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HISTOIRE DE LA LIGUE FORMÉE CONTRE CHARLES LE TÉMÉRAIRE.

 

DEUXIEME PARTIE.

SIÉGE DE NEUS. — GUERRE DE SUNDGAU — CONQUÊTE DE LA LORRAINE PAR CHARLES LE TÉMÉRAIRE.

 

CHAPITRE PREMIER.

Exposé des projets du duc de Bourgogne

 

Charles le Téméraire n'a été mis en scène jusqu'à présent que lorsque cela a été nécessaire pour la parfaite intelligence de mon récit. A l’avenir il y paraîtra plus souvent. Ses précédents démêlés avec Louis XI ne rentraient point dans le cadre du tableau que je veux présenter à mes lecteurs. Mon but n’est point de me faire l’historien du prince bourguignon : je cherche simplement à faire connaître les faits de la ligue sous les coups de laquelle Charles devait finalement succomber.

Etienne de Hagenbach, frère du landvogt, avait eu connaissance de la fin tragique de Pierre, en voyant arriver au castel paternel le cercueil renfermant ses restes. Il partit aussitôt pour Luxembourg, où se trouvait le duc Charles, afin de lui rendre compte des événements d’Alsace.

Ce prince, en apprenant la perte de ses nouveaux domaines et l’exécution de son lieutenant favori, fut saisi d’un accès de rage tel, que même ses serviteurs les plus intimes ne se souvenaient pas de lui en avoir vu de semblable. Il commença par se jeter sur le porteur de ces funestes nouvelles, et le frappa avec fureur en l’entraînant à sa suite autour de l’appartement et en lui adressant successivement les questions les plus incohérentes. Puis, s’en prenant à tout ce qui était à sa portée et brisant ses meubles, il jura, au milieu dés imprécations les plus effroyables, qu’il tirerait une éclatante Vengeance de cet attentat. Son exaspération frénétique dura plusieurs jours. Tout ce qu’on fit pendant ces premiers moments pour essayer de le calmer ne servit qu’à l’irriter davantage.

Or, le comte Henri de Würtemberg était alors dans les environs de Luxembourg. Après avoir passé plusieurs années à la cour de Bourgogne, il en avait été rappelé par son père, le duc Ulric. Ce dernier étant au nombre des signataires du traité de Constance, Charles ordonna qu’on employât la ruse ou la force pour s’emparer de la personne de Henri; il espérait devenir maître de Montbéliard, grâce à cette capture, et se ménager ainsi l’entrée de l’Alsace. Le duc de Bourgogne, on le voit, était astucieux et perfide, comme plusieurs des princes de son temps; mais il se faisait illusion à lui-même et se croyait le plus franc et le plus loyal des hommes, parce qu’il en était le plus violent et le plus emporté.

Dès que la nouvelle de l’arrestation de Henri parvint aux Bâlois et aux autres confédérés, ils se hâtèrent de mettre une forte garnison à Montbéliard, et d’en augmenter l’artillerie. — Bientôt après, un messager de Charles arriva en cette ville. Le duc exigeait qu’on lui en fit sur-le-champ la remise, et déclarait qu’en cas de refus, il ferait décapiter le comte. Mais le sire de Stein, capitaine de la citadelle, répondit à cette menace dans les termes suivants : « Le duc de Bourgogne s’est emparé de mon seigneur le comte Henri de Würtemberg, qui ne l’avait offensé en rien; cependant, quand bien même ledit duc de Bourgogne ferait mettre à mort mondit seigneur de Würtemberg, il se chargerait la conscience d’un crime inutile et odieux, car je ne rendrai ni la ville, ni le château confiés à ma garde, ce serait manquer à mon devoir . Il est d’autres comtes de Würtemberg à qui je dois obéir, je ne céderai que par leurs ordres, et si mon refus coûte la vie au jeune comte, sa famille saura le venger; je défendrai donc le poste envers et contre tous. » Toutefois, Charles ne persista point dans son horrible projet, et se borna à retenir Henri dans les prisons de Luxembourg.

Cependant, les confédérés jugèrent, d’après ces démonstrations, que le danger était imminent, et ils s’empressèrent de garnir de troupes les passages par lesquels le duc de Bourgogne aurait pu arriver en Alsace.

Heureusement pour cette province, d’autres soins l’empêchaient alors d’y agir personnellement. Charles était encore absorbé par ses grands projets contre l’Allemagne, d’une part, et la France de l’autre. Car, avec son imprévoyance accoutumée, il n’hésitait pas à s’engager à la fois, pour ainsi dire, dans plusieurs affaires dont une seule eût suffi pour occuper son temps et ses ressources.

Quant à la France, il venait de conclure (1474) avec son beau-frère, Édouard d’Angleterre, un traité qui renouvelait les anciennes alliances, et par lequel le roi s’engageait à envahir les états de Louis XI, à la tête de 10,000 hommes, avant le mois de juillet de l’année suivante. Il devait, avec l’aide du duc de Bourgogne, faire la conquête du royaume, et donner à ce dernier, pour prix de son assistance, le duché de Bar, les comtés de Champagne, de Nevers, Rhétel, Eu et Guise, la baronnie de Donzey et les villes dé la Somme, sans exiger d’hommage pour ces seigneuries ni pour celles que le duc possédait déjà. Le roi d’Aragon, le duc de Bretagne, le connétable de Saint-Pol, la duchesse de Savoie et le duc de Milan étaient d’accord avec eux. — En même temps, pour détourner les soupçons de Louis XI, Charles le Téméraire avait fait avec lui une trêve d’une année (1er mars 1474).

Passons à l’Allemagne. Robert de Bavière, archevêque de Cologne, ayant été en rupture ouverte avec son chapitre et les Etats du pays, avait été mis au ban de l’Empire en 1469, et Hermann, frère du landgrave de Hesse, s’était vu chargé de l’administration de l’archevêché. Robert, abandonné par tout le monde, sauf son frère l’électeur palatin, venait de se décider à implorer l’assistance du duc de Bourgogne et à le choisir pour avoué et défenseur, afin d’être remis en possession de son diocèse. Charles, entraîné par son caractère impétueux, accepta et envoya à Cologne l’ordre d’obéir; mais on déchira sa sommation, et les armes de Bourgogne furent jetées dans la boue. Le duc saisit avec empressement ce prétexte pour porter ses armes sur l’Empire. Outre le plaisir de se venger de l’insulte reçue à Trêves, il espérait se ménager quelques chances favorables, et il pensait en avoir fini de ce côté avant qu’il fût temps d’agir contre la France.

Il entra sur-le-champ en campagne, et au mois de juillet 1474, il mit le siège devant Nuitz, ou Neuss, ville forte située sur l’Erft, à une demi-lieue de son embouchure dans le Rhin. Le landgrave Hermann y était enfermé avec 1800 hommes d’armes et quelques seigneurs allemands.

Charles le Téméraire avait fait rapidement des préparatifs immenses pour cette expédition; son artillerie était formidable : elle consistait en trois cent cinquante pièces de divers calibres, parmi lesquelles cent quinze serpentines. Aucun prince ne pouvait réunir ses troupes aussi promptement que lui, elles étaient l’objet de tous ses soins, et il avait fait à ce sujet plusieurs règlements très détaillés. Outre ses soldats réguliers et ses vassaux, il tenait à gages bon nombre d’hommes qui vivaient dans leurs foyers, mais qu’il passait en revue une fois par mois, et qui, moyennant une faible paye, étaient toujours prêts à le suivre.

L’armée du duc de Bourgogne comptait plusieurs milliers de lances garnies, ayant chacune six hommes, dont trois archers à cheval, un crânequinier, un couleuvrier et un piquier, et en outre les trois archers pouvaient avoir leurs coutilliers et leurs pages. Deux conducteurs et deux pionniers bardés de fer accompagnaient chacun des chariots de guerre et de munitions. Charles avait aussi à sa solde un grand nombre de mercenaires anglais et plusieurs capitaines étrangers. Parmi ces derniers, on remarquait deux condottieri italiens, le comte de Campo Basso et le seigneur Galeotto, qui, anciens serviteurs de la maison de Lorraine, avaient recruté une forte troupe d’aventuriers lombards pour leur nouveau maître.

 

CHAPITRE II

De te qui advint en Alsace et dans le Sundgau après l’exécution de Pierre de Hagenbach.

 

Cependant, malgré le siège de Neuss, le duc de Bourgogne n’avait pas renoncé à ses projets de vengeance contre Sigismond et l’Alsace, et, afin d’être bien servi de ce côté, il en avait confié le soin à Étienne de Hagenbach, frère de Pierre, au comte de Blamont et aux deux frères de Hassenbourg. Ces chevaliers rassemblèrent 6000 hommes non loin de Brondrault, et le Sundgau étant dégarni de troupes, ils y firent des incursions et s’y conduisirent en véritables vandales. Leur première apparition eut lieu le 17 août. Elle fut marquée par le pillage de quatre bourgs. Ils reparurent bientôt après, ravagèrent trente villages, entre Delle et Porentrui, massacrèrent un grand nombre de paysans, détruisirent les églises, répandirent à terre le saint Sacrement, enlevèrent des femmes et des enfants, qu’ils emportèrent, attachés par les jambes, la tète en bas, aux pommeaux de leurs selles, et emmenèrent plus de 200 têtes de gros bétail. On voyait parmi eux de ces Wallons qui, au rapport de Kœnigshofen, vivaient plutôt comme des animaux immondes que comme des hommes, et commettaient de telles atrocités, qu'un chrétien n'oserait se permettre de les raconter.

Ces incursions se renouvelèrent encore à diverses reprises. Les Bourguignons arrivaient ordinairement de nuit et aux lieux où on s’attendait le moins à les voir paraître. Les gens de la campagne, livrés au sommeil, étaient réveillés par le pillage et le meurtre; bientôt le pays fut sillonné de larges espaces où on ne rencontrait plus ni êtres humains, ni champs cultivés, où, en un mot, les débris fumants des chaumières et des églises indiquaient seuls encore que ces landes désertes avaient été peu de temps auparavant riches et peuplées. Parfois les Bourguignons se donnaient la jouissance infernale de mettre le feu à un village et de l’entourer de manière à ce que les paysans n’en pussent sortir et fussent brûlés dans leurs propres demeures. La terreur répandue dans la contrée était telle, qu’on vit les habitants de bourgs entiers abandonner leurs maisons et leurs terres pour chercher un refuge dans des lieux plus éloignés.

Les Bâlois se hâtèrent alors de secourir l’archiduc. Ils mirent en garnison à Delle deux cents hommes, qui furent, peu de temps après, relevés par trois cents autres. Au seul bruit de leur approche, les Bourguignons se retirèrent, tandis que quatre cents paysans, du taillage de Ferrette, commandés par leur seigneur, Christophe de Richberg, entrèrent dans la haute Bourgogne, résolus de mettre Blamont au pillage. Mais le comte de Blamont les surprit avec six cents chevaux et les dissipa après en avoir tué quatre-vingt-neuf et fait une centaine de prisonniers.

Les autres confédérés envoyèrent également des renforts en plusieurs lieux du Sundgau, mais ils consistaient en fantassins, et la pluie, qui tombait par torrents, avait endommagé leurs munitions de guerre. Les troupes de Charles, au contraire étant bien montées, leur échappaient toujours, et quoiqu’elles eussent des provisions de toute espèce en grande abondance, elles évitaient le combat.

Tel était l’état des choses lorsque Louis XI proposa à Sigismond et aux différents alliés de ce prince d’envoyer leurs représentants à Lucerne ; l’automne était déjà fort avancé. Nous devons remarquer ici que, malgré le traité conclu à Constance, le duc de Bourgogne comptait encore des amis en Suisse, et que la duchesse de Savoie se donnait beaucoup de mouvement pour empêcher la rupture définitive entre les montagnards et Charles le Téméraire. Cependant, le roi réussit à vaincre l’opposition de quelques-unes des ligues, et la réunion projetée eut lieu. Alors Louis ne négligea ni dépenses ni soins d'aucune espèce pour pousser les confédérés à prendre une décision prompte et énergique. Il espérait, comme il le disait à ses conseillers intimes, que le duc de Bourgogne,— qu’il appelait la bête féroce,—irait se briser le crâne contre les Allemands.

Toutes choses s’arrangèrent au gré des désirs du roi de France, grâce à l’adresse de maître Gratien Favre, président du parlement de Toulouse, du sire Louis de Saint-Priest, et de maître Mohet, bailli de Montferrand en Auvergne, ses ambassadeurs; grâce aussi à l’activité de Nicolas de Diesbach et à l’horreur qu’inspirait généralement la conduite des Bourguignons dans le Sundgau.

