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HISTOIRE DE LA RÉVOLUTION FRANÇAISE.

 

LIVRE IV. DIRECTOIRE.

CHAPITRE III. CAMPAGNE DE 1796.—-CONQUÊTE DU PIÉMONT ET DE LA LOMBARDIE PAR LE GÉNÉRAL BONAPARTE. BATAILLE DE MONTENOTTE, MILLÉSIMO. PASSAGE DU PONT DE LODI. ÉTABLISSEMENT ET POLITIQUE DES FRANÇAIS EN ITALIE.—-OPÉRATIONS MILITAIRES DANS LE NORD.—-PASSAGE DU RHIN PAR LES GÉNÉRAUX JOURDAN ET MOREAU. BATAILLE DE RADSTADT ET D'ETTLINGEN.—L'ARMÉE D'ITALIE PREND SES POSITIONS SUR L'ADIGE ET SUR LE DANUBE.

 

La cinquième campagne de la liberté allait commencer; elle devait s'ouvrir sur les plus beaux théâtres militaires de l'Europe, sur les plus variés en obstacles, en accidens, en ligues de défense ou d'attaque. C'étaient, d'une part, la grande vallée du Rhin et les deux vallées transversales du Mein et du Necker; de l'autre, les Alpes, le Pô, la Lombardie. Les armées qui allaient entrer en ligne étaient les plus aguerries que jamais on eût vues sous les armes; elles étaient assez nombreuses pour remplir le terrain sur lequel elles devaient agir, mais pas assez pour rendre les combinaisons inutiles et réduire la guerre à une simple invasion. Elles étaient commandées par de jeunes généraux, libres de toute routine, affranchis de toute tradition, mais instruits cependant, et exaltés par de grands événemens. Tout se réunissait donc pour rendre la lutte opiniâtre, variée, féconde en combinaisons, et digne de l'attention des hommes.

Le projet du gouvernement français, comme on l'a vu, était d'envahir l'Allemagne pour faire vivre ses armées en pays ennemi, pour détacher les princes de l'Empire, investir Mayence, et menacer les États héréditaires. Il voulait en même temps essayer une tentative hardie en Italie pour y nourrir ses armées et arracher cette riche contrée à l'Autriche.

Deux belles armées, de soixante-dix à quatre-vingt mille hommes chacune, étaient données sur le Rhin à deux généraux célèbres. Une trentaine de mille soldats affamés étaient confiés à un jeune homme inconnu, mais audacieux, pour tenter la fortune au-delà des Alpes.

Bonaparte arriva au quartier-général à Nice le 6 germinal an IV (26 mars). Tout s'y trouvait dans un état déplorable. Les troupes y étaient réduites à la dernière misère. Sans habits, sans souliers, sans paie, quelquefois sans vivres, elles supportaient cependant leurs privations avec un rare courage. Grâce à cet esprit industrieux qui caractérise le soldat français, elles avaient organisé la maraude, et descendaient alternativement et par bandes dans les campagnes de Piémont pour s'y procurer des vivres. Les chevaux manquaient absolument à l'artillerie. Pour nourrir la cavalerie, on l'avait transportée en arrière sur les bords du Rhône. Le trentième cheval et l'emprunt forcé n'étaient pas encore levés dans le Midi, à cause des troubles. Bonaparte avait reçu pour toute ressource deux mille louis en argent, et un million en traites, dont une partie fut protestée. Pour suppléer à tout ce qui manquait, on négociait avec le gouvernement génois, afin d'en obtenir quelques ressources. On n'avait pas encore reçu de satisfaction pour l'attentat commis sur la frégate la Modeste, et en réparation de cette violation de neutralité, on demandait au sénat de Gênes de consentir un emprunt et de livrer aux Français la forteresse de Gavi, qui commande la route de Gênes à Milan. On exigeait aussi le rappel des familles génoises, expulsées pour leur attachement à la France. Telle était la situation de l'armée lorsque Bonaparte y arriva.

Elle présentait un tout autre aspect, sous le rapport des hommes. C'étaient pour la plupart des soldats accourus aux armées à l'époque de la levée en masse, instruits, jeunes, habitués aux privations, et aguerris par des combats de géans, au milieu des Pyrénées et des Alpes. Les généraux avaient les qualités des soldats. Les principaux étaient Masséna, jeune Nissard, d'un esprit inculte, mais précis et lumineux au milieu des dangers, et d'une ténacité indomptable; Augereau, ancien maître d'armes, qu'une grande bravoure et l'art d'entraîner les soldats avaient porté aux premiers grades; Laharpe, Suisse expatrié, réunissant l'instruction au courage; Serrurier, ancien major, méthodique et brave; enfin Berthier, que son activité, son exactitude à soigner les détails, son savoir géographique, sa facilité à mesurer de l'oeil l'étendue d'un terrain ou la force numérique d'une colonne, rendaient éminemment propre à être un chef d'état-major utile et commode.

Cette armée avait ses dépôts en Provence; elle était rangée le long de la chaîne des Alpes; se liant par sa gauche avec celle de Kellermann, gardant le col de Tende, et se prolongeant vers l'Apennin. L'armée active s'élevait au plus à trente-six mille hommes. La division Serrurier était à Garessio, au-delà de l'Apennin, pour surveiller les Piémontais dans leur camp retranché de Ceva. Les divisions Augereau, Masséna, Laharpe, formant une masse d'environ trente mille hommes, étaient en-deçà de l'Apennin.

Les Piémontais, au nombre de vingt ou vingt-deux mille hommes, sous les ordres de Colli, campaient à Geva, sur les revers des monts. Les Autrichiens, au nombre de trente-six ou trente-huit mille, s'avançaient par les routes de la Lombardie vers Gênes. Beaulieu, qui les commandait, s'était fait remarquer dans les Pays-Bas. C'était un vieillard que distinguait une ardeur de jeune homme. L'ennemi pouvait donc opposer environ soixante mille soldats aux trente mille que Bonaparte avait à mettre en ligne; mais les Autrichiens et les Piémontais étaient peu d'accord. Suivant l'ancien plan, Colli voulait couvrir le Piémont; Beaulieu voulait se maintenir en communication avec Gênes et les Anglais.

