Amazon.com:LE CŒUR DE NOTRE-DAME MARIE DE NAZARETH:UNE HISTOIRE DIVINE |
HISTOIRE DE LA PAPAUTÉ PENDANT LE XIV SIÈCLE
L’ABBÉ J.-B. CHRISTOPHE
PRÉFACE.Lorsque je commençai mes
recherches sur l’histoire que je publie aujourd’hui, j’étais loin de songer à
faire un livre. Le but unique de mon travail était de m’édifier sur un fait qui
m’avait toujours paru singulier: la présence des souverains pontifes en France
pendant soixante-douze ans. Sans savoir précisément en quoi les historiens se
trompaient sur ce fait, je soupçonnais les uns de l’avoir mal compris, les
autres de n’avoir pas cherché à le comprendre, de le juger du point de vue de
leurs préventions plutôt que du point de vue de l’époque où il fut accompli. Je
ne pouvais me persuader qu’un fait si considérable, si fertile en conséquences
graves, n’eût d'autre cause d’existence que l'élection de Clément V comme la raconte
Giovanni Villani, écrivain haineux et de mauvaise foi; que la raison d’être de
ce fait ne se trouvât pas plutôt dans les événements politiques dont Rome, dont
l’Italie étaient alors le théâtre. Mon dessein primitif était donc de faire
sur la translation du Saint-Siège à Avignon une dissertation où j’aurais
discuté, plus longuement que ne l’a fait le Père Berthier, les motifs sérieux
de cette révolution mémorable, dissertation que j’aurais ensuite publiée dans
quelque Revue.
Mais, à mesure que je
pénétrai dans l’intérieur de mon sujet, je le vis s’élargir devant moi, et je
ne tardai pas à m’apercevoir que le déplacement d’une puissance comme celle de
la Papauté pendant près d’un siècle avait dû être préparé par des événements qu’il
importait d’interroger, qu’un fait de celle nature plongeait ses racines dans
tout un ordre de choses qu’il était nécessaire de débrouiller si l’on voulait
arriver à la vérité.
L’origine du fait une fois
mise en lumière, l’ouvrage était à peine commencé. Ne fallait-il pas décrire
ce fait, en exposer les détails, en montrer les rapports, la connexité avec
l’histoire contemporaine? Les mêmes préjugés qui égaraient les historiens sur
les causes de la venue des papes en France faussaient encore leurs
appréciations sur le séjour que les papes firent dans ce pays. Chacun le
considérait ou à travers ses antipathies nationales ou à travers ses préoccupations
personnelles. Les écrivains italiens l’appelaient la captivité de Babylone; les
écrivains incroyants et réformés, un honteux esclavage imposé à la Papauté par
la royauté française. On refusait à ce séjour toute grandeur, toute
indépendance. Certes, nous sommes loin denier que la Papauté, transplantée loin
de son siège naturel, se trouvât dans une position aussi favorable à l’action
de son autorité que si elle eut régné à Rome; mais il faut être juste: elle n’a
manqué ni de grandeur ni d’indépendance, cette papauté qui compléta le corps
du droit canon, donna à l’Eglise un concile œcuménique, reconquit le domaine
ecclésiastique, terrassa le parti gibelin, déposa Louis de Bavière et créa
deux empereurs. Eh bien! il fallait faire ressortir ce côté si glorieux pour la
Papauté française, et toutefois si méconnu, et montrer que les hommes qui
accomplirent ces grandes choses notaient point indignes de leurs plus illustres
prédécesseurs.
Venait après cela le grand
schisme d’Occident, cette épreuve si douloureuse pour l’Eglise: nouvelle carrière
où je ne pouvais éviter d’entrer. Si l’on veut que le fait du schisme ait eu
des causes proportionnées à la généralité, à la durée, à l'influence de ce
fait, il faut bien en reconnaître d’autres que les violences exercées sur les
électeurs d’Urbain VI et la rigueur intempestive de ce pontife. L’on ne
persuadera jamais à personne que les grandes perturbations qui ébranlent la
société religieuse, comme la société civile, arrivent par accident. Les
événements par lesquels elles se manifestent n’en sont que l’explosion. Elles
fermentaient bien avant cela dans les profondeurs du corps social. Nul doute
que la réformation n’eût eu lieu indépendamment de la prédication des
indulgences. De même nous verrons que le schisme aurait été difficilement
prévenu, quand môme le conclave de 1578 n’aurait pas donné à l’Eglise un pape
douteux; tous les éléments en avaient été préparés du vivant même de Grégoire
XI, et ce pontife en emporta dans la tombe le triste pressentiment. Le schisme
était tout entier dans ce vœu exprimé hautement par les Romains: «Nous le
voulons Romain, ou au moins Italien», et dans ce vœu contraire qui était dans
le cœur de tous les hommes d’outremonts: «Nous le voulons Français et non
Italien». Des haines et des affections profondes s’étaient formées pendant la
longue absence des papes hors de Rome; les esprits étaient divisés avant que
les masses le devinssent. Le schisme fut presque autant le fait des antipathies
et des sympathies nationales que le fait de l’impossibilité où l’on se trouva
de distinguer le vrai pontife du faux pontife; et cela est si vrai, que,
lorsque les différentes nations de la chrétienté se réunirent dans une même
volonté, le schisme cessa. Il n’y avait qu’un concile général qui pût en venir
à bout, parce qu’un concile général seul pouvait éteindre les rivalités et
concilier les intérêts divers. Ainsi, le grand fait du schisme s’enchaîne
naturellement au séjour des papes à Avignon; il en est une conséquence
immédiate et logique.
L’époque du grand schisme
n’avait été qu’incomplètement traitée par les écrivains ecclésiastiques du
dix-septième siècle, privés qu’ils étaient des documents qui ont été publiés
depuis, surtout par les Bénédictins et par Muratori. Les quatre volumes de
Lenfant sur le concile de Pise et le concile de Constance n’étaient point de
nature à y suppléer: pouvait-on attendre d’un protestant réfugié une œuvre
équitable pour l’Église catholique? On rencontre, il est vrai, dans son
travail, comme récitées faits, la vérité matérielle; mais la vérité morale,
celte vérité qui résulte d’une juste appréciation des choses, ne s’y trouve
point. Les études de l’auteur, quoique vastes, n’ont point été dirigées par une
impartialité assez éclairée pour lui faire surmonter ses préventions de secte
et lui permettre déjuger les événements de leur vrai point de vue; il
n’aperçoit, dans les désordres du schisme, qu'une preuve de la nécessité de la
réformation de Luther, qui n’a rien reforme. Mais la lutte de l’Église contre
ces désordres, il ne la signale que pour l’accuser d’impuissance; mais les
sublimes vertus qui illuminèrent si prodigieusement cette époque, il en détourne
ses regards; mais le principe de l’unité se maintenant intact au milieu des
déchirements; mais la constitution chrétienne s’affermissant sous les coups qui
devaient l’ébranler; mais la Papauté toujours grande, toujours vénérable aux
yeux des peuples, malgré le profond abaissement de ceux qui s’intitulaient ses
représentants; la Papauté se tirant à la fois brillante et pure du milieu des
scandales qui devaient l’étouffer, ne sont pas là des faits qui aient frappé
Lenfant, et, faute de les avoir signalés, son histoire restera connue une
longue et injuste diatribe contre l’Église romaine.
Il devenait donc
indispensable d’aborder l’époque du grand schisme, soit pour combler les
lacunes de nos vieux historiens, soit pour opposer un antidote à des ouvrages
écrits dans un esprit de dénigrement.
En face d’une telle
perspective, il est évident que ce n’était plus d’une simple dissertation qu’il
s’agissait, mais d’une histoire complète de la Papauté pendant le quatorzième
siècle. Je confesserai ici avec sincérité que je n’eus point assez de modestie
pour m’effrayer de l’énormité de cette tâche, et que je l’acceptai résolument.
Le sujet était neuf, et, indépendamment des sympathies nationales qu’il
éveillait en moi, il présentait çà et là un certain nombre de ces situations
dramatiques, de ces péripéties saisissantes qui sourient à l’imagination d’un
jeune écrivain, qui voit tout d’abord dans les événements ce qu’ils ont de
poétique et d’intéressant plutôt que ce qu’ils renferment de sérieux et de
grave. J’osai croire au succès; je m’en suis bien repenti plus tard, lorsque
les difficultés de mon entreprise se dressèrent devant moi comme d’abruptes
sommités. Mais ce n’etait plus le temps de reculer; s’il y a de la témérité à
s’engager dans une carrière périlleuse, il y a aussi de la honte à revenir sur
ses pas : on ne se résigne point aisément à un tel sacrifice.
Il ne fut pas possible
d’abord de me tracer un plan de l’ouvrage: tout était nouveau pour moi. Le premier
soin qui dut m’occuper fut de me mettre en quête des sources où je devais
puiser mes documents; j’étudiai ensuite mon sujet d’un bout à l’autre sur ces
documents. Ce ne fut que lorsque, mes matériaux ayant été rassemblés, je pus
me rendre compte de la liaison des faits entre eux, que je songeai à les
classer, à les mettre en ordre, à donner la forme à mon travail. En cela,
j’avouerai franchement à mes lecteurs que je n’ai cherché à suivre aucun des
systèmes en faveur à notre époque. Débrouiller le chaos des contradictions,
débarrasser les faits des circonstances accessoires, en exposer la suite avec
netteté, chaleur, rapidité, mettre en scène les personnages, en leur conservant
le caractère, la physionomie qui leur appartiennent, me semble remplir
suffisamment le but de l'histoire; c’est celui que je me suis efforcé
d’atteindre.
De distance en distance se
sont présentées les questions les plus délicates, les plus considérables, les
plus difficiles à résoudre qui puissent s’offrira un historien. Je dis les plus
délicates, par les susceptibilités qu’elles réveillent, les passions qu’elles
émeuvent, les controverses qu’elles soulèvent. Je dis les plus considérables,
par le rôle qu’elles jouent dans l’histoire, les événements qui s’y
rattachent, les conséquences qui en sont sorties. Je dis les plus difficiles à
résoudre, parce qu’elles sont complexes, qu’elles tiennent fortement à des
sympathies ou à des répugnances que le temps n’a point effacées cl que des
opinions ardentes eu font leur aliment.
II fallait quelque courage
pour affronter de semblables questions, entreprendre de les traiter. J’ignore
de quelle manière le public verra le parti que j’ai pris dans ces questions,
mais j’ose espérer qu’on ne me refusera pas la justice de convenir que je lésai
abordées franchement, sans détour, sans passion, et n’ai pris mes conclusions
qu’avec pleine connaissance de cause. Du resté, ces conclusions, ainsi que le
reste de l’ouvrage, je les soumets à l’autorité de ce siège apostolique, dont
les jugements oui été et seront toujours ma règle invariable.
Convaincu comme je le suis
que le triomphe de l'Église est dans la vérité des faits de son histoire aussi
bien que dans la vérité de son enseignement, le but suprême de mes efforts à
clé de trouver cette vérité au milieu du dédale des événements et des
témoignages confus des chroniques. J’y ai consacré dix ans d’un travail
assidu. Si je ne puis me flatter d’avoir toujours été heureux, il m’est permis
de dire que j’ai signalé plus d’une injustice et rectifié plus d’une erreur.
J’aurais sans doute répandu plus de jour sur une époque assurément peu connue,
s’il m’eût été possible de dépouiller les manuscrits du Vatican; dans
l’extrême difficulté de le faire, j’ai dû me contenter des documents édités
soit eu France, soit en Italie, soit en Allemagne. Ce n’était pas déjà une
faible tâche que de les connaître et de me les procurer. A force de recherches
je suis parvenu en consulter le plus grand nombre. Je ne m’en suis pas tenu
là, j’ai interrogé les monuments qui rappellent encore le souvenir de la
mémorable époque où notre pays posséda la Papauté; j’ai visité en outre dans
les bibliothèques d’Avignon et de Carpentras ce qu’elles renferment de manuscrits
visibles. Grâce à tous ces documents subsidiaires, je crois avoir donné de la
Papauté pendant le quatorzième siècle les détails les plus complets qui aient
été publiés jusqu’à ce jour.
Je vais ici au-devant
d’une objection. On pourra m’accuser de me borner à narrer les faits religieux et
politiques relatifs à la Papauté, de ne point assez initier le lecteur au
mouvement des arts, de la littérature, dans cette période si rapprochée de la
renaissance, de le tenir à l’écart de ces débats orageux de l’école où les
systèmes philosophiques luttèrent pour la prépondérance; de ne parler des
écrivains et des poètes qu’incidemment, lorsque leur nom se rattache aux
événements; en un mot de montrer beaucoup plus la vie physique et morale que
la vie intellectuelle du siècle. Eh bien! si c’est là le défaut de mon œuvre,
j’avouerai que ce défaut est complétement volontaire. Malgré les exigences de
l’opinion, que je ne me suis point dissimulées, je n’ai pu résister à cette
considération qui m’a toujours paru décisive, savoir: que j’écrivais l’histoire
de la Papauté, non l’histoire de la littérature, de la philosophie et des arts;
conséquemment, que mon devoir était de me renfermer dans mon sujet; que toute
exposition de faits qui ne se lient pas au sujet par quelque endroit sensible
n’est qu'une digression qui brise l’unité et, par suite, détruit l’intérêt de
l’histoire, en partageant l’attention du lecteur. D’ailleurs, ou ces sortes
d’expositions sont étendues, et alors elles deviennent un livre dans un livre;
ou elles se bornent à un coup d’œil général et rapide, et alors elles sont
incomplètes: double inconvénient qu’elles entraînent toujours après elles,
quand elles n’y joignent pas celui d’émaner d’une plume incompétente.
