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BILIOTHÈQUE FRANÇAISE

 

 

 

 

HISTOIRE DE LA LIGUE FORMÉE CONTRE CHARLES LE TÉMÉRAIRE

1433-1477.

 

PAR

LE BARON MARIE-THÉODORE DE BUSSIERRE

 

AVANT-PROPOS.

La manière dont une partie de l’Alsace fut engagée à Charles le Téméraire par Sigismond d’Autriche, comte du Tyrol et cousin de l’empereur Frédéric III, l’administration du landvogt bourguignon, la confédération et les guerres qui en ont été les conséquences, forment un des épisodes les plus caractéristiques de l’histoire du XV siècle. Le simple récit des faits tel qu’il nous est livré par des chroniques contemporaines ou à peu près contemporaines, donne la solution d’une foule de problèmes historiques importants. Il nous fait connaître toutes les classes de la société d’alors, les mœurs et les habitudes des nobles et des bourgeois, des princes et des peuples. C’est d’ailleurs un drame complet, dans lequel l’action marche incessamment, dont l’intérêt va toujours croissant, et qui se termine par une des catastrophes les plus terribles et les plus méritées dont le souvenir nous ait été conservé. L’ouvrage de tout un siècle est détruit en quelques heures à la bataille de Nancy ; la maison de Bourgogne, redoutable rivale du royaume de France aux prises avec la féodalité, est anéantie dans cette journée; la maison de Lorraine y trouve son salut, celle d’Autriche sa puissance. L’intervention divine se manifeste à chaque page dans cette histoire : le Superbe est humilié, son pouvoir est brisé, la justice et le bon droit finissent par triompher.

Le récit de vengeances cruelles, de représailles sanglantes, exercées par les deux partis, afflige sans doute souvent l’âme du lecteur; mais au milieu de ces tristes scènes, trop fréquentes dans les annales du moyen âge, on est au moins consolé par les manifestations énergiques d’une foi vivante et profonde, qui se reproduisent à chaque instant. De nos jours, hélas! bien des gens qui ont honnêtement vécu, suivant le monde, refusent de mourir en chrétiens. —A quelques siècles en arrière, au contraire, nous voyons le scélérat lui-même essayant dans ses derniers moments de reconquérir le ciel par la force de son repentir.—La première partie de notre histoire en présentera un remarquable exemple.

Nous avions commencé à parcourir les anciennes chroniques de Lorraine et d’Alsace, sans avoir la pensée de publier le résultat de notre travail. Mais, à la lecture de ces vieilles pages si naïvement écrites, notre amour-propre national s’est éveillé. Il nous a semblé que la plupart des historiens modernes n’avaient pas apprécié à leur juste valeur le rôle que les cités d’Alsace ont joué dans les désastres de Charles le Téméraire. Strasbourg, principalement, s’est distinguée dans les guerres de ce prince avec les Suisses et les Lorrains, par ses sacrifices, par le courage de ses troupes, par. la rapidité avec laquelle se succédaient ses renforts. Nous avons voulu que justice fût rendue à notre ville natale, et nous avons écrit ce qu’on va lire.

 

PREMIÈRE PARTIE.

PIERRE DE HAGENBACH.

 

CHAPITRE PREMIER.

Comment Sigismond, comte du Tyrol, engagea une partie de ses domaines à Charles le Téméraire.

 

L’origine des démêlés de Charles le Téméraire avec les villes alsaciennes et les Suisses remonte au traité conclu entre ce prince et le comte Sigismond du Tyrol.

Depuis longtemps les communes suisses et la maison d’Autriche étaient en lutte ouverte. Ces querelles incessantes se terminaient toujours à l’avantage des communes. Sigismond, prince doué d’un esprit pacifique et d’un caractère conciliant, se voyait poussé à la guerre malgré ses dispositions personnelles. Les nobles des pays environnants, ennemis jurés des Suisses, l’y excitaient, et ses domaines, situés le long du Rhin, étaient ravagés à chaque instant.

Il eût vainement attendu des secours de la part de son cousin, l’empereur Frédéric, assez pauvre prince, qui cherchait à concentrer ses forces pour se mettre à l’abri des invasions des Turcs, et qui, dominé d’ailleurs par le désir d’amasser de grands trésors, n’avait guère le loisir de s’occuper des intérêts des membres de sa famille. Sigismond ne pouvait non plus espérer l’assistance de la France; car Charles VII, et après lui son fils Louis XI, s’étaient solennellement engagés à ne donner aucune aide à quiconque voudrait tenter quelque entreprise contre les cantons de la vieille ligue.

La noblesse d’Alsace et de Souabo venait, à l’époque à laquelle commence notre histoire, de se faire une nouvelle querelle avec les Suisses, en rançonnant le bourgmestre de Schaffouse, et en insultant la ville de Mulhouse, alliée des Cantons. Sigismond avait été obligé de s’en mêler, et malgré l’orgueilleuse présomption avec laquelle les gentilshommes parlaient des gardeurs de vaches des Alpes, cette fois encore les Suisses avaient eu le dessus. Ils s’étaient empressés d’envoyer des troupes au secours de Mulhouse, et avaient dévasté le midi de l’Alsace et la rive droite du Rhin. Us allaient même se rendre maîtres de la petite ville de AValdshut, lorsque Sigismond, hors d’état de la défendre, proposa de leur payer dix mille florins pour couvrir les frais de la guerre. Il s’était inutilement adressé à Frédéric le Victorieux , évêque palatin, à Rupert, évêque de Strasbourg, et à Jean de Venningen, évêque de Bâle. Les ligues acceptèrent l’offre du comte du Tyrol.

Toutefois, ce traité humiliant ne rendait pas sa situation meilleure : son trésor était épuisé, il lui devenait aussi impossible de payer les dix mille florins que de continuer à lutter avec ses redoutables voisins; et la seule ressource qui lui restât était d’engager en tout ou en partie ses domaines d’Alsace pour se procurer de l’argent.

Voulant sortir d’embarras, il songea à s’adresser au duc de Bourgogne, l’un des princes les plus riches et les plus puissants de la chrétienté. Cependant, Sigismond hésitait; «car, disent les historiens du temps, il savait que ce seigneur orgueilleux aspirait uniquement à étendre ses Etats, et que son amitié était à peu près aussi redoutable que son inimitié.» — Malheureusement, il ne pouvait espérer qu’un autre consentit à prendre, en nantissement d’une créance, une contrée dont la possession était une cause de discorde perpétuelle. D’ailleurs, les conseillers les plus intimes de l’archiduc le poussaient à traiter avec Charles de Bourgogne. Ils lui représentaient que de cette manière les pays qu’arrose, le Rhin seraient préservés des invasions des Suisses sans qu’il fût obligé d’intervenir; que le duc lui paierait une forte somme, grâce à laquelle il vivrait à Innsbruck tranquillement et d’une façon conforme à son rang; qu’enfin, et quoi qu’on en dît, ce prince plein de loyauté et de franchise ne manquerait pas de rendre la province engagée aussitôt qu’on le rembourserait; que peut-être même il marierait sa fille unique à l’archiduc Maximilien, et que, grâce à cette alliance, la maison d’Autriche pourrait bien recouvrer un jour ses anciens et vastes domaines de Suisse.

Ces discours, souvent répétés, et qui s’accordaient avec l’intérêt du moment, mirent un terme aux incertitudes de Sigismond. Il se décida à envoyer à Charles plusieurs seigneurs de confiance pour lui demander de lui avancer la somme de 80,000 fl. d’or, et lui proposer, en gage de cette créance , le comté de Ferrette, le landgraviat d’Alsace, le Brisgaw et le Sundgaw .

Or, le duc de Bourgogne avait à sa cour, en qualité de maître d’hôtel, un gentilhomme alsacien nommé Pierre de Hagenhach, auquel il témoignait beaucoup de confiance et d’amitié. Pierre était peu digne de cette faveur, et ne la devait qu’à un courage bouillant et brutal, et à l’adresse avec laquelle il savait flatter l’or­gueil démesuré et souvent puéril de Charles. Il était du reste violent, cruel, et d’une licence de mœurs effrénée; en présence du prince, il se montrait obséquieux , humble de propos et de manières, et jamais, malgré la familiarité avec laquelle le traitait le duc, il n’oubliait la distance qui les séparait. Hagenbach, né dans le Sundgau, y était devenu l’objet de la haine générale par son arrogance, sa dureté envers ses inférieurs, et ses constantes querelles avec ses égaux. Cet homme devant jouer un grand rôle dans notre histoire, il n’est pas hors de propos de rappeler les circonstances à la suite desquelles il arriva à la cour de Bourgogne.

Il était sorti un jour de son castel avec une suite assez nombreuse pour faire visite à Marquart de Baldeck, honorable gentilhomme fort aimé dans le pays. La comtesse Barbe de Tengen, belle-sœur de Marquart, se trouvait alors chez lui. La grâce et la beauté de cette jeune personne firent impression sur le cœur sensuel de Pierre, en même temps qu’une riche dot tentait son avarice. Il la demanda aussitôt en mariage, mais Barbe repoussa ses vœux. Hagenbach, irrité de ce refus, dissimula son ressentiment et resta quelques jours encore à Baldeck, faisant, ainsi que ses gens, grande chère aux dépens du châtelain. Ayant mûri son projet pendant cet intervalle, il proposa une partie de chasse à son hôte. Marquart était loin de soupçonner une perfidie, mais dès qu’il fut hors de ses terres, Pierre se jeta sur lui, le gar­rotta avec l’assistance de ses serviteurs, et sc rendit de toute la vitesse de ses chevaux dans les Etats bourguignons.

Le sire de Baldeck dut payer une énorme rançon, et depuis lors Hagenbach, craignant de se montrer en Alsace, resta dans un pays où les aventuriers hardis et qui méprisaient le danger, étaient toujours les bienvenus.

Les envoyés de l’archiduc étant arrivés à Arras, —où se trouvait alors Charles le Téméraire avec l’individu que nous venons de faire connaître à nos lecteurs, — cherchèrent à disposer favorablement le prince bourguignon par toutes sortes de flatteries, et en lui représentant que sans doute la Providence le destinait à humilier l’or­gueilleuse seigneurie de Berne et à venger la noblesse des affronts que lui avaient fait endurer les paysans des Alpes. — Toutefois, il n’était nul besoin d’exciter la cupidité du duc par de semblables discours. Charles était dévoré d’ambition; son désir le plus ardent était de lier et de coordonner, de manière à en faire un tout homogène, les diverses provinces de ses États. Il comprenait que l’unité leur manquait et aspirait à leur assurer de meilleures frontières; la proposition qu’on lui faisait comblait donc ses vœux.

Sigismond ne tarda point à se rendre lui-même à la cour de Bourgogne, afin de régler définitivement les conditions du traité ; il y séjourna quelque temps, l’on signa la convention le 9 mai 1469 à Saint-Omer. Il fut stipulé que le comte du Tyrol livrerait au duc, outre les domaines proposés, les quatre villes forestières de Waldshut Straubingen, Lauffenburg et Rheinfelden; que les 80,000 florins d’or lui seraient soldés immédiatement, soit à Bâle, soit à Besançon; que le remboursement de cette dette aurait lieu également dans une de ces deux villes, au choix du débiteur, et qu’aussitôt il serait remis en possession de ses États; qu’enfin le duc de Bourgogne ne pourrait modifier en rien la forme du gouvernement des pays engagés, qu’il respecterait leurs droits, leurs franchises et leurs privilèges, et leur donnerait pour landvogt ou gouverneur un seigneur alsacien.

L’archiduc avait exigé ces dernières clauses et Charles n’y avait mis aucune opposition, comprenant bien qu’elles étaient absolument illusoires et que leur exécution dépendrait de sa seule volonté aussitôt après la prise de possession.

Les parties contractantes s'étant séparées, Sigismond d’Autriche toucha les 80,000 florins d’or, et Rodolphe, comte de Roethelin, vint au mois de juin 1469 faire prêter serment aux nouveaux sujets de Charles le Téméraire et s’emparer du pays au nom de ce prince.

CHAPITRE II.

Comment Pierre de Hagenbach fui nommé landvogt des domaines engagés el comment il les gouverna.

 

Une alarme générale s’était répandue en Alsace aussitôt après la conclusion du traité do Saint-Omer. Malgré les conditions stipulées par Sigismond en faveur des habitants de ses domaines, ils pressentaient ce qu’ils auraient à souffrir sous leur nouveau maître. La preuve récente qu’avait donnée le duc de Bourgogne de la violence de ses fureurs, en punissant la révolte des Liégeois par le meurtre, le pillage et l’incendie, justifiait toutes les craintes.

Cependant, Pierre de Hagenbach avait appris que le landvogt de la province devait être Alsacien. Son ambition s’était aussitôt réveillée. Il profitait de ses rapports fréquents et familiers avec son seigneur, pour lui insinuer adroitement que, plus que tout autre, il était apte à le servir dans une contrée qu’il connaissait de longue main. Je suis, lui disait-il, ce qu’il faut pour rester fidèle au traité, sans avoir à en craindre les inconvénients, Alsacien par la naissance, Bourguignon par le cœur et le dévouement.» Charles écoutait ces propos d’une oreille favorable. Il espérait s’emparer peu à peu de l’Alsace entière et la joindre à la Bourgogne, tout comme il aspirait à réunir la Gueldre à ses Etats de Flandre. iL voyait dans cette acquisition un moyen de se rendre grand en Allemagne, et déjà alors il songeait à y étendre assez sa puissance pour être élu empereur à la mort de Frédéric d’Autriche. iL comprenait aussi qu’occupé en d’autres lieux, il lui fallait dans ses nouvelles possessions un lieutenant qui les connût, qui fût entièrement dans ses intérêts et prêt à tout pour le servir.

Le chevalier de Hagenbach parvint donc à ses fins et obtint le poste de landvogt qu’il désirait avec tant d’ardeur.

