BIBLIOTHÈQUE FRANÇAISE |
HISTOIRE DES PERSECUTIONS |
Amazon.com:LE CŒUR DE NOTRE-DAME MARIE DE NAZARETH: UNE HISTOIRE DIVINE |
HISTOIRE DES PERSÉCUTIONS PENDANT LES DEUX PREMIERS
SIÈCLES
CHAPITRE II LA PERSÉCUTION
DE DOMITIEN.
I. — Les chrétiens sous les premiers Flaviens.
Cependant, à mesure que les regards du pouvoir se détournèrent des
chrétiens, et que la révolte de 66, terminée par la victoire de Titus et la
ruine de la nationalité judaïque, ne fut plus qu’un souvenir, la confusion deux
fois dissipée se rétablit d’elle-même. N’ayant rien à craindre des uns ni des
autres, les Romains s’habituèrent de nouveau à considérer les chrétiens et les
Juifs comme des frères, ennemis sans doute, mais cependant issus de la même
souche et menant à peu près la même vie. Dès 70, si l’on en croit Sulpice Sévère
reproduisant un passage perdu de Tacite, Titus : et le conseil de guerre
rassemblé autour de lui au moment de donner à Jérusalem le dernier assaut
parlaient des adhérents du mosaïsme et des disciples du Christ comme de deux
branches d’un seul tronc, tout en reconnaissant l’opposition des deux cultes.
Titus et une partie de ses officiers estimaient qu’il fallait avant tout
détruire le temple, afin d’abolir entièrement la religion des Juifs et des
chrétiens ; car ces deux religions, quoique contraires entre elles, avaient des
auteurs communs : les chrétiens venaient des Juifs la racine extirpée, le
rejeton périrait bientôt.
Dans ces paroles résonne encore un accent de colère : mais l’âme
naturellement clémente de Titus devait promptement s’adoucir. Lui qui avait
ordonné l’incendie du temple, fit ensuite de vains efforts pour arrêter les
flammes qui dévoraient le splendide monument. De même, la guerre finie,
satisfait de sa victoire et de l’élévation de sa famille au trône, il oublia le
désir un instant manifesté de voir périr les deux religions monothéistes. Ses
sympathies semblent, au contraire, le porter vers les Juifs. Hérode Agrippa II
continue de régner en Galilée et de vivre à Rome à la cour des Flaviens, moins
comme un vassal que comme un familier et un ami. Ses sœurs Drusille et Bérénice habitent Rome : Bérénice y donne le ton, y règle la mode, étonne la
société romaine par son faste et sa délicatesse, aime Titus et en est aimée.
Josèphe écrit sous les yeux du vainqueur de Jérusalem, et presque avec sa
collaboration, son livre de la Guerre des Juifs, qui est à la fois le cri
suprême du patriotisme expirant et la glorification des aigles romaines. Les
deux premiers Flaviens, Vespasien (69-79) et Titus (79-81), sont entourés d’une
petite cour juive, aimable, spirituelle, dévouée, assez sceptique pour ne pas
garder rancune, assez juive encore, cependant, pour mêler aux mœurs romaines
adoptées avec tout leur abandon et tout leur luxe, la pratique des rites et la
solennelle observation des fêtes mosaïques. La seule charge imposée aux Juifs
vaincus est l’impôt du didrachme ; encore cet impôt n’est-il pas une taxe
nouvelle, il reçoit seulement une autre destination, et sera désormais payé au
Capitole au lieu de l’être comme autrefois au temple. En un mot, la colonie
juive, accrue des milliers de captifs que la victoire de Titus a jetés en
Italie, est plus nombreuse et plus influente que jamais dans Rome : elle a
obtenu sans peine la faveur de la nouvelle dynastie : Vespasien pourrait-il
oublier que c’est un Juif, Tibère Alexandre, qui l’a, le premier, proclamé
Auguste à Alexandrie, et a reçu en son nom le serment des légions?
Les chrétiens n’avaient donc rien à craindre en se voyant de nouveau
confondus par les hommes d’État romains avec les Juifs, après en avoir été
distingués en 64 et en 68. Aux yeux des politiques, ils ne diffèrent que par
des nuances insaisissables de ces Juifs loyaux et habiles qui ne désertèrent
pas les drapeaux de Rome, et que la maison Flavienne a voulu associer à sa
fortune. Nulle part les chrétiens n’avaient fait cause commune avec les
révoltés : ce souvenir les protégera longtemps. Qu’importe qu’ils n’aillent pas
à la synagogue ? Pour Vespasien et pour Titus, ce sont des gens vivant more judaïco, et ayant donné des gages de fidélité au
gouvernement. Leur patience, leur modestie, leur soumission contrastent non
seulement avec les excès des zélotes de Palestine, mais encore avec
l’opposition mordante et dédaigneuse que le stoïcisme aristocratique ne cessait
de faire à la dynastie bourgeoise qui avait remplacé les Césars. Cela suffit :
le reste, affaire de culte et de conscience, importe peu. Ainsi raisonnaient
Vespasien et Titus. Les commencements de la dynastie Flavienne furent une ère de repos, de développement paisible et de prospérité
pour l’Église.
S’il y eut (comme il est également difficile de l’affirmer et de le nier)
quelques martyrs sous Vespasien, Titus, ou dans les premières années de
Domitien, ce fut à la suite d’incidents passagers et locaux, non en exécution
de mesures prises contre l’Église par le pouvoir nouveau. Rien ne fait supposer
que le pape saint Lin ait péri de mort violente. L’inscription relatant le
martyre d’un certain Gaudentius qui, après avoir bâti le Colisée, aurait été
reconnu chrétien et condamné à mort par Vespasien, est d’une fausseté manifeste.
Loin d’indiquer une époque de persécution, les monuments chrétiens de ce temps
révèlent un âge de paix profonde, une période de libre expansion. La première
inscription chrétienne datée est contemporaine de Vespasien. Une autre
inscription chrétienne du même temps, non datée, provient de la catacombe de
Lucine ou de Commodilla, sur la voie d’Ostie, où fut
enterré saint PauL. On peut attribuer à cette époque
des épitaphes de la catacombe de Priscille et de l’antique cimetière où Pierre
baptisa. D’une brièveté classique, elles portent le plus souvent le nom seul ;
ceux de Flavius, Flavia, Titus Flavius, s’y retrouvent. Deux autres
inscriptions ont été découvertes, la première sur l’emplacement de la catacombe
de Nicomède, mais provenant d’une sépulture à fleur de terre, la seconde dans
une des plus anciennes parties de la catacombe de Domitille. Celle-là indique
un tombeau ouvert par un maître probablement chrétien à ceux de ses affranchis
qui appartiennent à sa religion: celle-ci a été mise par un chrétien à la
mémoire de soi et des siens qui ont foi dans le Seigneur. On peut les attribuer
à la fin du premier siècle : elles sont d’une époque où les chrétiens ne
craignaient pas de faire ouvertement profession de leurs croyances.
Ils possédaient, au temps des Flaviens Augustes, des cimetières souterrains
creusés avec un soin magnifique et presque royal, et ornés de tous les
raffinements de l’art. Les entrées n’en étaient nullement dissimulées : elles
s’ouvraient sur la campagne, le long des voies publiques, et quelquefois
étalaient au regard des façades monumentales. Tel est l’édifice funéraire
chrétien de la fin du premier siècle découvert en 1865 près de la voie Ardéatine. L’hypogée a son vestibule sur le bord de la
route : la façade, construite en belle maçonnerie de briques, est ornée d’une
corniche en terre cuite ; la place de l’inscription avait été, selon l’usage,
ménagée au-dessus de la porte et se reconnaît encore. L’architecture de ce
vestibule, adossé à la colline comme la façade du tombeau des Nasons, convient
au monument sépulcral d’une noble famille chrétienne, construit à ‘grands frais
et avec une entière liberté. Du vestibule on descend par quelques marches dans
une large allée souterraine, dont la voûte est couverte d’une gracieuse fresque
représentant une vigne dans laquelle se jouent des oiseaux et de petits génies.
A droite et à gauche les murs sont ornés de peintures symboliques : Daniel dans
la fosse aux lions ; les célestes agapes où sont mangés le pain et le poisson,
emblème du Christ. Ces peintures sont très probablement contemporaines des
Flaviens, et d’autres encore, dans l’intérieur de l’hypogée, peuvent remonter
au même temps. Tel est, selon toute apparence, le berceau de l’art chrétien. A
la liberté d’esprit de l’artiste, à l’aisance des coups de pinceau, on devine
la sécurité dont furent entourés ses débuts. Non seulement le sépulcre était
visible, désigné à tous les yeux par le vestibule extérieur et par
l’inscription mise sur la porte, mais les peintures mêmes représentant des
sujets bibliques, comme Daniel dans la fosse aux lions, étaient placées près de
l’entrée, au niveau du sol, éclairées par la lumière du jour.
