin de beaucoup de troupes. Il fit publier une amnistie en faveur des déserteurs qui reviendraient à leur drapeau, et rappela les vieux soldats qui, ayant eu leur congé, s’étaient dispersés dans le pays. En même temps, pour l’aider dans cette expédition, il demanda à l’empereur Dulcitius, officier d’une capacité reconnue; et pour assurer ensuite le repos de la province par un sage gouvernement, il pria qu’on lui envoyât Civilis en qualité de vicaire des préfets. C’était un homme d’un caractère vif et ardent, mais plein de droiture et de justice. Après avoir pris de prudentes précautions, il partit de Londres avec une armée considérablement augmentée, et vint à bout de délivrer le pays , prévenant partout les ennemis , leur dressant des embuscades à tous les passages, les enveloppant, et taillant en pièces leurs partis les uns après les autres. Ce qui assurait le plus ses succès, c’est qu'étant infatigable, il se trouvait partout, payant lui-même de sa personne, et que dans toutes les opérations militaires il ne commandait rien dont il ne donnât l’exemple. Ayant donc rechassé les barbares dans leurs forêts et leurs montagnes, il rétablit les villes et les forteresses; il garnit de troupes les frontières, et rendit à ce pays désolé par tant de ravages une tranquillité durable. La Grande-Bretagne était divisée en quatre provinces : des pays reconquis sur les barbares il en forma une cinquième; et pour honorer la famille de l’empereur, il lui donna le nom de Valentia. C’est l’Ecosse méridionale: elle fut ensuite gouvernée par un consulaire.

Le cours de cette expédition fut traversé par une conspiration qui aurait déconcerté tous les projets d’un capitaine moins actif et moins prudent. Un Pannonien nommé Valentin, beau-frère de Maximin, que nous verrons bientôt vicaire de Rome et préfet du prétoire avait été condamné pour crime et relégué dans la Grande-Bretagne. Cet homme superbe et turbulent résolut de s’emparer de la province et d’y prendre le titre d’empereur. Il était surtout animé contre Théodose, qu’il croyait le seul capable de faire échouer ses pernicieux desseins. Il avait déjà gagné les autres exilés, et un assez grand nombre de soldats, lorsque Théodose en fut averti. Ce général, prompt et intrépide, s’étant aussitôt saisi de Valentin et de ses plus zélés partisans, les livra entre les mains de Dulcitius pour les faire mourir. Mais par un trait de prudence il défendit de les appliquer à la question, de crainte de donner l’alarme aux autres conjurés, et de faire éclater le complot, que le supplice des chefs ne manquerait pas d’étouffer. On avait établi depuis longtemps dans la Grande-Bretagne, ainsi que dans le reste de l’empire, des stationnaires chargés de veiller sur les mouvements des barbares, et d’en avertir les généraux romains. Ils furent convaincus d’avoir, par une trahison criminelle, servi d’espions aux ennemis, qui leur faisaient part de leur butin. Théodose chassa tous ces surveillants perfides, et laissa aux habitants le soin d’informer eux-mêmes les commandants des sujets de leurs alarmes.

Après avoir réprimé les incursions des barbares qui ravageaient l’extérieur de la Grande-Bretagne, il voulut en mettre les côtes en sûreté contre les courses des Saxons. Cette nation avait originairement habité le pays qu’on nomme aujourd’hui la Holsace, et une partie du duché de Sleswic. Chassés par les Chattes et les Chérusques, ils avoient passé l’Elbe, et s’étaient établis entre des marais alors inaccessibles, dans la contrée occupée par les Francs, qu'ils avoient forcés de reculer jusqu’aux embouchures du Rhin. De là ces deux peuples s’étant joints ensemble dès le temps de Dioclétien, infestaient la Gaule et la Grande-Bretagne. Les Saxons étaient de grande taille , fort dispos, et d’une hardiesse extrême. Une longue chevelure flottait sur leurs épaules; ils étaient vêtus de courtes casaques et armés de lances, de petits boucliers et de longues épées. Accoutumés dès leur bas âge à braver les périls sur mer ainsi que sur terre, ils montaient de petites barques légères, où, sans aucune distinction de rang, tous ramaient, combattaient, commandaient et obéissaient tour à tour. Après une descente, avant que de se rembarquer, ils décimaient leurs prisonniers, pour offrir à leurs divinités d’horribles sacrifices; et, plus cruels qu’ils n’étaient avares, ils traitaient avec barbarie les malheureux qu’ils avoient transportés dans leur pays, aimant mieux les garder pour leur faire souffrir de longs tourments que de recevoir leur rançon. Ce furent ces incursions fréquentes des Saxons qui firent nommer rivages saxoniques les deux côtes opposées de la Gaule et de la Grande-Bretagne. Théodose poursuivit ces pirates jusqu’aux îles Orcades, et il en détruisit un grand nombre. Il passa ensuite sur leurs terres et sur celles des Francs, qui habitaient alors vers le bas Rhin et le Vahal. Il y fit le dégât, et retourna à la cour, où l’empereur le combla d’éloges et lui conféra la dignité de général de la cavalerie. Ces exploits de Théodose, que nous avons racontés de suite, doivent avoir rempli plus de deux années.

Valentinien était parti de Trêves pour une expédition dont l’histoire ne nous donne aucune connaissance. Randon, roi d’un canton d’Allemagne, profita de son éloignement pour exécuter un dessein qu’il méditait depuis longtemps. L’empereur avait retiré la garnison de Mayence; il l’employait apparemment dans ses troupes. Un jour de fête auquel les chrétiens, dont la ville était peuplée, étaient assemblés dans l’église, le prince allemand, s’étant secrètement approché avec une troupe légère, entra sans obstacle, fit prisonniers les hommes et les femmes, pilla les maisons, et enleva et les habitants et leurs richesses.

Les Romains s’en vengèrent, mais avec lâcheté et perfidie, sur un autre roi de la même nation. Vithicabe, fils de Vadomaire, régnait dans le pays que nous nom­mons aujourd’hui le Brisgaw, et dans les contrées voisines. Ce prince était faible de corps et sujet à de fréquentes maladies, mais hardi et courageux. Il ne pouvait pardonner aux Romains l’enlèvement de son père; il pardonnait encore moins à son père de s’être racheté de l’exil en se mettant au service des Romains; et les dignités dont Vadomaire était revêtu à la cour de Valens ne paroissien au grand cœur de son fils que les tristes ornements d’un ignominieux esclavage. C’était pour lui autant d’affronts dont il cherchait à se venger. Les Romains le prévinrent; et, après avoir inutilement tenté de le prendre par force ou par ruse, ils eurent recours à un crime odieux, dont leurs ancêtres avoient abhorré et puni la simple proposition dans la personne du médecin de Pyrrhus, le plus redoutable ennemi de Rome. Ils corrompirent un domestique de Vithicabe, et ce scélérat fit périr son maître. Ammien Marcellin n’explique pas si ce fut par le fer ou par le poison; il ajoute seulement que le coupable, craignant la punition qu’il n’avait que trop méritée, se réfugia aussitôt sur les terres de l’empire. L’historien ne nomme pas Valentinien dans le récit de ce forfait atroce; mais il ne dit pas qu’il ait puni le traître; et ce prince demeurera dans tous les siècles flétri du soupçon d’y avoir consenti, et du crime de n’en avoir pas fait une éclatante justice.

Inexorable sur des objets qui méritaient plus d’indulgence, il fit brûler vif pour des fautes légères Dioclès, ancien trésorier général de l’Illyrie. Il condamna au même supplice ceux qui, par une lâcheté devenue pour lors assez ordinaire, se coupaient les doigts pour se soustraire à la milice. Etant en Gaule, il fit défendre l’entrée de son palais à saint Martin , que le seul motif de charité y conduisent pour intercéder en faveur des malheureux. L’innocence même fut plus d’une fois la victime de ses emportements. Un certain Diodore, qui avait été agent du prince, étant en procès avec un comte, le fit assigner à comparaitre devant le vicaire d’Italie. Le comte partit pour la cour, et se plaignit au prince de cette audace. Sur cette plainte, l’empereur, sans autre examen, condamna à la mort et Diodore et trois sergents qui s’étaient chargés de la signification.

