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HISTOIRE DE LA RÉVOLUTION FRANÇAISE.

 

DIRECTOIRE. CHAPITRE IX.

SITUATION EMBARRASSANTE DE L'ANGLETERRE APRÈS LES PRÉLIMINAIRES DE PAIX AVEC L'AUTRICHE; NOUVELLES PROPOSITIONS DE PAIX; CONFÉRENCES DE LILLE.— ÉLECTIONS DE L'AN V.— PROGRÈS DE LA RÉACTION CONTRE-RÉVOLUTIONNAIRE.— LUTTE DES CONSEILS AVEC LE DIRECTOIRE.— ÉLECTION DE BARTHÉLEMY AU DIRECTOIRE, EN REMPLACEMENT DE LETOURNEUR, DIRECTEUR SORTANT.— NOUVEAUX DÉTAILS SUR LES FINANCES DE L'AN V.— MODIFICATIONS DANS LEUR ADMINISTRATION PROPOSÉES PAR L'OPPOSITION.— RENTRÉE DES PRÊTRES ET DES ÉMIGRÉS.— INTRIGUES ET COMPLOT DE LA FACTION ROYALISTE.— DIVISION ET FORCES DES PARTIS.— DISPOSITIONS POLITIQUES DES ARMÉES.

 

La conduite de Bonaparte à l'égard de Venise était hardie, mais renfermée néanmoins dans la limite des lois. Il avait motivé le manifeste de Palma-Nova sur la nécessité de repousser les hostilités commencées; et avant que les hostilités se changeassent en une guerre déclarée, il avait conclu un traité qui dispensait le directoire de soumettre la déclaration de guerre aux deux conseils. De cette manière, la république de Venise avait été attaquée, détruite et effacée de l'Europe, sans que le général eût presque consulté le directoire, et le directoire les conseils. Il ne restait plus qu'à notifier le traité. Gênes avait de même été révolutionnée, sans que le gouvernement parût consulté; et tous ces faits, qu'on attribuait au général Bonaparte beaucoup plus qu'ils ne lui appartenaient réellement, donnaient de sa puissance en Italie, et du pouvoir qu'il s'arrogeait, une idée extraordinaire. Le directoire jugeait en effet que le général Bonaparte avait tranché beaucoup de questions; cependant il ne pouvait lui reprocher d'avoir outre-passé matériellement ses pouvoirs; il était obligé de reconnaître l'utilité et l'à-propos de toutes ses opérations, et il n'aurait pas osé désapprouver un général victorieux, et revêtu d'une si grande autorité sur les esprits. L'ambassadeur de Venise à Paris, M. Quirini, avait employé tous les moyens possibles auprès du directoire pour gagner des voix en faveur de sa patrie. Il se servit d'un Dalmate, intrigant adroit, qui s'était lié avec Barras, pour gagner ce directeur. Il paraît qu'une somme de 600,000 francs en billets fut donnée, à la condition de défendre Venise dans le directoire. Mais Bonaparte, instruit de l'intrigue, la dénonça. Venise ne fut pas sauvée, et le paiement des billets fut refusé. Ces faits, connus du directoire, y amenèrent des explications, et même un commencement d'instruction; mais on finit par les étouffer. La conduite de Bonaparte en Italie fut approuvée, et les premiers jours qui suivirent la nouvelle des préliminaires de Léoben furent consacrés à la joie la plus vive. Les ennemis de la révolution et du directoire, qui avaient tant invoqué la paix, pour avoir un prétexte d'accuser le gouvernement, furent très fâchés au fond d'en voir signer les préliminaires. Les républicains furent au comble de leur joie. Ils auraient désiré sans doute l'entier affranchissement de l'Italie; mais ils étaient charmés de voir la république reconnue par l'empereur, et en quelque sorte consacrée par lui. La grande masse de la population se réjouissait de voir finir les horreurs de la guerre, et s'attendait à une réduction dans les charges publiques. La séance où les conseils reçurent la notification des préliminaires fut une scène d'enthousiasme. On déclara que les armées d'Italie, du Rhin et de Sambre-et-Meuse, avaient bien mérité de la patrie et de l'humanité, en conquérant la paix par leurs victoires. Tous les partis prodiguèrent au général Bonaparte les expressions du plus vif enthousiasme, et on proposa de lui donner le surnom d'Italique, comme à Rome on avait donné à Scipion celui d'africain.

Avec l'Autriche, le continent était soumis. Il ne restait plus que l'Angleterre à combattre; et, réduite à elle-même, elle courait de véritables périls. Hoche, arrêté à Francfort au moment des plus beaux triomphes, était impatient de s'ouvrir une nouvelle carrière. L'Irlande l'occupait toujours, il n'avait nullement renoncé à son projet de l'année précédente. Il avait près de quatre-vingt mille hommes entre le Rhin et la Nidda; il en avait laissé environ quarante mille dans les environs de Brest; l'escadre armée dans ce port était encore toute prête à mettre à la voile. Une flotte espagnole réunie à Cadix n'attendait qu'un coup de vent, qui obligeât l'amiral anglais Jewis à s'éloigner, pour sortir de la rade, et venir dans la Manche combiner ses efforts avec ceux de la marine française. Les Hollandais étaient enfin parvenus aussi à réunir une escadre, et à réorganiser une partie de leur armée. Hoche pouvait donc disposer de moyens immenses pour soulever l'Irlande. Il se proposait de détacher vingt mille hommes de l'armée de Sambre-et-Meuse, et de les acheminer vers Brest, pour y être embarqués de nouveau. Il avait choisi ses meilleures troupes pour cette grande opération, but de toutes ses pensées. Il se rendit aussi en Hollande en gardant le plus grand incognito, et en faisant répandre le bruit qu'il était allé passer quelques jours dans sa famille. Là, il veilla de ses yeux à tous les préparatifs. Dix-sept mille Hollandais d'excellentes troupes furent embarqués sur une flotte, et n'attendaient qu'un signal pour venir se réunir à l'expédition préparée à Brest. Si à ces moyens venaient se joindre ceux des Espagnols, l'Angleterre était menacée, comme on le voit, de dangers incalculables.

Pitt était dans la plus grande épouvante. La défection de l'Autriche, les préparatifs faits au Texel et à Brest, l'escadre réunie à Cadix, et qu'un coup de vent pouvait débloquer, toutes ces circonstances étaient alarmantes. L'Espagne et la France travaillaient auprès du Portugal, pour le contraindre à la paix, et on avait encore à craindre la défection de cet ancien allié. Ces événemens avaient sensiblement affecté le crédit, et amené une crise longtemps prévue, et souvent prédite. Le gouvernement anglais avait toujours eu recours à la banque, et en avait tiré des avances énormes, soit en lui faisant acheter des rentes, soit en lui faisant escompter les bons de l'échiquier. Elle n'avait pu fournir à ces avances que par d'abondantes émissions de billets. L'épouvante s'emparant des esprits, et le bruit s'étant répandu que la banque avait fait au gouvernement des prêts considérables, tout le monde courut pour convertir ses billets en argent. Aussi, dès le mois de mars, au moment où Bonaparte s'avançait sur Vienne, la banque se vit-elle obligée de demander la faculté de suspendre ses paiemens. Cette faculté lui fut accordée, et elle fut dispensée de remplir une obligation devenue inexécutable, mais son crédit et son existence n'étaient pas sauvés pour cela. Sur-le-champ on publia le compte de son actif et de son passif. L'actif était de 17,597,280 livres sterling; le passif de 13,770,390 livres sterling. Il y avait donc un surplus dans son actif de 3,826,890 livres sterling. Mais on ne disait pas combien dans cet actif il entrait de créances sur l'état. Tout ce qui consistait ou en lingots ou en lettres de change de commerce était fort sûr; mais les rentes, les bons de l'échiquier, qui faisaient la plus grande partie de l'actif, avaient perdu crédit avec la politique du gouvernement. Les billets perdirent sur-le-champ plus de quinze pour cent. Les banquiers demandèrent à leur tour la faculté de payer en billets, sous peine d'être obligés de suspendre leurs paiemens. Il était naturel qu'on leur accordât la même faveur qu'à la banque, et il y avait même justice à le faire, car c'était la banque qui, en refusant de remplir ses engagemens en argent, les mettait dans l'impossibilité d'acquitter les leurs de cette manière. Mais dès lors on donnait aux billets cours forcé de monnaie. Pour éviter cet inconvénient, les principaux commerçans de Londres se réunirent, et donnèrent une preuve remarquable d'esprit public et d'intelligence. Comprenant que le refus d'admettre en paiement les billets de la banque amènerait une catastrophe inévitable, dans laquelle toutes les fortunes auraient également à souffrir, ils résolurent de la prévenir, et ils convinrent d'un commun accord de recevoir les billets en paiement. Dès cet instant, l'Angleterre entra dans la voie du papier-monnaie. Il est vrai que ce papier-monnaie, au lieu d'être forcé, était volontaire; mais il n'avait que la solidité du papier, et il dépendait éminemment de la conduite politique du cabinet. Pour le rendre plus propre au service de monnaie, on le divisa en petites sommes. On autorisa la banque dont les moindres billets étaient de 5 livres sterling (98 ou 100 francs), à en émettre de 20 et 40 schellings (24 et 48 francs). C'était un moyen de les faire servir au paiement des ouvriers.

Quoique le bon esprit du commerce anglais eût rendu cette catastrophe moins funeste qu'elle aurait pu l'être, cependant la situation n'en était pas moins très périlleuse; et, pour qu'elle ne devînt pas tout à fait désastreuse, il fallait désarmer la France, et empêcher que les escadres espagnole, française et hollandaise, ne vinssent allumer un incendie en Irlande. La famille royale était toujours aussi ennemie de la révolution et de la paix; mais Pitt, qui n'avait d'autre vue que l'intérêt de l'Angleterre, regardait, dans le moment, un répit comme indispensable. Que la paix fût ou non définitive, il fallait un instant de repos. Entièrement d'accord sur ce point avec lord Grenville, il décida le cabinet à entamer une négociation sincère, qui procurât deux ou trois ans de relâche aux ressorts trop tendus de la puissance anglaise. Il ne pouvait plus être question de disputer les Pays-Bas, aujourd'hui cédés par l'Autriche; il ne s'agissait plus que de disputer sur les colonies, et dès lors il y avait moyen et espoir de s'entendre. Non-seulement la situation indiquait l'intention de traiter, mais le choix du négociateur la prouvait aussi. Lord Malmesbury était encore désigné cette fois, et, à son âge, on ne l'aurait pas employé deux fois de suite dans une vaine représentation. Lord Malmesbury, célèbre par sa longue carrière diplomatique, et par sa dextérité comme négociateur, était fatigué des affaires, et voulait s'en retirer, mais après une négociation heureuse et brillante. Aucune ne pouvait être plus belle que la pacification avec la France après cette horrible lutte; et, s'il n'avait eu la certitude que son cabinet voulait la paix, il n'aurait pas consenti à jouer un rôle de parade, qui devenait ridicule en se répétant. Il avait reçu, en effet, des instructions secrètes qui ne lui laissaient aucun doute. Le cabinet anglais fit demander des passe-ports pour son négociateur; et, d'un commun accord, le lieu des conférences fut fixé non à Paris, mais à Lille. Le directoire aimait mieux recevoir le ministre anglais dans une ville de province, parce qu'il craignait moins ses intrigues. Le ministre anglais, de son côté, désirait n'être pas en présence d'un gouvernement dont les formes avaient quelque rudesse, et préférait traiter par l'intermédiaire de ses négociateurs. Lille fut donc le lieu choisi, et de part et d'autre on prépara une légation solennelle. Hoche n'en dut pas moins continuer ses préparatifs avec vigueur, pour donner plus d'autorité aux négociateurs français.

