HISTOIRE DE LA RÉVOLUTION FRANÇAISE. |
DIRECTOIRE.CHAPITRE X.
CONCENTRATION DE TROUPES AUTOUR DE PARIS.—CHANGEMENS DANS LE MINISTÈRE.—PRÉPARATIFS DE L'OPPOSITION ET DES CLICHYENS CONTRE LE DIRECTOIRE.—LUTTE DES CONSEILS AVEC LE DIRECTOIRE.—PROJET DE LOI SUR LA GARDE NATIONALE.—LOI CONTRE LES SOCIÉTÉS POLITIQUES.—FÊTE A L'ARMÉE D'ITALIE.—MANIFESTATIONS POLITIQUES.—AUGEREAU EST MIS A LA TÊTE DES FORCES DE PARIS.—NÉGOCIATIONS POUR LA PAIX AVEC L'EMPEREUR.—CONFÉRENCES DE LILLE AVEC L'ANGLETERRE.—PLAINTES DES CONSEILS SUR LA MARCHE DES TROUPES.—MESSAGE ÉNERGIQUE DU DIRECTOIRE A CE SUJET.—DIVISIONS DANS LE PARTI DE L'OPPOSITION.—INFLUENCE DE MADAME DE STAËL; TENTATIVE INFRUCTUEUSE DE RÉCONCILIATION.—RÉPONSE DES CONSEILS AU MESSAGE DU DIRECTOIRE.—PLAN DÉFINITIF DU DIRECTOIRE CONTRE LA MAJORITÉ DES CONSEILS.—COUP D'ÉTAT DU 18 FRUCTIDOR.—ENVAHISSEMENT DES DEUX CONSEILS PAR LA FORCE ARMÉE.—DÉPORTATION DE CINQUANTE-TROIS DÉPUTÉS ET DE DEUX DIRECTEURS, ET AUTRES CITOYENS.—DIVERSES LOIS RÉVOLUTIONNAIRES SONT REMISES EN VIGUEUR.—CONSÉQUENCE DE CETTE RÉVOLUTION.
La nouvelle de l'arrivée des chasseurs de Richepanse, les détails de leur marche et de leurs propos, parvinrent au ministre Pétiet le 28 messidor, jour même où le changement de ministère avait lieu. Pétiet en instruisit Carnot; et, à l'instant où les députés étaient accourus en foule pour exhaler leurs ressentimens contre la majorité directoriale, et exprimer leurs regrets aux ministres disgraciés, ils apprirent en même temps la marche des troupes. Carnot dit que le directoire n'avait, à sa connaissance, donné aucun ordre; que peut-être les trois autres directeurs avaient pris une délibération particulière, mais qu'alors elle devait être sur le registre secret; qu'il allait s'en assurer, et qu'il ne fallait pas dévoiler l'événement, avant qu'il eût vérifié s'il existait des ordres. Mais on était trop irrité pour garder aucune mesure.
Le renvoi des ministres, la marche des troupes, la nomination de Hoche à la place de Pétiet, ne laissèrent plus de doute sur les intentions du directoire. On déclara qu'évidemment le directoire voulait attenter à l'inviolabilité des conseils, faire un nouveau 31 mai, et proscrire les députés fidèles à la constitution. On se réunit chez Tronçon-Ducoudray, qui était, dans les anciens, l'un des personnages les plus influens. Les clichyens, suivant la coutume ordinaire des partis extrêmes, avaient vu avec plaisir les modérés, c'est-à-dire les constitutionnels, déçus dans leurs espérances, et trompés dans leur projet de composer un ministère à leur gré. Ils les considéraient comme dupés par Barras, et se réjouissaient de la duperie. Mais le danger cependant leur parut grave, quand ils virent s'avancer des troupes. Leurs deux généraux, Pichegru et Willot, sachant que l'on courait chez Tronçon-Ducoudray, pour conférer sur les événemens, s'y rendirent, quoique la réunion fût composée d'hommes qui ne suivaient pas la même direction. Pichegru n'avait encore sous la main aucun moyen réel; sa seule ressource était dans les passions des partis, et il fallait courir là où elles éclataient, soit pour observer, soit pour agir. Il y avait dans cette réunion Portalis, Tronçon-Ducoudray, Lacuée, Dumas, Siméon, Doulcet-Pontécoulant, Thibaudeau, Villaret-Joyeuse, Willot et Pichegru. On s'anima beaucoup, comme il était naturel; on parla des projets du directoire; on cita des propos de Rewbell, de Larévellière, de Barras, qui annonçaient un parti pris, et on conclut du changement de ministère et de la marche des troupes, que ce parti était un coup d'état contre le corps législatif. On proposa les résolutions les plus violentes, comme de suspendre le directoire et de le mettre en accusation, ou même de le mettre hors la loi. Mais pour exécuter toutes ces résolutions, il fallait une force, et Thibaudeau, ne partageant pas l'entraînement général, demandait où on la prendrait. On répondait à cela qu'on avait les douze cents grenadiers du corps législatif, une partie du 21e régiment de dragons, commandé par Malo, et la garde nationale de Paris; qu'en attendant la réorganisation de cette garde, on pourrait envoyer dans chaque arrondissement de la capitale des pelotons de grenadier, pour rallier autour d'eux les citoyens qui s'étaient armés en vendémiaire. On parla beaucoup sans parvenir à s'entendre, comme il arrive toujours quand les moyens ne sont pas réels. Pichegru, froid et concentré comme à son ordinaire, fit sur l'insuffisance et le danger des moyens proposés, quelques observations, dont le calme contrastait avec l'emportement général. On se sépara, on retourna chez Carnot, chez les ministres disgraciés. Carnot désapprouva tous les projets proposés contre le directoire. On se réunit une seconde fois chez Tronçon-Ducoudray; mais Pichegru et Willot n'y étaient plus. On divagua encore, et, n'osant recourir aux moyens violens, on finit par se retrancher dans les moyens constitutionnels. On se promit de demander la loi sur la responsabilité des ministres, et la prompte organisation de la garde nationale.
A Clichy, on déclamait comme ailleurs, et on ne faisait pas mieux, car si les passions étaient plus violentes, les moyens n'étaient pas plus grands. On regrettait surtout la police, qui venait d'être enlevée à Cochon, et on revenait à l'un des projets favoris de la faction, celui d'ôter la police de Paris au directoire, et de la donner au corps législatif, en forçant le sens d'un article de la constitution. On se proposait en même temps de confier la direction de cette police à Cochon; mais la proposition était si hardie, qu'on n'osa pas la mettre en projet. On s'arrêta à l'idée de chicaner sur l'âge de Barras, qui, disait-on, n'avait pas quarante ans lors de sa nomination au directoire, et de demander l'organisation instantanée de la garde nationale.
Le 30 messidor (18 juillet) en effet, il y eut grand tumulte aux cinq-cents. Le député Delahaye dénonça la marche des troupes, et demanda que le rapport sur la garde nationale fût fait sur-le-champ. On s'emporta contre la conduite du directoire; on peignait avec effroi l'état de Paris, l'arrivée d'une multitude de révolutionnaires connus, la nouvelle formation des clubs, et on demanda qu'une discussion s'ouvrît sur les sociétés politiques. On décida que le rapport sur la garde nationale serait fait le surlendemain, et qu'immédiatement après s'ouvrirait la discussion sur les clubs. Le surlendemain, 2 thermidor (20 juillet), on avait de nouveaux détails sur la marche des troupes, sur leur nombre, et on savait qu'à la Ferté-Alais, il se trouvait déjà quatre régimens de cavalerie.
Pichegru fit le rapport sur l'organisation de la garde nationale. Son projet était conçu de la manière la plus perfide. Tous les Français jouissant de la qualité de citoyen devaient être inscrits sur les rôles de la garde nationale, mais tous ne devaient pas composer l'effectif de cette garde. Les gardes nationaux faisant le service devaient être choisis par les autres, c'est-à-dire élus par la masse. De cette manière la garde nationale était formée, comme les conseils, par les assemblées électorales, et le résultat des élections indiquait assez quelle espèce de garde on obtiendrait par ce moyen. Elle devait se composer d'un bataillon par canton; dans chaque bataillon il devait y avoir une compagnie de grenadiers et de chasseurs, ce qui rétablissait ces compagnies d'élite, où se groupaient toujours les hommes le plus prononcés, et dont les partis se servaient ordinairement pour l'exécution de leurs vues. On voulait voter le projet sur-le-champ. Le fougueux Henri Larivière prétendit que tout annonçait un 31 mai. «Allons donc! allons donc!» lui crièrent, en l'interrompant, quelques voix de la gauche. «Oui, reprit-il, mais je me rassure en songeant que nous sommes au 2 thermidor, et que nous approchons du 9, jour fatal aux tyrans.» Il voulait qu'on votât le projet à l'instant, et qu'on envoyât un message aux anciens, pour les engager à rester en séance, afin qu'ils pussent aussi voter sans désemparer. On combattit cette proposition. Thibaudeau, chef du parti constitutionnel, fit remarquer avec raison que, quelque diligence qu'on déployât, la garde nationale ne serait pas organisée avant un mois; que la précipitation à voter un projet important serait donc inutile pour garantir le corps législatif des dangers dont on le menaçait; que la représentation nationale devait se renfermer dans ses droits et sa dignité, et ne pas chercher sa force dans des moyens actuellement impuissans. Il proposa une discussion réfléchie. On adopta l'ajournement à vingt-quatre heures, pour l'examen du projet, en décrétant cependant tout de suite le principe de la réorganisation. Dans le moment, arriva un message du directoire, qui donnait des explications sur la marche des troupes. Ce message disait que, dirigées vers une destination éloignée, les troupes avaient dû passer près de Paris, que par l'inadvertance d'un commissaire des guerres elles avaient franchi la limite constitutionnelle, que l'erreur de ce commissaire était la seule cause de cette infraction aux lois, que du reste les troupes avaient reçu l'ordre de rétrograder sur-le-champ. On ne se contenta pas de cette explication; on déclama de nouveau avec une extrême véhémence, et on nomma une commission pour examiner ce message, et faire un rapport sur l'état de Paris et la marche des troupes. Le lendemain on commença à discuter le projet de Pichegru, et on en vota quatre articles. On s'occupa ensuite des clubs, qui se renouvelaient de toutes parts, et semblaient annoncer un ralliement du parti jacobin. On voulait les interdire absolument, parce que les lois qui les limitaient étaient toujours éludées. On décréta qu'aucune assemblée politique ne serait permise à l'avenir. Ainsi la société de Clichy commit sur elle-même une espèce de suicide, et consentit à ne plus exister, à condition de détruire le cercle constitutionnel et les autres clubs subalternes qui se formaient de toutes parts. Les chefs de Clichy n'avaient pas besoin, en effet, de cette tumultueuse réunion pour s'entendre, et ils pouvaient la sacrifier, sans se priver d'une grande ressource. Willot dénonça ensuite Barras, comme n'ayant pas l'âge requis par la constitution, à l'époque où il avait été nommé directeur. Mais les registres de la guerre compulsés prouvèrent que c'était une vaine chicane. Pendant ce temps, d'autres troupes étaient arrivées à Reims; on s'alarma de nouveau. Le directoire ayant répété les mêmes explications, on les déclara encore insuffisantes, et la commission déjà nommée resta chargée d'une enquête et d'un rapport.
Hoche était arrivé à Paris, car il devait y passer, soit qu'il dût aller à Brest, soit qu'il eût à exécuter un coup d'état. Il se présenta sans crainte au directoire, certain qu'en faisant marcher ses divisions, il avait obéi à la majorité directoriale. Mais Carnot, qui était dans ce moment président du directoire, chercha à l'intimider; il lui demanda en vertu de quel ordre il avait agi, et le menaça d'une accusation, pour avoir franchi les limites constitutionnelles. Malheureusement Rewbell et Larévellière, qui n'avaient pas été informés de l'ordre donné à Hoche, ne pouvaient pas venir à son secours. Barras, qui avait donné cet ordre, n'avait pas osé prendre la parole, et Hoche restait exposé aux pressantes questions de Carnot. Il répondait qu'il ne pouvait aller à Brest sans troupes; à quoi Carnot répliquait qu'il y avait encore quarante-trois mille hommes en Bretagne, nombre suffisant pour l'expédition. Cependant Larévellière, voyant l'embarras de Hoche, vint enfin à son secours, lui exprima au nom de la majorité du directoire l'estime et la confiance qu'avaient méritées ses services, l'assura qu'il n'était pas question d'accusation contre lui, et fit lever la séance. Hoche courut chez Larévellière pour le remercier; il apprit là que Barras n'avait informé ni Rewbell ni Larévellière du mouvement des troupes, qu'il avait donné les ordres à leur insu; et il fut indigné contre Barras, qui, après l'avoir compromis, n'avait pas le courage de le défendre. Il était évident que Barras, en agissant à part, sans en prévenir ses deux collègues, avait voulu avoir seul dans sa main les moyens d'exécution. Hoche indigné traita Barras avec sa hauteur ordinaire, et voua à Rewbell et à Larévellière toute son estime. Rien n'était encore prêt pour l'exécution du projet que méditaient les trois directeurs, et Barras, en appelant Hoche, l'avait inutilement compromis. Hoche retourna sur-le-champ à son quartier-général, qui était à Wetzlar, et fit cantonner les troupes qu'il avait amenées dans les environs de Reims et de Sedan, où elles étaient à portée encore de marcher sur Paris. Il était fort dégoûté par la conduite de Barras à son égard, mais il était prêt à se dévouer encore, si Larévellière et Rewbell lui en donnaient le signal. Il était très compromis; on parlait de l'accuser; mais il attendait avec fermeté au milieu de son quartier-général ce que la majorité des cinq-cents déchaînée contre lui pourrait entreprendre. Son âge ne lui ayant pas permis d'accepter le ministère de la guerre, Schérer y fut appelé à sa place.