Il est probable que si l’inscription dont l’emplacement est encore visible
au-dessus de la porte avait pu être retrouvée, on aurait lu : SEPVLCRVM
FLAVIORVM ou quelque indication analogue. D’autres inscriptions rencontrées au
même lieu nous apprennent que le domaine funéraire dans lequel avait été creusé
!hypogée appartenait à Flavia Domitilla, petite-fille
de l’empereur Vespasien, qui épousa son cousin Flavius Clemens, consul en 95.
Selon l’usage, elle avait fait sur son domaine, à des clients ou à des
affranchis, des concessions de petits terrains sépulcraux : les inscriptions
qui les constatent ont permis de connaître le nom de la noble propriétaire.
Mais le grand hypogée n’est point une concession de cette nature : c’est le monumentum lui-même, selon l’expression légale, le sépulcre
de famille, orné avec art, construit avec une simplicité majestueuse. Ce
monument est chrétien, sa décoration l’atteste. Il prouve ce que d’autres
documents permettaient déjà d’entrevoir : à la fin du premier siècle, une
branche de la famille impériale des Flaviens professait le christianisme.
L’origine de cette famille était obscure, et rien, cent ans plus tôt, n’eût
fait présager les hautes destinées auxquelles elle parvint. L’auteur commun des
deux branches dont l’une occupa le trône tandis que l’autre devenait
chrétienne, était un bourgeois de Rieti, dans la Sabine : il s’occupait
d’affaires d’argent. Son fils, Sabinus, entra dans une société de publicains,
vécut longtemps en Asie, puis fonda une banque chez les Helvètes, où il mourut.
Il avait épousé une femme de bonne famille, Vespasia Polla, et laissait deux fils. Le plus jeune devint l’empereur
Vespasien ; l’aîné, Titus Flavius Sabinus, avait géré deux fois la préfecture
urbaine, sous Néron en 64, sous Othon et Vitellius en 69. Qui sait s’il ne
reçut pas le premier quelque impression du christianisme ? Il assista, sans
doute en témoin passif, aux supplices ordonnés et présidés par Néron après
l’incendie de Rome ; peut-être, en vertu de sa charge, qui comprenait tout ce
qui regardait la police de la ville, avait-il eu à interroger quelques
chrétiens au sujet de l’incendie. L’atroce tragédie d’août 64 dut le troubler
profondément, car c’était un homme doux, auquel le sang et les massacres
faisaient horreur. Il semble avoir eu depuis ce temps peu d’ambition ; préfet
de Rome sous Vitellius, quand Vespasien fut proclamé par les légions, il
s’efforça d’amener un accord entre lui et l’empereur, et refusa de favoriser
par un coup de main hardi la tentative de son frère, comme on l’en sollicitait
de toutes parts. Ce n’est qu’à la dernière extrémité, et pour sauver sa vie,
qu’il s’enferma au Capitole, où il périt sans se défendre. Cette étrange
abnégation ne pouvait passer pour timidité chez un homme qui avait fait
trente-cinq campagnes, et s’était couvert de gloire dans la vie militaire et
dans la vie civile ; elle étonna les contemporains. En vieillissant il a perdu
toute énergie, dirent les uns ; c’est un homme modéré, avare du sang de ses
concitoyens, pensaient beaucoup d’autres. On s’est demandé si la cause d’une
telle vertu, rare dans tous les temps, plus rare encore à cette époque, ne
devait pas être cherchée dans une secrète adhésion au christianisme, et si cet
homme innocent et juste, chez lequel Tacite ne trouve à reprendre qu’une
intempérance de langue, n’avait pas appris de quelque martyr de 64, ou de
quelque chrétien échappé à la persécution de Néron, ce grand apaisement de
l’âme, dont l’opinion publique s’étonna. Il est singulier, en effet, que le
reproche de mollesse, d’indifférence politique, que plusieurs lui adressèrent à
la fin de sa vie, ait été adressé de même, vingt-six ans plus tard, à l’un de
ses fils, qui mourut chrétien.
Ce fils, Titus Flavius Clemens, est le mari de la petite-fille de
Vespasien, propriétaire de l’hypogée de la voie Ardéatine.
La femme de Clemens s’appelait Flavia Domitilla,
comme sa grand’mère, femme de Vespasien, comme sa mère, sœur de Domitien et de
Titus. Dans cette famille de parvenus, qui de la Cisalpine était venue
s’établir à Rieti, et de Rieti à Rome, la pauvreté d’aïeux et de souvenirs
était grande : on se transmettait invariablement trois ou quatre noms. La vie
de Flavius Clemens est peu connue. Il paraît avoir, avec répugnance et par la
force des choses, suivi la carrière des honneurs, jusqu’au consulat, qui lui
fut conféré dans la quinzième année de Domitien, en 95 ; les contemporains sont
frappés du peu d’empressement qu’il mit à profiter de la fortune de sa famille.
Son père Sabinus avait été, à la fin de sa vie, accusé de mollesse ; Clemens
était méprisé pour son inertie, c’est-à-dire pour son absence d’ambition : contemptissimæ inertiæ, dit Suétone. On en sait déjà la cause : il était chrétien. La difficulté de
concilier les devoirs de la religion nouvelle avec les actes de la vie
politique, presque tous empreints l’idolâtrie, avait conduit les fidèles à se renfermer
dans une abstention systématique, que les païens qualifiaient tantôt de
tristesse, tantôt d’inertie. On nous accuse de n’être point propres aux
affaires, écrit Tertullien. Ce même reproche est placé par les Actes des
martyrs dans la bouche de magistrats païens : Laissez donc toute indolence et
tout désespoir, et sacrifiez aux dieux, dit un juge à deux accusés chrétiens.
Un autre joue sur les mots : Je ne vous appelle pas chrétien,
dit-il, mais inutile.
Même à la fin du quatrième siècle, Prudence accepte, avec quelque exagération,
ce reproche comme étant la caractéristique du chrétien fervent. Rapproché
de ces textes, le mot de Suétone sur l’inertia de
Clemens prend sa véritable signification.
Avec de telles dispositions d’esprit, Clemens et Domitilla ne subirent probablement pas sans répugnance une faveur de Domitien, que
d’autres eussent reçue avec empressement. La famille impériale, si florissante
sous Vespasien et Titus, dépérissait déjà. Séduite par son oncle Domitien,
Julie, fille de Titus, était morte des suites de ses désordres. L’époux de
cette infortunée, Flavius Sabinus, frère de Clemens, avait été condamné parce
que le héraut, au lieu de le proclamer consul, l’avait par erreur proclamé imperator.
De l’impératrice, cette étrange Domitia, qu’il
répudia, reprit, voulut faire mourir, et qui le tua, Domitien n’avait eu qu’un
fils : cet enfant ne vécut pas. Les autres membres de la famille étaient des
femmes : une sœur de Clemens, Plautilla, descendant
peut-être par sa mère de Plautius, le vainqueur de la
Bretagne sous Claude, l’époux de Pomponia Græcina; — la fille de Plautilla,
nommée Flavia Domitilla comme sa tante ; — Aurelia Petronilla, fameuse dans l’antiquité chrétienne comme la
fille de saint Pierre, qui fut enterrée dans le tombeau de famille de la voie Ardéatine, et paraît, par son cognomen, appartenir à la
descendance de l’auteur commun des deux branches des Flaviens, T. Flavius Petro.
Seul de toute cette race si vite épuisée, Clemens avait des fils. Domitien
voulut en faire ses héritiers : il les prit, se chargea de leur éducation, leur
donna Quintilien pour précepteur, changea leurs noms en ceux de Vespasien et de
Domitien, les désigna publiquement pour lui succéder.
L’Empire eût probablement appartenu un jour à ces rejetons d’une race
chrétienne, si la cruauté versatile de Domitien n’avait, peu de temps après
leur adoption, immolé leur père, exilé leur mère, une autre de leurs parentes,
sacrifié leurs plus intimes amis. Ils disparaissent à ce moment de l’histoire,
victimes peut-être eux-mêmes de la jalousie du tyran, qui laissait rarement
vieillir, dit Juvénal, les membres des grandes familles, et multipliait autour
de lui les tragédies domestiques.
