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HISTOIRE DE LA RÉVOLUTION FRANÇAISE.

 

LIVRE QUATRIÈME. DIRECTOIRE. CHAPITRE 8

 

CHAPITRE VIII. ÉTAT DE NOS ARMÉES A L'OUVERTURE DE LA CAMPAGNE DE 1797.— MARCHE DE BONAPARTE CONTRE LES ÉTATS ROMAINS.— TRAITÉ DE TOLENTINO AVEC LE PAPE.— NOUVELLE CAMPAGNE CONTRE LES AUTRICHIENS.— PASSAGE DU TAGLIAMENTO. COMBAT DE TARWIS.— RÉVOLUTION DANS LES VILLES DE BERGAME, BRESCIA ET AUTRES VILLES DES ÉTATS DE VENISE.— PASSAGE DES ALPES JULIENNES PAR BONAPARTE. MARCHE SUR VIENNE. PRÉLIMINAIRES DE PAIX AVEC L'AUTRICHE SIGNÉS A LÉOBEN.— PASSAGE DU RHIN A NEUWIED ET A DIRSHEIM.— PERFIDIE DES VÉNITIENS, MASSACRE DE VERONE. CHUTE DE LA RÉPUBLIQUE DE VENISE.

 

L'armée de Sambre-et-Meuse, renforcée d'une grande partie de l'armée de l'Océan, avait été portée à quatre-vingt mille hommes. Hoche, qui en était devenu général, s'était arrêté peu de temps à Paris, à son retour de l'expédition d'Irlande, et s'était hâté de se rendre à son quartier-général. Il avait employé l'hiver à organiser ses troupes et à les pourvoir de ce qui leur était nécessaire. Tirant de la Hollande et des provinces d'entre Meuse et Rhin, qu'on traitait en pays conquis, des ressources assez grandes, il avait mis ses soldats à l'abri des besoins qui affligeaient l'armée du Rhin. Imaginant une autre répartition des différentes armes, il avait perfectionné son ensemble, et lui avait donné la plus belle organisation. Il brûlait de marcher à la tête de ses quatre-vingt mille hommes, et ne voyait aucun obstacle qui pût l'empêcher de s'avancer jusqu'au coeur de l'Allemagne. Jaloux de signaler ses vues politiques, il voulait imiter l'exemple du général d'Italie et créer à son tour une république. Les provinces d'entre Meuse et Rhin, qui n'avaient point été, comme la Belgique, déclarées territoire constitutionnel, étaient provisoirement sous l'autorité militaire. Si, à la paix avec l'empire, on les refusait à la France, pour ne pas lui donner la ligne du Rhin, on pouvait du moins consentir à ce qu'elles fussent constituées en une république indépendante, alliée et amie de la nôtre. Cette république, sous le nom de république cisrhénane, aurait pu être indissolublement attachée à la France, et lui être aussi utile qu'une de ses provinces. Hoche profitait du moment pour lui donner une organisation provisoire, et la préparer à l'état républicain. Il avait formé à Bonn une commission, chargée de la double tâche de l'organiser et d'en tirer les ressources nécessaires à nos troupes.

L'armée du Haut-Rhin, sous Moreau, était loin de se trouver dans un état aussi satisfaisant. Elle ne laissait rien à désirer quant à la valeur et à la discipline des soldats, mais elle manquait du nécessaire, et le défaut d'argent, ne permettant pas même l'acquisition d'un équipage de pont, retardait son entrée en campagne. Moreau faisait de vives instances pour obtenir quelques centaines de mille francs, que la trésorerie était dans l'impossibilité de lui fournir. Il s'était adressé, pour les obtenir, au général Bonaparte; mais il fallait attendre que celui-ci eût achevé son excursion dans les états du pape. Cette circonstance devait retarder les opérations sur le Rhin.

Les plus grands coups et les plus prompts allaient se porter en Italie. Bonaparte, prêt à détruire à Rivoli la dernière armée autrichienne, avait annoncé qu'il ferait ensuite une excursion de quelques jours dans les états du pape, pour le soumettre à la république, et y prendre l'argent nécessaire aux besoins de l'armée; il avait ajouté que si on lui envoyait un renfort de trente mille hommes, il franchirait les Alpes Juliennes, et marcherait hardiment sur Vienne. Ce plan, si vaste, était chimérique l'année précédente, mais aujourd'hui il était devenu possible. La politique seule du directoire aurait pu y mettre obstacle; il aurait pu ne pas vouloir remettre toutes les opérations de la guerre dans les mains de ce jeune homme si absolu dans ses volontés. Cependant, le bienveillant Larévellière insista fortement pour qu'on lui fournît le moyen d'exécuter un projet si beau, et qui terminait la guerre si vite. Il fut décidé que trente mille hommes lui seraient envoyés du Rhin. La division Bernadotte fut tirée de l'armée de Sambre-et-Meuse; la division Delmas de celle du Haut-Rhin, pour être acheminées toutes deux à travers les Alpes au milieu de l'hiver. Moreau fit les plus grands efforts pour mettre la division Delmas en état de représenter convenablement l'armée du Rhin en Italie; il choisit ses meilleures troupes, et épuisa ses magasins pour les équiper. On ne pouvait être mû par un sentiment plus honorable et plus délicat. Ces deux divisions formant vingt et quelques mille hommes, passèrent les Alpes en janvier, dans un moment où personne ne se doutait de leur marche. Sur le point de franchir les Alpes, une tempête les arrêta. Les guides conseillaient de faire halte; on sonna la charge, et on brava la tempête, tambour battant, enseignes déployées. Déjà ces deux divisions descendaient dans le Piémont, qu'on ignorait encore leur départ du Rhin.

Bonaparte avait à peine signé la capitulation de Mantoue, qu'il était parti sans attendre que le maréchal Wurmser eût défilé devant lui, et s'était rendu à Bologne pour aller faire la loi au pape. Le directoire aurait désiré qu'il détruisît enfin la puissance temporelle du Saint-Siége; mais il ne lui en faisait pas une obligation, et le laissait libre d'agir d'après les circonstances et sa volonté. Bonaparte ne songeait point du tout à s'engager dans une pareille entreprise. Tandis que tout se préparait dans la Haute-Italie pour une marche au-delà des Alpes Juliennes, il voulait arracher encore une ou deux provinces au pape, et le soumettre à une contribution qui suffît aux frais de la nouvelle campagne. Aspirer à faire davantage, c'était compromettre le plan général contre l'Autriche. Il fallait même que Bonaparte se hâtât beaucoup, pour être en mesure de revenir promptement vers la Haute-Italie; il fallait surtout qu'il se conduisît de manière à s'éviter une guerre de religion, et qu'il imposât à la cour de Naples, laquelle avait signé la paix, mais ne se regardait nullement comme liée par son traité. Cette puissance avait envie d'intervenir dans la querelle, soit pour s'emparer d'une partie des dépouilles du pape, soit pour empêcher qu'on n'établît une république à Rome, et qu'on ne plaçât ainsi la révolution à ses portes. Bonaparte réunit à Bologne la division Victor, les nouvelles troupes italiennes levées en Lombardie et dans la Cispadane, et s'achemina à leur tête, pour exécuter lui-même une entreprise qui, pour être conduite à bien, exigeait tout ce qu'il avait de tact et de promptitude.

Le pape était dans la plus cruelle anxiété; l'empereur ne lui avait promis son alliance qu'aux plus dures conditions, c'est-à-dire au prix de Ferrare et de Commachio; mais cette alliance même ne pouvait plus être efficace, depuis que l'armée d'Alvinzy n'existait plus. Le Saint-Siége s'était donc compromis inutilement. La correspondance du cardinal Busca, secrétaire d'état, et ennemi juré de la France, avait été interceptée. Les projets contre l'armée française, qu'on avait voulu prendre par derrière, étaient dévoilés; il ne restait plus aucune excuse pour invoquer la clémence du vainqueur, dont on refusait depuis un an d'écouter les propositions. Lorsque le ministre Cacault publia le manifeste du général français et qu'il demanda à se retirer, on n'osa pas le retenir par un reste d'orgueil, mais on fut dans une cruelle inquiétude. Bientôt on n'écouta plus que les conseils du désespoir. Le général autrichien Colli, arrivé à Rome avec quelques officiers, fut mis à la tête des troupes papales; on fit des prédications fanatiques dans toutes les provinces romaines; on promit le ciel à tous ceux qui se dévoueraient pour le Saint-Siége, et on tâcha d'exciter une Vendée autour de Bonaparte. Des prières instantes furent adressées à la cour de Naples, pour réveiller tout ce qu'elle avait d'ambition et de zèle religieux.

Bonaparte s'avança rapidement pour ne pas donner à l'incendie le temps de se propager. Le 16 pluviôse an V (4 février), il marcha sur le Senio. L'armée papale s'y était retranchée; elle se composait de sept à huit mille hommes de troupes régulières, et de grand nombre de paysans armés à la hâte et précédés de leurs moines. Cette armée présentait l'aspect le plus burlesque. Un parlementaire vint déclarer que si l'armée de Bonaparte persistait à s'avancer, on tirerait sur elle. Elle s'avança néanmoins vers le pont du Senio qui était assez bien retranché. Lannes remonta son cours avec quelques cents hommes, le passa à gué, et vint se ranger en bataille sur les derrières de l'armée papale. Alors le général Lahoz, avec les troupes lombardes, marcha sur le pont, et l'eut bientôt enlevé. Les nouvelles troupes italiennes supportèrent bien le feu, qui fut un instant assez vif. On fit quatre à cinq cents prisonniers, et on sabra quelques paysans. L'armée papale se retira en désordre. On la poursuivit sur Faenza; on enfonça les portes de la ville, et on y entra au bruit du tocsin et aux cris d'un peuple furieux. Les soldats en demandaient le pillage; Bonaparte le leur refusa. Il assembla les prisonniers faits dans la journée aux bords du Senio, et leur parla en italien. Ces malheureux s'imaginaient qu'on allait les égorger. Bonaparte les rassura, et leur annonça, à leur grand étonnement, qu'il les laissait libres, à condition qu'ils iraient éclairer leurs compatriotes sur les intentions des Français, qui ne venaient détruire ni la religion ni le Saint-Siége, mais qui voulaient écarter seulement les mauvais conseillers dont le pape était entouré. Il leur fit ensuite donner à manger et les renvoya. Bonaparte s'avança rapidement de Faenza à Forli, Césène, Rimini, Pesaro et Sinigaglia. Colli, auquel il ne restait plus que trois mille hommes de troupes régulières, les retrancha en avant d'Ancône dans une bonne position. Bonaparte les fit envelopper, et enlever en grande partie. Il leur donna encore la liberté aux mêmes conditions. Colli se retira avec ses officiers à Rome. Il ne restait plus qu'à marcher sur cette capitale. Bonaparte se dirigea immédiatement sur Lorette, dont le trésor était évacué et où l'on trouva à peine un million. La vierge en vieux bois fut envoyée à Paris, comme objet de curiosité. De Lorette, il quitta les bords de la mer, et marcha par Macerata sur l'Apennin, pour le traverser et déboucher sur Rome, si cela devenait nécessaire. Il arriva à Tolentino le 25 pluviôse (13 février), et s'y arrêta pour attendre l'effet que produiraient sa marche rapide et le renvoi des prisonniers. Il avait mandé le général des Camaldules, religieux en qui Pie VI avait une grande confiance, et l'avait chargé d'aller porter à Rome des paroles de paix. Bonaparte souhaitait avant tout que le pape se soumît et acceptât les conditions qu'il voulait lui faire subir. Il ne voulait pas perdre du temps à faire à Rome une révolution, qui pourrait le retenir plus qu'il ne lui convenait, qui provoquerait peut-être la cour de Naples à prendre les armes, et qui, enfin, en renversant le gouvernement établi, ruinerait pour le moment les finances romaines, et empêcherait de tirer du pays les 20 ou 30 millions dont on avait besoin. Il pensait que le Saint-Siége, privé de ses plus belles provinces au profit de la Cispadane, et exposé au voisinage de la nouvelle république, serait bientôt atteint par la contagion révolutionnaire, et succomberait sous peu de temps. Cette politique était habile, et l'avenir en prouva la justesse. Il attendit donc à Tolentino les effets de la clémence et de la peur.

Les prisonniers renvoyés étaient allés, en effet, dans toutes les parties de l'état romain, et surtout à Rome, répandre les bruits les plus favorables à l'armée française, et calmer les ressentimens excités contre elle. Le général des Camaldules arriva au Vatican, au moment où le pape allait monter en voiture pour quitter Rome. Ce prince, rassuré par ce que lui dit ce religieux, renonça à quitter sa capitale, congédia le secrétaire d'état Busca, et dépêcha à Tolentino, pour traiter avec le général français, le cardinal Mattei, le prélat Galeppi, le marquis Massimi, et son neveu le duc de Braschi. Ils avaient plein pouvoir de traiter, pourvu que le général n'exigeât aucun sacrifice relatif à la foi. Le traité devenait dès lors très facile, car sur les articles de foi, le général français n'était nullement exigeant. Le traité fut arrêté en quelques jours, et signé à Tolentino le 1er ventôse (19 février). Voici quelles en étaient les conditions. Le pape révoquait tout traité d'alliance contre la France, reconnaissait la république, et se déclarait en paix et en bonne intelligence avec elle. Il lui cédait tous ses droits sur le Comtat Venaissin, il abandonnait définitivement à la république cispadane les légations de Bologne et de Ferrare, et en outre la belle province de la Romagne. La ville et l'importante citadelle d'Ancône restaient au pouvoir de la France jusqu'à la paix générale. Les deux provinces du duché d'Urbin et de Macerata, que l'armée française avait envahies, étaient restituées au pape, moyennant la somme de 15 millions. Pareille somme devait être payée conformément à l'armistice de Bologne, non encore exécuté. Ces 30 millions étaient payables deux tiers en argent et un tiers en diamants, ou pierres précieuses. Le pape devait fournir en outre huit cents chevaux de cavalerie, huit cents chevaux de trait, des buffles, et autres produits du territoire de l'Église. Il devait désavouer l'assassinat de Basseville, et faire payer 300,000 francs, tant à ses héritiers qu'à ceux qui avaient souffert par suite du même événement. Tous les objets d'art et manuscrits, cédés à la France par l'armistice de Bologne, devaient être sur-le-champ dirigés sur Paris.

Tel fut le traité de Tolentino, qui valait à la république cispadane, outre les légations de Bologne et de Ferrare, la belle province de la Romagne, et qui procurait à l'armée un subside de 30 millions, plus que suffisant pour la campagne qu'on allait faire. Quinze jours avaient suffi à cette expédition. Pendant qu'on négociait ce traité, Bonaparte sut imposer à la cour de Naples, et se débarrasser d'elle. Avant de quitter Tolentino, il fit un acte assez remarquable, et qui déjà prouvait sa politique personnelle. L'Italie et particulièrement les états du pape regorgeaient de prêtres français bannis. Ces malheureux, retirés dans les couvens, n'y étaient pas toujours reçus avec beaucoup de charité. Les arrêtés du directoire leur interdisaient les pays occupés par nos armées, et les moines italiens n'étaient pas fâchés d'en être délivrés par l'approche de nos troupes. Ces infortunés étaient réduits au désespoir. Éloignés depuis long-temps de leur patrie, exposés à tous les dédains de l'étranger, ils pleuraient en voyant nos soldats; ils en reconnurent même quelques-uns dont ils avaient été curés dans les villages de France. Bonaparte était facile à émouvoir; d'ailleurs il tenait à se montrer exempt de toute espèce de préjugés révolutionnaires ou religieux: il ordonna par un arrêté à tous les couvens du Saint-Siége de recevoir les prêtres français, de les nourrir, et de leur donner une paie. Il améliora ainsi leur état, loin de les mettre en fuite. Il écrivit au directoire les motifs qu'il avait eus en commettant cette infraction à ses arrêtés. «En faisant, dit-il, des battues continuelles de ces malheureux, on les oblige à rentrer chez eux. Il vaut mieux qu'ils soient en Italie qu'en France; ils nous y seront utiles. Ils sont moins fanatiques que les prêtres italiens, ils éclaireront le peuple qu'on excite contre nous. D'ailleurs, ajoutait-il, ils pleurent en nous voyant; comment n'avoir pas pitié de leur infortune?» Le directoire approuva sa conduite. Cet acte et sa lettre publiés produisirent une sensation très grande.