L’assemblée se sépara après avoir décidé que l’on entrerait en campagne au prochain jour de saint Simon et saint Jude. Les Suisses envoyèrent sans plus tarder leur lettre de défi au comte de Blamont, et le héraut impérial, Gaspard Harter, porta à Charles celle de l’archiduc et de ses alliés du Rhin. Le héraut, arrivé à Neuss, remplit son message. Les chroniqueurs rapportent que le duc de Bourgogne, étouffé par la colère, ne lui répondit que par les mots à peine articulés de « Berne, Berne! »

Les confédérés se réunirent à Héricourt, entre Montbéliard et Béfort, au nombre de 20,000, au jour désigné. Les Suisses formaient à peu près la moitié de cette armée, dont les membres portaient, en signe d’union, une grande croix blanche. Le contingent de Strasbourg était de2000 fantassins et 250 chevaux; un train d’artillerie considérable accompagnait ce corps, et il fallait dix-huit étalons vigoureux pour mettre en mouvement la pièce principale, qu’on nommait der strauss (le bouquet). Le sieur Jean de Berenfels commandait les Strasbourgeois, auxquels vinrent encore se joindre les forces de leur évêque, Robert de Bavière

Les alliés entouraient depuis quinze jours le fort d’Héricourt, et le siège était peu avancé. — Vers la saint Martin, le comte de Blamont, espérant les surprendre et les tailler en pièces, s’approcha de leur camp à la tête de 5000 hommes et de 7000 Lombard1 que le comte de Romont venait de recruter en Italie pour Charles le Téméraire. Ces deux corps formidables marchaient en silence, et leurs chefs se croyaient déjà sûrs du succès de leur ruse. Mais quelques-uns des gens de Strasbourg étaient sortis du camp pour chercher des fourrages; voyant venir à petite distance une troupe nombreuse, ils ne surent d’abord qu’en penser, et l’un d’entre eux, nommé Von Hage, homme courageux et déterminé, résolut d’avancer, afin de savoir si c’étaient des amis ou des ennemis. Il arriva ainsi à portée d’arbalète des Bourguignons; — une flèche, dirigée contre lui, perça son bras de part en part; cependant il ne tomba point de cheval, et revint à bride abattue auprès des siens, en criant : «  L'ennemi arrive, il veut nous surprendre. »

A ces mots, proférés d’une voix de Stentor et qui retentissent bientôt dans le camp des confédérés, chacun court à ses armes. Un instant après, les alliés marchent à la rencontre des comtes de Blamont et de Romont, la mêlée commence. Les Zurichois, sous la conduite de Félix Relier, les gens de Berne, de Lucerne, de Soleure et de Bienne, sous celle de l’avoyer Scharnachthal; les Strasbourgeois, ayant Berenfels à leur tête, se précipitent sur l’ennemi avec une irrésistible impétuosité et poussent de grands cris pour s’exciter mutuellement au combat; le désordre se met aussitôt dans l'infanterie bourguignonne, malgré une position favorable; les longues piques des Suisses empêchent la cavalerie d’approcher. Les deux comtes ne s'étaient point attendus à une bataille en règle, leurs troupes se débandent; les hommes d’armes autrichiens et les nobles de la Souabe s’élancent à leur poursuite; ils en assomment 2000, en brûlent encore 300 dans deux villages voisins où ils s’étaient réfugiés; et, s’il faut en croire les chroniqueurs, cette journée ne coûte aux alliés que quelques blessés et trois morts.

La déroute des Bourguignons avait été complète, et les confédérés recueillirent un riche butin. Ils s’étaient emparés, entre autres choses, de deux pierriers et d’un grand chariot chargé de provisions destinées au fort d’Héricourt. Ce qu’on ne put emporter fut brûlé sur place.

La nouvelle de la défaite des deux comtes étant parvenue dans l’intérieur de la ville assiégée, Etienne de Hagenbach et l’un des frères de Hassenbourg, qui la défendaient avec 400 hommes, demandèrent à capituler. Ils en sortirent le 16 novembre 1474; l’archiduc Sigismond en prit possession le même jour et y laissa une garnison de 200 cavaliers et 200 fantassins. Après la dispersion de l’armée ennemie, les alliés se séparèrent pour rentrer dans leurs foyers respectifs. Les Strasbourgeois arrivèrent chez eux dans la soirée de la fête de sainte Catherine. On les reçut avec de grands honneurs; ils se rendirent aussitôt à la cathédrale pour remercier Dieu de la victoire et consacrer à Notre-Dame cinq drapeaux conquis sur les Lombards.

Les Bâlois ramenèrent dans leur ville soixante prisonniers, parmi lesquels se trouvaient dix-huit de ces Wallons qui avaient commis les plus grandes atrocités dans le Sundgau. On les condamna à être brûlés vifs. La sentence reçut son exécution le 18 décembre, et l’on y procéda avec beaucoup de solennité. Les magistrats urbains, en grand costume, à cheval , accompagnés des geôliers et d’un grand nombre d’officiers subalternes, portant tous les marques distinctives de leurs fonctions, allèrent, au son lugubre d’une cloche particulière, chercher les criminels à la prison. Ils furent conduits processionnellement à la place de l’Hôtel—de—Ville; là ils s’assirent sur des sellettes, et lecture de leur jugement leur fut faite du haut du balcon de l’hôtel, en présence d’une foule d’assistants. Ensuite on les mena avec les mêmes cérémonies à une esplanade ouverte, sur laquelle s’élevait un immense bûcher. Les Wallons y ayant été précipités, le bourreau y mit le feu. Pendant ce temps la cloche continuait à tinter. Elle formait en quelque sorte l’accompagnement de chants funèbres qui se prolongèrent jusqu’au moment où la flamme s’abaissant, fit voir aux spectateurs qu’il ne restait plus rien des dix-huit condamnés.

Cependant les Bourguignons s’étaient de nouveau réunis sous les ordres du comte de Blamont, et recommençaient leurs ravages dans le Sundgau, aux environs mêmes du fort d’Héricourt. Leur défaite avait en quelque sorte aiguillonné leur haine, ils pillaient et massacraient avec les plus effroyables raffinements de barbarie.

Les alliés renforcèrent la garnison de Mont­béliard, et après avoir tenu des conférences à Colmar, ils se disposèrent à rentrer en campagne. Louis XI, dont les ambassadeurs avaient encore assisté à ces réunions, obtint de chacun des confédérés la promesse formelle de ne point traiter séparément avec le duc de Bourgogne.

Le roi poursuivait alors ces négociations avec d’autant plus de chaleur, qu’enfin il n’ignorait plus les projets de Charles et d’Edouard d’Angleterre.

Plein de vigilance, il comptait éviter la guerre par la politique, en divisant ses ennemis et en leur suscitant de graves embarras. Les confédérés ne tardèrent pas à se rendre maîtres de plusieurs forts et villes appartenant aux Bourguignons, et obligèrent ainsi ces derniers à mettre momentanément un terme à leurs incursions.

 

CHAPITRE III.

De 11 grande armée impériale qui se réunit auprès de Neuss.

 

Pendant ce temps, le siège de Neuss continuait. Le duc de Bourgogne ne quittait pas la place et rassemblait autour d’elle toutes ses forces.

Les habitants commençaient à manquer de vivres et faisaient de grands feux sur les clochers de leurs églises, pour avertir de leur détresse une armée allemande campée sur la rive droite du Rhin, sous le commandement de Guillaume d’Arenberg, mais qui ne pouvait venir à leur aide. — Les bourgeois de Cologne, craignant pour eux-mêmes, demandèrent du secours aux princes de l’Empire et aux villes du Rhin, et résolurent d’envoyer aussi une députation à Augsbourg, où se trouvait encore l’empereur. Leurs ambassadeurs devaient supplier Frédéric de leur prêter assistance, et lui représenter que s’il refusait d’obtempérer à leur demande, leur ville et celle de Neuss seraient ravagées de fond en comble par le duc de Bourgogne. Ce seigneur faisait des efforts désespérés, parce qu’il voulait à tout prix en finir sur les bords du Rhin, avant l’époque fixée avec le roi d’Angleterre pour attaquer la France.

Frédéric, prince avare, doué d’une grande perspicacité lorsqu’il s’agissait de s’assurer quelque avantage pécuniaire, et en qui la passion de l’or, si indigne d’un roi, faisait taire même la voix de l’honneur et le soin de sa réputation,— Frédéric, disons-nous, jugea de suite qu’il pourrait profiter du besoin qu’on avait de son intervention dans l’affaire de Neuss. Il répondit donc aux députés : qu’ayant vécu aux dépens de la ville d’Augsbourg et étant hors d’étal de solder ses comptes, il lui était impossible d’en sortir, à moins qu’on ne voulût acquitter sa dette. Il fallut céder; les différents Etats de l’Empire payèrent pour lui 30,000 florins, lui firent un don de 1000 florins d’or, et s’engagèrent à le défrayer jusqu’à son arrivée à Cologne.

Louis XI, qui voulait le décider à agir, promit aussi de lui faire passer, sous les ordres des sires de Craon et de Sallazar, un renfort de 20,000 hommes dès qu’il serait devant Neuss.

L’empereur fit partir enfin ses lettres de convocation pour les princes, Etats et villes d’Allemagne, et leur enjoignit de réunir leurs contingents; quant au duc de Bourgogne, il fut déclaré ennemi du saint-empire; Frédéric et les princes lui adressèrent leurs Absags-Briefe, rédigés dans la forme voulue.

Ceci se passait en octobre. Au mois de novembre, l’empereur arriva à Andernah, entre Coblentz et Cologne. — Beaucoup de seigneurs allemands l’accompagnaient. L’armée impériale se montait déjà à près de 60,000 combattants, bien qu’elle fût loin d’être au complet. Mais cette armée, au lieu d’agir, s’arrêta à grande distance de Neuss, et Frédéric se borna à envoyer quelques renforts à Guillaume d’Arenberg.

Heureusement les pluies d’automne avaient beaucoup endommagé les ouvrages des Bourguignons et obligèrent Charles à changer quelques-unes de ses dispositions. Les gens de Cologne en profitèrent pour ravitailler Neuss.

L’hiver s’écoula de la sorte, l’empereur restant immobile à Andernach, et le duc continuant le siège, malgré les démarches du légat du pape et du roi de Danemark. Ce dernier revenait de Rome, et s’était rendu à Düsseldorf, à la sollicitation de Frédéric, pour servir de médiateur entre les parties belligérantes. Rien ne pouvait briser l’orgueil de Charles ni le décider à céder. Il proposa cependant au roi Louis XI de prolonger pour six mois la trêve convenue entre eux : son offre fut acceptée.

Le roi profitait des loisirs que lui laissait l’obstination du duc pour mettre ordre aux affaires intérieures de son royaume et traiter avec plusieurs princes sur l’appui desquels Charles avait compté. Il n’oubliait pas non plus ses engagements avec les Suisses, auxquels il faisait payer exactement les sommes qu’il leur avait promises.

Enfin, cependant, vers les fêtes de Pâques de l’année 1475, six mois après l’envoi des lettres de convocation, les princes et villes qui n’avaient point encore réuni leurs contingents mirent leurs troupes en mouvement. Strasbourg fit partir par terre 100 lances bien équipées, le mardi de la semaine sainte, sous la conduite du chevalier Philippe de Müllenheim. Les cavaliers étaient vêtus de costumes blancs et rouges que leur donnait la ville; un train d’artillerie assez considérable les suivait.

Cinq cents fantassins, portant des uniformes aux mêmes couleurs , s’embarquèrent sur le Rhin, dans huit grands bateaux, le lundi suivant.

Plusieurs volontaires s’étaient joints à eux. On comptait parmi ces derniers les gentils­hommes les plus distingués du pays, tels que plusieurs sires de Müllenheim, de Zorn, de Kaggeneck, de Bock, etc.

Quatorze barques, chargées de tentes, de munitions de guerre et de vivres de toute espèce pour les hommes et les chevaux, suivaient les huit premières.

Les commandants et porte-enseignes de la troupe étaient l’ammeistre Lienhard, Conrad Hungerstein, et Hans Hauszen L’évêque Robert ajouta 100 lances au contingent de la ville, et en confia la direction au comte Frédéric de Bitsche et au sire Walter de Thann.

Les troupes des autres cités d’Alsace se mirent en mouvement en même temps que celles de Strasbourg; aucune d’elles ne manqua à l’appel: Bâle envoya 250 cavaliers, commandés par le chevalier Velt de Neusteins.