II. — La condamnation de Flavius Clemens et des deux Domitilles.
La condamnation des Flaviens chrétiens est l’épisode le plus marquant de la
persécution suscitée contre l’Église à la fin du règne de Domitien. Cette
persécution fut elle-même un incident d’un changement général dans sa
politique, qui semble avoir commencé dix ou douze ans après son avènement au
trône.
Domitien avait d’abord essayé de gouverner avec sagesse. Il s’était proposé
pour modèle tout à la fois la sévérité de Vespasien et la douceur de Titus. On
vit ce débauché, sur lequel Suétone donne des détails ignobles, exercer avec
sérieux la censure des mœurs. Il interdit la castration, réprima un vice
infâme, frappa de diverses incapacités les femmes de mauvaise vie. Par ses
ordres des vestales coupables d’avoir violé leurs vœux furent enterrées vives.
Lui qui devait reprendre honteusement sa femme Domitia après l’avoir répudiée pour adultère, raya de la liste des juges un chevalier
romain convaincu de la même faiblesse. Quintilien put l’appeler censeur très
saint, et Martial le féliciter d’avoir rendu les temples aux dieux et les mœurs
au peuple, d’avoir contraint la pudeur à rentrer dans les familles, d’avoir
refait une Rome chaste. En matière de finances, même modération et même énergie
: il refusait les legs des testateurs qui avaient des enfants ; il punissait
des peines de la dénonciation calomnieuse les délateurs qui accusaient
faussement dans l’intérêt du fisc. Comme Titus, il manifestait en toute
occasion sa haine des délateurs ; c’était déjà beaucoup pour lui, dit Martial,
de leur faire grâce de la vie. Enfin, son extrême sensibilité ne pouvait
souffrir la vue du sang (excepté, bien entendu, du sang des gladiateurs) : dans
un accès de pitié pour les bœufs, il annonça l’intention de défendre par un
édit leur immolation sur les autels.
Cette sage politique ne devait pas durer toujours. Les esprits prévoyants,
qui voyaient le trésor impérial s’épuiser par des constructions immenses, par
ces fêtes sans fin que chantèrent Stace et Martial, sentaient qu’un jour le
besoin d’argent, joint à l’ivresse du pouvoir absolu et à la folie de divinité
dont était possédé Domitien ; le jetterait à son tour dans les voies de Néron,
et démasquerait le tyran. La réédification du Capitole brûlé sous Vitellius, et
dont les seules dorures coûtèrent près de 72 millions de francs; la
reconstruction en pierre du Grand Cirque, demeuré en ruines depuis l’incendie
de 64, et désormais assez vaste pour deux cent cinquante mille spectateurs; un
temple élevé à la gens Flavia, un nouveau temple, d’une magnificence inouïe, à
Jupiter Capitolin; une demeure splendide consacrée à la divinité de l’empereur
sur le Palatin; un nouveau Forum, un Odéon, un Stade, des temples, d’Isis et de
Sérapis; dans toutes ces constructions, tant publiques que privées, une
profusion de métaux précieux, qui faisait dire aux contemporains que, comme
Midas, Domitien changeait tout en or; de continuels spectacles offerts au
peuple, jeux scéniques, combats d’animaux, de gladiateurs, de femmes, de nains,
le jour, la nuit; des batailles navales où, sur les eaux d’un lac creusé tout
exprès, de vraies flottes s’entrechoquaient; des repas publics où Rome entière
était invitée, des loteries immenses où les billets gagnants tombaient en pluie
sur la foule: ces profusions de toute sorte, les unes grandioses, les autres
absurdes ou criminelles, finirent par dissiper les économies réalisées pendant
le sage gouvernement de Vespasien et déjà compromises par la munificence de
Titus.
Les délateurs, qui avaient attendu patiemment, baissant la tête et laissant
passer l’orage, se retrouvèrent bientôt aussi puissants que sous Néron. Les
accusations de lèse-majesté, les confiscations, les testaments forcés, les
proscriptions, les supplices, recommencèrent sous les yeux de Rome consternée,
qui depuis les Flaviens avait perdu l’habitude de ces terribles moyens de
gouvernement. Cependant les biens des condamnés et des mourants ne suffisaient
pas à remplir le trésor vide. Il fallut trouver d’autres ressources. Domitien
les demanda à l’impôt. Mais il ne pouvait songer à augmenter le cens, l’impôt
foncier, et ces contributions indirectes, ces péages de toute sorte, qui
grevaient d’un poids énorme le commerce du monde soumis aux Romains. Il se rappela
la taxe, autrefois nationale et religieuse, que depuis 70 les Juifs
payaient à leurs vainqueurs. Jusque-là, seuls les Juifs d’origine y avaient été
soumis : Domitien décida que toutes les catégories de gens qui menaient la vie
judaïque, circoncis ou non, devraient désormais le didrachme.
Cette mesure était grosse de conséquences, que probablement Domitien
n’avait pas prévues. Dans la masse des contribuables visés par le décret se
trouvèrent englobés, pour les agents du fisc, qui ne regardaient qu’aux
apparences, non seulement les prosélytes de la porte, mais tous les adorateurs
d’un Dieu unique, tous ceux qui mettaient la Bible parmi leurs livres sacrés, y
compris les chrétiens. Alors commença une inquisition qui ne reculait ni devant
les plus odieuses investigations matérielles, ni devant les plus délicates
recherches de conscience. Beaucoup de chrétiens refusèrent de se laisser
confondre avec les Juifs, d’acquitter une taxe dont le payement leur paraissait
un mensonge, une abjuration déguisée : la distinction des deux religions,
depuis longtemps oubliée, redevint officielle. Refuser de l’argent à l’empereur
était alors le plus grand des crimes. Les chrétiens s’en aperçurent à leurs
dépens. Désormais il y eut, aux yeux de l’autorité romaine, deux classes
d’hommes vivant more judaïco. Les premiers étaient
les vrais Juifs ou les prosélytes du judaïsme : leur religion était licite, à
condition de payer le didrachme. Mais à coté d’eux,
refusant de se laisser confondre avec eux, étaient d’autres hommes, qui
ressemblaient aux Juifs par les mœurs sans professer leur religion. Ni païens,
ni Juifs, ils n’exerçaient pas de culte reconnu, ce qui, pour l’État romain,
était la même chose que n’exercer aucun culte. On les fit tomber sous l’inculpation
d’athéisme et mœurs juives, formule légale qui, sous Domitien, désigna les
chrétiens. Alors fut réveillé ou renouvelé contre eux l’édit de Néron.
La plus illustre victime de cette persécution fut le cousin de Domitien, le
consul Flavius Clemens. Peut-être avait-il refusé de prendre part, selon le
devoir de sa charge, à quelque cérémonie idolâtrique, et ainsi révélé un
changement de religion qu’il était parvenu à tenir caché jusque-là. Domitien
fut épouvanté quand un des délateurs dont il avait fait un instrument de règne,
un Regulus, un Bebius Massa, un Metius Carus, ou quelque autre plus obscur, lui montra parmi les judaïsants et les athées l’époux d’une petite-fille de Vespasien, le père des deux enfants
qu’il destinait à l’empire. Si ce ne fut pas le signal de la persécution, déjà
commencée apparemment à cause de la résistance des chrétiens à payer le
didrachme, ce fut au moins l’occasion d’une recherche plus exacte des adeptes
de la foi nouvelle dans les hauts rangs de la société romaine.
Domitien saisit probablement avec une joie féroce cette occasion de décimer
une fois de plus l’aristocratie. Toute illustration, toute vertu lui portait
ombrage. Nobles, stoïciens, professeurs de philosophie ou de rhétorique,
avaient déjà payé tribut à sa défiance des supériorités intellectuelles et
sociales. Sombre et soupçonneux comme Tibère, mais plus isolé encore que Tibère
au milieu de la haine universelle, il ne tuait pas seulement pour remplir son
trésor épuisé, il tuait aussi parce qu’il avait peur : inopia rapax, metu sævus, dit Suétone, qui, pour parler de Domitien,
trouve des mots dignes de Tacite. Il redoutait surtout ceux en qui il pouvait
supposer quelque désir ou quelque espoir d’un régime politique ou social
meilleur, en qui ses délateurs lui montraient, selon une dangereuse expression
de la langue juridique de Rome, des molitores novarum rerum. Dans la
conversion au christianisme de plusieurs membres de sa famille, dans leur
affiliation à une religion étrangère, encore mal connue et mystérieuse, à une
religion qui avait des intelligences dans le bas peuple, qui se faisait bénir
des pauvres et des esclaves, il vit un complot. Un tyran comme Domitien,
étranger aux délicatesses de conscience et aux pures émotions du sentiment
religieux, ne pouvait comprendre qu’un homme occupant la situation de Clemens
changeât de dieux sans changer en même temps de politique et se faire chef de
parti. Clemens n’était-il pas impatient de faire régner ses fils ou de régner
lui-même ? ne cherchait-il pas à fomenter un soulèvement de prolétaires et
d’esclaves, pour installer sur le trône la branche aînée des Flaviens? Tels
furent les soupçons sans fondement dont parle Suétone, qui entraînèrent la
condamnation de Clemens, et probablement celle de plusieurs personnages du même
rang, accusés de partager sa foi.