Il revint sur-le-champ vers l'Adige, pour exécuter la marche militaire la plus hardie dont l'histoire fasse mention. Après avoir franchi une fois les Alpes pour entrer en Italie, il allait les franchir une seconde fois, pour se jeter au-delà de la Drave et de la Muer, dans la vallée du Danube, et s'avancer sur Vienne. Jamais armée française n'avait paru en vue de cette capitale. Pour exécuter ce vaste plan, il fallait braver bien des périls. Il laissait toute l'Italie sur ses derrières, l'Italie saisie de terreur et d'admiration, mais imbue toujours de l'idée que les Français ne pouvaient la posséder longtemps.

La dernière campagne de Rivoli et la prise de Mantoue avaient paru terminer ces doutes; mais une marche en Allemagne allait les réveiller tous. Les gouvernemens de Gênes, de Toscane, de Naples, Rome, Turin, Venise, indignés de voir le foyer de la révolution placé à leurs côtés, dans la Cispadane et la Lombardie, pouvaient saisir le premier revers pour se soulever. Dans l'incertitude du résultat, les patriotes italiens s'observaient, pour ne pas se compromettre. L'armée de Bonaparte était de beaucoup inférieure à ce qu'elle aurait dû être pour parer à tous les dangers de son plan. Les divisions Delmas et Bernadotte, arrivées du Rhin, ne comptaient pas au-delà de vingt mille hommes, l'ancienne armée d'Italie en comptait au delà de quarante, ce qui, avec les troupes lombardes, pouvait faire environ soixante et dix mille. Mais il fallait laisser vingt mille hommes au moins en Italie, garder le Tyrol avec quinze ou dix-huit mille, et il n'en restait que trente environ pour marcher sur Vienne; témérité sans exemple. Bonaparte, pour parer à ces difficultés, tâcha de négocier avec le Piémont une alliance offensive et défensive, à laquelle il aspirait depuis long-temps. Cette alliance devait lui valoir dix mille hommes de bonnes troupes. Le roi, qui d'abord ne s'était pas contenté de la garantie de ses états pour prix des services qu'il allait rendre, s'en contenta, maintenant qu'il voyait la révolution gagner toutes les têtes. Il signa le traité, qui fut envoyé à Paris. Mais ce traité contrariait les vues du gouvernement français. Le directoire, approuvant la politique de Bonaparte en Italie, qui consistait à attendre la chute très-prochaine des gouvernemens, et à ne point la provoquer, pour n'avoir ni la peine ni la responsabilité des révolutions, le directoire ne voulait ni attaquer ni garantir aucun prince. La ratification du traité était donc fort douteuse, et d'ailleurs elle exigeait quinze ou vingt jours. Il fallait ensuite que le contingent sarde se mît en mouvement, et alors Bonaparte devait déjà se trouver au-delà des Alpes. Bonaparte aurait voulu surtout conclure un pareil traité d'alliance avec Venise. Le gouvernement de cette république faisait des armemens considérables, dont le but ne pouvait être douteux. Les lagunes étaient remplies de régimens esclavons. Le podestat de Bergame, Ottolini, instrument aveugle des inquisiteurs d'état, avait répandu de l'argent et des armes parmi les montagnards du Bergamasque, et les tenait prêts pour une bonne occasion. Ce gouvernement, aussi faible que perfide, ne voulait cependant pas se compromettre, et persistait dans sa prétendue neutralité. Il avait refusé l'alliance de l'Autriche et de la Prusse, mais il était en armes; et si les Français, entrant en Autriche, essuyaient des revers, alors il était décidé à se prononcer, en les égorgeant pendant leur retraite. Bonaparte, qui était aussi rusé que l'aristocratie vénitienne, sentait ce danger, et tenait à son alliance plutôt pour se garantir de ses mauvais desseins que pour avoir ses secours. En passant l'Adige, il voulut voir le procurateur Pezaro, celui qu'il avait tant effrayé l'année précédente à Peschiera; il lui fit les ouvertures les plus franches et les plus amicales. Toute la terre-ferme, lui dit-il, était imbue des idées révolutionnaires; il suffisait d'un seul mot des Français pour insurger toutes les provinces contre Venise, mais les Français, si Venise s'alliait à eux, se garderaient de pousser à la révolte; ils tâcheraient de calmer les esprits; ils garantiraient la république contre l'ambition de l'Autriche, et, sans lui demander le sacrifice de sa constitution, ils se contenteraient de lui conseiller, dans son propre intérêt, quelques modifications indispensables. Rien n'était plus sage ni plus sincère que ces avis. Il n'est point vrai qu'à l'instant où ils étaient donnés, le directoire et Bonaparte songeassent à livrer Venise à l'Autriche. Le directoire n'avait aucune idée à cet égard; en attendant les événemens, s'il songeait à quelque chose, c'était plutôt à affranchir l'Italie, qu'à en céder une partie à l'Autriche. Quant à Bonaparte, il voulait sincèrement se faire un allié, et si Venise l'eût écouté, si elle se fût rattachée à lui, et qu'elle eût modifié sa constitution, elle aurait sauvé son territoire et ses antiques lois. Pezaro ne répondit que d'une manière évasive. Bonaparte voyant qu'il n'y avait rien à espérer, songea à prendre ses précautions, et à pourvoir à tout ce qui lui manquait, par son moyen ordinaire, la rapidité et la vivacité des coups.

Il avait soixante et quelques mille hommes de troupes, telles que l'Europe n'en avait jamais vu. Il voulait en laisser dix mille en Italie, qui, réunis aux bataillons lombards et cispadans, formeraient une masse de quinze ou dix-huit mille hommes, capables d'imposer aux Vénitiens. Il lui restait cinquante et quelques mille combattans, dont il allait disposer de la manière suivante. Trois routes conduisaient à travers les Alpes Rhétiennes, Noriques et Juliennes à Vienne: la première à gauche, traversant le Tyrol au col du Brenner; la seconde au centre, traversant la Carinthie au col de Tarwis; la troisième à droite, passant le Tagliamento et l'Izonzo, et conduisant en Carniole. L'archiduc Charles avait le gros de ses forces sur l'Izonzo, gardant la Carniole et couvrant Trieste. Deux corps, l'un à Feltre et Bellune, l'autre dans le Tyrol, occupaient les deux autres chaussées. Par la faute qu'avait commise l'Autriche de ne porter que fort tard ses forces en Italie, six belles divisions détachées du Rhin n'étaient point encore arrivées. Cette faute aurait pu être réparée en partie, si l'archiduc Charles, plaçant son quartier-général dans le Tyrol, avait voulu opérer sur notre gauche. Il aurait reçu quinze jours plus tôt les six divisions du Rhin; et certainement alors, Bonaparte, loin de filer sur la droite par la Carinthie ou la Carniole, aurait été obligé de le combattre, et d'en finir avec lui avant de se hasarder au-delà des Alpes. Il l'aurait trouvé alors avec ses plus belles troupes, et n'en aurait pas eu aussi bon marché. Mais l'archiduc avait ordre de couvrir Trieste, seul port maritime de la monarchie. Il s'établit donc au débouché de la Carniole, et ne plaça que des corps accessoires sur les chaussées de la Carinthie et du Tyrol. Deux des divisions, parties du Rhin, devaient venir renforcer le général Kerpen dans le Tyrol; les quatre autres devaient filer par derrière les Alpes, à travers la Carinthie et la Carniole, et rejoindre le quartier-général dans le Frioul. On était en ventôse (mars). Les Alpes étaient couvertes de neiges et de glace: comment imaginer que Bonaparte songeât à gravir dans ce moment la crête des Alpes?

Bonaparte pensa qu'en se jetant sur l'archiduc, avant l'arrivée des principales forces du Rhin, il enlèverait plus facilement les débouchés des Alpes, les franchirait à sa suite, battrait successivement, comme il avait toujours fait, les Autrichiens isolés, et, s'il était appuyé par un mouvement des armées du Rhin, s'avancerait jusqu'à Vienne.

En conséquence, il renforça Joubert, qui depuis Rivoli avait mérité toute sa confiance, des divisions Baraquai d'Hilliers et Delmas, et lui composa un corps de dix-huit mille hommes. Il le chargea de monter dans le Tyrol, de battre à outrance les généraux Laudon et Kerpen, de les rejeter au-delà du Brenner, de l'autre côté des Alpes, et ensuite de filer par la droite à travers le Putersthal, pour venir joindre la grande armée dans la Carinthie. Laudon et Kerpen pouvaient sans doute revenir dans le Tyrol, après que Joubert aurait rejoint l'armée principale; mais il leur fallait du temps pour se remettre d'une défaite, pour se renforcer et regagner le Tyrol, et pendant ce temps Bonaparte serait aux portes de Vienne. Pour calmer les Tyroliens, il recommanda à Joubert de caresser les prêtres, de dire du bien de l'empereur et du mal de ses ministres, de ne toucher qu'aux caisses impériales, et de ne rien changer à l'administration du pays. Il chargea l'intrépide Masséna, avec sa belle division forte de dix mille hommes, de marcher sur le corps qui était au centre vers Feltre et Bellune, de courir aux gorges de la Ponteba qui précèdent le grand col de Tarwis, de s'emparer des gorges et du col, et de s'assurer ainsi du débouché de la Carinthie. Il voulait de sa personne marcher avec trois divisions, fortes de vingt-cinq mille hommes, sur la Piave et le Tagliamento, pousser devant lui l'archiduc dans la Carniole, se rabattre ensuite vers la chaussée de la Carinthie, joindre Masséna au col de Tarwis, franchir les Alpes à ce col, descendre dans la vallée de la Drave et de la Muer, recueillir Joubert, et marcher sur Vienne. Il comptait sur l'impétuosité et l'audace de ses attaques, et sur l'impression que laissaient ordinairement ses coups prompts et terribles.

Avant de se mettre en marche, il donna au général Kilmaine le commandement de la Haute-Italie. La division Victor, échelonnée dans les états du pape, en attendant le paiement des 30 millions, devait revenir sous peu de jours sur l'Adige, et y former avec les Lombards le corps d'observation. Une fermentation extraordinaire régnait dans les provinces vénitiennes. Les paysans et les montagnards dévoués aux prêtres et à l'aristocratie, les villes agitées par l'esprit révolutionnaire, étaient près d'en venir aux mains. Bonaparte commanda au général Kilmaine d'observer la plus exacte neutralité, et se mit en marche pour exécuter ses vastes projets. Il publia, suivant son usage, une proclamation énergique et capable d'augmenter encore l'exaltation de ses soldats, si elle avait pu l'être. Le 20 ventôse an V (10 mars 1797), par un froid rigoureux et plusieurs pieds de neige sur les montagnes, il mit toute sa ligne en mouvement. Masséna commença son opération sur le corps du centre, le poussa sur Feltre, Bellune, Cadore, lui fit un millier de prisonniers, au nombre desquels était encore le général Lusignan, se rabattit sur Spilimbergo, et s'engagea dans les gorges de Ponteba, qui précèdent le col de Tarwis. Bonaparte s'avança avec trois divisions sur la Piave: la division Serrurier qui s'était illustrée devant Mantoue, la division Augereau, actuellement confiée au général Guyeux, en l'absence d'Augereau qui était allé porter des drapeaux à Paris, et la division Bernadotte arrivée du Rhin. Cette dernière contrastait, par sa simplicité et sa tenue sévère, avec la vieille armée d'Italie, enrichie dans les belles plaines qu'elle avait conquises, et composée de méridionaux braves, fougueux et intempérans. Les soldats d'Italie, fiers de leurs victoires, se moquaient des soldats venus du Rhin, et les appelaient le contingent, par allusion aux contingens des cercles, qui dans les armées de l'empereur faisaient mollement leur devoir. Les soldats du Rhin, vieillis sous les armes, étaient impatiens de prouver leur valeur à leurs rivaux de gloire. Déjà quelques coups de sabre avaient été échangés à cause de ces railleries, et on était impatient de faire ses preuves devant l'ennemi.

Le 23 (13 mars), les trois divisions passèrent la Piave sans accident, et faillirent seulement perdre un homme, qui allait se noyer, lorsqu'une cantinière le sauva en se jetant à la nage. Bonaparte donna à cette femme un collier d'or. Les avant-gardes ennemies se replièrent, et vinrent chercher un refuge derrière le Tagliamento. Toutes les troupes du prince Charles répandues dans le Frioul y étaient réunies pour en disputer le passage. Les deux jeunes adversaires allaient se trouver en présence. L'un, en sauvant l'Allemagne par une pensée heureuse, s'était acquis l'année précédente une grande réputation. Il était brave, point engagé dans les routines allemandes, mais fort incertain du succès, et très alarmé pour sa gloire. L'autre avait étonné l'Europe par la fécondité et l'audace de ses combinaisons, il ne craignait rien au monde. Modeste jusqu'à Lodi, il ne croyait maintenant aucun génie égal au sien, et aucun soldat égal au soldat français. Le 26 ventôse (16 mars) au matin, Bonaparte dirigea ses trois divisions par Valvasone, sur les bords du Tagliamento. Ce fleuve, dont le lit est mal tracé, roule des Alpes sur des graviers, et se divise en une multitude de bras, tous guéables. L'armée autrichienne était déployée sur l'autre rive, couvrant les grèves du fleuve de ses boulets, et tenant sa belle cavalerie déployée sur ses ailes, pour en profiter sur ces plaines si favorables aux évolutions.

Bonaparte laissa la division Serrurier en réserve à Valvasone, et porta les deux divisions Guyeux et Bernadotte, la première à gauche, faisant face au village de Gradisca où était logé l'ennemi; la seconde à droite, en face de Godroïpo. La canonnade commença, et il y eut quelques escarmouches de cavalerie sur les graviers. Bonaparte, trouvant l'ennemi trop préparé, feignit de donner du repos à ses troupes, fit cesser le feu, et ordonna de commencer la soupe. L'ennemi trompé crut que les divisions ayant marché toute la nuit allaient faire une halte et prendre du repos. Mais à midi, Bonaparte fait tout à coup reprendre les armes. La division Guyeux se déploie à gauche, la division Bernadotte à droite. On forme les bataillons de grenadiers. En tête de chaque division, se place l'infanterie légère, prête à se disperser en tirailleurs, puis les grenadiers qui doivent charger, et les dragons qui doivent les appuyer. Les deux divisions sont déployées en arrière de ces deux avant-gardes. Chaque demi-brigade a son premier bataillon déployé en ligne, et les deux autres ployés en colonne serrée sur les ailes du premier. La cavalerie est destinée à voltiger sur les ailes. L'armée s'avance ainsi vers les bords du fleuve, et marche au combat avec le même ordre et la même tranquillité que dans une parade.

Le général Dammartin à gauche, le général Lespinasse à droite, font approcher leur artillerie. L'infanterie légère se disperse, et couvre les bords du Tagliamento d'une nuée de tirailleurs. Alors Bonaparte donne le signal. Les grenadiers des deux divisions entrent dans l'eau, appuyés par des escadrons de cavalerie, et s'avancent sur l'autre rive. «Soldats du Rhin, s'écrie Bernadotte, l'armée d'Italie vous regarde!» Des deux côtés on s'élance avec la même bravoure. On fond sur l'armée ennemie, et on la repousse de toutes parts. Cependant le prince Charles avait placé un gros d'infanterie à Gradisca, vers notre gauche, et tenait sa cavalerie vers notre aile droite, pour nous déborder et nous charger à la faveur de la plaine. Le général Guyeux à la tête de sa division attaque Gradisca avec furie, et l'enlève. Bonaparte dispose sa réserve de cavalerie vers notre aile menacée, et la lance, sous les ordres du général Dugua et de l'adjudant-général Kellermann, sur la cavalerie autrichienne. Nos escadrons chargent avec adresse et impétuosité, font prisonnier le général de la cavalerie ennemie, et la mettent en déroute. Sur toute la ligne le Tagliamento est franchi, l'ennemi est en fuite. Nous avons quatre à cinq cents prisonniers; le terrain tout ouvert ne permettait pas d'en prendre davantage.