Ainsi la France, victorieuse de toutes parts, était en négociation avec les deux grandes puissances européennes, et touchait à la paix générale. Des événemens aussi heureux et aussi brillans auraient dû ne laisser place qu'à la joie dans tous les coeurs; mais les élections de l'an V venaient de donner à l'opposition des forces dangereuses. On a vu combien les adversaires du directoire s'agitaient à l'approche des élections. La faction royaliste avait beaucoup influé sur leur résultat. Elle avait perdu trois de ses agens principaux, par l'arrestation de Brottier, Laville-Heurnois et Duverne de Presle; mais c'était un petit dommage, car la confusion était si grande chez elle, que la perte de ses chefs n'y pouvait guère ajouter. Il existait toujours deux associations, l'une composée des hommes dévoués et capables de prendre les armes, l'autre des hommes douteux, propres seulement à voter dans les élections. L'agence de Lyon était restée intacte. Pichegru, conspirant à part, correspondait toujours avec le ministre anglais Wickam et le prince de Condé. Les élections, influencées par ces intrigans de toute espèce, et surtout par l'esprit de réaction, eurent le résultat qu'on avait prévu. La presque totalité du second tiers fut formée, comme le premier, d'hommes qui étaient ennemis du directoire, ou par dévouement à la royauté, ou par haine de la terreur. Les partisans de la royauté étaient, il est vrai, fort peu nombreux; mais ils allaient se servir, suivant l'usage, des passions des autres. Pichegru fut nommé député dans le Jura. A Colmar on choisit le nommé Chemblé, employé à la correspondance avec Wickam; à Lyon, Imbert-Colomès, l'un des membres de l'agence royaliste dans le Midi, et Camille Jordan, jeune homme qui avait de bons sentimens, une imagination vive, et une ridicule colère contre le directoire; à Marseille, le général Willot, qui avait été tiré de l'armée de l'Océan pour aller commander dans le département des Bouches-du-Rhône, et qui, loin de contenir les partis, s'était laissé gagner, peut-être à son insu, par la faction royaliste; à Versailles, le nommé Vauvilliers, compromis par la conspiration de Brottier, et destiné par l'agence à devenir administrateur des subsistances; à Brest, l'amiral Villaret-Joyeuse, brouillé avec Hoche, et par suite avec le gouvernement, à l'occasion de l'expédition d'Irlande. On fit encore une foule d'autres choix, tout autant significatifs que ceux-là. Cependant tous n'étaient pas aussi alarmans pour le directoire et pour la république. Le général Jourdan, qui avait quitté le commandement de l'armée de Sambre-et-Meuse, après les malheurs de la campagne précédente, fut nommé député par son département. Il était digne de représenter l'armée au corps législatif, et de la venger du déshonneur qu'allait lui imprimer la trahison de Pichegru. Par une singularité assez remarquable, Barrère fut élu par le département des Hautes-Pyrénées.

Les nouveaux élus se hâtèrent d'arriver à Paris. En attendant le 1er prairial, époque de leur installation, on les entraînait à la réunion de Clichy, qui tous les jours devenait plus violente. Les conseils eux-mêmes ne gardaient plus leur ancienne mesure. En voyant approcher le moment où ils allaient être renforcés, les membres du premier tiers commençaient à sortir de la réserve dans laquelle ils s'étaient renfermés pendant quinze mois. Ils avaient marché jusqu'ici à la suite des constitutionnels, c'est-à-dire des députés qui prétendaient n'être ni amis ni ennemis du directoire, et qui affectaient de ne tenir qu'à la constitution seule, et de ne combattre le gouvernement que lorsqu'il s'en écartait. Cette direction avait surtout dominé dans le conseil des anciens. Mais à mesure que le jour de la jonction s'approchait, l'opposition dans les cinq-cents commençait à prendre un langage plus menaçant. On entendait dire que les anciens avaient trop long-temps mené les cinq-cents, et que ceux-ci devaient sortir de tutelle. Ainsi, dans le club de Clichy comme dans le corps législatif, le parti qui allait acquérir la majorité laissait éclater sa joie et son audace.

Les constitutionnels abusés, comme tous les hommes qui depuis la révolution s'étaient laissés engager dans l'opposition, croyaient qu'ils allaient devenir les maîtres du mouvement, et que les nouveaux arrivés ne seraient qu'un renfort pour eux. Carnot était à leur tête. Toujours entraîné davantage dans la fausse direction qu'il avait prise, il n'avait cessé d'appuyer au directoire l'avis de la majorité législative. Particulièrement dans la discussion des préliminaires de Léoben, il avait laissé éclater une animosité contenue jusque-là dans les bornes des convenances, et appuyé avec un zèle qu'on ne devait pas attendre de sa vie passée, les concessions faites à l'Autriche. Carnot, aveuglé par son amour-propre, croyait mener à son gré le parti constitutionnel, soit dans les cinq-cents, soit dans les anciens, et ne voyait dans les nouveaux élus que des partisans de plus. Dans son zèle à rapprocher les élémens d'un parti dont il espérait être le chef, il cherchait à se lier avec les plus marquans des nouveaux députés. Il avait même devancé Pichegru, qui n'avait pour tous les membres du directoire que des procédés malhonnêtes, et était allé le voir. Pichegru, répondant assez mal à ses prévenances, ne lui avait montré que de l'éloignement et presque du dédain. Carnot s'était lié avec beaucoup d'autres députés du premier et du second tiers. Son logement au Luxembourg était devenu le rendez-vous de tous les membres de la nouvelle opposition; et ses collègues voyaient chaque jour arriver chez lui leurs plus irréconciliables ennemis.

La grande question était celle du choix d'un nouveau directeur. C'était le sort qui devait désigner le membre sortant. Si le sort désignait Larévellière-Lépaux, Rewbell ou Barras, la marche du gouvernement était changée; car le directeur nommé par la nouvelle majorité ne pouvait manquer de voter avec Carnot et Letourneur.

On disait que les cinq directeurs s'étaient entendus pour désigner celui d'entre eux qui sortirait; que Letourneur avait consenti à résigner ses fonctions, et que le scrutin ne devait être que simulé. C'était là une supposition absurde, comme toutes celles que font ordinairement les partis. Les cinq directeurs, Larévellière seul excepté, tenaient beaucoup à leur place. D'ailleurs Carnot et Letourneur, espérant devenir les maîtres du gouvernement, si le sort faisait sortir l'un de leurs trois collègues, ne pouvaient consentir à abandonner volontairement la partie. Une circonstance avait pu autoriser ce bruit. Les cinq directeurs avaient stipulé entre eux, que le membre sortant recevrait de chacun de ses collègues une indemnité de 10,000 francs, c'est-à-dire 40,000 fr. en tout, ce qui empêcherait que les directeurs pauvres ne passassent tout à coup de la pompe du pouvoir à l'indigence. Cet arrangement fit croire que, pour décider Letourneur, ses collègues étaient convenus de lui abandonner une partie de leurs appointemens. Il n'en était rien cependant. On disait encore que l'on était convenu de lui faire donner sa démission avant le 1er prairial, pour que la nomination du nouveau directeur se fit avant l'entrée du second tiers dans les conseils; combinaison impossible encore avec la présence de Carnot.

La société de Clichy s'agitait beaucoup pour prévenir les arrangemens dont on parlait. Elle imagina de faire présenter une proposition aux cinq-cents, tendante à obliger les directeurs à faire publiquement le tirage au sort. Cette proposition était inconstitutionnelle, car la constitution ne réglait pas le mode du tirage, et s'en reposait, quant à sa régularité, sur l'intérêt de chacun des directeurs; cependant elle passa dans les conseils. Le directeur Larévellière-Lépaux, peu ambitieux, mais ferme, représenta à ses collègues que cette mesure était un empiètement sur leurs attributions, et les engagea à n'en pas reconnaître la légalité. Le directoire répondit, en effet, qu'il ne l'exécuterait pas, vu qu'elle était inconstitutionnelle. Les conseils lui répliquèrent qu'il n'avait pas à juger une décision du corps législatif. Le directoire allait insister, et répondre que la constitution était mise par un article fondamental sous la sauvegarde de chacun des pouvoirs, et que le pouvoir exécutif avait l'obligation de ne pas exécuter une mesure inconstitutionnelle; mais Carnot et Letourneur abandonnèrent leurs collègues. Barras, qui était violent, mais peu ferme, engagea Rewbell et Larévellière à céder, et on ne disputa plus sur le mode du tirage.

La turbulente réunion de Clichy imagina de nouvelles propositions à faire aux conseils avant le 1er prairial. La plus importante à ses yeux était le rapport de la fameuse loi du 3 brumaire, qui excluait les parens d'émigrés des fonctions publiques, et qui fermait l'entrée du corps législatif à plusieurs membres du premier et du second tiers. La proposition fut faite, en effet, aux cinq-cents, quelques jours avant le 1er prairial, et adoptée au milieu d'une orageuse discussion. Ce succès inespéré, même avant la jonction du second tiers, prouvait l'entraînement que commençait à exercer l'opposition sur le corps législatif, quoique composé encore de deux tiers conventionnels. Cependant, le parti qui se disait constitutionnel était plus fort aux anciens. Il était blessé de la fougue des députés, qui jusque-là avaient paru recevoir sa direction, et il refusa de rapporter la loi du 3 brumaire.

Le 1er prairial arrivé, les deux cent cinquante nouveaux élus se rendirent au corps législatif, et remplacèrent deux cent cinquante conventionnels. Sur les sept cent cinquante membres des deux conseils, il n'en resta donc plus que deux cent cinquante appartenant à la grande assemblée qui avait consommé et défendu la révolution. Quand Pichegru parut aux cinq-cents, la plus grande partie de l'assemblée, qui ne savait pas qu'elle avait un traître dans son sein, et qui ne voyait en lui qu'un général illustre, disgracié par le gouvernement, se leva par un mouvement de curiosité. Sur quatre cent quarante-quatre voix, il en obtint trois cent quatre-vingt-sept pour la présidence. Le parti modéré et constitutionnel aurait voulu appeler au bureau le général Jourdan, afin de lui préparer les voies au fauteuil, et de l'y porter après Pichegru; mais la nouvelle majorité, fière de sa force, et oubliant déjà toute espèce de ménagement, repoussa Jourdan. Les membres du bureau nommés furent MM. Siméon, Vaublanc, Henri La Rivière, Parisot. L'exclusion de Jourdan était maladroite, et ne pouvait que blesser profondément les armées. Séance tenante, on abolit l'élection des Hautes-Pyrénées, qui avait porté Barrère au corps législatif. On apprit le résultat du tirage au sort fait au directoire. Par une singularité du hasard, le sort était tombé sur Letourneur, ce qui confirma davantage l'opinion qui s'était répandue d'un accord volontaire entre les directeurs. Sur-le-champ on songea à le remplacer. Le choix qu'on allait faire avait beaucoup moins d'importance depuis qu'il ne pouvait plus changer la majorité directoriale; mais c'était toujours l'appui d'une voix à donner à Carnot; et d'ailleurs, comme on ne connaissait pas bien la pensée de Larévellière-Lépaux, comme on le savait modéré, et qu'il était un des proscrits de 1793, on se flattait qu'il pourrait, dans certains cas, se rattacher à Carnot, et changer la majorité. Les constitutionnels, qui avaient le désir et l'espoir de modifier la marche du gouvernement sans le détruire, auraient voulu nommer un homme attaché au régime actuel, mais prononcé contre le directoire, et prêt à se rallier à Carnot. Ils proposaient Cochon, le ministre de la police, et l'ami de Carnot. Ils songeaient aussi à Beurnonville; mais, dans le club de Clichy, on était mal disposé pour Cochon, bien qu'on lui eût accordé d'abord beaucoup de faveur à cause de son énergie contre les jacobins. On lui en voulait maintenant de l'arrestation de Brottier, Duverne de Presle et Laville-Heurnois, mais surtout de ses circulaires aux électeurs. On repoussa Cochon et même Beurnonville. On proposa Barthélemy, notre ambassadeur en Suisse, et le négociateur des traités de paix avec la Prusse et l'Espagne. Ce n'était certainement pas le diplomate pacificateur qu'on voulait honorer en lui, mais le complice supposé du prétendant et des émigrés. Cependant les royalistes, qui espéraient, et les républicains, qui craignaient de trouver en lui un traître se trompaient également. Barthélémy n'était qu'un homme faible, médiocre, fidèle au pouvoir régnant, et n'ayant pas même la hardiesse nécessaire pour le trahir. Pour décider son élection, qui rencontrait des obstacles, on répandit qu'il n'accepterait pas, et que sa nomination serait un hommage à l'homme qui avait commencé la réconciliation de la France avec l'Europe. Cette fable contribua au succès. Il obtint aux cinq-cents trois cent neuf suffrages, et Cochon deux cent trente. On vit figurer sur la liste des candidats présentés aux anciens, Masséna, porté par cent quatre-vingt-sept suffrages; Kléber, par cent soixante-treize; Augereau, par cent trente-neuf. Un nombre de députés voulaient appeler au gouvernement l'un des généraux divisionnaires les plus distingués dans les armées.

Barthélémy fut élu par les anciens; et, malgré la fable inventée pour lui gagner des voix, il répondit de suite qu'il acceptait les fonctions de directeur. Son introduction au directoire à la place de Letourneur n'y changeait nullement les influences. Barthélemy n'était pas plus capable d'agir sur ses collègues que Letourneur; il allait voter de la même manière, et faire par position ce que Letourneur faisait par dévouement à la personne de Carnot.