L’arrêt fut exécuté à Milan. Les chrétiens honorèrent leur mémoire; et le lieu où ils furent enterrés fut appelé le sépulcre des innocents. Quelque temps après, un Pannonien nommé Maxence, qui était apparemment en faveur auprès du prince, fut condamné dans une affaire dans laquelle trois villes étaient intéressées. Le juge chargea les décurions de ces villes d’exécuter promptement la sentence. Valentinien, l’ayant appris, entra dans une violente colère; il ordonna qu’on fît mourir ces décurions; et rien ne les aurait sauvés sans la noble hardiesse du questeur Eupraxe: Arrêtez, prince, lui dit-il; écoutez un moment votre bonté naturelle; songez que les chrétiens honorent en qualité de martyrs ceux que vous condamnez a la mort comme criminels. Florence, préfet du prétoire de la Gaule, imita dans une autre rencontre cette généreuse liberté, aussi salutaire aux princes qu’à leurs sujets. L’empereur, irrité contre plusieurs villes pour une faute digne de pardon, commanda qu’on fît mourir dans chacune trois décurions. Et que fera-t-on, lui dit Florence, s'il ne se s’en trouve pas trois dans chacune de ces villes? Faudra-t-il at­tendre que ce nombre soit rempli pour les mettre à mort? Ces paroles calmèrent la colère du prince. Ce fut pour Valentinien une faveur du ciel d’avoir sous son règne plusieurs officiers vraiment zélés pour sa gloire, qui, d'un génie tout opposé à celui des courtisans, s’efforçaient d’adoucir la dureté de son caractère. Ce Florence, fort différent de celui du même nom qui s’était rendu si odieux du temps de Constance, ne s’occupait que du soulagement de sa province. Valentinien exigeait le paiement des impôts avec une rigueur impitoyable, et ne menaçait de rien moins que de la mort ceux que leur indigence mettait hors d’état de satisfaire. Florence obtint cependant une loi pour modérer dans la Gaule la dureté des impositions; elle donnait à ceux qui se trouvaient trop chargés le temps de porter leurs plaintes aux juges des lieux, et de leur demander une taxation plus conforme à l’état de leur fortune.

Il était inutile aux accusés de s’adresser à l’empereur pour obtenir des juges équitables; malgré les plus justes motifs de récusation, il ne manquait pas de les renvoyer devant leur juge ordinaire, quoique celui-ci fût leur ennemi personnel. Jamais il ne sut adoucir les punitions, jamais il n’accorda de grâce à ceux qui étaient condamnés. C’était devant lui presqu’une même chose d’être accusé et d’être coupable. Les tortures qu’il employait pour avérer les crimes égalaient la rigueur des supplices. Il répétait sans cesse que la sévérité est l’âme de la justice, et que la justice doit être l’âme de la puissance souveraine. Il ne choisissent pas de dessein prémédité des hommes cruels et inhumains pour gouverner les provinces; mais, lorsqu’il avait mis en place des officiers de ce caractère, loin de les contenir, il les animait par des louanges, il les exhortait par ses lettres à punir rigoureusement les moindres fautes. Ces funestes encouragements durent coûter la vie à plusieurs innocents. Saint Jérôme raconte fort an long l’histoire d’une femme de Verceil, faussement accusée d’adultère, qui, ayant été condamnée à mort, et frappée plusieurs fois du coup mortel, ne fut sauvée que par un miracle. Il parait cependant qu’il eut quelques égards pour les sénateurs de Rome. Ils étaient soumis à la juridiction du préfet de la ville. Valentinien se réserva par une loi la connaissance de leurs causes en matière criminelle.

Cette loi est adressée à Prétextât, préfet de Rome qui était bien capable de l’avoir inspirée au prince, quoiqu’elle tendît à la diminution des droits de sa charge. Ce magistrat, auquel on ne peut reprocher que son zèle pour le paganisme, ne donnait à Valentinien que des conseils de clémence. Il sut lui-même, dans l’exercice de sa préfecture, trouver ce juste tempérament de douceur et de fermeté qui concilie l’amour et la crainte dans le cœur des inférieurs. Son autorité rétablit dans la ville le calme que le schisme d’Ursin avait troublé. Son attention vigilante pour la sûreté publique se manifesta par plusieurs règlements utiles. Il fit abattre tous les balcons en saillie, qui s’étaient multipliés à Rome, au mépris de l’ancienne police. Il ordonna de laisser un espace libre entre les maisons des particuliers et les murs des temples et des églises, pour empêcher la communication des incendies. Suivant une loi ancienne tous les édifices publics dévoient être isolés, mais cette loi était oubliée. Il fit établir dans tous les quartiers de Rome de nouveaux étalons pour fixer les poids et les mesures, et contenir la mauvaise foi des marchands. Dans les jugements il ne fit jamais rien en vue de plaire, et il plut à tous les citoyens. On rapporte que cette année on vit dans l’Artois des flocons de laine tomber avec l’eau de la pluie. Je ne sais quelle foi l’on doit ajouter à ce phénomène.

Tandis que Valentinien défendait avec succès l’Occident contre les barbares, son frère Valens, devenu, par la mort de Procope, paisible possesseur de l’Orient, y allumait deux guerres funestes, l’une contre les Goths, l’autre contre les catholiques. C’était le caractère de l’arianisme, dès son origine, de s’introduire à la cour par la séduction des femmes. Albia Dominica, préoccupée de cette erreur, n’eut pas de peine à la communiquer à son mari: et lorsque, se préparant à marcher contre les Goths, il voulut par une sage précaution recevoir le baptême, elle l’engagea à se faire baptiser par Eudoxe, évêque de Constantinople et chef du parti hérétique. Dans cette sainte cérémonie, ce prélat imposteur abusa de l’autorité du moment pour joindre aux vœux sacrés du christianisme un serment impie : il engagea Valens à jurer qu’il demeurerait irrévocablement attaché à la doctrine d’Arius, et qu’il emploierait toute sa puissance contre ceux qui y seraient opposés. Valens ne fut que trop fidèle à ce funeste engagement. L’arianisme était alors dans un état de crise. Les demi-ariens, rebutés de l’insolence des anoméens qui les persécutaient, avoient fait des démarches éclatantes auprès du pape Libère, lorsqu’il vivait encore: ils avoient accédé à la doctrine de Nicée. L’église d’Occident leur avait ouvert les bras avec joie; et, en Orient même, dans un concile tenu à Tyane, ils en avoient indiqué un second à Tarse, où ils dévoient dans deux mois se rendre de toutes parts pour consommer l’ouvrage de la réunion par un acte authentique. Eudoxe , alarmé de ce dessein, communiqua ses craintes à Valens. L’empereur défendit aux évêques de s’assembler à Tarse. Il confondit d’abord dans une proscription générale les catholiques, les demi-ariens et les novatiens, aussi opposés aux dogmes d’Arius que les catholiques. Mais les novatiens se mirent bientôt à couvert par le crédit d’un de leurs prêtres nommé Marcien, que Valens avait placé auprès de ses filles Anastasie et Carose, pour leur enseigner les belles-lettres.