Voici en quels termes Dion, abrégé par Xiphilin,
rapporte cette condamnation :
En cette année (95), Domitien mit à mort, avec beaucoup d’autres, Flavius
Clemens, alors consul, son cousin, et la femme de celui-ci, Flavia Domitilla, sa parente. Tous deux furent condamnés pour
crime d’athéisme. De ce chef furent condamnés beaucoup d’autres qui avaient
adopté les coutumes juives : les uns furent mis à mort, les autres punis de la
confiscation. Domitille fut seulement reléguée dans l’île de Pandateria.
Le sens de ces paroles est clair, et vient préciser l’indication très vague
donnée par Suétone. Clemens, sa femme et d’autres personnes furent condamnés
pour cause de christianisme. Les soupçons conçus par Domitien sur leur fidélité
politique déterminèrent les poursuites ; mais l’inculpation légale fut celle
qu’indique Dion. On les punit comme chrétiens. L’accusation d’athéisme n’avait
pas à cette époque, dans la langue païenne, une autre signification. On nous
appelle athées, écrit saint Justin dans sa première Apologie, composée
cinquante ans environ après la mort de Clemens. On appelle les chrétiens athées
et impies, dit-il de même dans sa seconde Apologie. On nous accuse d’athéisme,
écrit Athénagore. A l’époque même où Athénagore s’exprimait ainsi, un proconsul essayera
d’arracher à un martyr cette formule de malédiction contre les chrétiens : A
bas les athées! Un railleur païen du deuxième siècle, que le christianisme
semble avoir fort préoccupé, disait de même que le Pont était rempli d’athées
et de chrétiens. Un peu plus tard, Minucius Félix
nomme l’athéisme parmi les accusations dirigées contre les fidèles. Même au
commencement du quatrième siècle, Constantin se verra accusé d’avoir embrassé
la foi athée; quelques années plus tard l’apostat Julien, qui cependant
connaissait le vide d’une telle accusation, donnera encore à la religion
chrétienne le nom d’athéisme.
Dion ne parle pas seulement d’athéisme : il dit encore que de ce chef
furent condamnées plusieurs personnes qui avaient adopté les mœurs des Juifs.
Il s’agit ici de chrétiens poursuivis en même temps que Clemens et Domitilla. L’adoption des mœurs juives n’était pas, en soi,
un délit punissable : la seule mesure prise par Domitien contre les prosélytes
de la porte était une mesure fiscale : ils devenaient comme les Juifs
d’origine soumis à la capitation spéciale du didrachme. Mais aucune peine ne
les atteignait dans leur personne ou dans leurs biens. Ceux-là seuls furent
poursuivis qui, aux mœurs juives, c’est-à-dire à la vie grave, austère, des
gens qui avaient renoncé au paganisme, joignaient l’athéisme, c’est-à-dire la
religion ennemie des sacrifices sanglants. Jamais l’accusation d’athéisme ne
fut portée contre les Juifs : aucun écrivain païen ne leur donne le nom d’athée.
Cette appellation était réservée à ceux à qui l’on pouvait dire : Vous n’avez
ni statues des dieux, ni autels sur lesquels vous répandiez le sang des
victimes, non à ceux qui, tant que le temple de Jérusalem resta, debout,
immolèrent à Jéhovah des boucs et des génisses. Comme l’a très bien vu Gibbon,
la double imputation d’athéisme et de mœurs juives implique une singulière
association d’idées, et ne pouvait être dirigée que contre les seuls chrétiens.
Eusèbe nous apprend le nom d’une des plus nobles parmi les personnes
condamnées avec Clemens et sa femme. La doctrine de notre foi jeta un tel
éclat, que même les historiens éloignés de nos idées ne refusèrent pas de
mentionner dans leurs écrits la persécution et les martyrs auxquels elle donna
lieu, et indiquent avec exactitude la date, racontant que, dans la quinzième
année du règne de Domitien, avec beaucoup d’autres, Domitilla,
fille de la sœur de Flavius Clemens, un des consuls de Rome en cette année-là,
fut, pour avoir confessé le Christ, reléguée dans l’île de Pontia.
Ces lignes font connaître un membre chrétien de la famille Flavia dont n’avait
pas parlé Dion. Ayant confessé sa foi, la seconde Flavia Domitilla (nous avons déjà, fait remarquer la fréquente répétition des mêmes noms dans
cette famille) fut reléguée, non comme sa tante dans l’île de Pandateria, mais
dans celle de Pontia : ces deux petites îles étaient
les lieux ordinaires de déportation des membres des dynasties régnantes, car
Pandateria avait déjà vu l’exil de Julie, fille d’Auguste, d’Agrippine, femme
de Germanicus, d’Octavie, femme de Néron, tandis qu’à Pontia avaient été déportés l’un des fils de Germanicus et les filles de Caligula.
Dans le passage qu’on vient de lire l’écrivain du quatrième siècle fait
allusion à des historiens païens qui auraient raconté le martyre de la seconde
Flavia Domitilla. Un autre passage d’Eusèbe nous
donne le nom d’un de ces écrivains. Bruttius, dit-il
dans sa Chronique (ad olympiad. 218), écrit qu’un
grand nombre de chrétiens ont été martyrisés sous Domitien, parmi lesquels
Flavia Domitilla, fille de la sœur du consul Flavius
Clemens, qui fut reléguée dans l’île de Pontia, parce
qu’elle s’était confessée chrétienne. L’historien Bruttius n’est point un inconnu. Malalas, au septième siècle,
le cite, non d’après Eusèbe, mais d’après ses écrits originaux, qui existaient
encore à cette époque. Vraisemblablement il s’agit ici de Bruttius Præsens, l’ami de Pline le Jeune, l’aïeul de
l’impératrice Crispina, femme de Commode ; cette
supposition est confirmée par la découverte, dans l’hypogée chrétien de la voie Ardéatine, d’inscriptions relatives à des membres de
la famille Bruttia. Il est évident que les Bruttii eurent des domaines ou au moins des tombeaux
confinant à ceux des Flavia Domitilla ; ce voisinage
dut attirer d’une manière spéciale l’attention de l’historien Bruttius sur les nobles dames de la famille impériale qui
furent condamnées pour la foi chrétienne. Il connut sans doute la nièce de
Clemens, et ce qu’il raconte d’elle a toute la valeur d’un témoignage. Le
souvenir du séjour que fit celle-ci à Pontia s’y
conservait encore dans les dernières années du quatrième siècle : saint Jérôme
rapporte que la sainte veuve Paula fut conduite à l’île de Pontia,
ennoblie sous Domitien par l’exil de la plus noble des femmes, Flavia Domitilla, et, visitant les petites chambres où elle avait
enduré son long martyre, sentit croître les ailes de sa foi et s’allumer le
désir de voir Jérusalem et les saints lieux.
Il serait, surprenant que le christianisme n’eût fait dans la haute société
romaine du temps de Domitien d’autres conquêtes qu’un petit nombre de membres
de la gens Flavia, et que parmi tant de consulaires dont Tacite loue son
beau-père Agricola de n’avoir pas vu le massacre, tant de nobles femmes dont il
le félicite de n’avoir point connu l’exil ou la fuite, il ne se fût point
trouvé quelques disciples de la foi nouvelle. Dion, après avoir rapporté la
condamnation de Clemens et de sa femme, parle de beaucoup d’autres punis, pour
les mêmes causes, de la mort ou de la confiscation : la confiscation supposait
au moins, dans celui qui l’encourait, une certaine situation sociale, et, bien
que Dion ne le dise pas expressément, on peut croire que les beaucoup d’autres
dont il parle ici appartenaient au même monde que les deux nobles condamnés.
Les paroles de Dion qui suivent celles que nous avons déjà reproduites semblent
même nommer l’un de ces illustres compagnons du martyre des Flaviens ; car, à
la suite de la phrase où il rappelle que ceux-ci et les autres furent punis
pour athéisme et mœurs juives, il ajoute : Domitien fit tuer Glabrion, qui avait été consul (en 91) avec Trajan, accusé,
entre autres choses, des mêmes crimes (Dion, LXVII, 13).