Les membres de la société de Clichy, les clichyens, comme on les appelait, se mirent à l'oeuvre dès le 1er prairial, et annoncèrent les intentions les plus violentes. Peu d'entre eux étaient dans la confidence des agens royalistes. Lemerer, Mersan, Imbert-Colomès, Pichegru, et peut-être Willot, étaient seuls dans le secret. Pichegru, d'abord en correspondance avec Condé et Wickam, venait d'être mis en relation directe avec le prétendant. Il reçut de grands encouragemens, de superbes promesses, et de nouveaux fonds, qu'il accepta encore, sans être plus certain qu'auparavant de l'usage qu'il en pourrait faire. Il promit beaucoup, et dit qu'il fallait, avant de prendre un parti, observer la nouvelle marche des choses. Froid et taciturne, il affectait avec ses complices, et avec tout le monde, le mystère d'un esprit profond et le recueillement d'un grand caractère. Moins il parlait, plus on lui supposait de combinaisons et de moyens. Le plus grand nombre des clichyens ignoraient sa mission secrète. Le gouvernement lui-même l'ignorait, car Duverne de Presle n'en avait pas le secret, et n'avait pu le lui communiquer.

Parmi les clichyens, les uns étaient mus par l'ambition, les autres par un penchant naturel pour l'état monarchique, le plus grand nombre par les souvenirs de la terreur et par la crainte de la voir renaître. Réunis par des motifs divers, ils étaient entraînés, comme il arrive toujours aux hommes assemblés, par les plus ardens d'entre eux. Dès le 1er prairial, ils formèrent les projets les plus fous. Le premier était de mettre les conseils en permanence. Ils voulaient ensuite demander l'éloignement des troupes qui étaient à Paris; ils voulaient s'arroger la police de la capitale, en interprétant l'article de la constitution qui donnait au corps législatif la police du lieu de ses séances, et en traduisant le mot lieu par le mot ville; ils voulaient mettre les directeurs en accusation, en nommer d'autres, abroger en masse les lois dites révolutionnaires, c'est-à-dire, abroger, à la faveur de ce mot, la révolution tout entière. Ainsi, Paris soumis à leur pouvoir, les chefs du gouvernement renversés, l'autorité remise entre leurs mains pour en disposer à leur gré, ils pouvaient tout hasarder, même la royauté. Cependant ces propositions de quelques esprits emportés furent écartées. Des hommes plus mesurés, voyant qu'elles équivalaient à une attaque de vive force contre le directoire, les combattirent, et en firent prévaloir d'autres. Il fut convenu qu'on se servirait d'abord de la majorité, pour changer toutes les commissions, pour réformer certaines lois, et pour contrarier la marche actuelle du directoire. La tactique législative fut donc préférée, pour le moment, aux attaques de vive force.

Ce plan arrêté, on le mit sur-le-champ à exécution. Après avoir annulé l'élection de Barrère, on rappela cinq membres du premier tiers, qui avaient été exclus l'année précédente en vertu de la loi du 3 brumaire. Le refus fait par les anciens de rapporter cette loi ne fut pas un obstacle. Les députés repoussés du corps législatif furent rappelés comme inconstitutionnellement exclus. C'étaient les nommés Ferrand-Vaillant, Gault, Polissart, Job Aymé (de la Drôme), et Marsan, l'un des agens du royalisme. On imagina ensuite une nouvelle manière de rapporter la loi du 3 brumaire. Le rapport de cette loi ayant été proposé quelques jours auparavant, et rejeté par les anciens, ne pouvait plus être proposé avant une année. On employa une nouvelle forme, et on décida que la loi du 3 brumaire était rapportée, dans ce qui était relatif à l'exclusion des fonctions publiques. C'était presque toute la loi. Les anciens adoptèrent la résolution sous cette forme. Les membres du nouveau tiers, exclus comme parens d'émigrés, ou comme amnistiés pour délits révolutionnaires, purent être introduits. M. Imbert-Colomès de Lyon dut à cette résolution l'avantage d'entrer au corps législatif. Elle profita aussi à Salicetti, qui avait été compromis dans les événemens de prairial, et amnistié avec plusieurs membres de la convention. Nommé en Corse, son élection fut confirmée. Par une apparence d'impartialité, les meneurs des cinq-cents firent rapporter une loi du 21 floréal, qui éloignait de Paris les conventionnels non revêtus de fonctions publiques. C'était afin de paraître abroger toutes les lois révolutionnaires. Ils s'occupèrent immédiatement de la vérification des élections; et, comme il était naturel de s'y attendre, ils annulaient toutes les élections douteuses quand il s'agissait d'un député républicain, et les confirmaient quand il s'agissait d'un ennemi de la révolution. Ils firent renouveler toutes les commissions; et, prétendant que tout devait dater du jour de leur introduction au corps législatif, ils demandèrent des comptes de finances jusqu'au 1er prairial. Ils établirent ensuite des commissions spéciales, pour examiner les lois relatives aux émigrés, aux prêtres, au culte, à l'instruction publique, aux colonies, etc. L'intention de porter la main sur toute chose était assez évidente.

Deux exceptions avaient été faites aux lois qui bannissaient les émigrés à perpétuité: l'une en faveur des ouvriers et cultivateurs que Saint-Just et Lebas avaient fait fuir du Haut-Rhin, pendant leur mission en 1793; l'autre en faveur des individus compromis, et obligés de fuir par suite des événemens du 31 mai. Les réfugiés de Toulon, qui avaient livré cette place, et qui s'étaient sauvés sur les escadres anglaises, étaient seuls privés du bénéfice de cette seconde exception. A la faveur de ces deux dispositions, une multitude d'émigrés étaient déjà rentrés. Les uns se faisaient passer pour ouvriers ou cultivateurs du Haut-Rhin, les autres pour proscrits du 31 mai. Les clichyens firent adopter une prorogation du délai accordé aux fugitifs du Haut-Rhin, et prolonger ce délai de six mois. Ils firent décider en outre que les fugitifs toulonnais profiteraient de l'exception accordée aux proscrits du 31 mai. Quoique cette faveur fût méritée pour beaucoup de méridionaux, qui ne s'étaient réfugiés à Toulon, et de Toulon sur les escadres anglaises, que pour se soustraire à la proscription encourue par les fédéralistes, néanmoins elle rappelait et semblait amnistier l'attentat le plus criminel de la faction contre-révolutionnaire, et devait indigner les patriotes. La discussion sur les colonies, et sur la conduite des agens du directoire à Saint-Domingue, amena un éclat violent. La commission chargée de cet objet, et composée de Tarbé, Villaret-Joyeuse, Vaublanc, Bourdon (de l'Oise), fit un rapport où la convention était traitée avec la plus grande amertume. Le conventionnel Marec y était accusé de n'avoir pas résisté à la tyrannie avec l'énergie de la vertu. A ces mots, qui annonçaient l'intention souvent manifestée d'outrager les membres de la convention, tous ceux qui siégeaient encore dans les cinq-cents s'élancèrent à la tribune, et demandèrent un rapport rédigé d'une manière plus digne du corps législatif. La scène fut des plus violentes. Les conventionnels, appuyés des députés modérés, obtinrent que le rapport fût renvoyé à la commission. Carnot influa sur la commission par le moyen de Bourdon (de l'Oise), et les dispositions du décret projeté furent modifiées. D'abord on avait proposé d'interdire au directoire la faculté d'envoyer des agens dans les colonies; on lui laissa cette faculté, en limitant le nombre des agens à trois, et la durée de leur mission à dix-huit mois. Santhonax fut rappelé. Les constitutionnels, voyant qu'ils avaient pu, en se réunissant aux conventionnels, arrêter la fougue des clichyens, crurent qu'ils allaient devenir les modérateurs du corps législatif. Mais les séances suivantes allaient bientôt les détromper.

Au nombre des objets les plus importans dont les nouveaux élus de proposaient de s'occuper, étaient le culte et les lois sur les prêtres. La commission chargée de cette grave matière, nomma pour son rapporteur le jeune Camille Jordan, dont l'imagination s'était exaltée aux horreurs du siége de Lyon, et dont la sensibilité, quoique sincère, n'était pas sans prétentions. Le rapporteur fit une dissertation fort longue et fort ampoulée sur la liberté des cultes. Il ne suffisait pas, disait-il, de permettre chacun l'exercice de son culte, mais il fallait, pour que la liberté fût réelle, ne rien exiger qui fût en contradiction avec les croyances. Ainsi, par exemple, le serment exigé des prêtres, quoique ne blessant en rien les croyances, ayant été néanmoins mal interprété par eux, et regardé comme contraire aux doctrines de l'église catholique, ne devait pas leur être imposé. C'était une tyrannie dont le résultat était de créer une classe de proscrits, et de proscrits dangereux, parce qu'ils avaient une grande influence sur les esprits, et que, dérobés avec empressement aux recherches de l'autorité par le zèle pieux des peuples, ils travaillaient dans l'ombre à exciter la révolte. Quant aux cérémonies du culte, il ne suffisait pas de les permettre dans des temples fermés, il fallait, tout en défendant les pompes extérieures qui pouvaient devenir un sujet de trouble, permettre certaines pratiques indispensables. Ainsi les cloches étaient indispensables pour réunir les catholiques à certaines heures; elles étaient partie nécessaire du culte; les défendre, c'était en gêner la liberté. D'ailleurs le peuple était accoutumé à ces sons, il les aimait, il n'avait pas encore consenti à s'en passer; et, dans les campagnes, la loi contre les cloches n'avait jamais été exécutée. Les permettre, c'était donc satisfaire à un besoin innocent, et faire cesser le scandale d'une loi inexécutée. Il en était de même pour les cimetières. Tout en interdisant les pompes publiques à tous les cultes, il fallait cependant permettre à chacun d'avoir des lieux fermés, consacrés aux sépultures, et dans l'enceinte desquels on pourrait placer les signes propres à chaque religion. En vertu de ces principes, Camille Jordan proposait l'abolition des sermens, l'annulation des lois répressives qui en avaient été la conséquence, la permission d'employer les cloches, et d'avoir des cimetières dans l'enceinte desquels chaque culte pourrait placer à volonté ses signes religieux sur les tombeaux. Les principes de ce rapport, quoique exposés avec une emphase dangereuse, étaient justes. Il est vrai qu'il n'existe qu'un moyen de détruire les vieilles superstitions, c'est l'indifférence et la disette. En souffrant tous les cultes, et n'en salariant aucun, les gouvernemens hâteraient singulièrement leur fin. La convention avait déjà rendu aux catholiques les temples qui leur servaient d'églises; le directoire aurait bien fait de leur permettre les cloches, les croix dans les cimetières, et d'abolir l'usage du serment et les lois contre les prêtres qui le refusaient. Mais employait-on les véritables formes, choisissait-on le véritable moment, pour présenter de semblables réclamations? Si au lieu d'en faire l'un des griefs du grand procès intenté au directoire, on eût attendu un moment plus convenable, donné aux passions le temps de se calmer, au gouvernement celui de se rassurer, on aurait infailliblement obtenu les concessions désirées. Mais par cela seul que les contre-révolutionnaires en faisaient une condition, les patriotes s'y opposaient; car on veut toujours le contraire de ce que veut un ennemi. En entendant le bruit des cloches, ils auraient cru entendre le tocsin de la contre-révolution. Chaque parti veut que l'on comprenne et satisfasse ses passions, et ne veut ni comprendre ni admettre celles du parti contraire. Les patriotes avaient leurs passions composées d'erreurs, de craintes, de haines, qu'il fallait aussi comprendre et ménager. Ce rapport fit une sensation extraordinaire, car il touchait aux ressentimens les plus vifs et les plus profonds. Il fut l'acte le plus frappant et le plus dangereux des clichyens, quoique au fond le plus fondé. Les patriotes y répondirent mal, en disant qu'on proposait de récompenser la violation des lois, par l'abrogation des lois violées. Il faut en effet abroger les lois inexécutables.