L’empereur avait envoyé dans les provinces des ordres précis de chasser tous les évêques qui, ayant été bannis sous le règne de Constance, étaient rentrés en possession de leurs églises sous celui de Julien. Ces ordres contenaient de terribles menaces contre les officiers, les soldats, les habitants des lieux où ils ne seraient pas exécutés. Depuis quarante ans qu’Athanase remplissait le siège d’Alexandrie , il avait eu l’honneur d’être toujours la première victime que les ennemis de l’Eglise sacrifiaient à leur fureur; et les coups portés à cet illustre prélat étaient devenus le signal de la persécution générale. Tatien, préfet d’Egypte, entra dans Alexandrie, et y fit publier un édit contre les orthodoxes. Les fidèles, déterminés à tout souffrir eux-mêmes, prirent l’alarme pour leur évêque; ils représentèrent qu’Athanase n’était pas dans le cas exprimé par les ordres de l’empereur, puisque Julien, loin de le rétablir, l’avait chassé de nouveau. Tatien, ne se rendant pas à ces raisons, le peuple se disposait à la défense; on était à la veille d’une sanglante sédition. Le préfet suspendit cet orage en demandant le temps d’instruire l’empereur et de recevoir de nouveaux ordres. Les esprits étant un peu apaisés, Athanase, trop éclairé pour ne pas pénétrer les intentions du préfet, et ne voulant pas être une occasion de désordre, sortit secrètement de la ville, et se déroba également à ses ennemis et à ses amis. Tatien, qui n’a voit cherché qu’à amuser les Alexandrins, voulut aussi profiter de ce calme pour exécuter sa commission. Il se transporta pendant une nuit avec une nombreuse escorte à la maison de l’évêque; mais il ne l’y trouva plus. Athanase s’était renfermé hors de la ville, dans le tombeau de son père, où il se tint caché pendant quatre mois. Les tombeaux, surtout en Egypte, étaient alors des bâtiments assez étendus pour y loger. Cette évasion causait autant d’alarme aux ennemis d’Athanase qu’à son troupeau. Valens craignit que son frère, comme avait fait autrefois Constant, ne prît en main la défense de ce prélat respecté de tout l’empire. Eudoxe et sa cabale n’appréhendait pas moins qu’un génie si fécond en ressources ne vînt à bout de se ménager à la cour de Valens la même faveur qu’il avait quelquefois trouvée auprès de Constance. Cette crainte prévalut sur leur haine; ils furent les premiers à solliciter son retour. Valens envoya ordre de le rétablir dans son église, où ce généreux athlète, signalé par tant de combats, cinq fois banni et cinq fois rappelé, toujours persécuté avec l’Eglise et triomphant avec elle, demeura paisible pendant les six dernières années de sa vie.

La persécution de Valens déchirait le sein de l’Eglise sans mettre l’empire en danger. Mais la guerre qu’il commença cette année contre les Goths attira, par un enchaînement de causes dépendantes les unes des autres, la ruine de la puissance romaine en Occident. Les Goths, quelquefois vainqueurs, souvent vaincus, mais fournissant toujours à de nouvelles guerres par leur innombrable multitude, avoient pendant six-vingts ans exercé les armes romaines. Dominés depuis trente-cinq ans par Constantin, tranquilles sous le règne de Constance, ils entretenaient avec les Romains un libre commerce par le Danube. Plusieurs d’entre eux s’étaient dévoués au service des empereurs, et étaient parvenus aux principales dignités de la cour et de l’armée. Comme c’est ici que commencent les grands événements qui changèrent la face de l’empire, il est à propos de donner une idée plus claire de leur origine et de leurs progrès, autant qu’il est possible de percer les ténèbres dont leur première histoire est enveloppée.

L’origine des Goths se perd, comme celle de toutes les nations célèbres, dans la nuit de l’antiquité. Leurs migrations et leurs conquêtes sont cause que les anciens auteurs les ont confondus avec les Scythes, les Sarmates, les Grecs et les Daces. Entré les modernes, les plus habiles critiques se partagent à leur sujet en deux sentimens. Suivant les uns, ils sont nés dans la Germanie, et ce sont ceux que Tacite appelle Gothons, qui habitaient le territoire de Dantzig, aux embouchures de la Vistule. Selon une autre opinion, plus généralement reçue, et qui me parait mieux fondée, cet établissement ne fut que leur seconde habitation. Plus de trois cents ans avant l’ère chrétienne, ils étaient sortis de la Scandinavie , cette grande péninsule qu’on a crue être une île jusque dans le sixième siècle, et que les anciens ont appelé la source et la pépinière des nations. On voit encore la trace de leur origine dans la Suède, dont une grande province a conservé le nom de Gothie. Ils s’emparèrent d’abord de l’île de Rugen, et de la côte méridionale et orientale de la mer Baltique jusque dans l’Estonie. Les Ruges, les Vandales, les Lombards, les Hérules n’étaient que diverses peuplades des Goths qui se séparèrent du gros de la nation, et se firent en Germanie des établissements particuliers. Ceux qui conservèrent le nom de Goths quittèrent, au commencement du second siècle, les bords de la Vistule; et, ayant traversé les vastes plaines de la Sarmatie, ils se fixèrent sur les bords des Palus-Méotides. Une partie d’entre eux, refusant de suivre leurs compatriotes, demeurèrent à l’occident de la Vistule : on les nomma Gépides, mot qui, dans leur langue, signifiait paresseux. Ces Gépides, quelque temps après, vers le temps de Claude le Gothique, après avoir vaincu les Bourguignons, s’avancèrent sur les bords du Danube, où ils commencèrent à inquiéter les Romains.

Des Palus-Méotides les Goths envoyèrent divers essaims dans le pays des anciens Gètes, vers les embouchures du Danube, et ils anéantirent peu à peu cette nation. Ils remportèrent de grandes victoires sur les Vandales, les Marcomans et les Quades. Ils commencèrent à se rendre redoutables à l’empire sous le règne de Caracalla, réduisirent les Romains à leur payer des pensions considérables pour acheter la paix avec eux. Ils la rompirent toutes les fois qu’ils crurent trouver plus d’avantage dans la guerre. Souvent on les vit passer le Danube, et mettre à feu et à sang la Mœsie et la Thrace. Ils battirent et tuèrent l’empereur Dèce. Trébonien Galle leur paya tribut. Sous Valérien et sous Gallien ils portèrent le ravage jusqu’en Asie , où ils entrèrent par le détroit de l’Hellespont, après avoir pillé l’Illyrie, la Macédoine et la Grèce. Ils brûlèrent le temple d’Ephèse, ruinèrent Chalcédoine, pénétrèrent jusqu’en Cappadoce; et dans leur retour, cette nation barbare, née pour la destruction des monuments antiques, ainsi que des empires, renversa, en passant, Troie et Ilion, qui se relevaient de leurs ruines. Ils furent battus à leur tour par Claude, par Aurélien, par Tacite. Probus les força à la soumission par la terreur de ses armes. Leur puissance était déjà rétablie sous Dioclétien. Ils servirent fidèlement Galère dans la guerre contre les Perses. Ils étaient devenus comme nécessaires aux armées romaines, et nulle expédition ne se fit alors sans leur secours. Constantin employa leur valeur contre Licinius: ils s’engagèrent avec lui, par un traité, à fournir aux Romains quarante mille hommes toutes les fois qu’ils en seraient requis. Ce traité, souvent interrompu par les guerres qui survinrent entre eux et l’empire, était toujours renouvelé au rétablissement de la paix: il subsista jusque sous Justinien; et ces troupes auxiliaires étaient nommées les confédérés, pour faire connaitre que ce n’était pas à titre de sujets, mais d’alliés et d’amis qu’ils suivaient les armées romaines.

Ce peuple, né pour la guerre, n’était curieux que de belles armes. Ils se servaient de piques, de javelots, de flèches, d’épées et de massues. Ils combattaient à pied et à cheval, mais plutôt à cheval. Leurs divertissements consistaient à se disputer le prix de l’adresse et de la force dans le maniement des armes. Ils étaient hardis et vaillants, mais avec prudence; constants et infatigables dans leurs entreprises; d’un esprit pénétrant et subtil.