Telle fut la journée du 29 ventôse (16 mars), dite bataille du Tagliamento. Pendant qu'elle avait lieu, Masséna, sur la chaussée du centre, attaquait Osopo, s'emparait des gorges de la Ponteba, et poussait sur Tarwis les débris des divisions Lusignan et Orkscay.

L'archiduc Charles sentait que, pour garder la chaussée de la Carniole et couvrir Trieste, il allait perdre la chaussée de la Carinthie, qui était la plus directe et la plus courte, et celle que Bonaparte voulait suivre pour marcher sur Vienne. La chaussée de la Carniole communique avec celle de la Carinthie et le col de Tarwis par une route transversale qui suit la vallée de l'Izonzo. L'archiduc Charles dirige la division Bayalitsch par cette communication sur le col de Tarwis, pour prévenir Masséna, s'il est possible. Il se retire ensuite avec le reste de ses forces sur le Frioul, afin de disputer le passage du Bas-Izonzo.

Bonaparte le suit et s'empare de Palma-Nova, place vénitienne que l'archiduc avait occupée, et qui renfermait des magasins immenses. Il marche ensuite sur Gradisca, ville située en avant de l'Izonzo. Il y arrive le 29 ventôse (19 mars). La division Bernadotte s'avance vers Gradisca, qui était faiblement retranchée, mais gardée par trois mille hommes. Pendant ce temps, Bonaparte dirige la division Serrurier un peu au-dessous de Gradisca, pour y passer l'Izonzo et couper la retraite à la garnison. Bernadotte, sans attendre le résultat de cette manoeuvre, somme la place de se rendre. Le commandant s'y refuse. Les soldats du Rhin demandent l'assaut, pour entrer dans la place avant les soldats d'Italie. Ils fondent sur les retranchemens, mais une grêle de balles et de mitraille en abat plus de cinq cents. Heureusement la manoeuvre de Serrurier fait cesser le combat. Les trois mille hommes de Gradisca mettent bas les armes, et livrent des drapeaux et du canon.

Pendant ce temps, Masséna était enfin arrivé au col de Tarwis, et, après un combat assez vif, s'était emparé de ce passage des Alpes. La division Bayalitsch, acheminée à travers les sources de l'Izonzo pour prévenir Masséna à Tarwis, allait donc trouver l'issue fermée. L'archiduc Charles, prévoyant ce résultat, laisse le reste de son armée sur la route du Frioul et de la Carniole, avec ordre de venir le rejoindre derrière les Alpes à Klagenfurth; il vole ensuite de sa personne à Villach, où arrivaient de nombreux détachements du Rhin, pour attaquer Tarwis, en chasser Masséna, et rouvrir la route à la division Bayalitsch. Bonaparte de son côté laisse la division Bernadotte à la poursuite des corps qui se retiraient dans la Carniole, et avec les divisions Guyeux et Serrurier, se met à harceler par derrière la division Bayalitsch à travers la vallée d'Izonzo.

Le prince Charles, après avoir rallié derrière les Alpes les débris de Lusignan et d'Orkscay, qui avaient perdu le col de Tarwis, les renforce de six mille grenadiers, les plus beaux et les plus braves soldats de l'empereur, et réattaque le col de Tarwis, où Masséna avait à peine laissé un détachement. Il parvient à le recouvrer, et s'y établit avec les corps de Lusignan, d'Orkscay et les six mille grenadiers. Masséna réunit toute sa division pour l'emporter de nouveau. Les deux généraux sentaient tous deux l'importance de ce point. Tarwis enlevé, l'armée française était maîtresse des Alpes, et prenait la division Bayalitsch tout entière. Masséna fond tête baissée avec sa brave infanterie, et, suivant son usage, paie de sa personne. Le prince Charles ne se prodigue pas moins que le général républicain, et s'expose plusieurs fois à être pris par les tirailleurs français. Le col de Tarwis est le plus élevé des Alpes Noriques, il domine l'Allemagne. On se battait au-dessus des nuages, au milieu de la neige et sur des plaines de glace. Des lignes entières de cavalerie étaient renversées et brisées sur cet affreux champ de bataille. Enfin, après avoir fait donner jusqu'à son dernier bataillon, l'archiduc Charles abandonne Tarwis à son opiniâtre adversaire, et se voit obligé de sacrifier la division Bayalitsch. Masséna, resté maître de Tarwis, se rabat sur la division Bayalitsch qui arrivait, et l'attaque en tête, tandis qu'elle est pressée en queue par les divisions Guyeux et Serrurier réunies sous les ordres de Bonaparte. Cette division n'a d'autre ressource que de se rendre prisonnière. Une foule de soldats, natifs de la Carniole et de la Croatie, se sauvent à travers les montagnes en jetant bas leurs armes; mais il en reste cinq mille au pouvoir des Français, avec tous les bagages, avec les administrations et les parcs de l'armée autrichienne, qui avaient suivi cette route. Ainsi Bonaparte était arrivé en quinze jours au sommet des Alpes, et sur le point où il commandait il avait entièrement réalisé son but.

Dans le Tyrol, Joubert justifiait sa confiance en livrant des combats de géans. Les deux généraux Laudon et Kerpen occupaient les deux rives de l'Adige. Joubert les avait attaqués et battus à Saint-Michel, leur avait tué deux mille hommes et pris trois mille. Les poursuivant sans relâche sur Neumark et Tramin, et leur enlevant encore deux mille hommes, il avait rejeté Laudon à la gauche de l'Adige, dans la vallée de la Meran, et Kerpen à droite, au pied du Brenner. Kerpen, renforcé à Clausen de l'une des deux divisions venant du Rhin, s'était fait battre encore. Il s'était renforcé de nouveau, à Mittenwald, de la seconde division du Rhin, avait été battu une dernière fois, et s'était retiré enfin au-delà du Brenner. Joubert, après avoir ainsi déblayé le Tyrol, avait fait un à droite, et il marchait à travers le Putersthal pour rejoindre son général en chef. On était au 12 germinal (1er avril), et déjà Bonaparte était maître du sommet des Alpes; il avait près de vingt mille prisonniers; il allait réunir Joubert et Masséna à son corps principal, et marcher avec cinquante mille hommes sur Vienne. Son adversaire rompu faisait effort pour rallier ses débris, et les réunir aux troupes qui arrivaient du Rhin. Tel était le résultat de cette marche prompte et audacieuse.

Mais tandis que Bonaparte obtenait ces résultats si rapides, tout ce qu'il avait prévu et appréhendé sur ses derrières se réalisait. Les provinces vénitiennes, travaillées par l'esprit révolutionnaire, s'étaient soulevées. Elles avaient ainsi fourni au gouvernement vénitien un prétexte pour déployer des forces considérables, et pour se mettre en mesure d'accabler l'armée française, en cas de revers. Les provinces de la rive droite du Mincio étaient les plus atteints de l'esprit révolutionnaire, par l'effet du voisinage de la Lombardie. Dans les villes de Bergame, Brescia, Salo, Crême, se trouvaient une multitude de grandes familles, auxquelles le joug de la noblesse du Livre d'Or était insupportable, et qui, appuyées par une bourgeoisie nombreuse, formaient des partis puissans. En suivant les conseils de Bonaparte, en ouvrant les pages du livre d'or, en apportant quelques modifications à l'ancienne constitution, le gouvernement de Venise aurait désarmé le parti redoutable qui s'était formé dans toutes les provinces de la terre-ferme; mais l'aveuglement ordinaire à toutes les aristocraties avait empêché cette transaction, et rendu une révolution inévitable. La part que prirent les Français dans cette révolution est facile à déterminer, malgré toutes les absurdités inventées par la haine et répétées par la sottise. L'armée d'Italie était composée de révolutionnaires méridionaux, c'est-à-dire de révolutionnaires ardens. Dans tous leurs rapports avec les sujets vénitiens, il n'était pas possible qu'ils ne communiquassent leur esprit, et qu'ils n'excitassent la révolte contre la plus odieuse des aristocraties européennes; mais cela était inévitable, et il n'était au pouvoir ni du gouvernement ni des généraux français de l'empêcher. Quant aux intentions du directoire et de Bonaparte, elles étaient claires. Le directoire souhaitait la chute naturelle de tous les gouvernemens italiens, mais il était décidé à n'y prendre aucune part active, et du reste il s'en reposait entièrement sur Bonaparte de la conduite des opérations politiques et militaires en Italie. Quant à Bonaparte lui-même, il avait trop besoin d'union, de repos et d'amis sur ses derrières pour vouloir révolutionner Venise. Une transaction entre les deux partis lui convenait bien davantage. Cette transaction et notre alliance étant refusées, il se proposait d'exiger à son retour ce qu'il n'avait pu obtenir par la voie de la douceur; mais pour le moment il ne voulait rien essayer; ses intentions à cet égard étaient positivement exprimées à son, gouvernement, et il avait donné au général Kilmaine l'ordre le plus formel de ne prendre aucune part aux événemens politiques, et de maintenir le calme le plus qu'il pourrait.

Les villes de Bergame et de Brescia, les plus agitées de la terre-ferme, étaient fort en communication avec Milan. Partout se formaient des comités révolutionnaires secrets pour correspondre avec les patriotes milanais. On leur demandait du secours pour secouer le joug de Venise. Les victoires des Français ne laissaient plus aucun doute sur l'expulsion définitive des Autrichiens. Les patrons de l'aristocratie étaient donc vaincus; et quoique les Français affectassent la neutralité, il était clair qu'ils n'emploieraient pas leurs armes à faire rentrer sous le joug les peuples qui l'auraient secoué. Tous ceux donc qui s'insurgeaient paraissaient devoir rester libres. Telle était la manière de raisonner des Italiens. Les habitans de Bergame, plus rapprochés de Milan, firent demander secrètement aux chefs milanais s'ils pouvaient compter sur leur appui, et sur le secours de la légion lombarde commandée par Lahoz. Le Podestat de Bergame, Ottolini, celui qui, fidèle agent des inquisiteurs d'état, donnait de l'argent et des armes aux paysans et aux montagnards, avait des espions parmi les patriotes milanais; il connut le projet qui se tramait, et obtint le nom des principaux habitans de Bergame, agens de la révolte. Il se hâta de dépêcher un courrier à Venise, pour porter leurs noms aux inquisiteurs d'état, et provoquer leur arrestation. Les habitans de Bergame, avertis du péril, firent courir après le porteur de la dépêche, le firent arrêter, et publièrent les noms de ceux d'entre eux qui étaient compromis. Cet événement décida l'explosion. Le 11 mars, au moment même où Bonaparte marchait sur la Piave, le tumulte commença dans Bergame. Le podestat Ottolini fit des menaces qui ne furent pas écoutées. Le commandant français que Bonaparte avait placé dans le château avec une garnison, pour veiller aux mouvemens des montagnards du Bergamasque, redoubla de vigilance et renforça tous ses postes. De part et d'autre on invoqua son appui; il répondit qu'il ne pouvait entrer dans les démêlés des sujets vénitiens avec leur gouvernement, et il dit que le doublement de ses postes n'était qu'une précaution pour la sûreté de la place qui lui était confiée. En exécutant ses ordres, et en restant neutre, il faisait bien assez pour les Bergamasques. Ceux-ci s'assemblèrent le lendemain 12 mars, formèrent une municipalité provisoire, déclarèrent la ville de Bergame libre, et chassèrent le podestat Ottolini, qui se retira avec les troupes vénitiennes. Sur-le-champ, ils envoyèrent une adresse à Milan, pour obtenir l'appui des Lombards. L'incendie devait se communiquer rapidement à Brescia, et à toutes les villes voisines. Les habitans de Bergame, à peine affranchis, envoyèrent une députation à Brescia. La présence des Bergamasques souleva les Brescians. C'était Battaglia, ce Vénitien qui avait soutenu de si sages avis dans les délibérations du sénat, qui était podestat à Brescia. Il ne crut pas pouvoir résister, et il se retira. La révolution de cette ville s'opéra le 15 mars. L'incendie continua de se répandre, en longeant le pied des montagnes. Il se communiqua à Salo, où la révolution se fit de même par l'arrivée des Bergamasques et des Brescians, par la retraite des autorités vénitiennes, et en présence des garnisons françaises, qui restaient neutres, mais dont l'aspect, quoique silencieux, remplissait les révoltés d'espérance. Ce soulèvement du parti patriote dans les villes devait naturellement déterminer le soulèvement du parti contraire, qui était dans les montagnes et les campagnes. Les montagnards et les paysans, armés de longue main par Ottolini, reçurent le signal des capucins et des moines qui vinrent prêcher dans les hameaux: ils se préparèrent à venir saccager les villes insurgées, et, s'ils le pouvaient, à assassiner les Français. Dès cet instant, les généraux français ne pouvaient plus demeurer inactifs, tout en voulant rester neutres. Ils connaissaient trop bien les intentions des montagnards et des paysans, pour souffrir qu'ils prissent les armes; et sans vouloir donner de l'appui à aucun parti, ils se voyaient obligés d'intervenir, et de comprimer celui qui avait et qui annonçait contre eux des intentions hostiles. Kilmaine ordonna sur-le-champ au général Lahoz, commandant la légion lombarde, de marcher vers les montagnes pour s'opposer à leur armement. Il ne voulait ni ne devait mettre obstacle aux opérations des troupes vénitiennes régulières, si elles venaient agir contre les villes insurgées, mais il ne voulait pas souffrir un soulèvement dont le résultat était incalculable, dans le cas d'une défaite en Autriche. Il envoya sur-le-champ des courriers à Bonaparte, et fit hâter la marche de la division Victor, qui revenait des états du pape.

Le gouvernement de Venise, comme il arrive toujours aux gouvernements aveuglés, qui ne veulent pas prévenir le danger en accordant ce qui est indispensable, fut épouvanté de ces événemens, comme s'ils avaient été imprévus. Il fit marcher sur-le-champ les troupes qu'il réunissait depuis long-temps, et les achemina sur les villes de la rive droite du Mincio. En même temps, persuadé que les Français étaient l'influence secrète qu'il fallait conjurer, il s'adressa au ministre de France Lallemant, pour savoir si, dans ce péril extrême, la république de Venise pouvait compter sur l'amitié du directoire. La réponse du ministre Lallemant fut simple, et dictée par sa position. Il déclara qu'il n'avait aucune instruction de son gouvernement pour ce cas, ce qui était vrai; mais il ajouta que si le gouvernement vénitien voulait apporter à sa constitution les modifications réclamées par le besoin du temps, il pensait que la France l'appuierait volontiers. Lallemant ne pouvait pas faire d'autre réponse; car si la France avait offert son alliance à Venise contre les autres puissances, elle ne la lui offrit jamais contre ses propres sujets, et elle ne pouvait la lui offrir contre eux, qu'à condition que le gouvernement adopterait des principes sages et raisonnables. Le grand-conseil de Venise délibéra sur la réponse de Lallemant. Il y avait plusieurs siècles que la proposition d'un changement de constitution n'avait été faite publiquement. Sur deux cents voix, elle n'en obtint que cinq. Une cinquantaine de voix se déclarèrent pour l'adoption d'un parti énergique; mais cent quatre-vingts se prononcèrent pour une réforme lente, successive, renvoyée à des temps plus calmes, c'est-à-dire, pour une détermination évasive. On résolut d'envoyer sur-le-champ deux députés à Bonaparte, pour sonder ses intentions, et invoquer son appui. On choisit l'un des sages de terre-ferme, J.-B. Cornaro, et le fameux procurateur Pezaro, qu'on a déjà vu si souvent en présence du général.