Qu’il me soit maintenant
permis d’offrir publiquement les témoignages de ma gratitude aux hommes qui
m’ont aidé de leur obligeance dans mon travail. Je dois surfont ces témoignages
à M. Collombet, à M. Monfalcon, bibliothécaire de la ville de Lyon, ainsi qu’à
M. Mulsant, son digne collègue; ces messieurs entendent à merveille la
confraternité de la science. Je dois beaucoup aussi au R. P. Prat, auquel la
cause catholique est redevable de plusieurs savants ouvrages. La complaisance
de cc religieux si distingué a toujours été sans bornes, et il a mis plus d’une
fois à ma disposition toutes les richesses de la bibliothèque de son couvent.
J’ai puisé bien des
lumières dans les conseils de deux hommes dont le monde savant déplore si amèrement
la perte récente: l’un est M. Audin; l’autre, M. Grégorie, conseiller à la Cour
d’appel de Lyon. Pas n’est besoin de faire l’éloge du premier: il s’est placé,
par ses quatre monographies, de Luther, de Calvin, de Léon X et d’Henri VIII,
au premier rang des écrivains de notre époque. Le second est moins connu,
quoiqu’il méritât tous les honneurs de la renommée. Mais la mort l’a frappé au
moment où il allait mettre au jour le fruit de ses laborieuses recherches et
fixer à son nom l’auréole de la gloire. Ces deux hommes si éminents
m’honorèrent de leur amitié, je devais à la mienne pour eux de déposer sur
leurs tombes l’expression de mon estime et de mes regrets.
INTRODUCTION.
Le pouvoir spirituel de la
Papauté est solennellement proclamé dans les paroles du Sauveur du monde; il
est exercé sans conteste par les successeurs de saint Pierre. Dès le berceau du
christianisme, il se développe avec lui, et tous le reconnaissent pour le
centre de l’unité ecclésiastique. Le pouvoir temporel de la Papauté ne sort
point, comme h premier, aussi clairement des paroles évangéliques; il jaillit
plutôt des circonstances, après être resté assez longtemps obscur. Nous allons
essayer d’en tracer l’histoire.
Le cinquième siècle vit
naître pour Rome d’étranges moments. Cette ville, qui avait si longtemps régné
sur le monde, devint tout à coup la proie de ceux que son sceptre avait
humilies. Un jour qu’un de ses conquérants barbares marchait contre elle pour
l’effacer de la terre, il arriva que, dans sa détresse, ses légions ne pouvant
plus la défendre, elle eut recours à son évêque. Saint Léon marcha à la
rencontre d’Attila, armé simplement de la majesté de la religion, et l’on dit
que le monarque superbe, cedant à l'ascendant victorieux du pontife, se replia
devant lui. Que cette retraite ait été l’effet d’un prodige ou simplement de la
persuasion, il est certain qu’on doit l’attribuer à saint Léon. Or, elle
annonçait que le règne de la puissance matérielle avait cessé, et qu’une
nouvelle puissance, toute morale, toute d’intelligence, allait prendre sa
place. Dans ce fait, se révèle tout l’avenir temporel de la Papauté.
C’est la première fois,
effectivement, que la Papauté se présente dans l’histoire environnée d’une
grande influence sur les pouvoirs de la terre, mais, à coup sûr, ce n’est pas
la première fois qu’elle l'exerce. Rien qu’il soit difficile, avant le
cinquième siècle, de préciser les faits qui indiquent le progrès de la
puissance temporelle des papes, plusieurs conjectures fondées nous autorisent à
penser qu’à l’époque dont il s’agit, lorsque l’empire d’Occident réclama son
appui tutélaire contre le roi des Huns, le développement de cette puissance
n’en était pas à son début. Elle s’élevait d’une manière lente, insensible,
comme toutes les choses que leur propre énergie et non la violence des passions
fait mouvoir, mais elle s’élevait. Si le fait des persécutions a été, comme
tout porte à le croire, un fait pour le moins autant politique que religieux,
il prouve jusqu'à un certain point que les premiers développements de cette
puissance n’échappaient pas aux empereurs. Pourquoi, en effet, cet acharnement
de leur part à poursuivre les évêques de Rome plutôt que les autres pasteurs
de l’Eglise? Un contemporain nous en donne un motif digne de remarque: C’est,
dit-il, qu’il était plus supportable aux maîtres du monde d’entendre dire qu’un
compétiteur s’élevait pour leur disputer l’empire, que de voir un évêque constitué
à Rome. Si cette parole de saint Cyprien a quelque valeur historique, et
pourquoi n’en aurait-elle pas? elle montre quelle influence puissante les
pontifes romains exerçaient déjà sur les sujets de l’Empire au troisième
siècle, et au milieu des hostilités sanglantes du Paganisme contre l’Eglise
puisque les empereurs apercevaient en eux de dangereux rivaux de leur pouvoir.
Ammien Marcellin, au
quatrième siècle, décrivait ainsi la pompe qui environnait les pontifes romains:
« Ceux qui ont été choisis, dit-il, pour cette dignité, sont enrichis par les
présents des dames romaines; ils sont perlés sur des chars, vêtus d’habits
magnifiques. La somptuosité de leur laide surpasse celle des tables impériales.»
«Faites-moi évêque de Rome, disait alors le préfet Prétextat au pape Damase, et
je me fais aussitôt chrétien». Il faut l’avouer, ces témoignages, émanés de
sources païennes, sont avant tout une satire de ce qui semblait un abus à des
yeux disposés à ne voir dans le Christianisme qu’une austère simplicité; ils
prennent évidemment, par ignorance ou à dessein, la splendeur du pontificat
pour le luxe personnel de l’homme, les offrandes déposées entre les mains de
l’économe des pauvres pour des présents destinés à satisfaire une ambition
mondaine, les somptuosités occasionnées par les nécessités de position pour
une manière, habituelle de vivre. Mais, quel que soit l’esprit de ces
témoignages, ils n’en signalent pas moins dans l’histoire de la Papauté d’alors
l’existence d’une véritable grandeur temporelle. Ne devait-elle pas être déjà
considérable. puisqu'elle frappait les regards des païens?
Cette grandeur temporelle
tenait à deux causes dont l’action était déjà puissante à celte époque. La
première était le pouvoir arbitral qu’avaient les pasteurs de l’Eglise de
prononcer dans les différends qui s’élevaient parmi les fidèles; pouvoir dont
les évêques furent mis en possession dès l’origine même du Christianisme;
pouvoir qui n’était pas, tant s’en faut, une conséquence de leur ministère
spirituel, dont aucune loi n’avait pu les investir, qu’ils tenaient uniquement
de la confiance publique; pouvoir qui était pour eux bien plus une charge qu’un
honneur, dont beaucoup auraient souhaité d’être dégagés, mais pouvoir qui, en
les mêlant aux intérêts matériels de leurs ouailles, donnait à leur
administration un air de souveraineté.
La seconde cause était la
richesse progressive des églises. De bonne heure, la nécessité de pourvoir aux
besoins des pasteurs, d'entretenir la splendeur du culte divin, de soulager les
pauvres, attira à chaque église, d’abord des offrandes volontaires, puis des
contributions obligées, que venaient augmenter encore les dons faits par
testament en biensfonds ou en numéraire. Toutes ces ressources étaient
naturellement confiées aux mains des évêques, qui les administraient pour le
plus grand bien de la communauté chrétienne, et devenaient parce moyen comme
les chefs, ou plutôt les pères temporels de peuples entiers. De là pour les
pasteurs une influence d'autant plus vaste, que l’abondance du trésor
ecclésiastique leur permettait d’étendre plus loin le bras de la charité.
Ces deux causes agissaient
en faveur de tous les évêques; mais les résultats en étaient bien plus
considérables relativement aux pontifes romains, vu l’importance de leur ville
épiscopale, centre immense où tout affluait, où les grandes fortunes étaient
concentrées. Nul doute que l’évêque dont la juridiction s’exerçait sur une
plus vaste échelle, qui était en rapport direct avec les personnages les plus
opulents et les plus illustres de l'Empire, ne dût acquérir une grandeur
personnelle supérieure à celle de ses frères dans l’épiscopat. La conversion de
Constantin dut être et fut, en effet, le signal d’un notable accroissement de cette
grandeur. De même que les empereurs n’avaient point connu de bornes dans leur
haine pour le Christianisme, de même ils n’en eurent point dans leur amour.
Ils comblèrent l’Église et ses pasteurs de libéralités et de privilèges, et,
dans la distribution de ces libéralités, de ces privilèges, ils distinguèrent
constamment l’Église romaine et son chef, auxquels ils se plurent à prodiguer
des honneurs spéciaux. Quand les peuples voyaient ces superbes Césars, que les
hommages et les respects du monde entier égalaient aux dieux, se courber comme
les derniers de leurs sujets devant la majesté du successeur de Pierre, quelle
immense idée ne devaient-ils pas concevoir de la puissance de l’homme qui
humiliait ainsi la puissance même!
Toutefois, jusque vers la
fin du quatrième siècle, aucun témoignage historique n’attribue aux pontifes
romains un pouvoir temporel proprement dit supérieur à celui des autres
évêques. Mais, an cinquième, un écrivain ecclésiastique nous apprend qu’avant
même le pontificat de Zozime, qui succéda, en 418, à Innocent Ier,
l'épiscopal romain avait joint à l’exercice du pouvoir spirituel une sorte de
domination temporelle. Quelle était la nature, quels étaient les attributs, les
limites de cette domination? Il serait malaisé de le dire. Le sénateur
Cassiodore, qui en parle dans une lettre écrite au pape Jean II, vers l’année
554, la suppose, mais ne la définit pas, et aucun des écrivains d’alors ne la
précise mieux. D’où venait-elle? Question non moins obscure. Était-elle le
résultat d’une concession quelconque de souveraineté octroyée aux papes? Plus
d’un savant l’a cru; et, si les titres écrits pouvaient toujours justifier de
l’existence des droits qu’ils expriment, la difficulté serait résolue, puisque
nous possédons le texte même d’une donation de Rome et de son territoire faite
par le grand Constantin à Sylvestre Ier, ainsi qu’à ses successeurs,
à perpétuité. Mais, bien que le texte de cette donation se retrouve en tête de
toutes les collections de conciles, bien que, durant plusieurs siècles,
l’authenticité de cette donation ait été reçue sans conteste, la supposition en
est aujourd’hui trop clairement démontrée pour qu’on puisse expliquer par-là
l’origine du pouvoir temporel en question. Nous sommes donc obligés, encore
une fois, de recourir aux conjectures.
Un fait singulier, un fait
qui occupe une large place dans l’histoire de l’Empire au quatrième siècle, et
qui exerça une influence décisive sur ses destinées, c’est le fait de la
translation du siège impérial de Rome à Constantinople. Accomplie dans les
circonstances où elle le fut, et par un homme aussi considérable que
Constantin, cette translation a été et sera longtemps encore le problème de
l’histoire. Mais, quels qu’aient été, pour le génie qui la consomma, les motifs
de cette translation, il me paraît évident qu’une des premières conséquences
qui en résultèrent dut être de favoriser chez les papes le développement
d’une très-grande importance politique. On le conçoit aisément : à partir de
Constantin, aucun empereur ne siégea plus à Rome, et cette capitale se trouva,
pour ainsi dire, abandonnée à elle-même. Laissés seuls au milieu des
circonstances fâcheuses qui survinrent, avec les moyens puissants d’influence
que nous avons vus entre leurs mains, les pontifes de Rome n’eurent pas de
peine à devenir les personnages les plus considérables de la ville et de la
province, à réunir tous les suffrages do l’opinion publique, et à exercer de
fait, et souvent par nécessité, dans les affaires politiques, une autorité
contre laquelle les empereurs de Byzance ne réclamaient point, soit qu’ils ne
fussent pas libres de la retirer, de la circonscrire même, soit plutôt qu’ils
l’approuvassent dans l'intérêt de leur gouvernement, redoutant peu l’ambition
des papes et se confiant en leur sagesse.
Il ne serait pas vrai de
dire pourtant que, dans le cinquième siècle et dans le siècle suivant, la
position exceptionnelle des papes en Italie et les concessions libres ou
forcées du gouvernement impérial fussent pour eux l’unique source de la
puissance temporelle qu’ils acquirent successivement. Cette puissance vint
aussi d’autres causes que les circonstances firent naître. Avec l’agonie de
l’empire romain avait commencé pour l’espèce humaine une série de calamités qui
remplissent l’espace de deux siècles. Les historiens témoins de ccs calamités
ont peine à trouver des expressions qui en retracent l’horreur. A compter de
la mort do Théodose le Grand jusqu’à l’établissement des Lombards en Italie,
c’est-à-dire, durant une période de cent soixante et seize ans, les hordes des
barbares les plus sauvages ne cessèrent de passer et de repasser sur les plus
belles provinces de l’Europe, et d’en couvrir le sol de sang et de ruines. Tout
disparut sous le tranchant de leur glaive destructeur: arts, sciences,
agriculture, lois, cités, mœurs, civilisation, habitants, tout fut emporté par
les flots de ce torrent débordé. La face de la terre changea, cl une profonde
nuit s’épaissit sur elle. Pourquoi, alors, tout ne périt-il pas sans retour?
pourquoi, au milieu de cet effroyable cataclysme, l’ancienne société ne
disparut-elle pas entièrement? On le reconnaît aujourd’hui: c’est parce que
l’Église chrétienne en recueillit les débris, car l’Église se trouva à
l’épreuve de la destruction.