L’office de landvogt donnait des attributions à la fois civiles et militaires, et une sorte de pouvoir dictatorial qui rendait les abus très-faciles. Il n’était pas aisé d’en appeler au souverain dans un temps où les communications étaient encore lentes et rares.

Fier de sa nouvelle dignité, Pierre quitta son maître à Saint-Omer, au commencement de l’année 1470; quinze cents cavaliers bien armés et quatre mille fantassins vallons l’accompagnaient. Il pénétra en Alsace avec cette suite et traversa le pays pour s’y faire reconnaître en qualité de représentant du duc de Bourgogne. La première impression produite par l’arrivée du chevalier de Hagenbach fut celle de la crainte. On n’avait pas perdu dans la province le souvenir de ses méfaits. Il ne chercha d’ailleurs pas à dissimuler ses intentions. Dès qu’il eut mis le pied dans le landgravial, le peuple se vit accablé de traitements infâmes.

Les orgies les plus dégoûtantes marquèrent partout le passage du landvogt. «Je ne crains  ni Dieu, ni le monde, avait-il coutume de dire, je fais ce qui me plaît, j’appartiens au diable et j’agis en conséquence.»

Pierre, pendant celle première tournée dans les domaines confiés à son administration, s’arrêtait dans les villes et les villages el enlevait aux bourgeois leurs femmes ou leurs filles; un bourreau était à ses côtés et menaçait de mort les époux ou les parents qui cherchaient à s’opposer à ses violences. Ce despote subalterne, voulant dominer par la terreur et comptant sur l’impunité et sur la faveur de son maître, ne respectait pas même les couvents de nonnes; il brisait les portes des monastères, pénétrait dans l’intérieur des cloîtres, pillait les églises, vidait les caves; puis, quand il s’était gorgé de vin avec les compagnons de ses débauches, le meurtre, l’incendie et les excès les plus dégoûtants couronnaient ces profanations abominables. Les chroniques d’Alsace contiennent les détails d’une quantité de scènes dont l’horreur dépasse tout ce qu’on peut imaginer. On nous pardonnera de ne point les raconter; notre plume se refuse à les transcrire.

La suite des actions de Hagenbach répondit à cet épouvantable début. Les familles les plus distinguées de la contrée ne furent pas plus respectées par lui que celles des dernières classes du peuple. Les officiers du landvogt participaient habituellement à ses hideux plaisirs; voulant les établir dans la province, afin de la tenir plus complètement sous sa dépendance, il contraignait les nobles et les bourgeois riches à donner leurs filles en mariage à ceux sur lesquels il se flattait d’avoir le plus d’empire.

Hagenbach se livrait encore à des crimes d’un autre genre. Loin de tenir compte des stipulations du traité conclu entre Charles et Sigismond, il viola successivement les droits et privilèges du pays. Il interdit la chasse aux gentilshommes, força, dans les villes, les magistrats à adopter des mesures injustes et iniques; toute opposition de leur part devenait le prétexte de nouvelles vio­lences. Habituellement aussi Pierre séquestrait à son profit les propriétés qui étaient à sa convenance, en obligeant les possesseurs à recevoir les sommes minimes pour lesquelles le souverain du pays avait engagé les domaines cent ou deux cents ans auparavant. Enfin il en vint à exiger que les cités et les forts du pays, même ceux non compris dans la convention, reconnussent son autorité. Les peuples, excédés de ces iniquités, commencèrent à murmurer. Leurs plaintes étant parvenues à la connaissance de Hagenbach, le plus irascible et le plus cruel des hommes, provoquèrent des traitements plus durs encore.

Le lanvodgt, dans le délire de son insolence, osa enjoindre même aux bourgeois de Bâle et de Strasbourg de se soumettre à lui. Sa lettre à Strasbourg surtout se distinguait par un ton d’excessive arrogance. Elle ordonnait aux citoyens de cette ville de déposer sur-le-champ leurs magistrats urbains et leur défendait d’élire un ammeistre. «Nous viendrons nous-même vous en imposer un, disait Hagenbach en finissant, et celui-là ne sera ni boucher, ni boulanger, ni marchand de rubans; vous aurez l’honneur d’avoir pour chef le plus noble des princes, le duc de Bourgogne lui-même».

Beaucoup de Strabourgeois avaient des biens dans la campagne, il s’en empara, déclarant qu’il ne souffrirait plus que les manants eussent ni domaines ni troupes armées. Il confisqua de même les terres de la ville; la vallée de Willè en relevait, elle dut se soumettre à lui, puis vers la fin de l’automne, il assiégea et prit le château d’Ortenberg, que le sieur de Müllenheim défendait pour Strasbourg. Hagenbach, enorgueilli par ce succès, proclama alors qu’il comptait gouverner les lieux nouvellement acquis d’après son bon plaisir, sans s’inquiéter de droits anciens. «Je  prétends, disait-il, être respecté et obéi à l’égal du pape et de l’empereur, car j’en réunis toutes les prérogatives en ma personne.» Le chevalier en vint bientôt jusqu'à violer audacieusement les privilèges des évêques de Strasbourg et de Bâle et des seigneurs immédiats des bords du Rhin et de l’Alsace. Ces nobles personnages craignirent enfin qu’on ne voulût les rendre sujets du duc de Bourgogne, tandis que jusqu’alors ils avaient relevé directement de l’Empire. Pour la première fois depuis l’affranchissement des communes, on vit cesser les discordes entre les seigneurs et les villes, et un intérêt bien entendu les porta à se réunir.

Le landvogt avait offensé aussi les Suisses, alliés fidèles et constants de la maison de Bourgogne. Peu après son arrivée en Alsace, il s’était emparé, au nom de son maître, de la seigneurie de Schenkelberg dépendante des Bernois. Charles le Téméraire leur avait, à la vérité, rendu ce domaine. Mais de nouveaux sujets d’irritation se présentèrent bientôt. Hagenbach soutint le seigneur de Howdorf, aventurier attaché au service de Bourgogne, qui avait arrêté à Brisach une troupe de marchands suisses au moment où ils se rendaient à la foire de Francfort. Ces honnêtes bourgeois furent très-mal menés, enfermés dans le château de Schutteren, et obligés de souscrire une rançon de 40,000 écus. Toutefois, les gens de Strasbourg, informés de cet acte de violence, s’armèrent à la hâte, enlevèrent le fort d’assaut, le rasèrent, rendirent la liberté aux marchands, et déclarèrent nul le billet qu'on leur avait extorqué; ce fait peut être considéré comme le point de départ de l’alliance entre la ligue helvétique et les villes d’Alsace.

 

CHAPITRE III.

Comment le jeune comte Réné de Vaudémont devint duc de Lorraine.

 

Pierre de Hagenbach gouvernait les domaines engagés depuis tantôt trois ans, et le duc de Bourgogne ne s’était point encore enquis le moins du monde de ce qui se passait en Alsace. D’autres soins l’absorbaient. Charles, avons-nous dit, aspirait à fonder un immense Etat et à augmenter ses domaines de manière à devenir le prince le plus puissant de l’Europe. Les chroniqueurs racontent que le duc avait montré dès son enfance une prédilection particulière pour Alexandre, Annibal et César, dont il lisait sans cesse l’histoire. Leur courage et leurs prodigieux exploits étaient les exemples qu’il se proposait d’imiter. De bonne heure, il avait commencé à s’exercer au métier des armes, afin d’être compté au nombre des guerriers célèbres par leurs prouesses. Bientôt aussi il eut la réputation du chevalier de l’Europe le plus intrépide dans les dangers et le plus vaillant au combat. Personne ne se montrait infatigable et dur à lui-même comme Charles le Téméraire, et, suivant Commines, il était toujours le premier levé et le dernier couché de son armée. Cependant ce prince, vigoureux de corps, bouillant et emporté, était plutôt encore brave soldat que grand capitaine; adonné à peu près uniquement à la guerre et aux études militaires, il devint dur, cruel, entêté, et son âme resta étrangère aux sensations douces et aux qualités aimables qui seules rendent un souverain cher à ses sujets.

Tandis que Hagenbach tyrannisait l’Alsace sans contrôle, le duc de Bourgogne était tout occupé de ses démêlés et de ses guerres avec Louis XI. Il avait réussi à armer contre le roi plusieurs puissants seigneurs de France, et en 1471, Nicolas, duc de Calabre et de Lorraine, s’était joint à lui. Charles, suivant son habitude, lorsqu’il voulait s’attacher un prince, avait promis à Nicolas l’héritage de Bourgogne, avec la main de mademoiselle Marie, sa fille unique. «Il savait d’ailleurs, disent les chroniqueurs, que ce prince était bien aimé en France, et il pensait que beaucoup d’autres seraient entraînés par l’exemple dudit duc». Nicolas seconda son allié en diverses expéditions, et le duc de Bourgogne profita de la circonstance pour gagner par ses libéralités et ses promesses quelques-uns des premiers gentilshommes lorrains. Les deux princes se jurèrent encore une inviolable amitié avant de se quitter.

Le duc de Lorraine était à peine de retour à Nancy, qu’il fut pris d’une maladie violente, à la suite de laquelle il expira au commencement du mois d’août, en l’année 1473. Il était âgé de vingt-six ans. Son mal fut si prompt et si douloureux, que personne n’hésita à accuser Louis XI d’avoir enlevé par le poison à Charles de Bourgogne un de ses plus fidèles alliés.

Nicolas était le dernier descendant mâle du roi Réné. Yolande d’Anjou, sœur de son père et veuve de Ferry II, comte de Vaudémont, de la branche cadette de Lorraine, se trouvait alors héritière du duché. Mais elle avait cédé ses droits à son fils Réné, dès le 2 août 1473, par acte authentique daté de Vézelise et dressé en présence des sieurs Jean Bâtard d’Harcourt, Jean de Ligneville, Thomas Pfaffenhoven et Philippe de Gondrecourt, se réservant néanmoins, sa vie durant, les rentes et revenus du duché et des villes et places dépendantes. Dame Yolande vivait très-retirée dans la baronnie de Joinville, avec ses filles et ce même fils, âgé alors de vingt-deux ans.

Or, il advint, peu de jours après la mort du duc Nicolas, qu’une troupe nombreuse de cavaliers magnifiquement équipés se présenta au castel de la veuve de Vaudémont. En tête du cortège marchait Jeau de Wisse, bailli d’Allemagne. Après avoir salué Yolande avec respect, il lui dit : «Ma très-chère dame, les seigneurs du conseil de Lorraine se recommandent par moi à vous et à monsieur votre beau fils. Ils vous avertissent que votre beau neveu, le duc Nicolas, de ce monde est trépassé, et ils ont avisé que le duché vous appartient, à cause de votre grand-père le duc Charles, que Dieu absolve ; c’est pourquoi, madame, préparez-vous avec votre beau fils, venez droit à Nancy, et de tout le conseil, de toute la seigneurie et du commun aussi, comme dame et princesse vous serez reçue.»

La dame de Vaudémont, très-affligée de la mort de son neveu, remercia les seigneurs présents, et promit d’être à Nancy dès le 45 août. Elle fit, en effet, les préparatifs nécessaires, et partit au jour désigné avec ses enfants et sa suite. Le clergé, les seigneurs et la bourgeoisie vinrent à sa rencontre, en costume de cérémonie, et l’attendirent auprès du village de Ludres. Yolande, y étant arrivée, fut reçue par de joyeuses acclamations. «Noël, Noël! criait-on de tous côtés, très-honorée dame et notre princesse, mille fois soyez la bienvenue, et notre seigneur, votre beau-fils aussi». Yolande, prenant alors la parole, dit à haute voix, de manière à être entendue de tous les assistants: «Je vous rends grâce de l’honneur que vous me voulez, mes chers sieurs ; vous savez que je suis veuve, je suis en la tutelle de mon fils, je vous prie donc qu’il vous plaise de le recevoir pour votre duc. Un seigneur jeune et de bon entendement est plus vertueux qu’une femme en affaires de gouvernement».

Personne ne s’opposa à la proposition de la duchesse; l’extérieur de René plaisait à chacun et inspirait de l’affection à première vue. Son expression était à la fois spirituelle, douce et gracieuse. Ses manières ouvertes et bienveillantes fessaient ressortir encore davantage la beauté remarquable de ses traits. On savait aussi qu’il était juste et modéré, et malgré sa grande jeunesse, ses vertus le faisaient déjà chérir de tout le pays.

Le gouverneur de Nancy, présentant alors à Rénè les clefs de la ville, s’écria : «que Dieu vous donne la grâce de gouverner ce duché à votre salutation, à votre honneur, au profit de vous et de tous, mon très-redouté seigneur.»

«Messieurs ne vous souciez, répondit aussitôt le jeune duc, avec l’aide et plaisir de Dieu,  j’ai l’espoir de tellement gouverner, que de tous me ferai aimer».

Le cortège se mit ensuite en marche précédé du clergé; au moment où Réné entrait dans la ville par la porte Saint-Nicolas, les cloches des églises commencèrent leur carillon, tandis que les enfants et les bourgeois le saluaient à son passage du cri répété de : Noël, Noël !

Le prince descendit de cheval à la porte de la basilique de Saint-Georges et se rendit au grand autel, où on lui présenta les reliques du saint enfermées dans une châsse d’argent. Jacques de Haraucourt, prévôt de l’église, lui adressa, suivant l’ancien usage observé à l’avènement des ducs de Lorraine, les mots suivants : « Mon trés-redouté et souverain seigneur, vous plaît-il de faire le serment et devoir que vos prédécesseurs ont accoutumé de faire à leur réception en ce duché de Lorraine et à leur première entrée en cette ville de Nancy?—Oui vraiment,» dit Réné, en posant les mains sur les reliques. «Ainsi donc, mon très-redouté et souverain seigneur,  ajouta le prévôt, vous jurez et promettez loyalement et avec parole de prince que vous garderez, maintiendrez et entretiendrez les trois Etats de votre duché, à savoir : les nobles, gens d’église, bourgeois et peuple, en leurs anciennes libertés et franchises qu’ils ont eues de vos prédécesseurs, et de ce donnerez vos lettres-patentes, ainsi que tous vos devanciers ont fait? — Oui vraiment, répliqua encore Réné. — La grand’messe ayant été alors chantée, le duc se rendit à son palais où il fut fêté pendant quatre jours; mais durant ce temps, il chercha à prendre connaissance des affaires et maintint dans leurs charges la plupart de ceux qui en avait possédé. Une joie universelle était répandue dans le pays, jamais règne ne s’était annoncé sous de plus heureux auspices.