Les Strasbourgeois, étant arrivés au camp impérial, furent admis immédiatement à défiler devant l’empereur. Frédéric se plaça sur un balcon avec un grand nombre de princes et de seigneurs du plus haut lignage, et donna des éloges extrêmes à la tenue de ce corps.

Les 500 fantassins et l’artillerie parurent les premiers, ensuite vinrent les cavaliers de la ville et ceux de l'évêque. Philippe de Müllenhein fermait le cortège et portait le magnifique étendard de Strasbourg, riche en dorures et en peintures. On y voyait, d’un côté, l’inscription : A solo Christo Victoria; — de l’autre, la légende ; Venite ad puerurn Christum omîtes qui onerati estis, tracée autour des images de l’enfant Jésus et de la sainte Vierge, patronne de la ville. Les bras étendus, la mère du Sauveur semblait donner sa bénédiction à ceux qui marchaient sous cette bannière vénérée.

De nouvelles troupes grossissaient journellement l’armée impériale; enfin elle se monta à 80,000 hommes.

Quelques rixes, survenues entre les corps de Bâle et de Nuremberg d’abord, puis entre ceux de Strasbourg et de Münster, retardèrent, pendant quelque temps encore, le départ pour Neuss. Cette dernière querelle, dans laquelle Nuremberg, Augsbourg, Francfort et le Rheingau s’étaient déclarés pour Strasbourg, Lubeck et Aix-la-Chapelle pour Munster, coûta la vie à plus de 60 hommes. On eut beaucoup de peine à calmer le tumulte, et le Strasbourgeois qui en avait été le premier auteur fut publiquement décapité. Enfin, l’armée s’ébranla le mardi avant la Fête-Dieu ( 1475). L’on décida, dans ces circonstances, en faveur de Strasbourg, une difficulté agitée depuis longtemps, Cette ville prétendait au privilège de porter l’étendard impérial, par conséquent de tenir le premier rang et de voir marcher sa bannière à côté de celle de l’Empire. Nuremberg, Cologne, Augsbourg, Francfort et Ulm lui contestaient ce droit. Cologne s’était rendue justice à elle-même en s’emparant du drapeau; mais elle fut forcée de le restituer à Strasbourg, et Philippe de Müllenheim eut l’honneur de le porter le premier jour. Les autres villes ne jouirent de cet avantage que dans les journées suivantes. Quant au droit d’avoir sa propre bannière près de l’aigle impériale, Strasbourg y fut maintenue, et primait en ceci toutes les cités d’Allemagne.

On arriva, vers dix heures du matin, à un demi-mille de Neuss, et aussitôt une escarmouche s’engagea entre les corps avancés des deux partis. La perte des Bourguignons fut beaucoup plus considérable que celle des alliés.

Plusieurs autres petits combats eurent lieu les jours suivants.

C’était à de semblables luttes que se bornaient les exploits des deux puissantes armées qui maintenant étaient en présence. Evidemment Frédéric avait plus envie de traiter que de se battre, et à chaque instant il envoyait le cardinal Forli, légat du pape Sixte IV, au camp du duc de Bourgogne, pour essayer de ramener ce prince à dès dispositions plus pacifiques. Mais Charles restait sourd à toutes les propositions; oubliant que ses Etats étaient dégarnis et menacés, il ne voulait en aucune façon renoncer au projet de s’emparer de Neuss.

Tout cependant aurait dû le porter à accueillir favorablement les ouvertures de l’empereur, car Edouard d’Angleterre avait achevé ses préparatifs et était prêt à descendre en France. Lord Scales, beau-frère du roi, vint même à Neuss afin d’engager le duc à en lever le siège. Charles, qui, dans son obstination, paraissait un être privé de jugement, ne tint aucun compte des représentations de l’ambassadeur anglais; il croyait son honneur attaché à la prise de cette place qu’il entourait depuis onze mois et à laquelle il avait livré inutilement cinquante assauts. Son armée était lassée, fatiguée, et à la suite des immenses travaux qu’il lui avait fait exécuter, son camp ressemblait à une ville où l’on trouvait des jeux de boule et de paume, des boutiques et des cabarets. Le duc avait fait jeter même un pont sur un bras du Rhin, mais sa construction avait coûté la vie à un grand nombre de Bourguignons, et il fut ruiné par les Allemands, sans avoir été d’aucune utilité.

Enfin, un événement auquel Charles aurait dû s’attendre depuis longtemps, mais qui n’en était pas moins imprévu pour lui, opéra ce que n’avaient pu faire ni la raison ni l’intérêt. Le jeune duc René de Lorraine lui déclara la guerre.

 

CHAPITRE IV.

Des choses qui advinrent en Lorraine pendant le siège de Neuss, el comment le duc René déclara la guerre au duc Charles.

 

Nous sommes obligés de faire maintenant un pas rétrograde et de rendre compte de ce qui s’était passé récemment en Lorraine. Malheureusement pour le duc de Bourgogne, ses troupes, en traversant la province, n’avaient nullement respecté les conditions du traité conclu avec René. Loin de payer comptant les vivres, elles pillaient comme si elles se fussent trouvées en pays conquis. » Le soldat avoit vescu partout si licencieusement » disent les auteurs lorrains « et s’était rendu si outrageux par ses continuelles pilleries, rançonnements et violences, qu’il n’avait été que bien peu diffèrent de l’ennemi tout ouvert et déclaré. » Les habitants des campagnes s’étaient avisés alors de réfugier leurs meubles et leurs provisions dans les églises. Les Bourguignons en brisèrent les portes, enlevèrent ce qui y était déposé, et accablèrent de coups et des plus mauvais traitements ceux qui voulaient s’opposer à leur insolence. Les Lorrains, peu endurants par nature, témoignaient fort haut l’aversion que leur inspiraient les étrangers, et se rendaient en foule à Nancy, afin de porter plainte au bon duc René. Ce prince avait réclamé l’exécution des conventions, mais inutilement; les soldats de Charles n’en continuèrent pas moins leurs exactions et n’étaient point réprimés par leurs chefs. Le duc de Bourgogne lui-même, auquel on s’était adressé, n’avait tenu aucun compte des doléances de son jeune allié; il s’était contenté de dire : « Que tels dommages n’étoilent si grands qu’on se le figurait. »—Puis, à la satisfaction qui en fut demandée : « N’étaient premièrement que remises, réponses pleines de mépris et enfin paroles d’un refus absolu, tellement qu’il apparaissait assez que rien ne le retenait de pis faire, sinon les empêchements et les difficulté de la guerre en laquelle il se trouvait avec les Allemands. »

Louis XI, toujours admirablement instruit des événements, avait jugé l’occasion favorable pour amener la rupture du traité conclu entre les deux ducs. Le seigneur delà Trêmouille, sire de Craon, et Thierry de Lénoncourt, bailli de Vitry, furent envoyés à Nancy, afin de reprendre des négociations précédemment entamées par l’entremise de Charles et Achille de Beauveau, du capitaine de la Charité et de Jean de Paris, conseillers du roi. Louis XI les chargeait de dire à René, qu’en considération de sa grande jeunesse, il lui pardonnait les arrangements faits avec Charles de Bourgogne, mais à condition qu’il les romprait immédiatement et qu’il renouvellerait l’alliance avec la France, alliance sur laquelle reposaient d’ailleurs la sûreté et l’existence même du duché de Lorraine.

René, indigné des mauvais procédés des Bourguignons, avait accueilli avec joie les propositions de Louis XI. Il s’était empressé de prêter, pour lui et sa mère, entre les mains des deux derniers ambassadeurs, le serment de servir le roi contre tous ses ennemis.

Louis XI, à son tour, déclarait avoir reçu le duc René et la comtesse Yolande au nombre de ses amis, vu leur renonciation à l’alliance forcée qu’ils avaient conclue avec son sujet rebelle Charles de Bourgogne. Il promettait de les défendre contre qui que ce fût, de les maintenir en possession de leurs domaines, et de ne conclure ni paix ni trêve sans les y comprendre.

Sur ces entrefaites, l’empereur, fatigué de l’inutilité de ses démarches auprès de Charles le Téméraire, avait envoyé le sieur de Montreuil et plusieurs gentilshommes de Strasbourg, Bâle et Schelestadt au duc de Lorraine, pour lui enjoindre d’interdire dorénavant le passage de ses Etats aux gens de Bourgogne.

René avait consenti. Frédéric s’engagea, de son côté, à ne pas traiter séparément avec Charles, et à protéger la Lorraine, conjointement avec le roi de France, contre toutes attaques.

Plusieurs autres conditions furent encore stipulées: l’empereur promit de porter les villes de Metz, Toul et Verdun à se déclarer pour René, et de lui faire restituer diverses places situées dans les pays du duc Charles.

Sous la teneur du même traité, Adolphe, archevêque de Mayence, Jean, archevêque de Trêves, et Albert, margrave de Brandebourg, électeurs du saint-empire, agréèrent et consentirent que le duc de Lorraine entrât ainsi dans leur alliance, aux termes arrêtés entre l’empereur et lui. Le tout fut fait dans le camp impérial de Zuntz, le 17 mai 1475.

Cependant, René avait lieu de craindre que l’évêque de Toul, ami du duc de Bourgogne, ne pût se dispenser de prendre parti pour ce prince. Il pria donc le pape Sixte IV d’envoyer en Lorraine son légat, Alexandre de Forli, pour demander au prélat de demeurer neutre. Le légat parla à l’évêque et aux chanoines, et René, étant venu à Toul et les ayant vus les uns après les autres, se rendit à l’Hôtel-de-Ville et engagea les magistrats et les bourgeois à ne donner aucun secours à son ennemi. L’évêque, le chapitre et le corps de ville promirent au duc tout ce qu’il voulut, et il se retira fort content à Nancy, après avoir reçu les présents ordinaires en vin, bœufs, moutons, foin et avoine.

Le légat persuada de plus à l’évêque de se retirer dans son abbaye de Luxeu, pour ôter tout soupçon au duc René, et le pape même lui écrivit qu’il ferait très prudemment de demeurer tranquille dans ce monastère. Antoine obéit, après avoir donné des ordres pour fortifier Liverdun et Mézières.

Toutefois, les Bourguignons étaient encore en possession de leurs quatre places d’armes, et continuaient à rançonner le pays; de jour en jour, les réclamations des gens de la campagne devenaient plus nombreuses et plus pressantes.

René, voulant mettre un terme à ces exactions, consulta son conseil, et se rendit en France, à Notre-Dame de Liesse, où se trouvait alors Louis XI. Le roi l’engagea à défier Charles, et lui donna une promesse écrite de l’assister de toute sa puissance.

Le duc suivit cet avis. Aussitôt après son retour à Nancy, le 9 mai 1475, il « dépêcha vers Charles un héraut, avec charge de lui dénoncer la guerre de sa part, et en signe de ce, lui gager le gantelet ensanglanté, comme lors en étroit la coutume.»

Le messager, serviteur du sire de Craon, et nommé le More, connaissant par ouï dire les fureurs du duc de Bourgogne, lui remit la lettre, jeta le gantelet, et se sauva de toute la vitesse de son cheval, craignant que Charles n’ordonnât qu’on le noyât dans le Rhin. Mais le duc le fit rattraper, et au lieu de le maltraiter, il lui remit un de ses plus riches vêtements, avec 12 florins d’or, en lui disant d’un ton très enjoué :

« Voilà pour les bonnes nouvelles que tu m’apportes, mais dis à ton maître qu’on lui donne de perfides conseils, car nous allons mettre fin à cette guerre, et nous serons bientôt en Lorraine. »

Cette réponse ayant été portée à René, il comprit que la lutte était prochaine et s’en retourna vers Louis XI. Le roi mit à ses ordres 400 lances sous le commandement du sire de Craon, et s’écria : « Mon beau cousin, si le Bourguignon vient en Lorraine, nous y irons en personne. » 

René donna tous ses soins à bien traiter les Français, et se prépara à entrer en campagne. Son armée étant réunie, l’on se mit en marche. Pierrefort et Fauquelmont furent enlevés en peu de jours.

Les troupes stationnèrent ensuite dans le pays messin, et le sire de Craon s’empara de Danviltiers, situé entre Verdun et Montmédy.