A toutes ces exigences, les clichyens ajoutèrent des vexations de toute espèce contre le directoire, au sujet des finances. C'était là l'objet important, au moyen duquel ils se proposaient de le tourmenter et de le paralyser. Nous avons exposé déjà (tome VIII), en donnant l'aperçu des ressources financières pour l'an V (1797), quelles étaient les recettes et les dépenses présumées de cette année. On avait à suffire à 450 millions de dépenses ordinaires au moyen des 250 millions de la contribution foncière, des 50 millions de la contribution personnelle, et des 150 millions du timbre, de l'enregistrement, des patentes, des postes et des douanes. On devait pourvoir aux 550 millions de la dépense extraordinaire, avec le dernier quart du prix des biens nationaux soumissionnés l'année précédente, s'élevant à 100 millions, et exigé en billets de la part des acquéreurs, avec le produit des bois et du fermage des biens nationaux, l'arriéré des contributions, les rescriptions bataves, la vente du mobilier national, différents produits accessoires, enfin avec l'éternelle ressource des biens restant à vendre. Mais tous ces moyens étaient insuffisans, et très au-dessous de leur valeur présumée. Les recettes et dépenses de l'année n'étant réglées que provisoirement, on avait ordonné la perception sur les rôles provisoires, de trois cinquièmes de la contribution foncière et personnelle. Mais les rôles, comme on l'a déjà dit, mal faits par les administrations locales, à causé de la variation continuelle des lois fiscales, et surchargés d'émargemens, donnaient lieu à des difficultés sans nombre. La mauvaise volonté des contribuables ajoutait encore à ces difficultés, et la recette était lente. Outre l'inconvénient d'arriver tard elle était fort au-dessous de ce qu'on l'avait imaginée. La contribution foncière faisait prévoir tout au plus 200 millions de produit, au lieu de 250. Les différens revenus, tels que timbre, enregistrement, patentes, douanes et postes, ne faisaient espérer que 100 millions au lieu de 150. Tel était le déficit dans les revenus ordinaires, destinés à faire face à la dépense ordinaire. Il n'était pas moindre dans l'extraordinaire. On avait négocié les bons des acquéreurs nationaux pour le prix du dernier quart, avec grand désavantage. Pour ne pas faire les mêmes pertes sur les rescriptions bataves, on les avait engagées pour une somme très inférieure à leur valeur. Les biens se vendaient très lentement, aussi la détresse était-elle extrême. L'armée d'Italie avait vécu avec les contributions qu'elle levait; mais les armées du Rhin, de Sambre-et-Meuse, de l'intérieur, les troupes de la marine, avaient horriblement souffert. Plusieurs fois les troupes s'étaient montrées prêtes à se révolter. Les établissemens publics et les hôpitaux étaient dans une horrible pénurie. Les fonctionnaires publics ne touchaient pas.

Il avait fallu recourir à des expédiens de toute espèce. Ainsi, comme nous l'avons rapporté, on recourut à des délais, pour l'accomplissement de certaines obligations. On ne payait les rentiers qu'un quart en numéraire, et trois quarts en bons acquittables en biens nationaux, appelés bons des trois quarts. Le service de la dette consolidée, de la dette viagère et des pensions, s'élevait à 248 millions; par conséquent ce n'était guère que 62 millions à payer, et la dépense ordinaire se trouvait ainsi réduite de 186 millions. Mais malgré cette réduction, la dépense n'en était pas moins au-dessus des recettes. Quoiqu'on eût établi une distinction entre la dépense ordinaire et extraordinaire, on ne l'observait pas dans les paiemens de la trésorerie. On fournissait à la dépense extraordinaire avec les ressources destinées à la dépense ordinaire; c'est-à-dire, qu'à défaut d'argent pour payer les troupes, ou les fournisseurs qui les nourrissaient, on prenait sur les sommes destinées aux appointemens des fonctionnaires publics, juges, administrateurs de toute espèce. Non-seulement on confondait ces deux sortes de fonds, mais on anticipait sur les rentrées, et on délivrait des assignations sur tel ou tel receveur, acquittables avec les premiers fonds qui devaient lui arriver. On donnait aux fournisseurs des ordonnances sur la trésorerie, dont le ministre réglait l'ordre d'acquittement, suivant l'urgence des besoins; ce qui donnait quelquefois lieu à des abus, mais ce qui procurait le moyen de pourvoir au plus pressé, et d'empêcher souvent tel entrepreneur de se décourager et d'abandonner son service. Enfin, à défaut de toute autre ressource, on délivrait des bons sur les biens nationaux, papier qu'on négociait aux acheteurs. C'était là le moyen employé, depuis la destruction du papier-monnaie, pour anticiper sur les ventes. De cet état des finances, il résultait que les fournisseurs de la plus mauvaise espèce, c'est-à-dire les fournisseurs aventureux, entouraient seuls le gouvernement, et lui faisaient subir les marchés les plus onéreux. Ils n'acceptaient qu'à un taux fort bas les papiers qu'on leur donnait, et ils élevaient le prix des denrées à proportion des chances ou des délais du paiement. On était souvent obligé de faire les arrangemens les plus singuliers pour suffire à certains besoins. Ainsi le ministre de la marine avait acheté des farines pour les escadres, à condition que le fournisseur, en livrant les farines à Brest, en donnerait une partie en argent, pour payer la solde aux marins prêts à se révolter. Le dédommagement de cette avance de numéraire se trouvait naturellement dans le haut prix des farines. Toutes ces pertes étaient inévitables et résultaient de la situation. Les imputer au gouvernement était une injustice. Malheureusement la conduite scandaleuse de l'un des directeurs, qui avait une part secrète dans les profits extraordinaires des fournisseurs, et qui ne cachait ni ses prodigalités, ni les progrès de sa fortune, fournissait un prétexte à toutes les calomnies. Ce n'étaient pas certainement les bénéfices honteux d'un individu qui mettaient l'état dans la détresse, mais on en prenait occasion pour accuser le directoire de ruiner les finances.

Il y avait là, pour une opposition violente et de mauvaise foi, une ample matière à déclamations et à mauvais projets. Elle en forma en effet de très dangereux. Elle avait composé la commission des finances d'hommes de son choix, et fort mal disposés pour le gouvernement. Le premier soin de cette commission fut de présenter aux cinq-cents, par l'organe du rapporteur Gilbert-Desmolières, un état inexact de la recette et de la dépense. Elle exagéra l'une, et diminua fortement l'autre. Obligée de reconnaître l'insuffisance des ressources ordinaires, telles que la contribution foncière, l'enregistrement, le timbre, les patentes, les postes, les douanes, elle refusa cependant tous les impôts imaginés pour y suppléer. Depuis le commencement de la révolution, on n'avait pas pu rétablir encore les impôts indirects. On proposait un impôt sur le sel et le tabac, la commission prétendit qu'il effrayait le peuple; on proposait une loterie, elle la repoussa comme immorale; on proposait un droit de passe sur les routes, elle le trouva sujet à de grandes difficultés. Tout cela était plus ou moins juste, mais il fallait chercher et trouver des ressources. Pour toute ressource, la commission annonça qu'elle allait s'occuper de discuter un droit de greffe. Quant au déficit des recettes extraordinaires, loin d'y pourvoir, elle chercha à l'aggraver, en interdisant au directoire les expédiens au moyen desquels il était parvenu à vivre au jour le jour. Voici comme elle s'y prit.

La constitution avait détaché la trésorerie du directoire, et en avait fait un établissement à part, qui était dirigé par des commissaires indépendans, nommés par les conseils, et n'ayant d'autre soin que celui de recevoir le revenu, et de payer la dépense. De cette manière le directoire n'avait pas le maniement des fonds de l'état; il délivrait des ordonnances sur la trésorerie, qu'elle acquittait jusqu'à concurrence des crédits ouverts par les conseils. Rien n'était plus funeste que cette institution, car le maniement des fonds est une affaire d'exécution, qui doit appartenir au gouvernement, comme la direction des opérations militaires, et dans laquelle les corps délibérans ne peuvent pas plus intervenir que dans l'ordonnance d'une campagne. C'est même souvent par un maniement adroit et habile qu'un ministre parvient à créer des ressources temporaires, dans un cas pressant. Aussi les deux conseils avaient-ils, l'année précédente, autorisé la trésorerie à faire toutes les négociations commandées par le directoire. La nouvelle commission résolut de couper court aux expédiens qui faisaient vivre le directoire, en lui enlevant tout pouvoir sur la trésorerie. D'abord elle voulait qu'il n'eût plus la faculté d'ordonner les négociations de valeurs. Quand il y aurait des valeurs non circulantes à réaliser, les commissaires de la trésorerie devaient les négocier eux-mêmes, sous leur responsabilité personnelle. Elle imagina ensuite d'enlever au directoire le droit de régler l'ordre dans lequel devaient être acquittées les ordonnances de paiement. Elle proposa aussi de lui interdire des anticipations sur les fonds qui devaient rentrer dans les caisses des départemens. Elle voulait même que toutes les assignations déjà délivrées sur les fonds non rentrés, fussent rapportées à la trésorerie, vérifiées, et payées à leur tour; ce qui interrompait et annulait toutes les opérations déjà faites. Elle proposa en outre de rendre obligatoire la distinction établie entre les deux natures de dépenses et de recettes, et d'exiger que la dépense ordinaire fût soldée sur la recette ordinaire, et la dépense extraordinaire sur la recette extraordinaire; mesure funeste, dans un moment où il fallait fournir à chaque besoin pressant par les premiers fonds disponibles. A toutes ces propositions, elle en ajouta une dernière, plus dangereuse encore que les précédentes. Nous venons de dire que, les biens se vendant lentement, on anticipait sur leur vente, en délivrant des bons qui étaient recevables en paiement de leur valeur. Les fournisseurs se contentaient de ces bons, qu'ils négociaient ensuite aux acquéreurs. Ce papier rivalisait, il est vrai, avec les bons des trois quarts délivrés aux rentiers, et en diminuait la valeur par la concurrence. Sous prétexte de protéger les malheureux rentiers contre l'avidité des fournisseurs, la commission proposa de ne plus permettre que les biens nationaux pussent être payés avec les bons délivrés aux fournisseurs.

Toutes ces propositions furent adoptées par les cinq-cents, dont la majorité aveuglément entraînée n'observait plus aucune mesure. Elles étaient désastreuses, et menaçaient d'interruption tous les services. Le directoire, en effet, ne pouvant plus négocier à son gré les valeurs qu'il avait dans les mains, ne pouvant plus fixer l'ordre des paiemens suivant l'urgence des services, anticiper dans un cas pressant sur les fonds non rentrés, prendre sur l'ordinaire pour l'extraordinaire, et enfin émettre un papier volontaire acquittable en biens nationaux, était privé de tous les moyens qui l'avaient fait vivre jusqu'ici, et lui avaient permis, dans l'impossibilité de satisfaire à tous les besoins, de pourvoir au moins aux plus pressans. Les mesures adoptées, fort bonnes pour établir l'ordre dans un temps calme, étaient effrayantes dans la situation où l'on se trouvait. Les constitutionnels firent de vains efforts, dans les cinq-cents, pour les combattre. Elles passèrent; et il ne resta plus d'espoir que dans le conseil des anciens.

Les constitutionnels, ennemis modérés du directoire, voyaient avec la plus grande peine la marche imprimée au conseil des cinq cents. Ils avaient espéré que l'adjonction d'un nouveau tiers leur serait plutôt utile que nuisible, qu'elle aurait pour unique effet de changer la majorité, et qu'ils deviendraient les maîtres du corps législatif. Leur chef, Carnot, avait conçu les mêmes illusions; mais les uns et les autres se voyaient entraînés bien au-delà du but, et pouvaient s'apercevoir dans cette occasion, comme dans toutes les autres, que derrière chaque opposition se cachait la contre-révolution avec ses mauvaises pensées. Ils avaient beaucoup plus d'influence chez les anciens que chez les cinq-cents, et ils s'efforcèrent de provoquer le rejet des résolutions relatives aux finances. Carnot y avait un ami dévoué dans le député Lacuée; il avait aussi des liaisons avec Dumas, ancien membre de la législative. Il pouvait compter sur l'influence de Portalis, Tronçon-Ducoudray, Lebrun, Barbé-Marbois, tous adversaires modérés du directoire, et blâmant les emportemens du parti clichyen. Grâce aux efforts réunis de ces députés, et aux dispositions du conseil des anciens, les premières propositions de Gilbert-Desmolières, qui interdisaient au directoire de diriger les négociations de la trésorerie, de fixer l'ordre des paiemens, et de confondre l'ordinaire avec l'extraordinaire, furent rejetées. Ce rejet causa une grande satisfaction aux constitutionnels, et en général à tous les hommes modérés qui redoutaient une lutte. Carnot en fut extrêmement joyeux. Il espéra de nouveau qu'on pourrait contenir les clichyens par le conseil des anciens, et que la direction des affaires resterait à ses amis et à lui.