Telle était la force respective des deux partis. Quoique Bonaparte se fût déjà fait connaître à l'armée d'Italie, on le trouvait bien jeune pour la commander. Petit, maigre, sans autre apparence que des traits romains, et un regard fixe et vif, il n'avait dans sa personne et sa vie passée rien qui pût imposer aux esprits. On le reçut sans beaucoup d'empressement. Masséna lui en voulait déjà pour s'être emparé de l'esprit de Dumerbion en 1794. Bonaparte tint à l'armée un langage énergique. «Soldats, dit-il, vous êtes mal nourris et presque nus. Le gouvernement vous doit beaucoup, mais ne peut rien pour vous. Votre patience, votre courage vous honorent, mais ne vous procurent ni avantage ni gloire. Je vais vous conduire dans les plus fertiles plaines du monde; vous y trouverez de grandes villes, de riches provinces; vous y trouverez honneur, gloire et richesses. Soldats d'Italie, manqueriez-vous de courage?» L'armée accueillit ce langage avec plaisir: de jeunes généraux qui avaient tous leur fortune à faire, des soldats aventureux et pauvres, ne demandaient pas mieux que de voir les belles contrées qu'on leur annonçait. Bonaparte fit un arrangement avec un fournisseur, et procura à ses soldats une partie du prêt qui était arriéré. Il distribua à chacun de ses généraux quatre louis en or, ce qui montre quel était alors l'état des fortunes. Il transporta ensuite son quartier-général à Albenga, et fit marcher toutes les administrations le long du littoral, sous le feu des canonnières anglaises.

Le plan à suivre était le même qui s'était offert l'année précédente à la bataille de Loano. Pénétrer par le col le plus bas de l'Apennin, séparer les Piémontais des Autrichiens en appuyant fortement sur leur centre, telle fut l'idée fort simple que Bonaparte conçut à la vue des lieux. Il commençait les opérations de si bonne heure, qu'il avait l'espoir de surprendre les ennemis et de les jeter dans le désordre. Cependant il ne put les prévenir. Avant qu'il arrivât, on avait poussé le général Cervoni sur Voltri, tout près de Gênes, pour intimider le sénat de cette ville et l'obliger à consentir aux demandes du directoire. Beaulieu, craignant le résultat de cette démarche, se hâta d'entrer en action, et porta son armée sur Gênes, partie sur un versant de l'Apennin, partie sur l'autre. Le plan de Bonaparte restait donc exécutable, à l'intention près de surprendre les Autrichiens. Plusieurs routes conduisaient du revers de l'Apennin sur son versant maritime: d'abord celle qui aboutit par la Bocchetta à Gênes, puis celle d'Acqui, et Dego, qui traverse l'Apennin au col de Montenotte, et débouche dans le bassin de Savone. Beaulieu laissa son aile droite à Dego, porta son centre sous d'Argenteau, au col de Montenotte, et se dirigea lui-même avec sa gauche, par la Bocchetta et Gênes, sur Voltri, le long de la mer. Ainsi sa position était celle de Dewins à Loano. Une partie de l'armée autrichienne était entre l'Apennin et la mer; le centre, sous d'Argenteau, était sur le sommet même de l'Apennin au col de Montenotte, et se liait avec les Piémontais campés à Ceva, de l'autre côté des monts.

Les deux armées s'ébranlant en même temps, se rencontrèrent en route le 22 germinal (11 avril). Le long de la mer, Beaulieu donna contre l'avant-garde de la division Laharpe, qui avait été portée sur Voltri, pour inquiéter Gênes, et la repoussa. D'Argenteau, avec le centre, traversa le col de Montenotte, pour venir tomber à Savone sur le centre de l'armée française, pendant sa marche supposée vers Gênes. Il ne trouva à Montenotte que le colonel Rampon, à la tête de douze cents hommes, et l'obligea à se replier dans l'ancienne redoute de Montelegino, qui fermait la route de Montenotte. Le brave colonel, sentant l'importance de cette position, s'enferma dans la redoute, et résista avec opiniâtreté à tous les efforts des Autrichiens. Trois fois il fut attaqué par toute l'infanterie ennemie, trois fois il la repoussa. Au milieu du feu le plus meurtrier, il fit jurer à ses soldats de mourir dans la redoute, plutôt que de l'abandonner. Les soldats le jurèrent, et demeurèrent toute la nuit sous les armes. Cet acte de courage sauva les plans du général Bonaparte, et peut-être l'avenir de la campagne.

Bonaparte, en ce moment, était à Savone. Il n'avait pas fait retrancher le col de Montenotte, parce qu'on ne se retranche pas quand on est décidé à prendre l'offensive. Il apprit ce qui s'était passé dans la journée à Montelegino et à Voltri. Sur-le-champ il sentit que le moment était venu de mettre son plan à exécution, et il manoeuvra en conséquence. Dans la nuit même il replia sa droite, formée par la division Laharpe, en cet instant aux prises le long de la mer avec Beaulieu, et la porta par la route de Montenotte, au-devant de d'Argenteau. Il dirigea sur le même point la division Augereau, pour soutenir la division Laharpe. Enfin, il fit marcher la division Masséna par un chemin détourné, au-delà de l'Apennin, de manière à la placer sur les derrières même du corps de d'Argenteau. Le 23 (12 avril) au matin, toutes ses colonnes étaient en mouvement; placé lui-même sur un tertre élevé, il voyait Laharpe et Augereau marchant sur d'Argenteau, et Masséna qui, par un circuit, cheminait sur ses derrières. L'infanterie autrichienne résista avec bravoure; mais, enveloppée de tout côté par des forces supérieures, elle fut mise en déroute, et laissa deux mille prisonniers et plusieurs centaines de morts. Elle s'enfuit en désordre sur Dego, où était le reste de l'armée.

Ainsi Bonaparte, auquel Beaulieu supposait l'intention de filer le long de la mer sur Gênes, s'était dérobé tout à coup, et, se portant sur la route qui traverse l'Apennin, avait enfoncé le centre ennemi, et avait débouché victorieusement au-delà des monts.