Tel était l’état des choses, lorsque René reçut une longue lettre de Charles le Téméraire. Ce prince essayait encore de lui faire des remontrances, de lui prouver que ses motifs pour se déclarer son ennemi étaient frivoles, et qu’il ne pouvait, sans violer son serment et son honneur, sans devenir parjure, en un mot, « se liguer contre lui avec qui que ce soit, fùt-ce avec l’empereur et le roi de France. »

Cette épître, écrite, selon l’auteur lorrain, avec toutes les aigreurs et animosités qui « se peuvent imaginer » finissait par les menaces suivantes :

« Nous vous sommons, par ces présentes, et cette fois pour toutes, de garder et observer vos serments, foi et promesse, ainsi que tous les articles du traité, de cesser entièrement de faire par vous-même, et par aucun de vos vassaux ou sujets, guerre, mort et dommage contre nous ou contre nos pays et sujets, pour le service de l’empereur, du roi de France ou d’autres quelconques. Et si avec eux ou avec l’un d’eux vous avez fait quelque traité contre nous, nous vous sommons de le révoquer comme nul. Nous vous sommons aussi de permettre à nos gens, serviteurs et sujets, le passage par votre pays, et nous vous avertissons que si vous faites contrairement à la paix, nous procéderons contre vous ainsi qu’il appartient contre les violateurs de leur foi, serment et parole. Et, de plus, nous tâcherons, moyennant l’aide de Dieu, notre créateur, de vous donner à connaître la différence qu’il y a de notre amitié et bienveillance avec notre inimitié et hostilité, que vous préviendrez, j’espère, par votre repentance. »

Charles envoya aussi aux seigneurs lorrains un manifeste pour porter à leur connaissance le défi de René, qu'il pensait, disait-il, lui avoir été adressé sans leur participation. Il leur enjoignait de refuser au duc leur assistance, les menaçant, au cas contraire, de les traiter avec autant de rigueur que René lui-même.

Toutefois, la lettre de son ennemi n’intimida point le jeune prince. Il avait commencé les hostilités, croyant pouvoir compter sur les promesses de Louis XI, et ne doutant point que le roi ne parût bientôt à la tète d’une puissante armée; il ne voulut donc plus reculer.

 

CHAPITRE V.

Comment le duc de Bourgogne leva le siège de Neuss.

 

Retournons à Neuss. Nous venons de rendre compte des événements qui obligeaient le duc de Bourgogne à modifier ses projets. Il aspirait maintenant à avoir les mains libres, afin de se porter en Lorraine avec toutes ses forces, et il commença dès lors à prêter une oreille plus favorable aux propositions de Frédéric

En conséquence, on dressa deux pavillons à petite distance des camps, et le cardinal de Forli, légat de Sixte IV, le margrave de Brandebourg, et le duc Albert de Saxe, s’y réunirent aux députés bourguignons pour entamer la négociation.

On ne tarda pas à conclure un armistice, et les deux parties belligérantes se visitèrent dans leurs camps respectifs.

Cependant, il y avait division parmi les princes et seigneurs présents à l’armée impériale. Les uns faisaient les vœux les plus ardents pour la paix, les autres, au contraire, désiraient la continuation de la guerre. Au nombre de ces derniers, on remarquait surtout les ambassadeurs du roi de France : c’étaient Jean Tiercelin, sieur de Brosses, et maitre Jean de Paris, conseiller au parlement. Ils répétaient à tout propos à Frédéric que, fort comme on l’était, il fallait en profiter pour écraser le duc de Bourgogne; ils promettaient aussi pour l’avenir l’appui de leur maître, appui qui jusqu’alors avait manqué aux confédérés; car Louis XI, bien qu’il en eût été sommé à diverses reprises, n’avait point encore envoyé les 20,000 hommes qu’il s’était engagé à fournir.

Mais l’empereur lui-même était trop disposé à la paix pour que les discours des envoyés français pussent faire grande impression sur lui. De puissantes considérations lui inspiraient des intentions favorables au duc. — Frédéric n’avait point renoncé au projet de mariage entre son fils Maximilien et Marie, héritière de Bourgogne, princesse déjà si souvent recherchée, et, si souvent aussi, promise par son père; de plus, l’empereur craignait de se brouiller avec le légat du pape et les électeurs, qui comprenaient que la présente guerre coûtait beaucoup a l’Empire, sans devoir jamais lui rien rapporter; enfin aussi Frédéric, il faut le dire, comptait fort peu sur les belles promesses et les protestations de Louis XI.

Le sieur de Brosses et Jean de Paris s’empressèrent d’informer leur maître de la disposition des esprits à Neuss, et Louis vit qu’il fallait agir enfin, pour ne point perdre l’occasion d’anéantir la puissance de celui qu’il regardait comme son plus mortel ennemi. Libre du côté du midi, par la prise de Perpignan, qu’il avait enlevé le 10 mars aux Aragonais, il pénétra en Picardie; mais, malgré la promptitude do ses succès dans cette province, les intentions de l’empereur restèrent les mêmes.

Les ambassadeurs du roi résolurent de tenter un dernier effort auprès de Frédéric. Ils lui représentèrent que Charles, étant dans toute la vigueur de l’âge, et marié depuis peu d’années à une jeune princesse, pourrait bien avoir encore des héritiers mâles, et qu’en outre il était fort à présumer que Mlle. de Bourgogne, maladive, toute enflée et sujette à de graves infirmités, comme la plupart des princesses de sa maison, n’aurait jamais d’enfants. Ils n’avaient aucune preuve à fournir à l’appui de ce qu’ils avançaient, mais ils répétaient la leçon que leur avait faite leur maître. Ils promirent aussi à l’empereur, au nom de Louis XI, la plus riche part des dépouilles de Charles le Téméraire. Toutefois, malgré son médiocre génie, Frédéric était très-rusé, au dire de la Chronique de Strasbourg, « et fort au fait des pratiques de la diplomatie française » ; il répondit simplement aux envoyés du roi, en leur racontant en public l’apologue des chasseurs qui vendaient la peau de l’ours avant d’avoir tué la bête. Les sieurs de Brosses et Jean de Paris n’en tirèrent plus une parole après qu’il leur eut rappelé cette fable, et furent congédiés de la sorte.

L’armistice durait encore. L’ammeistre Lienhard, commandant des troupes strasbourgeoises, voulut en profiter. Il se dirigea vers le camp bourguignon, suivi d’un bon nombre d’hommes d’armes, et témoigna le désir de le visiter Charles le Téméraire, en ayant été informé, exigea qu’on montrât toutes choses dans les plus grands détails à l’ammeistre et à ses compagnons. Les uns croient qu’il donna simplement cet ordre, parce qu’il se plaisait à éblouir les étrangers en étalant sa magnificence à leurs yeux; d’autres pensent, avec plus de raison, qu’ayant l’intention de porter tôt ou tard la guerre en Alsace, il se flattait d’inspirer aux Strasbourgeois une salutaire terreur, en se faisant voir à eux dans tout l’appareil de sa puissance.

Quoi qu’il en soit, on les mena d’abord dans les bastions où était la formidable artillerie bourguignonne, consistant en 350 pièces de différents calibres, toutes prêtes à faire feu.

Après cela, ils furent conduits dans les tentes du duc, qu’ornaient de riches tapisseries. Ils virent en premier lieu celle où se trouvaient les principaux capitaines du prince, portant des armures ciselées, les plus somptueuses possible; puis ils passèrent au pavillon occupé par Charles lui-même. Ce prince dînait au moment où ils y entrèrent. Il portait un habit gris de lin, d’une extrême simplicité; sa tête était couverte d’un large béret tiré fort avant sur le front, et de dessous lequel ses grands yeux noirs « lançaient de farouches regards ». Assis seul à sa table, on avait servi devant lui différents mets dans de grands plats d’argent. A sa droite, étaient trois médecins et plusieurs de ses vieux conseillers; à sa gauche, s’élevait un grand guéridon d’argent, en forme de vaisseau, porté sur un pied de même métal, et couvert avec profusion de vaisselle d’or. Près de la porte, on remarquait une quantité de coupes, dans lesquelles on offrait à boire à ceux qui se présentaient. Le duc lui-même ne se désaltérait qu'avec de l’eau rougie d’un peu de vin de Beaune, contenue dans quelques carafes de vermeil.  En un mot, ajoute notre historien, « les choses du monde les plus rares et les plus précieuses semblaient avoir été rassemblées en ce lieu. »

Les Strasbourgeois, que l’appareil de la puissance de Charles n’avait point effrayés, furent très-émerveillés du luxe qui régnait à sa cour et à sa table. Jamais ils n’avaient rien vu de semblable, quoiqu’ils eussent eu occasion d’assister aux repas de plusieurs grands seigneurs et de pénétrer, à diverses reprises, dans les demeures de l’empereur et de l'archiduc Sigismond. Mais chez ces princes, les habitudes domestiques étaient simples et les mets peu recherchés.

Cependant, en sortant du camp, l’ammeistre Lienhard, homme d’un sens droit et juste, se tourna vers ses compagnons et s’écria : « Tout ce que nous venons de voir est fort beau, sans doute; malgré cela, le sort de ce duc puissant ne me semble pas digne d’envie, car on assure qu’il n’a pas un ami fidèle, et que ses serviteurs les plus intelligents l’ont quitté et se sont rendus à la cour du roi de France, afin d’échapper à la sévérité et aux fureurs de leur maître, fureurs qui ne sont jamais adoucies ni par la libéralité, ni par les propos affectueux. »

Aussitôt que l’armistice eut expiré, et bien que les négociations continuassent, Charles le Téméraire tenta un dernier effort. Le 24 mai, l’armée impériale avait fait un mouvement afin de se rapprocher de Neuss. Le duc laissa derrière lui une partie de ses forces pour garder le siège, rangea les autres en bataille, et traversa à gué la petite rivière d’Erft, qui le séparait de l’ennemi. Il attaqua d’abord la gauche des Impériaux, auxquels son artillerie fit beaucoup de mal, et que la cavalerie lombarde, conduite par Campo Basso et Galeotto, força à regagner le camp en désordre. Les Allemands firent successivement trois vigoureuses sorties et furent toujours repoussés. Alors le duc de Saxe déploya l’étendard de l’Empire, et l’on se disposait à résister à une quatrième attaque; mais la nuit arrivait, et Charles, content d’avoir sauvé sa réputation et sa gloire, se retira dans ses quartiers.

Toutefois, cette bataille inspira à Frédéric un désir de plus en plus vif d’en finir, et comme le duc était également pressé, les négociations avancèrent avec beaucoup de rapidité, à partir de ce moment. On tenait tous les jours des conférences, et en même temps, les deux armées, animées par la haine réciproque la plus violente, se livraient à chaque instant de petits combats partiels. Les troupes se massacraient entre elles, tandis que leurs chefs traitaient de la paix. Dans le camp bourguignon, on faisait déjà de grands préparatifs de départ, avant même que les conventions ne fussent signées, et Charles, après avoir assiégé la ville durant plus de onze mois, s’en éloignait au moment où elle était réduite à toute extrémité et incapable de tenir huit jours encore.

Frédéric, qui avait cité aux envoyés de Louis XI la fable de la peau de l’ours, eût pu se rappeler aussi le mot du poète : car cette guerre, pour laquelle on avait réuni toutes les forces de l’Allemagne, se termina par une trêve de neuf mois. Charles donna encore à l’empereur l’espoir du mariage prochain du prince Maximilien avec Mlle. Marie; on remit l’affaire de Cologne au jugement du pape, et la ville de Neuss fut placée en dépôt entre les mains du légat.

Le caractère du duc de Bourgogne et le puéril orgueil qui le dominait ne se démentirent point jusqu’au bout. Il ne voulut pas quitter Neuss le premier. Frédéric, se moquant de cette vanité ridicule, partit avant lui.

Le duc donna encore un grand festin d’apparat au légat et aux principaux seigneurs allemands, et les traita en fines épices. Enfin; le 27 juin, il s’éloigna de la misérable bicoque devant laquelle il venait de perdre près d’une année.

Frédéric, ne songeant qu’à ses propres intérêts, avait oublié complètement René de Lorraine dans le traité, malgré les engagements pris récemment vis-à-vis de lui; et de même, il n’avait fait aucune stipulation en faveur des membres de la ligue de dix ans. Charles persistait à vouloir en tirer une éclatante vengeance, et l’empereur n’insista guère sur ce point, qui personnellement le touchait peu.

Toutefois, les alliés ne s’effrayèrent point de l’abandon dans lequel on les laissait, et, voyant qu’on ne songeait pas à eux dans les conférences de Neuss, ils se réunirent à Bâle durant la semaine de la Pentecôte Louis XI et René se firent représenter à cette assemblée. Le premier s’engagea à opérer une diversion dans les Pays-Bas, tandis que les confédérés attaqueraient Charles en Bourgogne; le second accéda formellement à la ligue de dix ans.