Les courriers de Kilmaine et les envoyés vénitiens atteignirent Bonaparte au moment où ses manoeuvres hardies lui avaient assuré la ligne des Alpes et ouvert les États héréditaires. Il était à Gorice, occupé à régler la capitulation de Trieste. Il apprit avec une véritable peine les événemens qui se passaient sur ses derrières, et on le croira facilement si on réfléchit combien il y avait d'audace et de danger dans sa marche sur Vienne. Du reste, ses dépêches au directoire font foi de la peine qu'il éprouvait; et ceux qui ont dit qu'il n'exprimait pas sa véritable pensée dans ces dépêches ont montré peu de jugement, car il ne fait aucune difficulté d'y avouer ses ruses les moins franches contre les gouvernemens italiens. Cependant que pouvait-il faire au milieu de pareilles circonstances? Il n'était pas généreux à lui de comprimer par la force le parti qui proclamait nos principes, qui caressait, accueillait nos armées, et d'assurer le triomphe à celui qui était prêt, en cas de revers, à anéantir nos principes et nos armées. Il résolut de profiter encore de cette circonstance pour obtenir des envoyés de Venise les concessions et les secours qu'il n'avait pu leur arracher. Il reçut les deux envoyés poliment, et leur donna audience le 5 germinal (25 mars). «Que je m'arme, leur dit-il, contre mes amis, contre ceux qui nous accueillent et veulent nous défendre, en faveur de mes ennemis, en faveur de ceux qui nous détestent et veulent nous égorger, c'est là une chose impossible. Cette lâche politique est aussi loin de mon coeur que de mes intérêts. Jamais je ne prêterai mon secours contre des principes pour lesquels la France a fait sa révolution, et auxquels je dois en partie le succès de mes armes. Mais je vous offre encore une fois mon amitié et mes conseils. Alliez-vous franchement à la France, rapprochez-vous de ses principes, faites des modifications indispensables à votre constitution; alors je réponds de tout, et sans employer une violence qui est impossible de ma part, j'obtiendrai par mon influence sur le peuple italien, et par l'assurance d'un régime plus raisonnable, le retour à l'ordre et à la paix. Ce résultat vous convient à vous autant qu'à moi.» Ce langage, qui était sincère, et dont la sagesse n'a pas besoin d'être démontrée, ne convenait point aux envoyés vénitiens, surtout à Pezaro. Ce n'était point là ce qu'ils voulaient; ils désiraient que Bonaparte leur restituât les forteresses qu'il avait occupées par précaution, dans Bergame, Brescia, Vérone; qu'il souffrît l'armement du parti fanatique contre le parti patriote, et qu'il permît qu'on lui préparât ainsi une Vendée sur ses derrières. Ce n'était pas là un moyen de s'entendre. Bonaparte, dont l'humeur était prompte, traita fort mal les deux envoyés, et leur rappelant les procédés des Vénitiens envers l'armée française, leur déclara qu'il connaissait leurs dispositions secrètes et leurs projets; mais qu'il était en mesure, et qu'il y avait une armée en Lombardie pour veiller sur eux. La conférence devint aigre. On passa de ces questions à celles des approvisionnemens. Jusqu'ici Venise avait fourni des vivres à l'armée française, et elle avait autorisé Bonaparte à les exiger d'elle, en nourrissant l'armée autrichienne. Les Vénitiens voulaient que Bonaparte, transporté dans les états héréditaires, cessât de se nourrir à leurs dépens. Ce n'était pas du tout son intention, car il ne voulait rien demander aux habitans de l'Autriche, afin de se les concilier. Les fournisseurs secrètement chargés par le gouvernement vénitien de nourrir l'armée avaient cessé ces fournitures. On avait été réduit à faire des réquisitions dans les états vénitiens. «Ce moyen est vicieux, dit Bonaparte; il vexe l'habitant, il donne lieu à d'affreuses dilapidations; donnez-moi un million par mois pendant que durera encore cette campagne qui ne peut pas être longue; la république française comptera ensuite avec vous, et vous saura plus de gré de ce million que de tous les maux que vous endurez par les réquisitions. D'ailleurs vous avez nourri tous mes ennemis, vous leur avez donné asile, vous me devez la réciprocité.» Les deux envoyés répondirent en disant que le trésor était ruiné, «S'il est ruiné, répliqua Bonaparte, prenez de l'argent dans le trésor du duc de Modène, que vous avez recelé au détriment de mes alliés les Modénois; prenez-en dans les propriétés des Anglais, des Russes, des Autrichiens, de tous mes ennemis, que vous gardez en dépôt.» On se sépara avec humeur. Une entrevue nouvelle eut lieu le lendemain. Bonaparte, calmé, renouvela toutes ses propositions; mais Pezaro ne fit rien pour le satisfaire, et promit seulement d'informer le sénat de toutes ses demandes. Alors Bonaparte, dont l'irritation commençait à ne plus se contenir, prit Pezaro par le bras et lui dit: «Au reste, je vous observe, je vous devine; je sais ce que vous me préparez; mais prenez-y garde! si, pendant que je serai engagé dans une entreprise lointaine, vous assassiniez mes malades, vous attaquiez mes dépôts, vous menaciez ma retraite, vous auriez décidé votre ruine. Ce que je pourrais pardonner pendant que je suis en Italie, serait un crime irrémissible pendant que je serai engagé en Autriche. Si vous prenez les armes, vous décidez ou ma perte ou la vôtre. Songez-y donc, et n'exposez pas le lion valétudinaire de Saint-Marc contre la fortune d'une armée qui trouverait dans ses dépôts et ses hôpitaux de quoi franchir vos lagunes et vous détruire.» Ce langage énergique effraya, sans les convaincre, les envoyés vénitiens, qui écrivirent sur-le-champ le résultat de cette conférence. Bonaparte écrivit aussitôt à Kilmaine pour lui ordonner de redoubler de vigilance, de punir les commandans français s'ils sortaient des limites de la neutralité, et de désarmer tous les montagnards et les paysans.

Les évènemens étaient tellement avancés, qu'il était impossible qu'ils s'arrêtassent. L'insurrection de Bergame avait eu lieu le 22 ventôse (12 mars); celle de Brescia le 27 (17 mars); celle de Salo le 4 germinal (24 mars). Le 8 germinal (28 mars), la ville de Crême fit sa révolution, et les troupes françaises s'y trouvèrent forcément engagées. Un détachement qui précédait la division Victor, de retour en Lombardie, se présenta aux portes de Crême. C'était dans un moment de fermentation. La vue des troupes françaises ne pouvait qu'accroître les espérances et la hardiesse des patriotes. Le podestat vénitien, qui était dans l'effroi, refusa d'abord l'entrée aux Français; puis il en introduisit quarante, lesquels s'emparèrent des portes de la ville, elles ouvrirent aux troupes françaises qui suivaient. Les habitans profitèrent de l'occasion, s'insurgèrent, et renvoyèrent le podestat vénitien. Les Français n'avaient pris ce parti que pour s'ouvrir passage; les patriotes en profitèrent pour se soulever. Quand il existe de pareilles dispositions, tout devient cause, et les évènemens les plus involontaires ont des résultats qui font supposer la complicité là où il n'en existe point. Telle fut la situation des Français, qui, sans aucun doute, souhaitaient individuellement la révolution, mais qui officiellement observaient la neutralité.

Les montagnards et les paysans, excités par les agens de Venise et par les prédications des capucins, inondaient les campagnes. Les régimens esclavons, débarqués des lagunes sur la terre-ferme, s'avançaient sur les villes insurgées. Kilmaine avait donné ses ordres, et mis en mouvement la légion lombarde pour désarmer les paysans. Déjà plusieurs escarmouches avaient eu lieu; des villages avaient été incendiés, des paysans saisis et désarmés. Mais ceux-ci, de leur côté, menaçaient de saccager les villes et d'égorger les Français, qu'ils désignaient sous le nom de jacobins. Déjà même ils assassinaient d'une manière horrible tous ceux qu'ils trouvaient isolés. Ils firent d'abord la contre-révolution à Salo; aussitôt une troupe des habitans de Bergame et de Brescia, appuyée par un détachement des Polonais de la légion lombarde, marcha sur Salo, pour en chasser les montagnards. Quelques individus envoyés pour parlementer furent attirés dans la ville et égorgés; le détachement fut enveloppé et battu, deux cents Polonais furent faits prisonniers, et envoyés à Venise. On saisit à Salo, à Vérone, dans toutes les villes vénitiennes, les partisans connus des Français; on les envoya sous les plombs, et les inquisiteurs d'état, encouragés par ce misérable succès, se montrèrent disposés à de cruelles vengeances. On prétend qu'il fut défendu de nettoyer le canal Orfano, qui était destiné, comme on sait, à l'horrible usage de noyer les prisonniers d'état. Cependant le gouvernement de Venise, tandis qu'il se préparait à déployer les plus grandes rigueurs, cherchait à tromper Bonaparte par des actes de condescendance apparente, et il accorda le million par mois qui avait été demandé. L'assassinat des Français ne continua pas moins partout où ils furent rencontrés. La situation devenait extrêmement grave, et Kilmaine envoya de nouveaux courriers à Bonaparte. Celui-ci, en apprenant les combats livrés par les montagnards, l'événement de Salo, où deux cents Polonais avaient été faits prisonniers, l'emprisonnement de tous les partisans de la France, et les assassinats commis sur les Français, fut saisi de colère. Sur-le-champ il envoya une lettre foudroyante au sénat, dans laquelle il récapitulait tous ses griefs, et demandait le désarmement des montagnards, l'élargissement des prisonniers polonais et des sujets vénitiens jetés sous les plombs. Il chargea Junot de porter cette lettre, de la lire au sénat; et ordonna au ministre Lallemant de sortir sur-le-champ de Venise, en déclarant la guerre, si toutes les satisfactions exigées n'étaient pas accordées.

Pendant ce temps, il descendait à pas de géant du haut des Alpes Noriques, dans la vallée de la Mur. Sa principale espérance dans cette marche téméraire était la prompte entrée en campagne des armées du Rhin, et leur prochaine arrivée sur le Danube. Mais il reçut une dépêche du directoire qui lui ôta tout espoir à cet égard. La détresse de la trésorerie était si grande, qu'elle ne pouvait fournir au général Moreau les quelques cent mille francs indispensables pour se procurer un équipage de pont et passer le Rhin. L'armée de Hoche, qui occupait Deux-Ponts et était toute prête, demandait à marcher, mais on n'osait pas la hasarder seule au-delà du Rhin, tandis que Moreau resterait en-deçà. Carnot exagérait encore dans sa dépêche les retards que devait subir l'entrée en campagne des armées d'Allemagne, et ne laissait à Bonaparte aucun espoir d'être appuyé. Celui-ci fut très déconcerté par cette lettre; il avait l'imagination vive, et il passait de l'extrême confiance à l'extrême défiance. Il s'imagina ou que le directoire voulait perdre l'armée d'Italie et son général, ou que les autres généraux ne voulaient pas le seconder. Il écrivit une lettre amère sur la conduite des armées du Rhin. Il dit qu'une ligne d'eau n'était jamais un obstacle, et que sa conduite en était la preuve; que lorsqu'on voulait franchir un fleuve, on le pouvait toujours; qu'en ne voulant jamais exposer sa gloire, on la perdait quelquefois; qu'il avait franchi les Alpes sur trois pieds de neige et de glace, et que, s'il avait calculé comme ses collègues, il ne l'aurait jamais osé; que si les soldats du Rhin laissaient l'armée d'Italie seule exposée en Allemagne, il fallait qu'ils n'eussent pas de sang dans les veines; que du reste cette brave armée, si on l'abandonnait, se replierait, et que l'Europe serait juge entre elle et les autres armées de la république. Comme tous les hommes passionnés et orgueilleux, Bonaparte aimait à se plaindre et à exagérer le sujet de ses plaintes. Quoi qu'il dit, il ne songeait ni à se retirer, ni même à s'arrêter, mais à frapper l'Autriche d'épouvante par une marche rapide, et à lui imposer la paix. Beaucoup de circonstances favorisaient ce projet. La terreur était dans Vienne; la cour était portée à transiger; le prince Charles le conseillait fortement; le ministère seul, dévoué à l'Angleterre, résistait encore. Les conditions fixées à Clarke, avant les victoires d'Arcole et de Rivoli, étaient si modérées, qu'on pouvait facilement obtenir l'adhésion de l'Autriche à ces conditions, et même à beaucoup mieux. Réuni à Joubert et à Masséna, Bonaparte allait avoir quarante-cinq ou cinquante mille hommes sous la main; et avec une masse aussi forte, il ne craignait point une bataille générale, quelle que fût la puissance de l'ennemi. Par toutes ces raisons, il résolut de faire une ouverture au prince Charles, et s'il n'y répondait pas, de fondre sur lui avec impétuosité, et de frapper un coup si prompt et si fort, qu'on ne résistât plus à ses offres. Quelle gloire pour lui, si, seul, sans appui, transporté en Autriche par une route si extraordinaire, il imposait la paix à l'empereur!

Il était à Klagenfurth, capitale de la Carinthie, le 11 germinal (31 mars). Joubert à sa gauche achevait son mouvement et allait le rejoindre. Bernadotte, qu'il avait détaché pour traverser la chaussée de la Carniole, s'était emparé de Trieste, des riches mines d'Idria, des magasins autrichiens, et allait arriver par Laybach et Klagenfurth. Il écrivit au prince Charles, le même jour 11 (31), une lettre mémorable. «Monsieur le général en chef, lui dit-il, les braves militaires font la guerre et désirent la paix. Cette guerre ne dure-t-elle pas depuis six ans? avons-nous assez tué de monde, et causé assez de maux à la triste humanité? Elle réclame de tous côtés. L'Europe, qui avait pris les armes contre la république française, les a posées. Votre nation reste seule, et cependant le sang va couler plus que jamais. Cette sixième campagne s'annonce par des présages sinistres. Quelle qu'en soit l'issue, nous tuerons de part et d'autre quelques milliers d'hommes, et il faudra bien que l'on finisse par s'entendre, puisque tout a un terme, même les passions haineuses.

«Le directoire exécutif de la république française avait fait connaître à sa majesté l'empereur le désir de mettre fin à la guerre qui désole les deux peuples. L'intervention de la cour de Londres s'y est opposée. N'y a-t-il donc aucun espoir de nous entendre, et faut-il, pour les intérêts et les passions d'une nation étrangère aux maux de la guerre, que nous continuions à nous entr'égorger? Vous, monsieur le général en chef, qui par votre naissance approchez si près du trône, et êtes au-dessus de toutes les petites passions qui animent souvent les ministres et les gouvernemens, êtes-vous décidé à mériter le titre de bienfaiteur de l'humanité entière, et de vrai sauveur de l'Allemagne? Ne croyez pas, monsieur le général en chef, que j'entende par là qu'il n'est pas possible de la sauver par la force des armes; mais dans la supposition que les chances de la guerre vous deviennent favorables, l'Allemagne n'en sera pas moins ravagée. Quant à moi, monsieur le général en chef, si l'ouverture que j'ai l'honneur de vous faire peut sauver la vie à un seul homme, je m'estimerai plus fier de la couronne civique que je me trouverai avoir méritée, que de la triste gloire qui peut revenir des succès militaires.»