L'éclat qui venait d'avoir lieu, ne permettait plus d'employer Hoche à l'exécution des projets du directoire. D'ailleurs l'importance qu'une telle participation allait lui donner, pouvait exciter la jalousie des autres généraux. Il n'était pas impossible que Bonaparte trouvât mauvais qu'on s'adressât à d'autres qu'à lui. On pensa qu'il vaudrait mieux ne pas se servir de l'un des généraux en chef, et prendre l'un des divisionnaires les plus distingués. On imagina de demander à Bonaparte un de ces généraux devenus si célèbres sous ses ordres; ce qui aurait l'avantage de le satisfaire personnellement, et de ne blesser en même temps aucun des généraux en chef. Mais tandis qu'on songeait à s'adresser à lui, il intervenait dans la querelle, d'une manière foudroyante pour les contre-révolutionnaires, et au moins embarrassante pour le directoire. Il choisit l'anniversaire du 14 juillet, répondant au 26 messidor, pour donner une fête aux armées, et faire rédiger des adresses sur les événemens qui se préparaient. Il fit élever à Milan une pyramide portant des trophées, et le nom de tous les soldats et officiers morts pendant la campagne d'Italie. C'est autour de cette pyramide que fut célébrée la fête; elle fut magnifique. Bonaparte y assista de sa personne, et adressa à ses soldats une proclamation menaçante. «Soldats, dit-il, c'est aujourd'hui l'anniversaire du 14 juillet. Vous voyez devant vous les noms de nos compagnons d'armes morts au champ d'honneur, pour la liberté de la patrie. Ils vous ont donné l'exemple. Vous vous devez tout entiers à la république; vous vous devez tout entiers au bonheur de trente millions de Français; vous vous devez tout entiers à la gloire de ce nom qui a reçu un nouvel éclat par vos victoires.
«Soldats! je sais que vous êtes profondément affectés des malheurs qui menacent la patrie. Mais la patrie ne peut courir de dangers réels. Les mêmes hommes qui l'ont fait triompher de l'Europe coalisée, sont là. Des montagnes nous séparent de la France; vous les franchiriez avec la rapidité de l'aigle, s'il le fallait, pour maintenir la constitution, défendre la liberté, et protéger les républicains.
«Soldats! le gouvernement veille sur le dépôt des lois qui lui est confié. Les royalistes, dès l'instant qu'ils se montreront, auront vécu. Soyez sans inquiétude, et jurons par les mânes des héros qui sont morts à côté de nous pour la liberté, jurons sur nos drapeaux, guerre implacable aux ennemis de la république et de la constitution de l'an III!»
Il y eut ensuite un banquet où les toasts les plus énergiques furent portés par les généraux et les officiers. Le général en chef porta un premier toast aux braves Stengel, Laharpe, Dubois, morts au champ d'honneur. «Puissent leurs mânes, dit-il, veiller autour de nous, et nous garantir des embûches de nos ennemis!» Des toasts furent ensuite portés à la constitution de l'an III, au directoire, au conseil des anciens, aux Français assassinés dans Vérone, à la réémigration des émigrés, à l'union des républicains français, à la destruction du club de Clichy. On sonna le pas de charge à ce dernier toast. Des fêtes semblables eurent lieu dans toutes les villes où se trouvaient les divisions de l'armée, et elles furent célébrées avec le même appareil. Ensuite on rédigea, dans chaque division, des adresses, encore plus significatives que ne l'était la proclamation du général en chef. Il avait observé dans son langage une certaine dignité; mais tout le style jacobin de 93 fut étalé dans les adresses des différentes divisions de l'armée. Les divisions Masséna, Joubert, Augereau, se signalèrent. Celle d'Augereau surtout dépassa toutes les bornes: O conspirateurs, disait-elle, tremblez! de l'Adige et du Rhin à la Seine, il n'y a qu'un pas. Tremblez! vos iniquités sont comptées, et le prix en est au bout de nos baïonnettes!
Ces adresses furent couvertes de milliers de signatures, et envoyées au général en chef. Il les réunit, et les envoya au directoire, avec sa proclamation, pour qu'elles fussent imprimées et publiées dans les journaux. Une pareille démarche signifiait assez clairement qu'il était prêt à marcher pour combattre la faction formée dans les conseils, et prêter son secours à l'exécution d'un coup d'état. En même temps, comme il savait le directoire divisé, qu'il voyait la scène se compliquer, et qu'il voulait être instruit de tout, il choisit un de ces aides-de-camp, M. de Lavalette, qui jouissait de toute sa confiance, et qui avait la pénétration nécessaire pour bien juger les événemens; il le fit partir pour Paris avec ordre de tout observer, et de tout recueillir; il fit en même temps offrir des fonds au directoire, au cas qu'il en eût besoin, s'il avait quelque acte de vigueur à tenter.
Quand le directoire reçut ces adresses, il fut extrêmement embarrassé. Elles étaient en quelque sorte illégales, car les armées ne pouvaient pas délibérer. Les accueillir, les publier, c'était autoriser les armées à intervenir dans le gouvernement de l'état, et livrer la république à la puissance militaire. Mais pouvait-on se sauver de ce péril? En s'adressant à Hoche, en lui demandant des troupes, en demandant un général à Bonaparte, le gouvernement n'avait-il pas lui-même provoqué cette intervention? Obligé de recourir à la force, de violer la légalité, pouvait-il s'adresser à d'autres soutiens que les armées? Recevoir ces adresses n'était que la conséquence de ce qu'on avait fait, de ce qu'on avait été obligé de faire. Telle était la destinée de notre malheureuse république, que pour se soustraire à ses ennemis, elle était obligée de se livrer aux armées. C'est la crainte de la contre-révolution qui, en 1793, avait jeté la république dans les excès et les fureurs dont on a vu la triste histoire; c'est la crainte de la contre-révolution qui, aujourd'hui, l'obligeait de se jeter dans les bras des militaires; en un mot, c'était toujours pour fuir le même danger, que tantôt elle avait recours aux passions, tantôt aux baïonnettes.
Le directoire eût bien voulu cacher ces adresses, et ne pas les publier à cause du mauvais exemple; mais il aurait horriblement blessé le général, et l'eût peut-être rejeté vers les ennemis de la république. Il fut donc contraint de les imprimer et de les répandre. Elles jetèrent l'effroi dans le parti clichyen, et lui firent sentir combien avait été grande son imprudence, quand il avait attaqué, par la motion de Dumolard, la conduite du général Bonaparte à Venise. Elles donnèrent lieu à de nouvelles plaintes dans les conseils: on s'éleva contre cette intervention des armées, on dit qu'elles ne devaient pas délibérer, et on vit là une nouvelle preuve des projets imputés au directoire.
Bonaparte causa un nouvel embarras au gouvernement, par le général divisionnaire qu'il lui envoya. Augereau excitait dans l'armée une espèce de trouble, par la violence de ses opinions, tout à fait dignes du faubourg Saint-Antoine. Il était toujours prêt à entrer en querelle avec quiconque n'était pas aussi violent que lui; et Bonaparte craignait une rixe entre les généraux. Pour s'en débarrasser, il l'envoya au directoire, pensant qu'il serait très-bon pour l'usage auquel on le destinait, et qu'il serait mieux à Paris qu'au quartier-général, où l'oisiveté le rendait dangereux. Augereau ne demandait pas mieux; car il aimait autant les agitations des clubs que les champs de bataille, et il n'était pas insensible à l'attrait du pouvoir. Il partit sur-le-champ, et arriva à Paris dans le milieu de thermidor. Bonaparte écrivit à son aide-de-camp, Lavalette, qu'il envoyait Augereau parce qu'il ne pouvait plus le garder en Italie; il lui recommanda de s'en défier, et de continuer ses observations, en se tenant toujours à part. Il lui recommanda aussi d'avoir les meilleurs procédés envers Carnot; car en se prononçant hautement pour le directoire, contre la faction contre-révolutionnaire, il ne voulait entrer pour rien dans la querelle personnelle des directeurs.
Le directoire fut très-peu satisfait de voir arriver Augereau. Ce général convenait bien à Barras, qui s'entourait volontiers des jacobins et des patriotes des faubourgs, et qui parlait toujours de monter à cheval; mais il convenait peu à Rewbell, à Larévellière, qui auraient voulu un général sage, mesuré, et qui pût, au besoin, faire cause commune avec eux contre les projets de Barras. Augereau était on ne peut pas plus satisfait de se voir à Paris, pour une mission pareille. C'était un brave homme, excellent soldat, et coeur généreux, mais très-vantard et très-mauvaise tête. Il allait dans Paris recevant des fêtes, jouissant de la célébrité que lui valaient ses beaux faits d'armes, mais s'attribuant une partie des opérations de l'armée d'Italie, laissant croire volontiers qu'il avait inspiré au général en chef ses plus belles résolutions, et répétant à tout propos qu'il venait mettre les aristocrates à la raison. Larévellière et Rewbell, très-fâchés de cette conduite, résolurent de l'entourer, et, en s'adressant à sa vanité, de le ramener à un peu plus de mesure. Larévellière le caressa beaucoup, et réussit à le subjuguer, moitié par des flatteries adroites, moitié par le respect qu'il sut lui inspirer. Il lui fit sentir qu'il ne fallait pas se déshonorer par une journée sanglante, mais acquérir le titre de sauveur de la république, par un acte énergique et sage, qui désarmât les factieux sans répandre de sang. Il calma Augereau, et parvint à le rendre plus raisonnable. On lui donna sur-le-champ le commandement de la dix-septième division militaire, qui comprenait Paris. Ce nouveau fait indiquait assez les intentions du directoire. Elles étaient arrêtées. Les troupes de Hoche se trouvaient à quelques marches; on n'avait qu'un signal à donner pour les faire arriver. On attendait les fonds que Bonaparte avait promis, et qu'on ne voulait pas prendre dans les caisses, pour ne pas compromettre le ministre Ramel, si exactement surveillé par la commission des finances. Ces fonds étaient en partie destinés à gagner les grenadiers du corps législatif, alors au nombre de douze cents, et qui, sans être redoutables, pouvaient, s'ils résistaient, amener un combat; ce que l'on tenait par-dessus tout à éviter. Barras, toujours fécond en intrigues, s'était chargé de ce soin, et c'était le motif qui faisait différer le coup d'état.
Les événemens de l'intérieur avaient la plus funeste influence sur les négociations si importantes, entamées entre la république et les puissances de l'Europe. L'implacable faction, conjurée contre la liberté et le repos de la France, allait ajouter à tous ses torts, celui de compromettre la paix, depuis si long-temps attendue. Lord Malmesbury était arrivé à Lille, et les ministres autrichiens s'étaient abouchés à Montebello avec Bonaparte et Clarke, qui étaient les deux plénipotentiaires chargés de représenter la France. Les préliminaires de Léoben, signés le 29 germinal (18 avril), portaient que deux congrès seraient ouverts, l'un général à Berne, pour la paix avec l'empereur et ses alliés; l'autre particulier à Rastadt, pour la paix avec l'Empire; que la paix avec l'empereur serait conclue avant trois mois, sous peine de nullité des préliminaires; que rien ne serait fait dans les états vénitiens que de concert avec l'Autriche, mais que les provinces vénitiennes ne seraient occupées par l'empereur qu'après la conclusion de la paix. Les événemens de Venise semblaient déroger un peu à ces conditions, et l'Autriche s'était hâtée d'y déroger plus formellement de son côté, en faisant occuper les provinces vénitiennes de l'Istrie et de la Dalmatie. Bonaparte ferma les yeux sur cette infraction aux préliminaires, pour s'épargner les récriminations à l'égard de ce qu'il avait fait à Venise, et de ce qu'il allait faire dans les îles du Levant. L'échange des ratifications eut lieu à Montebello, près de Milan, le 5 prairial (24 mai). Le marquis de Gallo, ministre de Naples à Vienne, était l'envoyé de l'empereur. Après l'échange des ratifications, Bonaparte conféra avec M. de Gallo, dans l'intention de le faire renoncer à l'idée d'un congrès à Berne, et de l'engager à traiter isolément en Italie, sans appeler les autres puissances. Les raisons qu'il avait à donner, dans l'intérêt même de l'Autriche, étaient excellentes. Comment la Russie et l'Angleterre si elles étaient appelées à ce congrès, pourraient-elles consentir à ce que l'Autriche s'indemnisât aux dépens de Venise, dont elles-mêmes convoitaient les possessions? C'était impossible, et l'intérêt même de l'Autriche, autant que celui d'une prompte conclusion, exigeait que l'on conférât sur-le-champ, et en Italie. M. de Gallo, homme spirituel et sage, sentait la force de ces raisons. Pour le décider, et entraîner le cabinet autrichien, Bonaparte fit une concession d'étiquette à laquelle le cabinet de Vienne attachait une grande importance. L'empereur craignait toujours que la république ne voulût rejeter l'ancien cérémonial des rois de France, et n'exigeât l'alternative dans le protocole des traités. L'empereur voulait toujours être nommé le premier, et conserver à ses ambassadeurs le pas sur les ambassadeurs de la France. Bonaparte, qui s'était fait autoriser par le directoire à céder sur ces misères, accorda ce que demandait M. de Gallo. La joie fut si grande, que sur-le-champ M. de Gallo adopta le principe d'une négociation séparée à Montebello, et écrivit à Vienne pour obtenir des pouvoirs en conséquence. Mais le vieux Thugut, fatigué, humoriste, tout attaché au système anglais, et offrant à chaque instant sa démission, depuis que la cour, influencée par l'archiduc Charles, semblait abonder dans un système contraire, Thugut avait d'autres vues. Il voyait la paix avec peine; les troubles intérieurs de la France lui donnaient des espérances auxquelles il aimait encore à se livrer, quoiqu'elles eussent été si souvent trompeuses. Bien qu'il en eût coûté à l'Autriche beaucoup d'argent, beaucoup de fausses démarches, et une guerre désastreuse, pour avoir cru les émigrés, la nouvelle conspiration de Pichegru fit concevoir à Thugut l'idée de différer la conclusion de la paix. Il résolut d'opposer des lenteurs calculées aux instances des plénipotentiaires français. Il fit désavouer le marquis de Gallo, et fit partir un nouveau négociateur, le général-major, comte de Meeweld, pour Montebello. Ce négociateur arriva le 1er messidor (19 juin), et demanda l'exécution des préliminaires, c'est-à-dire, la réunion du congrès de Berne. Bonaparte, indigné de ce changement de système, fit une réplique des plus vives. Il répéta tout ce qu'il avait déjà dit sur l'impossibilité d'obtenir de la Russie et de l'Angleterre l'adhésion aux arrangemens dont on avait posé les bases à Léoben; il ajouta qu'un congrès entraînerait de nouvelles lenteurs; que deux mois s'étaient déjà écoulés depuis les préliminaires de Léoben; que d'après ces préliminaires, la paix devait être conclue en trois mois, et qu'il serait impossible de la conclure dans ce délai, si on appelait toutes les puissances. Ces raisons laissèrent encore les plénipotentiaires autrichiens sans réponse. La cour de Vienne parut céder, et fixa les conférences à Udine, dans les provinces vénitiennes, afin que le lieu de la négociation fût plus rapproché de Vienne. Elles durent recommencer le 13 messidor (1er juillet). Bonaparte, que des soins d'une haute importance retenaient à Milan, au milieu des nouvelles républiques qu'on allait fonder, et qui d'ailleurs tenait à veiller de plus près aux événemens de Paris, ne voulait pas se laisser attirer inutilement à Udine, pour y être joué par Thugut. Il y envoya Clarke, et déclara qu'il ne s'y rendrait de sa personne que lorsqu'il serait convaincu par la nature des pouvoirs donnés aux deux négociateurs, et par leur conduite dans la négociation, de la bonne foi de la cour de Vienne. En effet, il ne se trompait pas. Le cabinet de Vienne, plus abusé que jamais par les misérables agens de la faction royaliste, se flattait qu'il allait être dispensé par une révolution de traiter avec le directoire, et il fit remettre des notes étranges dans l'état de la négociation. Ces notes, à la date du 30 messidor (18 juillet), portaient que la cour de Vienne voulait s'en tenir rigoureusement aux préliminaires, et par conséquent traiter de la paix générale à Berne; que le délai de trois mois, fixé par les préliminaires, pour la conclusion de la paix, ne pouvait s'entendre qu'à partir de la réunion du congrès, car autrement il aurait été trop insuffisant pour être stipulé; qu'en conséquence, la cour de Vienne, persistant à se renfermer dans la teneur des préliminaires, demandait un congrès général de toutes les puissances. Ces notes renfermaient en outre des plaintes amères sur les événemens de Venise et de Gênes; elles soutenaient que ces événemens étaient une infraction grave aux préliminaires de Léoben, et que la France devait en donner satisfaction.