 

CHAPITRE VI.

De ce qui se passa dais le Sundgau. — Comment le duc de Bourgogne mécontenta sou beau-frère Édouard d'Angleterre, et comment Louis XI abandonna René de Lorraine.

 

La guerre avait été reprise dans le Sundgau pendant les derniers mois de l’expédition de Neuss. Le comte de Blamont avait fait, du côté de Montbéliard, une nouvelle irruption dans le pays. Les Bourguignons ne s’étaient retirés qu’aprés avoir incendié quarante villages et commis toutes les atrocités qui marquaient habituellement leur passage.

Cependant, les alliés étaient rentrés en campagne pour venger ces nouveaux désastres, et avaient vigoureusement riposté, sous le commandement du comte Ostwald de Thierstein. Ils remportèrent plusieurs avantages et se rendirent maîtres de divers forts en peu de temps. On divisa le butin en trois portions égales. La première revint à Sigismond, la deuxième aux Suisses, la troisième à Strasbourg et Bâle. Le contingent de la première de ces deux villes se montait alors à 1800 hommes, tant cavaliers que fantassins, et 12 pièces d’artillerie, parmi lesquelles on remarquait, outre le Strauss, un pierrier immense.

Les alliés, forts de 16,000 hommes, investirent Blamont. Ostwald de Thierstein, proche parent du comte, refusa de prendre le commandement de cette expédition, et se fit remplacer par Hermann d’Eptingen. On serra de très-près la citadelle et la ville; le Strauss y causa beaucoup de dommage. Lors du premier assaut, les Strasbourgeois attaquèrent, d’un côté les Bâlois, et les gens de Sigismond de l’autre; mais les assiégés leur jetèrent, du haut de leurs murs, une si grande quantité de ferraille, dé ruches à miel et de vieille poterie, qu’ils furent obligés de se retirer. 7000 Bourguignons arrivèrent sur ces entrefaites, avec le projet de délivrer la place; mais en même temps aussi les confédérés reçurent un renfort de 5000 hommes. La garnison consentit donc à capituler. On lui laissa la vie sauve, et les alliés entrèrent dans le fort. Ils y trouvèrent beaucoup de munitions de guerre, entre autres huit tonnes de poudre, et une masse considérable de provisions de bouche. Le château lui-même était digne de servir à la résidence d’un prince, et renfermait dans son enceinte plusieurs sources d’une eau excellente

Après s’être rendus maîtres de Blamont, les confédérés, voulant s’assurer les passages du Jura, prirent encore Grandson et Orbe.

Tel était l’état des choses dans les pays de la confédération, lorsque Charles le Téméraire levait le siège de Neuss. Il voulait, disait-il, «se dépêcher d’en finir avec tout le monde, notamment avec les Lorrains, pour tomber sus aux paysans. » C’est ainsi qu’il appelait les Suisses et les Alsaciens. « Ils n’ont pas su encore ce que c’est que combattre, ajoutait-il, mais nous allons le leur apprendre. » Les alliés, à qui on répéta ces orgueilleuses paroles, n’en furent point émus. « C’est plutôt le duc Charles, dirent-ils, qui ne connaît pas la guerre ; il n’a jamais eu affaire personnellement avec des hommes; au reste, il ne s’agit pas de grands mots ; mais on verra qui parlera le plus haut à la fin. »

D’un autre côté, l’armée de Louis XI avait continué à dévaster la Picardie et l’Artois. Le roi avait réuni également des forces en Normandie, pour protéger ce pays contre les Anglais, qui n’étaient point arrivés encore, quoique l’époque fixée pour leur débarquement fût déjà passée. Il avait mis aussi Paris sous les armes, garni Dieppe et Eu, et garanti l’organisation, la solde et les privilèges des francs-archers.

Enfin, cependant, le 5 juillet 1475, l’armée d’Edouard traversa la mer, sur 500 bateaux plats de Hollande et de Zélande, mis à sa disposition par Charles de Bourgogne. Ce passage dura plusieurs jours, et Louis ne fit aucune tentative pour s’y opposer. Le roi d’Angleterre avait à sa suite, outre l’élite de sa noblesse, formant un redoutable corps de 1500 hommes d’armes, 14000 archers à cheval, et de plus une troupe de 3000 hommes commandée par le sire de Duras et lord Dudley, et destinée à se rendre en Bretagne; enfin, un grand nombre de fantassins et d’ouvriers chargés de dresser les pavillons et de servir l’artillerie.

Edouard IV, au moment de son embarquement à Douvres, avait envoyé son héraut normand Jarretière à Louis XI, pour le sommer de lui rendre son royaume de France, et protester qu’en cas de refus, il ne pourrait attribuer qu’à lui-même les maux qui en résulteraient. Le roi était en nombreuse compagnie au moment où la lettre de défi lui fut remise. Il la lut sans que l’expression de son visage pût faire deviner aux assistants le contenu de l’épître, et ayant pris Jarretière à part dans un cabinet voisin, il se mit à deviser familièrement avec lui. Après lui avoir représenté qu’il n’avait aucun sujet de haine ou de mécontentement personnel contre son frère d’Angleterre, il ajouta : que la saison était trop avancée pour commencer la guerre, et que les Anglais, au lieu de trouver en son cousin Charles l’allié sur lequel ils comptaient, auraient en lui un homme «revenant du siège de Neuss, pauvre et déconfit en toutes choses. » Enfin il donna au héraut 300 écus d’or et lui en promit encore 4000 s’il parvenait à opérer un accommodement entre lui et Edouard. Il lui fit remettre aussi une superbe pièce de 30 aunes de velours cramoisi, par Philippe de Commines, sire d’Argentan.

Jarretière, sensible aux libéralités de Louis XI, qui avait toujours le talent d’être généreux à propos, avoua à ce prince que le roi d’Angleterre lui-même ne paraissait pas avoir grand goût pour la guerre. Il promit de lui parler et d’engager les lords Howard et Stanley, très en crédit auprès d’Edouard, à s’entremettre en cette affaire .

En effet, les Anglais avaient sujet d’être mécontents. Ils s’étaient attendus à ce que le duc de Bourgogne, fidèle à sa parole, les recevrait à la tête d’une belle armée, après avoir fatigué déjà les troupes de Louis XI par une campagne de quelques mois. Loin de là, Edouard, en débarquant à Calais, ne trouvait pas même son allié.

La duchesse de Bourgogne vint la première au rendez-vous. Charles le Téméraire y arriva le 14 juillet après avoir passé à Bruges (12 juillet) pour demander des subsides aux Flamands. Il était seul; il avait laissé ses troupes derrière lui, afin qu’elles pussent se reposer, et comptait les rejoindre pour exécuter ses desseins contre la Lorraine. Il proposait alors un nouvel arrangement au roi d’Angleterre. Au lieu de faire la guerre ensemble, conformément à leur première convention, il voulait qu’ils la fissent séparément; qu’Edouard entrât en France du côté de Soissons, tandis qu’il irait lui-même châtier les Lorrains, les Suisses et les Alsaciens, et qu’enfin on se réunit à Reims, où le roi se ferait sacrer. Il promettait aussi l’assistance du connétable de Saint-Pol, qui, disait-il, leur remettrait Saint-Quentin et les autres places fortes du nord de la France.

Ces projets ne plaisaient guères aux Anglais. Le duc, voulant essayer de calmer leur mécontentement, crut ne pouvoir se dispenser d’accompagner au moins son beau-frère en Artois et en Picardie.

Toutefois, durant ce voyage même, Charles témoigna à Edouard la défiance la plus injurieuse; il pénétrait seul dans les villes pour y passer les nuits, et laissait camper ses alliés dans les bourgades voisines. L’on arriva ainsi en vue de Saint-Quentin. Les Anglais en approchaient sans nulle précaution, comme d’une cité amie dont les portes leur seraient ouvertes. Mais le connétable de Saint-Pol, qui trompait tout le monde à la fois et n’avait d’autre but que d’em­brouiller de plus en plus les affaires pour se soustraire aux vengeances de Louis XI et de Charles, le connétable de Saint-Pol, disons-nous, ne les y laissa point entrer et leur fit tirer sus. Alors leur colère éclata. Edouard reprocha aigrement au duc de Bourgogne la témérité de sa conduite; cependant ce dernier refusa de renoncer à aucun de ses plans, et partit, sur ces entrefaites, pour demander de l’argent et des hommes aux États de Hainaut, et marcher ensuite contre la Lorraine.

Louis XI ne manqua pas de profiter du fatal aveuglement de son rival. Il entama aussitôt une négociation et rencontra peu d’obstacles. Châties le Téméraire avait trop vivement offensé les Anglais pour qu’ils pussent lui pardonner. Grâce à une promesse de mariage futur entre le petit dauphin et l’une des filles dit roi d’Angleterre, grâce aussi aux appointements, à l’argent comptant, à la précieuse vaisselle et aux bijoux que Louis distribua aux conseillers d’Edouard, il conclut avec ce prince, moyennant 50,000 écus de pension viagère, une trêve qui devait expirer le 29 août 1482, à l’heure du coucher du soleil.

L’acte fut signé à Amiens; les deux monarques eurent une entrevue à Pecquigny, sur la Somme, et le roi d’Angleterre s’en retourna dans ses États avec ses troupes.

Le duc de Bourgogne perdit ainsi le plus redoutable de ses alliés. Il en eut un violent accès de colère et maltraita fort en paroles son royal beau-frère; mais, plein de confiance en sa propre puissance, il ne conçut d’ailleurs aucune inquiétude.

Au commencement de septembre, il rassembla ses forces près de Montmédy, où était établi son quartier général.

Il avait convoqué 40,000 hommes et une grande partie de l’artillerie dont nous avons parlé, et qu’on regardait avec raison comme une des plus belles de l’Europe. Charles, en passant en revue cette armée admirablement équipée, rêvait une suite de brillantes conquêtes qui, dans sa pensée, finirait nécessairement un jour par celle de la France.

Le duc ordonna au comte de Luxembourg et à Campo-Basso, le condottiere italien, de commencer la guerre.

Ces deux généraux, étant entrés en Lorraine, y prirent plusieurs châteaux; la nouvelle en fut portée à René, qui s’était déjà jeté sur le pays de Luxembourg et y avait forcé Pierrefort, Montfaucon et quelques autres places, et qui alors se disposa à marcher contre l’ennemi. Mais à sa grande surprise, le sire de Craon refusa de le suivre, sous prétexte qu’il n’avait pas l’ordre de combattre les Bourguignons. Peu de jours après, il partit même inopinément pour reconduire en France les troupes qu’il avait amenées au secours du duc de Lorraine.

La cause de ce changement soudain dans la conduite de Louis XI était connue seulement de quelques confidents intimes. Le roi se trouvait encore sous l’impression de terreur que lui avaient causée la venue des Anglais et leur alliance avec Charles le Téméraire. Désirant éviter la guerre à tout prix, il résolut d’avoir, avec le duc de Bourgogne, au moins une trêve de quelques années. Il comptait à la vérité lui susciter secrètement, en toute occasion, des ennemis et des embarras, le bien enferrer avec les Allemands et les Suisses; mais il voulait s’abstenir de paraître lui-même en scène, et ne donner ouvertement aucun sujet de mécontentement à*son beau cousin. Sa vengeance, pour se faire attendre, n’en serait que plus sûre, et suivant l’expression de notre chroniqueur alsacien : « Il reculait pour mieux sauter ». Il fit donc indirectement des propositions à Charles, et celui-ci, qui, peu de temps auparavant, avait follement refusé d’être compris dans le traité d’Amiens, accepta cette fois avec empressement, afin d’éviter que les troupes françaises stationnées dans la Champagne n’entravassent ses progrès en Lorraine. Une trêve de neuf années fut signée, le 13 septembre, au château de Soleuvre, entre Luxembourg et Montmédy. L’une des conditions de ce traité était : que le duc livrerait à Louis, le connétable de France, Louis de Luxembourg, comte de Saint-Pol, coupable de haute trahison, et père du comte de Luxembourg, l’un des principaux capitaines de l’armée bourguignonne. Le connétable, qui depuis longtemps trompait à la fois le roi et le duc, s’était réfugié à Mons en Hainaut, et rappelait à Charles leur ancienne amitié et les services qu’il lui avait rendus autrefois, en le suppliant de ne point le livrer au roi de France, son parent et son plus mortel ennemi. Louis XI s’engageait, si on lui remettait le comte de Saint-Pol, à abandonner au duc de Bourgogne les villes de Ham et de Saint-Quentin, et les places de la Somme qui appartenaient au connétable. Charles ayant consenti, le sire de Craon reçut son ordre de départ. C’était donc au moment où René allait subir les conséquences du défi envoyé à Neuss, à l’instigation du roi de France, que ce monarque astucieux et perfide abandonnait sou jeune allié.