Ce n'était rien à ses yeux que d'avoir accablé le centre, si les Autrichiens n'étaient à jamais séparés des Piémontais. Il se porta le jour même (23) à Carcare, pour rendre sa position plus centrale entre les deux armées coalisées. Il était dans la vallée de la Bormida, qui coule en Italie. Plus bas, devant lui, et au fond de la vallée, se trouvaient les Autrichiens, qui s'étaient ralliés à Dego, gardant la route d'Acqui en Lombardie. A sa gauche, il avait les gorges de Millesimo, qui joignent la vallée de la Bormida, et dans lesquelles se trouvaient les Piémontais, gardant la route de Ceva et du Piémont. Il fallait donc tout à la fois, qu'à sa gauche il forçât les gorges de Millesimo, pour être maître de la route du Piémont, et qu'en face il enlevât Dego, pour s'ouvrir la route d'Acqui et de la Lombardie. Alors maître des deux routes, il séparait pour jamais les coalisés, et pouvait à volonté se jeter sur les uns ou sur les autres. Le lendemain 24 (13 avril), au matin, il porte son armée en avant; Augereau, vers la gauche, attaque Millesimo, et les divisions Masséna et Laharpe s'avancent dans la vallée sur Dego. L'impétueux Augereau aborde si vivement les gorges de Millesimo, qu'il y pénètre, s'y engage, et en atteint le fond, avant que le général Provera, qui était placé sur une hauteur, ait le temps de se replier. Celui-ci était posté dans les ruines du vieux château de Cossaria. Se voyant enveloppé, il veut s'y défendre; Augereau l'entoure et le somme de se rendre prisonnier. Provera parlemente, et veut transiger. Il était important de n'être pas arrêté par cet obstacle, et sur-le-champ on monte à l'assaut de la position. Les Piémontais font pleuvoir un déluge de pierres, roulent d'énormes rochers, et écrasent des lignes entières. Néanmoins, le brave Joubert soutient ses soldats, et gravit la hauteur à leur tête. Arrivé à une certaine distance, il tombe percé d'une balle. A cette vue les soldats se replient. On est forcé de camper le soir au pied de la hauteur; on se protège par quelques abatis, et on veille pendant toute la nuit, pour empêcher Provera de s'enfuir. De leur côté, les divisions chargées d'agir dans le fond de la vallée de la Bormida ont marché sur Dego, et en ont enlevé les approches. Le lendemain doit être la journée décisive.

En effet, le 25 (14 avril), l'attaque redevient générale sur tous les points. A la gauche, Augereau, dans la gorge de Millesimo, repousse tous les efforts que fait Colli pour dégager Provera, le bat toute la journée, et réduit Provera au désespoir. Celui-ci finit par déposer les armes à la tête de quinze cents hommes. Laharpe et Masséna, de leur côté, fondent sur Dego, où l'armée autrichienne s'était renforcée, le 22 et le 23, des corps ramenés de Gênes. L'attaque est terrible; après plusieurs assauts, Dego est enlevé; les Autrichiens perdent une partie de leur artillerie, et laissent quatre mille prisonniers, dont vingt-quatre officiers.

Pendant cette action, Bonaparte avait remarqué un jeune officier nommé Lannes, qui chargeait avec une grande bravoure; il le fit colonel sur le champ de bataille.

On se battait depuis quatre jours, et on avait besoin de repos; les soldats se reposaient à peine des fatigues de la bataille, que le bruit des armes se fait de nouveau entendre. Six mille grenadiers ennemis entrent dans Dego, et nous enlèvent cette position qui avait coûté tant d'efforts. C'était un des corps autrichiens qui étaient restés engagés sur le versant maritime de l'Apennin, et qui repassaient les monts. Le désordre était si grand que ce corps avait donné sans s'en douter au milieu de l'armée française. Le brave Wukassovich, qui commandait ces six mille grenadiers, croyant devoir se sauver par un coup d'audace, avait enlevé Dego. Il faut donc recommencer la bataille, et renouveler les efforts de la veille. Bonaparte s'y porte au galop, rallie ses colonnes et les lance sur Dego. Elles sont arrêtées par les grenadiers autrichiens; mais elles reviennent à la charge, et, entraînées enfin par l'adjudant-général Lanusse, qui met son chapeau au bout de son épée, elles rentrent dans Dego, et recouvrent leur conquête en faisant quelques centaines de prisonniers.

Ainsi Bonaparte était maître de la vallée de la Bormida: les Autrichiens fuyaient vers Acqui sur la route de Milan; les Piémontais, après avoir perdu les gorges de Millesimo, se retiraient sur Ceva et Mondovi. Il était maître de toutes les routes; il avait neuf mille prisonniers, et jetait l'épouvante devant lui. Maniant habilement la masse de ses forces, et la portant tantôt a Montenotte, tantôt à Millesimo et à Dego, il avait écrasé partout l'ennemi, en se rendant supérieur à lui sur chaque point. C'était le moment de prendre une grande détermination. Le plan de Carnot lui enjoignait de négliger les Piémontais, pour courir sur les Autrichiens. Bonaparte faisait cas de l'armée piémontaise, et ne voulait pas la laisser sur ses derrières; il sentait d'ailleurs qu'il suffisait d'un nouveau coup de son épée pour la détruire; et il trouva plus prudent d'achever la ruine des Piémontais. Il ne s'engagea pas dans la vallée de la Bormida pour descendre vers le Pô, à la suite des Autrichiens; il prit à gauche, s'enfonça dans les gorges de Millesimo, et suivit la route du Piémont. La division Laharpe resta seule au camp de San-Benedetto, dominant le cours du Belbo et de la Bormida, et observant les Autrichiens. Les soldats étaient accablés de fatigue; ils s'étaient battus le 22 et le 23 à Montenotte, le 24 et le 25 à Millesimo et Dego, avaient perdu et repris Dego le 26, s'étaient reposés seulement le 27, et marchaient encore le 28 sur Mondovi. Au milieu de ces marches rapides, on n'avait pas le temps de leur faire des distributions régulières; ils manquaient de tout, et ils se livrèrent à quelques pillages. Bonaparte indigné sévit contre les pillards avec une grande rigueur, et montra autant d'énergie à rétablir l'ordre qu'à poursuivre l'ennemi. Bonaparte avait acquis en quelques jours toute la confiance des soldats. Les généraux divisionnaires étaient subjugués. On écoutait avec attention, déjà avec admiration, le langage précis et figuré du jeune capitaine. Sur les hauteurs de Monte-Zemoto, qu'il faut franchir pour arriver à Ceva, l'armée aperçut les belles plaines du Piémont et de l'Italie. Elle voyait couler le Tanaro, la Stura, le Pô, et tous ces fleuves qui vont se rendre dans l'Adriatique; elle voyait dans le fond les grandes Alpes couvertes de neige; elle fut saisie en contemplant ces belles plaines de la terre promise. Bonaparte était à la tête de ses soldats; il fut ému. «Annibal, s'écria-t-il, avait franchi les Alpes; nous, nous les avons tournées.» Ce mot expliquait la campagne pour toutes les intelligences. Quelles destinées s'ouvraient alors devant nous!