L'archiduc Charles ne pouvait accueillir cette ouverture, car la détermination du conseil aulique n'était pas encore prise. On embarquait à Vienne les meubles de la couronne et les papiers précieux sur le Danube, et on envoyait les jeunes archiducs et archiduchesses en Hongrie. La cour se préparait, dans un cas extrême, à évacuer la capitale. L'archiduc répondit au général Bonaparte qu'il désirait la paix autant que lui, mais qu'il n'avait aucun pouvoir pour en traiter, et qu'il fallait s'adresser directement à Vienne. Bonaparte s'avança rapidement à travers les montagnes de la Carinthie, et, le 12 germinal au matin (1er avril), poursuivit l'arrière-garde ennemie sur Saint-Weith et Freisach, et la culbuta. Dans l'après-midi du même jour, il rencontra l'archiduc, qui avait pris position en avant des gorges étroites de Neumark, avec les restes de son armée du Frioul, et avec quatre divisions venues du Rhin, celles de Kaim, de Mercantin, du prince d'Orange, et la réserve des grenadiers. Un combat furieux s'engagea dans ces gorges. Masséna en eut encore tout l'honneur. Les soldats du Rhin défièrent les vieux soldats de l'armée d'Italie. C'était à qui s'avancerait plus vite et plus loin. Après une action acharnée, dans laquelle l'archiduc perdit trois mille hommes sur le champ de bataille et douze cents prisonniers, tout fut enlevé à la baïonnette, et les gorges emportées. Bonaparte marcha sans relâche le lendemain, de Neumark sur Unzmark. C'était entre ces deux points qu'aboutissait la route transversale, qui unissait la grande chaussée du Tyrol à la grande chaussée de la Carinthie. C'était par cette route qu'arrivait Kerpen poursuivi par Joubert. L'archiduc, voulant avoir le temps de rallier Kerpen à lui, proposa une suspension d'armes pour prendre, disait-il, en considération la lettre du 11 (31 mars). Bonaparte répondit qu'on pouvait négocier et se battre, et continua sa marche. Le lendemain 14 germinal (3 avril), il livra encore un violent combat à Unzmark, où il fit quinze cents prisonniers, entra à Knitelfeld, et ne trouva plus d'obstacle jusqu'à Léoben. L'avant-garde y entra le 18 germinal (7 avril). Kerpen avait fait un grand détour pour rejoindre l'archiduc, et Joubert avait donné la main à l'armée principale.

Le jour même où Bonaparte entrait à Léoben, le lieutenant-général Bellegarde, chef d'état-major du prince Charles, et le général major Merfeld, arrivèrent au quartier-général au nom de l'empereur, que la marche rapide des Français avait intimidé, et qui voulait une suspension d'armes. Ils la demandaient de dix jours. Bonaparte sentait qu'une suspension d'armes de dix jours donnait à l'archiduc le temps de recevoir ses derniers renforts du Rhin, de remettre ensemble toutes les parties de son armée, et de reprendre haleine. Mais lui-même en avait grand besoin, et il gagnait de son côté l'avantage de rallier Bernadotte et Joubert; d'ailleurs il croyait au désir sincère de traiter, et il accorda cinq jours de suspension d'armes, pour donner à des plénipotentiaires le temps d'arriver, et de signer des préliminaires. La convention fut signée le 18 (7 avril), et dut se prolonger seulement jusqu'au 23 (12 avril). Il établit son quartier-général à Léoben, et porta l'avant-garde de Masséna sur le Simmering, dernière hauteur des Alpes Noriques, qui est à vingt-cinq lieues de Vienne, et d'où l'on peut voir les clochers de cette capitale. Il employa ces cinq jours à reposer et à rallier ses colonnes. Il fit une proclamation aux habitans pour les rassurer sur ses intentions, et il joignit les effets aux paroles, car rien ne fut pris sans être payé par l'armée.

Bonaparte attendit l'expiration des cinq jours, prêt à frapper un nouveau coup pour ajouter à la terreur de la cour impériale, si elle n'était pas encore assez épouvantée. Mais tout se disposait à Vienne pour mettre fin à cette longue et cruelle lutte, qui durait depuis six années, et qui avait fait répandre des torrens de sang. Le parti anglais dans le ministère était entièrement discrédité; Thugut était prêt à tomber en disgrâce. Les Viennois demandaient la paix à grands cris: l'archiduc Charles lui-même, le héros de l'Autriche, la conseillait, et déclarait que l'Empire ne pouvait plus être sauvé par les armes. L'empereur penchait pour cet avis. On se décida enfin, et on fit partir sur-le-champ pour Léoben le comte de Merfeld, et le marquis de Gallo, ambassadeur de Naples à Vienne. Ce dernier fut choisi par l'influence de l'impératrice, qui était fille de la reine de Naples, et qui se mêlait beaucoup des affaires. Leurs instructions étaient de signer des préliminaires qui serviraient de base pour traiter plus tard de la paix définitive. Ils arrivèrent le 24 germinal (13 avril au matin), à l'instant où la trêve étant achevée, Bonaparte allait faire attaquer les avant-postes. Ils déclarèrent qu'ils avaient des pleins pouvoirs pour arrêter les bases de la paix. On neutralisa un jardin dans les environs de Léoben, et on traita au milieu des bivouacs de l'armée française. Le jeune général, devenu tout à coup négociateur, n'avait jamais fait d'apprentissage diplomatique; mais depuis une année il avait eu à traiter les plus grandes affaires qui se puissent traiter sur la terre; il avait une gloire qui en faisait l'homme le plus imposant de son siècle, et il avait un langage aussi imposant que sa personne. Il représentait donc glorieusement la république française. Il n'avait pas mission pour négocier; c'est Clarke qui était revêtu de tous les pouvoirs à cet égard, et Clarke, qu'il avait mandé, n'était point encore arrivé au quartier-général. Mais il pouvait considérer les préliminaires de la paix comme un armistice, ce qui était dans les attributions des généraux; d'ailleurs il était certain que Clarke signerait tout ce qu'il aurait fait, et il entra sur-le-champ en pourparler. Le plus grand souci de l'empereur et de ses envoyés était le règlement de l'étiquette. D'après un ancien usage, l'empereur avait sur les rois de France l'honneur de l'initiative; il était toujours nommé le premier dans le protocole des traités, et ses ambassadeurs avaient le pas sur les ambassadeurs français. C'était le seul souverain auquel cet honneur fût concédé par la France. Les deux envoyés de l'empereur consentaient à reconnaître sur-le-champ la république française, si l'ancienne étiquette était conservée.

«La république française, répondit fièrement Bonaparte, n'a pas besoin d'être reconnue; elle est en Europe comme le soleil sur l'horizon; tant pis pour les aveugles qui ne savent ni le voir ni en profiter.» Il refusa l'article de la reconnaissance. Quant à l'étiquette, il déclara que ces questions étaient fort indifférentes à la république française, qu'on pourrait s'entendre à cet égard avec le directoire, et qu'il ne serait probablement pas éloigné de sacrifier de semblables intérêts à des avantages réels; que, pour le moment, on traiterait sur le pied de l'égalité, et que la France et l'empereur auraient alternativement l'initiative.

On aborda ensuite les questions essentielles. Le premier et le plus important article était la cession des provinces belgiques à la France. Il ne pouvait plus entrer dans l'intention de l'Autriche de les refuser. Il fut convenu d'abord que l'empereur abandonnerait à la France toutes ses provinces belgiques; qu'en outre il consentirait, comme membre de l'empire germanique, à ce que la France étendît sa limite jusqu'au Rhin. Il s'agissait de trouver des indemnités, et l'empereur avait exigé qu'on lui en procurât de suffisantes, soit en Allemagne, soit en Italie. Il y avait deux moyens de lui en procurer en Allemagne, lui donner la Bavière, ou séculariser divers états ecclésiastiques de l'Empire. La première idée avait plus d'une fois occupé la diplomatie européenne. La seconde était due à Rewbell, qui avait imaginé ce moyen comme le plus convenable et le plus conforme à l'esprit de la révolution. Ce n'était plus le temps, en effet, où des évêques devaient être souverains temporels, et il était ingénieux de faire payer à la puissance ecclésiastique les agrandissemens que recevait la république française. Mais les agrandissemens de l'empereur en Allemagne ne pouvaient que difficilement obtenir l'assentiment de la Prusse. D'ailleurs, si on donnait la Bavière, il fallait trouver des indemnités pour le prince qui la possédait. Enfin les états d'Allemagne étant sous l'influence immédiate de l'empereur, il ne gagnait pas beaucoup à les acquérir, et il aimait beaucoup mieux des agrandissemens en Italie, qui ajoutaient véritablement de nouveaux territoires à sa puissance. Il fallait donc songer à chercher des indemnités en Italie.

Si on avait consenti à rendre sur-le-champ à l'empereur la Lombardie; si on avait pris l'engagement de conserver dans son état actuel la république de Venise, et de ne pas faire arriver la démocratie jusqu'aux frontières des Alpes, il aurait consenti sur-le-champ à la paix, et aurait reconnu la république cispadane, composée du duché de Modène, des deux légations et de la Romagne. Mais replacer la Lombardie sous le joug de l'Autriche, la Lombardie qui nous avait montré tant d'attachement, qui avait fait pour nous tant d'efforts et de sacrifices, et dont les principaux habitans s'étaient si fort compromis, était un acte odieux et une faiblesse; car notre situation nous permettait d'exiger davantage. Il fallait donc assurer l'indépendance de la Lombardie, et chercher en Italie des indemnités qui dédommageassent l'Autriche de la double perte de la Belgique et de la Lombardie. Il y avait un arrangement tout simple, qui s'était présenté plus d'une fois à l'esprit des diplomates européens, qui plus d'une fois avait été un sujet d'espérance pour l'Autriche et de crainte pour Venise, c'était d'indemniser l'Autriche avec les états vénitiens. Les provinces illyriennes, l'Istrie et toute la Haute-Italie, depuis l'Izonzo jusqu'à l'Oglio, formaient de riches possessions, et pouvaient fournir d'amples dédommagemens à l'Autriche. La manière dont l'aristocratie vénitienne s'était conduite avec la France, ses refus constans de s'allier avec elle, ses armemens secrets dont le but évident était de tomber sur les Français en cas de revers, le soulèvement récent des montagnards et des paysans, l'assassinat des Français, avaient rempli Bonaparte d'indignation. D'ailleurs, si l'empereur, pour qui Venise s'était secrètement armée, acceptait ses dépouilles, Bonaparte, contre qui elle avait fait ces armemens, ne pouvait avoir aucun scrupule à les céder. Du reste, il y avait des dédommagemens à offrir à Venise. On avait la Lombardie, le duché de Modène, les légations de Bologne et de Ferrare, la Romagne, provinces riches et considérables, dont une partie formait la république cispadane. On pouvait indemniser Venise avec quelques-unes de ces provinces. Cet arrangement parut le plus convenable, et là, pour la première fois, fut arrêté le principe de dédommager l'Autriche avec les provinces de la terre-ferme de Venise, sauf à dédommager celle-ci avec d'autres provinces italiennes.

On en référa à Vienne, dont on était à peine éloigné de vingt-cinq lieues. Ce genre d'indemnité fut agréé; les préliminaires de la paix furent aussitôt fixés, et rédigés en articles, qui durent servir de base à une négociation définitive. L'empereur abandonnait à la France toutes ses possessions des Pays-Bas, et consentait, comme membre de l'Empire, à ce que la république acquît la limite du Rhin. Il renonçait en outre à la Lombardie. En dédommagement de tous ces sacrifices, il recevait les états vénitiens de la terre-ferme, l'Illyrie, l'Istrie et la Haute-Italie jusqu'à l'Oglio. Venise restait indépendante, conservait les îles Ioniennes, et devait recevoir des dédommagemens pris sur les provinces qui étaient à la disposition de la France. L'empereur reconnaissait les républiques qui allaient être fondées en Italie. L'armée française devait se retirer des états autrichiens, et cantonner sur la frontière de ces états, c'est-à-dire, évacuer la Carinthie et la Carniole, et se placer sur l'Izonzo et aux débouchés du Tyrol. Tous les arrangemens relatifs aux provinces et au gouvernement de Venise, devaient être faits d'un commun accord avec l'Autriche. Deux congrès devaient s'ouvrir, l'un à Berne pour la paix particulière avec l'empereur, l'autre dans une ville d'Allemagne pour la paix avec l'Empire. La paix avec l'empereur devait être conclue dans trois mois, sous peine de la nullité des préliminaires. L'Autriche avait de plus une raison puissante de hâter la conclusion du traité définitif, c'était d'entrer au plus tôt en possession des provinces vénitiennes, afin que les Français n'eussent pas le temps d'y répandre les idées révolutionnaires.

Le projet de Bonaparte était de démembrer la république cispadane, composée du duché de Modène, des deux légations et de la Romagne; de réunir le duché de Modène à la Lombardie, et d'en composer une seule république, dont la capitale serait Milan, et dont le nom serait Cisalpine, à cause de sa situation par rapport aux Alpes. Il voulait ensuite donner les deux légations et la Romagne à Venise, en ayant soin de soumettre son aristocratie et de modifier sa constitution. De cette manière, il existerait en Italie deux républiques, alliées de la France, lui devant leur existence, et disposées à concourir à tous ses plans. La Cisalpine aurait pour frontière l'Oglio, qu'il serait facile de retrancher. Elle n'avait pas Mantoue, qui restait avec le Mantouan à l'empereur; mais on pouvait faire de Pizzighitone sur l'Adda une place de premier ordre; on pouvait relever les murs de Bergame et de Crême. La république de Venise avec ses îles, avec le Dogado et la Polésine qu'on tâcherait de lui conserver, avec les deux légations et la Romagne, qu'on lui donnerait, avec la province de Massa-Carrara, et le golfe de la Spezia, qu'on y ajouterait dans la Méditerranée, serait une puissance maritime touchant à la fois aux deux mers.

On se demande pourquoi Bonaparte ne profitait pas de sa position pour rejeter tout-à-fait les Autrichiens hors de l'Italie; pourquoi surtout il les indemnisait aux dépens d'une puissance neutre, et par un attentat semblable à celui du partage de la Pologne. D'abord, était-il possible d'affranchir entièrement l'Italie? Ne fallait-il pas bouleverser encore l'Europe, pour la faire consentir au renversement du pape, du roi de Piémont, du grand-duc de Toscane, des Bourbons de Naples, et du prince de Parme? La république française était-elle capable des efforts qu'une telle entreprise aurait encore exigés? N'était-ce pas beaucoup de jeter dans cette campagne les germes de la liberté, en instituant deux républiques, d'où elle ne manquerait pas de s'étendre bientôt jusqu'au fond de la péninsule? Le partage des états vénitiens n'avait rien qui ressemblât à l'attentat célèbre qu'on a si souvent reproché à l'Europe. La Pologne fut partagée par les puissances mêmes qui l'avaient soulevée, et qui lui avaient promis solennellement leurs secours. Venise, à qui les Français avaient sincèrement offert leur amitié, l'avait refusée, et se préparait à les trahir, et à les surprendre dans un moment de péril. Si elle avait à se plaindre de quelqu'un, c'était des Autrichiens, au profit de qui elle voulait trahir les Français. La Pologne était un état dont les limites étaient clairement tracées sur la carte de l'Europe, dont l'indépendance était, pour ainsi dire, commandée par la nature, et importait au repos de l'Occident; dont la constitution, quoique vicieuse, était généreuse; dont les citoyens, indignement trahis, avaient déployé un beau courage, et mérité l'intérêt des nations civilisées. Venise, au contraire, n'avait de territoire naturel que ses lagunes, car sa puissance n'avait jamais résidé dans ses possessions de terre-ferme; elle n'était pas détruite parce que certaines de ses provinces étaient échangées contre d'autres; sa constitution était la plus inique de l'Europe; son gouvernement était abhorré de ses sujets; sa perfidie et sa lâcheté ne lui donnaient aucun droit ni à l'intérêt, ni à l'existence. Rien donc dans le partage des états vénitiens ne pouvait être comparé au partage de la Pologne, si ce n'est le procédé particulier de l'Autriche.

D'ailleurs, pour se dispenser de donner de pareilles indemnités aux Autrichiens, il fallait les chasser de l'Italie, et on ne le pouvait qu'en traitant dans Vienne même. Mais il aurait fallu pour cela le concours des armées du Rhin, et on avait écrit à Bonaparte qu'elles ne pourraient entrer en campagne avant un mois. Il ne lui restait, dans cette situation, qu'à rétrograder, pour attendre leur entrée en campagne, ce qui exposait à bien des inconvéniens; car il eût donné par là à l'archiduc le temps de préparer une armée formidable contre lui, et à la Hongrie de se lever en masse pour se jeter sur ses flancs. De plus, il fallait rétrograder, et presque avouer la témérité de sa marche. En acceptant les préliminaires, il avait l'honneur d'arracher seul la paix; il recueillait le fruit de sa marche si hardie; il obtenait des conditions qui, dans la situation de l'Europe, étaient fort brillantes et qui étaient surtout beaucoup plus avantageuses que celles qui avaient été fixées à Clarke, puisqu'elles stipulaient la ligne du Rhin et des Alpes, et une république en Italie. Ainsi, moitié par des raisons politiques et militaires, moitié par des considérations personnelles, il se décida à signer les préliminaires. Clarke n'était pas encore arrivé au quartier-général. Avec sa hardiesse accoutumée et l'assurance que lui donnaient sa gloire, son nom, et le voeu général pour la paix, Bonaparte passa outre, et signa les préliminaires, comme s'il eût été question d'un simple armistice. La signature fut donnée à Léoben le 29 germinal an V (18 avril 1797).