 

CHAPITRE VII.

Comment le duc de Bourgogne fit la conquêt de la Lorraine.

 

Le duc de Lorraine ne perdit point courage. Il ne croyait pas encore à la déloyauté de Louis XI et pensait que des secours ne tarderaient pointa lui arriver. En attendant, il concentra sa petite armée à Pont-à-Mousson, afin daviser aux meilleurs moyens de défendre le pays. Il y fut rejoint par un corps de 6000 hommes, suivi dun train dartillerie assez considérable. Ce renfort lui était envoyé par les villes d’Alsace, qui, voyant le danger de leur allié, sc montraient fidèles au traité conclu avec lui. Messire Adam Sporn commandait pour Strasbourg, Jean de Housse pour Colmar, Antoine de Falkenstein pour Schelestadt, Bernard de Honstein pour Bâle, et Walther de Thann pour Thann. Un bon nombre de braves capitaines, tant lorrains que gascons, vinrent aussi se réunir au duc René : c’étaient Colinet de la Croix, le grand Michaud, le grand Bertrand, Menai et Gratien de Guerre, le petit Jennois, Jennois de Bidos, Roquelaure, Fortune, et d’autres encore.

L’on résolut alors de mettre garnison seulement dans les places principales du pays, et d’employer les munitions des petites pour approvisionner Nancy, Pont-à-Mousson et Epinal. Celle-ci avait été reprise aux Bourguignons peu de temps auparavant. Le commandement de la première de ces trois villes fut confié au bâtard de Calabre il y entra avec 4000 hommes. Celui d’Epinal échut au bâtard de Vaudémont, et comme l’on estimait que le fort de Briey, au nord du Barrois, serait le premier assiégé par le duc Charles, on y laissa 80 Suisses et Alsaciens, sous le commandement de Gérard d’Avillers, auquel s’adjoignirent volontairement plusieurs gentilshommes du pays, non à l’intention de la garder contre une telle force , mais bien afin de gagner toujours du temps et de tailler quelque besogne à l’ennemi. René, ayant fait ces dispositions, déclara que son intention était de se rendre sur-le-champ en France, afin de rappeler au roi ses promesses et de lui présenter la lettre qu’il avait signée en l’engageant à défier Charles le Téméraire.

Plusieurs des seigneurs présents exprimèrent leurs doutes sur le succès de ce voyage. Mais le jeune prince leur répondit, plein dé confiance et d’espoir : «  N’ayez là-dessus ni doute ni souci, il tiendra sa parole comme un bon roi » ; et ayant recommandé les siens à Dieu, il monta à cheval pour aller trouver son ancien allié.

Tandis que les garnisons lorraines travaillaient à augmenter les moyens de défense des places confiées à leur garde, le duc de Bourgogne avançait.

Ainsi qu’on l’avait prévu, il ouvrit la campagne par le siège de Briey. Son artillerie commença à en battre les murailles. Malheureusement, Gérard d’Avilliers, ayant eu la main enlevée d’un coup de serpentine, ne put plus se défendre, et rendit le fort à discrétion. Le duc condamna les habitants à lui payer 12,000 florins, gracia les gentilshommes, et fit pendre en environs d’icelui les 80 Suisses et Allemands. « Un cas, ajoute encore notre auteur lorrain, advint alors plein d’étonnement et d’admiration. Ce fut qu’un soldat bourguignon, s’étant mis en devoir, avec plusieurs blasphèmes exécrables, de rompre la porte d’une chapelle de saint Antoine qui est hors de ladite ville de Briey, se sentit à l’instant épris d’une ardeur qui l’embrasa tellement par tout le corps que la mort s’ensuivit sur-le-champ.»

Charles, ayant enlevé l’une après l’autre les citadelles du Barrois, qui étaient dégarnies de troupes, arriva, le 25 septembre, à Pont-à-Mousson et y entra après quelques jours de siège. Il partit de là pour Nancy, et fut rejoint en route par 600 Italiens, que Frédéric, prince de Tarante, lui amenait de Naples. On leur fit grand accueil.

La marche des Bourguignons vers la capitale du pays fut en quelque sorte triomphale. Ils s’emparèrent, sans rencontrer de résistance nulle part, des villes par lesquelles ils passaient. Le 30 septembre, ils traversèrent le village d’Essey, et tandis qu’ils défilaient en vue de Nancy, les gardes des tours et des portes firent feu sur eux de leurs plus gros canons. Charles poussa plus loin et établit son camp sur les hauteurs de Saffay1, en face du bourg Saint-Nicolas.

Cependant René était arrivé auprès de Louis XI, l’avait suivi jusqu'à Dieppe et le pressait, avec les plus vives instances, d’être fidèle à ses serments. Le roi, qui ne jugeait pas encore le moment venu d’abandonner ouvertement son allié, renouvela ses promesses. Mais il feignit de ne pouvoir croire que le duc de Bourgogne fût en Lorraine, et affirma que, pour le moment, il lui était impossible de donner plus de 800 lances, commandées par l’amiral de France. Le duc reprit le chemin de ses Etats avec ce faible secours.

Dès son arrivée, il put apprécier le fond qu’il fallait faire sur les assurances de Louis; « car, comme il fut un jour question de donner sus aux Bourguignons et avec beaucoup d’avantage les Français furent tenus dans l'inaction par leur chef, qui, peu après , en mit même la meilleure partie dans la ville de Bar, dont il devait, disait-il, augmenter la garnison ».

La surprise douloureuse que cette conduite fit éprouver à René augmenta encore quelques jours plus tard; un messager, arrivé de la part du roi, apporta à tous les Français qui n'étaient pas dans le Barrais l’ordre de s'y retirer immédiatement.

Le duc se vit donc abandonné pour la seconde fois, et sans pouvoir en deviner la cause, alors que le danger devenait de plus en plus pressant. Après s’être retiré momentanément à Joinville, il se décida à partir avec les Français pour rappeler encore à Louis la parole donnée. Mais, durant le voyage déjà, le manque absolu d’égards de ceux en la compagnie desquels il se trouvait, put lui faire pressentir l’accueil qu’il recevrait.

Cependant, les capitaines lorrains n’étaient pas restés fidèles à leur premier plan, et avaient disséminé leurs forces dans une foule de petits postes secondaires. Il n’y avait donc plus moyen d’organiser sur un seul point une défense vigoureuse. Charles, après avoir pris Charmes, Dompaire et Bruyères, qu’il saccagea et pilla avec la dernière rigueur, détacha une partie de son armée, et lui ordonna de s’emparer de différentes forteresses situées sur les deux rives de la Moselle, tandis qu’il investirait lui-même les cités les plus considérables du pays. Il arriva le 40 octobre devant Epinal, après une suite de succès non interrompus.

La garnison de cette ville se composait de 700 Allemands et de troupes gasconnes. Les bourgeois d’Epinal, très dévoués au bon duc René, s’armèrent eux-mêmes de piques, firent une sortie, et se jetèrent avec une si inconcevable furie sur la cavalerie bourguignonne, que Charles ne put s’empêcher de s'écrier: « Vainement je me flattais de voir tomber les villes en ma présence ». Il se décida alors à commencer un siège en règle, mais ses travaux, à tout instant détruits par les assiégés, avançaient fort lentement.

Cependant la population d’Epinal, ayant appris sur ces entrefaites qu’il n’y avait plus de secours à attendre de la France, vit bien que tôt on tard il faudrait se rendre, et que, par conséquent, il était inutile d’irriter le duc de Bourgogne par une longue résistance. Le 19 octobre, l’un des premiers magistrats du lieu monta sur la muraille pour offrir au prince de capituler, à condition toutefois qu’Epinal serait maintenue en ses franchises, privilèges et libertés des temps passés, et que les étrangers en sortiraient, vie et bagues sauves, sans qu’il leur fût fait aucun dommage.

Charles, qui désirait beaucoup obtenir par arrangement cette importante cité, accepta ces propositions et prit possession solennelle de la place dès le jour même.

« Il y fit son entrée en armes, avec le plus de magnificence et d’apparat dont il se put adviser, enflé qu’il étroit d’aise de cette prise plus que de toutes les autres ». Il portait un riche manteau brodé d’or, sa tête était couverte d’une toque ornée de pierreries; des joueurs d’instruments, vêtus de soie blanche et montés sur de fort beaux chevaux, le précédaient. Aux côtés du duc paraissaient le prince de Tarente et les ambassadeurs de France, d’Aragon, de Naples, de Milan et de Venise, qui ne l’avaient pas quitté depuis la conclusion du traité de Neuss. Puis venaient les seigneurs de la cour, et l’armée divisée en compagnies marchant bannières déployées. Charles, enchanté d’avoir fait une si belle conquête, parla avec beaucoup de bonté à la bourgeoisie, s’engageant « à la garder en son état, à la défendre de toute sa puissance, à lui être gracieux seigneur, et à ne lui demander d’autre ôtage que le serment déloyauté et de fidélité ». Ce serment lui fut prêté. Cependant, ajoute le chroniqueur lorrain, le duc vit bien que les « hommes d’Epinal étoilent Bourguignons par force et Lorrains par affection; aussi il laissa une nombreuse garnison dans leur cité, pour la défendre contre les Français et les Allemands ».

Charles ne rencontra plus aucune résistance pendant le reste de la campagne. Beaucoup de villes se rendirent à lui; il y en eut qui envoyèrent même des députés au-devant du prince pour faire acte de soumission, et bientôt le duché fut conquis, à l’exception de Sirey, Bitsche, Sarrebourg et Nancy.

 

Les Bourguignons reparurent aux environs de la capitale de la Lorraine dans la matinée du 25 octobre 1475. L’avant-garde, commandée par le comte de Campo-Basso, annonça leur arrivée du côté de la Madeleine. « Ils y surprirent le troupeau de bestes rouges , dit notre historien, et le comte le fit aussitôt conduire à Rozières, où ses gens étoilent en garnison ». L’armée s’arrêta dans la plaine autour de Nancy, et se mit à travailler aux retranchements. De toutes parts on dressa des pavillons. Celui du duc, infiniment plus vaste que les autres, était garni de soie et de broderies d’or, et décoré, à son entrée, d’une grande croix de Saint-André. Charles avait pris son quartier dans le faubourg de Saint-Thiébaut; ses généraux se logèrent à celui de Saint-Nicolas et à Saint-Jean de Vieilaitre, commanderie de Malte, au couchant de la ville’.

Le duc de Bourgogne mit une ardeur extrême à faire pousser les travaux du siège; à tout instant il venait diriger les ouvriers, qui poursuivaient leur besogne nuit et jour, sans presque prendre de repos, et faisaient de tels progrès, en dépit des escarmouches des assiégés, qu’en moins de huit jours Nancy était complètement entourée.

Charles commença alors à battre vivement la place, les Nancéiens lui ripostèrent de leur mieux.

Ils avaient leur principale artillerie sur une grosse tour, du haut de laquelle ils faisaient un affreux ravage dans le quartier de la commanderie de Saint-Jean, où était la plus forte batterie des assiégeants. Les Bourguignons braquèrent contre cette tour un énorme pierrier et réussirent à faire une grande brèche à l’étage supérieur de l’édifice.

L’un des capitaines de la garnison y monta, et ayant vu le pierrier et les artilleurs qui l’affûtaient, il redescendit, et dit à Jacob, maître canonnier allemand, adroit et assuré de ses coups: « Charges ta pièce, vises de ce côté; prends ta mèche; je remonte, et quand ils viendront affûter, je crierai : Feu! et par saint Georges, je crois que bien nous besognerons ». Tout se passa, en effet, comme le capitaine l’avait prévu : au signal convenu, le pierrier bourguignon était culbuté, et ceux qui le servaient gisaient à côté, morts ou blessés.