En recevant ces notes si étranges, Bonaparte fut rempli de colère. Sa première idée fut de réunir sur-le-champ toutes les divisions de l'armée, de reprendre l'offensive, et de s'avancer encore sur Vienne, pour exiger cette fois des conditions moins modérées qu'à Léoben. Mais l'état intérieur de la France, les conférences à Lille, l'arrêtèrent, et il pensa qu'il fallait, dans ces graves conjonctures, laisser au directoire, qui était placé au centre de toutes les opérations, le soin de décider la conduite à tenir. Il se contenta de faire rédiger par Clarke une note vigoureuse. Cette note portait en substance qu'il n'était plus temps de demander un congrès, dont les plénipotentiaires autrichiens avaient reconnu l'impossibilité, et auquel la cour de Vienne avait même renoncé, en fixant les conférences à Udine; que ce congrès était aujourd'hui sans motif, puisque les alliés de l'Autriche se séparaient d'elle, et montraient l'intention de traiter isolément, ce qui était prouvé par les conférences de Lille; que le délai de trois mois ne pouvait s'entendre qu'à partir du jour de la signature de Léoben, car autrement, en différant l'ouverture du congrès, les lenteurs pourraient devenir éternelles, ce que la France avait voulu empêcher en fixant un terme positif; qu'enfin les préliminaires n'avaient point été violés dans la conduite tenue à l'égard de Venise et de Gênes; que ces deux pays avaient pu changer leur gouvernement sans que personne eût à le trouver mauvais, et que, du reste, en envahissant l'Istrie et la Dalmatie contre toutes les conventions écrites, l'Autriche avait bien autrement violé les préliminaires. Après avoir ainsi répondu d'une manière ferme et digne, Bonaparte référa du tout au directoire, et attendit ses ordres, lui recommandant de se décider au plus tôt, parce qu'il importait de ne pas attendre la mauvaise saison pour reprendre les hostilités, si cette détermination devenait nécessaire.
A Lille, la négociation ouverte se conduisait avec plus de bonne foi, ce qui doit paraître singulier, puisque c'était avec Pitt que les négociateurs français avaient à s'entendre. Mais Pitt était véritablement effrayé de la situation de l'Angleterre, ne comptait plus du tout sur l'Autriche, n'avait aucune confiance dans les menteries des agens royalistes, et voulait traiter avec la France, avant que la paix avec l'empereur la rendit plus forte et plus exigeante. Si donc, l'année dernière, il n'avait voulu qu'éluder, pour satisfaire l'opinion et pour prévenir un arrangement à l'égard des Pays-Bas, cette année il voulait sincèrement traiter, sauf à ne faire de cette paix qu'un repos de deux ou trois ans. Ce pur Anglais ne pouvait, en effet, consentir à laisser définitivement les Pays-Bas à la France.
Tout prouvait sa sincérité, comme nous l'avons dit, et le choix de lord Malmesbury, et la nature des instructions secrètes données à ce négociateur. Suivant l'usage de la diplomatie anglaise, tout était arrangé pour qu'il y eût à la fois deux négociations, l'une officielle et apparente, l'autre secrète et réelle. M. Ellis avait été donné à lord Malmesbury, pour conduire avec son assentiment la négociation secrète, et correspondre directement avec Pitt. Cet usage de la diplomatie anglaise est forcé dans un gouvernement représentatif. Dans la négociation officielle, on dit ce qui peut être répété dans les chambres, et on réserve pour la négociation secrète ce qui ne peut être publié. Dans le cas surtout où le ministère est divisé sur la question de la paix, on communique les conférences secrètes à la partie du ministère qui autorise et dirige la négociation. La légation anglaise arriva avec une nombreuse suite et un grand appareil à Lille, le 16 messidor (4 juillet).
Les négociateurs chargés de représenter la France étaient Letourneur, sorti récemment du directoire, Pléville Le Peley, qui ne resta à Lille que peu de jours à cause de sa nomination au ministère de la marine, et Hugues Maret, depuis duc de Bassano. De ces trois ministres, le dernier était le seul capable de remplir un rôle utile dans la négociation. Jeune, versé de bonne heure dans le monde diplomatique, il réunissait à beaucoup d'esprit des formes qui étaient devenues rares en France depuis la révolution. Il devait son entrée dans les affaires à M. de Talleyrand, et maintenant encore il s'était concerté avec lui, pour que l'un des deux eût le ministère des affaires étrangères, et l'autre la mission à Lille. M. Maret avait été envoyé deux fois à Londres dans les premiers temps de la révolution; il avait été bien reçu par Pitt, et avait acquis une, grande connaissance du cabinet anglais. Il était donc très-propre à représenter la France à Lille. Il s'y rendit avec ses deux collègues, et ils y arrivèrent en même temps que la légation anglaise. Ce n'est pas ordinairement dans les conférences publiques que se font réellement les affaires diplomatiques. Les négociateurs anglais, pleins de dextérité et de tact, auraient voulu voir familièrement les négociateurs français, et avaient trop d'esprit pour éprouver aucun éloignement. Au contraire, Letourneur et Pléville Le Peley, honnêtes gens, mais peu habitués à la diplomatie, avaient la sauvagerie révolutionnaire: ils considéraient les deux Anglais comme des hommes dangereux, toujours prêts à intriguer et à tromper, et contre lesquels il fallait être en défiance. Ils ne voulaient les voir qu'officiellement, et craignaient de se compromettre par toute autre espèce de communication. Ce n'était pas ainsi qu'on pouvait s'entendre.
Lord Malmesbury signifia ses pouvoirs, où les conditions du traité étaient laissées en blanc, et demanda quelles étaient les conditions de la France. Les trois négociateurs français exhibèrent les conditions, qui étaient, comme on pense bien, un maximum fort élevé. Ils demandaient que le roi d'Angleterre renonçât au titre de roi de France, qu'il continuait de prendre par un de ces ridicules usages conservés en Angleterre; qu'il rendît tous les vaisseaux pris à Toulon; qu'il restituât à la France, à l'Espagne et à la Hollande, toutes les colonies qui leur avaient été enlevées. En échange de tout cela, la France, l'Espagne et la Hollande, n'offraient que la paix, car elles n'avaient rien pris à l'Angleterre. Il est vrai que la France était assez imposante pour exiger beaucoup; mais tout demander pour elle et ses alliés, et ne rien donner, c'était renoncer à s'entendre; Lord Malmesbury, qui voulait arriver à des résultats réels, vit bien que la négociation officielle n'aboutirait à rien, et chercha à amener des rapprochemens plus intimes. M. Maret, plus habitué que ses collègues aux usages diplomatiques, s'y prêta volontiers; mais il fallut négocier auprès de Letourneur et de Pléville Le Peley, pour amener des rencontres au spectacle. Les jeunes gens des deux ambassades se rapprochèrent les premiers, et bientôt les communications furent plus amicales. La France avait tellement rompu avec le passé depuis la révolution, qu'il fallait beaucoup de peine pour la replacer dans ses anciens rapports avec les autres puissances. On n'avait rien eu de pareil à faire l'année précédente, parce qu'alors la négociation n'étant pas sincère, on n'avait guère qu'à éluder; mais cette année il fallait en venir à des communications efficaces et bienveillantes. Lord Malmesbury fit sonder M. Maret pour l'engager à une négociation particulière. Avant d'y consentir, M. Maret écrivit à Paris pour être autorisé par le ministère français. Il le fut sans difficulté, et sur-le-champ il entra en pourparlers avec les négociateurs anglais.
Il n'était plus question de contester les Pays-Bas ni de discuter sur la nouvelle position dans laquelle la Hollande se trouvait par rapport à la France; mais l'Angleterre voulait garder quelques-unes des principales colonies qu'elle avait conquises, pour s'indemniser, soit des frais de la guerre, soit des concessions qu'elle nous faisait. Elle consentait à nous rendre toutes nos colonies, elle consentait même à renoncer à toute prétention sur Saint-Domingue, et à nous aider à y établir notre domination; mais elle prétendait s'indemniser aux dépens de la Hollande et de l'Espagne. Ainsi elle ne voulait pas rendre à l'Espagne l'île de la Trinité, dont elle s'était emparée, et qui était une colonie fort importante par sa position à l'entrée de la mer des Antilles; elle voulait, parmi les possessions enlevées aux Hollandais, garder le cap de Bonne-Espérance, qui commande la navigation des deux Océans, et Trinquemale, principal port de l'île de Ceylan; elle voulait échanger la ville de Negapatnam, sur la côte de Coromandel, contre la ville et le fort de Cochin sur la côte de Malabar, établissement précieux pour elle. Quant à la renonciation au titre de roi de France, les négociateurs anglais résistaient à cause de la famille royale, qui était peu disposée à la paix, et dont il fallait ménager la vanité. Relativement aux vaisseaux enlevés à Toulon, et qui déjà avaient été équipés et armés à l'anglaise, ils trouvaient trop ignominieux de les rendre, et offraient une indemnité en argent de 12 millions. Malmesbury donnait pour raison à M. Maret, qu'il ne pouvait rentrer à Londres après avoir tout rendu, et n'avoir conservé au peuple anglais aucune des conquêtes payées de son sang et de ses trésors. Pour prouver d'ailleurs sa sincérité, il montra toutes les instructions secrètes remises à M. Ellis, et qui contenaient la preuve du désir que Pitt avait d'obtenir la paix. Ces conditions méritaient d'être débattues.
Une circonstance survenue tout à coup donna beaucoup d'avantages aux négociateurs français. Outre la réunion des flottes espagnole, hollandaise et française à Brest, réunion qui dépendait du premier coup de vent qui éloignerait l'amiral Jewis de Cadix, l'Angleterre avait à redouter un autre danger. Le Portugal, effrayé par l'Espagne et la France, venait d'abandonner son antique allié, et de traiter avec la France. La condition principale du traité lui interdisait de recevoir à la fois plus de six vaisseaux armés, appartenant aux puissances belligérantes. L'Angleterre perdait donc ainsi sa précieuse station dans le Tage. Ce traité inattendu livra un peu les négociateurs anglais à M. Maret. On se mit à débattre les conditions définitives. On ne put pas arracher la Trinité; quant au cap de Bonne-Espérance, qui était l'objet le plus important, il fut enfin convenu qu'il serait restitué à la Hollande, mais à une condition expresse, c'est que jamais la France ne profiterait de son ascendant sur la Hollande pour s'en emparer. C'est là ce que l'Angleterre redoutait le plus. Elle voulait moins l'avoir que nous l'enlever, et la restitution en fut décidée, à la condition que nous ne l'aurions jamais nous-mêmes. Quant à Trinquemale, qui entraînait la possession du Ceylan, il devait être gardé par les Anglais, toutefois avec l'apparence de l'alternative. Une garnison hollandaise devait alterner avec une garnison anglaise; mais il était convenu que ce serait là une formalité purement illusoire, et que ce port resterait effectivement aux Anglais. Quant à l'échange de Cochin contre Negapatnam, les Anglais y tenaient encore, sans en faire pourtant une condition sine qua non. Les 12 millions étaient acceptés pour les vaisseaux pris à Toulon. Quant au titre de roi de France, il était convenu que, sans l'abdiquer formellement, le roi d'Angleterre cesserait de le prendre.