Leur extérieur n’avait rien de rude ni de farouche : c’étaient de grands corps, bien proportionnés, avec une chevelure blonde, un teint blanc et une physionomie agréable. Les lois de ces peuples septentrionaux n’étaient point, comme les lois romaines, chargées d’un détail pointilleux, sujettes à mille changements divers, et si nombreuses, qu’elles échappent à la mémoire la plus étendue. Elles étaient invariables, simples, courtes, claires, semblables aux ordres d’un père de famille. Aussi le code de Théodoric prévalut-il en Gaule sur celui de Théodose; et Charlemagne transporta dans ses capitulaires plusieurs articles des lois des Visigoths. Les lois des Goths fondèrent le droit d’Espagne : elles en furent la source. Celles des Lombards ont servi de base aux constitutions de Frédéric II pour le royaume de Naples et de Sicile. La jurisprudence des fiefs en usage parmi tant de nations doit son origine aux coutumes des Lombards; et l’Angleterre se gouverne encore par les lois des Normands. Tous les habitants des côtes de l’Océan ont adopté le droit maritime établi dans l’ile de Gotland, et ont composé un droit des gens. La forme même de la législation chez les Goths communiquait à leurs lois une solidité inébranlable. Elles étaient discutées par le prince et par les principaux personnages de tous les ordres; rien n’échappait á tant de regards pénétrants; on pratiquait avec zèle et avec constance ce que le consen­tement commun avait établi. Pour les charges publiques, ces peuples ne connaissaient point les titres purement honorifiques et sans fonction: chez eux tout était en action. Dans toutes les villes et jusque dans les bourgs étaient des magistrats choisis par le suffrage du peuple, qui renvoient la justice, et faisaient la répartition des tributs. Chacun se mariait dans son ordre : un homme libre ne pouvait épouser une femme de condition servile , ni un noble une roturière. Les femmes n’apportaient pour dot que la chasteté et la fécondité. Toute propriété était entre les mains des mâles, qui étaient le soutien de la patrie. Il n’était pas permis à une femme d’épouser un mari plus jeune qu’elle. Les parents avoient la tutelle des mineurs; mais le premier tuteur était le prince. Les transports de propriété, les engagements, les testaments se faisaient en présence des magistrats, et à la vue du peuple: les conventions appuyées de tant de témoins en étaient plus authentiques; et le public étant instruit de ce qui appartenait de droit à chacun, il ne restait plus de lieu aux chicanes, au stellionat, aux prétentions frauduleuses. Les affaires s’expédiaient sans longueurs et sans frais. Pour arrêter la témérité des plaideurs, on les obligeait de consigner des gages. Le sang des citoyens était précieux ; on ne le répandait que pour les grands crimes : les autres s’expiaient par argent ou par la perte de la liberté: le criminel était jugé sans appel par ses pairs. Mais une coutume vraiment barbare, et qu’ils ont ensuite répandue par toute l’Europe, c’est que certaines causes ambiguës étaient décidées par le duel. L’adultère était puni de la peine la plus sévère : la femme coupable était livrée à son mari, qui devenait maître de sa vie. Les enfants nés d’un crime n’étaient admis ni au service militaire, ni à la fonction de juges, ni reçus en témoignage. Une veuve avait le tiers des biens-fonds du défunt, si elle ne se remariait pas; autrement, elle n’emportait que le tiers des meubles. Si elle se déclarait enceinte, on lui donnait des gardes; et l’enfant né dix mois après la mort du père était censé illégitime. Celui qui avait débauché une fille était obligé de l’épouser, si la condition était égale, sinon il fallait qu’il la dotât; car une fille déshonorée ne pouvait se marier sans dot ; s’il ne pouvait la doter, on le faisait mourir. Ils regardaient la pureté des mœurs comme le privilège de leur nation: ils en étaient si jaloux, que, selon un auteur de ces temps-là, punissant la fornication dans leurs compatriotes, ils la pardonnaient aux Romains, comme à des hommes faibles et incapables d’atteindre au même degré de vertu. Nous aurons occasion de parler ailleurs de leur religion.

Du temps de Valens, leur puissance s’étendit depuis les Palus-Méotides jusque dans la Dace située au-delà du Danube. Ils s’étoient rendus maîtres de cette vaste province après qu’Aurélien l’eut abandonnée. Les Peucins, les Bastarnes, les Carpes, les Victovales, et les autres barbares de ces cantons, étaient ou exterminés ou incorporés avec eux. Ils étaient divisés en deux peuples, les Ostrogoths, c’est-à-dire les Goths orientaux, nommés aussi Gruthonges, qui habitaient sur le Pont-Euxin et aux environs des bouches du Danube; et les Visigoths, ou Goths occidentaux, appelés encore Thervinges, établis le long de ce fleuve. C’est ici que l’histoire commence à distinguer clairement les deux branches de cette nation. Il est cependant parlé des Ostrogoths sous le règne de Claude le Gothique; et les meilleurs écrivains présument que cette distinction était établie dès l’origine: en effet, elle subsiste encore dans la Suède. Ces deux peuplades avoient des princes différents, issus de deux races célèbres dans leurs annales; celle des Amales, qui régnait sur les Ostrogoths, et celle des Balthes sur les Visigoths. Ils ne donnaient à leurs souverains que le nom de juges, parce que le nom de roi n’était, selon eux, qu’un titre de puissance et d’autorité; au lieu que celui de juge était un titre de vertu et de sagesse.

Dès le commencement du règne de Julien, les Goths, se voyant méprisés par ce prince, avoient songé aux moyens de relever leur réputation. Depuis sa mort la frontière était mal gardée; les soldats romains, presque sans armes et sans habits, étaient aussi sans force et sans courage. Leurs commandants en avoient congédié la plupart pour profiter de leur solde. Les forteresses tombaient faute de réparations. Cette négligence favorisait les entreprises des Goths. N’osant encore faire une guerre ouverte , ils envoyaient des partis au-delà du fleuve, et remportaient toujours un butin considérable. La petite Scythie était la plus exposée à leurs incursions. Le Danube, s’élargissant vers son embouchure, inondait une grande étendue de terrain, qu’on ne pouvait traverser à pied à cause de la profondeur de la vase, ni dans des barques, parce que les eaux y étaient trop basses. Les barbares, se servant de petits bateaux plats, venaient faire le dégât dans les îles et sur les bords du fleuve; et ils étaient rembarqués et hors d’insulte avant qu’on eût pu accourir au secours. On fut réduit à leur payer des contributions pour racheter la province de ces ravages. Lorsqu’ils surent que Valens s’éloignait, et qu’il prenait le chemin de la Syrie, toute la nation se mit en mouvement; et l’empereur fut obligé de détacher une grande partie de ses troupes pour aller défendre la frontière. Soit que les Goths ne fussent pas encore assez préparés, soit qu’ils voulussent laisser les Romains se ruiner eux-mêmes par une guerre civile, ils se contentèrent alors d’envoyer à Procope un secours de trois mille hommes. Ceux-ci, ayant appris la défaite et la mort du tyran lorsqu’ils marchaient pour le joindre, reprirent le chemin de leur pays, pillant et ravageant tout sur leur passage. Mais, avant que d’avoir pu regagner les bords du Danube, ils furent enveloppés, forcés, malgré leur fierté, à mettre bas les armes, et distribués comme prisonniers de guerre dans plusieurs villes de la Thrace.

C’était des sujets d’Athanaric, prince des Visigoths, dont Constantin a voit tellement aimé et honoré le père, qu’il lui avait fait ériger une statue dans Constantinople. Athanaric envoya des grands de sa cour pour se plaindre du traitement fait à ses soldats, et pour les redemander. Valens, de son côté, députa le général Victor pour entrer en conférence avec le prince. Victor demandait par quelle raison les Goths, alliés de l’empire, s’étaient portés à secourir un rebelle contre son souverain. Athanaric montrait des lettres par lesquelles Procope avait imploré son assistance, comme parent de la famille de Constantin et légitime héritier de la couronne impériale. Il ajoutait que ce n’était pas aux Goths à discuter les prétentions des deux concurrents; que, par le traité, ils s’étaient obligés à secourir l’empire; qu’ils avoient cru satisfaire à cette condition en assistant Procope; que, s’ils s’étaient trompés, c’était une erreur excusable. Il insistait à demander qu’on relâchât ses soldats, qu’il avait envoyés sur la foi d’un serment. Victor répliqua que le serment d’un rebelle n’était pas un engagement pour l’empereur, et que Valens était en droit de traiter en ennemis ceux qui étaient venus lui faire la guerre. On se sépara sans rien conclure.