Depuis longtemps Domitien voyait Glabrion avec
crainte ou malveillance. Il appartenait à une famille sénatoriale ; son père
avait réussi à traverser sans être inquiété (prodige qu’admire Juvénal) le
règne sanglant du tyran[104]. Pour obtenir un semblable bonheur, Glabrion essaya, si l’on en croit le satirique, d’imiter le
stratagème de Brutus à la cour de Tarquin, et d’affecter comme lui la
simplicité d’esprit; à moins que, s’abstenant des affaires à l’exemple du
chrétien Flavius Clemens, il n’ait encouru pour ce motif le reproche de
méprisable inertie que Suétone adresse à ce dernier. Mais, quelle qu’en fût la
cause, cet effacement volontaire ne devait pas désarmer le regard méfiant de
Domitien. Voulant à la fois déshonorer et perdre Glabrion,
il le contraignit, l’année même de son consulat, à combattre sans armes, dans
l’amphithéâtre de la magnifique villa impériale d’Albano, des ours de
Numidie, selon Juvénal, un lion énorme, au récit de Dion. Glabrion sortit vainqueur de cette épreuve. La malveillance de Domitien s’en accrut. Il
envoya Glabrion en exil ; mais la vengeance ne lui
parut pas complète. Il patienta quelques années cependant, guettant l’occasion
: le procès de Clemens la lui fournit. Il engloba alors Glabrion dans l’accusation dirigée contre le groupe chrétien des Flaviens, et le fit
tuer comme coupable des mêmes crimes, c’est-à-dire comme étant, lui aussi,
athée et judaïsant. Cela résulte formellement des expressions employées par
Dion, et probablement une telle accusation ne fut pas intentée sans preuves.
. Suétone, qui nous a fait connaître seulement les motifs de méfiance
politique qui guidèrent Domitien dans le procès de Clemens, a envisagé de même
au seul point de vue politique celui de Glabrion :
cependant en lisant, comme on dit, entre les lignes, il n’est peut-être pas
impossible de trouver dans son texte une confirmation au moins indirecte de
l’assertion de Dion. Domitien, dit Suétone, fit périr un grand nombre de
sénateurs, et même quelques consulaires : parmi lesquels, comme coupables de
nouveautés, Civicus Cerealis,
alors proconsul d’Asie, Salvidienus Orfitus, Acilius Glabrio, déjà exilés
(Domitien, 10). Sous cette vague et mystérieuse dénomination, coupables de
nouveautés, molitores novarum rerum, pourrait se cacher l’imputation de
christianisme : aux yeux des païens, les chrétiens, dont le grand nombre venait
d’être révélé par les poursuites exercées à l’occasion du didrachme, formaient
une secte de conspirateurs, se dissimulant comme les sociétés secrètes les plus
dangereuses dans l’ombre et les retraites ignorées; on les accusait d’aimer et
de rechercher les nouveautés; de là à poursuivre les principaux d’entre eux
comme molitores novarum rerum il n’y avait qu’un pas.
Ce ne sont là que des suppositions ; mais, pour Acilius Glabrion, de récentes découvertes, projetant sur les
textes de Dion et de Suétone un vif rayon de lumière, changent l’hypothèse en
certitude. Le tombeau chrétien de sa famille a été retrouvé à Rome, sous une
des nombreuses propriétés qu’elle possédait aux environs de la ville
éternelle. Le réservoir d’eau de la villa avait été transformé en une
vaste chambre funéraire, qui forme probablement le hoyau primitif du cimetière
de Priscille, sur la voie Salaria, et est contemporaine des plus anciennes
parties de celui de Flavia Domitilla. Plusieurs
épitaphes des Acilii, provenant pour la plupart de
sarcophages, ont été rencontrées dans leur chambre funéraire ou dans les
galeries qui s’étendent entre les limites particulières de l’hypogée : en
comparant les noms qui s’y lisent avec ceux des membres de la famille connus
par les sources ou les monuments profanes, on peut, approximativement au moins,
assigner à chacun sa place dans la ligne généalogique de cette race illustre.
C’est ainsi qu’Acilius Glabrio,
qualifié de fils sur un fragment de sarcophage malheureusement brisé en cet
endroit, est probablement le descendant immédiat d’un consul de 124 et le
petit-fils du consul de 91 mis à mort par Domitien ; Manius Acilius Verus et Priscilla, tous deux honorés du
titre de clarissime, et enterrés ensemble, paraissent issus d’un des Acilius Glabrio qui furent
consuls dans la dernière moitié du second siècle ; une Acilia et un Marcus Acilius descendent vraisemblablement
d’autres Acilius, connus par les inscriptions
profanes de la fin du même siècle; un Claudirus Acilius Valerius appartient à une branche de la famille,
formée au siècle suivant; un Acilius Rufinus, dont
le nom est suivi de la pieuse acclamation : Puisses-tu vivre en Dieu! se
rattache plus ou moins médiatement à Acilius Rufus,
consul en 106; tandis que plusieurs Acilii, enterrés
dans d’humbles loculi, soit aux confins de l’hypogée, soit dans des galeries cémétériales peu distantes, sont plutôt les affranchis de
quelque noble personnage de ce nom. L’existence d’un caveau des Acilii chrétiens, incorporé au vaste cimetière de
Priscille, mais antérieur à son développement, prouve que la foi avait été de
bonne heure implantée dans la famille du personnage consulaire immolé sous la
même inculpation que Flavius Clemens par la fureur de Domitien. On ne saurait
désormais hésiter à lui reconnaître le titre de martyr.
III. — La persécution de Domitien.
Les faits que nous venons de raconter eurent Rome pour théâtre ; mais la
persécution s’étendit certainement hors de Rome. Son point de départ, qui fut
la résistance des chrétiens à. payer le didrachme exigé de tous les gens vivant
more judaïco, c’est-à-dire de personnes dispersées
sur tous les points de l’Empire, suffirait seul à le prouver. Divers documents
l’établissent en outre d’une manière précise.
Le premier et le plus vénérable est l’Apocalypse de saint Jean, écrit à la
fin du règne de Domitien. A la suite de circonstances que nous ignorons, saint
Jean était venu ou avait été conduit à Rome ; il y avait subi l’épreuve de
l’huile bouillante. Échappé à la mort, mais ayant, lui aussi, eu sa part de la
tribulation et de la patience dans le Christ Jésus, il fut relégué à Pathmos,
île de l’Archipel. Il s’y trouvait à portée de toutes les nouvelles, car
Pathmos était, selon les habitudes du cabotage d’alors, la première ou la
dernière station pour le voyageur qui allait d’Éphèse à Rome ou de Rome à
Éphèse. Déjà témoin et victime de la persécution’ qui sévissait au centre de
l’Empire, Jean suivait maintenant du regard la persécution qui s’abattait sur
les Églises d’Asie. Aussi le livre mystérieux, fruit des révélations de son
exil, est-il rempli, à chaque page, du souvenir de ceux qui ont versé leur sang
pour Jésus. J’ai vu sous l’autel, s’écrie l’apôtre, les âmes de ceux qui ont
été tués à cause de la parole de Dieu et du témoignage qu’ils ont rendu. Ils
criaient d’une grande voile : Jusques à quand, Seigneur, vous qui êtes saint et
vrai, vous abstiendrez-vous de juger et de venger notre sang sur les habitants
de la terre ? Et à chacun d’eux fut donnée une robe blanche, et il leur fut dit
de patienter encore un peu, jusqu’à ce que fût rempli le nombre de leurs co-serviteurs et frères qui doivent être tués comme eux.
Ailleurs, le voyant de Pathmos parle de ceux qui ont été décapités à cause du
témoignage de Jésus et du nom de Dieu. Ces paroles s’appliquent à l’ensemble
des martyrs ; d’autres ont trait à certaines Églises d’Asie, et prouvent que de
Rome la persécution s’étendit dans cette partie de l’Empire. Je connais tes
tribulations, dit le Seigneur à l’Ange de l’Église de Smyrne. Ne crains rien
des choses que tu dois souffrir. Voici que le diable va envoyer quelques-uns
d’entre vous en prison, afin que vous soyez tentés, et vous souffrirez une
tribulation qui durera dix jours. Le langage adressé à l’Ange de l’Église
de Pergame est plus explicite encore : Je sais en quel lieu tu habites, en quel
lien siège Satan ; je sais que tu restes fidèle à mon nom et que tu n’as pas
renié ma foi. Et dans ces jours s’est montré mon témoin fidèle Antipas, qui a
été tué chez vous où Satan habite.