Tel était le point où s'étaient arrêtées les prétentions réciproques des négociateurs. Letourneur, qui était resté seul avec M. Maret depuis le départ de Pléville Le Peley, appelé au ministère de la marine, était dans une complète ignorance de la négociation secrète. M. Maret le dédommageait de sa nullité, en lui cédant tous les honneurs extérieurs, toutes les choses de représentation, auxquels cet homme honnête et facile tenait beaucoup. M. Maret avait fait part de tous les détails de la négociation au directoire, et attendait ses décisions. Jamais la France et l'Angleterre n'avaient été plus près de se concilier. Il était évident que la négociation de Lille était entièrement détachée de celle d'Udine, et que l'Angleterre agissait de son côté sans chercher à s'entendre avec l'Autriche.
La décision à prendre sur ces négociations devait agiter le directoire plus que toute autre question. La faction royaliste demandait la paix avec fureur sans la désirer; les constitutionnels la voulaient sincèrement, même au prix de quelques sacrifices; les républicains la voulaient sans sacrifices, et souhaitaient par dessus tout la gloire de la république. Ils auraient voulu l'affranchissement entier de l'Italie, et la restitution des colonies de nos alliés, même au prix d'une nouvelle campagne. Les opinions des cinq directeurs étaient dictées par leur position. Carnot et Barthélemy votaient pour qu'on acceptât les conditions de l'Autriche et de l'Angleterre; les trois autres directeurs soutenaient l'opinion contraire. Ces questions achevèrent de brouiller les deux parties du directoire. Barras reprocha amèrement à Carnot les préliminaires de Léoben, dont celui-ci avait fortement appuyé la ratification, et employa à son égard les expressions les moins mesurées. Carnot, de son côté, dit, à propos de ces expressions, qu'il ne fallait pas opprimer l'Autriche; ce qui signifiait que, pour que la paix fût durable, les conditions devaient en être modérées. Mais ses collègues prirent fort mal ces expressions, et Rewbell lui demanda s'il était ministre de l'Autriche ou magistrat de la république française. Les trois directeurs, en recevant les dépêches de Bonaparte, voulaient qu'on rompît sur-le-champ, et qu'on reprît les hostilités. Cependant, l'état de la république, la crainte de donner de nouvelles armes aux ennemis du gouvernement, et de leur fournir le prétexte de dire que jamais le directoire ne ferait la paix, décidèrent les directeurs à temporiser encore. Ils écrivirent à Bonaparte qu'il fallait combler la mesure de la patience, et attendre encore jusqu'à ce que la mauvaise foi de l'Autriche fût prouvée d'une manière évidente, et que la reprise des hostilités pût être imputée à elle seule.
Relativement aux conférences de Lille, la question n'était pas moins embarrassante. Pour la France, la décision était facile, puisqu'on lui rendait tout, mais pour l'Espagne, qui restait privée de la Trinité, pour la Hollande, qui perdait Trinquemale, la question était difficile à résoudre. Carnot, que sa nouvelle position obligeait à opiner toujours pour la paix, votait pour l'adoption de ces conditions, quoique peu généreuses à l'égard de nos alliés. Comme on était très-mécontent de la Hollande et des partis qui la divisaient, il conseillait de l'abandonner à elle-même, et de ne plus se mêler de son sort; conseil tout aussi peu généreux que celui de sacrifier ses colonies. Rewbell s'emporta fort sur cette question. Passionné pour les intérêts de la France, même jusqu'à l'injustice, il voulait que, loin d'abandonner la Hollande, on se rendît tout-puissant chez elle, qu'on en fît une province de la république; et surtout il s'opposait de toutes ses forces à l'adoption de l'article par lequel la France renonçait à posséder jamais le cap de Bonne-Espérance. Il soutenait, au contraire, que cette colonie et plusieurs autres devaient nous revenir un jour, pour prix de nos services. Il défendait comme on voit, les intérêts des alliés, pour nous, beaucoup plus encore que pour eux. Larévellière, qui par équité prenait leurs intérêts en grande considération, repoussait les conditions proposées, par des raisons toutes différentes. Il regardait comme honteux de sacrifier l'Espagne, qu'on avait engagée dans une lutte qui lui était pour ainsi dire étrangère, et qu'on obligeait, pour prix de son alliance, à sacrifier une importante colonie. Il regardait comme tout aussi honteux de sacrifier la Hollande, qu'on avait entraînée dans la carrière des révolutions, du sort de laquelle on s'était chargé, et qu'on allait à la fois priver de ses plus riches possessions, et livrer à une affreuse anarchie. Si la France, en effet, lui retirait sa main, elle allait tomber dans les plus funestes désordres. Larévellière disait qu'on serait responsable de tout le sang qui coulerait. Cette politique était généreuse; peut-être n'était-elle pas assez calculée. Nos alliés faisaient des pertes; la question était de savoir s'ils n'en feraient pas de plus grandes en continuant la guerre. L'avenir l'a prouvé. Mais les triomphes de la France sur le continent faisaient espérer alors que, délivrée de l'Autriche, elle en obtiendrait d'aussi grands sur les mers. L'abandon de nos alliés parut honteux; on prit un autre parti. On résolut de s'adresser à l'Espagne et à la Hollande, pour s'enquérir de leurs intentions. Elles devaient déclarer si elles voulaient la paix, au prix des sacrifices exigés par l'Angleterre, et dans le cas où elles préféreraient la continuation de la guerre, elles devaient déclarer en outre quelles forces elles se proposaient de réunir pour la défense des intérêts communs. On écrivit à Lille que la réponse aux propositions de l'Angleterre ne pouvait pas être donnée avant d'avoir consulté les alliés.
Ces discussions achevèrent de brouiller complètement les directeurs. Le moment de la catastrophe approchait; les deux partis poursuivaient leur marche, et s'irritaient tous les jours davantage. La commission des finances dans les cinq-cents avait retouché ses mesures, pour les faire agréer aux anciens avec quelques modifications. Les dispositions relatives à la trésorerie avaient été légèrement changées. Le directoire devait toujours rester étranger aux négociations des valeurs; et sans confirmer ni abroger la distinction de l'ordinaire et de l'extraordinaire, il était décidé que les dépenses relatives à la solde des armées auraient toujours la préférence. Les anticipations étaient défendues pour l'avenir, mais les anticipations déjà faites n'étaient pas révoquées. Enfin, les nouvelles dispositions sur la vente des biens nationaux étaient reproduites, mais avec une modification importante; c'est que les ordonnances des ministres et les bons des fournisseurs devaient être pris en paiement des biens, comme les bons des trois quarts. Ces mesures, ainsi modifiées, avaient été adoptées; elles étaient moins subversives des moyens du trésor, mais très dangereuses encore. Toutes les lois pénales contre les prêtres étaient abolies; le serment était changé en une simple déclaration, par laquelle les prêtres déclaraient se soumettre aux lois de la république. Il n'avait pas encore été question des formes du culte, ni des cloches. Les successions des émigrés n'étaient plus ouvertes en faveur de l'état, mais en faveur des parens. Les familles, qui déjà avaient été obligées de compter à la république la part patrimoniale d'un fils ou d'un parent émigré, allaient recevoir une indemnité en biens nationaux. La vente des presbytères était suspendue. Enfin la plus importante de toutes les mesures, l'institution de la garde nationale, avait été votée en quelques jours, sur les bases exposées plus haut. La composition de cette garde devait se faire par voie d'élection. C'était sur cette mesure que Pichegru et les siens comptaient le plus pour l'exécution de leurs projets. Aussi avaient-ils fait ajouter un article, par lequel le travail de cette organisation devait commencer dix jours après la publication de la loi. Ils étaient ainsi assurés d'avoir bientôt réuni la garde parisienne, et avec elle tous les insurgés de vendémiaire.
Le directoire, de son côté, convaincu de l'imminence du péril, et supposant toujours une conspiration prête à éclater, avait pris l'attitude la plus menaçante. Augereau n'était pas seul à Paris. Les armées étant dans l'inaction, une foule de généraux étaient accourus. On y voyait le chef d'état-major de Hoche, Cherin, les généraux Lemoine, Humbert, qui commandaient les divisions qui avaient marché sur Paris; Kléber et Lefebvre, qui étaient en congé; enfin Bernadette, que Bonaparte avait envoyé pour porter les drapeaux qui restaient à présenter au directoire. Outre ces officiers supérieurs, des officiers de tout grade, réformés depuis la réduction des cadres, et aspirant à être placés, se répandaient en foule dans Paris, tenant les propos les plus menaçans contre les conseils. Quantité de révolutionnaires étaient accourus des provinces, comme ils faisaient toujours dès qu'ils espéraient un mouvement. Outre tous ces symptômes, la direction et la destination des troupes ne pouvaient plus guère laisser de doute. Elles étaient toujours cantonnées aux environs de Reims. On se disait que si elles avaient été destinées uniquement pour l'expédition d'Irlande, elles auraient continué leur marche sur Brest, et n'auraient pas séjourné dans les départemens voisins de Paris; que Hoche ne serait pas retourné à son quartier-général; qu'enfin on n'aurait point réuni autant de cavalerie pour une expédition maritime. Une commission était restée chargée, comme on a vu, d'une enquête et d'un rapport sur tous ces faits. Le directoire n'avait donné à cette commission que des explications très-vagues. Les troupes avaient été acheminées, disait-il, vers une destination éloignée par un ordre du général Hoche, qui tenait cet ordre du directoire, et elles n'avaient franchi le rayon constitutionnel que par l'erreur d'un commissaire des guerres. Mais les conseils avaient répondu, par l'organe de Pichegru, que les troupes ne pouvaient pas être transportées d'une armée à une autre, sur un simple ordre d'un général en chef; que le général devait tenir ses ordres de plus haut; qu'il ne pouvait les recevoir du directoire que par l'intermédiaire du ministre de la guerre; que le ministre de la guerre Pétiet n'avait point contresigné cet ordre; que, par conséquent, le général Hoche avait agi sans une autorisation en forme; qu'enfin, si les troupes avaient reçu une destination éloignée, elles devaient poursuivre leur marche, et ne pas s'agglomérer autour de Paris. Ces observations étaient fondées, et le directoire avait de bonnes raisons pour n'y pas répondre. Les conseils décrétèrent, à la suite de ces observations, qu'un cercle serait tracé autour de Paris, en prenant un rayon de douze lieues, que des colonnes indiqueraient sur toutes les routes la circonférence de ce cercle, et que les officiers des troupes qui le franchiraient seraient considérés comme coupables de haute trahison.
Mais bientôt de nouveaux faits vinrent augmenter les alarmes. Hoche avait réuni ses troupes dans les départemens du Nord, autour de Sedan et de Reims, à quelques marches de Paris, et il en avait acheminé de nouvelles dans la même direction. Ces mouvemens, les propos que tenaient les soldats, l'agitation qui régnait dans Paris, les rixes des officiers réformés avec les jeunes gens qui portaient les costumes de la jeunesse dorée, fournirent à Willot le sujet d'une seconde dénonciation. Il monta à la tribune, parla d'une marche de troupes, de l'esprit qui éclatait dans leurs rangs, de la fureur dont on les animait contre les conseils, et, à ce sujet, il s'éleva contre les adresses des armées d'Italie, et contre la publicité que leur avait donnée le directoire. En conséquence, il demandait qu'on chargeât les inspecteurs de la salle de prendre de nouvelles informations, et de faire un nouveau rapport. Les députés, dits inspecteurs de la salle, étaient chargés de la police des conseils, et par conséquent tenus de veiller à leur sûreté. La proposition de Willot fut adoptée, et sur la proposition de la commission des inspecteurs, on adressa le 17 thermidor (4 août) au directoire plusieurs questions embarrassantes. On revenait sur la nature des ordres en vertu desquels avait agi le général Hoche. Pouvait-on enfin expliquer la nature de ces ordres? Avait-on pris des moyens de faire exécuter l'article constitutionnel qui défendait aux troupes de délibérer?