Valens avait déjà consulté son frère , dont il prenait en tout les avis, excepté lorsqu’il s’agissait de religion. Au retour de Victor, il assembla son armée. Sa prudente économie dans le règlement de sa maison avait rempli ses trésors. Pour fournir aux dépenses nécessaires, il supprimait les superflues; en sorte qu’au lien d’imposer de nouveaux tributs au commencement de cette guerre, il se vit en état de remettre un quart des impositions précédentes. Cette libéralité lui gagna tous les cœurs; une ardeur nouvelle embrasait ses soldats; et il en aurait trouvé autant qu’il avait de sujets. Ses bonnes intentions furent pleinement Secondées par Auxone, préfet du prétoire. Ce magistrat ajouta un nouveau prix à la générosité du prince par l’équité du recouvrement, ne permettant de rien exiger au-delà de ce qui était dû, et réprimant les vexations des subalternes. Cette modération ne l’empêcha pas de remplir tous les engagements de son ministère. Tant que dura la guerre, l’armée ne manqua ni de vivres, ni d’autres provisions. Il les faisait transporter par le Pont-Euxin dans les places situées sur les bords du Danube, qui servaient de magasins.

Au milieu du printemps, Valens partit de Constantinople, et alla camper sur le Danube, près du château de Daphné, bâti par Constantin. Il passa le fleuve sans opposition sur un pont de bateaux. Les Goths, épouvantés d’un appareil si formidable, avoient abandonné le plat pays, et s’étaient retirés dans les montagnes de Serres, escarpées et inaccessibles a une armée. Tout le fruit de cette campagne se borna à des pillages. Arinthée, à la tête de divers partis, enleva grand nombre de familles , qu’il surprit dans les plaines avant qu’elles eussent eu le temps de gagner les montagnes et les défilés; et l’armée romaine, sans avoir fait aucune perte ni aucun exploit mémorable, revint à Marcianople , dans la basse Mœsie. Valens y passa l'hiver à exercer ses soldats et à faire les préparatifs de la campagne prochaine. Cette année il tomba, le 4 de juillet, à Constantinople, une grêle d’une singulière grosseur, qui tua plusieurs habitants.

L’année suivante, 368 d.C., sous le second consulat de Valentinien et de Valens, le débordement du Danube retint l’empereur en Mœsie. Etant resté inutilement pendant tout l’été campé sur les bords du fleuve, il retourna vers de l’automne à Marcianople , où il célébra, selon l’usage, la solennité de la cinquième année de son régné. Il y fit venir son fils, qui Il avait pas encore deux ans accomplis, et le désigna consul pour l’année 369 avec le général Victor. A l’occasion des quinquennales et de ce nouveau consulat, Thémistius, déjà nommé précepteur du jeune prince, prononça deux discours. L’un convenait à un courtisan; il contenait l’éloge de l’empereur. L’autre est l’ouvrage d’un politique ingénieux. Ce sont des instructions adressées au fils, élève de l’orateur, mais qui pouvaient alors être utiles au père. Elles sont présentées avec tous les agréments d’une éloquence délicate et fleurie. Il est vrai que Valens, pour en profiter, était obligé de les faire traduire. Car ce prince, quoique régnant sur des Grecs, n’entendit jamais la langue grecque.

Pendant que les rivières du nord sortaient de leur lit ordinaire, un autre fléau, produit peut-être par la même cause, affligeait la Bithynie. Nicée, déjà ébranlée par les tremblements précédents, fut entièrement renversée le 11 d’octobre, onze ans après la destruction de Nicomédie; et la ville de Germe, dans l’Hellespont, fut presque ruinée.

La guerre que Valentinien porta cette année en Allemagne fut plus sanglante que celle de Valens contre les Goths; mais elle fut aussi plus glorieuse et plus promptement terminée. Résolu de réduire, par un dernier effort, des ennemis opiniâtres, qui, suppliant et menaçant tour à tour, n’avoient tant de fois demandé la paix que pour la rompre, Valentinien fit à loisir des préparatifs extraordinaires. Ses soldats ne témoignaient pas moins d’empressement à se délivrer d’une nation qui les fatiguait sans cesse. Ayant donc mis sur pied une nombreuse armée, et formé ses magasins, il manda le comte Sébastien avec les troupes d’Illyrie et d’Italie. Il voulut être accompagné dans cette expédition par son fils Gratien pour lui faire voir l’ennemi, et l’accoutumer de bonne heure aux fatigues de la guerre. Ce jeune prince n’avait encore que neuf ans, mais il donnait déjà les plus heureuses espérances. L’empereur passa le Rhin à la fin de l'été sans éprouver de résistance, et fit marcher ses troupes sur trois colonnes. Il se mit à la tête de celle du centre; Jovin et Sévère commandaient celles de la droite et de la gauche, toujours en garde contre les surprises. L’armée, conduite par de bons guides, précédée de batteurs d’estrade, faisait sans précipitation de longues marches, et brûlait d’impatience de rencontrer l’ennemi. Au bout de quelques jours, comme il ne parois soit point, on mit le feu aux campagnes, en réservant avec soin ce qui pouvait servir à la subsistance des troupes. On continuait d’avancer, avec les mêmes précautions, lorsque les coureurs vinrent avertir qu’ils avoient aperçu les barbares. On fit halte près de Soultz sur le Nèkre.

Les Allemands, contraints d’abandonner le pays ou d’en venir à une action, avoient réuni toutes leurs forces; et, pour couper le passage à l’armée romaine, ils s’étaient postés sur une montagne escarpée, qui n’était accessible que du côté du septentrion. Les Romains, ayant planté en terre leurs enseignes, demandaient le signal de la bataille; ils voulaient, en arrivant, monter aux ennemi; et, malgré la bonne discipline que l’empereur maintenait dans ses troupes, on eut peine à les contenir. Sébastien fut placé à la descente de la montagne, vers le septentrion, avec ordre de faire main basse sur les Allemands lorsqu’ils prendraient la fuite. Gratien fut laissé sous la garde des joviens, qui formaient la réserve. L’armée étant en ordre de bataille, Valentinien parcourut les rangs. S’étant ensuite séparé de ses officiers, sans leur communiquer ce qu’il allait faire, il prit avec lui cinq ou six soldats de confiance; et, pour n’être pas reconnu des ennemis, il s’approcha, la tête nue, au pied de la montagne. Son dessein était de la reconnaitre, et d’en considérer lui-même toutes les approches, persuadé que le chemin découvert par ses coureurs n’était pas le seul qui conduisît au som­met. C’était le caractère de ce prince de ne s’en rapporter qu’à ses propres yeux, et de se flatter d’être toujours plus clairvoyant que les autres. Comme il traversait un terrain qu’il ne connaissait pas, il s’engagea dans un marais, où il allait être accablé par une troupe qui sortit d’une embuscade, si sa force et celle de son cheval ne l’eût promptement tiré de ce mauvais pas. Il regagna son armée à toute bride; mais il fut si près de périr, qu’il y perdit son casque garni d’or et de pierreries. Son écuyer, qui le portait a ses côtés, fut enveloppé et tué par les barbares.

Après avoir donné à ses troupes le temps de se reposer et de prendre quelque nourriture, il fit sonner la charge. Deux officiers de la garde, Salvius et Lupicin, marchaient à la tête; et, affrontant le péril avec une contenance fière et assurée, ils montèrent les premiers. Leur intrépidité attira après eux toute l’armée, qui, combattant à la fois et la résistance des barbares, et la difficulté du terrain, grimpa à travers les roches, les buissons, les pertuisanes ennemies; et, faisant pied à terre reculer les Allemands, gagna enfin le sommet de la montagne. Ce fut un nouveau champ de bataille où le choc devint terrible. Les piques dans le ventre, se pressant les uns les autres de tout le poids de leurs bataillons, renversant et renversés tour à tour , ils abat­taient , ils tombaient : ce n’était que cris, horreur et carnage. D’un côté, la bravoure et la science militaire, de l’autre une fureur désespérée : la victoire balança longtemps. Enfin, le nombre des Romains croissant toujours à mesure qu’ils parvenaient au sommet, les Allemands sont enfoncés, tout se confond; ils reculent en désordre, et, toujours pressés, ils tournent le dos; on les poursuit sans relâche, on les taille en pièces, on les pousse jusque sur la pente de la montagne. Les uns tués ou mortellement blessés tombent en roulant dans les précipices; les autres fuient à perte, d’haleine par le chemin dont Sébastien occupait l’entrée; ils y trouvent l’ennemi et la mort. Quelques-uns échappent et se sauvent dans les forêts d’alentour. Cette victoire coûta beaucoup de sang aux Romains. Ils perdirent Valérien, le premier des domestiques; et Natuspardon, un des officiers de la garde, si renommé par sa valeur, que son siècle le comparait à tous ces anciens guerriers qui avaient fait l’honneur des armées romaines lorsqu’elles étaient invincibles.