Rêne s’en alla passer quelques jours à Joinville, puis il revint à Nancy. Bientôt après on vit arriver dans cette capitale Marrazin, conseiller, et Jean de Paris, chambellan de Louis XI. Ce prince astucieux voulait prévenir le duc de Bourgogne et se faire un ami du duc de Lorraine. Réné consentit à traiter avec les envoyés français, et chargea Charles et Achille de Beauveau et Nicolas Merlin de Bar de rédiger les articles d’une alliance qui fut signée à Neufchâteau, le 27 août.

Pendant que ces événements se passaient en Lorraine, le duc de Bourgogne se rapprochait insensiblement de la frontière septentrionale du pays, à la tête de 25,000 hommes et de 400 chariots de guerre. Les Messins, craignant que cette formidable expédition ne fût dirigée contre eux, furent saisis d’une terreur extrême, et le conseil de la ville se décida, le 2 septembre, à députer a ers Charles le Téméraire les sieurs Régnault le Gournay, êchevin, Wary Roucel et Michel le Gournay, chevaliers de Metz.

Le duc fit son entrée à Luxembourg le G du même mois. Les envoyés messins y étaient depuis trois jours déjà. Ils s’adressèrent d’abord au conseiller d’Imbrecourt, seigneur très en crédit auprès de Charles, lui recommandèrent les intérêts de leur ville, et lui firent présent de douze belles coupes d’argent, de la valeur de deux cents florins. D’Imbrecourt leur promit une audience du prince pour le jour suivant. Cependant, le 7 septembre allait finir, et personne encore ne les avait appelés. Ils auguraient fort mal de ce silence, lorsqu’à l’entrée de la nuit ils virent accourir Olivier de la Marche, chambellan et capitaine de la garde, qui s’engagea à les mener chez le duc le lendemain matin. Les députés assistèrent en effet, le 8, au lever de Charles le Téméraire. Michel le Gournay, s’étant agenouillé devant lui, prit la parole au nom de ses compagnons, rappela au duc que ses ancêtres, d’illustre mémoire, avaient toujours entretenu des rapports de bon voisinage avec la cité de Metz, et le supplia d’imiter leur exemple. Ensuite il le pria de vouloir bien accepter cent mesures d’un vin de Moselle excellent, que lui envoyait la magistrature urbaine.

Charles reçut gracieusement ce présent, et répondit à Michel le Gournay d'un air fort courtois, protestant que, loin d’avoir formé aucun projet contre ses amis de Metz, il était décidé à les défendre en toute occasion contre leurs ennemis. Il invita même les envoyés à dîner le jour suivant à sa table, et chargea son grand maître d’hôtel, Guillaume de Bitsche, de veiller à ce qu’ils fussent traités avec égard et à ce qu’on leur servît d’excellents repas.

Michel le Gournay et ses compagnons s’étaient à peine retirés dans leur demeure, qu’ils virent arriver trois joueurs de luth et autant de trompettes, chargés par le duc de Bourgogne de leur faire de la musique pendant le dîner. Le prince leur envoyait également quatre grands flacons d’argent contenant du vin de Beaune; l’ordre fut donné de leur en servir de semblable tant qu’ils seraient à Luxembourg. Le soir encore ils assis­tèrent à une fête magnifique célébrée à la cour, et le 10 ils repartirent pour Metz, enchantés de l’accueil de Charles et de ses belles promesses.

Le duc de Bourgogne lui-même ne tarda pas à quitter Luxembourg et à s’avancer vers Nancy. Il allait à Dijon, afin d’y déposer le corps de son père, Philippe le Bon, décédé au mois de juin 4467. Réné sortit de sa capitale pour recevoir Charles avec honneur. Les deux princes se rencontrèrent entre Bouxières-aux-Dames et Champigneules. Après s’être embrassés, ils firent ensemble leur entrée à Nancy. René offrit à son hôte de le loger dans son palais; mais le duc de Bourgogne refusa et prit ses quartiers dans la maison du receveur Vautrin Malois. Il demeura deux jours à Nancy, et Réné n’oublia rien pour le régaler et lui donner des marques de sa considération.

Quant au corps du duc Philippe, Réné le fit mener à Bayon, de là il fut conduit au monastère des chartreux à Dijon, où il devait être enseveli. Les deux princes se séparèrent très-bons amis en apparence. Réné n’avait aucune défiance de l’amitié de Charles, mais celui-ci méditait déjà de se rendre maître de la Lorraine, qu’il trouvait à sa convenance. Il pensait que l'inexpérience de Réné lui en fournirait une occasion favorable. Il fit donc avancer de plus en plus ses troupes sur les frontiêres de Lorraine, de Bourgogne et de Luxembourg, dans la vue, disait-il, que l’on ne fit aucune entreprise contre le jeune duc, à son nouvel avènement à la couronne. René objecta que personne ne le menaçait et qu’il était en paix avec ses voisins, mais Charles ne tint aucun compte de ses remontrances.

Louis XI avait suivi ces mouvements; il fit stationner, de son côté, des troupes en Champagne, et leur enjoignit de rester en observation dans les environs de Bar. Ainsi, la Lorraine semblait destinée à devenir prochainement la pomme de discorde des deux rivaux, et chacun d’eux était prêt à entrer en lice au moindre mouvement de la partie adverse., etc..

 

CHAPITRE IV

Comment l’empereur Frédéric fut régalé à Strasbourg eT à Metz.

 

Retournons maintenant en Alsace. An moment où René prenait possession de ses États; l’empereur Frédéric arrivait à Strasbourg, après avoir passé deux mois aux eaux de Baden, auprès de sa scieur, l’épouse du margrave Charles.

Il fit son entrée dans la ville pendant la journée du lundi après l’Assomption. 900 cavaliers l’accompagnaient. Les seigneurs les plus distingués de sa suite étaient : Le prince Maximilien son fils, les archevêques et évêques de Mayence, Besançon, Eichstett, Augsbourg, Spyre et Bâle, les ducs Albert et Louis de Bavière, Calixte Othman, frère du sultan Mahomet Louis, duc de Bavière des Deux-Ponts, le margrave Charles de Bade, le comte Eberhard de Wurtemberg, les comtes de Vernembourg et de Katzenellenbogen, les seigneurs Jacques Lichtenberg, Schoffart de Linange, Schmassmann de Rappolstein, le comte Hugues de Montfort, deux comtes de Tubingeu et une quantité de cavaliers de moindre rang.

La réception de l’empereur à Strasbourg fut la plus pompeuse possible. L’évêque Robert, suivi de son clergé, vint à sa rencontre jusqu’à la porte dite des Bouchers. On avait jonché de fleurs et de verdure les rues par où le cortège devait passer, et les habitants des maisons voisines avaient orné leurs façades de belles tapisseries et de toiles de diverses couleurs. Frédéric fut conduit en cérémonie à l’hôtel des seigneurs de Lichtenberg, préparé pour lui servir de demeure. Il y admit aussitôt en sa présence la députation chargée par la ville de lui remettre de riches présents, ainsi qu’aux personnes de sa suite.

Les dons offerts à Frédéric consistaient : en un bassin de vermeil du prix de 400 florins et contenant la somme de 1000 florins d’or; en 20 tonneaux de vin, 200 sacs d’avoine, 100 poissons et six bœufs. Le prince Maximilien reçut un bassin d’argent du prix de 200 florins et 600 florins d’or, 6 tonneaux de vin, 60 sacs d’avoine et 20 moutons. Les présents destinés aux autres étaient proportionnés à leur rang; personne ne fut oublié; on remit même 42 florins aux joueurs de trompette de la suite de Frédéric. Ce prince parut ravi de l'offrande des Strasbourgeois , et, voulant alors donner une marque de faveur particulière à son hôte, le sieur Jacques de Lichtenberg, il lui conféra, en présence de tous les assistants, le titre et les prérogatives de comte du saint-empire.

Cependant les Strasbourgeois s’efforçaient, di­sent les chroniques, de procurer à l’empereur tous les divertissements possibles! « Ihm alle Kurzweil zu machen,» en le faisant assister à des fêtes, à des joùtes sur terre et sur la rivière d’Ill qui traverse leurs murs; en déployant, en un mot, toute la magnificence usitée en pareille occasion. Frédéric, charmé de la manière dont on le traitait, jugea assez favorablement des dispositions de la ville pour en exiger le serment de fidélité; mais les chefs de la république le lui refusèrent, se fondant sur les anciens privilèges de Strasbourg et sur sa qualité de cité libre et impériale.

«Nous nous sommes librement attachés à l’empereur et à l’Empire, répondirent-ils; nous avons contribué volontairement aux dépenses de leurs entreprises et toujours soutenu leurs droits au péril de nos vies. Toujours on s’en est fié à notre bonne volonté et à notre bonne foi. Nos ancêtres n’ont jamais prêté de serment de fidélité, nous ne pouvons, sans nous déshonorer, passer sur les règles que leur exemple nous a prescrites. S. M. I. a en main les lettres de ses prédécesseurs; si elle ordonne qu’on les consulte, on trouvera quelle est la liberté de la ville de Strasbourg, nous ne pouvons, nous ne devons pas y porter atteinte.»

Il fallut en demeurer là. Frédéric, déçu dans son espoir, demanda alors qu’au moins on lui fit une avance de 4000 florins. Les magistrats, après quelque hésitation, consentirent à lui en remettre 3000. «Ils n’ignoraient point que jamais cet argent ne leur serait remboursé; car l’empereur, fort prévenant lorsqu’il demandait , était un seigneur très-peu gracieux quand il s’agissait de rendre ou de donner. Dans les villes où il passait, il avait coutume d’emprunter des sommes trop faibles pour qu’on pût exiger de gages de la créance, bien « décidé qu’il était à ne point acquitter ces petites dettes»

Frédéric partit de Strasbourg le vendredi avant la saint Adolphe, pour visiter Fribourg en Brisgau et Bâle. On le reçut dans cette dernière cité avec une méfiance extrême. La milice urbaine prit les armes, et un corps de 800 Suisses vint renforcer la garnison. L’empereur feignit de ne point remarquer ces dispositions malveillantes, et se montra fort courtois en ses manières et en ses propos.

Ce prince annonça alors que son projet était de se rendre à Metz et de traverser la contrée engagée à Charles de Bourgogne par l’archiduc Sigismond. Hagenbach résolut aussitôt de l’accompagner en sa qualité de landvogt de ces domaines, et s’empressa d’aller à Bâle à la tête de quatre-vingts cavaliers bien équipés, et vêtus uniformément de gris et de noir.

Les derniers succès du duc de Bourgogne avaient encore donné une nouvelle impulsion à l’insolence du chevalier. Se voyant, d’ailleurs, fort bien reçu par l’empereur, il ne mit plus de bornes à l’extravagance de ses discours; il traitait les Alsaciens de vils coquins, qu’on écraserait sans peine, et les Suisses d’audacieux, qu’il fallait réduire pour écorcher l’ours de Berne et s’en faire des fourrures.

Ces propos, répétés dans la province, engagèrent Strasbourg, Bâle, Colmar, Schelestadt et un grand nombre d’autres villes, à conclure ensemble une union défensive; les nobles de la contrée prirent aussi part à l’alliance.

Hagenbach, ayant chargé un de ses lieutenants do gouverner en son absence, suivit Frédéric de Bâle à Ensisheim, à Colmar, Schelestadt, Oberehnheim et Saverne. De là, l’empereur se dirigea vers Metz, et, suivant sa coutume, il préleva de petits emprunts dans les différents lieux où il s’arrêtait.

Frédéric fit son entrée à Metz le 18 janvier; les bourgeois, ne voulant pas se montrer moins empressés que ceux de Strasbourg, lui donnè­rent chaque jour une fêle nouvelle. Une semaine s’écoula ainsi au milieu des plaisirs.

Sur ces entrefaites, on vit arriver une ambassade, composée des sires Jean de Marie, Englbert, comte de Nassau; Hugonnet, chancelier de Bourgogne; et David, évêque d’Utrecht. Elle venait demander à S. M. I. l’entrée de Metz pour Charles le Téméraire, avec 10,000 chevaux, afin que les deux princes pussent avoir une conférence. Pierre de Hagenbach, qui, aussitôt après l’arrivée de l’empereur à Metz, avait rejoint son maître à Luxembourg, s’était réuni aux ambassadeurs.

Frédéric leur répondit qu’il ne lui appartenait pas d’accorder ou de refuser une demande de cette nature, et les engagea à s’adresser aux magistrats de la cité. Le grand conseil s’assembla; après une assez longue délibération, il déclara aux envoyés : «Qu’on serait charmé de recevoir monseigneur de Bourgogne et 500 chevaux tout au plus, s’il lui était agréable de venir avec ce nombre de cavaliers; mais qu’on ne  pouvait loger 10,000 hommes, ayant déjà sur les bras 4800 personnes formant la suite de l’empereur, 500 soudoyeurs aux gages de la république, et les gens d’alentour, qui, craignaient une guerre avec la Lorraine, et avaient réfugié leurs biens et leurs bestiaux dans la ville. »

Les ambassadeurs, irrités de ce refus, demandèrent alors qu’on accueillit leur maître avec 1000 hommes, ou qu’au moins on lui donnât une des portes de Metz, afin qu’il pût y entrer et en sortir à volonté. Mais le grand conseil opposa un refus péremptoire à cette absurde prétention.