L’Apocalypse a nommé deux des villes d’Asie où sévit la persécution de
Domitien ; les Actes de saint Ignace en indiquent une troisième. Bien que cette
pièce, même dans sa forme la meilleure, ne soit pas contemporaine, et ne semble
pas avoir été rédigée avant le cinquième siècle[, cependant il est
vraisemblable que l’auteur avait sous les yeux un document plus ancien, dont il
s’est servi pour plusieurs parties de son récit. Aussi peut-on considérer comme
une précieuse indication ce que raconte le préambule des Actes sur les tempêtes
excitées dans l’Église d’Antioche par la persécution de Domitien, et sur les
efforts heureux d’Ignace, qui dès lors la gouvernait, pour empêcher, grâce à
ses jeûnes, à ses prières, à l’assiduité de ses enseignements, à l’ardeur de
son zèle, qu’aucun des faibles de cœur et des simples d’esprit parmi les
fidèles se déshonorât par une abjuration.
Nous venons de voir la persécution suivre tout le littoral de l’Asie
Mineure : sévir à Antioche, en Syrie, à Smyrne, en Lydie, à Pergame, en Mysie ;
un document païen va nous la montrer s’étendant au nord, sur les rives du
Pont-Euxin. On peut induire d’un passage de la célèbre lettre de Trajan au
sujet des chrétiens que la persécution atteignit la Bithynie sous le règne de
Domitien (comme elle l’avait déjà atteinte, on s’en souvient, dès le règne de
Néron). Bien que relative à des faits postérieurs à ceux qui nous occupent, la
lettre de Pline a cependant pour nous dès ce moment même une grande importance.
Quand il écrit : Je n’ai jamais assisté à l’instruction des procès contre les
chrétiens, vraisemblablement il fait allusion aux poursuites intentées contre
eux à Rome dans les dernières années de Domitien. Et quand il ajoute, à propos
de celles qu’il exerce lui-même dans sa province : Quelques-uns, dénoncés par un
complice, ont reconnu d’abord qu’ils étaient chrétiens, et puis l’ont nié,
disant qu’ils l’avaient été, il est vrai, mais qu’ils avaient cessé de l’être,
les uns depuis trois ans, les autres depuis plus longtemps, quelques-uns même
depuis vingt ans. Cela montre que la persécution avait sévi anciennement en
Bithynie et y avait fait des apostats. Pline, en effet, paraît être parti pour
son gouvernement vers le mois d’août 111, et l’on peut dater de la fin de
l’année 112 sa lettre à Trajan. Entre cette date et la persécution de 95 il
s’est écoulé de dix-sept à dix-huit ans : Pline a pu dire vingt ans en chiffres
ronds ; il a donc très vraisemblablement fait allusion dans la phrase que nous
avons traduite à de malheureux chrétiens de Bithynie que les cruautés de
Domitien avaient poussés à renier leur foi.
L’extension de la persécution dans les provinces n’affaiblit pas son foyer
principal, qui était Rome. Les témoignages contemporains montrent qu’elle y fut
ardente. Le siège pontifical était alors occupé par saint Clément, le plus
grand des successeurs de saint Pierre dans les deux premiers siècles. Son
souvenir, si pieusement conservé par l’antiquité chrétienne, si populaire
encore dans la Rome du moyen âge, a été réveillé de nos jours parles découvertes dont la basilique portant son nom, au
pied du Célius, a été l’objet. On sait que, par suite de l’exhaussement continu
du sol romain, la basilique actuelle, datant du onzième siècle, n’est que la
partie supérieure de plusieurs couches superposées de monuments ; au-dessous se
trouve une basilique antérieure à la seconde moitié du quatrième siècle, sous
laquelle s’ouvrent, à côté d’un sanctuaire de Mithra, deux chambres ornées de
stucs, qui peuvent être du premier ou second siècle, et avoir appartenu à la
maison que, selon la tradition, le pape saint Clément habitait sur le
Célius. Malheureusement les renseignements donnés par les documents
anciens sur la condition sociale de sa famille n’offrent aucune certitude : où
ne pourrait même dire avec assurance s’il était ou non de naissance libre, s’il
sortait de souche romaine ou juive. Mais si nous ne savons à peu près rien
de sa vie, si nous ignorons son origine, nous connaissons, grâce à un écrit de
lui, dont l’authenticité ne fait doute pour personne, la grandeur de son
influence personnelle et de sa situation hiérarchique. Pendant qu’il dirigeait
l’Église de Rome, des troubles éclatèrent dans celle de Corinthe. Les anciens
de cette ville s’adressèrent au successeur de saint Pierre, et lui demandèrent
de rétablir la paix par son intervention. Clément envoya aux Corinthiens des
prêtres porteurs d’une lettre souvent citée par les anciens, et dont le texte,
qui gardait quelques lacunes, a été complété par une récente découverte. Je
n’ai point à parler longuement ici de cette lettre, monument insigne de la
sagesse pratique de l’Église de Rome, de sa politique profonde, de son esprit
de gouvernement: j’aurai l’occasion d’en citer plus loin un fragment. Mais je
dois faire remarquer la phrase par laquelle elle débute. On reconnaît que
Clément écrivit pendant une persécution violente, ou immédiatement au sortir
d’une persécution. Il n’avait point répondu tout de suite à la demande
d’intervention de l’Église de Corinthe : il s’en excuse, et en donne les
raisons. Les malheurs, les catastrophes imprévues qui nous ont accablés coup
sur coup, dit-il, ont été cause que nous nous sommes occupés tardivement des
questions que vous nous avez adressées. » Avec la discrétion des chrétiens de
ce temps, il ne fait pas d’autre allusion à la crise que traverse ou vient de
traverser son Église, et, amené par le sujet à parler des funestes effets de la
jalousie, il rappelle surtout les martyrs qui ont péri avec saint Pierre et
saint Paul, c’est-à-dire sous Néron. Il laisse cependant sentir, avec la même
discrétion, que la persécution n’est peut-être pas close : Nous vous écrivons
ces choses, bien-aimés, non seulement pour vous avertir, mais encore pour vous
faire souvenir : car nous sommes dans la même arène, et le même combat nous
attend. Il a fait plus, d’ailleurs, que de raconter la persécution de Domitien,
dont les principaux détails avaient sans doute été portés déjà par la renommée
à ceux à qui il écrivait ; il a montré, d’un mot, cette persécution arrêtant
par sa violence le cours de la vie ecclésiastique, suspendant, durant des mois
peut-être, l’expédition des plus grandes affaires religieuses.
IV. — La fin de Domitien et l’avènement de Nerva.
La persécution fut courte. Elle avait éclaté l’avant-dernière année du
règne de Domitien. Ses coups les plus remarqués avaient frappé des chrétiens de
grande maison, et fait des victimes jusque sur les marches du trône. Avec les
patriciens dont parlent Dion et Suétone périrent probablement, tant à Rome que
dans les provinces, un grand nombre de citoyens ayant rang d’honestiores, car saint Jean fait expressément allusion au
supplice de la décapitation comme ayant été seul employé contre les martyrs au
moment où il écrit. Domitien continuait ainsi, mais avec d’autres prétextes et
sous une inculpation nouvelle, la sanglante politique commencée surtout depuis
que, en 93, la mort d’Agricola l’avait délivré d’un conseiller honnête et d’un
témoin gênant: niveleur impitoyable, il fauchait toutes les aristocraties,
celle de la naissance, celle de la pensée, celle de la vertu. Mais cette
dernière ne s’enferme pas dans les limites d’une caste : le christianisme en
avait élargi les frontières, en appelant à soi les pauvres et les petits.
Domitien ne l’ignorait pas : la persécution contre les humiliores avait commencé à cause des chrétiens réfractaires à l’impôt du didrachme : elle
se continua, en s’exaspérant, quand le tyran se fut imaginé que Clemens et ses
amis poursuivaient un dessein politique en s’affiliant à une religion recrutée
en grande partie dans les basses classes de la population romaine.
L’acharnement de Domitien contre des victimes obscures émut la conscience
publique. Les petits assistaient ordinairement en spectateurs aux jeux
sanglants du despotisme : ces choses se passaient au-dessus de leur tête, et
comme dans une autre sphère. Il était rare que la tyrannie descendit jusqu’à
eux, et cela n’arrivait pas sans exciter un mouvement de sympathie et de pitié.
Rome l’avait ressenti en U, lors du massacre des chrétiens : elle l’éprouva de
nouveau sous Domitien. Il sembla que la tragédie, descendant du palais dans la
rue, était bien près du dénouement, et que le tyran, parvenu à cette dernière
étape de cruauté, touchait à sa fin. Juvénal s’est fait l’écho de ce sentiment.