Colli ne défendit le camp retranché de Ceva que le temps nécessaire pour ralentir un peu notre marche. Cet excellent officier avait su raffermir ses soldats, et soutenir leur courage. Il n'avait plus l'espoir de battre son redoutable ennemi; mais il voulait faire sa retraite pied à pied, et donner aux Autrichiens le temps de venir à son secours par une marche détournée, comme on lui en faisait la promesse. Il s'arrêta derrière la Cursaglia, en avant de Mondovi. Serrurier, qui, au début de la campagne, avait été laissé à Garessio pour observer Colli, venait de rejoindre l'armée. Ainsi elle avait une division de plus. Colli était couvert par la Cursaglia, rivière rapide et profonde, qui se jette dans le Tanaro. Sur la droite, Joubert essaya de la passer; mais il faillit se noyer sans y réussir. Sur le front, Serrurier voulut franchir le pont Saint-Michel. Il y réussit; mais Colli le laissant engager, fondit sur lui à l'improviste avec ses meilleures troupes, le refoula sur le pont, et l'obligea à repasser la rivière en désordre. La position de l'armée était difficile. On avait sur les derrières Beaulieu, qui se réorganisait; il importait de venir à bout de Colli au plus tôt. Pourtant la position ne semblait pas pouvoir être enlevée, si elle était bien défendue. Bonaparte ordonna une nouvelle attaque pour le lendemain. Le 2 floréal (21 avril) on marchait sur la Cursaglia, lorsque l'on trouva les ponts abandonnés. Colli n'avait fait la résistance de la veille que pour ralentir la retraite. On le surprit en ligne à Mondovi. Serrurier décida la victoire par la prise de la redoute principale, celle de la Bicoque. Colli laissa trois mille morts ou prisonniers, et continua à se retirer. Bonaparte arriva à Cherasco, place mal défendue, mais importante par sa position au confluent de la Stura et du Tanaro, et facile à armer avec l'artillerie prise à l'ennemi. Dans cette position, Bonaparte était à vingt lieues de Savone, son point de départ, à dix lieues de Turin, à quinze d'Alexandrie.

La confusion régnait dans la cour de Turin. Le roi, qui était fort opiniâtre, ne voulait pas céder. Les ministres d'Angleterre et d'Autriche l'obsédaient de leurs remontrances, l'engageaient à s'enfermer dans Turin, à envoyer son armée au-delà du Pô, et à imiter ainsi les grands exemples de ses aïeux. Ils l'effrayaient de l'influence révolutionnaire que les Français allaient exercer dans le Piémont; ils demandaient pour Beaulieu les trois places de Tortone, Alexandrie et Valence, afin qu'il pût s'enfermer et se défendre dans le triangle qu'elles forment au bord du Pô. C'était là ce qui répugnait le plus au roi de Piémont. Donner ses trois premières places à son ambitieux voisin de la Lombardie lui était insupportable. Le cardinal Costa le décida à se jeter dans les bras des Français. Il lui fit sentir l'impossibilité de résister à un vainqueur si rapide, le danger de l'irriter par une longue résistance, et de le pousser ainsi à révolutionner le Piémont; tout cela pour servir une ambition étrangère et même ennemie, celle de l'Autriche. Le roi céda, et fit faire des ouvertures par Colli à Bonaparte. Elles arrivèrent à Cherasco le 4 floréal (23 avril). Bonaparte n'avait pas de pouvoir pour signer la paix; mais il était le maître de signer un armistice, et il s'y décida. Il avait négligé le plan du directoire, pour achever de réduire les Piémontais; il n'avait pas eu cependant pour but de conquérir le Piémont, mais seulement d'assurer ses derrières. Pour conquérir le Piémont, il fallait prendre Turin, et il n'avait ni le matériel nécessaire, ni des forces suffisantes pour fournir un corps de blocus et se réserver une armée active. D'ailleurs la campagne se bornait dès lors à un siége. En s'entendant avec le Piémont, avec des garanties nécessaires, il pouvait fondre en sûreté sur les Autrichiens et les chasser de l'Italie. On disait autour de lui qu'il fallait ne pas accorder de condition, qu'il fallait détrôner un roi, le parent des Bourbons, et répandre dans le Piémont la révolution française. C'était dans l'armée l'opinion de beaucoup de soldats, d'officiers et de généraux, et surtout d'Augereau, qui était né au faubourg Saint-Antoine, et qui en avait les opinions. Le jeune Bonaparte n'était point de cet avis; il sentait la difficulté de révolutionner une monarchie, qui était la seule militaire en Italie, et où les anciennes moeurs s'étaient parfaitement conservées; il ne devait pas se créer des embarras sur sa route; il voulait marcher rapidement à la conquête de l'Italie, qui dépendait de la destruction des Autrichiens et de leur expulsion au-delà des Alpes. Il ne voulait donc rien faire qui pût compliquer sa situation et ralentir sa marche.

En conséquence il consentit à un armistice; mais il ajouta en l'accordant, que, dans l'état respectif des armées, un armistice lui serait funeste si on ne lui donnait des garanties certaines pour ses derrières; en conséquence, il demanda qu'on lui livrât les trois places de Coni, Tortone et Alexandrie, avec tous les magasins qu'elles renfermaient, lesquels serviraient à l'armée, sauf à compter ensuite avec la république; que les routes du Piémont fussent ouvertes aux Français, ce qui abrégeait considérablement le chemin de la France aux bords du Pô; qu'un service d'étape fût préparé sur ces routes pour les troupes qui les traverseraient; et que enfin l'armée sarde fût dispersée dans les places, de manière que l'armée française n'eût rien à en craindre. Ces conditions furent acceptées, et l'armistice fut signé à Cherasco, le 9 floréal (28 avril), avec le colonel Lacoste et le comte Latour.