Dans la crainte de quelque surprise, les magistrats avaient même fait barricader les petites rues, car ils ne se tenaient pas fort assurés non plus de la bonne volonté de l’empereur, et ils avaient caché 4000 hommes dans les granges et dans les greniers. Ils avaient, outre cela, 16,000 hommes des villages aux environs de la ville, et ordonnèrent aux bourgeois de se tenir sur leurs gardes tout le temps que Frédéric serait dans leurs murs, et de s’assembler au premier coup de cloche, pour frapper sur l’ennemi, quel qu’il fût.

Les Bourguignons partirent donc fort mécontents; mais avant de quitter la ville, ils témoignèrent leur ressentiment en adressant des injures et des paroles grossières aux gens de Metz et aux gardes des portes. Hagenbach surtout, habitué depuis plusieurs années à faire sa volonté sans contrôle, traitait les passants de vilains, de chiens, de coquinaille et de pourceaux.

La colère de Charles éclata en cette occasion; il proféra de terribles menaces contre Metz, assurant que «les habitants feraient bien de lui en ouvrir les portes, parce qu’il tenait leurs clefs en sa main»; et en disant ces mots, il dé­signait du geste son armée et son artillerie.

Cependant, la fureur du duc de Bourgogne s’exhala en vaines paroles. Les bourgeois de la ville, espérant le calmer, lui envoyèrent une ma­gnifique coupe d’or pleine de florins, 50 bœufs, 200 montons, beaucoup de blé, 200 chariots chargés de vin du Rhin et de la Moselle, et un tonneau de malvoisie. Ces présents radoucirent singulièrement l’humeur de Charles. En effet, il en avait besoin, car il était embarrassé de se procurer assez de vivres pour les seigneurs et gentilshommes de sa suite. Les fournitures des villes de ses États n’y pouvaient suffire, non plus que les grandes battues qui se faisaient dans le pays de Luxembourg afin de réunir le gibier.

Le duc de Bourgogne alla alors accomplir un pèlerinage à Aix-la-Chapelle, après avoir fait demander à l’empereur de lui accorder à Trêves l’entrevue qui avait manqué à Metz, et qu’il désirait obtenir pour traiter diverses affaires de haute importance.

 

CHAPITRE V,

Comment l'empereur et le duc de Bourgogne eurent une entrevue à Trêve, et comment le duc donna un grand repas à l'empereur.

 

Frédéric III, ayant consenti à la requête du prince bourguignon , s’était rendu incognito à Trêves, le 29 septembre 1473. Le duc vint le lendemain. — L’empereur, lorsqu’il apprit l’arrivée de Charles, ressortit de la ville, afin d’y faire son entrée solennelle en même temps que lui.

Frédéric était enveloppé d’un long manteau de drap d’or enrichi de perles. Les princes d’Allemagne, qui avaient été avec lui à Strasbourg et à Metz, chevauchaient autour de sa personne. A ses côtés marchait le prince Maximilien, dont la bonne mine et la beauté attiraient les yeux de ha multitude. Il portait une robe de pourpre brodée d’argent. Après lui venait le prince Calixte Othman, qui relevait les grâces de Maximilien par son visage austère et rébarbatif, par son habit traînant à la turque, et par ses cheveux hérissés attachés en forme de nœud au haut de la tête. Il avait passé à sa ceinture un cimeterre persan.

Cependant la suite de Charles le Téméraire l’emportait de beaucoup encore sur celle de l’empereur. Le duc parut en présence du chef de l’empire avec un éclat qui devait nécessairement blesser Frédéric, prince ombrageux et très-enclin à la jalousie.

Une troupe de hérauts d’armes, vêtus chacun d’une cotte brodée aux armoiries de l’une des provinces appartenant à leur maître, précédait le duc. Charles était bardé de fer delà tête aux pieds, mais par-dessus son armure il avait jeté un manteau enrichi de diamants, et de la valeur de plus de 100,000 ducats. Vue foule immense de chevaliers, magnifiquement équipés, et sur les vêtements desquels on voyait briller l’or et les pierreries, l’accompagnait et déployait à son exemple le faste le plus extraordinaire . La moitié de son armée lui servait en outre d’escorte et occupait les villages à deux lieues à la ronde. Les personnes qui marchaient auprès de Charles étaient : Louis de Bourbon, évêque de Liège; David, bâtard de Bourgogne, évêque d’Utrecht; le duc Jean de Clèves, Antoine le Grand, bâtard de Bourgogne; les comtes de Nassau et de Marie, et Guy d’Imbrecourt.

Lorsque les deux cortèges se rencontrèrent, le duc descendit de sa monture, et, suivant l’usage, il ploya un genou pour saluer Frédéric. — L’empereur avait également mis pied à terre; il releva le duc et l’embrassa, puis ils remontèrent à cheval et se dirigèrent vers la ville. Jean de Bade, archevêque de Trêves, et son frère, le margrave Christophe, les attendaient auprès de la porte avec 600 hommes vêtus d’écarlate. Une foule immense, accourue pour assister à ce beau spectacle, encombrait les rues. Les deux princes les traversèrent au petit pas de leurs destriers, causant avec toutes les apparences de la bienveillance et de l’intimité. Ayant ensuite fait ensemble leurs prières à la cathédrale, ils se séparèrent. L’empereur se logea à l’archevêché, et le duc au couvent de Saint-Maximin, situé hors de l’enceinte de la cité.

Ce fut dans ce cloître que l’on commença à traiter d’affaires dès le lendemain, mais seulement pour la forme et avec beaucoup de pompe. L’archevêque de Mayence ouvrit la conférence, en prononçant, au nom de l’empereur, un discours en latin. Après avoir accordé de grands éloges au duc de Bourgogne, il exprima le désir de lui voir conclure une paix durable avec la France, afin qu’on put se réunir pour arrêter les progrès des Turcs. Charles chargea de sa réponse Guillaume Hugonnet, son chancelier. Ce seigneur parla également en langue latine, rappela la longue histoire des démêlés de la Bourgogne avec la France, insista beaucoup sur les crimes de Louis XI et sur l’ingratitude dont il avait fait preuve après avoir été reçu par le duc Philippe à l’époque où il ne pouvait plus se montrer à la cour Ju feu roi son père. Le chancelier termina en affirmant que, sans les entreprises perfides de Louis, qu’il qualifia de traître, d’ingrat, d’empoisonneur, son maître n’hésiterait pas à marcher contre les infidèles et à venger d’une manière terrible les désastres qu’avait essuyés la chrétienté.

Toutefois, ainsi que nous venons de le dire, Charles le Téméraire ne voulait pas s’expliquer en public sur les véritables motifs qui l’avaient porté à demander une entrevue à l’empereur. Cette conférence était simplement une cérémonie d’apparat; le duc se proposait d’en venir à ses fins plus adroitement et dans l’intimité du tête-à- tête.

Le séjour de l’empereur et du prince bourguignon à Trêves fut marqué par des festins, des joûtes et des fêtes de toute espèce.

Les historiens contemporains nous ont transmis, entre autres, les détails d’un célèbre repas donné à Frédéric par le duc, repas à l’occasion duquel on déploya un luxe dont les détails semblent avoir été empruntés aux récits des conteurs orientaux.

« Charles le Téméraire, dit notre chroniqueur, avait invité l’empereur à venir dîner chez lui le jeudi 7 octobre. Il y avait convié également le prince Maximilien et les prélats et seigneurs de la suite de S. M. impériale. Frédéric, ayant accepté, se rendit à cheval à la demeure du duc de Bourgogne; les autres invités l’accompagnaient. Il était neuf heures du matin.

«L’empereur, vêtu d’un habit brun brodé d’or, portait au col une croix du même métal et d’un travail exquis. Six seigneurs, armés de toutes pièces comme pour un tournois, marchaient devant lui; on voyait aussi à ses côtés deux chevaliers des pays méridionaux, qui avaient les bras nus et tenaient de larges boucliers. Lorsque le cortèges arrêta auprès de Saint-Maximin, Charles vint à sa rencontre. Il était entièrement habillé de drap l’or et couvert d’une quantité innombrable de perles et de pierres de grand prix. Cependant l’éclat de son costume faisait ressortir encore davantage ce que sa physionomie avait de rude et de sévère. Ses grands yeux noirs, son regard fier et hardi, ne pouvaient faire oublier l'air peu distingué que donnaient à sa personne une taille carrée, des épaules fort larges, des membres excessivement robustes et des jambes légèrement arquées par la grande habitude de l’équitation.

«Le duc de Bourgogne chercha en cette occasion à corriger ce que la richesse de ses vêtements pouvait avoir de mortifiant pour les autres, par une conduite Respectueuse et pleine d’obligeance envers Frédéric. S. M. étant descendue de cheval, les deux princes entrèrent dans l’église avec leurs suites respectives.

«On avait suspendu dans la nef de riches tapisseries flamandes sur lesquelles se voyaient représentés les traits les plus remarquables de l’Ancien Testament et même de l’histoire profane, tels que la prise de Troie, l’expédition de la Toison d’or et les conquêtes d’Alexandre le Grand. Le chœur était entièrement tendu en drap d’or, en velours et en étoffes de soie, et le duc avait pris le trésor de sa propre chapelle pour servir à la décoration du maître-autel.

«Vingt-quatre statues d’argent, hautes d’un pied et demi, paraient cet autel; on y voyait en outre quatre estrades, couvertes également de drap d’or; elles portaient les objets suivants :

«Sur la première, on admirait les douze apôtres, hauts d’un pied et demi et en vermeil.

«Sur la deuxième, étaient deux statues d’or massif.

«Sur la troisième, il y avait trois statues et dix croix en vermeil, et six autres croix en or, ayant pour supports des tableaux de même métal, merveilleusement ciselés en relief et ornés d’une profusion de pierres précieuses.

«Sur la quatrième, on voyait six grandes croix en vermeil et deux en or, incrustées de perles de saphirs et d’émeraudes, deux flambeaux en or, deux en vermeil et deux en argent, six statues d’anges hautes d’une aune, dont deux en or, enrichies de pierreries, deux en vermeil et deux en argent; une châsse d’or, ornée d’une quantité de diamants, de rubis et de topazes, et renfermant des reliques de saint Paul ermite et de saint Antoine; — un tabernacle d’or, décoré, sur toutes ses faces, de diamants, de perles et de petits tableaux ciselés dans le métal avec un art infini; — une cassette d’or d’un travail tellement exquis, que le regard ne pouvait s’en détacher, et dans laquelle se trouvait un morceau de bois Je la vraie croix, enchâssé dans un diamant long da deux doigts , et de la valeur de 200,000 écus d’or; — un clou de la croix renfermé dans un lis en diamant, et une quantité de reliques et d’autres objets précieux, dont il serait trop long de donner le détail.

«On avait préparé aussi dans l’église deux oratoires somptueux en forme de pavillons; l’un pour l’empereur, l’autre pour le duc de Bourgogne; ce dernier n’assista pas à la messe, parce qu’il était occupé à donner ses ordres pour l’arrangement du repas. Aussitôt après le saint sacrifice, les musiciens de Charles chantèrent des hymnés avec accompagnement de divers instruments; puis le duc vint prendre Frédéric et le conduisit dans la salle où l’on devait manger. Elle était arrangée aussi richement que l’église, et tendue en étoffes dans lesquelles le mélange de l’or et de la soie produisait des dessins variés à l’infini. Au-dessus de la place destinée à l’empereur, on avait établi un grand dais d’or, dont l’intérieur était formé par trois peintures les plus belles et les plus parfaites du monde.

«Trois tables étaient disposées l’une à la suite de l’autre, dans le sens de la longueur de l’appartement. Devant chaque couvert se trouvait une coupe d’or et un grand flacon de vermeil contenant du vin; en outre, un grand nombre de coupes étaient préparées, afin qu’on pût y présenter aux convives les vins exquis de divers pays, qui devaient leur être servis pendant le repas.

« Cette salle ouvrait sur une seconde pièce, dans laquelle on avait élevé un immense dressoir, auquel on montait par neuf marches arrangées en forme d’amphithéâtre et qui atteignait le plafond. Le dressoir était couvert d’une vaisselle somp­tueuse. On y voyait :

« 33 grands vases d’or et d’argent.

« 7 0 flacons de diverses grandeurs et des mêmes métaux.

« 100 patères et croix d’or ornées de perles et de pierreries.

« 40 douzaines de grandes coupes d’argent.

« 6 nefs de grande dimension, ciselées avec perfection, et dont 4 en argent et 2 en or massif.

« 12 bassins en argent avec leurs aiguières.

« 6 grandes carafes d’argent, contenant cha­cune 24 bouteilles (12 maas) de vin.

« 6 cornes de narval, montées en or et hautes de 3 aunes.

« 12 tonneaux en vermeil, contenant chacun 2 mesures (2 ohmen) de vin fin; et enfin 3000 pièces d’argenterie pour le service de la table, bien que Charles eût emporté dans ce voyage le tiers à peine de la vaisselle magnifique qu’avait fait faire son père, le feu duc Philippe.

« Cependant, l’empereur fut ébloui d’un étalage aussi extraordinaire et en conçut un secret dépit. Les assistants observaient qu’il avait peine à conserver les dehors de la politesse et à répondre d’une manière convenable aux prévenances de son hôte. Il savait d’ailleurs que les seigneurs bourguignons ne manquaient pas de rire tous les jours à ses dépens et à ceux des personnes de sa suite, et qu’ils répétaient fort souvent qu’on avait tort de loger dans de beaux appartements des Allemands sales et grossiers. Il sentait aussi que, par le luxe de sa cour, le duc de Bourgogne jouait en réalité le rôle d’empereur, et qu’à ses côtés il avait presque l’air d’un humble vassal.