En effet, au privilège
qu’elle possédait de s’appuyer sur des idées supérieures à ce monde visible,
d’inspirer à l’homme des espérances indépendantes du temps, et d’échapper
ainsi par sa nature même à l’action dissolvante des vicissitudes humaines, elle
joignait l’avantage d’être alors fortement constituée. Ses institutions étaient
à peu près développées, son gouvernement concentré, son unité rigoureusement
établie; son clergé, déjà si vénérable par ses vertus, était devenu le
dépositaire presque unique des lumières en tout genre. Il ne faut donc pas
s’étonner si elle résista à l’invasion des éléments destructeurs qui absorbaient
tout le reste; si, de plus, elle disciplina ces éléments mêmes, et finit par
reconstruire avec eux. à ses frais et par la force de son esprit, une nouvelle
société, dont les destinées se trouvèrent dès lors naturellement entre ses
mains. L’Église chrétienne fut la providence de l’humanité an cinquième et au
sixième siècles. Si sauvages que soient les hommes, comme ils sont hommes, le
spectacle de l’ordre et de l’harmonie finit par obtenir sur eux un ascendant
qui les subjugue d’autant plus victorieusement qu’ils y sont plus étrangers et
que leur esprit est moins accoutumé aux impressions qu’il produit. Les Barbares
qui renversèrent l'Empire nous en fournissent une preuve. Ces hommes féroces
qui avaient tout détruit, chez qui le désordre semblait être, pour ainsi dire,
l’élément naturel; ces hommes qui n’avaient eu jusque-là sous les yeux que
l’image du chaos, quand ils rencontrèrent devant eux la majesté de l’Église
chrétienne, s’arrêtèrent étonnés de l’empire qu’elle exerçait sur leur nature
sauvage, et se prirent à l’honorer. Les marques do respect qu’ils lui donnèrent
alors sont nombreuses, intéressantes. Nous avons vu quel effet opéra sur le roi
des Huns la vue de saint Léon; on sait la vénération de Clovis pour saint Remy,
celle de Théodoric pour saint Césaire d’Arles. Les conquérants de l’Empire
furent à leur tour conquis à l’humanité par l’Église, et la civilisation fut
sauvée. Mais une si grande victoire ne put être l'emportée sans qu’il en revînt
aux chefs de l’Église un notable accroissement de puissance temporelle.
D’un autre côté, les
peuples soumis par les Barbares et que tant de calamités avaient écrasés,
s’apercevant qu’au milieu du désordre général la voix des pasteurs de l’Eglise
était écoutée, qu’ils exerçaient sur les nouveaux maîtres du monde une
influence salutaire et se trouvaient seuls capables d’arrêter les excès de la
force brutale, les peuples donc s’empressèrent de se ranger sous l’autorité de
leurs évêques, de leur confier la suprême direction des affaires temporelles.
Ce dernier fait se
manifesta surtout en Italie. Plus qu’aucune autre partie de l’Europe, cette
péninsule avait été malheureuse. Tour à tour ravagée par les Goths, les Huns,
les Érules, les Lombards; spoliée par ses propres souverains, qui, au lieu de
la protéger, venaient lui arracher ce que les Barbares avaient respecté, elle
n’eut, pendant trois siècles consécutifs, d’autre ressource que l’inépuisable
charité des pontifes romains, d’autre défense que leur habileté et leur
courage. Dans l’abandon où sc trouvèrent les choses, ces héroïques pasteurs se
virent forcés, sous peine de laisser tout périr, de saisir le timon des affaires
et de gouverner. «Le malheur des temps, dit Edward Gibbon, augmenta peu à peu
le pouvoir temporel des papes, les évêques de Rome étaient alors réduits à
exercer le pouvoir en qualité de ministres de charité et de paix ». Les choses
en vinrent au point que non-seulement les grandes affaires, mais encore tous
les détails de l’administration civile, tombèrent entre leurs mains. L’un
d’eux, saint Grégoire le Grand, s’en plaint amèrement; il se plaint que «son
élévation au pontificat l’ait rejeté dans le siècle, bien loin de l’en
éloigner, et que le repos de sa contemplation soit troublé par plus de soins
temporels qu’il n’en avait abandonnés en quitte tant la vie laïque. Et
ailleurs : Je ne puis être à moi, dit-il, car, dans le poste que j’occupe, un
pasteur est surchargé de tant de soins extérieurs, qu’il ne sait, le plus
souvent, s’il est pasteur ou prince terrestre».
Le pontificat de saint
Grégoire le Grand résume tout ce que la puissance temporelle des papes avait
acquis d’extension vers la fin du sixième siècle. Pendant une administration
de treize ans, cet homme extraordinaire fut, en effet, aussi prince que
pontife. Il fit la paix et la guerre, nomma au gouvernement des villes, au
commandement des armées, pourvut aux approvisionnements et à la défense des
places fortes, sans qu'au milieu de fonctions si délicates sa prudence se
démentît un seul instant. Il sut faire respecter son autorité à la fois par
l’empereur, les Romains et les Barbares; il sauva l'Italie et s'attira l’amour
et la reconnaissance des peuples, « la plus douce récompense, dit Gibbon, que
puisse trouver un bon citoyen, et le meilleur titre de l'autorité
souveraine.»
Mais, tandis que la
confiance des peuples, émue par les bienfaits de la Papauté, édifiait sa
puissance en Italie, la conversion des Barbares l’étendait au dehors. Ce fut
encore saint Grégoire le Grand qui eut la gloire d’entreprendre cette
conversion. Il n’était que simple moine lorsqu’un jour, parcourant les marchés
de Rome, il vit exposés en vente de jeunes esclaves dont la beauté le frappa, a
Ces esclaves sont-ils païens? demanda-t-il au marchand qui les avait amenés. —
Ils le sont en effet, répondit celui-ci. — «Quel dommage, s'écria Grégoire en
poussant un profond soupir, que de si intéressantes créatures soient plongées dans
les ténèbres de l’idolâtrie et privées de la grâce de a Dieu! El de quelle
nation sont-ils?—Ils sont Anglais, répliqua le maître.—Bien; ils ont, en effet,
dit le saint, jouant sur le mot, une physionomie angélique et digne de a
figurer dans la société des anges.» Dès ce moment, le projet de convertir les
Anglo-Saxons au Christianisme pénétra profondément dans l’âme de Grégoire.
S’il n’exécuta pas ce projet personnellement, c’est que le peuple romain, dont
il était l’idole et l’espérance, s’y opposa de toutes ses forces. Mais, une
fois assis sur le siège de Pierre, il songea à accomplir son projet par
d’autres personnes, et envoya, en 596, en Angleterre, le célèbre moine Augustin
avec quarante ouvriers évangéliques. Le succès de ces premiers apôtres fut tel
que Grégoire pouvait le souhaiter; car un an s’était à peine écoulé depuis
qu’Augustin avait pénétré dans les royaumes anglo-saxons, que le pape écrivait
à saint Euloge, patriarche d’Alexandrie, que, le jour même de la fête de Noël,
plus de dix mille Anglais, d’une seule Ibis, avaient reçu le baptême.
La conversion de
l’Angleterre fut une grande fortune pour l’Église d’Occident. Ce fut de cette
île que sortirent, dans les siècles suivants, tous les apôtres qui évangélisèrent
la Germanie : saint Wilbrod, saint Switberd, saint Sigefrid, saint Boniface
surtout, qui, plus qu’aucun autre, était destiné à étendre l’empire du Christ
dans le centre de l’Europe. Cette importante conquête avait été précédée d’une
autre non moins précieuse, la conversion des Goths en Espagne, ramenés de l’arianisme
à la foi catholique par l’exemple de leur roi Reccared et le zèle de saint
Léandre, archevêque de Séville, ami et compagnon de saint Grégoire.
Il n’en était pas de ces
succès comme de ceux qui avaient signalé les premiers développements du
Christianisme; ils n’enfantaient pas seulement des disciples au Christ, ils
avaient encore pour résultat de créer au siège de Rome des sujets dévoués.
C’était au nom de ce siège que les ouvriers évangéliques se présentaient aux
peuples c’était immédiatement de ce
siège qu’ils tenaient leurs instructions, leurs pouvoirs; c’était à ce siège
qu’ils recouraient sans cesse. La foi qu’ils communiquaient, les lumières, la
civilisation qui en étaient la suite, émanaient donc de Rome; dès lors,
l’existence des Barbares convertis, comme citoyens et comme fidèles, se liait
étroitement avec Rome. D’ailleurs, le nom de Rome, si abaissée que fût cette
ville célèbre, portait avec lui l’idée delà domination. Les peuples n’avaient
pu renoncer à l’habitude de la vénérer, et la suprématie de la religion ayant
succédé chez elle à la suzeraineté de la force, ils se laissaient aller naturellement
à la reconnaître une seconde fois pour leur reine.
Et il fallait bien que quelque chose de semblable eût
grandi la Papauté dans l’esprit des nations barbares qui peuplaient l’Occident,
pour que Grégoire II, écrivant à l’empereur Léon l’Isaurien, dans les premières
années du huitième siècle, pût menacer ce prince de l’irrésistible influence
qu’il exerçait sur elles : « Les pontifes romains, dit-il, sont les
arbitres et les modérateurs de la paix entre l’Occident et l’Orient... Les yeux
des nations se sont fixés sur notre humilité, et elles nous regardent comme un
dieu terrestre».
Ainsi, d’un côté, les
éléments spéciaux d’influence que les papes possédèrent dès le berceau même de
l’Église, la translation de l’empire de Rome à Constantinople et les
concessions des empereurs; de l’autre, le respect des peuples, les services
que les papes leur rendirent, joints aux heureux effets de la conversion des
Barbares, avaient insensiblement jeté les bases de la puissance pontificale.
Deux événements vont maintenant en avancer avec rapidité la construction.
Bien que négligée par les
maîtres de l’Empire, Rome ne s’était pas neanmoins séparée de leur fortune.
Conquise d’abord par les Érules, elle avait été depuis momentanément occupée
par les Goths. Reprise sur ces derniers avec l’Italie par Bélisaire et Narsès,
généraux de Justinien, elle continuait d’obéir aux souverains de Byzance.
Pendant les deux cents ans que les empereurs grecs dominèrent encore sur elle,
les papes firent tous leurs efforts pour leur conserver cette importante
possession. C’est un fait notoire qu’ils employèrent à cela non-seulement
l’autorité de la religion et leur influence personnelle, mais encore les ressources
de l’Église romaine. Or, on a peine à croire de quelle ingratitude les
souverains de Byzance payèrent tant de services. Non contents d’abandonner les
papes à eux-mêmes, on aurai dit que le but unique des instructions données aux
exarques et aux patrices, chargés de représenter en Italie l’autorité
impériale, était de traverser leur administration, de leur susciter mille
querelles, mille persécutions, de conspirer contre leur vie. En 650,
l’empereur Constant fit enlever Martin Ier, et, après l’avoir
abreuvé d’outrages, l’envoya mourir en exil. En 692, Sergius, et, en 701, Jean
VI, n’évitèrent un sort semblable que par le dévouement du peuple romain, qui
les protégea. Si, poussée à bout par ces vexations répétées, Rome ne secoua
pas alors le joug de l’Empire, ce fut grâce encore à l’invincible patience des
pontifes. Mais il y a un certain excès que la tyrannie même la plus puissante
ne dépasse jamais impunément et qui en amène infailliblement la ruine. Une
tentative impie de la cour de Byzance devint le signal d’une réaction qui finit
par lui enlever sans retour Rome et l’Italie.
En l’année 727, l’empereur
Léon l’Isaurien commença à s’élever contre le culte des images. C’est une chose
étonnante que l’obstination avec laquelle ce prince, qui ne manquait pas
d’ailleurs d’habileté, se passionna pour cette misérable erreur. Il semblait
attacher à son triomphe sa gloire et le salut de l’Empire. Après en avoir
infesté l’Orient, il crut qu’il pourrait l’introniser à Rome, et il envoya
l’ordre d'y détruire partout les images des saints et des martyrs. Il osa
promettre ses bonnes grâces au pape s’il obéissait à cet ordre, et le menaça de
la déposition s’il essayait d’y résister. Grégoire II occupait alors le siège
apostolique; ce pontife, comparable par sa sagesse, sa fermeté et ses vertus
aux plus illustres de ses prédécesseurs, ne répondit aux promesses de
l’empereur que par l’indignation, et brava ses menaces avec mépris. Les choses
n’en restèrent pas là : une conspiration ourdie contre la vie de Grégoire par
les agents de Constantinople ayant porté l’irritation des peuples à son
comble, il se fit en faveur du pontife un soulèvement des Romains, des
habitants de la Pentapole et de la Vénétie. Tous, après s’être choisi des ducs
indépendante, voulurent proclamer leur affranchissement avec celui du pape, et
il ne tint pas à eux qu’ils ne marchassent sur Constantinople pour y introniser
un empereur de leur choix. Les Lombards prirent part à ce mouvement, et,
partageant l'indignation générale, servirent en cette occasion la cause du
saint-siége.
Si nous en croyons
Théophane, suivi en ce point par Zonaras et Cédrénus, ce ne furent point les
peuples qui prirent l’initiative de l’émancipation, ce fut Grégoire II lui-même
qui détacha de l’Empire l’Italie et Rome, et leur défendit de payer l’impôt.
Anastase le Bibliothécaire, l’historien lombard Paul Wamefried, tous deux nés
sur le théâtre de l’événement, disent le contraire; ils assurent que
l’opposition du pontife à l’autorité de Léon dans cette circonstance se borna à
rejeter son hérésie, et à prémunir les fidèles contre son impiété. Ils ajoutent
que, bien loin de favoriser la révolte, il s’efforça de la comprimer; que, sans
son intervention pacifique, une guerre civile aurait sûrement éclaté, et les
lettres de Grégoire s’accordent avec ces témoignages historiques. Ainsi, Théophane
se trompe sur le véritable moteur, mais non pas sur les conséquences de cette
réaction; car il est certain que, dès ce moment, l’Italie cessa de payer le
tribut accoutumé à Byzance, qu’il y eut une république romaine dont le pape
fut proclamé chef, que tout cela changea prodigieusement la situation de la
Papauté, que son administration devint plus indépendante.
Cependant tout lien avec
Constantinople ne fut pas alors brisé, car nous voyons longtemps encore la
suzeraineté politique des empereurs grecs indiquée dans les actes publics. Les
papes semblaient user de la domination moins à titre de propriété que de dépôt;
ils savaient que la république romaine était trop faible pour suffire à sa propre
défense; ils espéraient que les chefs de l’Empire, revenus un jour à
l’orthodoxie et à la justice, auraient à cœur de la protéger, tout comme si ces
monarques, énervés par la mollesse de l’Oricnt, avaient dû être capables de
protéger qui que ce fût. Tel est le premier événement.