Il fut convenu que des plénipotentiaires partiraient sur-le-champ pour Paris, afin de traiter de la paix définitive. Les trois places demandées furent livrées, avec des magasins immenses. Dès ce moment l'armée avait sa ligne d'opération couverte par les trois plus fortes places du Piémont; elle avait des routes sûres, commodes, beaucoup plus courtes que celles qui passaient par la rivière de Gênes, et des vivres en abondance; elle se renforçait d'une quantité de soldats qui, au bruit de la victoire, quittaient les hôpitaux; elle possédait une artillerie nombreuse prise à Cherasco et dans les différentes places, et grand nombre de chevaux; elle était enfin pourvue de tout, et les promesses du général étaient accomplies. Dans les premiers jours de son entrée en Piémont, elle avait pillé, parce qu'elle n'avait, dans ces marches rapides, reçu aucune distribution. La faim apaisée, l'ordre fut rétabli. Le comte de Saint-Marsan, ministre de Piémont, visita Bonaparte et sut lui plaire; le fils même du roi voulut voir le jeune vainqueur, et lui prodigua des témoignages d'estime qui le touchèrent. Bonaparte leur rendit adroitement les flatteries qu'il avait reçues; il les rassura sur les intentions du directoire, et sur le danger des révolutions. Il était sincère dans ses protestations, car il nourrissait déjà une pensée qu'il laissa percer adroitement dans ses différens entretiens. Le Piémont avait manqué à tous ses intérêts en s'alliant à l'Autriche: c'est à la France qu'il devait s'allier; c'est la France qui était son amie naturelle, car la France, séparée du Piémont par les Alpes, ne pouvait songer à s'en emparer; elle pouvait au contraire le défendre contre l'ambition de l'Autriche, et peut-être même lui procurer des agrandissemens. Bonaparte ne pouvait pas supposer que le directoires consentît à donner aucune partie de la Lombardie au Piémont; car elle n'était pas conquise encore, et on voulait d'ailleurs la conquérir que pour en faire un équivalent des Pays-Bas; mais un vague espoir d'agrandissement pouvait disposer le Piémont à s'allier à la France, ce qui nous aurait valu un renfort de vingt mille hommes de troupes excellentes. Il ne promit rien, mais il sut exciter par quelques mots la convoitise et les espérances du cabinet de Turin.

Bonaparte, qui joignait à un esprit positif une imagination forte et grande, et qui aimait à émouvoir, voulut annoncer ses succès d'une manière imposante et nouvelle: il envoya son aide-de-camp Murat pour présenter solennellement au directoire vingt-et-un drapeaux pris sur l'ennemi. Ensuite il adressa à ses soldats la proclamation suivante:

«Soldats, vous avez remporté en quinze jours six victoires, pris vingt-et-un drapeaux, cinquante-cinq pièces de canon, plusieurs places fortes, et conquis la partie la plus riche du Piémont; vous avez fait quinze mille prisonniers, tué ou blessé plus de dix mille hommes: vous vous étiez jusqu'ici battus pour des rochers stériles, illustrés par votre courage, mais inutiles à la patrie; vous égalez aujourd'hui, par vos services, l'armée de Hollande et du Rhin. Dénués de tout, vous avez suppléé à tout. Vous avez gagné des batailles sans canons, passé des rivières sans ponts, fait des marches forcées sans souliers, bivouaqué sans eau-de-vie et souvent sans pain. Les phalanges républicaines, les soldats de la liberté, étaient seuls capables de souffrir ce que vous avez souffert: grâces vous en soient rendues, soldats! La patrie reconnaissante vous devra sa prospérité; et si, vainqueurs de Toulon, vous présageâtes l'immortelle campagne de 1793, vos victoires actuelles en présagent une plus belle encore. Les deux armées qui naguère vous attaquaient avec audace, fuient épouvantées devant vous; les hommes pervers qui riaient de votre misère, et se réjouissaient dans leur pensée des triomphes de vos ennemis, sont confondus et tremblans. Mais, soldats, vous n'avez rien fait puisqu'il vous reste à faire. Ni Turin, ni Milan ne sont à vous: les cendres des vainqueurs de Tarquin sont encore foulées par les assassins de Basseville! On dit qu'il en est parmi vous dont le courage mollit, qui préféreraient retourner sur les sommets de l'Apennin et des Alpes? Non, je ne puis le croire. Les vainqueurs de Montenotte, de Millesimo, de Dego, de Mondovi, brûlent de porter au loin la gloire du peuple français.»

Quand ces nouvelles, ces drapeaux, ces proclamations, arrivèrent coup sur coup à Paris, la joie fut extrême. Le premier jour, c'était une victoire qui ouvrait l'Apennin et donnait deux mille prisonniers; le second jour, c'était une victoire plus décisive qui séparait les Piémontais des Autrichiens, et donnait six mille prisonniers. Les jours suivans apportaient de nouveaux succès: la destruction de l'armée piémontaise à Mondovi, la soumission du Piémont à Cherasco, et la certitude d'une paix prochaine qui en présageait d'autres. La rapidité des succès, le nombre des prisonniers, dépassaient tout ce qu'on avait encore vu. Le langage de ces proclamations rappelait l'antiquité, et étonnait les esprits. On se demandait de toutes parts quel était ce jeune général dont le nom, connu de quelques appréciateurs, et inconnu de la France, éclatait pour la première fois. On ne le prononçait pas bien encore, et on se disait avec joie que la république voyait s'élever tous les jours de nouveaux talens pour l'illustrer et la défendre. Les conseils décidèrent par trois fois que l'armée d'Italie avait bien mérité de la patrie, et décrétèrent une fête à la Victoire pour célébrer l'heureux début de la campagne. L'aide-de-camp envoyé par Bonaparte présenta les drapeaux au directoire. La cérémonie fut imposante. On reçut ce jour-là plusieurs ambassadeurs étrangers, et le gouvernement parut entouré d'une considération toute nouvelle.

Le Piémont soumis, le général Bonaparte n'avait plus qu'à marcher à la poursuite des Autrichiens et à courir à la conquête de l'Italie. La nouvelle des victoires des Français avait profondément agité tous les peuples de cette contrée. Il fallait que celui qui allait y entrer fût aussi profond politique que grand capitaine, pour s'y conduire avec prudence. On sait comment l'Italie se présente à qui débouche de l'Apennin. Les Alpes, les plus grandes montagnes de notre Europe, après avoir décrit un vaste demi-cercle au couchant, dans lequel elles renferment la Haute-Italie, retournent sur elles-mêmes, et s'enfoncent tout à coup en ligne oblique vers le midi, formant ainsi une longue péninsule baignée par l'Adriatique et la Méditerranée. Bonaparte, arrivant du couchant, et ayant franchi la chaîne au point où elle s'abaisse, et va, sous le nom d'Apennin, former la péninsule, avait en face le beau demi-cercle de la Haute-Italie, et à sa droite, cette péninsule étroite et profonde qui forme l'Italie inférieure. Une foule de petits états divisaient cette contrée qui soupira toujours après l'unité, sans laquelle il n'y a pas de grande existence nationale.