Si dans le moment il eût connu ce qui se passait sur le Rhin, il ne se serait pas tant hâté de signer les préliminaires de Léoben; mais il ne savait que ce qu'on lui avait mandé, et on lui avait mandé que l'inaction serait longue. Il fit partir sur-le-champ Masséna pour porter à Paris le traité des préliminaires. Ce brave général était le seul qui n'eût pas été député pour porter des drapeaux et recevoir à son tour les honneurs du triomphe. Bonaparte jugea que l'occasion de l'envoyer était belle, et digne des grands services qu'il avait rendus. Il expédia des courriers pour les armées du Rhin et de Sambre-et-Meuse, qui passèrent par l'Allemagne, afin d'arriver beaucoup plus vite, et de faire cesser toutes les hostilités, si elles étaient commencées.

Elles l'étaient, en effet, à l'instant même de la signature des préliminaires. Hoche, impatient depuis long-temps d'entrer en action, ne cessait de demander les hostilités. Moreau était accouru à Paris pour solliciter les fonds nécessaires à l'achat d'un équipage de pont. Enfin l'ordre fut donné. Hoche, à la tête de sa belle armée, déboucha par Neuwied, tandis que Championnet, avec l'aile droite, débouchait par Dusseldorf, et marchait sur Uckerath et Altenkirchen. Hoche attaqua les Autrichiens à Heddersdoff, où ils avaient élevé des retranchemens considérables, leur tua beaucoup de monde, et leur fit cinq mille prisonniers. Après cette belle action, il s'avança rapidement sur Francfort, battant toujours Kray, et cherchant à lui couper la retraite. Il allait l'envelopper par une manoeuvre habile et l'enlever peut-être, lorsqu'arriva le courrier de Bonaparte, qui annonçait la signature des préliminaires. Cette circonstance arrêta Hoche au milieu de sa marche victorieuse, et lui causa un vif chagrin, car il se voyait encore une fois arrêté dans sa carrière. Si du moins on eût fait passer les courriers par Paris, il aurait eu le temps d'enlever Kray tout entier, ce qui aurait ajouté un beau fait d'armes à sa vie, et aurait eu l'influence la plus grande sur la suite des négociations. Tandis que Hoche se portait si rapidement sur la Nidda, Desaix, qui avait reçu de Moreau l'autorisation de franchir le Rhin, tentait une des actions les plus hardies dont l'histoire de la guerre fasse mention. Il avait choisi pour passer le Rhin un point fort au-dessous de Strasbourg. Après avoir échoué avec ses troupes sur une île de gravier, il avait enfin abordé la rive opposée; il était resté là pendant vingt-quatre heures, exposé à être jeté dans le Rhin, et obligé de lutter contre toute l'armée autrichienne pour se maintenir dans des taillis, des marécages, en attendant que le pont fût jeté sur le fleuve. Enfin le passage s'était opéré; on avait poursuivi les Autrichiens dans les Montagnes-Noires, et on s'était emparé d'une partie de leurs administrations. Ici encore l'armée fut arrêtée au milieu de ses succès par le courrier parti de Léoben, et on dut regretter que les faux avis donnés à Bonaparte l'eussent engagé à signer si tôt.

Les courriers arrivèrent ensuite à Paris, où ils causèrent une grande joie à ceux qui souhaitaient la paix, mais non au directoire, qui jugeant notre situation formidable, voyait avec peine qu'on n'en eût pas tiré un parti plus avantageux. Larévellière et Rewbell désiraient en philosophes l'affranchissement entier de l'Italie; Barras souhaitait, en fougueux révolutionnaire, que la république humiliât les puissances; Carnot, qui affectait la modération depuis quelque temps, qui appuyait assez généralement les voeux de l'opposition, approuvait la paix, et prétendait que, pour l'obtenir durable, il ne fallait pas trop humilier l'empereur. Il y eut de vives discussions au directoire sur les préliminaires; cependant, pour ne pas trop indisposer l'opinion, et ne point paraître désirer une guerre éternelle, il fut décidé qu'on approuverait les bases posées à Léoben.

Tandis que ces choses se passaient sur le Rhin et en France, des évènemens importans éclataient en Italie. On a vu que Bonaparte, averti des troubles qui agitaient les états vénitiens, du soulèvement des montagnards contre les villes, de l'échec des Brescians devant Salo, de la capture de deux cents Polonais, de l'assassinat d'une grande quantité de Français, de l'emprisonnement de tous leurs partisans, avait écrit de Léoben une lettre foudroyante au sénat de Venise. Il avait chargé son aide-de-camp Junot de la lire lui-même au sénat, de demander ensuite l'élargissement de tous les prisonniers, la recherche et l'extradition des assassins, et il lui avait prescrit de sortir de suite de Venise, en faisant afficher une déclaration de guerre, si une pleine satisfaction n'était accordée. Junot fut présenté au sénat le 26 germinal (15 avril). Il lut la lettre menaçante de son général, et se comporta avec toute la rudesse d'un soldat, et d'un soldat victorieux. On lui répondit que les armemens qui avaient été faits n'avaient pour but que de maintenir la subordination dans les états de la république; que, si des assassinats avaient été commis, c'était un malheur involontaire qui serait réparé. Junot ne voulait pas se payer de vaines paroles, et menaçait de faire afficher la déclaration de guerre si on n'élargissait pas les prisonniers d'état et les Polonais, si on ne donnait pas l'ordre de désarmer les montagnards et de poursuivre les auteurs de tous les assassinats. Cependant on parvint à le calmer, et il fut arrêté avec lui et le ministre français Lallemant qu'on allait écrire au général Bonaparte, et lui envoyer deux députés pour convenir des satisfactions qu'il avait à exiger. Les deux députés choisis furent François Donat et Léonard Justiniani.

Mais, pendant ce temps, l'agitation continuait dans les états vénitiens. Les villes étaient toujours en hostilité avec la population des campagnes et des montagnes. Les agens du parti aristocratique et monacal répandaient les bruits les plus faux sur le sort de l'armée française en Autriche. Ils prétendaient qu'elle avait été enveloppée et détruite, et ils s'appuyaient sur deux faits pour autoriser leurs fausses nouvelles. Bonaparte, en attirant à lui les deux corps de Joubert et de Bernadotte, qu'il avait fait passer, l'un par le Tyrol, l'autre par la Carniole, avait découvert ses ailes. Joubert avait battu et rejeté Kerpen au-delà des Alpes, mais il avait laissé Laudon dans une partie du Tyrol, d'où celui-ci avait bientôt reparu, soulevant toute la population fidèle de ces montagnes, et descendant l'Adige pour se porter sur Vérone. Le général Servier, laissé avec douze cents hommes à la garde du Tyrol, se retirait pied à pied sur Vérone, pour venir se réfugier auprès des troupes françaises laissées dans la Haute-Italie. En même temps un corps de même force, laissé dans la Carniole, se retirait devant les Croates, insurgés comme les Tyroliens, et se repliait sur Palma-Nova. C'étaient là des faits insignifians, et le ministre de France, Lallemant, s'efforçait de démontrer au gouvernement de Venise leur peu d'importance, pour lui épargner de nouvelles imprudences; mais tous ses raisonnemens étaient inutiles; et tandis que Bonaparte obligeait les plénipotentiaires autrichiens à venir traiter au milieu de son quartier-général, on répandait dans les états de Venise qu'il était battu, débordé, et qu'il allait périr dans sa folle entreprise. Le parti ennemi des Français et de la révolution, à la tête duquel étaient la plupart des membres du gouvernement vénitien, sans que le gouvernement parût y être lui-même, se montrait plus exalté que jamais. C'est à Vérone surtout que l'agitation était grande. Cette ville, la plus importante des états vénitiens, était la première exposée à la contagion révolutionnaire, car elle venait immédiatement après Salo sur la ligne des villes insurgées. Les Vénitiens tenaient à la sauver et à en chasser les Français. Tout les y encourageait, tant les dispositions des habitans, que l'affluence des montagnards et l'approche du général Laudon. Déjà il s'y trouvait des troupes italiennes et esclavonnes, au service de Venise. On en fit approcher de nouvelles, et bientôt toutes les communications furent interceptées avec les villes voisines. Le général Balland, qui commandait à Vérone la garnison française, se vit séparé des autres commandans placés dans les environs. Plus de vingt mille montagnards inondaient la campagne. Les détachemens français étaient attaqués sur les routes, des capucins prêchaient la populace dans les rues, et on vit paraître un faux manifeste du podestat de Vérone, qui encourageait au massacre des Français. Ce manifeste était supposé, et le nom de Battaglia, dont on l'avait signé, suffisait pour en prouver la fausseté; mais il n'en devait pas moins contribuer à échauffer les têtes. Enfin un avis émané des chefs du parti dans Vérone, annonçait au général Laudon qu'il pouvait s'avancer, et qu'on allait lui livrer la place. C'était dans les journées des 26 et 27 germinal (15 et 16 avril) que tout ceci se passait. On n'avait aucune nouvelle de Léoben, et le moment paraissait en effet des mieux choisis pour une explosion.

Le général Balland se tenait sur ses gardes. Il avait donné à toutes ses troupes l'ordre de se retirer dans les forts au premier signal. Il réclama auprès des autorités vénitiennes contre les traitemens exercés à l'égard des Français, et surtout contre les préparatifs qu'il voyait faire. Mais il n'obtint que des paroles évasives et point de satisfaction réelle. Il écrivit à Mantoue, à Milan, pour demander des secours, et il se tint prêt à s'enfermer dans les forts. Le 28 germinal (17 avril), jour de la seconde fête de Pâques, une agitation extraordinaire se manifesta dans Vérone; des bandes de paysans y entrèrent en criant: Mort aux jacobins! Balland fit retirer ses troupes dans les forts, ne laissa que des détachemens aux portes, et signifia qu'au premier acte de violence, il foudroyerait la ville. Mais vers le milieu du jour, des coups de sifflet furent entendus dans les rues; on se précipita sur les Français, des bandes armées assaillirent les détachemens laissés à la garde des portes, et massacrèrent ceux qui n'eurent pas le temps de rejoindre les forts. De féroces assassins couraient sur les Français désarmés que leurs fonctions retenaient dans Vérone, les poignardaient et les jetaient dans l'Adige. Ils ne respectaient pas même les hôpitaux, et se souillèrent du sang d'une partie des malades. Cependant tous ceux qui pouvaient s'échapper, et qui n'avaient pas le temps de courir vers les forts, se jetaient dans l'hôtel du gouvernement, où les autorités vénitiennes leur donnèrent asile, pour que le massacre ne parût pas leur ouvrage. Déjà plus de quatre cents malheureux avaient péri, et la garnison française frémissait de rage en voyant les Français égorgés et leurs cadavres flottant au loin sur l'Adige. Le général Balland ordonna aussitôt le feu, et couvrit la ville de boulets. Il pouvait la mettre en cendres. Mais si les montagnards qui avaient débordé s'en inquiétaient peu, les habitans et les magistrats vénitiens effrayés voulurent parlementer pour sauver leur ville. Ils envoyèrent un parlementaire au général Balland pour s'entendre avec lui et arrêter le désastre. Le général Balland consentit à entendre les pourparlers, afin de sauver les malheureux qui s'étaient réfugiés au palais du gouvernement, et sur lesquels on menaçait de venger tout le mal fait à la ville. Il y avait là des femmes, des enfans appartenant aux employés des administrations, des malades échappés aux hôpitaux, et il importait de les tirer du péril. Balland demandait qu'on les lui livrât sur-le-champ, qu'on fît sortir les montagnards et les régimens esclavons, qu'on désarmât la populace, et qu'on lui donnât des otages pris dans les magistrats vénitiens pour garans de la soumission de la ville. Les parlementaires demandaient qu'un officier vînt traiter au palais du gouvernement. Le brave chef de brigade Beaupoil eut le courage d'accepter cette mission. Il traversa les flots d'une populace furieuse, qui voulait le mettre en pièces, et parvint enfin auprès des autorités vénitiennes. Toute la nuit se passa en vaines discussions avec le provéditeur et le podestat, sans pouvoir s'entendre. On ne voulait pas désarmer, on ne voulait pas donner d'otages, on voulait des garanties contre les vengeances que le général Bonaparte ne manquerait pas de tirer de la ville rebelle. Mais pendant ces pourparlers, la convention de ne pas tirer dans l'intervalle des conférences n'était pas exécutée par les hordes furieuses qui avaient envahi Vérone; on se fusillait avec les forts, et nos troupes faisaient des sorties. Le lendemain matin, 29 germinal (18 avril), le chef de brigade Beaupoil rentra dans les forts, au milieu des plus grands périls, sans avoir rien obtenu. On apprit que les magistrats vénitiens ne pouvant gouverner cette multitude furieuse, avaient disparu. Les coups de fusil recommencèrent contre le fort. Alors le général Balland fit de nouveau mettre le feu à ses pièces, et tira sur la ville à toute outrance. Le feu éclata dans plusieurs quartiers. Quelques-uns des principaux habitans se réunirent au palais du gouvernement pour prendre la direction de la ville en l'absence des autorités. On parlementa de nouveau, on convint de ne plus tirer; mais la convention n'en fut pas mieux exécutée par les insurgés, qui ne cessèrent de tirer sur les forts. Les féroces paysans qui couvraient la campagne se jetèrent sur la garnison du fort de la Chiusa, placé sur l'Adige, et l'égorgèrent. Ils en firent de même à l'égard des Français répandus dans les villages autour de Vérone.

Mais l'instant de la vengeance approchait. Des courriers partis de tous côtés étaient allés prévenir le général Kilmaine. Des troupes accouraient de toutes parts. Le général Kilmaine avait ordonné au général Chabran de marcher sur-le-champ avec douze cents hommes; au chef de la légion lombarde, Lahoz, de s'avancer avec huit cents; aux généraux Victor et Baraguay-d'Hilliers, de marcher avec leurs divisions. Pendant que ces mouvemens de troupes s'exécutaient, le général Laudon venait de recevoir la nouvelle de la signature des préliminaires, et s'était arrêté sur l'Adige. Après un combat sanglant que le général Chabran eut à livrer aux troupes vénitiennes, la ville de Vérone fut entourée de toutes parts, et alors les furieux qui avaient massacré les Français passèrent de la plus atroce violence au plus grand abattement. On n'avait cessé de parlementer et de tirer pendant les journées du 1er au 5 floréal (du 20 au 24 avril). Les magistrats vénitiens avaient reparu; ils voulaient encore des garanties contre les vengeances qui les menaçaient; on leur avait donné vingt-quatre heures pour se décider; ils disparurent de nouveau. Une municipalité provisoire les remplaça; et, en voyant les troupes françaises maîtresses de la ville et prêtes à la réduire en cendres, elle se rendit sans conditions. Le général Kilmaine fit ce qu'il put pour empêcher le pillage; mais il ne put sauver le Mont-de-Piété, qui fut en partie dépouillé. Il fit fusiller quelques-uns des chefs connus de l'insurrection, pris les armes à la main; il imposa pour la solde de l'armée une contribution de onze cent mille francs à la ville, et lança sa cavalerie sur les routes pour désarmer les paysans, et sabrer ceux qui résisteraient. Il s'efforça ensuite de rétablir l'ordre, et fit sur-le-champ un rapport au général en chef, pour attendre sa décision à l'égard de la ville rebelle. Tels furent les massacres connus sous le nom de Pâques véronaises.