Un danger ne cessait que
pour faire place à un autre. Ce furent les Lombards qui devinrent, à leur tour,
les ennemis du saint-siége. Maîtres de l’exarchat de Ravenne, et se montrant
de plus en plus agressifs à mesure que la fortune secondait leur ambition, ils
portèrent leurs vues jusque sur Rome. Cette malheureuse cité, à peine échappée
à une tyrannie, se vit menacée de passer sous une autre, plus violente parce
quelle était plus barbare. Jamais peut-être l’autorité pontificale ne se
trouva plus près d'être asservie sans retour; et, toutefois, c’est de cette
proximité de la servitude que nous allons voir sortir son entière indépendance.
Rome n’avait point de
ressource, pour lutter contre la puissance lombarde; rien ne s’offrait autour
d’elle, et le temps n’avait pas tardé a montrer que tout, espoir du côté de
Constantinople n’était qu’une illusion. Mais, au milieu de cette détresse, la
Papauté ne perdit pas courage; le coup d’œil éclairé de Grégoire III sut
démêler le point capital. Il comprit que Rome et la Papauté ne pouvant plus
désormais compter sur l’Empire, il fallait chercher ailleurs, pour Rome et la Papauté,
une alliée forte et dévouée, assez proche pour les défendre à temps contre
leurs ennemis, assez éloignée pour ne pas les froisser par le contact de sa
puissance. La situation politique de l’Europe ne permettait point d’hésitation
sur le choix de cette alliée. Depuis trois siècles se formait par la victoire,
de l’autre côté des Alpes, la monarchie des Franks. Ceux-ci étaient dans cette
première vigueur de la jeunesse qui opère les grandes choses, et, à l’époque
dont il s’agit, ils étaient parvenus, sous le fils de Pépin d’Héristal, au
comble delà gloire. L’Islamisme fuyait devant eux. Les vastes régions qui
s’étendent des Pyrénées à l’Oder reconnaissaient leurs lois. C’était donc à la
nation franke que devait s’adresser la Papauté; cette nation était d’ailleurs
catholique zélée, et tout dans son caractère garantissait un dévouement
généreux : aussi est-ce sur la nation franke que Grégoire III jeta les yeux.
Ce fut l'année 741 que le
légat chargé de solliciter l’alliance des Franks avec Rome arriva auprès de
Charles Martel; il manifesta au héros austrasien les intentions du souverain
pontife, lui dit que le peuple romain, abandonnant le parti de l’empereur,
avait recours à la généreuse puissance du prince frank pour le délivrer de la
tyrannie des Lombards, et lui offrit le consulat, dignité à laquelle semblait
attaché l’honneur du protectorat de Rome. Cette offre était accompagnée des
clefs de la Confession de saint Pierre, des liens de cet apôtre, et de présents
magnifiques.
Si attrayante que dût
paraître aux yeux de Charles Martel une proposition de cette importance, nous
ne voyons point qu’elle ait eu des suites immédiates. Une ambassade honorifique
et un retour de présents répondirent seuls, pour lors, aux avances de Grégoire
III. Probablement la lutte terrible que le prince austrasicn soutenait contre
les Arabes, et sa mort, arrivée peu après, l’empêchèrent de rien faire de plus.
Mais, neuf ans plus tard, en 750, un incident fameux montra que la proposition
du pontife n’avait pas été oubliée. Pépin le Bref, fils et successeur de
Charles Martel, s’ennuyant de n’être que le premier ministre d’un roi
fainéant, voulut définitivement être roi. Mais, retenu par les religieuses
sympathies des Franks pour la race mérovingienne, il ne crut pas devoir
s’attribuer ce titre auguste sans s’être muni d’avance d’une approbation qui
fît disparaître tous les scrupules, et, de concert avec les seigneurs franks,
il adressa au pape Zacharie la question célèbre, savoir : Auquel des deux
devait appartenir le nom de roi, à celui qui en exerçait les pouvoirs, ou à
celui qui en avait simplement le titre? La réponse du pape fui telle que Pépin
la désirait : elle portait que le titre devait accompagner la réalité du
pouvoir.
Aussitôt cette réponse
reçue, Childéric III fut rasé, enfermé dans un monastère, et Pépin proclamé et
sacré roi à sa place. On a beaucoup discuté sur cette réponse de Zacharie. Les
uns y ont vu l’acte d'une haute juridiction temporelle; les autres, seulement
un avis doctrinal sur un cas de conscience. Au milieu de la diversité des
sentiments, il est malaisé de bien caractériser la nature de l’acte accompli
ici par le pape. Si l’on entend par cette haute juridiction temporelle que
Zacharie déposa Childéric III, et éleva Pepin à sa place de sa propre autorité,
on se trompe évidemment, vu que Zacharie aurait accompli un fait sans modèle
et sans imitation. D'un autre côté, peut-on supposer que la réponse du pape
n’ait été qu’un simple avis sur un cas de conscience, quand on lit dans les
historiens contemporains que Pépin fut élevé à la royauté par l'ordre, le
commandement du pape Zacharie ? On approcherait, je crois, de la vérité,
eu disant que Zacharie, répondant aux leudes de Pépin, exerça tout à la fois
cette autorité doctrinale que le successeur de Pierre a reçue de Dieu pour
éclairer les peuples comme les particuliers sur la moralité de leurs actes, et
cette autorité arbitrale que, plus tard, le droit public attribuera si
solennellement à la Papauté, de prononcer dans la cause des souverains, et de
les déclarer, cil certains cas, déchus du trône. Mais, quel que soit le sens
qu’on donne aux paroles de Zacharie, elles dénotent un progrès immense de la
puissance pontificale dans l’opinion des peuples.
Cependant, quoiqu’il y eût
entre la Papauté et la monarchie franke des rapports d’un si haut intérêt pour
toutes deux, les conditions d’une alliance définitive n’avaient point été
encore arrêtées; soit que Pépin craignît les engagements d’un tel acte, soit
que les Lombards, devenus moins agressifs, n’en lissent pas autant sentir la
nécessité aux papes. Mais en 752, Astolphe, leur chef, se jeta sur le
territoire romain et en assiégea la capitale, qu’il menaça d’emporter de force
et de livrer au pillage. Dans celle extrémité, Étienne II, successeur de
Zacharie, se retourna du coté de Pépin; et, prenant une de ces résolutions
hardies qui influent toujours d’une manière décisive dans les affaires, il
quitta Rome, et, protégé dans sa retraite par les envoyés memes de Pépin, passa
les Alpes, et vint en personne solliciter près du monarque frank une intervention
prompte et vigoureuse dans la querelle du saint-siège avec ses ennemis. C’était
là précisément le moyen d’abréger les négociations. En effet, la présence
inattendue du vicaire de Jésus-Christ au milieu des terres frankes, qui ne
l’avaient jamais vu, ses malheurs, dont le récit prêtait à sa personne une
majesté de plus, ses supplications touchantes, firent sur l’esprit de Pépin et
de ses leudes l’impression qu’il fallait. L’alliance avec Home fut résolue ;
les conditions en furent arrêtées : le couronnement de Pépin par les mains
d’Étienne dut en être la consécration. C’est ainsi que se préparaient les
événements qui allaient changer la direction du monde.
Pépin franchit deux fois
les Alpes. Tout lui réussit; il battit les Lombards, contraignit leur roi à
respecter le territoire de Rome et à relâcher l’exarchat de Ravenne. Le
monarque frank montra alors combien religieuses et sincères avaient été ses
intentions quand il s’était chargé du protectorat de Rome. Jean, silcntiairc de
l’empereur Constantin Copronyme, étant venu redemander, au nom de son maître,
la restitution de l’exarchat. Pépin lui fit répondre qu’aucune considération
humaine ne lui avant fait prendre les armes, qu’ayant été uniquement guidé dans
son entreprise par l’amour de saint Pierre, il ne souffrirait jamais que
l’exarchat fût enlevé à l’Église romaine. En effet, selon qu il s’y était
engagé avant de quitter la France, il ne voulut retenir pour lui de ses succès
que la gloire ; quant à ses conquêtes, il les céda à l’Église romaine. Par
cette cession importante, les nœuds qui unissaient Rome aux souverains de
Byzance furent définitivement brisés; et, quoique l’on continuât encore de
dater les actes publics des années de leur règne, ils n’exercèrent plus, dans
l’ancienne capitale du monde, aucune autorité. L indépendance de la Papauté se
trouva ainsi consommée.
Charlemagne acheva
l’ouvrage de son père. En détruisant le royaume lombard, il débarrassa enfin
le saint-siège d’un voisin incommode et turbulent qui, tôt ou tard, l’aurait
dominé. Il resserra les nœuds de l’alliance des Franks avec Rome, confirma les
donations précédentes, et en fit de nouvelles. C’est peut-être ici le lieu de
dirp un mot sur la nature de ces donations célèbres. Comment doit-on les
considérer? Ont-elles été une pure libéralité des princes franks? Les papes
leur doivent-ils la souveraineté qu’ils exercent encore aujourd’hui sur une
portion de l’Italie? Questions difficiles, complexes, dont les bornes de cette
introduction ne nous permettent que d’indiquer la solution.
Si glorieuse que puisse être
pour nos rois la création d’une souveraineté qui, en rendant les papes indépendants,
a exercé une influence si salutaire sur l Église romaine, quand on scrute les
monuments historiques de l’époque, on est forcé d’avouer que cette création
n’est pas entièrement le fait de nos rois. Il est certain à n’en pouvoir
douter que, depuis le pontificat, de Grégoire.II, c’est- à-dire depuis plus de
vingt-cinq ans avant la donation de Pépin, les papes étaient en possession de
la souveraineté à Rome, qu’ils la tenaient des vœux du peuple, l’avaient acceptée,
et en exerçaient les fonctions. Et cela est si vrai, que Zacharie, s’étant
adressé au roi Rachis pour en obtenir la reddition de quatre villes du duché
de Rome et de plusieurs autres de l’exarchat, il les demanda, non point au nom
de l’empereur et de l’Empire, mais en son nom propre et au nom de la République
romaine, et que Rachis, en les rendant, eut l’intention de les rendre, non pas
à l’empereur, mais au bienheureux Pierre, chef des apôtres, et à la République
romaine. Les termes de cette reddition sont remarquables. Il y est dit que le
monarque lombard « redonna, concéda de nouveau » les places en question. Donc,
avant la conquête lombarde, elles appartenaient à la République romaine et au
pape.
Pépin fit deux actes de
donation à Étienne II : le premier par lui-même, à Quercy, en 754; le second à
Rome, en 755, par l’entremise de Fulrade, son représentant. Nous n’avons plus
le texte de ces actes, quoiqu’ils eussent été déposés dans les archives de
l’Église romaine : le temps les a détruits. Mais Anastase le Bibliothécaire
avait sous les yeux ces pièces importantes lorsqu’il écrivait ses biographies
des papes. Or, le sens que cet écrivain prête au terme de donation dans cette
circonstance, est visiblement celui de restitution. Astolphe, dit-il, s’engagea
par écrit à rendre la ville de Ravenne avec plusieurs autres. Pépin s’était
exprimé de la même manière lorsque, cédant aux instances d’Étienne II, il avait
fait demander par ses ambassadeurs, au même Astolphe, la restitution des droits
de l’Église et de la République romaine. Les paroles d’Éginhard s’accordent
avec celles d’Anastase. Étienne II, écrivant à Pépin après la donation, lui
dit, sans l’offenser, que l’Église romaine n’avait acquis aucune augmentation
de territoire. Quand Adrien Ier se trouve dans le cas, à son tour,
de solliciter Charlemagne de protéger, à l'exemple de son père, l’Église
romaine affligée, il ne lui parle que de réparation à exiger. Partout c’est de
restitution et non pas de cession qu’il s’agit. D’où il suit que, antérieurement
à toute donation de ia paît de nos rois, il existait une souveraineté des papes
sur le territoire de Rome et de l’exarchat. Que firent donc les rois franks?
Ils restituèrent à la souveraineté des papes les domaines que l’usurpation des
Lombards lui avait enlevés. C’était là tout ce qu’avaient demandé les chefs de
l Église romaine, et l’éternelle gloire des princes franks est de l’avoir
accompli avec générosité.
Rome vit Charlemagne
quatre fois, et quatre fois elle admira en lui le monarque religieux, pacifique
et libéral. Le dernier voyage qu’il lit dans cette capitale sera à jamais
célèbre par l’événement qui en fut l’occasion. Quand il l’entreprit, ce prince avait
accompli la plus grande partie des belles actions qui lui ont mérité le surnom
de grand aux yeux de la postérité. Trente ans de victoires lui avaient fait
retrouver en Europe les bornes de l’ancien empire d’Occident. Maître de tant de
nations, il les gouvernait avec une sagesse égale à la valeur qui les lui avait
conquises.
A la vue d une si vaste
domination, Léon III crut, à l’exemple de son prédécesseur Zacharie, que le
titre ne devait pas être séparé du pouvoir, et, désirant assurer pour toujours
à l’Église romaine l’appui d’une telle puissance, en les liant l’une à l’autre
par une étroite dépendance, il couronna Charlemagne empereur, l’an 800, la
veille de Noël, en présence du peuple romain assemblé. Éginhard a dit naïvement
que le ponlife voulut, dans cette circonstance, ménager une surprise agréable
au monarque Frank. Si l’on regarde aux apparences, il y eut quelque chose, en
effet, comme une surprise; mais si l’on pénetre dans le fait, si l’un pèse les
intérêts réciproques des personnages qui l’accomplirent, on en juge autrement. Il
est difficile de croire que des hommes, aussi sages que Léon III et
Charlemagne, se soient portés d’une manière presque instinctive, l’un à faire
un empereur, l’autre à le devenir, improvisant de la sorte un empire. Il est
difficile de croire que de tels hommes n’aient point calculé et accepté, dans
le secret d’une négociation préalable, toutes les conséquences inouïes qui
allaient découler de cet événement.