« Pour faire plus d’honneur à Frédéric, on avait placé son siège sur une estrade, de sorte qu’il embrassait d’un coup d’œil les trois tables. Il occupait seul le haut bout de la sienne; les archevêques de Mayence et de Trêves et les évêques de Liège et d’Utrecht se mirent à sa droite; Charles de Bourgogne, le prince Maximilien, les ducs Etienne de Bavière, Albert de Munich et Louis de Veldentz, prirent place à sa gauche.

Tout le monde étant assis, on entendit une fanfare bruyante, la porte de la 6alle s’ouvrit, et alors entrèrent dix joueurs de trompettes, quatre de flûtes et deux de grosse caisse; puis parurent douze hérauts d’armes et douze comtes. Ces personnages étaient vêtus de velours ou de drap d’or et précédaient l’entrée du premier service, qui était de treize plats par table. Les services suivants furent : l’un de dix-sept plats, l’autre de dix, et on les présenta avec le même cérémonial. Le duc de Bourgogne avait fait réunir à cette occasion les mets les plus rares et les plus exquis, et les productions des pays les plus lointains.

« Le troisième service ayant été enlevé, on porta le dessert dans trente bassins et dans des coupes et des patères d’or ciselés et ornés d’une infinité de pierres précieuses Ces bassins contenaient des conserves, des gâteaux légers et des confitures de diverses espèces.

« Le pain, le linge de table et tout ce qui est nécessaire à un repas, étaient renfermés dans d’immenses paniers artistement tressés en lames d’argent fin.

« Pour donner une idée des richesses de la cour de Bourgogne, il ne faut point oublier de dire aussi que les personnes venues à la suite des hôtes de Charles le Téméraire furent traitées avec une recherche presque égale dans un appartement séparé; et cependant ce festin somptueux était loin d’égaler en magnificence ceux que le duc avait donnés, quelques années auparavant, à l’occasion de son mariage avec M Marguerite d’Yorck.

«Après le repas, on retourna à l’église pour les vêpres. La soirée étant alors arrivée, l’empereur se prépara à regagner sa demeure. Le duc, jaloux de se montrer courtois en toutes choses, voulut accompagner S. M. Il jeta sur ses vêtements un manteau de velours fourré de martre, et monta son superbe cheval noir aux harnachements duquel pendaient une multitude de sonnettes d’or. Six cents gentilshommes de sa maison accompagnèrent également Frédéric à la lueur d’une infinité de flambeaux.

« L’on peut juger, d’après les détails que nous venons de donner, de la niasse de butin que firent les Suisses et leurs alliés après la défaite de Charles le Téméraire.»

 

CHAPITRE VI.

Comment le duc de Bourgogne voulut se faire couronner en qualité de roi, et comment l’empereur trompa le duc.

 

Cependant, malgré les fêtes et les divertissements, le duc de Bourgogne ne négligeait point les affaires sérieuses.

Réné de Lorraine avait renouvelé plusieurs fois ses instances afin qu’on éloignât les Bourguignons concentrés sur les frontières de ses Etats. Charles le Téméraire, pressé de la sorte, fit répondre au jeune duc qu’il retirerait ses troupes après avoir reçu des assurances positives de son attachement, et avoir conclu avec lui une ligue offensive et défensive semblable à celle à laquelle le feu duc Nicolas s’était engagé jadis. René s’en défendit en alléguant son alliance avec Louis XI ; mais Charles ne se rebuta pas; enfin, vaincu par ses instances et ses promesses, le duc de Lorraine, qui d’ailleurs n’était pas en état de résister, signa un traité dont les conditions étaient : «Que les gens de Bourgogne auraient un passage libre sur les terres de Lorraine pour aller dans la comté de Ferrette, en payant leurs dépens, et que Réné ferait ouverture à Charles de quatre de ses places d’armes.»

Du côté de l’empereur, tout aussi semblait se disposer de manière à favoriser les desseins secrets de Charles le Téméraire. Frédéric était parvenu à dominer la mauvaise humeur que lui avait d’abord inspiré le luxe de ce prince. Il avait intérêt à le ménager, désirant marier son fils Maximilien avec la princesse Marie, héritière de Bourgogne. Peu de jours après le repas dont il a été question ci-dessus, il renouvela les propositions faites précédemment déjà à ce sujet; elles furent accueillies avec un feint empressement. Le duc permit même au prince et à la princesse de s’écrire; mais, quoique le premier eût dix-huit ans, et que Marie en comptât quinze, qu’ainsi rien ne s’opposât à l’accomplissement immédiat de l’alliance, il imaginait mille prétextes pour la retarder encore. Le fait est qu’au moyen de ce leurre il espérait obtenir de Frédéric le titre de roi, objet de son ambition, avant la conclusion du mariage, et qu’alors il comptait éluder sa promesse. L’idée d’un gendre lui causait une horreur insurmontable, et il avait cou­tume de dire à ses intimes: «Plutôt me faire moine que de marier ma fille!»

En effet, l’empereur ne tarda pas à connaître le but des prévenances et des flatteries de Charles le Téméraire. Ce prince lui fit part de ses préten­tions; elles étaient exorbitantes; non-seulement il voulait le titre de roi de Bourgogne et l'office de vicaire du saint-empire, mais il réclamait encore plusieurs augmentations de territoire, entre autres les quatre évêchés de Liège, Utrecht, Tournay et Cambrai, et le duché de Lorraine comme fief relevant de sa couronne.

Frédéric eut la faiblesse de consentir. Les deux princes fixèrent le jour du couronnement et désignèrent l’évêque de Metz, George de Bade, pour donner l’onction au successeur des anciens rois de Bourgogne. Déjà pour préluder à cette pompe, une superbe cérémonie avait eu lieu le 4 novembre. Charles, après avoir reçu solennellement de l’empereur l’investiture du duché de Gueldre, qu’il venait d’enlever à son légitime possesseur, lui avait prêté foi et hommage pour ses seigneuries relevant de l’Empire.

Le duc, heureux lorsqu’il pouvait étaler ses trésors et éblouir les princes et les peuples par l’éclat de son faste, résolut de déployer en cette occasion une magnificence jusqu’alors inusitée. Il fit préparer les insignes de la royauté, la couronne, le sceptre, le manteau et la bannière, et tendre de tapisseries l’église Saint-Maximin où il devait être sacré1 Dans le chœur on voyait deux trônes exactement semblables et couverts d’étoffes brochées en or : seulement celui destiné à Frédéric était placé un peu au-dessus du second; des sièges somptueux disposés dans la nef devaient servir aux princes et aux sei­gneurs des deux cours. Les ornements de la chapelle ducale étaient disposés sur les autels, et des estrades tendues en soie faisaient le tour complet de la grande place.

La plupart des seigneurs présents à Trêves ignoraient le but de ces préparatifs; mais Louis XI, aux investigations duquel rien ne pouvait échap­per, en fut informé sur-le-champ. Il s’empressa d’écrire à l’empereur pour lui faire des représentations et lui démontrer que Charles, une fois roi, ne manquerait pas de chercher à agrandir son royaume aux dépens des Etats voisins, peut-être même de devenir son compétiteur. Il l’engageait aussi à ne pas trop se laisser éblouir par des propositions de mariage , «parce que le duc était accoutumé à promettre sa fille à tout le monde, sans jamais la donner à personne. »

Frédéric se trouvait dans un grand embarras : il sentait la justesse des observations du roi de France, mais il avait donné sa parole, et il redoutait de faire un affront sanglant à Charles le Téméraire, qui ne pardonnait jamais, et dont les vengeances étaient terribles.

L’on était à la veille du jour arrêté pour le couronnement, et l’empereur flottait encore irrésolu. Alors il advint que Jean, archevêque de Trêves, apprit la cause de tout ce mouvement ; comme on le savait très-ennemi de monseigneur de Bourgogne, on la lui avait cachée avec soin, et il avait cru qu’il s’agissait simplement d’une fête ou d’une cérémonie semblable à celles qui depuis quelques semaines se succédaient sans interruption dans la ville. Le prélat se rendit en hâte auprès de Frédéric, et, l’ayant trouvé seul, il lui dit avec hardiesse : « Sire, est-il vrai que vous consentez à donner la couronne à Charles de Bourgogne, pour être roi des pays que j’ai ouï nommer? » Puis, continuant à parler avec beaucoup de chaleur et d’énergie, il lui rappella que, devant le rang suprême à une élection , il n’avait point le droit de disposer de la sorte des fiefs de l’Empire; que, de plus, il ne pouvait, sans la plus criante injustice, déférer à un autre les biens qui étaient échus au duc Réné en légitime héritage enfin, il lui peignit vivement les dangers résultant de cette nouvelle royauté, et l’engagea à retirer une parole qu’il n’avait pu donner en honneur et conscience.

Frédéric, pressé de la sorte, consentit à tout, mais en priant l’archevêque de trouver un moyen de le sortir d’embarras. «Rien n’est plus aisé, reprit Jean, ne dites mot à qui que ce soit: à minuit nous aurons une barque, nous partirons et vous serez délivré de tout souci. Il ne sera pas couronné, à l’Empire tort ne ferez, et envers tous quitte serez. »

En effet, à l’heure indiquée, l’empereur, l’archevêque et le prince Maximilien descendaient la Moselle et s’acheminaient vers Cologne. De là, Frédéric se rendit à Francfort, puis il parcourut les villes de la Souabe, et arriva enfin à Augsbourg, où on lui fit très-grand accueil, et où il demeura longtemps.

Ce fut au moment fixé pour la cérémonie, et lorsque Charles, déjà couvert de ses vêtements royaux et de ses pierreries les plus précieuses, se disposait à se rendre à l’église, qu’on vint lui annoncer le départ de l’empereur.

Cette fuite, qui renversait les projets du duc, lui causa un de ces accès de violente fureur auxquels il était sujet et qu’il ne savait maîtriser en aucune façon. Il se répandit aussitôt en imprécations épouvantables et en serments de vengeance contre Frédéric et l’archevêque de Trêves, son conseiller : Saint Georges! s’écriait-il en ser­rant les poings et en grinçant des dents : m'ont— il ainsi abusé, mais par saint Georges, je m'en vengerai'. Puis il voua à plusieurs re­prises le prince et le prélat aux cent mille diables de l’enfer.

Lorsque Charles était dans cette disposition d’esprit, il s’enfermait dans ses appartements, brisait ses meubles à coups de pied, renversait ce qui se rencontrait sur son passage, se jetait habillé sur son lit, refusait de changer de vêtements, de se faire raser, et souvent même de manger et de boire. Semblable à un homme ivre ou possédé, il accablait d’indignes traitements ses serviteurs les plus dévoués, de sorte que les gens dont les conseils ou les lumières eussent pu lui être les plus utiles, ne l’approchaient qu’en tremblant, ou même s’éloignaient de lui, dégoûtés qu’ils étaient de vivre auprès d’un maî­tre aussi despote et aussi inaccessible aux bons avis.

 

CHAPITRE VII.

Comment le duc de Bourgogne alla visiter les domaines que lui avait engagés Sigismond, comte de Tirol.

 

Hagenbach avait été constamment aux côtés de Charles pendant le séjour de Trêves, et la faveur dont il jouissait avait atteint son apogée. Le chevalier se tint prudemment à l’écart pendant les premiers moments d’exaspération de son maî­tre. Quand il jugea le duc un peu plus calme, il essaya de le distraire de ses sombres pensées, en lui représentant que rien ne l'empêcherait de poursuivre en temps opportun ses desseins sur l'Allemagne, en y revenant de vive force, sans recourir à l’empereur, qui l’avait si indignement trahi.

Les discours du landvogt firent impression sur son seigneur. Le duc, capricieux et passionné, passant facilement d’une idée à une autre, et ne voulant plus rester à Trêves, où il craignait d’être l’objet de la risée publique après sa més­aventure, déclara qu’il irait visiter ses nouveaux domaines d’Alsace, et ordonna qu’on fit les préparatifs de départ avec toute la célérité possible.

Il se mit en route le 25 novembre 1473, et se dirigea vers la Lorraine par le val de Metz. Ne pouvant s’emparer pour le moment des Etats du duc René, car il n’avait aucun prétexte pour l’attaquer, il voulait au moins avoir une entrevue avec lui et essayer de le placer sous sa complète dépendance. Il avait déjà renoué, dans ce but, de secrètes intelligences avec le vieux roi de Provence.

Les Bourguignons avaient compté faire grande chère dans le pays messin, fertile en provisions de toute espèce et où l’on récolte de fort bon vin; mais, à leur grande surprise, ils trouvèrent les maisons, les caves et les greniers vides. Les gens de la campagne s’étaient hâtés de retirer leurs denrées dans la ville; celle-ci était elle-même sur le pied de siège, on avait doublé l’artillerie des remparts et les gardes des portes et des murailles.

Charles, marchant à la tête de ses nobles, feignit de ne point apercevoir ces dispositions hostiles, il tourna Metz. Le 26, il s’arrêta à Thionville, où les ambassadeurs de Home, de Hongrie, de Pologne, de Venise, de Naples, d’Angleterre, de Danemark, de Bretagne, de Cologne, de Ferrare et du comte Palatin vinrent le trouver. Il partit de Thionville le 15 décembre, passa la nuit à Sainte-Marie-aux-Bois, de là à Chambley, puis au château de Pierrefort; le 15 décembre il arriva à Frouart. Le duc de Lorraine l’y rencontra, les deux princes se témoignèrent de l’amitié, et se rendirent ensemble à Nancy, où leur entrée fut saluée d’une triple décharge d’artillerie.