Valentinien mit ses troupes en quartier d’hiver, et retourna à Trêves: il avait choisi cette ville pour son séjour ordinaire dans la Gaule. Il y triompha avec son fils. Ce fut vers ce tempslà qu’il répudia Sévéra sa première femme, et mère de Gratien, pour épouser Justine, veuve de Magnence et fille de Juste, qui, sous le règne de Constance, avait été gouverneur du Picénum. On dit que Sévéra ayant acheté une maison de campagne fort au-dessous de sa valeur, Valentinien, indigné de voir sa femme abuser ainsi de l’autorité de son rang, rendit la maison à l’ancien possesseur, et chassa Sévéra de son palais. Quelques historiens ont imaginé à ce sujet une intrigue amoureuse, plus digne d’un roman frivole que de la gravité de l’histoire. Ce second mariage était contraire aux lois de l’Eglise, mais non pas aux lois romaines. Justine avait deux frères, Constantin et Céréal, qui furent successivement revêtus de la charge de grand-écuyer. Tant que Valentinien vécut, elle renferma dans son cœur l’hérésie d’Arius, dont elle était infectée. Elle se contentait d’éloigner de l’empereur, autant qu’elle le pouvait, les prélats catholiques. Elle était belle, adroite, impérieuse; mais elle connaissait trop la fermeté de son mari pour entreprendre de le séduire ou de le vaincre. Ce prince, loin de prêter son bras aux persécuteurs, ne permet toit de troubler aucune des religions établies dans l’empire; et, respectant le culte divin, lors même qu’il était défiguré par l'illusion et le mensonge, il défendit par une loi de donner des logements aux soldats dans les synagogues des Juifs.

Le trait de justice auquel on attribue la disgrâce de Sévéra n’est pas constaté par un témoignage assez authentique : il ne se trouve que dans la Chronique d’Alexandrie. Mais on ne peut refuser à Valentinien la louange d’avoir montré une aversion extrême pour toute apparence d’injustice et de concussion. Ce caractère d’équité éclate dans la loi qu’il publia cette année pour régler la conduite des avocats. Après avoir proscrit ces traits outrageants qui transforment un plaidoyer en libelle diffamatoire, il interdit aux avocats toute convention avec leurs clients; il leur défend de rejeter comme insuffisant ce qui leur est offert par une libre reconnaissance, ni d’allonger à dessein les procédures. Il permet aux personnes titrées d’exercer cette noble profession pourvu qu’elles la remplissent avec noblesse, et que, renonçant à un vif intérêt, elles n’en retirent d’autre récompense que l’honneur de défendre l’innocence et la justice. Deux ans après, afin que deux plaideurs n’eussent l’un sur l’autre aucun avantage que par la qualité de leur cause, il ordonna que les juges donneraient aux deux parties des avocats d’une égale capacité; et il défendit à l’avocat nommé pour soutenir le droit d’une des parties de refuser son ministère sans une raison valable, à peine d’interdiction perpétuelle.

Il fit trembler à leur tour ces officiers de province qui abusent de l’autorité que leur donnent leurs fonctions pour se faire craindre des habitants et les assujettir à des servitudes onéreuses. Il leur défendit, sur peine de mort et de confiscation de tous leurs biens, d’imposer aucune corvée aux habitants de la campagne pour leur service particulier, d’en exiger aucuns présents, qui étaient devenus, par abus, des redevances annuelles, d’accepter même ce qui leur serait volontairement offert; et, par un excès de sévérité, il condamna à la même peine l’habitant qui, pour sauver l’officier concussionnaire, prétendrait l’avoir prévenu de son propre mouvement et sans être requis. Pour ce qui regardait les travaux publics, il les épargnait aux paysans, surtout dans les temps où la terre demande leurs peines et leurs soins. Il vaut mieux, disait-il, aller chercher dans les maisons oisives des villes des bras inutiles pour les occuper à ces ouvrages que d’arracher les laboureurs a des travaux qui font subsister les villes mêmes.

La ville de Rome vit alors naître dans son enceinte un établissement honorable à la religion chrétienne, et conforme à l’esprit de l’Eglise, qui, animée d’une tendresse maternelle pour tous ceux qu’elle renferme dans son sein, embrasse avec prédilection les indignés comme la portion la plus faible de sa famille. Valentinien choisit entre les médecins de Rome des personnes habiles qui sussent mettre plus d’honneur à prendre soin des pauvres qu’à rendre aux riches des services intéressés. Il en institua quatorze, un pour chaque quartier. Il leur assigna un entretien honnête sur le trésor public. Il leur permit d’accepter ce que les malades guéris leur offriraient par reconnaissance, mais non pas d’exiger ce qu’ils auraient promis par crainte avant leur guérison. Il ordonna que les places vacantes seraient données au concours, sans nul égard à la faveur ni aux plus puissantes recommandations. Les médecins déjà en fonction examinaient les récipiendaires, et jugeons de leur capacité : il fallait au moins sept suffrages pour être choisi; et, sur un rescrit du prince qui confirmait l’élection, le préfet de la ville expédiait les provisions. Quelque temps après, il dispensa les médecins de Rome et les professeurs des lettres et des sciences de fournir des miliciens et de loger des gens de guerre: il les exempta en général, eux et leurs femmes, de toutes charges publiques.

Probe était alors préfet du prétoire, et Olybre préfet de Rome. Ces deux personnages méritent d’être connus. Sextus Pétronius Probus était le sujet de l’empire le plus illustre par sa naissance, par ses richesses, par le nombre et la durée de ses magistratures. Il était fils de Cælius Probinus, consul en 341, petit-fils de Pétronius Probianus, qui avait été honoré de la même dignité en 322. Sa maison était intimement unie et comme incor­porée par des alliances à celles des Anices et des Olybres.

Ces trois familles, les plus nobles de ce temps, avoient été les premières à embrasser, sous Constantin , la religion chrétienne. Les richesses de Probe le faisaient connaitre de tout l’empire; il n’y avait guère de provinces où il ne possédât de grands domaines. Son nom était fameux jusque chez les nations étrangères; et l’on raconte que deux des plus grands seigneurs de la Perse étant venus à Milan pour entretenir saint Ambroise, ils allèrent à Rome dans le dessein de s’assurer par leurs propres yeux de ce qu’ils avoient ouï dire de la puissance et de l’opulence de Probe. Il avait été proconsul d’Afrique en 358. Cette année 368, il succéda à Vulcatius Rufinus, qui mourut préfet d’Italie et d’Illyrie. Il conserva cette dignité pendant huit ans, jusqu’à la mort de Valentinien. Ses inscriptions lui donnent aussi la qualité de préfet du prétoire des Gaules. Il partagea avec Gratien l’honneur du consulat en 371. Sa femme, Faltonia Proba, était de la famille des Anices, et fut recommandable par sa vertu. De ce mariage sortirent trois fils, héritiers des biens et de la réputation de leur père. Ils furent tous trois honorés du consulat, et la gloire de cette illustre maison se perpétua dans une longue postérité , et se soutint même après la chute de l’empire en Occident.