En effet, l’imposition
spontanée du titre d’empereur faite à un roi par un pape, et l’acceptation
spontanée de ce titre par ce roi, sont, sans contredit, la chose la plus hardie,
la plus considérable, la plus féconde en résultats sociaux, qui eût été faite
en faveur de la Papauté, et par la Papauté, depuis l’origine de l’Église. De la
sorte, le pouvoir spirituel ne se faisait pas seulement du plus grand des
pouvoirs temporels un protecteur dévoué, il rangeait, de plus, ce pouvoir sous
sa suprématie, et l’obligeait à reconnaître en lui un droit divin dont il
relevait. Ce principe une fois posé, la logique des peuples tira aisément, les
conséquences. Aussi l’opinion que le pape seul faisait les empereurs, qu’il
avait le droit de les juger, de les déposer meme, passa-t-elle dans le droit
public des nations européennes.
Cependant, bien que le
pouvoir temporel fût subjugué, l’autorité, qui était devenue suzeraine, devait
lutter beaucoup encore avant, de lui faire accepter les conditions de sa
vassalité. Le plus difficile était fait, la base était posée, mais bien des
événements devaient s’accomplir avant que l’édifice fût construit. Tout devint
favorable à la Papauté: d’abord le progrès immense de la prépondérance du
clergé sous le règne de Louis-le-Débonnaire, ensuite les fréquentes
circonstances qui appelèrent l’intervention pontificale dans les affaires
dcl’Empire, enfin la faiblesse des princes qui occupèrent successivement le
trône de Charlemagne. Et il fallait bien qu’elle eût acquis en peu d’années un
suprême ascendant, pour que, moins d’un demi-siècle après la mort du grand
empereur, Nicolas Ier se soit trouvé en état de menacer un roi de
Lorraine de le mettre, lui et son royaume, en péril s’il osait se rendre
coupable de certains crimes qu’il désignait; pour que le même Nicolas Ier,
écrivant à Adventius de Metz, en 863, pût lui dire : « Voyez un peu si cos rois
et ces princes, auxquels vous vous dites soumis, sont vraiment rois et princes
; voyez d’abord s’ils se conduisent bien, et ensuite s’ils régissent de même
les peuples qui leur ont été confiés; voyez s’ils gouvernent d’après les
maximes du droit; sinon, ce sont des tyrans, non des rois; nous devons leur
résister, nous dresser contre eux, et non leur obéir ». Quand un homme seul et
désarmé ose parler ce langage à ceux auxquels toutes les forces matérielles de
la société obéissent, il faut qu’il ait entre les mains une puissance
supérieure à celle des armées.
Mais, au commencement du
dixième siècle, nous voyons les progrès de la Papauté se ralentir tout à coup,
par l’effet même d’une des causes qui les avaient favorisés. La faiblesse
toujours croissante des empereurs franks amena à cette époque une
désorganisation sociale comme les annales de l’humanité n’en signalent pas. Il
s’ensuivit, en Italie surtout, une anarchie dont les ravages des Sarrasins
vinrent compléter les désastres. Le saint-siège perdit la plus grande partie
des possessions territoriales que la libéralité des premiers empereurs avait
ajoutées à son premier domaine. Les seigneurs auxquels les papes avaient
inféodé ces possessions pour en tirer parti s’étaient, peu a peu, rendus
indépendants, et quelques-uns, comme les marquis dlvrée, étaient devenus, par
leur turbulente ambition, de véritables fléaux pour l’Italie et Rome. Dans
cette situation déplorable, la Papauté, n’étant plus protégée par une main
ferme, tomba dans une honteuse servitude que lui imposèrent, pendant près de
soixante ans, deux femmes célèbres par leur beauté et leurs excès, Théodora et Marozia,
sa fille. La liberté fut bannie des élections, et remplacée par la tyrannie;
on n’y garda plus aucune forme canonique; les intérêts mondains et non ceux de
l’Église décidèrent des choix. La chaîne majestueuse des saints pasteurs qui
avaient fait si longtemps la gloire de Rome fut brisée. Alors commença, pour
durer un siècle, cette suite d’indignes pontifes qui déshonorèrent la chaire
de saint Pierre et mirent l’Eglise en péril.
Dans cet état de choses,
la Papauté risquait de succomber, non pas sous les coups de l’hérésie et du
schisme, mais sous son propre abaissement. L’un de ses représentants, Jean XII,
le sentit; il comprit que l’Eglise romaine, pour recouvrer son autorité et son
lustre antique, avait besoin de l’intervention d’une puissance vigoureuse et
tutélaire. Heureusement, cette puissance existait de l’autre côté de l’Adriatique.
Là, Othon Ier avait ramassé dans la poussière le sceptre de
Charlemagne, et le portait, depuis vingt-quatre ans, avec talent et gloire.
Jean XII s’adressa donc à ce prince, et lui députa, en 960, le cardinal Jean et
le scriniaire Azon, chargés d’une lettre dans laquelle le pape suppliait le
pieux et sérénissime monarque de venir, pour l’amour de Dieu et des saints
apôtres Pierre et Paul, délivrer l’Église romaine des mains des tyrans et lui
rendre la liberté. La politique d’Othon Ier lui fit comprendre
sur-le-champ ce qu’il y avait à gagner, dans l’intérêt de sa gloire et de son
pouvoir, a la proposition qui lui était faite. Il accourut en Italie, suivi de
ses braves Allemands, extermina les tyrans, rétablit l’ordre et la paix, délivra
Rome, et y reçut des mains du pape, pour prix de ses exploits, la couronne
impériale. L’empire d’Occident passa ainsi des Franks aux Germains.
Si indispensable que fût
cette seconde intervention de la puissance séculière dans les affaires de la
Papauté, elle ne devait pas être aussi favorable que la première à ses intérêts
et à a situation. Nous avons vu Pépin et Charlemagne, satisfaits de la gloire
d’avoir affranchi le successeur de Pierre de l’oppression de ses ennemis, ne
point chercher à exploiter sa reconnaissance aux dépens de sa liberté. Trop
magnanimes pour n’ètre pas désintéressés, ils n’essayèrent jamais de pousser
leurs prétentions au delà d’une protection tutélaire. Othon Ier ne
fit pas de même. Ce n’est pas que ce prince ne fût digne d’être placé à côté de
Pépin et de Charlemagne. Mais, soit qu’il eût d’autres vues politiques, soit
qu’il se crût appelé à la mission, non-seulement d’affranchir la Papauté, mais
encore de la restaurer, Othon Ier n’imita pas ses deux illustres prédécesseurs.
Un de ses premiers soins, après la victoire, fut de placer la Papauté sous sa
dépendance, en se rendant maître des élections. Afin de bien apprécier la
portée d’une prétention qui devint plus tard la source des plus graves
querelles entre les deux puissances, il est nécessaire d’entrer dans quelques
détails historiques.
En réclamant
l’intervention de son autorité dans l’élection des papes, le monarque allemand
n’introduisit point, à vrai dire, une nouveauté. Dès l’instant que le Sacerdoce
et l’Empire s’étaient unis ensemble, le besoin de protéger l’ordre et de faire
respecter les règles canoniques dans les élections épiscopales avait appelé le
pouvoir civil à y prendre une part active. De là un usage qui ne tarda pas à
devenir un droit, par suite de la déférence que l’Église crut devoir accorder à
l’État sur ce point. Ce droit était revendiqué surtout dans les élections aux
sièges patriarcaux. Toutefois, quant à celles qui concernaient le siège de
Rome, nous ne voyons point que les princes s’en soient mêlés avant le règne du
grand Théodoric. Ce monarque est le premier qui ait réclamé, dans l’élection
des pontifes romains, une place au consentement royal. Depuis, l’autorité des
empereurs ayant été rétablie en Italie par la valeur de l’eunuque Narsès,
Justinien Ier retint ce droit, avec l’agrément du pape Vigile. Les
lettres des papes, ainsi que les faits de l’histoire, prouvent que les
successeurs de Justinien en jouirent sans conteste, soit par eux-mêmes, soit
par l’entremise des exarques. L’élection de Grégoire III est la dernière que
l’on voit soumise à la ratification impériale de Byzance. A dater de
l’élection de ce pape jusqu’au milieu du règne de Louis-le-Débonnaire l’on ne
découvre plus aucune trace de l'intervention du pouvoir civil dans l'élection
des pontifes romains. Il est vrai qu’on allègue sur ce point une large
concession d’Adrien Ier en faveur de Charlemagne. Mais
l’authenticité de cet acte, quoiqu’on en trouve le texte dans le décret de
Gratiane, est fortement attaquée par Baronius, et les témoignages historiques
d’autre part sont loin de lui être favorables. Il est certain que Charlemagne
rétablit, par un capitulaire spécial, la liberté des élections épiscopales, et
que Louis-le-Débonnaire, à la fin de son acte de donation, défend, à
l’imitation de son père, de troubler les Romains dans l’élection du pape. D’un
autre côté, Florus Magister dit formellement que, pendant tout le règne de
Charlemagne, la consécration des pontifes dans l’Églisese fit sans aucun
recours au prince : Absque interrogatione principes. Mais plusieurs
faits sembleraient prouver que les successeurs de Charlemagne n’avaient pas
renoncé à l’ancien droit des empereurs grecs, car nous voyons des tentatives
d’intervention très-nettes dans trois élections de papes, celle de Grégoire IV
en 828, celle de Sergius II en 844, et celle de Benoît 111 en 855. De tous ces
faits, il est permis de conclure que le droit du pouvoir civil dans les
élections pontificales avait été négligé, mais non entièrement aboli depuis la
restauration de l’empire d’Occident. Ainsi, Othon Ier n’émettait
point une prétention nouvelle en s’immisçant dans les élections des papes.
Mais ce qui étail vraiment
inouï, c’est la part exorbitante qu’il osa s’y adjuger. Tout le privilège
qu’avaient invoque les empereurs grecs sur ce point se réduisait à confirmer le
décret de l'élection faite par le clergé et le peuple romain. Qu'il ne soit
point procédé à l’ordination de l’élu avant que le décret général de son
élection n’ait été envoyé à la cité impériale, selon l’antique usage, porte la
décrétale du pape Àgathon. Il est à présumer que les princes franks n’avaient
prétendu à rien de plus; mais Othon Ier ne se contenta pas d’un
privilège si simple. Après avoir exigé du peuple romain le serment solennel
qu’il n’élirait ni n’ordonnerait à l’avenir aucun pontife sans son consentement
impérial, il fit rédiger par Léon VIII, sa créature, un décret fameux qui lui
accordait, ainsi qu’à ses successeurs, le droit d’élire les papes, de régler ce
qui concernait le siège apostolique, et de donner l’investiture des archevêchés
et évêchés, par tout l’empire, aux sujets qu’il choisirait pour occuper ces
sièges. C’était là réellement mettre la Papauté entre les mains des empereurs,
et séculariser l’Église. Évidemment le saint-siège, dans cette occasion, ne
faisait que changer de servitude. Toute la différence qu’il y avait, c’est que
la première était anarchique et violente, tandis que la seconde paraissait
légale et consentie.
Rendons pourtant quelque
justice à Othon. La situation qu’il fit à la Papauté était de beaucoup
préférable à celle d’où elle sortait. Bien qu’ambitieuse et mondaine, la domination
des premiers empereurs d’Allemagne sur Rome fut jusqu’à un certain point
salutaire. Si elle refusa l’indépendance à la Papauté, elle lui restitua une
partie de sa dignité. Ainsi, elle ne permit plus que des pontifes sans mœurs et
sans foi montassent les degrés du siège de Pierre; elle en déposa un certain
nombre, et, que de pareils actes fussent, canoniques on non, il est certain
qu’ils avaient leur utilité dans les circonstances, et servaient les intérêts
de la religion. Plusieurs des pontifes créés par l’Empire, comme Sylvestre II,
honorèrent l’Église romaine par leur caractère, leur science et leurs vertus.
D’ailleurs, Rome n’était point capitale de l’Empire. La puissance qui régnait
sur elle était donc éloignée, conséquemment moins oppressive, moins
tracassière, qu’on pourrait d’abord se l’imaginer; elle laissait aux papes,
pourvu qu’ils lui fussent soumis, une certaine latitude dans laquelle il leur
était permis de se mouvoir assez librement. Les papes étaient humiliés ; la
Papauté conservait sa grandeur et sa majesté.
Mais cette situation de la
Papauté ne pouvait être que transitoire; durable, elle l’aurait tôt ou tard
amenée à se fondre dans la prépondérance impériale. En effet, il n’etait pas
impossible que Rome ne devînt, avec le temps, la capitale de l’Empire; il
l’était encore moins que des princes mondains ne se rendissent maîtres absolus
du souverain pontificat, qu’ils n’y nommassent à leur gré, qu’ils ne le
laissassent vaquer selon les vues de leur ambition, qu’ils n’en investissent
que leurs créatures, devenues par là les ministres de leur volonté, et qu’à la
fin le pouvoir des clefs ne se confondît avec la puissance du sceptre. Contre
de tels dangers, la situation des papes n’offrait aucune garantie. Et ils
étaient si possibles, ces dangers, que les empereurs les réalisèrent à peu près
tous. On sait qu’un des projets favoris d’Othon III était de reporter à Rome le
siège de l’Empire. Ce même Othon III plaça véritablement sur la chaire de
Pierre qui il voulut. Henri III se gêna encore moins; il força Grégoire VI à
déposer la tiare; puis, seul et sans consulter ni les cardinaux, ni le clergé,
ni le peuple romain, il nomma pour lui remplacer Clément II. Les élections de Damase
II, de Léon IX, n’eurent pas lieu avec d’autres formalites. Il ne restait plus
à l’empereur qu’à se nommer lui-même. Évidemment, la Papauté aurait fini par
aller à sa ruine.