Mais ce n'était là qu'un médiocre palliatif. Le club de Clichy retentit des plus violentes déclamations contre les anciens, et de nouveaux projets d'accusation contre le directoire. Gilbert-Desmolières reprit ses premières propositions rejetées par les anciens, dans l'espoir de les faire agréer à une seconde délibération, en les présentant sous une autre forme. Les résolutions de toute espèce contre le gouvernement se succédèrent dans les cinq-cents. On interdit aux députés de recevoir des places un an avant leur sortie du corps législatif. Imbert-Colomès, qui correspondait avec la cour de Blankembourg, proposa d'ôter au directoire la faculté qu'il tenait d'une loi, d'examiner les lettres venant de l'étranger. Aubry, le même qui, après le 9 thermidor, opéra une réaction dans l'armée, qui, en 1795, destitua Bonaparte, Aubry proposa d'enlever au directoire le droit de destituer les officiers, ce qui le privait de l'une de ses plus importantes prérogatives constitutionnelles. Il proposa aussi d'ajouter aux douze cents grenadiers composant la garde du corps législatif, une compagnie d'artillerie et un escadron de dragons, et de donner le commandement de toute cette garde aux inspecteurs de la salle du corps législatif, proposition ridicule et qui semblait annoncer des préparatifs de guerre. On dénonça l'envoi d'un million à l'ordonnateur de la marine de Toulon, envoi que Bonaparte avait fait directement, sans prendre l'intermédiaire de la trésorerie, pour hâter le départ de l'escadre dont il avait besoin dans l'Adriatique. Ce million fut saisi par la trésorerie, et transporté à Paris. On parla de semblables envois, faits de la même manière, de l'armée d'Italie aux armées des Alpes, du Rhin et de Sambre-et-Meuse. On fit un long rapport sur nos relations avec les États-Unis; et, quelque raison qu'eût le directoire dans les différends élevés avec cette puissance, on le censura avec amertume. Enfin la fureur de dénoncer et d'accuser toutes les opérations du gouvernement entraîna les clichyens à une dernière démarche, qui fut de leur part une funeste imprudence.

Les événemens de Venise avaient retenti dans toute l'Europe. Depuis le manifeste de Palma-Nova, cette république avait été anéantie, et celle de Gênes révolutionnée, sans que le directoire eût donné un seul mot d'avis aux conseils. La raison de ce silence était, comme on l'a vu, dans la rapidité des opérations, rapidité telle, que Venise n'était plus avant qu'on pût mettre la guerre en délibération au corps législatif. Le traité intervenu depuis n'avait pas encore été soumis à la discussion, et devait l'être sous quelques jours. Au reste, c'était moins du silence du directoire qu'on était fâché, que de la chute des gouvernemens aristocratiques, et des progrès de la révolution en Italie. Dumolard, cet orateur diffus, qui depuis près de deux ans ne cessait de combattre le directoire dans les cinq-cents, résolut de faire une motion relativement aux événemens de Venise et de Gênes. La tentative était hardie; car on ne pouvait attaquer le directoire sans attaquer le général Bonaparte. Il fallait braver pour cela l'admiration universelle, et une influence devenue colossale depuis que le général avait obligé l'Autriche à la paix, et que, négociateur et guerrier, il semblait régler à Milan les destinées de l'Europe. Tous les clichyens qui avaient conservé quelque raison, firent leurs efforts pour dissuader Dumolard de son projet; mais il persista, et dans la séance du 5 messidor (23 juin), il fit une motion d'ordre sur les événemens de Venise. «La renommée, dit-il, dont on ne peut comprimer l'essor, a semé partout le bruit de nos conquêtes sur les Vénitiens, et de la révolution étonnante qui les a couronnées. Nos troupes sont dans leur capitale; leur marine nous est livrée; le plus ancien gouvernement de l'Europe est anéanti; il reparaît en un clin d'oeil sous des formes démocratiques; nos soldats enfin bravent les flots de la mer Adriatique, et sont transportés à Corfou pour achever la révolution nouvelle…. Admettez ces événemens pour certains, il suit que le directoire a fait en termes déguisés la guerre, la paix, et sous quelques rapports, un traité d'alliance avec Venise, et tout cela sans votre concours…. Ne sommes-nous donc plus ce peuple qui a proclamé en principe, et soutenu par la force des armes, qu'il n'appartient, sous aucun prétexte, à des puissances étrangères de s'immiscer dans la forme du gouvernement d'un autre état? Outragés par les Vénitiens, était-ce à leurs institutions politiques que nous avions le droit de déclarer la guerre? Vainqueurs et conquérans, nous appartenait-il de prendre une part active à leur révolution, en apparence inopinée? Je ne rechercherai point ici quel est le sort que l'on réserve à Venise, et surtout à ses provinces de terre-ferme. Je n'examinerai point si leur envahissement, médité peut-être avant les attentats qui lui servirent de motifs, n'est pas destiné à figurer dans l'histoire comme un digne pendant du partage de la Pologne. Je veux bien arrêter ces réflexions, et je demande, l'acte constitutionnel à la main, comment le directoire peut justifier l'ignorance absolue dans laquelle il cherche à laisser le corps législatif sur cette foule d'événemens extraordinaires.» Après s'être occupé des événemens de Venise, Dumolard parle ensuite de ceux de Gênes, qui présentaient, disait-il, le même caractère, et faisaient supposer l'intervention de l'armée française et de ses chefs. Il parla aussi de la Suisse, avec laquelle on était, disait-il, en contestation pour un droit de navigation, et il demanda si on voulait démocratiser tous les états alliés de la France. Louant souvent les héros d'Italie, il ne parla pas une seule fois du général en chef, qu'alors aucune bouche ne négligeait l'occasion de prononcer en l'accompagnant d'éloges extraordinaires. Dumolard finit par proposer un message au directoire, pour lui demander des explications sur les événemens de Venise et de Gênes, et sur les rapports de la France avec la Suisse.

Cette motion causa un étonnement général, et prouva l'audace des clichyens. Elle devait bientôt leur coûter cher. En attendant qu'ils en essuyassent les tristes conséquences, ils se montraient pleins d'arrogance, affichaient hautement les plus grandes espérances, et semblaient devoir être sous peu les maîtres du gouvernement. C'était partout la même confiance et la même imprudence qu'en vendémiaire. Les émigrés rentraient en foule. On envoyait de Paris une quantité de faux passe-ports et de faux certificats de résidence dans toutes les parties de l'Europe. On en faisait commerce à Hambourg. Les émigrés s'introduisaient sur le territoire par la Hollande, par l'Alsace, la Suisse et le Piémont. Ramenés par le goût qu'ont les Français pour leur belle patrie, et par les souffrances et les dégoûts essuyés à l'étranger, n'ayant d'ailleurs plus rien à espérer de la guerre, depuis les négociations entamées avec l'Autriche, ayant même à craindre le licenciement du corps de Condé, ils venaient essayer, par la paix et par les intrigues de l'intérieur, la contre-révolution qu'ils n'avaient pu opérer par le concours des puissances européennes. Du reste, à défaut d'une contre-révolution, ils voulaient revoir au moins leur patrie, et recouvrer une partie de leurs biens. Grâce en effet à l'intérêt qu'ils rencontraient partout, ils avaient mille facilités pour les racheter. L'agiotage sur les différens papiers admis en paiement des biens nationaux, et la facilité de se procurer ces papiers à vil prix, la faveur des administrations locales pour les anciennes familles proscrites, la complaisance des enchérisseurs, qui se retiraient dès qu'un ancien propriétaire faisait acheter ses terres sous des noms supposés, permettaient aux émigrés de rentrer dans leur patrimoine avec de très faibles sommes. Les prêtres surtout revenaient en foule. Ils étaient recueillis par toutes les dévotes de France, qui les logeaient, les nourrissaient, leur élevaient des chapelles dans leurs maisons, et les entretenaient d'argent au moyen des quêtes. L'ancienne hiérarchie ecclésiastique était clandestinement rétablie. Aucune des nouvelles circonscriptions de la constitution civile du clergé n'était reconnue. Les anciens diocèses existaient encore; des évêques et des archevêques les administraient secrètement, et correspondaient avec Rome. C'était par eux et par leur ministère que s'exerçaient toutes les pratiques du culte catholique; ils confessaient, baptisaient, mariaient les personnes restées fidèles à l'ancienne religion. Tous les chouans oisifs accouraient à Paris et s'y réunissaient aux émigrés, qui s'y trouvaient, disait-on, au nombre de plus de cinq mille. En voyant la conduite des cinq-cents et les périls du directoire, ils croyaient qu'il suffisait de quelques jours pour amener la catastrophe depuis si long-temps désirée. Ils remplissaient leur correspondance avec l'étranger de leurs espérances. Auprès du prince de Condé, dont le corps se retirait en Pologne, auprès du prétendant qui était à Blankembourg, auprès du comte d'Artois qui était en Ecosse, on montrait la plus grande joie. Avec cette même ivresse qu'on avait eue à Coblentz, lorsqu'on croyait rentrer dans quinze jours à la suite du roi de Prusse, on faisait de nouveau aujourd'hui des projets de retour; on en parlait, on en plaisantait comme d'un événement très prochain. Les villes voisines des frontières se remplissaient de gens qui attendaient avec impatience le moment de revoir la France. A tous ces indices il faut joindre enfin le langage forcené des journaux royalistes, dont la fureur augmentait avec la témérité et les espérances du parti.

Le directoire était instruit par sa police de tous ces mouvemens. La conduite des émigrés, la marche des cinq-cents, s'accordaient avec la déclaration de Duverne de Presle pour démontrer l'existence d'un véritable complot. Duverne de Presle avait dénoncé, sans les nommer, cent quatre-vingts députés comme complices. Il n'avait désigné nominativement que Lemerer et Mersan, et avait dit que les autres étaient tous les sociétaires de Clichy. En cela, il s'était trompé, comme on a vu. La plupart des clichyens, sauf cinq ou six peut-être, agissaient par entraînement d'opinion, et non par complicité. Mais le directoire, trompé par les apparences et la déclaration de Duverne de Presle, les croyait sciemment engagés dans le complot, et ne voyait en eux que des conjurés. Une découverte faite par Bonaparte en Italie vint lui révéler un secret important, et ajouter encore à ses craintes. Le Comte d'Entraigues, agent du prétendant, son intermédiaire avec les intrigans de France, et le confident de tous les secrets de l'émigration, s'était réfugié à Venise. Quand les Français y entrèrent, il fut saisi et livré à Bonaparte. Celui-ci pouvait l'envoyer en France pour y être fusillé comme émigré et comme conspirateur; cependant il se laissa toucher, et préféra se servir de lui et de ses indiscrétions, au lieu de le dévouer à la mort. Il lui assigna la ville de Milan pour prison, lui donna quelques secours d'argent, et se fit raconter tous les secrets du prétendant. Il connut alors l'histoire entière de la trahison de Pichegru, qui était restée cachée du gouvernement, et dont Rewbell seul avait eu quelques soupçons, mal accueillis de ses collègues. D'Entraigues raconta à Bonaparte tout ce qu'il savait, et le mit au fait de toutes les intrigues de l'émigration. Outre ces révélations verbales, on obtint des renseignemens curieux par la saisie des papiers trouvés à Venise, dans le portefeuille de d'Entraigues. Entre autres pièces, il en était une fort importante, contenant une longue conversation de d'Entraigues avec le comte de Montgaillard, dans laquelle celui-ci racontait la première négociation entamée avec Pichegru, et restée infructueuse par l'obstination du prince de Condé. D'Entraigues avait écrit cette conversation, qui fut trouvée dans ses papiers. Sur-le-champ Berthier, Clarke et Bonaparte la signèrent pour en attester l'authenticité, et l'envoyèrent à Paris.

Le directoire la tint secrète, comme la déclaration de Duverne de Presle, attendant l'occasion de s'en servir utilement. Mais il n'eut plus de doute alors sur le rôle de Pichegru dans le conseil des cinq-cents; il s'expliqua ses défaites, sa conduite bizarre, ses mauvais procédés, son refus d'aller à Stockholm, et son influence sur les Clichyens. Il supposa qu'à la tête de cent quatre-vingts députés ses complices, il préparait la contre-révolution.