Le directoire résolut de répliquer par un message énergique aux nouvelles questions qui lui étaient adressées, sans accorder cependant les explications qu'il ne lui convenait pas de donner. Larévellière en fut le rédacteur; Carnot et Barthélemy refusèrent de le signer. Ce message fut présenté le 23 thermidor (10 août). Il ne contenait rien de nouveau sur le mouvement des troupes. Les divisionnaires qui avaient marché sur Paris, disait le directoire, avaient reçu les ordres du général Hoche, et le général Hoche ceux du directoire. L'intermédiaire qui les avait transmis n'était pas désigné. Quant aux adresses, le directoire disait que le sens du mot délibérer était trop vague pour qu'on pût déterminer si les armées s'étaient mises en faute en les présentant; qu'il reconnaissait le danger de faire exprimer un avis aux armées, et qu'il allait arrêter les nouvelles publications de cette nature; mais que, du reste, avant d'incriminer la démarche que s'étaient permise les soldats de la république, il fallait remonter aux causes qui l'avaient provoquée; que cette cause était dans l'inquiétude générale, qui depuis quelques mois s'était emparée de tous les esprits; dans l'insuffisance des revenus publics, qui laissait toutes les parties de l'administration dans la situation la plus déplorable, et privait souvent de leur solde des hommes qui depuis des années avaient versé leur sang et ruiné leurs forces pour servir la république; dans les persécutions et les assassinats exercés sur les acquéreurs de biens nationaux, sur les fonctionnaires publics, sur les défenseurs de la patrie; dans l'impunité du crime et la partialité de certains tribunaux; dans l'insolence des émigrés et des prêtres réfractaires, qui, rappelés et favorisés ouvertement, débordaient de toutes parts, soufflaient le feu de la discorde, inspiraient le mépris des lois; dans cette foule de journaux qui inondaient les armées et l'intérieur, et n'y prêchaient que la royauté et le renversement de la république; dans l'intérêt toujours mal dissimulé et souvent manifesté hautement pour la gloire de l'Autriche et de l'Angleterre; dans les efforts qu'on faisait pour atténuer la juste renommée de nos guerriers; dans les calomnies répandues contre deux illustres généraux, qui avaient, l'un dans l'Ouest, l'autre en Italie, joint à leurs exploits l'immortel honneur de la plus belle conduite politique; enfin, dans les sinistres projets qu'annonçaient des hommes plus ou moins influens sur le sort de l'état. Le directoire ajoutait que, du reste, il avait la résolution ferme, et l'espérance fondée, de sauver la France des nouveaux bouleversemens dont on la menaçait. Ainsi, loin d'expliquer sa conduite et de l'excuser, le directoire récriminait au contraire, et manifestait hautement le projet de poursuivre la lutte, et l'espérance d'en sortir victorieux. Ce message fut pris pour un vrai manifeste, et causa une extrême sensation. Sur-le-champ les cinq-cents nommèrent une commission pour examiner le message et y répondre.
Les constitutionnels commençaient à être épouvantés de la situation des choses. Ils voyaient, d'une part, le directoire prêt à s'appuyer sur les armées; de l'autre, les clichyens prêts à réunir la milice de vendémiaire, sous prétexte d'organiser la garde nationale. Ceux qui étaient sincèrement républicains aimaient mieux la victoire du directoire, mais ils auraient tous préféré qu'il n'y eût pas de combat; et ils pouvaient s'apercevoir maintenant combien leur opposition, en effrayant le directoire, et en encourageant les réacteurs, avait été funeste. Ils ne s'avouaient pas leurs torts, mais ils déploraient la situation, en l'imputant comme d'usage à leurs adversaires. Ceux des clichyens qui n'étaient pas dans le secret de la contre-révolution, qui ne la souhaitaient même pas, qui n'étaient mus que par une imprudente haine contre les excès de la révolution, commençaient à être effrayés, et craignaient, par leur contradiction, d'avoir réveillé tous les penchans révolutionnaires du directoire. Leur ardeur était ralentie. Les clichyens tout à fait royalistes étaient fort pressés d'agir, et craignaient d'être prévenus. Ils entouraient Pichegru, et le poussaient vivement. Celui-ci, avec son flegme accoutumé, promettait aux agens du prétendant, et temporisait toujours. Il n'avait du reste encore aucun moyen réel; car quelques émigrés, quelques chouans dans Paris, ne constituaient pas une force suffisante; et jusqu'à ce qu'il eût dans sa main la garde nationale, il ne pouvait faire aucune tentative sérieuse. Froid et prudent, il voyait cette situation avec assez de justesse, et répondait à toutes les instances qu'il fallait attendre. On lui disait que le directoire allait frapper, il répondait que le directoire ne l'oserait pas. Du reste, ne croyant pas à l'audace du directoire, trouvant ses moyens encore insuffisans, jouissant d'un grand rôle, et disposant de beaucoup d'argent, il était naturel qu'il ne fût pas pressé d'agir.
Dans cette situation, les esprits sages désiraient sincèrement qu'on évitât une lutte. Ils auraient souhaité un rapprochement, qui, en ramenant les constitutionnels et les clichyens modérés au directoire, lui pût rendre une majorité qu'il avait perdue, et le dispenser de recourir à de violens moyens de salut. Madame de Staël était en position de désirer et d'essayer un pareil rapprochement. Elle était le centre de cette société éclairée et brillante, qui, tout en trouvant le gouvernement et ses chefs un peu vulgaires, aimait la république et y tenait. Madame de Staël aimait cette forme de gouvernement, comme la plus belle lice pour l'esprit humain; elle avait déjà placé dans un poste élevé l'un de ses amis, elle espérait les placer tous, et devenir leur Égérie. Elle voyait les périls auxquels était exposé cet ordre de choses, qui lui était devenu cher; elle recevait les hommes de tous les partis, elle les entendait, et pouvait prévoir un choc prochain. Elle était généreuse, active; elle ne pouvait rester étrangère aux événemens, et il était naturel qu'elle cherchât à user de son influence pour réunir des hommes qu'aucun dissentiment profond n'éloignait. Elle réunissait dans son salon les républicains, les constitutionnels, les clichyens; elle tâchait d'adoucir la violence des discussions, en s'interposant entre les amours-propres, avec le tact d'une femme bonne et supérieure. Mais elle n'était pas plus heureuse qu'on ne l'est ordinairement à opérer des réconciliations de partis, et les hommes les plus opposés commençaient à s'éloigner de sa maison. Elle chercha à voir les membres des deux commissions nommées pour répondre au dernier message du directoire. Quelques-uns étaient constitutionnels, tels que Thibaudeau, Émery, Siméon, Tronçon-Ducoudray, Portalis; on pouvait par eux influer sur la rédaction des deux rapports, et ces rapports avaient une grande importance, car ils étaient la réponse au cartel du directoire. Madame de Staël se donna beaucoup de mouvement par elle et ses amis. Les constitutionnels désiraient un rapprochement, car ils sentaient le danger; mais ce rapprochement exigeait de leur part des sacrifices qu'il était difficile de leur arracher. Si le directoire avait eu des torts réels, avait pris des mesures coupables, on aurait pu négocier la révocation de certaines mesures, et faire un traité avec des sacrifices réciproques; mais, sauf la mauvaise conduite privée de Barras, le directoire s'était conduit en majorité, avec autant de zèle, d'attachement à la constitution, qu'il était possible de le désirer. On ne pouvait lui imputer aucun acte arbitraire, aucune usurpation de pouvoir. L'administration des finances, tant incriminée, était le résultat forcé des circonstances. Le changement des ministres, le mouvement des troupes, les adresses des armées, la nomination d'Augereau, étaient les seuls faits qu'on pût citer comme annonçant des intentions redoutables. Mais c'étaient des précautions devenues indispensables par le danger; et il fallait faire disparaître entièrement le danger, en rendant la majorité au directoire, pour avoir droit d'exiger qu'il renonçât à ces précautions. Les constitutionnels, au contraire, avaient appuyé les nouveaux élus, dans toutes leurs attaques ou injustes, ou indiscrètes, et avaient seuls à revenir. On ne pouvait donc rien exiger du directoire, et beaucoup des constitutionnels; ce qui rendait l'échange des sacrifices impossible, et les amours-propres inconciliables.
Madame de Staël chercha, par elle et ses amis, à faire entendre que le directoire était prêt à tout oser, que les constitutionnels seraient victimes de leur obstination, et que la république serait perdue avec eux. Mais ceux-ci ne voulaient pas revenir, refusaient toute espèce de concessions, et demandaient que le directoire allât à eux. On parla à Rewbell et à Larévellière. Celui-ci, ne repoussant pas la discussion, fit une longue énumération des actes du directoire, demandant toujours, à chacun de ces actes, lequel était reprochable. Les interlocuteurs étaient sans réponse. Quant au renvoi d'Augereau, et à la révocation de toutes les mesures qui annonçaient une résolution prochaine, Larévellière et Rewbell furent inébranlables, ne voulurent rien accorder, et prouvèrent, par leur fermeté froide, qu'il y avait une grande détermination prise.
Madame de Staël et ceux qui la secondaient dans sa louable mais inutile entreprise, insistèrent beaucoup auprès des membres des deux commissions, pour obtenir qu'ils ne proposassent pas de mesures législatives trop violentes, mais surtout qu'en répondant aux griefs énoncés dans le message du directoire, ils ne se livrassent pas à des récriminations dangereuses et irritantes. Tous ces soins étaient inutiles, car il n'y a pas d'exemple qu'un parti ait jamais suivi des conseils. Dans les deux commissions, il y avait des clichyens qui souhaitaient, comme de raison, les mesures les plus violentes. Ils voulaient d'abord attribuer spécialement au jury criminel de Paris la connaissance des attentats commis contre la sûreté du corps législatif et exiger la sortie de toutes les troupes du cercle constitutionnel; ils demandaient surtout que le cercle constitutionnel ne fit partie d'aucune division militaire. Cette dernière mesure avait pour but d'enlever le commandement de Paris à Augereau, et de faire par décret ce qu'on n'avait pu obtenir par voie de négociation. Ces mesures furent adoptées par les deux commissions. Mais Thibaudeau et Tronçon-Ducoudray, chargés de faire le rapport l'un aux cinq-cents, l'autre aux anciens, refusèrent, avec autant de sagesse que de fermeté, de présenter la dernière proposition. On y renonça alors, et on se contenta des deux premières. Tronçon-Ducoudray fit son rapport le 3 fructidor (20 août), Thibaudeau le 4. Ils répondirent indirectement aux reproches du directoire, et Tronçon-Ducoudray, s'adressant aux anciens, les invita à interposer leur sagesse et leur dignité entre la vivacité des jeunes législateurs des cinq-cents et la susceptibilité des chefs du pouvoir exécutif. Thibaudeau s'attacha à justifier les conseils, à prouver qu'ils n'avaient voulu ni attaquer le gouvernement, ni calomnier les armées. Il revint sur la motion de Dumolard à l'égard de Venise. Il assura qu'on n'avait point voulu attaquer les héros d'Italie; mais il soutint que leurs créations ne seraient durables qu'autant qu'elles auraient la sanction des deux conseils. Les deux mesures insignifiantes qui étaient proposées, furent adoptées, et ces deux rapports, tant attendus, ne firent aucun effet. Ils exprimaient bien l'impuissance à laquelle s'étaient réduits les constitutionnels, par leur situation ambiguë entre la faction royaliste et le directoire, ne voulant pas conspirer avec l'une, ni faire des concessions à l'autre.
Les clichyens se plaignaient beaucoup de l'insignifiance de ces rapports, et déclamèrent contre la faiblesse des constitutionnels. Les plus ardens voulaient le combat, et surtout les moyens de le livrer, et demandaient ce que faisait le directoire pour organiser la garde nationale. C'était justement ce que le directoire ne voulait pas faire, et il était bien résolu à ne pas s'en occuper.
Carnot était dans une position encore plus singulière que le parti constitutionnel. Il s'était franchement brouillé avec les clichyens en voyant leur marche; il était inutile aux constitutionnels, et n'avait pris aucune part à leurs tentatives de rapprochement, car il était trop irritable pour se réconcilier avec ses collègues. Il était seul, sans appui, au milieu du vide, n'ayant plus aucun but, car le but d'amour-propre qu'il avait d'abord eu, était manqué, et la nouvelle majorité qu'il avait rêvée était impossible. Cependant, par une ridicule persévérance à soutenir les voeux de l'opposition dans le directoire, il demanda formellement l'organisation de la garde nationale. Sa présidence au directoire allait finir, et il profita du temps qui lui restait pour mettre cette matière en discussion. Larévellière se leva alors avec fermeté, et n'ayant jamais eu aucune querelle personnelle avec lui, voulut l'interpeller une dernière fois, pour le ramener, s'il était possible, à ses collègues; lui parlant avec assurance et douceur, il lui adressa quelques questions: «Carnot, lui dit-il, nous as-tu jamais entendus faire une proposition qui tendît à diminuer les attributions des conseils, à augmenter les nôtres, à compromettre la constitution de la république?—Non, répondit Carnot avec embarras.—Nous as-tu, reprit Larévellière, jamais entendus, en matière de finances, de guerre, de diplomatie, proposer une mesure qui ne fût conforme à l'intérêt public? Quant à ce qui t'est personnel, nous as-tu jamais entendus, ou diminuer ton mérite, ou nier tes services? Depuis que tu t'es séparé de nous, as-tu pu nous accuser de manquer d'égards pour ta personne? Ton avis en a-t-il été moins écouté, quand il nous a paru utile et sincèrement proposé? Pour moi, ajouta Larévellière, quoique tu aies appartenu à une faction qui m'a persécuté, moi et ma famille, t'ai-je jamais montré la moindre haine?—Non, non, répondit Carnot à toutes ces questions.—Eh bien! ajouta Larévellière, comment peux-tu te détacher de nous, pour te rattacher à une faction qui t'abuse, qui veut se servir de toi pour perdre la république, qui veut te perdre après s'être servi de toi, et qui te déshonorera en te perdant?» Larévellière employa les expressions les plus amicales et les plus pressantes, pour démontrer à Carnot l'erreur et le danger de sa conduite. Rewbell et Barras même firent violence à leur haine. Rewbell par devoir, Barras par facilité, lui parlèrent presque en amis. Mais les démonstrations amicales ne font qu'irriter certains orgueils: Carnot resta froid, et, après tous les discours de ses collègues, renouvela sèchement sa proposition de mettre en délibération l'organisation de la garde nationale. Les directeurs levèrent alors la séance, et se retirèrent convaincus, comme on l'est si facilement dans ces occasions, que leur collègue les trahissait, et était d'accord avec les ennemis du gouvernement.