Il lui fallait promptement
sortir de cette situation, ou par l’intervention d’une troisième puissance, ou
par scs propres, forces. La première de ces deux voies était de tous points
impossible. A qui en aurait-on appelé? A la France? Mais ses monarques, réduits
à quelques arpents de terre, étaient obligés de conquérir un royaume sur leurs
grands barons. A l’empire d’Orient? Mais, outre que ce malheureux empire,
suivant sa fatale destinée, s’isolait de plus en plus de l’Occident en se
précipitant dans le schisme, il était encore à demi dévoré par les Turcs Seljoucides,
dont les avant-postes approchaient de Nicée. La seule puissance vraiment forte
était la puissance Normande , et c’était
elle qui opprimait. La seconde voie semblait plus impossible encore. Quelle
apparence, en effet, que la Papauté, affaiblie, comprimée, sans ressources matérielles
pour l’aider dans ses entreprises, pût lutter contre cet Empire qui la tenait
comme écrasée? Eh bien! si peu praticable que parût cette voie, ce fut par elle
que la Papauté se sauva. Ce qui devait sembler impossible à tous parut
possible à un seul homme: cet homme était Hildebrand.
Les commencements de ce
génie prodigieux ne nous sont point connus. Tout ce que l’on sait, c’est que
Hildebrand naquit à Soanne, en Toscane, et que ses parents étaient pauvres;
qu’il eut pour maître, dans ses jeunes années, l'archiprêtre Gratien, qui
devint plus tard le pape Grégoire VI; le reste est incertain. L’histoire
commence à fixer les yeux sur lui à l’époque de l’abdication de ce même
Grégoire VI; elle nous le montre alors accompagnant en Allemagne son
bienfaiteur, et, peu après, allant s’enfermer dans le monastère de Cluny, où ses
progrès dans la vie spirituelle et sa profonde capacité le firent bientôt élire
prieur. Le monastère de Cluny était, à cette époque, sous la direction du saint
abbé Odilon, le modèle de la discipline et de la ferveur monastiques. C’est là
que cette âme ardente et forte acquit, par la sévérité et la précision de la
règle, l’étonnant empire sur elle-même qu’on lui vit déployer dans les
circonstances difficiles, et que l’habitude de la contemplation l’accoutuma à
concentrer ses pensées sur un but. C’est là encore que, favorisé par les
longues heures que la solitude laissait à la méditation, il commença à
concevoir la première idcc de ce plan gigantesque qui devait changer la face
du monde.
Pendant son séjour à la
cour impériale, le jeune moine avait vu de près l’abaissement de l’autorité
spirituelle devant l’orgueilleuse tyrannie de la puissance temporelle, les
abus désastreux qui résultaient des investitures laïques; et cette vue avait
produit sur lui une de ces impressions profondes qui, dans les âmes
supérieures, sont le germe de projets grands et généreux. Il avait sondé la plaie,
il s’occupa d’y chercher un remède. La nature même du mal le lui révéla. Ce
remède était d’abord de séparer l’Église d’avec l’État, de rendre ensuite à l’Église
sur l’État cette suprématie à laquelle elle avait acquis un droit incontestable
par la restauration de l’Empire; puis, après avoir fondu les deux éléments
sociaux dans une unité rigoureuse, de faire de la Papauté le centre de cette
unité. La réforme de l’Église devait être la première conséquence de
l’exécution de ce plan.
Quand on considère le
projet de Hildebrand, soit en lui-même, soit dans les circonstances où il le
forma, on est obligé de convenir qu’il fallait un génie transcendant comme le
sien pour le concevoir. Au milieu de la plus grande faiblesse de la Papauté, au
milieu du plus grand déploiement de la puissance impériale, tout à coup un
simple moine, sans appui, sans influence, en un mot, sans moyen visible, forme
le projet d’arracher dû force la Papauté à l’Empire qui la domine, bien plus,
de soumettre l’Empire à la Papauté. Quel rêve! Et pourtant ce n’est point un
rêve, une de ces conceptions fantastiques qui naissent et meurent dans le
cerveau qui les a créées. Hildebrand est trop positif pour s’éprendre d’une
vaine chimère. S’il a formé un tel projet, c’est qu’il a l’espérance de le
réaliser; c’est que, non-seulement la possibilité, mais encore la probabilité
de cette réalisation, a frappé son esprit.
En effet, en se repliant
sur lui-même, il a vu l’âme commander au corps; en interrogeant l’histoire, il
en a appris que c’est l’esprit qui commande au glaive. Pourquoi donc la
puissance spirituelle, qui représente l’âme dans la société humaine, ne
commanderait-elle point à la puissance temporelle, qui en représente le corps,
qui en est le glaive? El non-seulement il a reconnu l’existence théorique de cette
vérité, mais dans ses voyages, en Italie, en Allemagne, en France, son œil
observateur en a su démêler l’existence vivante dans l’esprit social de
l’époque. La tyrannie l’y comprime, il est vrai, mais elle ne l’étouffe pas; un
élan vigoureux l’en fera jaillir et la mettra en; il ne s’agit que de lui
imprimer cet clan. Ce n’est pas tout. Ces mêmes voyages l’ont mis à portée
d’entendre les plaintes de la partie saine du clergé sur les désordres
enfantés par les investitures laïques, de voir les populations, toujours de
plus en plus opprimées par la main de fer des barons et leurs hommes d’armes
tourner leurs regards vers l’Église et attendre leur affranchissement de sa
bienfaisante protection. Dans une réaction comme celle qu’il médite, il aura
donc pour lui le clergé et les peuples. Sans doute, les opinions sur lesquelles
il s’appuie sont isolées, flottantes, timides; mais il saura bien, en les travaillant,
en leur présentant un but, les unir, leur prêter de l’audace, les rendre
entreprenantes. On sait aujourd’hui s’il se trompa dans ses espérances.
Toutefois, jamais Hildebrand
n’eût réalisé ce plan gigantesque, s’il n’avait eu, avec tout son génie, qu’un
caractère ordinaire. Mais son caractère était plus étonnant encore que son
génie. Jamais on ne voulut avec plus d’énergie que lui, jamais avec plus de
constance. Une fois qu’il eut fixé le but qu’il se proposait d’atteindre, son
regard ne l’abandonna plus. Nul obstacle ne le déconcerta, parce qu’il avait
prévu et calculé le nombre et la grandeur des difficultés qu’il aurait à
vaincre. Immobile dans la bonne comme dans la mauvaise fortune, toujours semblable
à lui-même, on ne le vil point se démentir un seul jour.
Ce fut en l'année 1049 que
la Providence fournit à Hildebrand la première occasion de mettre ln main à
l’exécution de ses projets. Cette année vit arriver à Cluny l'évêque
de Tout, Bruno, nouvellement élu pape par Henri
III dans un synode tenu à Worms. On était à la veille de Noël, et le nouveau
pontife, qui avait déjà pris le nom de Léon
IX, se préparait à déployer
dans cette solennité les magnificences de la
Papauté. Hildebrand saisit l’occasion; il ose
se présenter a Bruno, il lui parle de l’irrégularité
de son élection avec une telle force d’éloquence, que celui-ci, subjugué,
dépose les ornements pontificaux, revêt l’habit des pèlerins, et va se faire
élire de nouveau par le clergé et le peuple.
Après une telle influence
exercée sur un pape, Hildebrand ne pouvait plus rester dans un rang secondaire.
Aussi, dès ce moment, le voyons-nous, non plus à Cluny, mais à Rome, décoré du
titre d’archidiacre, et investi de la suprême direction dans les affaires. Dès
lors, ses moindres démarches deviennent importantes. Sous Léon IX, Victor II,
Etienne IX, Nicolas II, Alexandre II, sous cinq pontificats, c’est-à-dire
durant vingt-trois ans qui s’écoulèrent avant sa propre élévation, le
gouvernail de l’Église est dans ses mains. Rien ne se fait sans lui; ses idées
deviennent le mobile de toutes les déterminations; tous ceux qui l’approchent
en sont bientôt pénétres, et, leur zèle s’enflammant du sien, ils ne s’occupent
plus que de les communiquer à d’autres. Par eux, Hildebrand se trouve partout à
la fois, en France, en Angleterre, en Allemagne; le monde entier est agité par
le génie d’un seul homme. S’agit-il de tenir des conciles, c’est Ilildebrand
qui en règle les délibérations et en dicte les décrets. S’agit-il d’lire de
nouveaux pontifes, c’est Hildebrand qui les désigne et décide du choix. Tel fut
l’effet de son activité, qu’à la mort d’Alexandre II, tout se trouva mûr pour
l’accomplissement de ses plans. On dit néanmoins qu’à cet instant décisif,
quand il fallut payer de sa personne, quand les acclamations réunies du clergé
et du peuple lui déférèrent le souverain pontifical, on dit que cc lier génie
se rejeta en arrière, soit que son humilité, qui était grande, le portât à
décliner une dignité qu’il jugeait trop haute pour lui, soit que la prévision
de l’avenir effrayât son courage. Mais on vainquit ses résistances, et il
devint Grégoire VII. Aussitôt l’on vit commencer un ordre de choses inconnu.
Alors régnait en Allemagne
Henri IV, monarque que la Providence avait orné de toutes les qualités qui font
les grands princes, mais qui, grâce à une mauvaise éducation, n’avait développé
que les vices qui font les tyrans. La dépravation de ses mœurs et de son
caractère en était au point, qu’on a peine à croire les excès auxquels il se livrait.
Un pareil monarque devait naturellement craindre l’avénement à la tiare d’un
homme tel que Hildebrand. Déjà, sous le dernier pontifical, n’étant
qu’archidiacre, Hildebrand avait donné à l’empereur un échantillon du sort
qu’il lui réservait s’il devenait jamais pape. Élu à cette dignité, bien loin
de rassurer Henri sur ses intentions, il lui écrivit que, si son élection
était ratifiée, il ne laisserait pas impunis les crimes du prince. Mais en vain
les conseillers de Henri insistèrent sur les menaces et rappelèrent la
véhémence de l’archidiacre pour lui faire annuler son élection; une sorte de
fatalité ontraînait cet empereur, et il envoya son consentement.
Il ne tarda pas à s’en
repentir. Ses vexations arbitraires venaient de soulever la Saxe et la Thuringe;
ces deux grands fiefs de sa couronne étaient en armes contre lui. Grégoire,
dont les avis paternels étaient demeurés sans résultat, saisit la conjoncture,
et envoya, en 1075, à Goslar, des légats, pour sommer l’empereur de se rendre à
Rome, sous peine d’excommunication, afin d’y justifier sa conduite sur la vente
des évêchés, les investitures anticanoniques, les spoliations qu’il se
permettait. L’indignation causée par les injustices de Henri IV était au
comble; le coup vigoureux du pape produisit un effet immense dans toute l’Allemagne.
Dans le premier moment,
Henri IV essaye de répondre aux sommations du souverain pontife par des
violences. Sur ses ordres, un conciliabule tumultueusement assemblé à Worms
dépose Grégoire. Mais ce dernier, sans se soucier de cette déposition,
excommunie l’empereur, le prive de l’Empire, et délie ses sujets du serment de
fidélité. L’Allemagne entière prend fait et cause pour le pontife, et Henri n’a
bientôt plus d autre moyen de salut que d’aller, en 1076, presque seul, à
travers mille dangers, trouver le pape, retiré au château de Canossa, afin
d’implorer son pardon. Là, on ne lui donna audience qu’après l avoir retenu
durant trois jours dans les cours du château, par la saison la plus rigoureuse,
et dans l’état le plus humiliant. La sentence d’excommunication fut levée, il
est vrai, et le titre d’empereur rendu à Henri IV; mais la clémence même de
Grégoire était une victoire pour la Papauté et une défaite pour l’autorité impériale.
Dès ce moment, le triomphe de l’Église sur lÉtat fut consommé.
En se décidant à attaquer
de la sorte la puissance des empereurs, Grégoire avait senti la nécessité de se
ménager un point d’appui en Italie, d’où il pût frapper force et sécurité.
Après les pertes successives qu’elle avait éprouvées, il ne restait guère à la
Papauté, de ses anciennes et nombreuses possessions, que Rome et son duché.
Encore son autorité y était-elle faible et dépendante depuis que les monarques
germains y avaient mis le pied. Le reste avait passé en des mains étrangères.
Grégoire en était réduit, à chercher des alliés. Il en trouva d’abord un puissant
dans le victorieux Robert Guiscard, le successeur de ces aventuriers normands
qui avaient conquis le royaume de Naples. Plus tard, la Providence lui en
offrit un autre non moins puissant, mais plus sûr et plus désintéressé, dans la
célèbre comtesse Mathilde, celle héroïne dont la gloire a laissé une trace si
brillante dans l’histoire du douzième siècle. Fille de Boniface, marquis de
Toscane, elle avait hérité des Etats de son père. Ces Etats renfermaient la
Toscane, Manloue, Rcggio, Parme, Plaisance, Ferrare, Modène, Vérone, une partie
do l’Ombrie, le duché de Spolète, le Patrimoine de saint Pierre, depuis Viterbe
jusqu'à Orviéto, avec une portion de la marche d’Ancône. A celle puissance,
Mathilde joignait une capacité guerrière et administrative, une suite de
desseins, une hauteur de caractère rares chez les personnes de son sexe, et
une piété supérieure à tous ces talents. Grégoire sut s’emparer de cette
princesse, la fit entrer dans ses vues, la pénétra de son esprit et lui inspira
un tel dévouement pour l’Église romaine, qu'il l’amena à céder, en 1077, à cette
Église, la Ligurie et la Toscane, cession qui devait être suivie, plus tard,
d’une donation pleine et entière de tous ses États.