Bonaparte venait de traverser l'état de Gênes, qui est placé de ce côté-ci de l'Apennin, et le Piémont qui est au-delà. Gênes, antique république, constituée par Doria, avait seule conservé une véritable énergie entre tous les gouvernemens italiens. Placée entre les deux armées belligérantes depuis quatre ans, elle avait su maintenir sa neutralité, et s'était ménagé ainsi tous les profits du commerce. Entre sa capitale et le littoral, elle comptait à peu près cent mille habitans; elle entretenait ordinairement trois à quatre mille hommes de troupes; elle pouvait au besoin armer tous les paysans de l'Apennin, et en former une milice excellente; elle était riche en revenus. Deux partis la divisaient: le parti contraire à la France avait eu l'avantage, et avait expulsé plusieurs familles. Le directoire dut demander le rappel de ces familles, et une indemnité pour l'attentat commis sur la frégate la Modeste.

En quittant Gênes, et en s'enfonçant à droite dans la péninsule, le long du revers méridional de l'Apennin, se présentait d'abord l'heureuse Toscane, placée sur les deux bords de l'Arno, sous le soleil le plus doux, et dans l'une des parties les mieux abritées de l'Italie. Une portion de cette contrée formait la petite république de Lucques, peuplée de cent quarante mille habitans; le reste formait le grand-duché de Toscane, gouverné récemment par l'archiduc Léopold, et maintenant par l'archiduc Ferdinand. Dans ce pays, le plus éclairé et le plus poli de l'Italie, la philosophie du dix-huitième siècle avait doucement germé. Léopold y avait accompli ses belles réformes législatives, et avait tenté avec succès les expériences les plus honorables pour l'humanité. L'évêque de Pistoie y avait même commencé une espèce de réforme religieuse, en y propageant les doctrines jansénistes. Quoique la révolution eût effrayé les esprits doux et timides de la Toscane, cependant c'était là que la France avait le plus d'appréciateurs et d'amis. L'archiduc, quoique Autrichien, avait été l'un des premiers princes de l'Europe à reconnaître notre république. Il avait un million de sujets, six mille hommes de troupes, et un revenu de quinze millions. Malheureusement la Toscane était de toutes les principautés italiennes la plus incapable de se défendre.

Après la Toscane venait l'État de l'Église. Les provinces soumises au pape, s'étendant sur les deux versans de l'Apennin, du côté de l'Adriatique et de la Méditerranée, étaient les plus mal administrées de l'Europe. Elles n'avaient que leur belle agriculture, ancienne tradition des âges reculés, qui est commune à toute l'Italie, et qui supplée aux richesses de l'industrie bannie depuis long-temps de son sein. Excepté dans les légations de Bologne et de Ferrare, où régnait un mépris profond pour le gouvernement des prêtres, et à Rome, antique dépôt du savoir et des arts, où quelques seigneurs avaient partagé la philosophie de tous les grands de l'Europe, les esprits étaient restés dans la plus honteuse barbarie. Un peuple superstitieux et sauvage, des moines paresseux et ignorans, formaient cette population de deux millions et demi de sujets. L'armée était de quatre à cinq mille soldats, on sait de quelle qualité. Le pape, prince vaniteux, magnifique, jaloux de son autorité et de celle du Saint-Siége, avait une haine profonde pour la philosophie du dix-huitième siècle; il croyait rendre à la chaire de saint Pierre une partie de son influence en déployant une grande pompe, et il faisait exécuter des travaux utiles aux arts. Comptant sur la majesté de sa personne, et le charme de ses paroles qui était grand, il avait essayé jadis un voyage auprès de Joseph II, pour le ramener aux doctrines de l'Église, et pour conjurer la philosophie qui semblait s'emparer de l'esprit de ce prince. Ce voyage n'avait point été heureux. Le pontife, plein d'horreur pour la révolution française, avait lancé l'anathème contre elle, et prêché une croisade; il avait même souffert à Rome l'assassinat de l'agent français Basseville. Excités par les moines, ses sujets partageaient sa haine pour la France, et furent saisis de fureurs fanatiques en apprenant le succès de nos armes.

L'extrémité de la péninsule et la Sicile composent le royaume de Naples, le plus puissant de l'Italie, le plus analogue par l'ignorance et la barbarie à l'état de Rome, et plus mal gouverné encore, s'il est possible. Là régnait un Bourbon, prince doux et imbécile, voué à une seule espèce de soin, la pêche. Elle absorbait tous ses momens, et pendant qu'il s'y livrait, le gouvernement de son royaume était abandonné à sa femme, princesse autrichienne, soeur de la reine de France Marie-Antoinette. Cette princesse d'un esprit capricieux, de passions désordonnées, ayant un favori vendu aux Anglais, le ministre Acton, conduisait les affaires d'une manière insensée. Les Anglais, dont la politique fut toujours de prendre pied sur le continent, en dominant les petits états qui en bordent le littoral, avaient essayé de s'impatroniser à Naples comme en Portugal et en Hollande. Ils excitaient la haine de la reine contre la France, et lui soufflaient avec cette haine l'ambition de dominer l'Italie. La population du royaume de Naples était de six millions d'habitans; l'armée de soixante mille hommes; mais bien différens de ces soldats dociles et braves du Piémont, les soldats napolitains, vrais lazzaroni, sans tenue, sans discipline, avaient la lâcheté ordinaire des armées privées d'organisation. Naples avait toujours promis de réunir trente mille hommes à l'armée de Dewins, et n'avait envoyé que deux mille quatre cents hommes de cavalerie, bien montée et assez bonne.