Les cinq directeurs étaient divisés depuis la nouvelle direction que Carnot avait prise, et qui était suivie par Barthélémy. Il ne restait de dévoués au système du gouvernement que Barras, Rewbell et Larévellière-Lépaux. Ces trois directeurs n'étaient point eux-mêmes fort unis, car Rewbell, conventionnel modéré, haïssait dans Barras un partisan de Danton, et avait en outre la plus grande aversion pour ses moeurs et son caractère. Larévellière avait quelques liaisons avec Rewbell, mais peu de rapports avec Barras. Les trois directeurs n'étaient rapprochés que par la conformité habituelle de leur vote. Tous trois étaient fort irrités et fort prononcés contre la faction de Clichy. Barras, quoiqu'il reçût chez lui les émigrés par suite de sa facilité de moeurs, ne cessait de dire qu'il monterait à cheval, qu'il mettrait le sabre à la main, et, à la tête des faubourgs, irait sabrer tous les contre-révolutionnaires des cinq-cents. Rewbell ne s'exprimait pas de la sorte; il voyait tout perdu; et, quoique résolu à faire son devoir, il croyait que ses collègues et lui n'auraient bientôt plus d'autre ressource que la fuite. Larévellière-Lépaux, doué d'autant de courage que de probité, pensait qu'il fallait faire tête à l'orage, et tout tenter pour sauver la république. Le coeur exempt de haine, il pouvait servir de lien entre Barras et Rewbell, et il avait résolu de devenir leur intermédiaire. Il s'adressa d'abord à Rewbell, dont il estimait profondément la probité et les lumières, et lui expliquant ses intentions, lui demanda s'il voulait concourir à sauver la révolution. Rewbell accueillit chaudement ses ouvertures, et lui promit le plus entier dévouement. Il s'agissait de s'assurer de Barras, dont le langage énergique ne suffisait pas pour rassurer ses collègues. Ne lui supposant ni probité, ni principes, le voyant entouré de tous les partis, ils le croyaient aussi capable de se vendre à l'émigration que de se mettre un jour à la tête des faubourgs, et de faire un horrible coup de main. Ils craignaient l'une de ces choses autant que l'autre. Ils voulaient sauver la république par un acte d'énergie, mais ne pas la compromettre par de nouveaux meurtres. Effarouchés par les moeurs de Barras, ils se défiaient trop de lui. Larévellière se chargea de l'entretenir. Barras, charmé de se coaliser avec ses deux collègues, et de s'assurer leur appui, flatté surtout de leur alliance, adhéra entièrement à leurs projets, et parut se prêter à toutes leurs vues. Dès cet instant, ils furent assurés de former une majorité compacte, et d'annuler entièrement, par leurs trois votes réunis, l'influence de Carnot et de Barthélémy. Il s'agissait de savoir quels moyens ils emploieraient pour déjouer la conspiration, à laquelle ils supposaient de si grandes ramifications dans les deux conseils. Employer les voies judiciaires, dénoncer Pichegru et ses complices, demander leur acte d'accusation aux cinq-cents, et les faire juger ensuite, était tout à fait impossible. D'abord on n'avait que le nom de Pichegru, de Lemerer et de Mersan; on croyait bien reconnaître les autres à leurs liaisons, à leurs intrigues, à leurs violentes propositions dans le club de Clichy et dans les cinq-cents, mais ils n'étaient nommés nulle part. Faire condamner Pichegru et deux ou trois députés, ce n'était pas détruire la conspiration. D'ailleurs on n'avait pas même les moyens de faire condamner Pichegru, Lemerer et Mersan; car les preuves existant contre eux, quoique emportant la conviction morale, ne suffisaient pas pour que des juges prononçassent une condamnation. Les déclarations de Duverne de Presle, celle de d'Entraigues, étaient insuffisantes sans le secours des dépositions orales. Mais ce n'était pas là encore la difficulté la plus grande: aurait-on possédé contre Pichegru et ses complices toutes les pièces qu'on n'avait pas, il fallait arracher l'acte d'accusation aux cinq-cents; et, les preuves eussent-elles été plus claires que le jour, la majorité actuelle n'y eut jamais adhéré; car c'était déférer le coupable à ses propres complices. Ces raisons étaient si évidentes, que malgré leur goût pour la légalité, Larévellière et Rewbell furent obligés de renoncer à toute idée d'un jugement régulier, et durent se résoudre à un coup d'état; triste et déplorable ressource, mais qui, dans leur situation et avec leurs alarmes, était la seule possible. Décidés à des moyens extrêmes, ils ne voulaient cependant pas de moyens sanglans, et cherchaient à contenir les goûts révolutionnaires de Barras. Sans être d'accord encore sur le mode et le moment de l'exécution, ils s'arrêtèrent à l'idée de faire arrêter Pichegru et ses cent quatre-vingts complices supposés, de les dénoncer au corps législatif épuré, et de lui demander une loi extraordinaire, qui décrétât leur bannissement sans jugement. Dans leur extrême défiance, ils se méprenaient sur Carnot; ils oubliaient sa vie passée, ses principes rigides, son entêtement, et le croyaient presque un traître. Ils craignaient que, réuni à Barthélémy, il ne fût dans le complot de Pichegru. Ses soins pour grouper l'opposition autour de lui, et s'en faire le chef, étaient à leurs yeux prévenus comme autant de preuves d'une complicité criminelle. Cependant ils n'étaient pas convaincus encore; mais décidés à un coup hardi, ils ne voulaient pas agir à demi, et ils étaient prêts à frapper les coupables même à leurs côtés, et dans le sein du directoire.

Ils convinrent de tout préparer pour l'exécution de leur projet, et d'épier soigneusement leurs ennemis, afin de saisir le moment où il deviendrait urgent de les atteindre. Résolus à un acte aussi hardi, ils avaient besoin d'appui. Le parti patriote, qui pouvait seul leur en fournir, se divisait comme autrefois en deux classes; les uns, toujours furieux depuis le 9 thermidor, n'avaient pas décoléré depuis trois ans, ne comprenaient aucunement la marche forcée de la révolution, considéraient le régime légal comme une concession faite aux contre-révolutionnaires, et ne voulaient que vengeance et proscriptions. Quoique le directoire les eût frappés dans la personne de Baboeuf, ils étaient prêts, avec leur dévouement ordinaire, à voler à son secours. Mais ils étaient trop dangereux à employer, et on pouvait tout au plus, en un jour de péril extrême, les enrégimenter, comme on avait fait au 13 vendémiaire, et compter sur le sacrifice de leur vie. Ils avaient assez prouvé à côté de Bonaparte, et sur les degrés de l'église Saint-Roch, de quoi ils étaient capables un jour de danger. Outre ces ardens patriotes, presque tous compromis par leur zèle ou leur participation active à la révolution, il y avait les patriotes modérés, d'une classe supérieure, qui, approuvant plus ou moins la marche du directoire, voulaient néanmoins la république appuyée sur les lois, et voyaient le péril imminent auquel elle était exposée par la réaction. Ceux-là répondaient parfaitement aux intentions de Rewbell et Larévellière, et pouvaient donner un secours, sinon de force, au moins d'opinion au directoire. On les voyait alternativement dans les salons de Barras, qui représentait pour ses collègues, ou dans ceux de madame de Staël, qui n'avait point quitté Paris, et qui, par le charme de son esprit, réunissait toujours autour d'elle ce qu'il y avait de plus brillant en France. Benjamin Constant y occupait le premier rang par son esprit, et par les écrits qu'il avait publiés en faveur du directoire. On y voyait aussi M. de Talleyrand, qui, rayé de la liste des émigrés, vers les derniers temps de la convention, était à Paris avec le désir de rentrer dans la carrière des grands emplois diplomatiques. Ces hommes distingués, composant la société du gouvernement, avaient résolu de former une réunion qui contre-balançât l'influence de Clichy, et qui discutât dans un sens contraire les questions politiques. Elle fut appelée cercle constitutionnel. Elle réunit bientôt tous les hommes que nous venons de désigner, et les membres des conseils qui votaient avec le directoire, c'est-à-dire presque tout le dernier tiers conventionnel. Les membres du corps législatif, qui s'intitulaient constitutionnels, auraient dû se rendre aussi dans le nouveau cercle, car leur opinion était la même; mais brouillés d'amour-propre avec le directoire, par leurs discussions dans le corps législatif, ils persistaient à rester à part, entre le cercle constitutionnel et Clichy, à la suite des directeurs Carnot et Barthélemy, des députés Tronçon-Ducoudray, Portalis, Lacuée, Dumas, Doulcet-Pontécoulant, Siméon, Thibaudeau. Benjamin Constant parla plusieurs fois dans le cercle constitutionnel. On y entendit aussi M. de Talleyrand. Cet exemple fut imité, et des cercles du même genre, composés, il est vrai, d'hommes moins élevés et de patriotes moins mesurés, se formèrent de toutes parts. Le cercle constitutionnel s'était ouvert le 1er messidor an V, un mois après le 1er prairial. En très peu de temps il y en eut de pareils dans toute la France; les patriotes les plus chauds s'y réunirent, et par une réaction toute naturelle, on vit presque se recomposer le parti jacobin.

Mais c'était là un moyen usé et peu utile. Les clubs étaient déconsidérés en France, et privés par la constitution des moyens de redevenir efficaces. Le directoire avait heureusement un autre appui; c'était celui des armées, chez lesquelles semblaient s'être réfugiés les principes républicains, depuis que les souffrances de la révolution avaient amené dans l'intérieur une réaction si violente et si générale. Toute armée est attachée au gouvernement qui l'organise, l'entretient, la récompense; mais les soldats républicains voyaient dans le directoire non seulement les chefs du gouvernement, mais les chefs d'une cause pour laquelle ils s'étaient levés en masse en 93, pour laquelle ils avaient combattu et vaincu pendant six années. Nulle part l'attachement à la révolution n'était plus grand qu'à l'armée d'Italie. Elle était composée de ces révolutionnaires du Midi, aussi impétueux dans leurs opinions que dans leur bravoure. Généraux, officiers et soldats, étaient comblés d'honneurs, gorgés d'argent, repus de plaisirs. Ils avaient conçu de leurs victoires un orgueil extraordinaire. Ils étaient instruits de ce qui se passait dans l'intérieur, par les journaux qu'on leur faisait lire, et ils ne parlaient que de repasser les Alpes, pour aller sabrer les aristocrates de Paris. Le repos dont ils jouissaient depuis la signature des préliminaires, contribuait à augmenter leur effervescence par l'oisiveté. Masséna, Joubert, et Augereau surtout, leur donnaient l'exemple du républicanisme le plus ardent. Les troupes venues du Rhin, sans être moins républicaines, étaient cependant plus froides, plus mesurées, et avaient contracté sous Moreau plus de sobriété et de discipline. C'était Bernadotte qui les commandait; il affectait une éducation soignée, et cherchait à se distinguer de ses collègues par des manières plus polies. Dans sa division on faisait usage de la qualification de monsieur, tandis que dans toute l'ancienne armée d'Italie, on ne voulait souffrir que le titre de citoyen. Les vieux soldats d'Italie, libertins, insolens, querelleurs comme des méridionaux, et des enfans gâtés par la victoire, étaient déjà en rivalité de bravoure avec les soldats du Rhin; et maintenant ils commençaient à être en rivalité, non pas d'opinion, mais d'habitudes et d'usages. Ils ne voulaient pas des qualifications de monsieur, et pour ce motif ils échangeaient souvent des coups de sabre avec leurs camarades du Rhin. La division Augereau surtout, qui se distinguait comme son général par son exaltation révolutionnaire, était la plus agitée; il fallut une proclamation énergique de son chef pour la contenir, et pour faire trêve aux duels. La qualification de citoyen fut seule autorisée.

Le général Bonaparte voyait avec plaisir l'esprit de l'armée, et en favorisait l'essor. Ses premiers succès avaient tous été remportés contre la faction royaliste, soit devant Toulon, soit au 13 vendémiaire. Il était donc brouillé d'origine avec elle. Depuis, elle s'était attachée à rabaisser ses triomphes parce que l'éclat en rejaillissait sur la révolution. Ses dernières attaques surtout remplirent le général de colère. Il ne se contenait plus en lisant la motion du Dumolard, et en apprenant que la trésorerie avait arrêté le million envoyé à Toulon. Mais outre ces raisons particulières de détester la faction royaliste, il en avait encore une plus générale et plus profonde; elle était dans sa gloire et dans la grandeur de son rôle. Que pouvait faire un roi pour sa destinée? Si haut qu'il pût l'élever, ce roi eût été toujours au-dessus de lui. Sous la république, au contraire, aucune tête ne dominait la sienne. Qu'il ne rêvât pas encore sa destinée inouïe, du moins il prévoyait dans la république une audace et une immensité d'entreprises, qui convenaient à l'audace et à l'immensité de son génie; tandis qu'avec un roi la France eût été ramenée à une existence obscure et bornée. Quoi qu'il fît donc de cette république, qu'il la servît ou l'opprimât, Bonaparte ne pouvait être grand qu'avec elle, et par elle, et devait la chérir comme son propre avenir. Qu'un Pichegru se laissât allécher par un château, un titre et quelques millions, on le conçoit; à l'ardente imagination du conquérant de l'Italie, il fallait une autre perspective; il fallait celle d'un monde nouveau, révolutionné par ses mains.

Il écrivit donc au directoire qu'il était prêt, lui et l'armée, à voler à son secours, pour faire rentrer les contre-révolutionnaires dans le néant. Il ne craignit pas de donner des conseils, et engagea hautement le directoire à sacrifier quelques traîtres et à briser quelques presses.