Le règne de Grégoire VII
dépassa à peine douze années, et pourtant il occupe une place immense dans l’histoire
de la Papauté, à cause de ses résultats. Non-seulement Grégoire força l’Empire
à reconnaître la suzeraineté du saint-siège, mais encore il rangea seul, sous
l’autorité de saint Pierre, autant de ducs, de princes, de rois, que tous ses
prédécesseurs ensemble; il réalisa ce que des utopistes n’auraient pas osé
réver : la monarchie universelle, par la seule force de la religion et de la
justice. Ce fut en vain qu’Henri IV, brûlant de se venger, s’avança jusqu’à
Rome à la tête d’une armée, et obligea Grégoire à chercher un refuge dans
l’exil; il ne lui arracha pas une seule concession. Ces succès de la force
brutale n’eurent d’autre effet que de procurer à l’héroïque vieillard un
glorieux tombeau, et de montrer à l’univers qu’une grande âme est au-dessus de
la mauvaise comme de la bonne fortune. Henri lui-même n’échappa point au sort
qu’il avait voulu faire au pape, et le persécuteur de Grégoire VII mourut
détrône par son propre fils.
Des trois hommes que
Grégoire avait désignes pour lui succéder, le premier, Victor III, ne fit que
passer sur le trône pontifical mais le second, Urbain II, reprit l’œuvre de son
maître, et la continua avec vigueur. Un événement singulier vint tout à coup
en favoriser les progrès. Ce fut sous le pontficat d’Urbain II qu’éclata on
Europe le mouvement célèbre qui précipita l’Occident sur l’Orient pour lui
arracher un tombeau. Les croisades doivent beaucoup sans doute à Urbain II,
car c’est lui qui sut en réunir les éléments, et les mettre en activité ; mais
la glorieuse conception des croisades ne lui appartient point. Déjà cent ans
avant, un pontife, compatriote d’Urbain, et non moins illustre que lui,
Sylvestre II, avait eu l’idée d’exciter l’Europe à la conquête des lieux saints.
Les tentatives qu’il fit alors pour la réaliser n’eurent aucune suite. Rien
n’était encore assez mûr pour un si grand dessein. Depuis, Grégoire VII avait
remue cette idée avec plus de succès, et tout porte a croire que si ce grand
pontife eût vécu, il l’aurait lui-même exécutée. Grégoire considérait cette
idée au point de vue de ses desseins, et la rattachait au plan qu’il s’était
formé relativement à la monarchie chrétienne. Si l’on entend bien les
confidences qu’il faità ce sujet dans ses lettres, l’affranchissement des lieux
saints était moins le but qui l’excitait à armer l’Europe contre l’Asie, que
l’extension du royaume de Jésus-Christ. C’est une chose remarquable, dit
l’auteur de l’Histoire des Croisades, que ces mots magiques, qui devaient plus
tard enflammer l’enthousiasme des peuples, ces mots: Jérusalem, tombeau du Fils
de Dieu, ne soient pas même prononcés dans ses lettres. Grégoire se serait
servi du zclc des soldats de la croix pour la délivrance de la ville sainte;
puis, l’impulsion étant une fois donnée à leur courage, il aurait regagné, avec
leur secours, sur le Mahométisme, tout ce que son fanatisme conquérant avait
envahi, et la monarchie chrétienne se serait accrue d’autant.
Là-dessus, il y a plus que
des conjectures; le témoignage de Grégoire lui-même nous apprend que telles
étaient ses vues. Le plan qui les renfermait était merveilleusement conçu. On
commençait d’abord par arracher aux Seljoucides les provinces qu’ils avaient
conquises sur l’Empire grec, et on les restituait à l’empereur, pour prix de la
réunion de l’Église grecque à l’Église romaine. Michel Ducas s’était engagé,
par ses ambassadeurs, à remplir cette condition. La Syrie recouvrée, on poussait
jusqu’en Arménie, on donnait la main à ce royaume chrétien, après l’avoir
rattaché à la suprématie de Rome; puis, avec son secours, on refoulait les
Turcs avec l’islamisme dans les déserts rie la Tartarie. Le pontife ajoutait
que, pour commencer, il pouvait compter sur plus de cinquante mille chrétiens
qui se préparaient à la guerre, et à la tête desquels il prétendait marcher en
personne.
Là s’arrêtent les
révélations de Grégoire. Mais il est permis de croire que là ne s’arrêtaient
pas ses projets, qu’ils s’étendaient encore sur l’Afrique. De cette manière,
les bornes de l’empire qu’avait possédé Rome païenne auraient été dépassées par
Rome devenue chrétienne; l’étendard de la croix aurait flotté depuis les
Orcades jusqu’au golfe Persique, et depuis l’embouchure du Volga jusqu’aux
îles Furtunées, et la fui n’aurait fait qu’un seul empire de tant de royaumes,
comme elle n’aurait fait qu’un seul peuple de tant de peuples, et l’unité eût
été complète.
Un tel projet semble
fabuleux, tant il est gigantesque. Mais, tout gigantesque qu’il est, quand un
pense qu’il a failli être accompli, que l’Europe, pendant deux siècles, y a
employé plus de moyens qu’il n’en aurait fallu s’il y eût eu des chefs plus généraux
que soldats, plus de concert dans les expéditions, plus de discipline dans les
armées, moins de trahison de la part des Grecs, on admire avec quelle justesse
de vues le génie de Grégoire VII formait les plans les plus extraordinaires.
Tant de gloire ne nous était pas réservée.
Mais si le but du grand
pontife ne fut pas entièrement atteint par les expéditions saintes, il le fut
en partie, et la puissance pontificale y puisa un rapide moyen de développement.
«Rien, dit Heeren, n était plus propre à subit ordonner la puissance civile à
celle de l’Eglise, que des entreprises du genre des croisades. Des guerres ce
saintes, où l’on combattait pour I’honneur de la foi, donnaient aux ministres
de l’Église une supériorité naturelle. C’était à la voix du souverain pontife
qu’on les entreprenait; c'était lui qui semblait les commander, qui semblait
faire mouvoir tous les princes et toutes les nations. Ne semblait-il pas alors
être on effet lo roi des rois, elle dominateur de tout le monde chrétien? Du
fond de leurs palais, à Rome, les pontifes gouvernaient l’armée croisée par leurs
légats. A eux était confiée, d’un assentiment général, la conduite des plus hauts
intérêts et de la plus grande opération politique du temps, la direction
suprême des forces d’une partie de la terre, qui s’armait tout entière pour en
combattre une autre. L’enthousiasme religieux cl chevaleresque qui exaltait les
esprits se tournait naturellement dans une telle conjoncture vers le chef de la
religion au nom de laquelle allaient se porter ces grands coups. C’est ainsi
que les papes devinrent, par l’effet de la nature même des croisades, et sans
qu’il fût besoin de a faire jouer de nouveaux ressorts, le centre d’autorité dans
le monde chrétien».
Urbain II ne vécut point
assez pour voir lui-même, dans la querelle des investitures, le résultat de
celle nouvelle influence, mais ses successeurs y gagnèrent bientôt une
supériorité décisive. L’empereur Henri V, qui continuait la lutte de son père,
finit par comprendre que la partie n’était pas égale entre le pape et lui, que
les forces de son adversaire allaient toujours croissant, tandis que les
siennes diminuaient d’une manière sensible, et il ne songea plus qu’à faire la
paix. Cette paix célèbre eut lieu sous le pontificat de Calixte II. Ce pape en
dicta les conditions. La principale fut que l’empereur renoncerait pour tou
jours aux investitures.
Personne ne doute que
Henri V, en reconnaissant par cette paix l’indépendance de l’Église, n’ait
consacré en meme temps la suzeraineté de l’Église sur l’État, but suprême de
Grégoire VII; car les papes avaient soutenu leur cause avec des moyens qui
supposaient évidemment cette suzeraineté. Mais tous ne confessent pas également
la lé gitiinité de cette suprématie. Il en est un certain nombre qui la
regardent comme une usurpation. Il est aisé, sans doute, de taxer l’autorité
pontificale an moyen âge d’usurpation, il ne l’est pas autant de faire voir
comment elle était une usurpation. Leibnitz, ce protestant si éclairé et si
grave, ne la juge pas de cette manière, quand il dit: «Les arguments de
Bellarmin, qui, de la supposition que les papes ont la juridiction sur le
spirituel, infère qu’ils ont une juridiction au moins indirecte sur le
temporel, n’ont pas paru méprisables à Hobbes lui-même. Effectivement, il est
certain que celui qui a reçu une pleine puissance de Dieu pour procurer le
salut des âmes a le pouvoir de réprimer la tyrannie et l’ambition des grands qui
font périr un si grand nombre d’âmes». Du reste, ce grand écrivain n’envisage
pas seulement la suzeraineté du pape sur les rois au point de vue
philosophique, il l’envisage encore au point de vue historique, et montre ainsi
qu’elle n’etait pas moins fondée sur la nécessité du temps que sur la raison.
Dès la première époque du moyen âge, l’intervention de l’Église dans les affaires
de l’État était générale; ou ne pouvait rien faire sans elle, parce que ses
ministres étaient les seuls dépositaires des lumières en tous genres, et que
son autorité était la seule aimée et respectée des souverains et des peuples.
D’un côté, les souverains recouraient à son arbitrage dans leurs différends; de
l’autre, les peuples invoquaient sa protection. Est-il donc étonnant que les
papes aient regardé la la puissance civile comme subordonnée à leur puissance?
« Il est facile, dit M. Gosselin, aujourd’hui à des écrivains superficiels ou passionnés d’attribuer à
l’ambition des papes le pouvoir vraiment
prodigieux que leur attira ce concours de circonstances; mais, outre que cet
état de choses était tout à fait indépendant de leur volonté, n’est- ce pas une
injustice manifeste d’attribuer à leur ambition un pouvoir qui leur était
librement déféré par les souverains, autant par des motifs d’intérêt que par
des motifs de religion? et les papes, bien loin de mériter les reproches qu’on
leur a faits depuis sur ce sujet, n’eussent-ils pas été bien plus
répréhensibles de refuser une autorité alors si nécessaire au bien de la
société et à la tranquillité des États? » Mais les détracteurs de la Papauté ne
se donnent pas la peine de scruter les annales des époques passées, ils
trouvent plus commode de les juger avec les mesquines préventions de la leur.
Si, au lieu pourtant de s’en rapporter aux frivoles déclamations des sophistes
qui les ont devancés, ils étudiaient l’histoire dans sa source, ils ne se
convaincraient pas seulement de la légitimité des pouvoirs exercés par les
papes, ils en admireraient encore l’immense bienfait; ils verraient que, si
quelque ombre de justice s’est conservée au milieu des désordres du moyen âge,
si les peuples n’ont point succombé sous le joug brutal de la force, si
quelques débris de liberté, de civilisation, ont survécu à l’oppression et à la
barbarie que le régime féodal faisait peser sur le monde, c’est à la supériorité
du Sacerdoce sur l’Empire, à la suzeraineté des papes sur les rois, que nous le
devons.
Les empereurs d’Allemagne
n’accrptèrrnt jamais pacifiquement cette suzeraineté; l’histoire de la
résistance qu’ils lui opposèrent est devenue célèbre. La lutte qui fui la suite
de cette résistance dura cent cinquante ans, et a répandu un lustre immortel
sur les pontificats de Célestin II, d’innocent II, d’Alexandre III, d’innocent
III, de Grégoire IX, d’Innocent IV. Ce n’est pas que les empereurs
contestassent celte suzeraineté; ils partageaient au contraire, avec tout le
monde, la conviction que l’Empire depuis Charlemagne relevait du saint-siège,
que le pape faisait les empereurs, et pouvait en certains cas les déposer.
Mais la soumission au joug sacerdotal répugnait à la fierté et à l’ambition de
ces potentats. Ils voulurent à tout prix le secouer; ce fut là leur tort. En
l’acceptant franchement, ils auraient tourné leur soumission au profit de leur
autorité. Consacrée et soutenue par la majesté sainte de l’Église, celle
autorité en serait devenue plus vénérable et plus vénérée; elle n’aurait point
été, comme elle le fut, attaquée, mutilée, parles révoltes des grands barons.
Leur règne aurait été plus tranquille et plus glorieux. En répudiant cette
soumission, que gagnèrent-ils? Rien: ils bouleversèrent l’Europe, l’inondèrent
de sang, se tirent tyrans et persécuteurs. Bien loin de relever la majesté impériale,
ils l’abaissèrent, et fini par succomber eux-mêmes. On s’expose à
d’inévitables mécomptes lorsqu’on se raidit contre les idées de son siècle. De
meme que rien n’arrête un torrent qui se précipite par ses pentes naturelles,
ni digue, ni barrière; de même rien n’arréte les idées qui ont fait une fois
irruption dans l’esprit des peuples: ni les distances, elles se jouent des
espaces; ni les persécutions, elles échappent au tranchant du glaive. Il faut
qu’elles passent.
Les souverains pontifes du
onzième, du douzième et du treizième siècle, en proclamant la supériorité de
l’Église sur l’État, du Sacerdoce sur l Empire, répondaient aux idées des
peuples, à l’opinion publique de leur époque. Donc, en voulant faire prévaloir
le contraire, les empereurs allemands déclaraient la guerre à l’opinion
publique. Évidemment, ils s’opposaient au vœu général, au besoin du temps; car
un vœu général suppose toujours un besoin de même nature; ils voulaient faire
rétrograder la société.
Celle différence dans la
situation des papes et des empereurs explique naturellement la différence qui
éclate aussi dans la fortune des uns et des autres. Les papes triomphèrent
constamment, parce que les moyens d’attaque et de défense ne leur manquèrent
jamais; ils les trouvaient dans les sympathies des peuples divers. Les
empereurs succombèrent toujours, parce que, n’ayant point à leur service les
moyens moraux, ils étaient forcés de recourir à l’emploi de la force, qui
achevait de les déconsidérer.
Cette différence de
situations explique encore la différence du caractère signalé par l’histoire
dans la politique des papes et des empereurs. En général, la politique des
empereurs est étroite, odieuse, inconséquente; on n’y distingue rien de
libéral, de généreux; l’égoïsme s’y trahit partout. Pour embarrasser leurs
adversaires, ils ne craignent pas de susciter ou de favoriser des schismes,
d’entretenir des mannequins décorés du nom de papes, toujours prêts à les
abandonner ou à les patroner, selon que la nécessite les force à la paix, ou
que l’intérêt leur conseille la guerre. Tantôt ils menacent avec hauteur,
tantôt ils supplient avec bassesse; tantôt ils en appellent à la perfidie,
tantôt ils se portent à tous les excès de la violence.