Tels étaient les principaux états situés dans la péninsule, à la droite de Bonaparte. En face de lui, dans le demi-cercle de la Haute-Italie, il trouvait d'abord, sur le penchant de l'Apennin, le duché de Parme, Plaisance et Guastalla, comprenant cinq cent mille habitans, entretenant trois mille hommes de troupes, fournissant quatre millions de revenu, et gouverné par un prince espagnol qui était ancien élève de Condillac, et qui, malgré une saine éducation, était tombé sous le joug de moines et des prêtres. Un peu plus à droite encore, toujours sur le penchant de l'Apennin, se trouvaient le duché de Modène, Reggio, la Mirandole, peuplé de quatre cent mille habitans, ayant six mille hommes sous les armes, et placé sous l'autorité du dernier descendant de l'illustre maison d'Est. Ce prince défiant avait conçu une telle crainte de l'esprit du siècle, qu'il était devenu prophète à force de peur, et avait prévu la révolution. On citait ses prédictions. Dans ses terreurs, il avait songé à se prémunir contre les coups du sort, et avait amassé d'immenses richesses en pressurant ses états. Avare et timide, il était méprisé de ses sujets, qui sont les plus éveillés, les plus malicieux de l'Italie, et les plus disposés à embrasser les idées nouvelles. Plus loin, au-delà du Pô, venait la Lombardie, gouvernée pour l'Autriche par un archiduc. Cette belle et fertile plaine, placée entre les eaux des Alpes qui la fécondent, et celles de l'Adriatique qui lui apportent les richesses de l'Orient, couverte de blés, de riz, de pâturages, de troupeaux, et riche entre toutes les provinces du monde, était mécontente de ses maîtres étrangers. Elle était guelfe encore, malgré son long esclavage. Elle contenait douze cent mille habitans. Milan, la capitale, fut toujours l'une des villes les plus éclairées de l'Italie: moins favorisée sous le rapport des arts que Florence ou Rome, elle était plus voisine cependant des lumières du Nord, et elle renfermait grand nombre d'hommes qui souhaitaient la régénération civile et politique des peuples.

Enfin le dernier état de la Haute-Italie était l'antique république de Venise. Cette république, avec sa vieille aristocratie inscrite au Livre d'or, son inquisition d'état, son silence, sa politique défiante et cauteleuse, n'était plus pour ses sujets ni ses voisins une puissance redoutable. Avec ses provinces de terre-ferme situées au pied du Tyrol, et celles d'Illyrie, elle comptait à peu près trois millions de sujets. Elle pouvait lever jusqu'à cinquante mille Esclavons, bons soldats, parce qu'ils étaient bien disciplinés, bien entretenus et bien payés. Elle était riche d'une antique richesse; mais on sait que depuis deux siècles son commerce avait passé dans l'Océan et porté ses trésors chez les insulaires de l'Atlantique. Elle conservait à peine quelques vaisseaux; et les passages des lagunes étaient presque comblés. Cependant elle était puissante encore en revenus. Sa politique consistait à amuser ses peuples, à les assoupir par le plaisir et le repos, et à observer la plus grande neutralité à l'égard des puissances. Cependant les nobles de terre-ferme étaient jaloux du Livre d'or, et supportaient impatiemment le joug de la noblesse retranchée dans les lagunes. A Venise même, une bourgeoisie assez riche commençait à réfléchir. En 1793, la coalition avait forcé le sénat à se prononcer contre la France; il avait cédé, mais il revint à sa politique neutre, dès qu'on commença à traiter avec la république française. Comme on l'a vu précédemment, il s'était pressé autant que la Prusse et la Toscane pour envoyer un ambassadeur à Paris. Maintenant encore, cédant aux instances du directoire, il venait de signifier au chef de la maison de Bourbon, alors Louis XVIII, de quitter Vérone. Ce prince partit, mais en déclarant qu'il exigeait la restitution d'une armure donnée par son aïeul Henri IV au sénat, et la suppression du nom de sa famille des pages du Livre d'or.

Telle était alors l'Italie. L'esprit général du siècle y avait pénétré, et enflammé beaucoup de têtes. Les habitans n'y souhaitaient pas tous une révolution, surtout ceux qui se souvenaient des épouvantables scènes qui avaient ensanglanté la nôtre; mais tous, quoique à des degrés différens, désiraient une réforme; et il n'y avait pas un coeur qui ne battît à l'idée de l'indépendance et de l'unité de la patrie italienne. Ce peuple d'agriculteurs, de bourgeois, d'artistes, de nobles, les prêtres exceptés qui ne connaissaient que l'Église pour patrie, s'enflammait à l'espoir de voir toutes les parties du pays réunies en une seule, sous un même gouvernement, républicain ou monarchique, mais italien. Certes, une population de vingt millions d'âmes, des côtes et un sol admirables, de grands ports, de magnifiques villes, pouvaient composer un état glorieux et puissant! Il ne manquait qu'une armée. Le Piémont seul, toujours engagé dans les guerres du continent, avait des troupes braves et disciplinées. Sans doute la nature était loin d'avoir refusé le courage naturel aux autres parties de l'Italie; mais le courage naturel n'est rien sans une forte organisation militaire. L'Italie n'avait pas un régiment qui pût supporter la vue des baïonnettes françaises ou autrichiennes.

A l'approche des Français, les ennemis de la réforme politique furent frappés d'épouvanté; ses partisans transportés de joie. La masse entière était dans l'anxiété; elle avait des pressentimens vagues, incertains; elle ne savait s'il fallait craindre ou espérer.

Bonaparte, en entrant en Italie, avait le projet et l'ordre d'en chasser les Autrichiens. Son gouvernement voulant, comme on l'a dit, se procurer la paix, ne songeait à conquérir la Lombardie que pour la rendre à l'Autriche, et forcer celle-ci à céder les Pays-Bas. Bonaparte ne pouvait donc guère songer à affranchir l'Italie; d'ailleurs avec trente et quelques mille hommes pouvait-il afficher un but politique? Cependant les Autrichiens une fois rejetés au-delà des Alpes, et sa puissance bien assurée, il pouvait exercer une grande influence, et, suivant les événemens, tenter de grandes choses. Si, par exemple, les Autrichiens battus partout, sur le Pô, sur le Rhin et le Danube, étaient obligés de céder même la Lombardie; si les peuples vraiment enflammés pour la liberté se prononçaient pour elle à l'approche des armées françaises, alors de grandes destinées s'ouvraient pour l'Italie! Mais en attendant, Bonaparte devait n'afficher aucun but pour ne pas irriter tous les princes qu'il laissait sur ses derrières. Son intention était donc de ne montrer aucun projet révolutionnaire, mais de ne point contrarier non plus l'essor des imaginations, et d'attendre les effets de la présence des Français sur le peuple italien.

C'est ainsi qu'il avait évité d'encourager les mécontens du Piémont, parce qu'il y voyait un pays difficile à révolutionner, un gouvernement fort, et une armée dont l'alliance pouvait être utile.