Pendant que cet événement se passait à Vérone, il se commettait à Venise même un acte plus odieux encore, s'il est possible. Un règlement défendait aux vaisseaux armés des puissances belligérantes d'entrer dans le port du Lido. Un lougre commandé par le capitaine Laugier, faisant partie de la flottille française dans l'Adriatique, chassé par des frégates autrichiennes, s'était sauvé sous les batteries du Lido, et les avait saluées de neuf coups de canon. On lui signifia de s'éloigner malgré le temps et malgré les vaisseaux ennemis qui le poursuivaient. Il allait obéir, lorsque, sans lui donner le temps de prendre le large, les batteries font feu sur le malheureux vaisseau, et le criblent sans pitié. Le capitaine Laugier, se comportant avec un généreux dévouement, fait descendre son équipage à fond de cale, et monte sur le pont avec un porte-voix pour se faire entendre, et répéter qu'il se retire. Mais il tombe mort sur le pont avec deux hommes de son équipage. Dans le même moment, des chaloupes vénitiennes, montées par des Esclavons, abordent le lougre, fondent sur le pont et massacrent l'équipage, à l'exception de deux ou trois malheureux qui sont conduits à Venise. Ce déplorable événement eut lieu le 4 floréal (23 avril).

Dans ce moment, on apprenait avec les massacres de Vérone, la prise de cette ville, et la signature des préliminaires. Le gouvernement se voyait tout-à-fait compromis, et ne pouvait plus compter sur la ruine du général Bonaparte, qui, loin d'être enveloppé et battu, était au contraire victorieux, et venait d'imposer la paix à l'Autriche. Il allait se trouver maintenant en présence de ce général tout-puissant dont il avait refusé l'alliance, et dont il venait de massacrer les soldats. Il était plongé dans la terreur. Qu'il eût ordonné officiellement, et les massacres de Vérone, et les cruautés commises au port du Lido, ce n'était pas vraisemblable; et on ne connaîtrait pas la marche des gouvernemens dominés par les factions, si on le supposait. Les gouvernemens qui sont dans cette situation n'ont pas besoin de donner les ordres dont ils souhaitent l'exécution; ils n'ont qu'à laisser agir la faction dont ils partagent les voeux. Ils lui livrent leurs moyens, et font par elle tout ce qu'ils n'oseraient pas faire eux-mêmes. Les insurgés de Vérone avaient des canons; ils étaient appuyés par les régimens réguliers vénitiens; le podestat de Bergame, Ottolini, avait reçu de longue main tout ce qui était nécessaire pour armer les paysans; ainsi, après avoir fourni les moyens, le gouvernement n'avait qu'à laisser faire; et c'est ainsi qu'il se conduisit. Dans le premier instant cependant, il commit une imprudence: ce fut de décerner une récompense au commandant du Lido, pour avoir fait respecter, dit-il, les lois vénitiennes. Il ne pouvait donc se flatter d'offrir des excuses valables au général Bonaparte. Il envoya de nouvelles instructions aux deux députés Donat et Justiniani, qui n'étaient chargés d'abord que de répondre aux sommations faites par Junot le 26 germinal (15 avril). Alors les évènemens de Vérone et du Lido n'étaient pas connus; mais maintenant les deux députés avaient une bien autre tâche à remplir, et bien d'autres évènemens à expliquer. Ils s'avancèrent au milieu des cris d'allégresse excités par la nouvelle de la paix, et ils comprirent bientôt qu'eux seuls auraient sujet d'être tristes, au milieu de ces grands évènemens. Ils apprirent en route que Bonaparte, pour les punir du refus de son alliance, de leurs rigueurs contre ses partisans, et de quelques assassinats isolés commis sur les Français, avait cédé une partie de leurs provinces à l'Autriche. Que serait-ce quand il connaîtrait les odieux évènemens qui avaient suivi!

Bonaparte revenait déjà de Léoben, et, suivant la teneur des préliminaires, repliait son armée sur les Alpes et l'Izonzo. Ils le trouvèrent à Gratz, et lui furent présentés le 6 floréal (25 avril). Il ne connaissait encore dans ce moment que les massacres de Vérone, qui avaient commencé le 28 germinal (17 avril), et point encore ceux du Lido, qui avaient eu lieu le 4 floréal (23 avril). Ils s'étaient munis d'une lettre d'un frère du général, pour être plus gracieusement accueillis. Ils abordèrent en tremblant cet homme vraiment extraordinaire, dirent-ils, par la vivacité de son imagination, la promptitude de son esprit, et la force invincible de ses sentimens. Il les accueillit avec politesse, et, contenant son courroux, leur permit de s'expliquer longuement; puis, rompant le silence: «Mes prisonniers, leur dit-il, sont-ils délivrés? Les assassins sont-ils poursuivis? Les paysans sont-ils désarmés? Je ne veux plus de vaines paroles: mes soldats ont été massacrés, il faut une vengeance éclatante!» Les deux envoyés voulurent revenir sur les circonstances qui les avaient obligés de se prémunir contre l'insurrection, sur les désordres inséparables de pareils évènemens, sur la difficulté de saisir les vrais assassins. «Un gouvernement, reprit vivement Bonaparte, aussi bien servi par ses espions que le vôtre, devrait connaître les vrais instigateurs de ces assassinats. Au reste, je sais bien qu'il est aussi méprisé que méprisable, qu'il ne peut plus désarmer ceux qu'il a armés; mais je les désarmerai pour lui. J'ai fait la paix, j'ai quatre-vingt mille hommes; j'irai briser vos plombs, je serai un second Attila pour Venise. Je ne veux plus ni inquisition, ni Livre d'or; ce sont des institutions des siècles de barbarie. Votre gouvernement est trop vieux, il faut qu'il s'écroule. Quand j'étais à Gorice, j'offris à M. Pezaro mon alliance et des conseils raisonnables. Il me refusa. Vous m'attendiez à mon retour pour me couper la retraite; eh bien! me voici. Je ne veux plus traiter, je veux faire la loi. Si vous n'avez pas autre chose à me dire, je vous déclare que vous pouvez vous retirer.»

Ces paroles, prononcées avec courroux, atterrèrent les envoyés vénitiens. Ils sollicitèrent une seconde entrevue, mais ils ne purent pas obtenir d'autres paroles du général, qui persista toujours dans les mêmes intentions, et dont la volonté évidente était de faire la loi à Venise, et de détruire par la force une aristocratie qu'il n'avait pu engager à s'amender par ses conseils. Mais bientôt ils eurent de bien autres sujets de crainte, en apprenant avec détail les massacres de Vérone, et surtout l'odieuse cruauté commise au port du Lido. N'osant se présenter à Bonaparte, ils hasardèrent de lui écrire une lettre des plus soumises, pour lui offrir toutes les explications qu'il pourrait désirer. «Je ne puis, leur répondit-il, vous recevoir tout couverts de sang français; je vous écouterai quand vous m'aurez livré les trois inquisiteurs d'état, le commandant du Lido et l'officier chargé de la police de Venise.» Cependant, comme ils avaient reçu un dernier courrier relatif à l'évènement du Lido, il consentit à les voir, mais il refusa d'écouter aucune proposition avant qu'on lui eût livré les têtes qu'il avait demandées. Les deux Vénitiens cherchant alors à user d'une puissance dont la république avait souvent tiré un utile parti, essayèrent de lui proposer une réparation d'un autre genre. «Non, non, répliqua le général irrité, quand vous couvririez cette plage d'or, tous vos trésors, tous ceux du Pérou, ne pourraient payer le sang d'un seul de mes soldats.»

Bonaparte les congédia. C'était le 13 floréal (2 mai); il publia sur-le-champ un manifeste de guerre contre Venise. La constitution française ne permettait ni au directoire, ni aux généraux de déclarer la guerre, mais elle les autorisait à repousser les hostilités commencées. Bonaparte, s'étayant sur cette disposition et sur les évènemens de Vérone et du Lido, déclara les hostilités commencées, somma le ministre Lallemant de sortir de Venise, fit abattre le lion de Saint-Marc dans toutes les provinces de la terre-ferme, municipaliser les villes, proclamer partout le renversement du gouvernement vénitien, et, en attendant la marche de ses troupes qui revenaient de l'Autriche, ordonna au général Kilmaine de porter les divisions Baraguay-d'Hilliers et Victor sur le bord des lagunes. Ses déterminations, aussi promptes que son courroux, s'exécutèrent sur-le-champ. En un clin d'oeil on vit disparaître l'antique lion de Saint-Marc des bords de l'Izonzo jusqu'à ceux du Mincio, et partout il fut remplacé par l'arbre de la liberté. Des troupes s'avancèrent de toutes parts, et le canon français retentit sur ces rivages, qui depuis si long-temps n'avaient pas entendu le canon ennemi.

L'antique ville de Venise, placée au milieu de ses lagunes, pouvait présenter encore des difficultés presque invincibles, même au général qui venait d'humilier l'Autriche. Toutes les lagunes étaient armées. Elle avait trente-sept galères, cent soixante-huit barques canonnières, portant sept cent cinquante bouches à feu, et huit mille cinq cents matelots ou canonniers. Elle avait pour garnison trois mille cinq cents Italiens, et onze mille Esclavons, des vivres pour huit mois, de l'eau douce pour deux, et les moyens de renouveler ces provisions. Nous n'étions pas maîtres de la mer; nous n'avions point de barques canonnières, pour traverser les lagunes; il fallait s'avancer la sonde à la main, le long de ces canaux inconnus pour nous, et sous le feu d'innombrables batteries. Quelque braves et audacieux que fussent les vainqueurs de l'Italie, ils pouvaient être arrêtés par de pareils obstacles, et condamnés à un siége de plusieurs mois. Et que d'évènemens aurait pu amener un délai de plusieurs mois! L'Autriche repoussée pouvait rejeter les préliminaires, rentrer dans la lice, ou faire naître de nouvelles chances.

Mais si la situation militaire de Venise présentait ces ressources, son état intérieur ne permettait pas qu'on en fit un usage énergique. Comme tous les corps usés, cette aristocratie était divisée; elle n'avait ni les mêmes intérêts, ni les mêmes passions. La haute aristocratie, maîtresse des places, des honneurs, et disposant de grandes richesses, avait moins d'ignorance, de préjugés et de passions, que la noblesse inférieure; elle avait surtout l'ambition du pouvoir. La masse de la noblesse, exclue des emplois, vivant de secours, ignorante et furieuse, avait les véritables préjugés aristocratiques. Unie aux prêtres, elle excitait le peuple qui lui appartenait, comme il arrive dans tous les états où la classe moyenne n'est pas encore assez puissante pour l'attirer à elle. Ce peuple, composé de marins et d'artisans, dur, superstitieux, et à demi sauvage, était prêt à se livrer à toutes les fureurs. La classe moyenne, composée de bourgeois, de commerçans, de gens de loi, de médecins, etc., souhaitant comme partout l'établissement de l'égalité civile, se réjouissait de l'approche des Français, mais n'osait pas laisser éclater sa joie, en voyant un peuple qu'on pouvait pousser aux plus grands excès, avant qu'une révolution fût opérée. Enfin, à tous ces élémens de division, se joignait une circonstance non moins dangereuse. Le gouvernement vénitien était servi par des Esclavons. Cette soldatesque barbare, étrangère au peuple vénitien, et souvent en hostilité avec lui, n'attendait qu'une occasion pour se livrer au pillage, sans le projet de servir aucun parti.

Telle était la situation intérieure de Venise. Ce corps usé était prêt à se disloquer. Les grands, en possession du gouvernement, étaient effrayés de lutter contre un guerrier comme Bonaparte; quoique Venise pût très bien résister à une attaque, ils n'envisageaient qu'avec épouvante les horreurs d'un siége, les fureurs auxquelles deux partis irrités ne manqueraient pas de se livrer, les excès de la soldatesque esclavonne, les dangers auxquels seraient exposés Venise et ses établissemens maritimes et commerciaux; ils redoutaient surtout de voir leurs propriétés, toutes situées sur la terre-ferme, séquestrées par Bonaparte, et menacées de confiscation. Ils craignaient même pour les pensions dont vivait la petite noblesse, et qui seraient perdues si, en poussant la lutte à l'extrémité, on s'exposait à une révolution. Ils pensaient qu'en traitant ils pourraient sauver les anciennes institutions de Venise par des modifications; conserver le pouvoir qui est toujours assuré aux hommes habitués à le manier; sauver leurs terres, les pensions de la petite noblesse, et éviter à la ville les horreurs du sac et du pillage. En conséquence, ces hommes qui n'avaient ni l'énergie de leurs ancêtres, ni les passions de la masse nobiliaire, songèrent à traiter. Les principaux membres du gouvernement se réunirent chez le doge. C'étaient les six conseillers du doge, les trois présidens de la garantie criminelle, les six sages-grands, les cinq sages de terre-ferme, les cinq sages des ordres, les onze sages sortis du conseil, les trois chefs du conseil des dix, les trois avogadori. Cette assemblée extraordinaire, et contraire même aux usages, avait pour but de pourvoir au salut de Venise. L'épouvante y régnait. Le doge, vieillard affaibli par l'âge, avait les yeux remplis de larmes. Il dit qu'on n'était pas assuré cette nuit même de dormir tranquillement dans son lit. Chacun fit différentes propositions. Un membre proposait de se servir du banquier Haller pour gagner Bonaparte. On trouva la proposition ridicule et vaine. D'ailleurs l'ambassadeur Quirini avait ordre de faire à Paris tout ce qu'il pourrait, et d'acheter même des voix au directoire, s'il était possible. D'autres proposèrent de se défendre. On trouva la proposition imprudente, et digne de têtes folles et jeunes. Enfin on s'arrêta à l'idée de proposer au grand conseil une modification à la constitution, afin d'apaiser Bonaparte par ce moyen. Le grand conseil, composé ordinairement de toute la noblesse, et représentant la nation vénitienne, fut convoqué. Six cent dix-neuf membres, c'est-à-dire un peu plus de la moitié, furent présens. La proposition fut faite au milieu d'un morne silence. Déjà cette question avait été agitée, sur une communication du ministre Lallemant au sénat; et on avait décidé alors de renvoyer les modifications à d'autres temps. Mais cette fois on sentit qu'il n'était plus possible de recourir à des moyens dilatoires. La proposition du doge fut adoptée par cinq cent quatre-vingt-dix-huit voix. Elle portait que deux commissaires envoyés par le sénat, seraient autorisés à négocier avec le général Bonaparte, et à traiter même des objets qui étaient de la compétence du grand conseil, c'est-à-dire des objets constitutionnels, sauf ratification.

Les deux commissaires partirent sur-le-champ et trouvèrent Bonaparte sur le bord des lagunes, au pont de Marghera. Il disposait ses troupes, et les artilleurs français échangeaient déjà des boulets avec les canonnières vénitiennes. Les deux commissaires lui remirent la délibération du grand conseil. Un instant il parut frappé de cette détermination; puis, reprenant un ton brusque, il leur dit: «Et les trois inquisiteurs d'état, et le commandant du Lido, sont-ils arrêtés? Il me faut leurs têtes. Point de traité jusqu'à ce que le sang français soit vengé. Vos lagunes ne m'effraient pas; je les trouve telles que je l'avais prévu. Dans quinze jours je serai à Venise. Vos nobles ne se déroberont à la mort qu'en allant comme les émigrés français traîner leur misère par toute la terre.» Les deux commissaires firent tous leurs efforts pour obtenir un délai de quelques jours, afin de convenir des satisfactions qu'il désirait. Il ne voulait accorder que vingt-quatre heures. Cependant il consentit à accorder six jours de suspension d'armes, pour donner aux commissaires vénitiens le temps de venir le rejoindre à Mantoue, avec l'adhésion du grand conseil à toutes les conditions imposées.

Bonaparte, satisfait d'avoir jeté l'épouvante chez les Vénitiens, ne voulait pas en venir à des hostilités réelles, parce qu'il appréciait la difficulté d'emporter les lagunes, et qu'il prévoyait une intervention de l'Autriche. Un article des préliminaires portait que tout ce qui était relatif à Venise serait réglé d'accord avec la France et l'Autriche. S'il y entrait de vive force, on se plaindrait à Vienne de la violation des préliminaires, et de toutes manières il lui convenait mieux de les amener à se soumettre. Satisfait de les avoir effrayés, il partit pour Mantoue et Milan, ne doutant pas qu'ils ne vinssent bientôt faire leur soumission pleine et entière.