Il fut arrêté que le coup d'état porterait sur lui et sur Barthélémy, comme sur les principaux membres des conseils. Voici le plan auquel on s'arrêta définitivement. Les trois directeurs croyaient toujours que les députés de Clichy avaient le secret de la conspiration. Ils n'avaient acquis ni contre eux, ni contre Pichegru, aucune preuve nouvelle qui permît les voies judiciaires. Il fallait donc employer la voie d'un coup d'état. Ils avaient dans les deux conseils une minorité décidée, à laquelle se rattacheraient tous les hommes incertains, que la demi-énergie irrite et éloigne, que la grande énergie soumet et ramène. Ils se proposaient de faire fermer les salles dans lesquelles se réunissaient les anciens et les cinq-cents, de fixer ailleurs le lieu des séances, d'y appeler tous les députés sur lesquels on pouvait compter, de composer une liste portant les deux directeurs et cent quatre-vingts députés choisis parmi les plus suspects, et de proposer leur déportation sans discussion judiciaire, et par voie législative extraordinaire. Ils ne voulaient la mort de personne, mais l'éloignement forcé de tous les hommes dangereux. Beaucoup de gens ont pensé que ce coup d'état était devenu inutile, parce que les conseils intimidés par la résolution évidente du directoire, paraissaient se ralentir. Mais cette impression était passagère. Pour qui connaît la marche des partis, et leur vive imagination, il est évident que les clichyens, en voyant le directoire ne pas agir, se seraient ranimés. S'ils s'étaient contenus jusqu'à une nouvelle élection, ils auraient redoublé d'ardeur à l'arrivée du troisième tiers, et auraient alors déployé une fougue irrésistible. Le directoire n'aurait pas même trouvé alors la minorité conventionnelle qui restait dans les conseils, pour l'appuyer, et pour donner une espèce de légalité aux mesures extraordinaires qu'il voulait employer. Enfin, sans même prendre en considération ce résultat inévitable d'une nouvelle élection, le directoire, en n'agissant pas, était obligé d'exécuter les lois, et de réorganiser la garde nationale, c'est-à-dire de donner à la contre-révolution l'armée de vendémiaire, ce qui aurait amené une guerre civile épouvantable entre les gardes nationales et les troupes de ligne. En effet, tant que Pichegru et quelques intrigans n'avaient pour moyens que des motions aux cinq-cents, et quelques émigrés ou chouans dans Paris, leurs projets étaient peu à redouter; mais, appuyés de la garde nationale, ils pouvaient livrer combat, et commencer la guerre civile.
En conséquence Rewbell et Larévellière arrêtèrent qu'il fallait agir sans délai, et ne pas prolonger plus long-temps l'incertitude. Barras seul différait encore, et donnait de l'inquiétude à ses deux collègues. Ils craignaient toujours qu'il ne s'entendît soit avec la faction royaliste, soit avec le parti jacobin, pour faire une journée. Ils le surveillaient attentivement, et s'efforçaient toujours de capter Augereau, en s'adressant à sa vanité, et en tâchant de le rendre sensible à l'estime des honnêtes gens. Cependant il fallait encore quelques préparatifs, soit pour gagner les grenadiers du corps législatif, soit pour disposer les troupes, soit pour se procurer des fonds. On différa donc de quelques jours. On ne voulait pas demander de l'argent au ministre Ramel, pour ne pas le compromettre; et on attendait celui que Bonaparte avait offert, et qui n'arrivait pas.
Bonaparte, comme on l'a vu, avait envoyé son aide-de-camp Lavalette à Paris, pour être tenu au courant de toutes les intrigues. Le spectacle de Paris avait assez mal disposé M. de Lavalette, et il avait communiqué ses impressions à Bonaparte. Tant de ressentimens personnels se mêlent aux haines politiques, qu'à voir de près le spectacle des partis, il en devient repoussant. Souvent même, si on se laisse préoccuper par ce qu'il y a de personnel dans les discordes politiques, on peut être tenté de croire qu'il n'y a rien de généreux, de sincère, de patriotique, dans les motifs qui divisent les hommes. C'était assez l'effet que pouvaient produire les luttes des trois directeurs Barras, Larévellière, Rewbell, contre Barthélémy et Carnot, des conventionnels contre les clichyens; c'était une mêlée épouvantable où l'amour-propre et l'intérêt blessé pouvaient paraître, au premier aspect, jouer le plus grand rôle. Les militaires présens à Paris ajoutaient leurs prétentions à toutes celles qui étaient déjà en lutte. Quoique irrités contre la faction de Clichy, ils n'étaient pas très portés pour le directoire. Il est d'usage de devenir exigeant et susceptible, quand on se croit nécessaire. Groupés autour du ministre Schérer, les militaires étaient disposés à se plaindre, comme si le gouvernement n'avait pas assez fait pour eux. Kléber, le plus noble, mais le plus intraitable des caractères, et qu'on a peint très bien en disant qu'il ne voulait être ni le premier ni le second, Kléber avait dit au directoire dans son langage original: Je tirerai sur vos ennemis s'ils vous attaquent; mais en leur faisant face à eux, je vous tournerai le dos à vous. Lefebvre, Bernadotte et tous les autres s'exprimaient de même. Frappé de ce chaos, M. de Lavalette écrivit à Bonaparte de manière à l'engager à rester indépendant. Dès lors celui-ci, satisfait d'avoir donné l'impulsion, ne voulut point s'engager davantage, et résolut d'attendre le résultat. Il n'écrivit plus. Le directoire s'adressa au brave Hoche, qui, ayant seul le droit d'être mécontent, envoya 50,000 fr., formant la plus grande partie de la dot de sa femme.
On était dans les premiers jours de fructidor; Larévellière venait de remplacer Carnot à la présidence du directoire; il était chargé de recevoir l'envoyé de la république cisalpine, Visconti, et le général Bernadotte, porteur de quelques drapeaux que l'armée d'Italie n'avait pas encore envoyés au directoire. Il résolut de se prononcer de la manière la plus hardie, et de forcer ainsi Barras à se décider. Il fit deux discours véhémens, dans lesquels il répondait, sans les désigner, aux deux rapports de Thibaudeau et de Tronçon-Ducoudray. En parlant de Venise et des peuples italiens récemment affranchis, Thibaudeau avait dit que leur sort ne serait pas fixé, tant que le corps législatif de la France n'aurait pas été consulté. Faisant allusion à ces paroles, Larévellière dit à Visconti, que les peuples italiens avaient voulu la liberté, avaient eu le droit de se la donner, et n'avaient eu besoin pour cela d'aucun consentement au monde. «Cette liberté, disait-il, qu'on voudrait vous ôter, à vous et à nous, nous la défendrons tous ensemble, et nous saurons la conserver.» Le ton menaçant des deux discours ne laissait aucun doute sur les dispositions du directoire: des hommes qui parlaient de la sorte devaient avoir leurs forces toutes préparées. C'était le 10 fructidor; les clichyens furent dans les plus grandes alarmes. Dans leurs fureurs, ils revinrent à leur projet de mettre en accusation le directoire. Les constitutionnels craignaient un tel projet, parce qu'ils sentaient que ce serait pour le directoire un motif d'éclater, et ils déclarèrent qu'à leur tour ils allaient se procurer la preuve de la trahison de certains députés, et demander leur accusation. Cette menace arrêta les clichyens, et empêcha la rédaction d'un acte d'accusation contre les cinq directeurs.
Depuis longtemps les clichyens avaient voulu faire adjoindre à la commission des inspecteurs Pichegru et Willot, qui étaient regardés comme les deux généraux du parti. Mais cette adjonction de deux nouveaux membres, portant le nombre à sept, était contraire au règlement. On attendit le renouvellement de la commission, qui avait lieu au commencement de chaque mois, et on y porta Pichegru, Vaublanc, Delarue, Thibaudeau et Émery. La commission des inspecteurs était chargée de la police de la salle; elle donnait des ordres aux grenadiers du corps législatif, et elle était en quelque sorte le pouvoir exécutif des conseils. Les anciens avaient une semblable commission: elle s'était réunie à celle des cinq-cents, et toutes deux veillaient ensemble à la sûreté commune. Une foule de députés s'y rendaient, sans avoir le droit d'y siéger; ce qui en avait fait un nouveau club de Clichy, où l'on faisait les motions les plus violentes et les plus inutiles. D'abord on proposa d'y organiser une police, pour se tenir au courant des projets du directoire. On la confia à un nommé Dossonville. Comme on n'avait point de fonds, chacun contribua pour sa part; mais on ne réunit qu'une médiocre somme. Pourvu comme il l'avait été, Pichegru aurait pu contribuer pour une forte part, mais il ne paraît pas qu'il employât dans cette circonstance les fonds reçus de Wickam. Ces agens de police allaient recueillir partout de faux bruits, et venaient alarmer ensuite les commissions.
Chaque jour ils disaient: «C'est aujourd'hui, c'est cette nuit même, que le directoire doit faire arrêter deux cents députés, et les faire égorger par les faubourgs.» Ces bruits jetaient l'alarme dans les commissions, et cette alarme faisait naître les propositions les plus indiscrètes. Le directoire recevait par ses espions le rapport exagéré de toutes ces propositions, et concevait à son tour les plus grandes craintes. On disait alors, dans les salons du directoire, qu'il était temps de frapper, si on ne voulait pas être prévenu; on faisait des menaces qui, répétées à leur tour, allaient rendre effroi pour effroi.
Isolés au milieu des deux partis, les constitutionnels sentaient chaque jour davantage leurs fautes et leurs périls. Ils étaient livrés aux plus grandes terreurs. Carnot, encore plus isolé qu'eux, brouillé avec les clichyens, odieux aux patriotes, suspect même aux républicains modérés, calomnié, méconnu, recevait chaque jour les plus sinistres avis. On lui disait qu'il allait être égorgé par ordre de ses collègues. Barthélemy, menacé et averti comme lui, était dans l'épouvante.
Du reste, les mêmes avis étaient donnés à tout le monde. Larévellière avait été informé, de manière à ne pas lui laisser de doute, que des chouans étaient payés pour l'assassiner. Le trouvant le plus ferme des trois membres de la majorité, c'était lui qu'on voulait frapper pour la dissoudre. Il est certain que sa mort aurait tout changé, car le nouveau directeur nommé par les conseils eût voté certainement avec Carnot et Barthélemy. L'utilité du crime, et les détails donnés à Larévellière, devaient l'engager à se tenir en garde. Cependant il ne s'émut pas, et continua ses promenades du soir au Jardin des Plantes. On le fit insulter par Malo, le chef d'escadron du 21e de dragons, qui avait sabré les jacobins au camp de Grenelle, et qui avait ensuite dénoncé Brottier et ses complices. Ce Malo était la créature de Carnot et de Cochon, et il avait, sans le vouloir, inspiré aux clichyens des espérances qui le rendirent suspect. Destitué par le directoire, il attribua sa destitution à Larévellière, et vint le menacer au Luxembourg. L'intrépide magistrat fut peu effrayé de la présence d'un officier de cavalerie, et le poussa par les épaules hors de chez lui.
Rewbell, quoique très attaché à la cause commune, était plus violent, mais moins ferme. On vint lui dire que Barras traitait avec un envoyé du prétendant, et était prêt à trahir la république. Les liaisons de Barras avec tous les partis pouvaient inspirer tous les genres de craintes. «Nous sommes perdus, dit Rewbell; Barras nous livre, nous allons être égorgés; il ne nous reste qu'à fuir, car nous ne pouvons plus sauver la république. » Larévellière, plus calme, répondit à Rewbell, que, loin de céder, il fallait aller chez Barras, lui parler avec vigueur, l'obliger à s'expliquer, et lui imposer par une grande fermeté. Ils allèrent tous deux chez Barras, l'interrogèrent avec autorité, et lui demandèrent pourquoi il différait encore. Barras, occupé à tout préparer avec Augereau, demanda encore trois ou quatre jours, et promit de ne plus différer. C'était le 13 ou le 14 fructidor, Rewbell fut rassuré, et consentit à attendre.
Barras et Augereau, en effet, avaient tout préparé pour l'exécution du coup d'état médité depuis si long-temps. Les troupes de Hoche étaient disposées autour de la limite constitutionnelle, prêtes à la franchir, et à se rendre dans quelques heures à Paris. On avait gagné une grande partie des grenadiers du corps législatif, en se servant du commandant en second, Blanchard, et de plusieurs autres officiers, qui étaient dévoués au directoire. On s'était ainsi assuré d'un assez grand nombre de défections dans les rangs des grenadiers, pour prévenir un combat. Le commandant en chef Ramel était resté fidèle aux conseils, à cause de ses liaisons avec Cochon et Carnot; mais son influence était peu redoutable. On avait, par précaution, ordonné de grands exercices à feu aux troupes de la garnison de Paris, et même aux grenadiers du corps législatif. Ces mouvemens de troupes, ce fracas d'armes, étaient un moyen de tromper sur le véritable jour de l'exécution.
Chaque jour on s'attendait à voir l'événement éclater; on croyait que ce serait pour le 15 fructidor, puis pour le 16, mais le 16 répondait au 2 septembre, et le directoire n'aurait pas choisi ce jour de terrible mémoire. Cependant l'épouvante des clichyens fut extrême. La police des inspecteurs, trompée par de faux indices, leur avait persuadé que l'événement était fixé pour la nuit même du 15 au 16. Ils se réunirent le soir en tumulte, dans la salle des deux commissions. Rovère, le fougueux réacteur, l'un des membres de la commission des anciens, lut un rapport de police, d'après lequel deux cents députés allaient être arrêtés dans la nuit. D'autres, courant à perte d'haleine, vinrent annoncer que les barrières étaient fermées, que quatre colonnes de troupes entraient dans Paris, et que le comité dirigeant était réuni au directoire. Ils disaient aussi que l'hôtel du ministre de la police était tout éclairé. Le tumulte fut au comble. Les membres des deux commissions, qui auraient dû n'être que dix, et qui étaient une cinquantaine, se plaignaient de ne pouvoir pas délibérer. Enfin on envoya vérifier, soit aux barrières, soit à l'hôtel de la police, les rapports des agens, et il fut reconnu que le plus grand calme régnait partout. On déclara que les agens de la police ne pourraient pas être payés le lendemain, faute de fonds; chacun vida ses poches pour fournir la somme nécessaire. On se retira. Les clichyens entourèrent Pichegru pour le décider à agir; ils voulaient d'abord mettre les conseils en permanence, puis réunir les émigrés et les chouans qu'ils avaient dans Paris, y adjoindre quelques jeunes gens, marcher avec eux sur le directoire, et enlever les trois directeurs. Pichegru déclara tous ces projets ridicules et inexécutables, et répéta encore qu'il n'y avait rien à faire. Les têtes folles du parti n'en résolurent pas moins de commencer le lendemain par faire déclarer la permanence.