Réné ordonna que le duc de Bourgogne fût traité avec toute sorte de respect, et le quitta peu pendant les trois journées qu’il passa dans sa capitale. Charles cherchait à lui prouver que, vu sa grande jeunesse, il avait besoin d’un puissant protecteur. Il l’exhorta à lui être inviolablement fidèle, et lui rappela la convention récemment conclue, d’après laquelle on devait livrer aux Bourguignons diverses places d’armes de la Lorraine. «Rênes ’y était engagé, dit un auteur cité déjà plusieurs fois, en se voyant le couteau sur la gorge, et ses confédérés le regarder les bras ployés, sans lui donner aucune espérance de secours ; lors, il avait choisi ce que la nécessité, qui est un violent maître d’escolle, lui enseignait, que fut de recevoir la loi de celui a qui le pressoir de plus près, qui toit le duc de Bourgogne».

Toutefois, Réné soumit encore une fois cette affaire à son conseil. Celui-ci était divisé en deux partis. L’un, le parti de la Lorraine française, avait servi sous le duc de Bourgogne contre Louis XI, pendant les derniers règnes, et se montrait fort disposé à entrer dans les vues de Charles ; le second, au contraire, composé des seigneurs de la Lorraine allemande, éprouvait pour les Bourguignons une insurmontable antipathie. Le premier l’emporta ; il fut décidé que Réné renoncerait à l’alliance du roi, qui s’était déjà montré traître à l’égard du feu duc Nicolas. Charles obtint, comme places d’armes, Epinal, Darney, Neufchâteau et Preny. L’on renouvela également la stipulation qui reconnaissait aux gens de Bourgogne le droit de passage par la Lorraine,  quantes fois que bon leur semblerait» en se conduisant en amis, et en payant comptant toutes les provisions. De son côté, Charles le Téméraire promit à Réné et aux seigneurs lorrains alliance et protection contre quiconque les attaquerait.

Le duc de Bourgogne confia le gouvernement des quatre places au Rheingrave, à M. de Brandebourg, au sieur de Varembon et au Bâtard de Calabre.

Réné de Lorraine accompagna, le 19 décembre, son allié jusqu’à Saint-Nicolas du Port, et Charles, ayant pris congé de lui, continua sa route vers l’Alsace.

La nouvelle de sa prochaine arrivée se répandit promptement dans cette province et y causa une si grande terreur, que de tous côtés les populations des campagnes prenaient la fuite. L’évêque de Strasbourg et les cités resserrèrent leur alliance. Plusieurs d’entre elles, notamment Bâle, réunirent de fortes garnisons afin d’être en état de résister au duc, s’il avait dessein de les attaquer.

Charles le Téméraire traversa les Vosges avec 5000 cavaliers et entra en Alsace par le val de Willé, deux jours avant les fêtes de Noël. Hagenbach le précédait, à la tête de 1000 cavaliers et 2000 fantassins vallons. Il avait fait halte auprès de Colmar, afin d’annoncer aux magistrats de cette ville la visite du prince pour le 24 décembre, et de leur ordonner de le recevoir avec le respect et les honneurs dus à son rang. Mais les bourgeois, loin de tenir compte de cette orgueilleuse injonction, déclarèrent péremptoirement que si le duc prétendait franchir l’enceinte de leurs murs avec plus de deux cents cavaliers, ils lui fermeraient leurs portes. On connaissait à Colmar la façon dont Pierre gouvernait les pays confiés à son administration, on ne vou­lait pas risquer de se livrer à lui et de se trouver un jour soumis à sa tyrannie. Il recueillait ainsi les fruits de cet odieux despotisme qui avait fait exécrer le nom bourguignon dans la contrée entière.

Tandis que Hagenbach négociait avec les Colmariens, Charles se disposait à passer la nuit à Chatenois, bourg situé au pied des Vosges, non loin de Schélestadt. Les habitants du lieu, se défiant de lui, s’étaient retranchés dans un cimetière protégé par une forte enceinte de murailles. Les Bourguignons voulurent aussitôt entrer dans cet asile et se préparaient à user de violence; la scène commençait à devenir tumultueuse, lorsque l’un des gens de Chatenois ajusta un soldat qui l’apostrophait en l’injuriant, et l’étendit roide mort sur la place. Le désordre fut alors porté à son comble; les troupes de Charles menaçaient de mettre immédiatement le feu aux quatre coins du bourg, si on ne leur livrait le coupable. Les paysans hésitaient, mais cet homme énergique et courageux, ne voulant pas que d’autres portassent la peine de son action, vint lui-même se livrer à ses bourreaux. Les Bourguignons décidèrent qu’il serait publiquement exécuté à Colmar, afin de donner un exemple salutaire au pays; et quelques heures après cet épisode, ils se remirent en marche. Pendant la route, une querelle s’éleva parmi les gardiens du prisonnier; celui-ci en profita pour prendre la fuite et regagner son village, sans qu’on lui eût fait aucun mal.

Cependant, Charles le Téméraire était arrivé auprès de Colmar. Mais les bourgeois virent, du haut des murs, que la troupe du prince était fort nombreuse, et que 1500 hommes d’armes venaient encore du côté de Guémar. Ils s’empressèrent alors de fermer leurs portes, ainsi qu’ils l’avaient annoncé à Pierre de Hagenbach, et enjoignirent fièrement au duc de passer outre. On ne pouvait songer dans le moment à tirer vengeance de cet affront. Charles se décida en conséquence à suivre le comte Jean de Lupffen, qui l’engageait à pousser jusqu’à son château, bâti sur une hauteur, à une ou deux lieues de la ville. Le corps d’armée bourguignon prit ses quartiers dans les villages voisins, de façon à pouvoir être réuni au premier signal.

Le lendemain 25 décembre, Charles repartit de grand matin pour Brisach. Il y fut reçu pompeusement, mais avec beaucoup d’inquiétude. On dissémina ses hommes d’armes dans les bourgades des environs, et suivant leur usage, ils y commirent toutes sortes d’excès, enlevant les vivres et les bestiaux aux paysans, cherchant à séduire leurs femmes et leurs filles, ne payant rien de ce qu’ils prenaient; en un mot, ajoute la chronique de Strasbourg, «on eût dit des troupes ennemies auxquelles on aurait permis le pillage de la contrée.»

Le 28 décembre, le duc réunit la bourgeoisie de Brisach sur la place du marché et se fit prêter par elle le serment de fidélité pur et simple, sans réserve ; et tant était grande la terreur qu’il inspirait, qu’on ne songea pas à lui résister ou à réclamer. Dans cette môme journée, il vit arriver les évêques de Bâle et de Spire, les envoyés du comte palatin et du margrave de Bade; ces seigneurs recommandèrent le pays et ses habitants à sa bienveillance. Charles, qui précisément se trouvait dans un de ses rares accès de mansuétude, accueillit leur pétition d’une manière assez gracieuse, et leur demanda à son tour de vivre avec lui en bons voisins. Ils lui firent à cet égard les plus belles promesses du monde.

La population de Brisach profita du séjour du prince bourguignon pour hasarder quelques plaintes très-timides touchant la sévérité de l’administration de Hagenbach: toutefois, cet homme était l’objet d’une telle crainte, et on le voyait si avant dans la faveur de son maître, que personne n’osa dévoiler à Charles les horreurs commises par son lieutenant. Ce fut un nouveau malheur pour le pays. Le duc, s’il avait su toute la vérité, eût sans doute puni ou remplacé le landvogt; au lieu de cela, il se borna à lui adresser quelques stériles recommandations, et celui-ci se promit intérieurement de tirer une éclatante vengeance des plaintes des bourgeois aussitôt qu’il n’aurait plus les mains liées par la présence de son seigneur.

Charles le Téméraire quitta Brisach le dernier jour de décembre de l’année 1473, et se dirigea vers Ensisheim. Il y passa en revue les hommes d’armes des différentes villes qui lui avaient été engagées par Sigismond. Ils étaient au nombre de plusieurs mille et parfaitement équipés. Le duc se montra enchanté de leur bonne tenue, et Hagenbach lui affirma que cette troupe pourrait être quadruplée au besoin

Charles, ayant traversé encore une fois le Rhin, se rendit à Thann, où il reçut les ambassadeurs d’Aragon, de Bretagne et de Venise, les envoyés de plusieurs princes allemands, et le nonce du pape. Deux anciens avoyers de Berne, Petermann de Werber et Nicolas de Scharnachthal, se présentèrent aussi au nom des Suisses, lui parlèrent à genoux, bien qu’ils ne fussent pas ses sujets, et lui demandèrent justice et réparation des injures que la ligue avait reçues du sieur d’Howdorf et du landvogt Hagenbach. «Je  pars, fut la seule réponse de Charles; si vous avez à me parler, suivez-moi à Dijon.»

En effet, il ordonna qu’on se disposât à se mettre en route dès le surlendemain matin, et déclara que son intention était de retourner dans sa capi­tale à la tête de toutes les troupes présentes Mais, à la prière d’Hagenbacb, il lui laissa huit cents Picards; le landvogt les avait demandés soi-disant pour protéger le pays, mais en réalité il désirait les conserver, afin de s’en servir dans l’exécution de ses détestables projets.

Le duc de Bourgogne s’éloigna de l’Alsace le 3 janvier de l’année 1474 , et reprit à marches forcées le chemin de ses Etats. Son départ répandit dans la province une joie proportionnée à l’effroi qu’y avait occasionné sa présence. L’on avait craint de lui voir former quelque entreprise contre Strasbourg, Colmar et Schélestadt, et si ses affaires lui en eussent laissé le temps, il n’y eût pas manqué, car la possession de ces villes importantes le tentait infiniment. «Mais, ajoute notre chroniqueur, Dieu, dans sa puissance et sa miséricorde, détourna ce malheur de notre patrie; et les forts et villes du pays purent rendre de nouveau une partie de leurs garnisons aux travaux de l’agriculture. »

 

CHAPITRE VIII.

Comment une ligue formidable se forma contre le duc de Bourgogne, et comment Sigismond rentra en possession des domaines engagés.

 

Cependant, l’absence du prince bourguignon devint l’occasion de nouvelles calamités pour les domaines que lui avait engagés Sigismond d’Au­triche. —Hagenbach ne tarda pas à revenir aux errements de son administration précédente. Il semblait même qu’il voulût se dédommager d’une contrainte de quelques jours par un redoublement de violence et d’iniquité, et en s’abandonnant sans aucune réserve à toutes ses infâmes passions, à toute sa brutalité, «do wart herr Peler von Hagenbach noch zorniger und tett dem land und den Lüten noch viel mer ze leide,» dit l’historien d’Alsace. Les exactions recommencèrent; on accabla les habitants du pays des plus mauvais traitements, le landvogt ne tenait compte ni du rang, ni des droits de personne.

Les premières journées après le départ de Charles se passèrent en réjouissances à l’occasion du mariage de Pierre.

Il épousa celle même comtesse Barbe de Tengen qui, quelques années auparavant, avait fait impression sur lui au castel de Marquart de Baldeck. Maintenant il la forçait à lui accorder sa main, plutôt pour se venger de ses précédents refus, que par un sentiment d’amour et de constance. Or, la terreur inspirée par le landvogt était telle, que cette fois sa demande avait été accueillie comme un ordre auquel il fallait obéir sans hésitation ni résistance.

Pierre marié, resta aussi dissolu de mœurs qu’auparavant, il continuait à enlever des femmes et des filles de familles respectables, pour leur faire violence ; ses officiers et même ses soldats imitaient ses exemples.

Bientôt après, le landvogt s’empara de divers pâturages appartenant aux nobles et aux communes, et, selon son ancien usage, il confisqua à son profit plusieurs propriétés qui tentaient sa cupidité. Il renouvela également ses menaces contre Strasbourg et les autres villes; enfin il ordonna qu’on lui payât un rappen (petite pièce de monnaie) pour chaque mesure de vin qui se consommerait dans le pays. Cet impôt lui rapporta des sommes immenses .

Les villes et les campagnes voulurent essayer encore une fois de ramener le chevalier à de meilleurs sentiments. Elles députèrent à Brisach quatre honorables bourgeois chargés de lui faire des représentations et de lui demander avec fer­meté de les laisser en jouissance de leurs droits anciens, et d’avoir égard au traité conclu entre son maitre et l’archiduc. Hagenbach reçut ces envoyés; pendant les premiers moments, il écouta l’exposé de leurs griefs avec une apparente patience; mais, son naturel féroce reprenant bientôt le dessus, il les accabla d’injures, en s’agitant comme un furieux sur son siège; puis, sans leur donner le temps de répondre, il fit signe au bour­reau, qui au moment même les décapita en sa présence.

Après cette affreuse exécution, le landvogt sembla ne plus agir que sous l’inspiration de Satan. Il résolut de désarmer les cités, et de supprimer les corps de métiers. En même temps il accabla les paysans de corvées et en fit périr tous les jours un grand nombre ; ses exécrables Wallons, excités par lui, opprimaient et pillaient le pauvre peuple; enfin, ajoute la chronique d’où ces détails sont tirés, le vieux fleuve Rhin lui-même avait terreur de lui; et de tous côtés des prières s'élevaient vers le ciel pour que Dieu prit pitié de l’humanité et délivrât la terre d’un pareil monstre. Les cités d’Alsace renouvelèrent leur alliance défensive, et les pays engagés envoyèrent un messager à Innsbruck, vers leur souverain naturel, l’archiduc Sigismond, afin d'implorer son assistance1.

Ce prince s’empressa d’écrire à Hagenbach, et lui enjoignit de respecter les droits, les biens et la vie de ses sujets. Cette lettre enflamma encore davantage l’impitoyable landvogt, et Sigismond comprit enfin qu’il était urgent d’agir avec énergie, pour soustraire ses domaines à un joug aussi intolérable.

Le roi Louis XI avait suivi avec la plus grande attention les événements d’Alsace, afin de saisir le moment d’opérer un rapprochement entre la maison d’Autriche et la Suisse. Le duc de Bourgogne avait, à la vérité, des amis à Berne et dans d’autres villes de la ligue. Ils étaient dirigés par Adrien de Bubenberg. Mais Louis avait su s’y former également un parti composé des plus riches bourgeois et des familles nouvelles : à sa tête se trouvait Nicolas de Diesbach.