Après avoir montré Domitien massacrant impunément les plus illustres citoyens
de Rome :
Tempora sævitiæ, claras quibus abstulit Urbi
Illustresque animas impune, et vindice nullo,
il le
montre mourant lorsqu’il eut commencé à se faire craindre de la populace,
Sed periit, postquam cerdonibus esse timendus
Cœperat.
Par ce mot cerdones, le poète entend
vraisemblablement les pauvres, les petits, ceux qui gagnent peu et vivent de
peu. L’histoire n’a point conservé le souvenir de sévices exercés par Domitien
contre les basses classes de la population romaine. Ni Suétone, ni Dion, ni
Philostrate n’ont écrit un mot d’où l’on puisse induire que Domitien ait fait
dans le peuple des victimes politiques. Mais il y fit des victimes chrétiennes,
peu de temps avant sa mort. Les historiens païens ont dédaigné d’en parler :
Juvénal, plus attentif au sentiment populaire, leur a consacré, en passant, un
vers énigmatique, qu’il serait bien difficile d’interpréter autrement.
Qui s’attendrait à trouver dans la vie d’un monstre tel que Domitien un
acte de sagesse et d’humanité ? Il semble. cependant avoir eu avant de mourir
comme un réveil de conscience ou de bon sens. Domitien, ce demi Néron par la
cruauté, écrit Tertullien, avait essayé contre nous de la violence ; mais,
comme il conservait encore quelque chose d’humain, il s’arrêta sur cette pente,
et rappela même ceux qu’il avait exilés (Apologétique, 5). Hégésippe dit de même que Domitien donna l’ordre de cesser la persécution commencée
contre l’Église.
Hégésippe, probablement bien
renseigné, car il écrit moins de cent ans après ces faits, raconte avec détails
le curieux épisode qui fut l’occasion de ce changement inespéré. Domitien avait
appris qu’il existait encore des descendants de la race de David ; craignant
que les Juifs n’allassent chercher un jour des chefs parmi eux, il ordonna de
les mettre à mort. Mais des délateurs, empressés de flatter la manie
soupçonneuse du tyran, et probablement animés contre l’Église d’une passion
jalouse (Eusèbe les appelle hérétiques), lui portèrent une nouvelle dénonciation
: ils lui signalèrent, comme membres de la vieille famille royale, des
petits-fils de l’apôtre saint Jude, cousin de Jésus. Domitien les manda : un
vétéran alla les chercher en Syrie, et les amena à Rome devant l’empereur.
Quand Domitien eut vu leurs mains calleuses, leur corps courbé par un labeur
quotidien, quand il eut reconnu que ces prétendus princes n’étaient que de
pauvres et saintes gens, vivant péniblement de leur travail sur un petit champ
cultivé en commun, quand il eut entendu de leur bouche que le royaume du Christ
n’était pas de ce monde, mais tout céleste, et se révélerait seulement à la fin
des temps, au jour où le Seigneur viendrait sur les nuées du ciel juger les
vivants et les morts, alors une lumière nouvelle éclaira son esprit. Lui qui
avait cru voir dans les chrétiens une secte politique, recrutant des
conspirateurs jusque parmi ses proches, reconnut que leurs aspirations étaient
toutes spirituelles, et que personne parmi eux ne songeait à lui disputer
l’empire du monde. Avec une sincérité rare de tout temps chez les politiques,
plus rare surtout chez un tyran cruel et dépravé comme Domitien, il convint
qu’il s’était trompé. L’édit par lequel il avait déclaré le christianisme
religion illicite ne fut sans doute pas formellement abrogé, pas plus que ne
l’avait été vingt-neuf ans plus tôt celui de Néron ; mais toutes les poursuites
commencées furent suspendues, et la paix fut, en fait, rendue à l’Église.
Domitien survécut peu à cette mesure réparatrice. Entre la condamnation de
Clemens et la mort de l’empereur, huit mois seulement s’écoulèrent, remplis,
assure-t-on, de présages sinistres. L’indignation excitée par l’exécution du
consul et de ses amis, probablement aussi par les cruautés exercées sur des
gens d’humble condition, avait achevé de soulever contre Domitien la haine
universelle, et fut, dit Suétone, la principale cause de sa perte (Domitien,
15). Se sentant détesté des nobles, commençant à voir monter jusqu’à lui la
haine populaire, il ne cessait de menacer les membres survivants de
l’aristocratie et son entourage intime. Il passait le temps à inscrire sur ses
tablettes les noms de ceux qu’il voulait proscrire. Les chrétiens, dont il
avait enfin compris la loyauté politique, ne lui faisaient plus peur ; mais il
tremblait devant tous les autres, comme si les pierres spéculaires dont il
avait fait garnir les portiques de son palais, afin de n’être point surpris
dans sa promenade quotidienne, ne devaient plus refléter que des visages
hostiles. Dans les méditations solitaires auxquelles se complaisait cet homme
sans amis, il ne cessait de préparer de nouveaux meurtres. Sa femme Domitia, qu’il avait si follement aimée, n’était pas
elle-même à l’abri du péril. Un jour, elle vit son nom sur le carnet du prince,
avec ceux de Norbanus, de Petronius Secundus, préfet du prétoire, du chambellan Parthenius, et de quelques autres. La nécessité de la
défense commune les réunit : un complot fut formé. Dans ce complot entra Stephanus, affranchi de Flavia Domitilla,
et intendant de ses biens, accusé de concussion : on peut supposer qu’il avait
été nommé séquestre de la fortune de la femme de Clemens, et que Domitien
voulait l’obliger à rendre compte[142]. Robuste et résolu, Stephanus se chargea de porter au tyran le premier coup. Parthenius l’introduisit dans la chambre de Domitien, sous prétexte qu’il avait des
conspirateurs à dénoncer : Stephanus frappa d’un coup
de poignard le misérable empereur, que les autres conjurés achevèrent.
En lisant ce récit, résumé de tout ce que les anciens nous ont appris de la
mort de Domitien, on s’étonne que des écrivains modernes aient attribué à
un complot ourdi par les chrétiens le meurtre de l’indigne fils de Vespasien.
La mort de Domitien, dit l’un d’eux, suivit de près celle de Flavius Clemens et
les persécutions contre les chrétiens... Ce qui est probable, c’est que
Domitille et les gens de Flavius Clemens entrèrent dans le complot. Un autre
historien semble croire à une conspiration où seraient entrés non seulement
Domitille, ses amis et ses serviteurs, mais tout un groupe de chrétiens pris au
sein des masses populaires. Allant lui-même au-devant des objections : Eh quoi
! dira-t-on, des chrétiens qui doivent, selon les préceptes du maître, bénir
leurs persécuteurs, et, quand on les frappe sur une joue, présenter l’autre,
trempèrent dans un guet-apens, organisèrent et consommèrent un assassinat ! On
aime, en général, à se représenter les chrétiens de l’âge primitif comme de
timides brebis tendant la gorge à leurs bourreaux, se laissant égorger sans se
plaindre, et répondant aux coups par des actions de grâce. On se plaît à
supposer que dans le milieu chrétien ne pouvaient germer que des sentiments
d’abnégation plus qu’humaine. La haine et le désir de vengeance coulent
cependant à flots pressés dans cet hymne qu’on nomme l’Apocalypse. Au temps de
Domitien, les fidèles, sortis pour la plupart des classes pauvres et sans
culture, avaient sans doute ces passions vives qui agitent toutes les
multitudes, font les héros et les fanatiques, poussent aux actions d’éclat et
aux crimes. Et Domitien n’était-il pas un tyran, un bourreau ? En débarrasser
le monde n’était-ce pas prévenir et devancer la justice de Dieu ? Quel miracle
qu’il ne se fût pas trouvé au sein des masses chrétiennes un groupe pour
concevoir et exécuter ce qu’on appellera sans doute l’arrêt de la vengeance
divine !