Le directoire fut averti par sa police du trouble des clichyens, et de leurs projets désespérés. Barras, qui avait dans sa main tous les moyens d'exécution, résolut d'en faire usage dans la nuit même. Tout était disposé pour que les troupes pussent franchir en quelques heures le cercle constitutionnel. La garnison de Paris devait suffire en attendant. Un grand exercice à feu fut commandé pour le lendemain, afin de se ménager un prétexte. Personne ne fut averti du moment, ni les ministres, ni les deux directeurs Rewbell et Larévellière, de manière que tout le monde ignorait que l'événement allait avoir lieu. Cette journée du 17 (3 septembre) se passa avec assez de calme; aucune proposition ne fut faite aux conseils. Beaucoup de députés s'absentaient, afin de se soustraire à la catastrophe qu'ils avaient si imprudemment provoquée. La séance du directoire eut lieu comme à l'ordinaire. Les cinq directeurs étaient présens. A quatre heures de l'après-midi, au moment où la séance était finie, Barras prit Rewbell et Larévellière à part, et leur dit qu'il fallait frapper la nuit même, pour prévenir l'ennemi. Il leur avait demandé quatre jours encore, mais il devançait ce terme pour n'être pas surpris. Les trois directeurs se rendirent alors chez Rewbell, où ils s'établirent. Il fut convenu d'appeler tous les ministres chez Rewbell, de s'enfermer là, jusqu'à ce que l'événement fût consommé, et de ne permettre à personne d'en sortir. On ne devait communiquer avec le dehors que par Augereau et ses aides-de-camp. Ce projet arrêté, les ministres furent convoqués pour la soirée. Réunis tous ensemble avec les trois directeurs, ils se mirent à rédiger les ordres et les proclamations nécessaires. Le projet était d'entourer le palais du corps législatif, d'enlever aux grenadiers les postes qu'ils occupaient, de dissoudre les commissions des inspecteurs, de fermer les salles des deux conseils, de fixer un autre lieu de réunion, d'y appeler les députés sur lesquels on pouvait compter, et de leur faire rendre une loi contre les députés dont on voulait se défaire. On comptait bien que ceux qui étaient ennemis du directoire n'oseraient pas se rendre au nouveau lieu de réunion. En conséquence, on rédigea des proclamations annonçant qu'un grand complot avait été formé contre la république, que les principaux auteurs étaient membres des deux commissions des inspecteurs; que c'était de ces deux commissions que devaient partir les conjurés; que, pour prévenir leur attentat, le directoire faisait fermer les salles du corps législatif, et indiquait un autre local, pour y réunir les députés fidèles à la république. Les cinq-cents devaient se réunir au théâtre de l'Odéon, et les anciens à l'amphithéâtre de l'École de Médecine. Un récit de la conspiration, appuyé de la déclaration de Duverne de Presle, et de la pièce trouvée dans le portefeuille de d'Entraigues, était ajouté à ces proclamations. Le tout fut imprimé sur-le-champ, et dut être affiché dans la nuit sur les murs de Paris. Les ministres et les trois directeurs restèrent renfermés chez Rewbell, et Augereau partit avec ses aides-de-camp pour faire exécuter le projet convenu.
Carnot et Barthélémy, retirés dans leur logement du Luxembourg, ignoraient ce qui se préparait. Les clichyens, toujours fort agités, encombraient la salle des commissions. Mais Barthélemy trompé fit dire que ce ne serait pas pour cette nuit. Pichegru, de son côté, venait de quitter Schérer, et il assura que rien n'était encore préparé. Quelques mouvemens de troupes avaient été aperçus, mais c'était, disait-on, à causé d'un exercice à feu, et on n'en conçut aucune alarme. Chacun rassuré se retira chez soi. Rovère seul resta dans la salle des inspecteurs, et se coucha dans un lit qui était destiné pour celui des membres qui devait veiller.
Vers minuit, Augereau disposa toutes les troupes de la garnison autour du palais, et fit approcher une nombreuse artillerie. Le plus grand calme régnait dans Paris, où l'on n'entendait que le pas des soldats et le roulement des canons. Il fallait, sans coup férir, enlever aux grenadiers du corps législatif les postes qu'ils occupaient. Ordre fut signifié au commandant Ramel, vers une heure du matin, de se rendre chez le ministre de la guerre. Il refusa, devinant de quoi il s'agissait, courut réveiller l'inspecteur Rovère, qui ne voulut pas croire encore au danger, et se hâta ensuite d'aller dans la caserne de ses grenadiers pour faire prendre les armes à la réserve. Quatre cents hommes à peu près occupaient les différens postes des Tuileries; la réserve était de huit cents. Elle fut sur-le-champ mise sous les armes, et rangée en bataille dans le jardin des Tuileries. Le plus grand ordre et le plus grand silence régnaient dans les rangs.
Dix mille hommes à peu près de troupes de ligne occupaient les environs du château, et se disposaient à l'envahir. Un coup de canon à poudre, tiré vers trois heures du matin, servit de signal. Les commandans des colonnes se présentèrent aux différens postes. Un officier vint de la part d'Augereau ordonner à Ramel de livrer le poste du Pont-Tournant, qui communiquait entre le jardin et la place Louis XV; mais Ramel refusa. Quinze cents hommes s'étant présentés à ce poste, les grenadiers, dont la plupart étaient gagnés, le livrèrent. La même chose se passa aux autres postes. Toutes les issues du jardin et du Carrousel furent livrées, et de toutes parts le palais se trouva envahi par des troupes nombreuses d'infanterie et de cavalerie. Douze pièces de canon tout attelées furent braquées sur le château. Il ne restait plus que la réserve des grenadiers, forte de huit cents hommes, rangée en bataille, et ayant son commandant Ramel en tête. Une partie des grenadiers était disposée à faire son devoir; les autres, travaillés par les agens de Barras, étaient disposés au contraire à se réunir aux troupes du directoire. Des murmures s'élevèrent dans les rangs. «Nous ne sommes pas des Suisses, s'écrièrent quelques voix.—J'ai été blessé au 12 vendémiaire par les royalistes, dit un officier, je ne veux pas me battre pour eux le 18 fructidor.» La défection s'introduisit alors dans cette troupe. Le commandant en second, Blanchard, l'excitait de ses paroles et de sa présence. Cependant le commandant Ramel voulait encore faire son devoir, lorsqu'il reçut un ordre, parti de la salle des inspecteurs, défendant de faire feu. Au même instant, Augereau arriva à la tête d'un nombreux état-major. «Commandant Ramel, dit-il, me reconnaissez-vous pour le chef de la 17e division militaire?—Oui, répondit Ramel.—Eh bien! en qualité de votre supérieur, je vous ordonne de vous rendre aux arrêts.» Ramel obéit; mais il reçut de mauvais traitemens de quelques jacobins furieux, mêlés dans l'état-major d'Augereau. Celui-ci le dégagea, et le fit conduire au Temple. Le bruit du canon et l'investissement du château avaient donné l'éveil à tout le monde. Il était cinq heures du matin. Les membres des commissions étaient accourus à leur poste, et s'étaient rendus dans leur salle. Ils étaient entourés, et ne pouvaient plus douter du péril. Une compagnie de soldats placée à leur porte avait ordre de laisser entrer tous ceux qui se présenteraient avec la médaille de députés, et de n'en laisser sortir aucun. Ils virent arriver leur collègue Dumas, qui se rendait à son poste; mais ils lui jetèrent un billet par la fenêtre, pour l'avertir du péril et l'engager à se sauver. Augereau se fit remettre l'épée de Pichegru et de Willot, et les envoya tous deux, au Temple, ainsi que plusieurs autres députés, saisis dans la salle des inspecteurs.
Tandis que cette opération s'exécutait contre les conseils, le directoire avait chargé un officier de se mettre à la tête d'un détachement, et d'aller s'emparer de Carnot et de Barthélemy. Carnot, averti à temps, s'était sauvé de son appartement, et il était parvenu à s'évader par une petite porte du jardin du Luxembourg dont il avait la clé. Quant à Barthélemy, on l'avait trouvé chez lui, et on l'avait arrêté. Cette arrestation était embarrassante pour le directoire. Barras excepté, les directeurs étaient charmés de la fuite de Carnot; ils désiraient vivement que Barthélemy en fît autant. Ils lui firent proposer de s'enfuir. Barthélemy répondit qu'il y consentait, si on le faisait transporter ostensiblement, et sous son nom, à Hambourg. Les directeurs ne pouvaient s'engager à une pareille démarche. Se proposant de déporter plusieurs membres du corps législatif, ils ne pouvaient pas traiter avec tant de faveur l'un de leurs collègues. Barthélemy fut conduit au Temple; il y arriva en même temps que Pichegru, Willot, et les autres députés pris dans la commission des inspecteurs.
Il était huit heures du matin: beaucoup de députés, avertis, voulurent courageusement se rendre à leur poste. Le président des cinq-cents, Siméon, et celui des anciens, Lafond-Ladebat, parvinrent jusqu'à leurs salles respectives, qui n'étaient pas encore fermées, et purent occuper le fauteuil en présence de quelques députés. Mais des officiers vinrent leur intimer l'ordre de se retirer. Ils n'eurent que le temps de déclarer que la représentation nationale était dissoute. Ils se retirèrent chez l'un d'eux, où les plus courageux méditèrent une nouvelle tentative. Ils résolurent de se réunir une seconde fois, de traverser Paris à pied, et de se présenter, ayant leurs présidens en tête, aux portes du Palais-Législatif. Il était près de onze heures du matin. Tout Paris était averti de l'événement; le calme de cette grande cité n'en était pas troublé. Ce n'étaient plus les passions qui produisaient un soulèvement; c'était un acte méthodique de l'autorité contre quelques représentans. Une foule de curieux encombraient les rues et les places publiques, sans mot dire. Seulement des groupes détachés des faubourgs, et composés de jacobins, parcouraient les rues en criant: Vive la république! à bas les aristocrates! Ils ne trouvaient ni écho ni résistance dans la masse de la population. C'était surtout autour du Luxembourg que leurs groupes s'étaient amassés. Là, ils criaient: Vive le directoire! et quelques-uns, vive Barras!
Le groupe des députés traversa en silence la foule amassée sur le Carrousel, et se présenta aux portes des Tuileries. On leur en refusa l'entrée; ils insistèrent; alors un détachement les repoussa, et les poursuivit jusqu'à ce qu'ils fussent dispersés: triste et déplorable spectacle, qui présageait la prochaine et inévitable domination des prétoriens! Pourquoi fallait-il qu'une faction perfide eût obligé la révolution à invoquer l'appui des baïonnettes? Les députés ainsi poursuivis se retirèrent, les uns chez le président Lafond-Ladebat, les autres dans une maison voisine. Ils y délibéraient en tumulte, et s'occupaient à faire une protestation, lorsqu'un officier vint leur signifier l'ordre de se séparer. Un certain nombre d'entre eux furent arrêtés; c'étaient Lafond-Ladebat, Barbé-Marbois, Tronçon-Ducoudray, Bourdon (de l'Oise), Goupil de Préfeln, et quelques autres. Ils furent conduits au Temple, où déjà les avaient précédés les membres des deux commissions.
Pendant ce temps, les députés directoriaux s'étaient rendus au nouveau lieu assigné pour la réunion du corps législatif. Les cinq-cents allaient à l'Odéon, les anciens à l'École de Médecine. Il était midi à peu près, et ils étaient encore peu nombreux; mais le nombre s'en augmentait à chaque instant, soit parce que l'avis de cette convocation extraordinaire se communiquait de proche en proche, soit parce que tous les incertains, craignant de se déclarer en dissidence, s'empressaient de se rendre au nouveau corps législatif. De momens en momens, on comptait les membres présens; et enfin, lorsque les anciens furent au nombre de cent vingt-six, et les cinq cents au nombre de deux cent cinquante-un, moitié plus un pour les deux conseils, ils commencèrent à délibérer. Il y avait quelque embarras dans les deux assemblées, car l'acte qu'il s'agissait de légaliser était un coup d'état manifeste. Le premier soin des deux conseils fut de se déclarer en permanence, et de s'avertir réciproquement qu'ils étaient constitués. Le député Poulain-Grandpré, membre des cinq-cents, prit le premier la parole. «Les mesures qui ont été prises, dit-il, le local que nous occupons, tout annonce que la patrie a couru de grands dangers, et qu'elle en court encore. Rendons grâces au directoire: c'est à lui que nous devons le salut de la patrie. Mais ce n'est pas assez que le directoire veille; il est aussi de notre devoir de prendre des mesures capables d'assurer le salut public et la constitution de l'an III. A cet effet, je demande la formation d'une commission de cinq membres.»