Depuis plusieurs années déjà (1469), le roi avait conclu avec les Suisses un traité d’alliance, signé, d’un côté, par les envoyés de Berne, qui représentaient aussi Lucerne, Uri, Schwitz, Underwalden, Zug et Glaris; de l’autre, par les envoyés français, Louis de Joinville et Jean Breçonnet. Il y était dit : «Au cas où Mgr le roi voudrait faire la guerre au duc de Bourgogne ou le duc de Bourgogne au roi, Nous et les seigneurs de la ligue de la haute Allemagne, nos  confédérés très-chers, ne devons, ni par nous, ni par les nôtres, porter, prêter, ni accorder aucun secours, faveur, ou conseil audit duc de Bourgogne. Pareillement, si Mgr de Bourgogne voulait faire la guerre contre nos confédérés les seigneurs de la ligue, ou nous à lui, le roi ne devrait prêter, porter, ni accorder secours, faveur ou conseil au duc de Bourgogne ».  

Cette convention n’avait cause aucune inquié­tude à Charles le Téméraire, qui comptait sur ses partisans de Berne. Il avait continué d’ailleurs à vivre encore avec les ligues en rapport de bon voisinage. Mais, grâce à la conduite insensée de Hagenbach, le moment approchait où son maitre devait ressentir les effets de l’inimitié des Suisses. Tandis que le duc repoussait rudement les ambassadeurs helvétiques à Thann, le roi concluait avec Nicolas de Diesbach un nouveau pacte, par lequel la France et la ligue s’engageaient à se soutenir réciproquement dans leurs guerres, et en particulier contre la Bourgogne. Louis promettait en outre que, sa vie durant, il ferait payer annuellement à Lyon, à ses nouveaux alliés, en témoignage de sa charité envers eux, la somme de 20,000 francs; que de plus il donnerait quatre florins et demi du Rhin par mois à chaque soldat suisse qu’il prendrait à son service; «qu’enfin si les ligues venaient à être en lutte avec le duc de Bourgogne, et si lui, roi de France, était empêché de leur envoyer s des renforts, il leur payerait, à Lyon également, 20,000 florins du Rhin par quartier, «pendant le temps de la guerre». Tel fut le premier traité de subsides entre la France et la Suisse

Cependant ceci était simplement le prélude de l’alliance formidable que le roi avait dessein de former contre le duc de Bourgogne, et dans laquelle il comptait faire entrer Sigismond et les villes libres d’Alsace et des bords du Rhin. Hagenbach, par son despotisme, rendait nécessaire l’union intime de ceux que Louis XI voulait rap­procher; il secondait donc merveilleusement les plans de ce monarque fin et astucieux, et devint ainsi la cause immédiate de la ruine de Charles le Téméraire.

Louis fit faire, pour la troisième fois, des propositions aux Suisses et en même temps aux cités alsaciennes et à l’archiduc. L’on convint d’une réunion à Constance (le 25 mars 1474), afin d’établir les bases d’un accord.

Sigismond et les évêques Robert de Strasbourg et Jean de Bâle y parurent en personne, les cantons suisses et les villes de Strasbourg, Bâle, Colmar, Schelestadt, Haguenau, Keysersberg, Mülhouse, Munster, Turckheim et Rosheim y députèrent des représentants. Un grand nombre de gentilshommes se réunirent aussi à cette diète; Louis XI y envoya Josselin de Sillinen, administrateur du diocèse de Grenoble, et Jean, comte d’Ebersteim, deux de ses négociateurs les plus habiles. L’on s’entendit promptement; il s’agissait de faire face à un danger commun, les anciennes rivalités, les querelles entre les nobles et les communes semblaient oubliées.

Chacun comprit qu’avant toute autre chose, il était nécessaire de cimenter une paix solide et durable entre Sigismond et les ligues. Il fut donc décidé que l’Argovie, objet du litige, resterait à perpétuité aux Suisses; ceux-ci, de leur côté, s’engagèrent à restituer à l’archiduc les documents, titres et papiers non relatifs à l’Argovie, et qu'ils avaient pris dans les divers forts dont ils «'étaient successivement rendus maîtres. Il y eut à la vérité une difficulté : les ligues exigeaient le passage par quatre ville de la comté de Ferrette, quand il leur plairait. Mais ce différend, soumis à l’arbitrage de Louis XI, fut promptement apaisé. Le roi décida en faveur des Suisses.

Cependant, Charles le Téméraire se trouvait alors en Bourgogne, et avait été instruit enfin de ce que Louis tramait contre lui. Toutefois il ne croyait pas à beaucoup près les choses aussi avancées, et il se borna à prier son parent, Jean de Savoie, comte de Romont, de remplir les fonctions de médiateur. Ce seigneur, très-dévoué aux intérêts du duc, envoya sans tarder Henri de Collombier et Jean Allard en Suisse. Les deux ambassadeurs se rendirent successivement dans les villes et communes du pays, traitant tout le monde avec beaucoup d’égards , et représentant à chacun qu’on avait toujours été en rapports de bon voisinage avec la maison de Bourgogne, et qu’il serait fort mal avisé de se brouiller avec elle pour se lier à celle d’Autriche, la plus ancienne et la plus redoutable ennemie des ligues. Collombier et Allard furent reçus partout d’une manière très-honorable, et au moment même où se tenaient les conférences de Constance, ils ne rencontrèrent nulle part de dispositions ouvertement hostiles contre Charles. Ce prince resta donc dans une trompeuse sécurité, et quitta Dijon pour retourner dans son duché de Luxembourg, et combiner avec l’Angleterre la perte de Louis XI. Il laissait ainsi derrière lui des causes de ruine imminente, et tandis qu’il rêvait à l’accomplissement de ses immenses projets, les négociations entamées par l’influence du monarque français étaient couronnées du plus heureux succès.

L’on en vint bientôt à la question la plus im­portante, à celle de l’expulsion des Bourguignons de l’Alsace. Les députés des villes de ce pays rendirent à l’assemblée un compte exact des crimes de Hagenbach, et démontrèrent que le but de Charles était d’étendre son autorité sur la province entière. Ils ajoutèrent qu’évidemment le duc, maître déjà d’une partie du cours du Rhin, du nord de la France, jusqu’aux bords de la Somme, sûr de son alliance avec l’Anglais et le Breton, se flattait maintenant encore d’unir la Méditerranée à la mer d’Allemagne, en héritant du vieux roi Réné, la Provence et le royaume d’Arles, et en ajoutant aux deux Bourgognes et à la comté de Ferrette la Lorraine et la Suisse.

Ces considérations étaient fondées et justes : il était urgent de se liguer contre l’ambition de Charles le Téméraire. Enfin, les membres présents conclurent, en leurs noms et en ceux de leurs mandataires, une alliance offensive et défensive dont la durée devrait être de dix ans.

Cependant, Sigismond d’Autriche ne possédait pas les 80,000 florins nécessaires pour dégager ses domaines. Strasbourg et Bâle lui proposèrent de les lui avancer pour un temps indéterminé, sous la garantie du roi de France. Cette offre ayant été acceptée, l’on se sépara. Chacun retourna chez soi, afin de se préparer à la guerre

L’archiduc partit de Constance, à la tête de 300 cavaliers, et se dirigea vers Bâle. Partout, à son passage, les populations suisses l’accueillirent avec la plus franche cordialité, le souvenir de cent cinquante années de haines et de guerres sanglantes était éteint. Sigismond, arrivant à Bâle, apprit que la somme de 80,000 florins s’y trouvait déjà disponible et déposée à la Monnaie. Il s’empressa alors d’envoyer deux hérauts au duc de Bourgogne pour l’en informer et lui déclarer que, la dette étant acquittée, on eût à le remettre en possession de ses terres, conformément aux clauses du traité conclu en 1469

Jamais peut-être Charles le Téméraire n’avait eu d’accès d’emportement aussi violent que celui avec lequel il accueillit la lettre de l’archiduc. Si dans ce moment d’autres affaires n’eussent exigé sa présence, il se fût mis en route sur-le-champ pour ravager l’Alsace entière. II ordonna qu’on emprisonnât les hérauts et les retint assez long­temps captifs, sans cependant leur faire aucun mal.

L’écrit par lequel il répondit à Sigismond était de la plus excessive arrogance. II rappelait que le landgraviat lui avait été engagé à une époque où l’archiduc, abandonné par tout le monde, ne savait comment arrêter le mauvais vouloir des Suisses. «Mais, ajoutait-il, nous avons dépensé quatre fois la somme que nous vous avons avancée pour nous procurer du repos à nous-mème et aux autres; nous ne voulons pas avoir fait ces sacrifices en pure perte. Des ennemis nous ont été suscités, qu’on les mette hors d’état de nous nuire, qu’ensuite la « dette nous soit payée à Besançon et non pas à Bâle. Et si l’on refuse d’accéder à ces conditions, disait-il en finissant, nous en tirerons vengeance sur votre propre personne»

Le duc de Bourgogne eut soin aussi d’expédier un messager à Hagenbach, pour lui recommander de se maintenir dans les domaines d’Alsace, jusqu’à ce qu’il y vint lui-même. Pierre avait résolu, au moment où il avait été informé des négociations de Constance, et sans attendre les ordres de son maître, de mettre de fortes garnisons dans les villes de la province. Il commença par garnir Thann de troupes. De là il retourna à Brisach, à la tête des Lombards; y étant arrivé pendant l’office du vendredi-saint, il entra dans l’église avec sa suite et força le prêtre à recommencer le service pour lui.

Cependant, l’archiduc venait de conférer le titre de landvogt au chevalier Hermann d’Eptingen, et ce seigneur avait quitté Bâle avec 200 lances pour entrer en fonctions. L’on accourut en foule au-devant du nouveau gouverneur. Les habitants d’Ensisheim reconnurent les premiers son autorité. Le seul Antoine de Münstrohl, lieutenant de Hagenbach, chercha à conserver la ville au duc de Bourgogne en se retirant dans la citadelle, mais les bourgeois le forcèrent à capituler et chassèrent la garnison.

Ces événements ayant été rapportés à Hagenbach, il partit en hâte avec un corps de cavalerie pour faire rentrer Ensisheim sous son joug. La ville lui ferma ses portes, et, en dépit de ses menaces, de ses imprécations et de ses serments de la plus éclatante vengeance, il fut obligé de s’éloigner.

Pierre, ivre de fureur, revint à Brisach, et fit ses dispositions pour livrer un assaut à Ensisheim dans la matinée du jour du Pâques, à l’heure où il pensait que la population, réunie dans les églises, ne songerait guère à la défense de ses murs. Il voulait, disait-il, aller lui donner la bénédiction pascale. Il ordonna donc à 500 hommes déterminés de se préparer, de se munir d’échelles et de tous les objets nécessaires pour entrer de vive force dans une place de guerre. Toutefois, son projet avorta. Les gens d’Ensisheim auxquels la garde des murs avait été confiée, ayant aperçu la cohorte ennemie, sonnèrent l’alarme; aussitôt on se précipita en foule hors des églises pour courir aux armes. Hagenbach commanda l’assaut de la citadelle; mais, ayant été repoussé avec une perte assez considérable, il se retira.

 

CHAPITRE IX.

Comment Pierre de Hagenbach fut puni de ses crimes et cousent il se repentit avant de mourir.

 

Les habitants de Brisach ignoraient ce qui venait de se passer à Ensisheim, et Pierre fit faire une garde très-sévère, afin que la nouvelle ne pût leur en arriver. Il avait reçu quelques renforts, ses troupes se montaient alors à 800 Wallons, 200 Allemands et autant de cavaliers. Son irascibilité était parvenue au dernier degré d’exaspération, à la suite de l’échec qu’il avait essuyé. Dans la soirée de ce même dimanche  de Pâques, il convoqua ses officiers, afin de tenir avec eux un conseil secret. Il leur représenta qu'il était urgent de conserver au moins à tout prix la possession de Brisach au duc de Bourgogne. La ville était bien approvisionnée, Hagenbach résolut de la débarrasser des bouches inutiles et d’en fermer les portes. Il déclara donc à ses subordonnés que, le lendemain matin, il ferait sortir tous les habitants des deux sexes, sous prétexte de les obliger à creuser un fossé autour des remparts, qu’il ne les laisserait plus rentrer, et qu’ensuite on assommerait ceux restés dans l’intérieur de la cité. Il comptait sur les . Wallons et les Allemands pour exécuter ces ordres épouvantable .

Et en effet, à l'issue du conseil, un roulement de tambour rassembla la bourgeoisie sur la place principale delà ville, et on lui annonça que, sous peine de la bastonnade, les gens de Brisach, hommes et femmes, eussent à se rendre devant les portes, le jour suivant, à l'heure du lever du soleil, pour travailler à augmenter les moyens de défense de la place.

Or, Frédéric Vœgelein, commandant 200 Allemands, était indigné depuis longtemps des orgies et des cruautés du landvogt. C’était un homme courageux et entreprenant, quoique de petite taille. Ce brave soldat logeait dans la maison d’un honnête artisan, lequel avait femme et enfants. La famille de son hôte lui avait toujours témoigné de l’amitié, et il en avait même reçu différents petits services.

Vœgelein, après avoir assisté à la conférence réunie chez Hagenbach, retourna à son logis et s’assit, sombre et soucieux, à la table du bourgeois; les enfants s’étant approchés familièrement de lui, suivant leur habitude, il fut saisi d’un sentiment de grande pitié à la vue de ces petits malheureux destinés à être assassinés ou orphelins le jour suivant. Bientôt il eut arrêté un plan pour prévenir la boucherie ordonnée par le landvogt. Ayant fait part des desseins de Pierre à ses hôtes, qui l’écoutaient pâles et immobiles de terreur, il leur enjoignit d’en avertir incontinent les habitants de Brisach. « Quant à moi, ajouta-t-il, je monterai chez le sire de Hagenbachet lui demanderai notre solde; il se mettra en colère, je le quitterai, et aussitôt que vous entendrez le roulement du tambour, hâtez-vous d’accourir bien armés sur la place du marché. Le chevalier y viendra, je vous en réponds, et nous l’aurons en notre puissance. « Il nous faut contenir cette bête féroce, prête à tremper ses mains dans votre sang ».