Dans l'armée du Rhin, les dispositions étaient plus calmes. Il y avait quelques mauvais officiers placés dans les rangs par Pichegru. Cependant la masse de l'armée était républicaine, mais tranquille, disciplinée, pauvre, et moins enivrée de succès que celle d'Italie. Une armée est toujours faite à l'image du général. Son esprit passe à ses officiers, et de ses officiers se communique à ses soldats. L'armée du Rhin était modelée sur Moreau. Moreau, flatté par la faction royaliste, qui voulait mettre sa sage retraite au-dessus des merveilleux exploits d'Italie, avait moins de haine contre elle que Bonaparte. Il était d'ailleurs insouciant, modelé, froid, et n'avait pour la politique qu'un goût égal à sa capacité; aussi se tenait-il en arrière, ne cherchant point à se prononcer. Cependant il était républicain, et point traître comme on l'a dit. Il avait dans ce moment la preuve de la trahison de Pichegru, et aurait pu rendre au gouvernement un immense service. Nous avons déjà dit qu'il venait de saisir un fourgon du général Kinglin, renfermant beaucoup de papiers. Ces papiers contenaient toute la correspondance chiffrée de Pichegru avec Wickam, le prince de Condé, etc. Moreau pouvait donc fournir la preuve de la trahison, et rendre plus praticables les moyens judiciaires. Mais Pichegru avait été son général en chef et son ami, il ne voulait pas le trahir, et il faisait travailler au déchiffrement de cette correspondance, sans la déclarer au gouvernement. Du reste, elle renfermait la preuve de la fidélité de Moreau lui-même à la république. Pichegru, après avoir donné sa démission, n'avait qu'un moyen de se conserver de l'importance, c'était de dire qu'il disposait de Moreau, et que, se reposant sur lui de la direction de l'armée, il allait conduire les intrigues de l'intérieur. Eh bien! Pichegru ne cessa de dire qu'il ne fallait pas s'adresser à Moreau, parce qu'il n'accueillerait aucune ouverture. Moreau était donc froid, mais fidèle. Son armée était une des plus belles et des plus braves que jamais la république eût possédées.

Tout était différent à l'armée de Sambre-et-Meuse: c'était, comme nous l'avons dit ailleurs, l'armée de Fleurus, de l'Ourthe et de la Roër, armée brave et républicaine, comme son ancien général. Son ardeur s'était encore augmentée lorsque le jeune Hoche, appelé à la commander, était venu y répandre tout le feu de son âme. Ce jeune homme, devenu en une campagne, de sergent aux gardes françaises, général en chef, aimait la république comme sa bienfaitrice et sa mère. Dans les cachots du comité de salut public, ses sentimens ne s'étaient point attiédis; dans la Vendée, ils s'étaient renforcés en luttant avec les royalistes. En vendémiaire, il était tout prêt à voler au secours de la convention, et il avait déjà mis vingt mille hommes en mouvement, lorsque la vigueur de Bonaparte, dans la journée du 13, le dispensa de marcher plus avant. Ayant dans sa capacité politique une raison de se mêler des affaires que Moreau n'avait pas, ne jalousant pas Bonaparte, mais impatient de l'atteindre dans la carrière de la gloire, il était dévoué de coeur à la république, et prêt à la servir de toutes les manières, sur le champ de bataille ou au milieu des orages politiques. Déjà nous avons eu occasion de dire qu'à une prudence consommée il joignait une ardeur et une impatience de caractère extraordinaires. Prompt à se jeter dans les événemens, il offrit son bras et sa vie au directoire. Ainsi la force matérielle ne manquait pas au gouvernement; mais il fallait l'employer avec prudence et surtout avec à-propos.

De tous les généraux, Hoche était celui qu'il convenait le plus au directoire d'employer. Si la gloire et le caractère de Bonaparte pouvaient inspirer quelque ombrage, il n'en était pas de même de Hoche. Ses victoires de Wissembourg en 1793, sa belle pacification de la Vendée, sa récente victoire à Neuwied, lui donnaient une belle gloire, et une gloire variée, où l'estime pour l'homme d'état se mêlait à l'estime pour le guerrier; mais cette gloire n'avait rien qui pût effrayer la liberté. A faire intervenir un général dans les troubles de l'état, il valait mieux s'adresser à lui qu'au géant qui dominait en Italie. C'était le général chéri des républicains, celui sur lequel ils reposaient leur pensée sans aucune crainte. D'ailleurs, son armée était la plus rapprochée de Paris. Vingt mille hommes pouvaient, au besoin, se trouver, en quelques marches, dans la capitale, et y seconder de leur présence le coup de vigueur que le directoire avait résolu de frapper.

C'est à Hoche que songèrent les trois directeurs Barras, Rewbell et Larévellière. Cependant Barras, qui était fort agissant, fort habile à l'intrigue, et qui voulait, dans cette nouvelle crise, se charger de l'honneur de l'exécution, Barras écrivit, à l'insu de ses collègues, à Hoche, avec lequel il était en relation, et lui demanda son intervention dans les événemens qui se préparaient. Hoche n'hésita pas. L'occasion la plus commode s'offrait de diriger des troupes sur Paris. Il travaillait en ce moment avec la plus grande ardeur à préparer sa nouvelle expédition d'Irlande; il était allé en Hollande pour surveiller les préparatifs qui se faisaient au Texel. Il avait résolu de détacher vingt mille hommes de l'armée de Sambre-et-Meuse, et de les diriger sur Brest. Dans leur route, à travers l'intérieur, il était facile de les arrêter à la hauteur de Paris, et de les employer au service du directoire. Il offrit plus encore: il fallait de l'argent, soit pour la colonne en route, soit pour un coup de main; il s'en assura par un moyen fort adroit. On a vu que les provinces entre Meuse et Rhin n'avaient qu'une existence incertaine jusqu'à la paix avec l'Empire. Elles n'avaient pas été, comme la Belgique, divisées en départemens et réunies à la France; elles étaient administrées militairement et avec beaucoup de prudence par Hoche, qui voulait les républicaniser, et, dans le cas où on ne pourrait pas obtenir leur réunion expresse à la France, en faire une république cis-rhénane, qui serait attachée à la république comme une fille à sa mère. Il avait établi une commission à Bonn, chargée d'administrer le pays, et de recevoir les contributions frappées tant en-deçà qu'au-delà du Rhin. Deux millions et quelques cent mille francs se trouvaient dans la caisse de cette commission. Hoche lui défendit de les verser dans la caisse du payeur de l'armée, parce qu'ils seraient tombés sous l'autorité de la trésorerie, et distraits peut-être pour des projets même étrangers à l'armée. Il fit payer la solde de la colonne qu'il allait mettre en mouvement, et garder en réserve près de deux millions, soit pour les offrir au directoire, soit pour les employer à l'expédition d'Irlande. C'était par zèle politique qu'il commettait cette infraction aux règles de la comptabilité; car ce jeune général, qui, plus qu'aucun autre, avait pu s'enrichir était fort pauvre. En faisant tout cela, Hoche croyait exécuter les ordres, non-seulement de Barras, mais de Larévellière-Lépaux, et de Rewbell.

Deux mois s'étaient écoulés depuis le 1er prairial, c'est-à-dire depuis l'ouverture de la nouvelle session: on était à la fin de messidor (mi-juillet). Les propositions arrêtées à Clichy, et portées aux cinq-cents, n'avaient pas cessé de se succéder. Il s'en préparait une nouvelle, à laquelle la faction royaliste attachait beaucoup de prix. L'organisation des gardes nationales n'était pas encore décrétée; le principe n'en était que posé dans la constitution. Les clichyens voulaient se ménager une force à opposer aux armées, et remettre sous les armes cette jeunesse qu'on avait soulevée en vendémiaire contre la convention. Ils venaient de faire nommer une commission dans les cinq-cents pour présenter un projet d'organisation; Pichegru en était président et rapporteur. Outre cette importante mesure, la commission des finances avait repris en sous-oeuvre les propositions rejetées par les anciens, et cherchait à les présenter d'une autre manière, pour les faire adopter sous une nouvelle forme. Ces propositions des cinq-cents, toutes redoutables qu'elles étaient, effrayaient moins cependant les trois directeurs coalisés, que la conspiration à la tête de laquelle ils voyaient un général célèbre, et à laquelle ils supposaient dans les conseils des ramifications fort étendues. Décidés à agir, ils voulaient d'abord opérer dans le ministère certains changemens qu'ils croyaient nécessaires, pour donner plus d'homogénéité à l'administration de l'état, et pour prononcer d'une manière ferme et décidée la marche du gouvernement.

Le ministre de la police, Cochon, quoique un peu disgracié auprès des royalistes depuis la poursuite des trois agens du prétendant et les circulaires relatives aux élections, n'en était pas moins tout dévoué à Carnot. Le directoire, avec les projets qu'il nourrissait, ne pouvait pas laisser la police dans les mains de Cochon. Le ministre de la guerre Pétiet était en renom chez les royalistes; il était la créature dévouée de Carnot. Il fallait encore l'exclure, pour qu'il n'y eût pas, entre les armées et la majorité directoriale, un ennemi pour intermédiaire. Le ministre de l'intérieur, Bénézech, administrateur excellent, courtisan docile, n'était à craindre pour aucun parti; mais on le suspectait à cause de ses goûts connus et de l'indulgence des journaux royalistes à son égard. On voulait le changer aussi, ne fût-ce que pour avoir un homme plus sûr. On avait une entière confiance dans Truguet, ministre de la marine, et Charles Delacroix, ministre des relations extérieures; mais des raisons, puisées dans l'intérêt du service, portaient les directeurs à désirer leur changement. Truguet était en butte à toutes les attaques de la faction royaliste, et il en méritait une partie par son caractère hautain et violent. C'était un homme loyal et à grands moyens, mais n'ayant pas pour les personnes les ménagemens nécessaires à la tête d'une grande administration. D'ailleurs on pouvait l'employer avec avantage dans la carrière diplomatique; lui-même désirait aller remplacer en Espagne le général Pérignon, pour faire concourir cette puissance à ses grands desseins sur les Indes. Quant à Delacroix, il a prouvé depuis qu'il pouvait bien administrer un département; mais il n'avait ni la dignité, ni l'instruction nécessaire pour représenter la république auprès des puissances de l'Europe. D'ailleurs les directeurs avaient un vif désir de voir arriver aux affaires étrangères un autre personnage: c'était M. de Talleyrand. L'esprit enthousiaste de madame de Staël s'était enflammé pour l'esprit froid, piquant et profond de M. de Talleyrand. Elle l'avait mis en communication avec Benjamin Constant, et Benjamin Constant avait été chargé de le mettre en rapport avec Barras. M. de Talleyrand sut gagner Barras et en aurait gagné de plus fins. Après s'être fait présenter par madame de Staël à Benjamin Constant, par Benjamin Constant à Barras, il se fit présenter par Barras à Larévellière, et il sut gagner l'honnête homme comme il avait gagné le mauvais sujet. Il leur parut à tous un homme fort à plaindre, odieux à l'émigration comme partisan de la révolution, méconnu par les patriotes à cause de sa qualité de grand seigneur, et victime à la fois de ses opinions et de sa naissance. Il fut convenu qu'on en ferait un ministre des affaires extérieures. La vanité des directeurs était flattée de se rattacher à un si grand personnage; et ils étaient assurés d'ailleurs de confier les affaires étrangères à un homme instruit, habile, et personnellement lié avec toute la diplomatie européenne.

Restaient Ramel, ministre des finances, et Merlin (de Douai), ministre de la justice, qui étaient odieux aux royalistes, plus que tous les autres ensemble, mais qui remplissaient avec autant de zèle que d'aptitude les devoirs de leur ministère. Les trois directeurs ne voulaient les remplacer à aucun prix. Ainsi les trois directeurs devaient, sur les sept ministres, changer Cochon, Pétiet, et Bénézech, pour cause d'opinion; Truguet et Delacroix, pour l'intérêt du service, et garder Merlin et Ramel.