Si l’on s’en rapporte aux inscriptions, aux panégyristes, aux écrivains ecclésiastiques, qui peuvent s’être laissé éblouir par la protection éclatante que Probe accordait à la vraie religion, on ne vit jamais de magistrat plus accompli. Il est représenté dans ces monuments comme un homme admirable par sa vertu, sa piété, sa libéralité, par son éloquence et par une érudition universelle; surpassant la gloire de ses ancêtres, les plus grands personnages de son siècle, les dignités même dont il fut revêtu. Mais Ammien Marcellin emploie des couleurs bien différentes pour peindre le caractère de Probe. C’était, selon lui, un ennemi aussi dangereux qu’un ami bienfaisant : timide devant ceux qui osaient lui résister; fier et superbe avec ceux qui le redoutaient; languissant et sans force hors des dignités; n’ayant d’ambition qu’autant que lui en inspiraient ses proches, qui abusaient de son pouvoir; non pas assez méchant pour rien commander de criminel, mais assez injuste pour protéger dans les siens les crimes les plus manifestes: soupçonnant tout; ne pardonnant rien; dissimulé; caressant ceux qu’il voulait perdre; au comble de la plus haute fortune toujours agité, toujours dévoré d’inquiétudes qui altérèrent sa santé. On prétend que l’historien a noirci ce portrait par un effet de prévention contre un chrétien si zélé; mais il faut donc nier aussi les actions qu’il attribue à Probe, et que nous raconterons dans la suite; elles s’accordent avec cette peinture; et d’ailleurs pourquoi le même historien aurait-il dans le même temps rendu justice à Olybre, qui n’était pas moins attaché à la religion chrétienne?

Olybre, qui avait encore les noms de Q. Clodius Hermogénianus, succéda cette année à Prétextât dans la préfecture de Rome, qu’il exerça pendant trois ans. II avait été consulaire de la Campanie et proconsul d’Afrique. Il fut dans la suite préfet du prétoire de l’Illyrie et de l’Orient : il parvint au consulat en 379. Dans le gouvernement de Rome il veilla au maintien de la tranquillité de l’état et de l’Eglise, toujours troublée par les partisans d’Ursin. L’histoire loue sa douceur, son humanité, son attention à n’offenser personne , ni dans ses actions, ni dans ses paroles. Ennemi déclaré des délateurs, il était fort éloigné de profiter de leur malice pour enrichir le fisc. Il avait autant de droiture que de discernement et de lumières. Mais il était trop adonné à ses plaisirs; et quoiqu’il sût les accorder avec les devoirs de sa charge, et qu’ils n’eussent rien de criminel aux yeux des païens, cependant cette vie voluptueuse était opposée à la religion qu’il professait; et Ammien Marcellin même la censure comme indécente dans un grand magistrat.

Après la bataille de Soultz, Valentinien avait fait un nouveau traité avec les Allemands. Les deux nations s’étaient engagées à ne point entrer sur les terres l’une de l’autre. La convention était réciproque; mais les Allemands vaincus étaient les seuls qui eussent donné des otages. La suite va faire voir que la parole des Romains n’était pas une caution suffisante. Drusus avait autrefois fait bâtir sur les bords du Rhin un grand nombre de forteresses; elles étaient tombées en ruine. Julien en avait construit plusieurs. Valentinien, ne voulant pas que la sûreté de la Gaule dépendît de la bonne foi des barbares, entreprit de border le fleuve de tours et de châteaux, élevés de distance en distance, depuis la Rhétie jusqu’à l’Océan : ce fut à ces travaux qu’il employa toute l’année, pendant laquelle Valentinien Galate, fils de Valens, et Victor, étaient consuls. Il ne se fit pas de scrupule d’empiéter en quelques endroits sur le territoire des Allemands. Il construisit sur les bords du Nèkre une forteresse que les uns croient être Manheim, les autres Ladenbourg. Mais, craignant que la violence des eaux qui venaient en frapper le pied ne la détruisît peu à peu, il résolut de détourner le cours du Nèkre. On passa plusieurs jours à lutter contre le fleuve. Enfin la constance des travailleurs, plongés dans l’eau jusqu’au col, surmonta tous les obstacles. Il en coûta la vie à plusieurs soldats; mais l’ouvrage fut achevé, et la forteresse mise en sûreté.

C’était déjà une infraction du traité. Le succès fit pousser plus loin l’entreprise. La montagne de Piri, située quelques lieues au-dessus, vers l’endroit où est aujourd’hui Heidelberg, était un poste avantageux. L’empereur forma le dessein de la fortifier. Il envoya un gros détachement de son armée avec le secrétaire Syagrius, chargé de la direction des ouvrages. On commençait à remuer la terre lorsqu’on vit arriver les principaux de la nation allemande. Ils se prosternèrent aux pieds des Romains, les conjurant avec instance de ne pas violer la foi jurée. Cette antique fidélité, dont vous vous vantiez, leur disaient-ils, vous élevait au rang de nos dieux; ne vous déshonorez pas vous-mêmes, et ne nous réduisez pas au désespoir par une insigne perfidie. Qu’espérez-vous de cette forteresse? Pensez- vous quelle puisse subsister si nos serments ne subsistent pas? Voyant qu’ils n’étaient pas écoutés, ils se retirent en pleurant la perte de leurs enfants, qu’ils avoient donnés pour otages. Dès qu’ils furent éloignés, on aperçut une troupe de barbares qui sortaient de derrière un coteau voisin, où ils s’étaient tenus cachés pour attendre la réponse. Sans donner aux Romains le temps de se reconnaitre ni de prendre leurs armes, ils fondent sur les travailleurs, et les passent au fil de l’épée avec leurs capitaines, Arator et Hermogène. Il n’échappa que Syagrius, qui vint apporter à l’empereur cette triste nouvelle. Ce prince, impétueux dans sa colère, lui fit un crime de s’être sauvé seul, et le cassa comme un lâche.

Pendant ce même temps la Gaule était désolée par des troupes de brigands qui infestaient tous les grands chemins. On n’entendit parler que de pillages et de meurtres. Entre ceux qui périrent par les mains de ces assassins, fut Constantien, grand-écuyer, frère de l’impératrice Justine.

Ce n’était pas la faiblesse du gouvernement qui faisait naître ces désordres. Jamais prince ne fut plus prompt à punir, ni plus rigoureux dans les punitions. Il fit mourir un grand nombre de sénateurs et de magistrats, convaincus de concussions et d’injustices. L’eunuque Rhodane, grand-chambellan, fier de sa puissance et de ses richesses, s’empara des biens d’une veuve nommée Bérénice. Elle s’en plaignit à l’empereur, qui lui donna pour juge Salluste, honoré du titre de patrice depuis qu’il était sorti de la préfecture. Celui-ci condamna Rhodane; et l’empereur, en conséquence, ordonna la restitution des biens; mais l’eunuque, loin d’obéir, prit à partie Salluste lui-même. Par le conseil du patrice, la veuve alla se jeter aux pieds de l’empereur pendant qu’il assistait aux jeux du Cirque, et l’instruisit avec larmes de l’opiniâtreté de son persécuteur. Rhodane était debout auprès du prince. Valentinien, transporté de colère, le fit aussitôt précipiter dans l’arène, et brûler vif aux yeux des spectateurs, tandis qu’un crieur publiait à haute voix son crime et sa désobéissance. Tous les biens du coupable furent abandonnés à Bérénice. Le sénat et le peuple, quoique saisis d’horreur, applaudirent à cette exécution terrible; la renommée la publia avec effroi dans tout l’empire; mais la colère de ceux qui gouvernent, n’étant qu’un mouvement passager, ne produit que des impressions de même nature, et l’injustice trembla sans se corriger.

La guerre contre les Goths se termina cette année. Les eaux du Danube, qui avoient tenu les campagnes submergées pendant toute l’année précédente, s’étant enfin retirées, les Romains passèrent le fleuve à Nivors sur un pont de bateaux, et, étant entrés sur les terres des barbares, ils les traversèrent jusqu’aux frontières des Gruthonges, ou Ostrogoths. Athanaric, après quelques légers combats, vint à la rencontre de Valens avec une nombreuse armée; mais il fut défait, et prit la fuite. Les Goths n’osèrent plus paraitre en campagne: retirés dans leurs marais, ils se contenaient de faire des courses à la dérobée, et de harceler les Romains. Valens, pour ne pas fatiguer ses troupes, les retint dans le camp, et n’envoya à la recherche de ces fuyards que les valets de l’armée, avec promesse d’une certaine somme pour chaque tête qu’ils apporteraient. Ceux-ci, animés par l’espérance du gain, devinrent des partisans redoutables. Ils fouillaient les bois et les marais, et firent un grand carnage. Les barbares, voyant le pays inondé de leur sang, Valens, obstiné à les détruire, et l’extrême misère où les réduisait l'interdiction du commerce avec les Romains, vinrent à mains jointes demander la paix.