Vœgelein, après avoir parlé de la sorte, alla rejoindre en secret ses 200 Allemands : « Le landvogt, leur dit-il, ne veut point nous payer notre dû, et son projet est de nous expulser de la ville; c’est pourquoi j’irai demain, au lever du soleil, lui demander encore de l’argent, et s’il persiste dans ses refus, je battrai le tambour sur la grand’place; alors réunissez-vous incontinent, équipés en guerre, et ayez soin d’exécuter les ordres que je vous donnerai ».

On ne pensa guère à dormir cette nuit-là à Brisach. Pierre était levé dès les premières lueurs de l’aurore, et le capitaine, étant entré chez lui, s’écria hardiment : « Sire landvogt, mes hommes d’armes ne me laissent aucun repos, il y a longtemps que nous ne recevons plus de solde; tout ce que nous avions est consommé, nous manquons d’argent » . Hagenbach lui tourna le dos d’un air de mépris, et répondit avec sa trivialité habituelle : « Ich geb dir ein dreck uffd’nasen » . Puis il le menaça de le faire jeter dans le Rhin, une pierre au cou, s’il revenait à la charge. Vœgelein ne lui donna pas le temps de prononcer un mot de plus : il courut aussitôt à la place et frappa à tour de bras sur la caisse de sa troupe. Le chevalier, lorsqu’il entendit ce bruit, se précipita sur les pas du chef allemand pour le poignarder de sa main, mais, en même temps que lui, arrivèrent les soldats et les bourgeois armés de pied en cap. Les femmes même venaient de tous côtés, portant des pioches, des fourches et des broches, la foule, sans attendre les ordres de Vœgelein, se rua sur Hagenbach, qui chercha son salut dans la fuite et se réfugia dans la première maison venue. On l’y poursuivit, il fut pris. Il resta alors enfermé pendant deux jours, et sous bonne garde, dans la demeure du bourgmestre. Le troisième jour, on lui riva des fers aux pieds et aux mains; le quatrième, il fut emprisonné dans une tour bâtie au bord du Rhin.

Personne, dans cette échauffourée, n’avait défendu Hagenbach. Ses abominables Wallons, s'étaient sauvés de Brisach au moment de son arrestation, oubliant même leurs effets, dans leur retraite précipitée. Lorsque Pierre eut été garrotté, ils revinrent sur leurs pas et se présentèrent aux bourgeois avec une contenance dont l’humilité égalait leur arrogance passée, demandant qu’on voulût bien leur permettre d’emporter ce qui leur appartenait, et de se retirer ensuite en paix. Ils protestèrent aussi que toujours ils avaient eu regret de la conduite du chevalier, et qu’ils n’avaient pas commis la moitié des cruautés qu’il leur ordonnait habituellement d’exécuter. Ces assurances n’étaient point conformes à la vérité, et les gens de Brisach avaient sans doute bien des vengeances à exercer : mais, contents de l’arrestation du principal criminel, ils se montrèrent généreux et accordèrent aux Wallons l’autorisation réclamée. Vœgelein resta avec sa troupe et prit du service chez l’archiduc.

Tandis que ces choses se passaient à Brisach, les Strasbourgeois attaquaient et enlevaient aux Bourguignons, dans la journée du lundi de Pâques, le château d’Ortenberg et la vallée de Willé. En même temps aussi, Hermann d’Eptingen continuait à reprendre possession des pays engagés, au nom de l’archiduc. Partout on l’accueillait comme un libérateur. Antoine de Münstrohl, possesseur du château de Thann , et qui déjà s’était opposé à la reddition du fort d’Ensisheim, ferma seul ses portes au nouveau landvogt, mais peu après il rentra également dans le devoir.

Sigismond suivit de près son lieutenant. Il se rendit d’abord à Ensisheim; et, le 30 avril, il arriva à Brisach aux acclamations de tout le peuple. Le 4 mai suivant, l’archiduc ordonna qu’on fît subir la torture à Hagenbach, et ce scélérat, incapable de résister aux tourments de la question, avoua ses innombrables forfaits aux lieux même qui, pendant près de trois ans, en avaient été le théâtre habituel

Le prince chargea Eptingen de poursuivre le procès de son prédécesseur. Pierre fut mis en jugement le 9 mai. Le tribunal, présidé par Thomas Schulz, schultheiss (bailli) d’Ensisheim, était composé de vingt-sept juges choisis parmi les hommes les plus instruits et les plus probes du pays. On en fît venir deux de Strasbourg, deux de Bâle, autant de Colmar, Schelestadt, Kentzingen, Fribourg, Neubourg, Soleure et Berne, et on leur adjoignit huit bourgeois notables de Brisach, parce que cette ville avait été principalement souillée par les excès de l’ancien landvogt. Plusieurs milliers d’individus affluèrent de la contrée environnante, afin d’assister aux débats. Quatre cents personnes accompagnaient , dans trois grands bateaux, les deux seuls juges bâlois.

Lorsque Hagenbach comparut, Eptingen, laissant de côté la grande masse des crimes du prévenu, se borna à faire porter contre lui quatre chefs d’accusation, par Pierre Iselin, qui remplissait les fonctions d’accusateur public, pensant que cela suffirait pour le faire condamner, à savoir :

1° D’avoir fait mettre à mort quatre honnêtes bourgeois de Thann, sans jugement-préalable;

2° De s’être solennellement engagé, en arrivant à Brisach, à n’y introduire aucune innovation, et à laisser ladite ville en jouissance de ses anciens privilèges, et d’avoir été infidèle à ses promesses, en destituant et remplaçant le conseil et les corporations, et en établissant les impôts les plus onéreux;

3° D’avoir manqué à son serment de ne laisser entrer dans la ville aucune troupe étrangère, d’y avoir admis des Français et des Picards, qu’il avait logés dans les maisons des bourgeois, et auxquels il avait ordonné de tuer, dans une même journée, tous les habitants de la place ;

4° Enfin, d’avoir fait violence à une foule de jeunes filles, de femmes mariées et même de religieuses, à Brisach et dans les villages et couvents des environs.

Pierre de Hagenbach répondit à ces quatre chefs d’accusation, par l’organe de son fürsprecher (avocat) Jean Irmay.

Le fürsprecher affirma qu’en condamnant à mort les quatre bourgeois de Thann, son client s’était borné à obéir à son seigneur le duc de Bourgogne, lequel lui avait enjoint de faire exécuter les rebelles sans autre forme de procès, et, ajouta-t-il, ces quatre hommes étaient dans ce cas.

Quant au second chef, il avoua qu’en effet Hagenbach avait juré aux gens de Brisach de respecter leurs droits; mais il prétendit que ce serment avait été invalidé par celui prêté postérieurement an duc de Bourgogne par les bourgeois eux-mêmes.

Passant au troisième chef, Irmay assura que le duc avait enjoint à l’accusé d’introduire les Wallons à Brisach; qu'ainsi, il ne pouvait être considéré comme coupable pour avoir exécuté les ordres de son maître.

Et quant à l’accusation relative aux femmes, dit-il enfin, il n’est point vrai que Pierre de Hagenbach leur ait fait violence, car il les a toujours généreusement payées.

L’accusateur public ayant repris la parole, le fürsprecher lui répondit encore, puis on entendit les témoins; cela dura depuis 7 heures du matin jusqu’à 7 heures du soir.

Enfin, les juges prononcèrent leur arrêt: l’ex-landvogt fut condamné à être exécuté publiquement et séance tenante.

Les hommes chargés de la garde de Pierre le conduisirent alors en présence du héraut d'armes, Gaspard Harter , qui avait assisté aux débats, et ce dernier dit par trois fois : « Quel est celui que vous m’amenez?» On lui répondit: «C’est le chevalier de Hagenbach; » et trois fois il répliqua :« Cela n’est point vrai, il n’y a pas ici de chevalier, il n’y a qu’un lâche et un menteur; qu’on brise ses armes et qu’on attache son écu à la queue d’un cheval, afin qu’il soit traîné dans la poussière. »

Puis, s’adressant au condamné, il lui parla dans les termes suivants : « Pierre de Hagenbach, j’ai regret que tu aies tramé (gewebet) une aussi criminelle vie; ta conduite n’a pas été celle d’un chevalier. Ton devoir était de maintenir la justice et le bon droit de tous, de protéger la veuve et l’orphelin, l’honneur des femmes et des filles, de respecter le clergé, de t’opposer aux abus delà force. Non-seulement tu t’es rendu coupable des forfaits qui sont opposés à ces devoirs, mais encore tu as ordonné à d’autres de les commettre. Ainsi donc, puisque tu as agi contre l’honneur et ton serment de chevalier, tes juges sévères ont décidé qu’on t’enlèverait les insignes de ton grade pour les jeter  sur le fumier, et je te proclame un indigne chevalier de saint Georges, au nom duquel saint tu as reçu l’ordre de chevalerie.»

Hermann d’Eptingen, prenant à son tour la parole en sa qualité de landvogt, dit, avec lenteur et solennité : « Hagenbach, je vais t’arracher les insignes de chevalerie que tu portes encore, mais que tu es déclaré indigne de porter, à savoir ; ton collier, ta chaîne, ton anneau, tort poignard et tes éperons. »

Puis, les lui ayant ôtés, il lui en frappa la bouche, et, se tournant du côté des assistants, il prononça encore les mots suivants : « Chers chevaliers et sieurs ici présents, d’après vos ordres j’ai arraché ses insignes à Pierre Hagenbach et lui ai infligé un châtiment public; que cette leçon vous serve d'exemple, et vous engage à vous a conduire toujours comme il convient à des chevaliers , noblement, en respectant la justice, le droit et l’honneur. »

Alors le chef du tribunal se leva de son siège, lut la sentence à Pierre et le livra immédiatement au bourreau. Hagenbach demanda qu’on le décapitât sans lui infliger de longues tortures. Cette faveur dernière lui ayant été accordée, deux vieux prêtres s’approchèrent de lui pour l’exhorter au repentir et à ne point mourir dans l’impénitence finale, afin que son âme ne périt point avec son corps.

L’on conduisit le condamné devant la porte dite des Tonneliers, et comme la nuit était fort obscure, une grande foule l’accompagnait, portant des torches et des flambeaux. Hermann d'Eptingen et les juges se rendirent à cheval à la place de l’exécution. Hagenbach marchait à la suite du cortège, entre les deux prêtres. Dans ce terrible moment, il montra de la fermeté, de la piété et un profond et véritable repentir de ses crimes passés. Il pria les assistants d’implorer pour lui la miséricorde divine et de demander à l’archiduc Sigismond d’approuver et de faire exécuter son testament. Il léguait à l’église de Brisach, seize chevaux, son trésor et une chaîne d’or de la valeur de cent dix florins, en expiation de ses forfaits. Arrivé au lieu de l’exécution, Pierre s’agenouilla dévotement au milieu de l’assemblée pour demander pardon à Dieu et aux hommes; il reconnut à haute voix que son châtiment n’était pas proportionné à l’énormité de ses crimes.  « Je le subis sans regret, ajouta-t-il, mais j’éprouve une peine bien vive en pensant au sang innocent qui coulera encore pour moi, car sans doute le duc Charles voudra venger ma mort. »

Après avoir prononcé ces paroles, que l’on pouvait regarder comme prophétiques, Hagenbach rappela l’un des prêtres. Ayant fait sa confession générale avec une grande contrition et reçu l’absolution, il joignit les mains et tendit courageusement son cou à l’exécuteur de Colmar, qui passait pour le plus habile du pays. Un vigoureux coup de glaive sépara la tête du tronc, et elle roula sur un tas de son, préparé à cet effet. La foule, touchée du repentir et de la résignation de Pierre, assista en silence à cette tragédie, et, malgré les cruautés dont il s’était rendu coupable envers la plupart des assistants, chacun au fond du cœur lui pardonnait. Sa mort soldait ses crimes, et personne n’eût osé accabler encore d’une malédiction celui qui allait paraître devant son Juge suprême, celui qu’un ministre du Très-Haut venait d’absoudre. « Dieu lui soit en aide et à nous tous », ajoute le pieux Kœnigshofen, en terminant le récit de son procès et de son exécution. 

Le corps de Hagenbach fut déposé dans une chapelle. Le lendemain on transporta ses restes au castel de sa famille, pour les ensevelir à côté de ceux de ses ancêtres. Comme il avait fait un legs considérable à l’église de Brisach, les magistrats de la ville firent sculpter en bois son buste, afin qu’on l’exposât à côté du maître-autel aux jours des grandes fêtes, el que le peuple n’oubliât pas de prier pour le repos de l’âme du malheureux Pierre. Une pièce de la chaîne d’or de Hagenbach décorait le cou de ce buste, et sur la tête on voyait le béret de velours que le chevalier portait le jour de son supplice; autour du béret était un large cercle d’or massif, couvert de perles et de belles pierreries.

Barbe de Tengen, veuve de Hagenbach, épousa, peu de temps après sa mort, le comte Ulric d’Ortingen, et plus tard, en troisièmes noces, Henri, comte des Deux-Ponts.

 

DEUXIEME PARTIE.

SIÉGE DE NEUS. — GUERRE DE SUNDGAU — CONQUÊTE DE LA LORRAINE PAR CHARLES LE TÉMÉRAIRE.

 

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HISTOIRE DE LORRAINE

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Louis XI et Charles Le Temeraire

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Histoire de Charles le Téméraire duc de Bourgogne

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