Les chroniqueurs racontent aussi que, pendant l’intervalle des feux, un gentilhomme, nommé Nicolas des Grands-Moulins, avait coutume de paraître à une fenêtre pour narguer les troupes de Charles, en leur chantant de grivoises chansons, avec accompagnement de cliquettes. Les assiégeants l’excitaient à se montrer, en lui criant : « Hé! beau chanteur, viens nous dire une chansonnette ». Grands-Moulins se hâtait d’obéir, et aussitôt les archers de diriger une grêle de traits contre la fenêtre; cependant, jamais le gai chanteur n’était atteint, et maître Jacob disait avec un imperturbable sang-froid : «Flèches pour saint Sébastien, elles ne font pas de mal »

Cependant, Nancy avait été approvisionnée fort à la hâte, et l’on commençait à y souffrir une terrible disette. Les assiégeants au contraire avaient en grande abondance des vivres de toute espèce. La ville était serrée de trop près pour que la garnison pût faire des sorties et se ravitailler au dehors; les Bourguignons la regardaient déjà comme prise, et tous les soirs ils criaient aux Nancéiens d’un ton goguenard : « Par les cinq plaies de Dieu, demain vous serez à nous et tous pendus. » Les défenseurs de la place répondaient à ces bravades, en lançant dans le camp ennemi des pierres énormes armées de gros crampons de fer, qui y occasionnaient un ravage affreux, et faisaient dans leurs drapeaux des trous à passer un bœuf.

Charles le Téméraire éprouvait une impatience et une irritation excessives de cette résistance à laquelle il avait été fort loin de s’attendre ; il craignait les maladies pour son armée car, « la saison étroit lors pluvieuse ». Depuis longtemps aussi l’époque à laquelle il devait livrer à Louis XI le comte de Saint-Pol, connétable de France, était passée. Le roi réclamait auprès du duc l’exécution de ses promesses; le menaçant, en cas de refus, de mettre ses troupes en campagne, d’arrêter ses progrès en Lorraine et d’empêcher la prise de Nancy. Charles avait déjà cherché plusieurs fois à gagner des répits, car il pensait qu’une fois maître de la ville, il pourrait garder le comte. Il redoutait la honte dont il se couvrirait en abandonnant un ancien ami muni d’un sauf-conduit signé de sa main, à celui même qui avait juré sa perte. Cependant le duc, occupé depuis trois semaines du siège de la place, pressé et menacé de plus en plus, se décida enfin, et chargea secrètement de celte triste mission les sires Hugonnet et d’Humbercourt. Charles donna à ces deux seigneurs les instructions les plus précises. Ils devaient conduire le prisonnier à Pèronne et le remettre aux gens du roi le 24 novembre, à moins qu'ils ne reçussent la nouvelle de la prise de Nancy, auquel cas ils auraient à retourner sur leurs pas. Cet ordre fut suivi à la lettre : le 24, Saint-Pol passa aux mains de l’amiral de France, des sires de Saint-Pierre et du Bouchage, et de maître Cerisais.  

Son procès fut entamé et mené très-vite, le connétable fut décapite en place de Grève, le 19 décembre suivant.

Charles ayant eu l’infamie de livrer celui qui s’était réfugié chez lui au moment du danger, pensa n’avoir plus rien à craindre de Louis XI. II se décida donc à laisser son armée dans l'inaction et à attendre patiemment que la disette forçât les assiégés à se rendre. Mais une seule journée eût changé la destinée du malheureux connétable. Le 25 novembre, le gouverneur de Nancy reçut, par un transfuge qui réussit à pénétrer dans la ville, une lettre de René, lequel lui mandait que, «n’ayant rien pu obtenir du roi de France, il l’engageait à ne s’opiniâtrer à plus longue résistance et à rendre la place au duc de Bourgogne ».

Dès le lendemain, le bâtard de Calabre envoya à Charles le Téméraire un projet de capitulation. Il offrait de lui remettre les clefs de Nancy, à condition qu’elle serait maintenue dans ses anciens privilèges, que les habitants et la garnison auraient la vie et les biens saufs, et que les étrangers pourraient sortir avec tout ce qui leur appartenait. Cette proposition comblait les vœux de Charles, il l’accepta sans hésiter.

Le 27, les Allemands, les Français, les Gascons et les gens des villages voisins, formant un corps de 4000 hommes environ, évacuèrent la ville avec armes et bagages. Charles et les seigneurs de sa suite les voyaient défiler et ne pouvaient se lasser d’admirer leur bonne tenue et leur air martial.

Le 30 novembre, jour de la saint André, patron de la Bourgogne, le prince fit son entrée par la porte de Notre-Dame, dite alors de la Craffe. Charles, pour témoigner sa joie, avait voulu prendre possession de Nancy avec toute la pompe possible, et présider lui-même à l’arrangement du cortège triomphal.

On voyait paraître d’abord six trompettes habillés d’étoffe de soie blanche et bleue, et portant à leurs instruments des fanons sur lesquels étaient brodées les armoiries de Bourgogne; puis défilaient ces mêmes hérauts qui avaient déjà joué un rôle lors de l’arrivée de Charles à Trêves. Ils précédaient 400 hommes d’armes magnifiquement équipés et bardés de fer. Venait ensuite le grand écuyer, tenant en main l’épée d’honneur nue et la pointe en l’air. Ce seigneur marchait immédiatement en avant du duc de Bourgogne, qu’entourait une grande foule de gentilshommes. On remarquait, au milieu d’eux, le prince de Tarente, Antoine de Bourgogne, le duc de Clèves, le sieur de Bièvre, les comtes de Nassau, de Simays, de Campo-Basso et de Marie . Charles était coiffé d’une toque d’écarlate, « qu’on ne lui avoi vu porter qu’ès plus grandes et signalées assemblées esquelles il s’était trouvé; elle était garnie d’une croix de Saint-André, et enrichie, en ses quatre bouts, de quatre pierres précieuses, savoir : un diamant, un rubis, un saphir et une escarboucle , qui étaient de prix inestimable; et tout le reste de son train et équipage se voyait en tel arrois, qu’il n’était en rien diffèrent de celui d’un bien grand t monarque ».

Il avait laissé entr’ouvert son manteau de drap d’or parsemé de perles et de pierreries, afin qu’on pût voir son armure richement ciselée. La housse de son cheval, de drap d’or également, traînait jusqu’à terre, et sur la tête du coursier flottait un immense panache de plumes d’une éblouissante blancheur. Les nobles de sa suite, armés de pied en cap, portaient aussi des manteaux en superbes étoffes, enrichis de broderies ou de perles; ils avaient au col de grosses chaînes d’or, et le poitrail de leurs chevaux était garni de clochettes en vermeil qui résonnaient à mesure que le cortège s’avançait.

Après le duc et ses entours, paraissait un corps de douze pages, qui, par l’élégance de leur tenue et de leurs costumes, l’emportaient sur tout ce qui les précédait. C’étaient les plus beaux jeunes gens de la cour de Bourgogne, vêtus uniformément de drap d’or. « Mais chacun d’eux était couvert d’un armet différent de son compagnon; l’un avait un heaume, l’autre un capuset, l’autre une salade, l’autre un chapeau de Montauban, etc. ; et tous portaient autour de la tète un cercle, d’argent doré, orné de quantité de pierreries ».

Les selles de ces pages étaient de vermeil et rehaussées d’une infinité de pierres précieuses.

Les baillifs du Hainaut et du Brabant et le margrave de Rœthelin fermaient la marche, tous vêtus et montés à qui mieux mieux.

Le duc mit pied à terre à l’église cathédrale, en laquelle il entra après avoir abandonné aux chanoines d’icelle sa monture, qui fut depuis vendue 100 florins d’or.

Le prince ayant assisté à une grand’ messe chantée par les prélats de sa suite, prêta, entre les mains du prévôt de Saint-George, le serment accoutumé, « l'accompagnant, suivant notre historien, de beaucoup d’autres grandes promesses, afin de tant mieux captiver la bonne grâce et la bienveillance de ses nouveaux sujets, et s’engageant à leur être juste et bon seigneur en toutes choses ». Les nobles furent indignés de ce que le prévôt eût reçu le serment de Charles, comme sil eût été souverain de naissance et de droit. « Quant à ses belles assurances, dit Thiriat dans ses mémoires, ils ne firent aucun semblant de les ouïr, et il paraissait, à leur silence, qu’avoient perdu par mort tout sentiment, tant furent froidement reçues les cajoleries et festoiements que leur fit le prince ».

Charles se rendit au palais dans le même ordre qu’auparavant, et au son des trompettes. Les salles en avaient été décorées avec beaucoup de soin, et un grand repas y attendait les vainqueurs.

Cependant, au milieu de ce mouvement, Charles pouvait voir que les Lorrains regrettaient le duc René. Nulle part de joyeuses acclamations n’avaient accueilli son passage dans les rues; il n’avait rencontré sur son chemin que de tristes visages. Il était affligé de cette disposition des esprits; il éprouvait alors le sincère désir de se faire aimer et de rester à jamais en possession des Etats qu’il venait de conquérir et qui unissaient ses domaines de Flandres et de Bourgogne. Tout aussi maintenant semblait lui présager un avenir prospère. Il était en paix avec ses voisins, il ne redoutait plus Louis XI, et le 27 novembre, au moment même où Nancy se rendait à lui, il concluait un nouveau traité d’alliance avec l’empereur; quant aux membres de la confédération de dix ans, enfin, il les regardait comme de faibles ennemis qu’il écraserait facilement avant la fin de l’hiver. Il mit donc tous ses soins à satis faire les Lorrains pendant les jours qui suivirent son entrée. Il ordonna même que les portes du palais restassent constamment ouvertes, afin que l’on pût venir lui parler à volonté.

Le 48 décembre, le duc convoqua les trois Etats du pays à Nancy, pour le 27 du même mois.

On dressa à cet effet, dans la salle principale du palais, un pavillon de soie sons lequel était placé le trône ducal, et on y abattit deux cheminées  afin d’avoir plus de place. Les seigneurs, les ecclésiastiques et les députés des villes s’étant réunis au jour désigné, Charles parut accompagné de son frère Antoine, bâtard de Bourgogne, du prince de Tarente, du duc de Clèves et des sieurs de Marie et de Bièvre, avec lesquels il avait diné.

Le duc, s’étant placé sur son siège, salua courtoisement l’assemblée et prit la parole avec une douceur et une affabilité qu’on ne lui avait jamais vues auparavant.

Il chercha d'abord à démontrer aux assistants qu'il était infiniment plus avantageux pour eux d’être placés sous sa domination que sous celle de leurs anciens maîtres, parce qu’il avait le pouvoir et la volonté de les défendre contre leurs voisins ; puis il promit aux Etats de faire du duché de Lorraine le centre de ses vastes domaines, de choisir Nancy pour sa capitale et sa résidence habituelle, et de la rendre la plus belle ville du monde, sans qu’il en coûtât rien à ses nouveaux sujets. Le duc annonça aussi qu’il laisserait M. de Bièvre aux Lorrains pour les gouverner en son absence; enfin il termina son discours en déclarant aux Etats qu’en retour de sa sollicitude paternelle, il comptait sur leur obéissance, leur amour et leur reconnaissance.

Ces belles paroles ne firent cependant pas grand effet, dit Bournon, « encore que mons de Bièvre et Mons la Marche, capitaine ès-gardes du sus­dit duc, firent crier en payant, vive le duc de Bourgogne et Lorraine ! »

Toutefois, chacun était satisfait de ce que Charles eût désigné pour le remplacer en son absence ce même sieur de Bièvre (Jean de Rubempré) que son caractère droit et juste avait fait aimer généralement. Il était de la famille de Croy et parent de René, mais très-dévoué au prince bourguignon, qu'il servait avec une fidélité à toute épreuve, bien que souvent il déplorât ses extravagances et lui fit à ce sujet des remontrances inutiles.

M. de Bièvre choisit quelques seigneurs du pays pour lui servir de conseil, comme Gaspard de Raville, Michel de Brandebourg, André d’Arancourt, Jean de Toulon et plusieurs autres.

Charles le Téméraire, ayant l’esprit rempli des grandes entreprises qu’il méditait, créa encore plusieurs capitaines et leur ordonna de tenir leurs troupes prêtes pour la fin de janvier 1476.

Il continua d’ailleurs, pendant le peu de temps qu’il passa encore à Nancy, à prendre le masque d’un duc de Lorraine, et à se montrer doux, humain et bienfaisant envers tous. — Il poussa si loin la mansuétude, qu’il fit même un accueil favorable aux envoyés de Metz. Il avait cependant, nous le savons, de graves motifs de rancune contre cette cité. Espérant l’adoucir par la soumission, elle lui députa les Srs André de Rineck et Philippe Dex, pour lui remettre une magnifique coupe d’or remplie d’anciennes monnaies du même métal et 500 florins du Rhin. Charles reçut ces présents avec affabilité, employa les monnaies pour en faire une longue chaîne, et se servit de la coupe en plusieurs occasions.