La politique des papes, au
contraire, est constamment généreuse, morale, uniforme. Généreuse: ce n’est pas
pour eux qu’ils combattent, c’est pour la gloire et l'exaltation de cette
Église dont ils sont chargés, par la Providence, de réaliser les destinées.
Morale: les armes qu’ils emploient contre leurs adversaires sont celles
qu’avouent la conscience et l’honneur; tous les coups quils frappent sont
conduits par la justice. Dans les instants de repentir, ceux qui ont été
frappés le confessent hautement. Uniforme: ils ne flottent point, ils ne sont
pas aujourd’hui différents de ce qu’ils étaient hier, parce qu’ils savent ce
qu’ils, veulent, qu’ils le veulent pour des motifs toujours subsistants, et
qu’ils sont décidés d’avance à épuiser tous les sacrifices pour l’obtenir.
Ici se déploie devant nous
le spectacle le plus étonnant qui ait jamais frappé l’œil humain. Une
puissance, qui avait été à peine soupçonnée d’abord, se tire peu à peu de
l’obscurité. Longtemps faible, elle se montre successivement avec plus de
force. Chaque siècle en développe une face, un rapport, en élargit la sphère;
c’est le tribut qu’il lui paye en passant. Elle progresse lentement parfois,
cette puissance, mais elle ne s’arrête jamais, et finit enfin par subjuguer le
inonde. Maintenant, l’univers est à ses pieds. Les uns après les autres, comme
par imitation, la plupart des royaumes connus se sont rangés sous son autorité;
les monarques les plus renommés ne se croient monarques qu’à demi, s’ils ne
tiennent d’elle leur couronne, s’ils ne partagent l’honneur de lui faire
hommage de leurs États. Protégés par celle puissance, les faibles semblent n’avoir
plus rien à craindre; approuvés par cette puissance, les forts s’estiment
invincibles. Partout où se présentent ses envoyés, ils sont reçus comme les
ambassadeurs de Dieu lui-même; ils élèvent la voix, et leurs paroles tombent
comme des oracles; ils menacent, et tout tremble; ils décident, et l’on regarde
leur décision comme un arrêt descendu des deux, tant la puissance qu’ils
représentent donne à leur caractère je ne sais quoi de divin. C’est aux mains
des ministres de cette puissance que la direction des affaires les plus
importantes de la société est remise. A la cour, dans les camps, comme au
milieu des conciles, tout est modéré par eux; ils font la paix et la guerre;
ils se mêlent aux détails les plus minutieux de l’adminislration civile ; ils
dictent les lois; ils sont l ame de toutes les entreprises. Ils agitent tout,
pacifient tout, règlent tout selon les volontés suprêmes de cette puissance;
une seconde fois, Rome est devenue le centre et la maîtresse du monde. Et,
chose remarquable! cette puissance ne doit rien aux moyens par lesquels les
autres se fondent, $e maintiennent; elle n’a point d’armée à ses ordres, elle
ne menace point les adversaires qui lui résistent de traîner chez eux la désolation
et la mort. C’est par des moyens tout spirituels qu'elle procède, c’est par
l’expression simple de sa volonté qu’elle attaque ou se défend. Elle lance une
décrétale, ou elle envoie un légat, et elle est sûre de se faire obéir. Certes,
ils ont plus d’esprit qu’on ne saurait le dire, ceux qui expliquent les
prodiges de cette puissance par l’ambition d’une part et l’ignorance de l’autre!
Ne serait-on pas en droit de leur demander comment il s’est fait que
l’ambition, qui produit le despotisme, et l’ignorance, qui enfante les
ténèbres, aient pu sauver la liberté des peuples et préparer les lumières de la
civilisation?
On s’accorde à reconnaître
le commencement du treizième siècle et le pontificat d’innocent III comme l’époque
où la puissance temporelle de la Papauté atteignit le point le plus élevé de
son progrès. En effet, si le génie transcendant d’innocent III ne réussit point
à l’affranchir de toute opposition, il lui donna partout une supériorité
irrésistible. Pendant les dix-huit années qu’il occupa la chaire de saint
Pierre, ce pontife gouverna réellement le monde comme un roi ses États. Sans
quitter son palais de Latran, il fit sentir son pouvoir aux régions les plus
éloignées; il inaugura un nouvel empire en Orient, créa un empereur
d’Allemagne, humilia Philippe-Auguste, le plus fier des souverains, châtia le
roi d’Angleterre, précipita une troisième fois l’Occident sur l’Asie. Rien ne
lui résista. Mais, avant de mourir, il avait préparé, sans s’en douter, à
l’Église romaine, dans la personne de Frédéric II, un ennemi qui ne devait pas
la laisser jouir longtemps en paix des fruits d un si beau règne. La guerre que
lui déclara bientôt ce prince, élevé à l’ombre du sanctuaire, fut la plus
acharnée et la plus terrible quelle eût jusque-là éprouvée. Grégoire IX et
Innocent IV la soutinrent avec une hauteur de courage digne de Grégoire VII.
Elle devait être la dernière. Innocent IV eut la gloire de la terminer, en excommuniant
Frédéric au milieu du premier concile général tenu à Lyon. Jamais victoire
remportée par le Saint-Siège n'avait été plus décisive pour son autorité et
plus funeste à ses ennemis. Le jour où, après avoir entendu la sentence du
pontife, tous les pères semblèrent la confirmer en renversant leurs flambeaux,
parut si terrible aux témoins de cette lugubre scène, qu’un d’eux lui appliqua
à haute voix les expressions dont les saintes Écritures se servent pour
désigner le jour du dernier jugement. En vain Frédéric voulut résister, son
génie l’abandonna avec la puissance; la malédiction du ciel semblait être descendue
sur lui avec la sentence du pape, et il expira bientôt après de honte et de
chagrin.
Le pontificat de Grégoire
X, qui commença en 1268, pour durer huit ans, est un des plus remarquables du treizième
siècle, en ce qu’il marqua la période la plus glorieuse peut-être pour la
Papauté. Rome chrétienne se trouva alors dans une situation analogue à celle où
Rome païenne avait été douze siècles plus tôt, elle n’eut plus d’ennemis à
combattre. Le règne de Grégoire X, arrivant après tant de pontificats orageux,
représente assez bien le règne pacifique d’Auguste remplaçant les longues
querelles des triumvirs. Ce pontife comprit admirablement sa mission, il
résolut de tout pacifier, d’éteindre toutes les haines, d’imposer silence à
toutes les discordes. Son caractère se trouvait au niveau de ces intentions
généreuses. S’il n’avait pas au même degré que ses illustres prédécesseurs
cette énergique vigueur qui terrasse, il possédait en revanche celle
modération sage qui réconcilie. Grâce à ses efforts, on vit l’unité rétablie
entre l’Église d’Occident et l’Église d’Orient, les dissensions politiques
étouffées. Il fut un instant où la paix régna partout. Mais la Papauté ne
devait point revoir de si beaux jours.
Nous allons montrer
comment cette merveilleuse puissance des papes, d’abord ébranlée par la rapide
succession des souverains pontifes apres Grégoire X, attaquée ensuite par l’audace
de Philippe le Bel, puis affaiblie par la translation du Saint-Siège à
Avignon, vint se renverser tout à fait dans les calamités du grand schisme
d’Occident. Au commencement du quinzième siècle, quand, restaurée par le
concile de Constance, la Papauté chercha cette antique et glorieuse puissance,
elle la trouva continue dans les limites du domaine ecclésiastique, d’où elle
était partie six siècles auparavant pour dominer le monde. A la vérité. le
pape resta environné longtemps encore d’une grande considération temporelle.
Les empereurs tenaient toujours les rênes de sa haquenée, les souverains s’efforçaient
à l’envi de F honorer de leurs hommages, mais les uns et les autres avaient
ressaisi leur indépendance, et l’on ne vit plus partir de Rome ces actes d’une
dictature souveraine que les successeurs de Grégoire VII avaient exercée, même
au milieu du quatorzième siècle.
Dans cet état de choses,
vint le concile de Bâle avec ses décrets révolutionnaires, bien dignes de
servir de base à la Pragmatique-sanction, puis le Protestantisme. A la voix du
moine de Wittenberg, une partie de la chrétienté sc détacha de l’autre. Luther
attaqua non-seulement le pouvoir temporel de la Papauté, mais encore son
pouvoir spirituel. Il allait répétant que le pape était l’Antéchrist, que
l’Europe avait dans sa personne un bien plus grand fléau que dans le Turc; et,
flétri par ces dénigrements moqueurs, l’évêque de Rome devint un objet de
mépris et de haine pour tous ceux que les autres mensonges du novateur avaient
séduits. On doit dire qu’il s’ensuivit aussi chez les catholiques, à l’égard du
Saint-Siège, un notable affaiblissement de respect et de confiance. La Papauté
perdit alors peu à peu ce qui lui restait de sa puissance. Ici l’on se
débarrassa d’une redevance, là d’un privilège; ailleurs, on obtint des
concessions par des concordats. Chacun profita de l’affaiblissement du
colosse. «Dans toute la chrétienté, dit Ranke, au sud comme au nord, partout on
chercha à restreindre les droits des papes». Ceux-ci ne s’efforcèrent point de
retenir imprudemment ce qu’ils voyaient leur échapper; ils cédèrent beaucoup,
parce qu’ils avaient l’Église à sauver, car le Protestantisme s’attachait à
gagner les souverains par l’attrait de cette double autorité que les papes
avaient si longtemps exercée. En effet, dès son début, le Protestantisme
s’annonça comme la réhabilitation de la prépondérance du pouvoir temporel dans
la société. Ici les souverains pontifes montrèrent autant de sagesse qu’ils
avaient déployé de justice et de magnanimité au temps de leur domination. Sans
les concessions qu’ils firent alors à propos, d’irréparables maux s’en seraient
peut-être suivis.
On en reste convaincu
quand on voit le Protestantisme susciter contre Rome l’esprit d’opposition là
même où il n’avait pu réussir à faire prévaloir ses nouveautés. Il y eut des
hommes de talent et de vertu dans l’Église catholique qui, de bonne foi ou par
flatterie, imaginèrent qu’il y avait une dangereuse erreur dans cette vieille
croyance, que les papes avaient le droit d’obliger les princes à être justes, à
ne point abuser de leur pouvoir, à faire fleurir la religion. Cette étrange
opposition éclata principalement en France, où les principes de la nouvelle
hérésie avaient été pourtant si vigoureusement refoulés, Il devint à la mode
d’être gallican, c’est-à-dire opposé au pape. Les rapports du gouvernement du
roi très-chrétien avec Rome furent réglés sur les bases de cette opposition;
et, en 1682, Louis XIV fit rédiger par toute une assemblée d’évêques, dans le
but d’en faire la loi de l’État, des décrets offensants pour l’autorité
pontificale. Par une contradiction vraiment dérisoire, on donna à ces décrets,
qui ne proclamaient ni plus ni moins que le despotisme du pouvoir civil, le nom
de Libertés, tout comme on avait donné autrefois le nom de Réforme au
renversement de tous les principes du Christianisme. Que Rome recueillit bien
alors le fruit de ses sacrifices! il n’y avait plus chez elle, depuis
longtemps, la moindre tendance à une juridiction temporelle quelconque pour
justifier les inqualifiables précautions du grand roi, et Innocent XI put, à
son aise, foudroyer un décret sans portée parce qu’il était sans but.
Mais le Gallicanisme lui a
survécu et s’inspire encore de ses articles. Le Gallicanisme, malgré les grands
noms qui le patronent, n’est qu’une pure émanation du Protestantisme et une
insigne déception pour les peuples; c’est, de toutes les opinions qui ne sont
pas à l’état d’erreur constatée, la plus blessante pour l’Église; c’est une
protestation contre son autorité; c’est la courtisanerie érigée en dogme
théologique. Du reste, ses vues sont aussi étroites que son histoire est
honteuse. Quel est le but du Gallicanisme, et que se propose-t-il? persuader
au monde que la suprématie pontificale serait nuisible aux sociétés? Mais ses
écrivains les plus renommés confessent que cette suprématie, à l’époque où les
papes en usèrent, fut nécessaire et bienfaisante. Quelle contradiction!
Pense-t-il, en affranchissant les potentats du contrôle ecclésiastique, les
rendre plus vénérables? Eh quoi! depuis que la majesté de la tiare ne domine
plus la majesté des couronnes, celle- ci en est-elle devenue plus imposante?
Depuis que les rois ne relèvent plus du vicaire de Jésus-Christ, ils relèvent
du peuple, qui les renverse ou les élève au gré de son caprice. Ce n’est point
à notre époque qu’il faut chercher les bienfaits du Gallicanisme, quand nous
avons vu tant de constitutions naître et mourir, quand l’autorité est menacée
presque partout de succomber dans les excès de l’anarchie.
Ce furent les malheurs de
la société qui développèrent au moyen âge la prépondérance du pouvoir spirituel
sur le pouvoir temporel. Espérons que les calamités toujours croissantes de
notre société moderne ramèneront tôt ou tard cette prépondérance salutaire.
Déjà les grands esprits, en Allemagne comme en France, traitent avec plus de
respect les souvenirs historiques qui se rattachent à cette célèbre
dictature. Des aveux précieux à recueillir sont déjà tombés de plus d’une
bouche. Espérons encore une fois que la vérité se fera jour, et que les
gouvernements de l'Europe, revenus, par la force des choses, à l’unité catholique
et à l’amour de la religion, comprendront enfin qu’il importe essentiellement à
la tranquillité publique de donner à l’autorité une autre consécration que
celle d’une volonté capable de tous les excès, et aussi mobile que les vagues
de l’Océan.
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