Dans tout état dont les institutions sont représentatives, monarchie ou république, c'est par le choix des ministres que le gouvernement prononce son esprit et sa marche. C'est aussi pour le choix des ministres que les partis s'agitent, et ils veulent influer sur le choix, autant dans l'intérêt de leur opinion que dans celui de leur ambition. Mais si, dans les partis, il en est un qui souhaite plus qu'une simple modification dans la marche du gouvernement et qui aspire à renverser le régime existant, celui-là, redoutant les réconciliations, veut autre chose qu'un changement de ministère, ne s'en mêle pas, ou s'en mêle pour l'empêcher. Pichegru et les clichyens, qui étaient dans la confidence du complot, mettaient peu d'intérêt au changement du ministère. Cependant ils s'étaient approchés de Carnot pour s'entretenir avec lui; mais c'était plutôt un prétexte pour le sonder et découvrir ses intentions secrètes, que pour arriver à un résultat qui était fort insignifiant à leurs yeux. Carnot s'était prononcé avec eux franchement et par écrit, en répondant aux membres qui lui avaient fait des ouvertures. Il avait déclaré qu'il périrait plutôt que de laisser entamer la constitution ou déshonorer les pouvoirs qu'elle avait institués (expressions textuelles de l'une de ses lettres). Il avait ainsi réduit ceux qui venaient le sonder à ne parler que de projets constitutionnels, tels qu'un changement de ministère. Quant aux constitutionnels et à ceux des clichyens qui étaient moins engagés dans la faction, ils voulaient sincèrement obtenir une révolution ministérielle et s'en tenir là. Ceux-ci se groupèrent donc autour de Carnot. Les membres des anciens et des cinq-cents, qu'on a déjà désignés, Portalis, Tronçon-Ducoudray, Lacuée, Dumas, Thibaudeau, Doulcet-Pontécoulant, Siméon, Emery et autres, s'entretinrent avec Carnot et Barthélemy, et discutèrent les changemens à faire dans le ministère. Les deux ministres dont ils demandaient surtout le remplacement, étaient Merlin, ministre de la justice, et Ramel, ministre des finances. Ayant attaqué particulièrement le système financier, ils étaient plus animés contre le ministre des finances que contre aucun autre. Ils demandaient aussi le renvoi de Truguet et de Charles Delacroix. Naturellement ils voulaient garder Cochon, Pétiet et Bénézech. Les deux directeurs Barthélemy et Carnot n'étaient pas difficiles à persuader. Le faible Barthélemy n'avait pas d'avis personnel; Carnot voyait tous ses amis dans les ministres conservés, tous ses ennemis dans les ministres rejetés. Mais le projet, commode à former dans les coteries des constitutionnels, n'était pas facile à faire agréer aux trois autres directeurs, qui, ayant un parti pris, voulaient justement renvoyer ceux que les constitutionnels tenaient à conserver.

Carnot, qui ne connaissait pas l'union formée entre ses trois collègues, Rewbell, Larévellière et Barras, et qui ne savait pas que Larévellière était le lien des deux autres, espéra qu'il serait plus facile à détacher. Il conseilla donc aux constitutionnels de s'adresser à lui, pour tâcher de l'amener à leurs vues. Ils se rendirent chez Larévellière, et trouvèrent sous sa modération une fermeté invincible. Larévellière, peu habitué, comme tous les hommes de ce temps, à la tactique des gouvernemens représentatifs, ne pensait pas qu'on pût négocier pour des choix de ministres. «Faites votre rôle, disait-il aux députés, c'est-à-dire faites des lois; laissez-nous le nôtre, celui de choisir les fonctionnaires publics. Nous devons diriger notre choix d'après notre conscience et l'opinion que nous avons du mérite des individus, non d'après l'exigence des partis.» Il ne savait pas encore, et personne ne savait alors, qu'il faut composer un ministère d'influences, et que ces influences il faut les prendre dans les partis existants; que le choix de tel ou tel ministre, étant une garantie de la direction qu'on va suivre, peut devenir un objet de négociation. Larévellière avait encore d'autres raisons de repousser une transaction; il avait la conscience que lui et son ami Rewbell n'avaient jamais voulu et voté que le bien; il était assuré que la majorité directoriale, quelles que fussent les vues personnelles des directeurs, n'avait jamais voté autrement; qu'en finances, sans pouvoir empêcher toutes les malversations subalternes, elle avait du moins administré loyalement, et le moins mal possible dans les circonstances; qu'en politique elle n'avait jamais eu d'ambition personnelle, et n'avait rien fait pour étendre ses prérogatives; que, dans la direction de la guerre, elle n'avait aspiré qu'à une paix prompte, mais honorable et glorieuse. Larévellière ne pouvait donc comprendre et admettre les reproches adressés au directoire. Sa bonne conscience les lui rendait inintelligibles. Il ne voyait plus dans les clichyens que des conspirateurs perfides, et dans les constitutionnels que des amours-propres froissés. Avec tout le monde encore, il ignorait qu'il faut admettre l'humeur bien ou mal fondée des partis comme un fait, et compter avec toutes les prétentions, même celles de l'amour-propre blessé. D'ailleurs, ce qu'offraient les constitutionnels n'avait rien de très-engageant. Les trois directeurs coalisés voulaient se donner un ministère homogène, afin de frapper la faction royaliste; les constitutionnels, au contraire, exigeaient un ministère tout opposé à celui dont les directeurs croyaient avoir besoin dans le danger actuel, et ils n'avaient à offrir en retour que leurs voix, qui étaient peu nombreuses, et que du reste ils n'engageaient sur aucune question. Leur alliance n'avait donc rien d'assez rassurant pour décider le directoire à les écouter, et à se désister de ses projets. Larévellière ne leur donna aucune satisfaction. Ils se servirent auprès de lui du géologue Faujas de Saint-Fond, avec lequel il était lié par la conformité des goûts et des études; tout fut inutile. Il finit par répondre: «Le jour où vous nous attaquerez, vous nous trouverez prêts. Nous vous tuerons, mais politiquement. Vous voulez notre sang, mais le vôtre ne coulera pas. Vous serez réduits seulement à l'impossibilité de nuire.»

Cette fermeté fit désespérer de Larévellière. Carnot conseilla alors de s'adresser à Barras, en doutant toutefois du succès, car il connaissait sa haine. L'amiral Villaret-Joyeuse, un des membres ardens de l'opposition, et que son goût pour les plaisirs avait souvent rapproché de Barras, fut chargé de lui parler. Le facile Barras, qui promettait à tout le monde, quoique ses sentimens fussent au fond assez décidés, fut en apparence moins désespérant que Larévellière. Sur les quatre ministres dont les constitutionnels demandaient le changement, Merlin, Ramel, Truguet et Delacroix, il consentit à en changer deux, Truguet et Delacroix. C'était ainsi convenu avec Rewbell et Larévellière. Il pouvait donc s'engager pour ces deux-là, et il promit leur renvoi. Cependant, soit qu'avec sa facilité ordinaire, il promît plus qu'il ne pouvait tenir, soit qu'il voulût tromper Carnot et l'engager à demander lui-même le changement des ministres, soit qu'on interprétât trop favorablement son langage ordinairement ambigu, les constitutionnels vinrent annoncer à Carnot que Barras consentait à tout, et voterait avec lui sur chacun des ministres. Les constitutionnels demandaient que le changement se fît sur-le-champ. Carnot et Barthélémy, doutant de Barras, hésitaient à prendre l'initiative. On pressait Barras de la prendre, et il répondait que, les journaux étant fort déchaînés dans ce moment, le directoire paraîtrait céder à leur violence. On essaya de faire taire les journaux; mais pendant ce temps, Rewbell et Larévellière, étrangers à ces intrigues, prirent eux-mêmes l'initiative. Le 28 messidor, Rewbell déclara, dans la séance du directoire, qu'il était temps d'en finir, qu'il fallait faire cesser les fluctuations du gouvernement, et s'occuper du changement des ministres. Il demanda qu'on procédât sur-le-champ au scrutin. Le scrutin fut secret. Truguet et Delacroix, que tout le monde était d'accord de remplacer, furent exclus à l'unanimité. Quant à Ramel et à Merlin, que les constitutionnels seuls voulaient remplacer, ils n'eurent contre eux que les deux voix de Carnot et de Barthélémy, et ils furent maintenus par celles de Rewbell, Larévellière et Barras. Cochon, Pétiet et Bénézech furent destitués par les trois voix qui avaient soutenu Merlin et Ramel. Ainsi le plan de réforme, adopté par la majorité directoriale, était accompli. Carnot, se voyant joué, voulait différer au moins la nomination des successeurs, en disant qu'il n'était pas prêt à faire un choix. On lui répondit durement qu'un directeur devait toujours être préparé, et qu'il ne devait pas destituer un fonctionnaire sans avoir déjà fixé ses idées sur le remplaçant. On l'obligea à voter sur-le-champ. Les cinq successeurs furent nommes par la grande majorité. On avait conservé Ramel aux finances, Merlin à la justice; on nomma aux affaires étrangères M. de Talleyrand; à la marine un vieux et brave marin, administrateur excellent, Pléville Le Peley; à l'intérieur un homme de lettres assez distingué, mais plus disert que capable, François (de Neuf-Château); à la police Lenoir-Laroche, homme sage et éclairé, qui écrivait dans le Moniteur de bons articles politiques; enfin à la guerre le jeune et brillant général sur lequel on avait résolu de s'appuyer, Hoche. Celui-ci n'avait pas l'âge requis par la constitution, c'est-à-dire trente ans. On le savait, mais Larévellière avait proposé à ses deux collègues, Rewbell et Barras, de le nommer, sauf à le remplacer dans deux jours, afin de se l'attacher, et de donner un témoignage flatteur aux armées. Ainsi tout le monde concourut à ce changement, qui devint décisif, comme on va le voir. Il est assez ordinaire de voir les partis contribuer à un même événement, qu'ils croient devoir leur profiter. Ils concourent tous à le produire; mais le plus fort décide le résultat en sa faveur.

N'aurait-il pas eu l'orgueil le plus irritable, Carnot devait être indigné, et se croire joué par Barras. Les membres du corps législatif qui s'étaient entremis dans la négociation coururent chez lui, recueillirent tous les détails de la séance qui avait eu lieu au directoire, se déchaînèrent contre Barras, l'appelèrent un fourbe, et firent éclater la plus grande indignation. Mais un événement vint augmenter l'effervescence, et la porter au comble. Hoche, sur l'avis de Barras, avait mis ses troupes en mouvement, dans l'intention de les diriger effectivement sur Brest, mais de les arrêter quelques jours dans les environs de la capitale. Il avait choisi la légion des Francs, commandée par Hubert; la division d'infanterie Lemoine; la division des chasseurs à cheval, commandée par Richepanse; un régiment d'artillerie; en tout quatorze à quinze mille hommes. La division des chasseurs de Richepanse était déjà arrivée à la Ferté-Alais, à onze lieues de Paris. C'était une imprudence, car le rayon constitutionnel était de douze lieues, et, en attendant le moment d'agir, il ne fallait pas franchir la limite légale. Cette imprudence était due à l'erreur d'un commissaire des guerres, qui avait transgressé la loi sans la connaître. A cette circonstance fâcheuse s'en joignaient d'autres. Les troupes, en voyant la direction qu'on leur faisait prendre, et sachant ce qui se passait dans l'intérieur, ne doutaient pas qu'on ne les fît marcher sur les conseils. Les officiers et les soldats disaient en route qu'ils allaient mettre à la raison les aristocrates de Paris. Hoche s'était contenté d'avertir le ministre de la guerre d'un mouvement général de troupes sur Brest, pour l'expédition d'Irlande.

Toutes ces circonstances indiquaient aux divers partis qu'on touchait à quelque événement décisif. L'opposition et les ennemis du gouvernement redoublèrent d'activité pour parer le coup qui les menaçait; et le directoire, de son côté, ne négligea plus rien pour hâter l'exécution de ses projets et s'assurer la victoire; et on verra ci-après qu'il y réussit pleinement.

 

DIRECTOIRE. CHAPITRE X.

CONCENTRATION DE TROUPES AUTOUR DE PARIS.— CHANGEMENS DANS LE MINISTÈRE.— PRÉPARATIFS DE L'OPPOSITION ET DES CLICHYENS CONTRE LE DIRECTOIRE.— LUTTE DES CONSEILS AVEC LE DIRECTOIRE.— PROJET DE LOI SUR LA GARDE NATIONALE.— LOI CONTRE LES SOCIÉTÉS POLITIQUES.— FÊTE A L'ARMÉE D'ITALIE.— MANIFESTATIONS POLITIQUES.—AUGEREAU EST MIS A LA TÊTE DES FORCES DE PARIS.— NÉGOCIATIONS POUR LA PAIX AVEC L'EMPEREUR.— CONFÉRENCES DE LILLE AVEC L'ANGLETERRE.— PLAINTES DES CONSEILS SUR LA MARCHE DES TROUPES.— MESSAGE ÉNERGIQUE DU DIRECTOIRE A CE SUJET.— DIVISIONS DANS LE PARTI DE L'OPPOSITION.— INFLUENCE DE MADAME DE STAËL; TENTATIVE INFRUCTUEUSE DE RÉCONCILIATION.— RÉPONSE DES CONSEILS AU MESSAGE DU DIRECTOIRE.—PLAN DÉFINITIF DU DIRECTOIRE CONTRE LA MAJORITÉ DES CONSEILS.— COUP D'ÉTAT DU 18 FRUCTIDOR.— ENVAHISSEMENT DES DEUX CONSEILS PAR LA FORCE ARMÉE.— DÉPORTATION DE CINQUANTE-TROIS DÉPUTÉS ET DE DEUX DIRECTEURS, ET AUTRES CITOYENS.— DIVERSES LOIS RÉVOLUTIONNAIRES SONT REMISES EN VIGUEUR.— CONSÉQUENCE DE CETTE RÉVOLUTION.