 

CHAPITRE VIII.

De la querelle des ligues suisses avec le conte de Romont, et comment la ville de Strasbourg se mit en état de résister au duc de Bourgogne.

 

Il nous faut faire encore un pas rétrograde pour jeter un coup d’œil sur les événements qui s’étaient passés en Suisse pendant le siège de Nancy, et qui inspiraient à Charles un si vif désir de porter au plus tôt la guerre dans le pays des ligues.

Les Suisses, les Bernois en particulier, étaient vivement irrités depuis quelque temps par les vexations continuelles que leur faisaient éprouver plusieurs des partisans du duc de Bourgogne, et surtout la duchesse de Savoie et le comte de Romont. La duchesse, sœur de Louis XI, espérait, en soutenant Charles le Téméraire, marier un jour Philibert de Savoie, son fils, à Mlle Marie. Le comte Jacques de Romont était oncle de Philibert, et possesseur de vastes domaines sur le lac de Genève. La duchesse et le comte avisaient constamment aux moyens d’augmenter les forces de Charles, et avaient encore recruté pour lui un bon nombre d’hommes en Lombardie. Les bandes lombardes traversaient le mont Cenis et le Saint-Bernard pour aller rejoindre l’armée ducale, et se conduisaient en Suisse comme en pays ennemi s’emparant de tout ce qui était à leur convenance, accablant les habitants de vexations et de mauvais traitements. Les ligues portaient leurs plaintes au comte de Romont, qui les écoutait à peine. Ses propres gens poussaient l’insolence jusqu’à s’associer aux Lombards pour piller et rançonner les marchands dont ils parvenaient à s’emparer. Enfin le comte lui-même fit arrêter à Lausanne deux chariots appartenant à des hommes de Nuremberg, et, trois jours après, huit bourgeois de Fribourg et de Berne furent assassinés dans le pays de Vaud. Ces dernières violences mirent les Suisses en mouvement. Lecomte de Romont, comprenant enfin qu’il avait été trop loin, se rendit à Berne et promit à cette ville une entière satisfaction. Mais dès qu’il fut de retour dans sa comté, on sut que le duc de Bourgogne venait de le nommer son maréchal, et qu’il n'attendait que le moment favorable pour prendre l’offensive. Dès lors on se détermina à le prévenir. Les Bernois et les Fribourgeois envoyèrent des messagers dans toutes les ligues, pour les engager à s’armer et défièrent le comte le 14 octobre 1475.

Chacun était prêt. Sans tarder davantage, les Suisses pénétrèrent dans les domaines du seigneur de Romont, qui n’avait pas compté sur une attaque aussi prompte et aussi vigoureuse. Avant qu’il eût eu le temps de se mettre en défense, Moral, Cudrefin, Estavayer, Moudon, Yverdun, Romont et Grancourt étaient pris, et au bout de trois semaines il avait perdu tous ses Etats Les Suisses massacraient ce qui essayait de leur résister et ne faisaient quartier à aucun Italien. Après avoir ravagé le pays de Neufchâtel et de Morat, ils entrèrent dans celui de Vaud; Lausanne se racheta pour 2000 florins, les paroisses de La Vaux pour 5000. Jacques de Romont essaya de réunir une armée à Morges, mais elle fut repoussée et obligée de se retirer en Bourgogne; les Suisses pillèrent la ville. Genève aussi se racheta moyennant 26,000 florins.

Après cette série de succès, les ligues consentirent à la conclusion d’un armistice, qui devait durer jusqu’au commencement de l’année 1476.

Telles étaient les nouvelles apportées à Charles le Téméraire pendant le siège de Nancy et qui lui avaient inspiré un ressentiment si profond. Aussi, quoique son armée eût grand besoin de repos, il fit sur-le-champ de nouveaux prêparatifs de guerre, contre l’avis de ses plus fidèles serviteurs, et ordonna à ses hommes d’armes de se trouver à Toul, dans la meilleure tenue possible, au commencement de janvier. Chacun s’émerveillait de ce qu’ayant achevé si facilement la conquête de la Lorraine, il voulût rentrer en campagne au cœur de l’hiver. Mais sa résolution était inébranlable. Il disait à tout venant « que la peau de l’ours de Berne l’empêcherait d’avoir froid »; qu’il en finirait en une fois avec les Suisses et les Alsaciens, et que, pour ce qui était de la ville de Strasbourg, il saurait bien s’en rendre maître par force, si elle ne consentait à livrer à lui de plein gré.

Ces dernières paroles, répétées déjà à plusieurs reprises par Charles, avaient été redites à Strasbourg, et les bourgeois comprirent qu’il était nécessaire de mettre sur-le-champ leur ville en état de résister au duc de Bourgogne, car sa puissance était grande et il avait une armée de plus de 30,000 hommes. En conséquence, les magistrats et le sénat se réunirent pour délibérer sur ce que l’on ferait dans ces circonstances critiques.

On voyait alors autour de Strasbourg, et fort près de ses murailles, une quantité de couvents et d’autres bâtiments, dont un ennemi pouvait facilement s’emparer. Or, une fois en possession de ces postes, il devenait aisé do tirer dans la ville et de la contraindre à se rendre.

Beaucoup de membres de l’assemblée demandaient la démolition de ces édifices; mais il en était qui possédaient des maisons hors de l’enceinte des murs, d’autres qui avaient des créances sur leurs propriétaires, d’autres encore dont les parents ou les enfants étaient dans les couvents. Tous ceux-ci s’opposèrent aux mesures extrêmes, et l’assemblée se sépara sans rien décider.

Le jour suivant, l'on convint que les principaux sénateurs, auxquels on adjoindrait quelques gens de guerre expérimentés , examineraient impartialement l’état des choses et feraient leur rapport à la commune. Ces hommes, ayant fidèlement rempli leur mission, déclarèrent aux magistrats qu’à moins de détruire les bâtiments extérieurs, la place était hors d’état de soutenir un siège.

Les chefs de la république prévoyaient que, malgré cela, le grand conseil ne prendrait encore aucune détermination, parce que la voix de l’intérêt personnel faisait taire celle de l’intérêt général; ils résolurent donc de réunir le corps des échevins, et de lui remettre la solution de cette grave affaire

Les échevins demandèrent alors qu’on choisît parmi les constoffler huit hommes probes et loyaux, et qu’on les investit d’un pouvoir dictatorial, en leur reconnaissant le droit de faire raser et abattre tous les édifices qui pourraient compromettre la sûreté de la ville. Ces hommes veilleraient également à l’approvisionnement de la place, tant en munitions de guerre qu’en vivres. Les conseils, échevins et meistres les assisteraient dans l’exercice de leurs fonctions, et feraient exécuter leurs ordres quels qu’ils fussent. Quiconque y mettrait opposition serait puni en son corps et en ses biens. Enfin, chaque citoyen, sans acception de rang ou de fortune, leur prêterait serment de fidélité et d’obéissance.

L’élection des huit nouveaux magistrats eut lieu le lundi avant la fête de sainte Galle; c’étaient les sieurs Ch. Frédéric de Bock, dit Sturmfeder, Pierre Schott, Hans de Bersch, Hans Ehrle, Bernard Wurmsser, Nicolas Renner, François Hag et Lienhard.

Aussitôt après cette élection, on vit régner à Strasbourg une activité extraordinaire. Les huit constoffler portèrent dans l’exercice de leur pouvoir une vigueur et une présence d’esprit admirables, et furent dès lors merveilleusement secondés par la bourgeoisie. La ville rappelait en ce moment ces énergiques républiques de l’antiquité qui sacrifiaient tout aux besoins de la patrie lorsqu’un grand danger la menaçait. 

Le premier acte des nouveaux élus fut d’examiner encore une fois les alentours immédiats de la cité et de s’assurer ainsi de l’exactitude du premier rapport fait au sénat. L’ayant trouvé en tous points conforme à la vérité, ils entamèrent avec les moines et les nonnes une négociation relative à l’abandon de leurs couvents respectifs. Ils leur présentèrent en même temps un décret du pape autorisant la destruction des monastères qui gênaient la défense de Strasbourg.

La démolition fut commencée sur-le-champ et achevée à la Chandeleur en 1476. On abattit ainsi, hors de Strasbourg, cinq beaux couvents, deux églises, et six cent quatre-vingts maisons ou granges;

Les religieux des deux sexes furent conduits processionnellement dans l’intérieur de la Villé, où on leur procura d’autres établissements. Il y avait aussi dans Strasbourg même des maisons qui obstruaient labord des murailles denceinte. On les renversa. En tout, le nombre des édifices détruits, grands et petits, se monta à treize cents. On eut soin encore de couper les arbres auprès des murs, de sorte que le terrain autour de la place était nivelé et entièrement découvert.

Des retenues d’eau furent faites au quartier appelé Finckwiller, on munit la cité d’un très-large fossé, et on flanqua son enceinte de fortes tours.

Les constoffler ne négligèrent pas non plus les approvisionnements. L’artillerie était en bon état, et l’on fit de grands achats d’armes à feu; d’après les ordres des dictateurs, chaque bourgeois aisé se fournit de tout ce qu’il fallait à son entretien et à celui de sa famille pour deux années, et l’on déposa dans les greniers et celliers publics des provisions de grains et de vin, de légumes secs et de viande salée suffisantes à la consommation de huit à neuf ans.

Les magistrats avaient eu soin aussi d’écrire aux villes riveraines du Rhin et aux cités de la Souabe. Dans leur lettre, qui, avant la révolution de 1789, était déposée aux archives de Strasbourg, on remarquait la phrase suivante : « Si, ce dont. Dieu veuille nous garder, le duc Charles de Bourgogne vient nous assiéger, nous vous prions de venir à notre aide, vous promettant, en ce cas, bonne solde exactement payée ».

Toutefois, Strasbourg n’eut que faire de l’assistance de ces villes, car les événements se succédèrent avec trop de rapidité pour laisser à Charles le Téméraire le loisir de songer à l’exécution de ses menaces.

Ce prince faisait de son côté de grands préparatifs, et ne doutait plus qu’il ne fût au moment de parvenir à l’accomplissement de ses désirs les plus chimériques. Tout contribuait d’ailleurs à entretenir l’illusion de son orgueil. Le vieux roi René d’Anjou promettait de lui léguer la Provence; le duc comptait sur une amitié à toute épreuve de la part de la duchesse de Savoie et de Galéas de Milan, et regardait la conquête de la Suisse comme la chose du monde la plus aisée. A la vérité, les bons conseils ne lui manquaient pas. Plusieurs de ses intimes lui prédisaient, de la part des ligues, une résistance désespérée, et lui rappelaient les désastres de la maison d’Autriche dans les Alpes. Mais il repoussait ces sages avis, les croyant dictés par la pusillanimité. Louis XI lui-même, qui craignait pour les Suisses et pour la France l’union intime de Charles avec la Savoie et le Milanais, engageait de bonne foi le duc de Bourgogne à laisser les ligues en paix, et lui proposait à ce sujet une entrevue à Auxerre. Charles ferma l’oreille à ces ouvertures, dans lesquelles il ne voyait qu’une nouvelle perfidie.

Cependant l’armistice conclu avec le comte de Romont était expiré, et les Suisses, après avoir tenu une assemblée à Zurich, députèrent quelques-uns des leurs à Nancy pour faire des propositions de paix à Charles. Ces envoyés devaient lui représenter qu’il n’avait pas grand’chose à gagner avec les habitants d’un pays pauvre et sauvage, et qu’il trouvait plus d’argent dans les éperons de ses chevaliers que dans toutes leurs montagnes. Ils étaient chargés même de lui offrir secrètement de restituer ce qu’ils avaient pris au comte, et de renoncer à l'alliance avec la France.

Le duc de Bourgogne rejeta ces propositions avec la dernière arrogance. Depuis longtemps il ne tenait compte ni de roi, ni d’empereur, et les Suisses et leurs amis lui paraissaient trop peu redoutables pour qu’il eût à tenir registre de leurs doléances et de leurs griefs.

Les envoyés quittèrent donc Nancy. Bientôt après les membres de la confédération de dix ans se réunirent à Bâle pour convenir de leurs faits. Les deux villes de Strasbourg et Bâle retirèrent alors les 40,000 florins que chacune d’elle avait déposés pour acquitter la dette de Sigismond, en s’engageant toutefois à les avancer de nouveau si Charles le Téméraire revenait à des idées pacifiques, « et de telle sorte il advint que ce prince ne garda point les terres engagées et ne reçut pas un seul ducat de la somme prêtée au comte de Tyrol ».