L’empereur rebuta plusieurs fois leurs ambassadeurs. Enfin il se rendit, non à leurs prières, mais aux instances du sénat de Constantinople, qui le suppliait par ses députés de terminer la guerre, et de se reposer de tant de fatigues. Il envoya donc à son tour Victor et Arinthée, pour entrer en négociation avec Athanaric. Ces deux généraux lui ayant mandé que les Goths acceptaient les propositions, on convint d’une conférence entre les deux princes. Athanaric, soit par fierté, soit par défiance, refusait de passer le Danube, sous prétexte que son père l’avait engagé par serment à ne jamais mettre le pied sur les terres des Romains. Valens ne pouvait se rendre auprès du prince des Goths sans avilir la majesté impériale. Il fut décidé que les deux souverains s’avanceraient chacun sur une barque avec leurs gardes, et qu’ils s’arrêteraient au milieu du fleuve. Quoique la forme de cette entrevue, dans laquelle Athanaric semblait traiter d’égal à égal avec l’empereur, parût donner quelque atteinte à l’honneur de l’empire, cependant la vue des deux armées rangées sur les bords du Danube formait pour Valens un spectacle flatteur; il voyait d’une part briller ses enseignes, et ses troupes montrer la fierté naturelle à ceux qui imposent la loi : sur l’autre bord paroissien les ennemis dans une contenance moins fière, plus honteux qu’abattus de leurs défaites. Les deux princes fixaient aussi eux sur tous les regards; on observait en silence leurs gestes, leurs mouvement; chacun croyait entendre leurs discours : c’était un des plus beaux jours de l’année; le soleil dardait alors ses rayons avec force. Malgré la grande chaleur, Valens et Athanaric demeurèrent debout sur le tillac depuis le matin jusqu’au soir. Le prince des Goths n’avait rien de barbare que le langage; il était souple, adroit, intelligent. Il contesta longtemps sur les articles: enfin il fallut céder aux vainqueurs, et Valens remporta tout l’avantage. Il fut arrêté que les Goths ne passeraient pas le Danube , qu’ils n’auraient liberté de commerce que dans deux villes sur les bords du fleuve; qu’on supprimerait tous les présents, toutes les provisions de vivres qu’on avait coutume de leur envoyer; mais Athanaric obtint que la pension qu’on lui payait serait continuée. Telles furent les conditions de ce traité, qui fut regardé comme très-honorable à l’empire.

Valens prit, pour la sûreté de la Mœsie et de la Thrace les mêmes précautions que son frère prenait alors pour la défense de la Gaule. Etant revenu à Marcianople, il donna ordre de réparer les anciens forts qui défendaient le passage du Danube, et d’en bâtir de nouveaux. Il établit des magasins de vivres, d’armes, de machines; travailla à rendre plus commodes les ports du Pont-Euxin, distribua des garnisons dans les places. Il rencontrait dans l’exécution de ces ouvrages de plus grandes difficultés que son frère; il fallait faire venir de fort loin la brique, la chaux, la pierre; mais l’obéissance et la constance de ses troupes surmontèrent tous ces obstacles. Les travaux étaient partagés entre les soldats, divisés en plusieurs bandes : chacun s’empressait à l’envi de remplir sa tâche; les officiers mêmes de la maison du prince ne se dispensaient pas des plus rudes fatigues.

L’empereur retourna sur la fin de l’année à Constantinople , où il fut reçu avec une grande joie. Il y célébra des jeux. Thémistius prononça dans le sénat un nouveau panégyrique du prince : il y releva ses succès dans la guerre, et sa sagesse dans la conclusion de la paix. Valens, quoique peu connaisseur, avait pris goût aux éloges; il exigeait tous les ans un discours de Thémistius, qui payait volontiers ce tribut de flatterie.

Domitius Modestus, préfet de Constantinople pour la seconde fois, acheva cette année une magnifique citerne, qu’il avait commencée dans sa première préfecture, sous le règne de Julien. Elle porta son nom dans la suite.

Pendant que les forces de l’empire d’Orient étaient occupées à la guerre contre les Goths, les Isaures, descendus par troupes de leurs rochers , s’étaient répandus dans la Pamphylie et dans la Cilicie, mettant les villes à contribution et pillant les campagnes. Musonius était alors vicaire d’Asie. Il avait enseigné la rhétorique dans Athènes; mais, jaloux de la gloire de Prohérèse, qui effaçait la sienne, il quitta son école, et se livra aux affaires, il réussit d’abord, et s’acquit une si grande considération, que le proconsul d’Asie, quoique supérieur en dignité, lui cédait le pas lorsqu’ils se rencontraient ensemble. Il recueillit les tributs de son diocèse sans donner aucun sujet de plainte. Mais, ayant appris les ravages des Isaures, et voyant que les commandants de la province, endormis dans une molle oisiveté, ne se mettaient pas en devoir de les arrêter, il se crut par malheur grand homme de guerre. A la tête d’une poignée de soldats mal armés, il marche vers une troupe de ces brigands, s’engage dans un défilé, et périt avec tous les siens dans une embuscade. Les Isaures, enflés de ce succès, et courant avec plus de hardiesse, rencontrèrent enfin des troupes réglées, qui en tuèrent plusieurs et repoussèrent les autres dans leurs montagnes. On les y tint assiégés; on leur coupa les vivres, et on les força par famine à demander une trêve, pendant laquelle les habitants de Germanicopolis, capitale de ces barbares, obtinrent la paix pour toute la nation. Ils donnèrent des otages, et demeurèrent en repos pendant six ou sept ans.

La Syrie éprouvait aussi d’horribles ravages. Les habitants d’un bourg fort peuplé nommé Maratocupre, près d’Apamée, avaient formé entre eux une société de voleurs, et s’étaient rendus redoutables. Ils employaient la ruse autant que la force. Déguisés, les uns en marchands, les autres en soldats, ils se répandaient sans bruit dans les campagnes; et, s’introduisant séparément dans les villages et dans les villes, ils se réunissaient pour les saccager. Comme ils ne suivaient aucun ordre dans leurs courses, et qu’ils se transportaient rapidement dans des lieux fort éloignés, on ne pouvait prévoir leur arrivée. Aussi avides de sang que de butin, ils égorgeaient ceux qu’ils avoient dépouillés, arrachant la vie lorsqu’ils ne trouvaient plus rien à enlever. Ils se faisaient un jeu du brigandage, et ils poussèrent l’insolence jusqu’à s’exposer au milieu d’Apamée. Un d’entre eux se déguisa en gouverneur de la province, un autre en receveur du domaine; le reste de la troupe prit des habits de sergents et d’archers. Le gouverneur avait droit de condamner à mort, et le receveur du domaine de saisir les biens de ceux qui avoient été condamnés. En cet équipage, ils entrent sur le soir dans Apamée, précédés d’un crieur qui publiait la sentence de condamnation d’un des plus riches habitants. Ils forcent la maison, massacrent les maîtres avec les domestiques, qui n’eurent pas le temps de se mettre en défense, enlèvent l’argent et les meubles, et se retirent précipitamment avant le jour. Le bourg qui servait de retraite à ces brigands fut bientôt rempli de toutes les richesses de la province. Enfin , par ordre de l’empereur, on rassembla des troupes, on alla les assiéger. Ils furent tous passés au fil de l’épée; et pour détruire la race, on mit le feu à leur habitation. Les femmes qui se sauvaient avec leurs enfants à la mamelle furent repoussées dans les flammes. Rien n’échappa à l’incendie; et les cruautés de ces scélérats furent punies par une vengeance aussi cruelle.

 

LIVRE DIX-HUITIÈME

VALENTINIEN, VALENS, GRATIEN. 370-372

 

 

HISTOIRE DU BAS-EMPIRE.