Ces deux hypothèses, qui attribuent l’une aux ressentiments de membres de
l’aristocratie chrétienne, l’autre à la vengeance de chrétiens sortis des rangs
du peuple, l’assassinat de Domitien, ne trouvent aucun appui dans les documents
anciens. Hégésippe et Tertullien affirment qu’avant
la mort de Domitien la persécution avait cessé : Probablement les Domitilles n’avaient point été rappelées : mais rien
n’autorise à les faire entrer en même temps que l’intendant Stephanus dans le complot. Suétone ne dit pas que Stephanus ait
conspiré contre Domitien pour venger sa maîtresse, mais au contraire pour
échapper à l’accusation d’avoir dilapidé les biens de celle-ci : loin de lui
montrer un dévouement capable d’aller jusqu’au crime, il avait peut-être
profité de son exil pour s’enrichir à ses dépens. Nous connaissons les noms des
autres conjurés : l’impératrice Domitia, Sigerius, Parthenius, Norbanus, Petronius Secundus ; ce ne sont pas des chrétiens. Nous savons la
cause du complot : l’inscription de ces noms sur une liste de proscription ; en
quoi cela touchait-il les chrétiens ? et comment, si des chrétiens avaient été
mêlés à l’assassinat de Domitien, Tertullien eût-il pu écrire avec tant
d’assurance, en comparant aux assassins de cet empereur les ennemis des princes
de son temps, et en protestant que jamais un adorateur du Christ ne fut de
connivence avec eux : D’où sont sortis les Cassius, les Niger, les Albinus,
ceux qui forcent le palais à main armée, plus audacieux encore que ne furent
les Sigerius et les Parthenius ? Ils étaient Romains, si je ne nie trompe, c’est-à-dire qu’ils n’étaient pas
chrétiens.
Les chrétiens contemporains de Sigerius et de Parthenius ne songeaient pas à conspirer. Le livre obscur
et sublime de l’Apocalypse, qui nous montre le sang des martyrs criant
vengeance, montre aussi cette vengeance différée : il rejette dans les
lointains d’un mystérieux avenir le châtiment de Rome païenne et l’apothéose
d’une Jérusalem nouvelle, épouse de l’Agneau divin. Jamais un mot émané des
apôtres ou des chefs de l’Église n’autorisa les fidèles vivant sur la terre à
se considérer comme les exécuteurs des justices de Dieu. Patience, fidélité,
douceur, attachement même aux empereurs qui les maltraitaient davantage, tels
furent les devoirs sans cesse rappelés à leur conscience. Dans une des plus
admirables tirades de son Polyeucte, Corneille met dans la bouche de Sévère, en
qui se personnifie le paganisme honnête et sincère, ce vers, qui rend pleine
justice aux chrétiens :
Ils font des veaux pour nous qui les persécutons.
Ceci n’est point une invention du poète : les liturgies primitives
renferment des prières pour les empereurs et les magistrats. En cela, on
suivait le précepte donné par saint Paul à son disciple Timothée. Je demande,
lui écrit-il, que des actions de grâces soient adressées à Dieu pour tous les
hommes, pour les rois, pour tous ceux qui sont élevés en puissance, afin que
nous puissions mener une vie tranquille en toute piété et chasteté. Une de ces
prières demandées par saint Paul nous a été conservée dans la belle épître
adressée par saint Clément aux Corinthiens vers l’an 96. On y peut voir, dit un
savant historien de l’Église, sinon la formule solennelle de la liturgie
romaine en ce temps, au moins un spécimen de la façon dont les chefs des
assemblées chrétiennes développaient dans l’acte de la prière eucharistique un
thème déjà reçu et consacré par l’usage. Voici la traduction du passage où l’on
prie pour les empereurs :
A nos princes, à ceux qui nous gouvernent, c’est toi, Seigneur, qui as donné
le pouvoir et la royauté, par la vertu magnifique et inénarrable de ta
puissance, afin que, connaissant la gloire et l’honneur que tu leur as
départis, nous leur soyons soumis et ne nous opposions pas à ta volonté.
Accorde-leur, Seigneur, la santé, la paix, la concorde, la stabilité, pour
qu’ils exercent sans obstacle l’autorité que tu leur as confiée. Car c’est toi,
Maître céleste, Roi des siècles, qui donnes aux fils des hommes la gloire,
l’honneur, la puissance sur les choses de la terre. Dirige, Seigneur, leurs
conseils suivant le bien, suivant ce qui est agréable à tes yeux, afin que,
exerçant paisiblement et avec douceur le pouvoir que tu leur as donné, ils te
trouvent propice.
Avec quel accent les chrétiens de Rome prient pour l’empereur, au lendemain
des violences de Domitien! On a rapproché de cette simple et fervente oraison
les vœux qu’à la même époque offrait pour lui la confrérie des Arvales,
composée des premiers personnages de l’État: combien froid et compassé parait
le langage officiel de la dévotion païenne, auprès des solennelles et cordiales
paroles que prononçait, dans une humble chambre ou dans un coin de catacombe,
le pontife chrétien, entouré des membres de son troupeau qu’avait épargnés la
persécution ! La comparaison de ces deux spécimens de prière, celle des Frères
Arvales et celle des chrétiens, en marque clairement la différence : l’une
faisant à la manière païenne un pacte avec le dieu, l’autre espérant tout de la
grâce divine, demandent le salut des Césars ; mais la première, c’est-à-dire la
païenne, ne parle pas de l’obéissance qui leur est due ; la seconde, la
chrétienne, en invoquant Dieu pour nos princes et nos chefs sur la terre,
qu’elle déclare avoir reçu de la puissance céleste le pouvoir dans l’intérêt de
tous les hommes, insiste par les paroles les plus graves sur l’obéissance que
chacun doit aux magistrats, et montre par-là que ce devoir est inséparable de
la religion chrétienne.
La dynastie bourgeoise des Flaviens était finie : le sénat, dont les principaux
membres avaient peut-être été initiés au complot qui trancha les jours de
Domitien, nomma immédiatement un empereur : on eût dit que le choix était
arrêté d’avance. L’Auguste qui sortit de l’élection sénatoriale appartenait à
une famille plusieurs fois consulaire : l’aristocratie reprenait possession du
pouvoir.
Nerva convenait bien à un règne de réaction, sans doute, contre, les crimes
de Domitien, mais aussi de transition entre ces jours détestables et des temps
meilleurs. C’était un vieillard, sage, modéré, un peu timide, capable de
rassurer les bons sans trop effrayer les mauvais. Tout le bien qu’on peut faire
sans rompre avec le mal, Nerva le fit, a dit un historien. Rompre avec le mal
n’était au pouvoir d’aucun souverain, dans ce monde antique corrompu jusqu’aux
moelles. Réparer les plus grandes fautes de son prédécesseur, indemniser ou
réhabiliter ses victimes, remettre de l’ordre dans la société bouleversée, de
la décence dans les spectacles, de l’économie dans les dépenses, rendre
l’autorité respectable, réagir contre le règne de Domitien tout en modérant la
réaction, et en l’empêchant d’atteindre trop violemment les serviteurs ou les
complices du tyran, telle fut la tâche que s’imposa Nerva.
Ce règne de juste milieu ne pouvait être défavorable aux chrétiens. Le monde était las de supplices, et Nerva n’avait pas le tempérament d’un persécuteur. Le bon mouvement qui avait porté Domitien à suspendre les poursuites ordonnées contre les membres de l’Église était un des actes de son gouvernement qu’un souverain soucieux de l’ordre public devait maintenir : Nerva n’y manqua pas. Il enleva tout prétexte à une reprise de la persécution en supprimant l’extension donnée par son prédécesseur à l’impôt du didrachme, et en le réduisant à ce qu’il était à l’origine, une taxe exigée des Juifs seuls. Il ne souffrit pas que l’on mit de nouveau des innocents en péril en intentant des accusations de vie judaïque. Il ne permit point que l’on continuât l’abus qui avait été fait pendant le règne de Domitien des accusations d’impiété: soit que par ce mot il visât spécialement le crime d’athéisme reproché aux chrétiens, soit qu’il comprit sous une désignation vague toute imputation de lèse-majesté, et ces dénonciations perfides qui avaient amené la condamnation de tant de membres chrétiens de l’aristocratie comme molitores novarum rerum. Par une mesure plus générale encore, Nerva rappela les exilés, tout à la fois les exilés chrétiens que Domitien n’avait pas eu le temps de faire rentrer, et les païens déportés pour cause politique. Peut-être excepta-t-il de ce rappel les membres de la famille du défunt empereur, car saint Jérôme dit qu’au quatrième siècle on montrait aux pèlerins dans file de Pontia les chambres où l’une des Domitilles subit son long martyre, lonqum martyrium duxerat, paroles qui ne s’expliqueraient pas si la nièce de Clemens avait été autorisée à quitter le lieu de son exil dès la fin de 96. Mais les autres chrétiens reçurent leur grâce, et c’est à ce moment, selon Clément d’Alexandrie, que saint Jean quitta Pathmos pour rentrer à Éphèse.
CHAPITRE III — LA PERSÉCUTION DE TRAJAN.
|