Cette proposition fut adoptée, et la commission composée de députés dévoués au système du directoire. C'étaient Sieyès, Poulain-Grandpré, Villers, Chazal et Boulay (de la Meurthe). On annonça pour six heures du soir un message du directoire aux deux conseils. Ce message contenait le récit de la conspiration, telle qu'elle était connue du directoire, les deux pièces fameuses dont nous avons déjà parlé, et des fragmens de lettres trouvées dans les papiers des agens royalistes. Ces pièces ne contenaient que les preuves acquises; elles prouvaient que Pichegru était en négociation avec le prétendant, qu'Imbert-Colomès correspondait avec Blanckembourg, que Mersan et Lemerer étaient les aboutissans de la conspiration auprès des députés de Clichy, et qu'une vaste association de royalistes s'étendait sur toute la France. Il n'y avait pas d'autres noms que ceux qui ont déjà été cités. Ces pièces firent néanmoins un grand effet. En apportant la conviction morale, elles prouvaient l'impossibilité d'employer les voies judiciaires, par l'insuffisance des témoignages directs et positifs. La commission des cinq eut aussitôt la parole sur ce message. Le directoire n'ayant pas l'initiative des propositions, c'était à la commission des cinq à la prendre; mais cette commission avait le secret du directoire, et allait proposer la légalisation du coup d'état convenu d'avance. Boulay (de la Meurthe), chargé de prendre la parole au nom de la commission, donna les raisons dont on accompagne habituellement les mesures extraordinaires, raisons qui, dans la circonstance, étaient malheureusement trop fondées. Après avoir dit qu'on se trouvait placé sur un champ de bataille, qu'il fallait prendre une mesure prompte et décisive, et, sans verser une goutte de sang, réduire les conspirateurs à l'impossibilité de nuire, il fit les propositions projetées. Les principales consistaient à annuler les opérations électorales de quarante-huit départemens, à délivrer ainsi le corps législatif de députés voués à une faction, et à choisir dans le nombre les plus dangereux pour les déporter. Le conseil n'avait presque pas le choix à l'égard des mesures à prendre; la circonstance n'en admettait pas d'autres que celles qu'on lui proposait, et le directoire d'ailleurs avait pris une telle attitude, qu'on n'aurait pas osé les lui refuser. La partie flottante et incertaine d'une assemblée, que l'énergie soumet toujours, était rangée du côté des directoriaux, et prête à voter tout ce qu'ils voudraient. Le député Chollet demandait cependant un délai de douze heures pour examiner ces propositions; le cri aux voix! lui imposa silence. On se borna à retrancher quelques individus de la liste de déportation, tels que Thibaudeau, Doulcet de Pontécoulant, Tarbé, Crécy, Detorcy, Normand, Dupont (de Nemours), Remusat, Bailly, les uns comme bons patriotes, malgré leur opposition, les autres comme trop insignifians pour être dangereux. Après ces retranchemens, on vota surle-champ les résolutions proposées. Les opérations électorales de quarante-huit départemens furent cassées. Ces départemens étaient les suivans: Ain, Ardèche, Ariége, Aube, Aveyron, Bouches-du-Rhône, Calvados, Charente, Cher, Côte-d'Or, Côtes-du-Nord, Dordogne, Eure, Eure-et-Loir, Gironde, Hérault, Ille-et-Vilaine, Indre-et-Loire, Loiret, Manche, Marne, Mayenne, Mont-Blanc, Morbihan, Moselle, Deux-Nèthes, Nord, Oise, Orne, Pas-de-Calais, Puy-de-Dôme, Bas-Rhin, Haut-Rhin, Rhône, Haute-Saône, Saône-et-Loire, Sarthe, Seine, Seine-Inférieure, Seine-et-Marne, Seine-et-Oise, Somme, Tarn, Var, Vaucluse, Yonne. Les députés nommés par ces départemens étaient exclus du corps législatif. Tous les fonctionnaires, tels que juges ou administrateurs municipaux, élus par ces départemens, étaient exclus aussi de leurs fonctions. Étaient condamnés à la déportation, dans un lieu choisi par le directoire, les individus suivans: dans le conseil des cinq-cents, Aubry, Job Aimé, Bayard, Blain, Boissy-d'Anglas, Borne, Bourdon (de l'Oise), Cadroi, Couchery, Delahaye, Delarue, Doumère, Dumolard, Duplantier, Duprat, Gilbert-Desmolières, Henri Larivière, Imbert-Colomès, Camille-Jordan, Jourdan (des Bouches-du-Rhône), Gau, Lacarrière, Lemarchant-Gomicourt, Lemerer, Mersan, Madier, Maillard, Noailles, André, Mac-Curtain, Pavée, Pastoret, Pichegru, Polissart, Praire-Montaud, Quatremère-Quincy, Saladin, Siméon, Vauvilliers, Vaublanc, Villaret-Joyeuse, Willot: dans le conseil des anciens, Barbé-Marbois, Dumas, Ferraut-Vaillant, Lafond-Ladebat, Laumont, Muraire, Murinais, Paradis, Portalis, Rovère, Tronçon-Ducoudray.
Les deux directeurs Carnot et Barthélemy, l'ex-ministre de la police Cochon, son employé Dossonville, le commandant de la garde du corps législatif Ramel, les trois agens royalistes Brottier, Laville-Heurnois, Duverne de Presle, étaient condamnés aussi à la déportation. On ne s'en tint pas là: les journalistes n'avaient pas été moins dangereux que les députés, et on n'avait pas plus de moyens de les frapper judiciairement. On résolut d'agir révolutionnairement à leur égard, comme à l'égard des membres du corps législatif. On condamna à la déportation les propriétaires, éditeurs et rédacteurs de quarante-deux journaux; car aucunes conditions n'étant alors imposées aux journaux politiques, le nombre en était immense. Dans les quarante-deux figurait la Quotidienne. A ces dispositions contre les individus, on en ajouta d'autres, pour renforcer l'autorité du directoire, et rétablir les lois révolutionnaires que les cinq-cents avaient abolies ou modifiées. Ainsi le directoire avait la nomination de tous les juges et magistrats municipaux, dont l'élection était annulée dans quarante-huit départemens. Quant aux places de députés, elles restaient vacantes. Les articles de la fameuse loi du 3 brumaire, qui avaient été rapportés, étaient remis en vigueur, et même étendus. Les parens d'émigrés, exclus par cette loi des fonctions publiques jusqu'à la paix, en étaient exclus, par la loi nouvelle, jusqu'au terme de quatre ans après la paix; ils étaient privés en outre des fonctions électorales. Les émigrés, rentrés sous prétexte de demander leur radiation, devaient sortir sous vingt-quatre heures des communes dans lesquelles ils se trouvaient, et sous quinze jours du territoire. Ceux d'entre eux qui seraient saisis en contravention devaient subir l'application des lois sous vingt-quatre heures. Les lois qui rappelaient les prêtres déportés, qui les dispensaient du serment et les obligeaient à une simple déclaration, étaient rapportées. Toutes les lois sur la police des cultes étaient rétablies. Le directoire avait la faculté de déporter, sur un simple arrêté, les prêtres qu'il saurait se mal conduire. Quant aux journaux, il avait à l'avenir la faculté de supprimer ceux qui lui paraîtraient dangereux. Les sociétés politiques, c'est-à-dire les clubs, étaient rétablies; mais le directoire était armé contre eux de la même puissance qu'on lui donnait contre les journaux; il pouvait les fermer à volonté. Enfin, ce qui n'était pas moins important que tout le reste, l'organisation de la garde nationale était suspendue, et renvoyée à d'autres temps.
Aucune de ces dispositions n'était sanguinaire, car le temps de l'effusion du sang était passé; mais elles rendaient au directoire une puissance toute révolutionnaire. Elles furent votées le 18 fructidor an V (4 septembre) au soir, dans les cinq-cents. Aucune voix ne s'éleva contre leur adoption; quelques députés applaudirent, la majorité fut silencieuse et soumise. La résolution qui les contenait fut portée de suite aux anciens, qui étaient en permanence comme les cinq-cents, et qui attendaient qu'on leur fournît un sujet de délibération. La simple lecture de la résolution et du rapport les occupa jusqu'au matin du 19. Fatigués d'une séance trop longue, ils s'ajournèrent pour quelques heures. Le directoire, qui était impatient d'obtenir la sanction des anciens, et de pouvoir appuyer d'une loi le coup d'état qu'il avait frappé, envoya un message au corps législatif. «Le directoire, disait ce message, s'est dévoué pour sauver la liberté, mais il compte sur vous pour l'appuyer. C'est aujourd'hui le 19, et vous n'avez encore rien fait pour le seconder.» La résolution fut aussitôt approuvée en loi, et envoyée au directoire.
A peine fut-il muni de cette loi, qu'il se hâta d'en user, voulant exécuter son plan avec promptitude, et aussitôt après faire rentrer toutes choses dans l'ordre. Un grand nombre de condamnés à la déportation s'était enfuis. Carnot s'était secrètement dirigé vers la Suisse. Le directoire aurait voulu faire évader Barthélemy, qui s'obstina par les raisons qui ont été rapportées plus haut. Il choisit sur la liste des déportés quinze individus, jugés ou plus dangereux ou plus coupables, et les destina à une déportation, qui pour quelques-uns fut aussi funeste que la mort. On les fit partir le jour même, dans des chariots grillés, pour Rochefort, d'où ils durent être transportés sur une frégate à la Guyane. C'étaient Barthélemy, Pichegru, Willot, ainsi traités à cause ou de leur importance ou de leur culpabilité; Rovère, à cause de ses intelligences connues avec la faction royaliste; Aubry, à cause de son rôle dans la réaction; Bourdon (de l'Oise), Murinais, Delarue, à cause de leur conduite dans les cinq-cents; Ramel, à cause de sa conduite à la tête des grenadiers; Dossonville, à cause des fonctions qu'il avait remplies auprès de la commission des inspecteurs; Tronçon-Ducoudray, Barbé-Marbois, Lafond-Ladebat, à cause, non de leur culpabilité, car ils étaient sincèrement attachés à la république, mais de leur influence dans le conseil des anciens; enfin Brottier et Laville-Heurnois, à cause de leur conspiration. Leur complice Duverne de Presle fut ménagé en considération de ses révélations. La haine eut sans doute sa part ordinaire dans le choix des victimes, car il n'y avait que Pichegru de réellement dangereux parmi ces quinze individus. Le nombre en fut porté à seize, par le dévoûment du nommé Letellier, domestique de Barthélemy, qui demanda à suivre son maître. On les fit partir sans délai, et ils furent exposés, comme il arrive toujours, à la brutalité des subalternes. Cependant le directoire ayant appris que le général Dutertre, chef de l'escorte, se conduisait mal envers les prisonniers, le remplaça sur-le-champ. Ces déportés pour cause de royalisme allaient se retrouver à Sinamari, à côté de Billaud-Varennes et de Collot-d'Herbois. Les autres déportés furent destinés à l'île d'Oleron.
Pendant ces deux jours, Paris demeura parfaitement calme. Les patriotes des faubourgs trouvaient la peine de la déportation trop douce; ils étaient habitués à des mesures révolutionnaires d'une autre espèce. Se confiant dans Barras et Augereau, ils s'attendaient à mieux. Ils formèrent des groupes, et vinrent sous les fenêtres du directoire crier: Vive la République! vive le Directoire! vive Barras! Ils attribuaient la mesure à Barras, et désiraient qu'on s'en remît à lui, pendant quelques jours, de la répression des aristocrates. Cependant ces groupes peu nombreux ne troublèrent aucunement le repos de Paris. Les sectionnaires de vendémiaire, qu'on aurait vus bientôt, sans la loi du 19, réorganisés en garde nationale, n'avaient plus assez d'énergie pour prendre spontanément les armes. Ils laissèrent exécuter le coup d'état sans opposition. Du reste, l'opinion restait incertaine. Les républicains sincères voyaient bien que la faction royaliste avait rendu inévitable une mesure énergique, mais ils déploraient la violation des lois et l'intervention du pouvoir militaire. Ils doutaient presque de la culpabilité des conspirateurs, en voyant un homme comme Carnot confondu dans leurs rangs. Ils craignaient que la haine n'eût trop influé sur la détermination du directoire. Enfin, même en jugeant ses déterminations comme nécessaires, ils étaient tristes, et ils avaient raison; car il devenait évident que cette constitution, dans laquelle ils avaient mis tout leur espoir, n'était pas le terme de nos troubles et de nos discordes. La masse de la population se soumit, et se détacha beaucoup en ce jour des événemens politiques. On l'avait vue, le 9 thermidor, passer de la haine contre l'ancien régime à la haine contre la terreur. Depuis, elle n'avait voulu intervenir dans les affaires que pour réagir contre le directoire, qu'elle confondait avec la convention et le comité de salut public. Effrayée aujourd'hui de l'énergie de ce directoire, elle vit dans le 18 fructidor l'avis de demeurer étrangère aux événemens. Aussi vit-on, depuis ce jour, s'attiédir le zèle politique.
Telles devaient être les conséquences du coup d'état du 18 fructidor. On a dit qu'il était devenu inutile à l'instant où il fut exécuté; que le directoire en effrayant la faction royaliste avait déjà réussi à lui imposer, qu'en s'obstinant à faire le coup d'état, il avait préparé l'usurpation militaire, par l'exemple de la violation des lois. Mais, comme nous l'avons déjà dit, la faction royaliste n'était intimidée que pour un moment; à l'arrivée du prochain tiers elle aurait infailliblement tout renversé, et emporté le directoire. La guerre civile eût alors été établie entre elle et les armées. Le directoire en prévenant ce mouvement et en le réprimant à propos, empêcha la guerre civile; et, s'il se mit par là sous l'égide de la puissance militaire, il subit une triste mais inévitable nécessité. La légalité était une illusion à la suite d'une révolution comme la nôtre. Ce n'est pas à l'abri de la puissance légale que tous les partis pouvaient venir se soumettre et se reposer; il fallait une puissance plus forte pour les réprimer, les rapprocher, les fondre, et pour les protéger tous contre l'Europe en armes: et cette puissance, c'était la puissance militaire. Le directoire, par le 18 fructidor, prévint donc la guerre civile, et lui substitua un coup d'état, exécuté avec force, mais avec tout le calme et la modération possibles dans les temps de révolution.