L'assemblée de tous les membres du gouvernement, qui s'était déjà formée chez le doge, se réunit de nouveau pour entendre le rapport des commissaires. Il n'y avait plus moyen de résister aux exigences du général; il fallait consentir à tout, car le péril devenait chaque jour plus imminent. On disait que la bourgeoisie conspirait et voulait égorger la noblesse, que les Esclavons allaient profiter de l'occasion pour piller la ville. On convint de faire une nouvelle proposition au grand conseil, tendante à accorder tout ce que demandait le général Bonaparte. Le 15 floréal (4 mai), le grand conseil fut assemblé de nouveau. A la majorité de sept cent quatre voix contre dix, il décida que les commissaires seraient autorisés à traiter à toutes conditions avec le général Bonaparte, et qu'une procédure serait commencée sur-le-champ contre les trois inquisiteurs d'état et le commandant du Lido.

Les commissaires, munis de ces nouveaux pouvoirs, suivirent Bonaparte à Milan pour aller mettre l'orgueilleuse constitution vénitienne à ses pieds. Mais six jours ne suffisaient pas, et la trève devait expirer avant qu'ils eussent pu s'entendre avec le général. Pendant ce temps la terreur allait croissant dans Venise. Un instant on fut tellement épouvanté, qu'on autorisa le commandant des lagunes à capituler avec les généraux français, chargés du commandement en l'absence de Bonaparte. On lui recommanda seulement l'indépendance de la république, la religion, la sûreté des personnes et des ambassadeurs étrangers, les propriétés publiques et particulières, la monnaie, la banque, l'arsenal, les archives. Cependant on obtint des généraux français une prolongation de la trève, pour donner aux envoyés vénitiens le temps de négocier avec Bonaparte.

L'arrestation des trois inquisiteurs d'état avait désorganisé la police de Venise. Les plus influens personnages de la bourgeoisie s'agitaient, et manifestaient ouvertement l'intention d'agir, pour hâter la chute de l'aristocratie. Ils entouraient le chargé d'affaires de France, Villetard, qui était resté à Venise après le départ du ministre Lallemant, et qui était un ardent patriote. Ils cherchaient et espéraient en lui un soutien pour leurs projets. En même temps les Esclavons se livraient à l'indiscipline et faisaient craindre les plus horribles excès. Ils avaient eu des rixes avec le peuple de Venise, et la bourgeoisie semblait elle-même exciter ces rixes, qui amenaient la division dans les forces du parti aristocratique. Le 20 floréal (9 mai), la terreur fut portée à son comble. Deux membres très influens du parti révolutionnaire, les nommés Spada et Zorzi, entrèrent en communication avec quelques-uns des personnages qui composaient la réunion extraordinaire formée chez le doge. Ils insinuèrent qu'il fallait s'adresser au chargé d'affaires de France, et s'entendre avec lui pour préserver Venise des malheurs qui la menaçaient. Donat et Battaglia, deux patriciens qu'on a déjà vus figurer, s'adressèrent à Villetard le 9 mai. Ils lui demandèrent quels seraient, dans le péril actuel, les moyens les plus propres à sauver Venise. Celui-ci répondit qu'il n'était nullement autorisé à traiter par le général en chef, mais que si on lui demandait son avis personnel, il conseillait les mesures suivantes: l'embarquement et le renvoi des Esclavons; l'institution d'une garde bourgeoise; l'introduction de quatre mille Français dans Venise, et l'occupation par eux de tous les points fortifiés; l'abolition de l'ancien gouvernement; son remplacement par une municipalité de trente-six membres choisis dans toutes les classes et ayant le doge actuel pour maire; l'élargissement de tous les prisonniers pour cause d'opinion. Villetard ajouta que sans doute à ce prix le général Bonaparte accorderait la grâce des trois inquisiteurs d'état et du commandant du Lido.

Ces propositions furent portées au conseil réuni chez le doge. Elles étaient bien graves, puisqu'elles entraînaient une entière révolution dans Venise. Mais les chefs du gouvernement craignaient une révolution ensanglantée par les projets du parti réformateur, par les fureurs populaires et par la cupidité des Esclavons. Deux d'entre eux firent une vive résistance. Pezaro dit qu'ils devaient se retirer en Suisse avant de consommer eux-mêmes la ruine de l'antique gouvernement vénitien. Cependant les résistances furent écartées, et il fut résolu que ces propositions seraient présentées au grand conseil. La convocation fut fixée au 23 floréal (12 mai). En attendant, on paya aux Esclavons la solde arriérée, et on les embarqua pour les renvoyer en Dalmatie. Mais le vent contraire les retint dans le port, et leur présence dans les eaux de Venise ne fit qu'entretenir le trouble et la terreur.

Le 23 floréal (12 mai), le grand conseil fut réuni avec appareil pour voter l'abolition de cette antique aristocratie. Un peuple immense était réuni. D'une part, on apercevait la bourgeoisie joyeuse enfin de voir le pouvoir de ses maîtres renversé; et d'autre part, le peuple excité par la noblesse, prêt à se précipiter sur ceux qu'il regardait comme les instigateurs de cette révolution. Le doge prit la parole en versant des larmes, et proposa au grand conseil d'abdiquer sa souveraineté. Tandis qu'on allait délibérer, on entendit tirer des coups de fusil. La noblesse se crut menacée d'un massacre. «Aux voix! aux voix!» s'écria-t-on de toutes parts. Cinq cent douze suffrages votèrent l'abolition de l'ancien gouvernement. D'après les statuts, il en aurait fallu six cents. Il y eut douze suffrages contraires, et cinq nuls. Le grand conseil rendit la souveraineté à la nation vénitienne tout entière; il vota l'institution d'une municipalité, et l'établissement d'un gouvernement provisoire, composé de députés de tous les états vénitiens; il consolida la dette publique, les pensions accordées aux nobles pauvres, et décréta l'introduction des troupes françaises dans Venise. A peine cette délibération fut-elle prise, qu'un pavillon fut hissé à une fenêtre du palais. A cette vue, la bourgeoisie fut dans la joie; mais le peuple furieux, portant l'image de Saint-Marc, parcourant les rues de Venise, attaqua les maisons des habitans accusés d'avoir arraché cette détermination à la noblesse vénitienne. Les maisons de Spada et de Zorzi furent pillées et saccagées; le désordre fut porté au comble, et on craignit un horrible bouleversement. Cependant un certain nombre d'habitans intéressés à la tranquillité publique se réunirent, mirent à leur tête un vieux général maltais nommé Salembeni, qui avait été long-temps persécuté par l'inquisition d'état, et fondirent sur les perturbateurs. Après un combat au pont de Rialto, ils les dispersèrent, et rétablirent l'ordre et la tranquillité.

Les Esclavons furent enfin embarqués et renvoyés après de grands excès commis dans les villages du Lido et de Malamocco. La nouvelle municipalité fut instituée; et, le 27 floréal (16 mai), la flottille alla chercher une division de quatre mille Français, qui s'établit paisiblement dans Venise.

Tandis que ces choses se passaient à Venise, Bonaparte signait à Milan, et le même jour, avec les plénipotentiaires vénitiens, un traité conforme en tout à la révolution qui venait de s'opérer. Il stipulait l'abdication de l'aristocratie, l'institution d'un gouvernement provisoire, l'introduction d'une division française à titre de protection, la punition des trois inquisiteurs d'état et du commandant du Lido. Des articles secrets stipulaient en outre des échanges de territoire, une contribution de 3 millions en argent, de 3 millions en munitions navales, et l'abandon à la France de trois vaisseaux de guerre et de deux frégates. Ce traité devait être ratifié par le gouvernement de Venise; mais la ratification devenait impossible, puisque l'abdication avait déjà eu lieu, et elle était inutile, puisque tous les articles du traité étaient déjà exécutés. La municipalité provisoire ne crut pas moins devoir ratifier le traité.

Bonaparte, sans se compromettre avec l'Autriche, sans se donner les horribles embarras d'un siége, en était donc venu à ses fins. Il avait renversé l'aristocratie absurde qui l'avait trahi, il avait placé Venise dans la même situation que la Lombardie, le Modénois, le Bolonais, le Ferrarais; maintenant il pouvait, sans aucun embarras, faire tous les arrangemens de territoire qui lui paraîtraient convenables. En cédant à l'empereur toute la terre-ferme qui s'étend de l'Izonzo à l'Oglio, il avait le moyen d'indemniser Venise, en lui donnant Bologne, Ferrare et la Romagne, qui faisaient actuellement partie de la Cispadane. Ce n'était pas replacer ces provinces sous le joug que de les donner à Venise révolutionnée. Restaient ensuite le duché de Modène et la Lombardie, dont il était facile de composer une seconde république, alliée de la première. Il y avait encore mieux à faire, c'était, si on pouvait faire cesser les rivalités locales, de réunir toutes les provinces affranchies par les armes françaises, et de composer avec la Lombardie, le Modénois, le Bolonais, le Ferrarais, la Romagne, la Polésine, Venise et les îles de la Grèce, une puissante république, qui dominerait à la fois le continent et les mers de l'Italie.

Les articles secrets relatifs aux 3 millions en munitions navales, et aux trois vaisseaux et deux frégates, étaient un moyen de mettre la main sur toute la marine vénitienne. Le vaste esprit de Bonaparte, dont la prévoyance se portait sur tous les objets à la fois, ne voulait pas qu'il nous arrivât avec les Vénitiens ce qui nous était arrivé avec les Hollandais, c'est-à-dire que les officiers de la marine, ou les commandans des îles, mécontens de la révolution, livrassent aux Anglais les vaisseaux et les îles qui étaient sous leur commandement. Il tenait surtout beaucoup aux importantes îles vénitiennes de la Grèce, Corfou, Zante, Céphalonie, Sainte-Maure, Cérigo. Sur-le-champ il donna des ordres pour les faire occuper. Il écrivit à Toulon pour qu'on lui envoyât par terre un certain nombre de marins, promettant de les défrayer et de les équiper à leur arrivée à Venise. Il demanda au directoire des ordres pour que l'amiral Brueys appareillât sur-le-champ avec six vaisseaux, afin de venir rallier toute la marine vénitienne, et d'aller s'emparer des îles de la Grèce. Il fit partir de son chef deux millions pour Toulon, afin que l'ordonnateur de la marine ne fût pas arrêté par le défaut de fonds. Il passa encore ici par dessus les règlemens de la trésorerie, pour ne pas subir de délai. Cependant, craignant que Brueys n'arrivât trop tard, il réunit la petite flottille qu'il avait dans l'Adriatique aux vaisseaux trouvés dans Venise, mêla les équipages vénitiens aux équipages français, plaça à bord deux mille hommes de troupes, et les fit partir sur-le-champ pour s'emparer des îles. Il s'assurait ainsi la possession des postes les plus importans dans le Levant et l'Adriatique, et prenait une position qui, devenant tous les jours plus imposante, devait influer singulièrement sur les négociations définitives avec l'Autriche.

La révolution faisait tous les jours de nouveaux progrès, depuis que la signature des préliminaires de Léoben avait fixé le sort de l'Italie, et y avait assuré l'influence française. Il était certain maintenant que la plus grande partie de la Haute-Italie serait constituée en république démocratique. C'était un exemple séduisant, et qui agitait le Piémont, le duché de Parme, la Toscane, les États du pape. Le général français n'excitait personne, mais semblait prêt à accueillir ceux qui se jetteraient dans ses bras. A Gênes, les têtes étaient fort exaltées contre l'aristocratie, moins absurde et moins affaiblie que celle de Venise, mais plus obstinée encore, s'il était possible. La France, comme on a vu, avait traité avec elle pour assurer ses derrières, et s'était bornée à exiger 2 millions d'indemnités, 2 millions en prêt, et le rappel des familles exilées pour leur attachement à la France. Mais le parti patriote ne garda plus de mesure dès que Bonaparte eut imposé la paix à l'Autriche. Il se réunissait chez un nommé Morandi, et y avait formé un club extrêmement violent. Une pétition y fut rédigée et présentée au doge, pour demander des modifications à la constitution. Le doge fit former une commission pour examiner cette proposition. Dans l'intervalle, on s'agita. Les bourgeois de Gênes et les jeunes gens, à tête ardente se concertèrent, et se tinrent prêts à une prise d'armes. De leur côté, les nobles, aidés par les prêtres, excitèrent le menu-peuple, et armèrent les charbonniers et les porte-faix. Le ministre de France, homme doux et modéré, contenait plutôt qu'il n'excitait le parti patriote. Mais le 22 mai, quand les événemens de Venise furent connus, les Morandistes, comme on les appelait, se montrèrent en armes, et voulurent s'emparer des postes principaux de la ville. Un combat des plus violens s'engagea. Les patriotes, qui avaient à faire à tout le peuple, furent battus et souffrirent de cruelles violences. Le peuple victorieux se porta à beaucoup d'excès, et ne ménagea pas les familles françaises, dont beaucoup furent maltraitées. Le ministre de France ne fut lui-même respecté que parce que le doge eut soin de lui envoyer une garde. Dès que Bonaparte apprit ces événemens, il vit qu'il ne pouvait plus différer d'intervenir. Il envoya son aide-de-camp Lavalette pour réclamer les Français détenus, pour demander des réparations à leur égard, et surtout pour exiger l'arrestation des trois inquisiteurs d'état, accusés d'avoir mis les armes aux mains du peuple. Le parti patriote, soutenu par cette influence puissante, se rallia, reprit le dessus, et obligea l'aristocratie génoise à abdiquer, comme avait fait celle de Venise. Un gouvernement provisoire fut installé, et une commission envoyée à Bonaparte, pour s'entendre avec lui sur la constitution qu'il convenait de donner à la république de Gênes.

Ainsi, après avoir en deux mois soumis le pape, passé les Alpes Juliennes, imposé la paix à l'Autriche, repassé les Alpes et puni Venise, Bonaparte était à Milan, exerçant une autorité suprême sur toute l'Italie, attendant, sans la presser, la marche de la révolution, faisant travailler à la constitution des provinces affranchies, se créant une marine dans l'Adriatique, et rendant sa situation toujours plus imposante pour l'Autriche. Les préliminaires de Léoben avaient été approuvés à Paris et à Vienne; l'échange des ratifications avait été fait entre Bonaparte et M. de Gallo, et on attendait incessamment l'ouverture des conférences pour la paix définitive. Bonaparte à Milan, simple général de la république, était plus influent que tous les potentats de l'Europe. Des courriers arrivant et partant sans cesse, annonçaient que c'était là que les destinées du monde venaient aboutir. Les Italiens enthousiastes attendaient des heures entières pour voir le général sortir du palais Serbelloni. De jeunes et belles femmes entouraient madame Bonaparte, et lui composaient une cour brillante. Déjà commençait cette existence extraordinaire qui a ébloui et dominé le monde.

 

LE DIRECTOIRE. CHAPITRE IX.

SITUATION EMBARRASSANTE DE L'ANGLETERRE APRÈS LES PRÉLIMINAIRES DE PAIX AVEC L'AUTRICHE; NOUVELLES PROPOSITIONS DE PAIX; CONFÉRENCES DE LILLE.—ÉLECTIONS DE L'AN V.—PROGRÈS DE LA RÉACTION CONTRE-RÉVOLUTIONNAIRE.—LUTTE DES CONSEILS AVEC LE DIRECTOIRE.—ÉLECTION DE BARTHÉLEMY AU DIRECTOIRE, EN REMPLACEMENT DE LETOURNEUR, DIRECTEUR SORTANT.—NOUVEAUX DÉTAILS SUR LES FINANCES DE L'AN V.—MODIFICATIONS DANS LEUR ADMINISTRATION PROPOSÉES PAR L'OPPOSITION.—RENTRÉE DES PRÊTRES ET DES ÉMIGRÉS.—INTRIGUES ET COMPLOT DE LA FACTION ROYALISTE.—DIVISION ET FORCES DES PARTIS.—DISPOSITIONS POLITIQUES DES ARMÉES.....