L'armistice de Cherasco était à peine signé qu'il se mit en route. Beaucoup de gens dans l'armée désapprouvaient une marche en avant. Quoi! disaient-ils, nous ne sommes que trente et quelques mille, nous n'avons révolutionné ni le Piémont ni Gênes, nous laissons derrière nous ces gouvernemens, nos ennemis secrets, et nous allons essayer le passage d'un grand fleuve comme le Pô! nous lancer à travers la Lombardie, et décider, peut-être, par notre présence, la république de Venise à jeter cinquante mille hommes dans la balance! Bonaparte avait l'ordre d'avancer, et il n'était pas homme à rester en arrière d'un ordre audacieux; mais il l'exécutait parce qu'il l'approuvait, et il l'approuvait par des raisons profondes. Le Piémont et Gênes nous embarrasseraient bien plus, disait-il, s'ils étaient en révolution: grâce à l'armistice, nous avons une route assurée par trois places fortes; tous les gouvernemens de l'Italie seront soumis, si nous savons rejeter les Autrichiens au-delà des Alpes; Venise tremblera si nous sommes victorieux à ses côtés, le bruit de notre canon la décidera même à s'allier à nous; il faut donc s'avancer non pas seulement au-delà du Pô, mais de l'Adda, du Mincio, jusqu'à la belle ligne de l'Adige; là nous assiégerons Mantoue, et nous ferons trembler toute l'Italie sur nos derrières. La tête du jeune général, enflammée par sa marche, concevait même des projets plus gigantesques encore que ceux qu'il avouait à son armée. Il voulait, après avoir anéanti Beaulieu, s'enfoncer dans le Tyrol, repasser les Alpes une seconde fois, et se jeter dans la vallée du Danube, pour s'y réunir aux armées parties des bords du Rhin. Ce projet colossal et imprudent était un tribut qu'un esprit vaste et précis ne pouvait manquer de payer à la double présomption de la jeunesse et du succès. Il écrivit à son gouvernement pour être autorisé à l'exécuter.

Il était entré en campagne le 20 germinal (9 avril); la soumission du Piémont était terminée le 9 floréal (28 avril) par l'armistice de Cherasco; il y avait employé dix-huit jours. Il partit sur-le-champ afin de poursuivre Beaulieu. Il avait stipulé avec le Piémont qu'on lui livrerait Valence pour y passer le Pô; mais cette condition était une feinte, car ce n'est pas à Valence qu'il voulait passer ce fleuve. Beaulieu, en apprenant l'armistice, avait songé à s'emparer, par surprise, des trois places de Tortone, Valence et Alexandrie. Il ne réussit à surprendre que Valence, dans laquelle il jeta les Napolitains; voyant ensuite Bonaparte s'avancer rapidement, il se hâta de repasser le Pô, pour mettre ce fleuve entre lui et l'armée française. Il alla camper à Valeggio, au confluent du Pô et du Tésin, vers le sommet de l'angle formé par ces deux fleuves. Il y éleva quelques retranchemens pour consolider sa position, et s'opposer au passage de l'armée française.

Bonaparte, en quittant les états du roi de Piémont, et en entrant dans les états du duc de Parme, reçut des envoyés de ce prince, qui venaient intercéder la clémence du vainqueur. Le duc de Parme était parent de l'Espagne; il fallait donc avoir à son égard des ménagemens qui, du reste, entraient dans les projets du général. Mais on pouvait exercer sur lui quelques-uns des droits de la guerre. Bonaparte reçut ses envoyés au passage de la Trebbia; il affecta quelque courroux de ce que le duc de Parme n'avait pas saisi, pour faire sa paix, le moment où l'Espagne, sa parente, traitait avec la république française. Ensuite il accorda un armistice, en exigeant un tribut de deux millions en argent, dont la caisse de l'armée avait un grand besoin; seize cents chevaux nécessaires à l'artillerie et aux bagages, une grande quantité de blé et d'avoine; la faculté de traverser le duché, et l'établissement d'hôpitaux pour ses malades, aux frais du prince. Le général ne se borna pas là: il aimait et sentait les arts comme un Italien; il savait tout ce qu'ils ajoutent à la splendeur d'un empire, et l'effet moral qu'ils produisent sur l'imagination des hommes: il exigea vingt tableaux au choix des commissaires français, pour être transportés à Paris. Les envoyés du duc, trop heureux de désarmer, à ce prix, le courroux du général, consentirent à tout, et se hâtèrent d'exécuter les conditions de l'armistice. Cependant ils offraient un million pour sauver le tableau de saint Jérôme. Bonaparte dit à l'armée: «Ce million, nous l'aurions bientôt dépensé, et nous en trouverons bien d'autres à conquérir. Un chef-d'oeuvre est éternel, il parera notre patrie.» Le million fut refusé.

Bonaparte, après s'être donné les avantages de la conquête sans ses embarras, continua sa marche. La condition contenue dans l'armistice de Cherasco, relativement au passage du Pô à Valence, la direction des principales colonnes françaises vers cette ville, tout faisait croire que Bonaparte allait tenter le passage du fleuve dans ses environs. Tandis que le gros de son armée était déjà réuni sur le point où Beaulieu s'attendait au passage, le 17 floréal (6 mai), il prend, avec un corps de trois mille cinq cents grenadiers, sa cavalerie et vingt-quatre pièces de canon, descend le long du Pô, et arrive le 18 au matin à Plaisance, après une marche de seize lieues et de trente-six heures. La cavalerie avait saisi en route tous les bateaux qui se trouvaient sur les bords du fleuve, et les avait amenés à Plaisance. Elle avait pris beaucoup de fourrages, et la pharmacie de l'armée autrichienne. Un bac transporte l'avant-garde commandée par le colonel Lannes. Cet officier, à peine arrivé à l'autre bord, fond avec ses grenadiers sur quelques détachemens autrichiens, qui couraient sur la rive gauche du Pô, et les disperse. Le reste des grenadiers franchit successivement le fleuve, et on commence à construire un pont pour le passage de l'armée, qui avait reçu l'ordre de descendre à son tour sur Plaisance. Ainsi, par une feinte et une marche hardie, Bonaparte se trouvait au-delà du Pô, et avec l'avantage d'avoir tourné le Tésin. Si, en effet, il eût passé plus haut, outre la difficulté de le faire en présence de Beaulieu, il aurait donné contre le Tésin, et aurait eu encore un passage à effectuer. Mais, à Plaisance, cet inconvénient n'existait plus, car le Tésin est déjà réuni au Pô.

Le 18 mai, la division Liptai, avertie la première, s'était portée à Fombio, à une petite distance du Pô, sur la route de Pizzighitone. Bonaparte, ne voulant pas la laisser s'établir dans une position où toute l'armée autrichienne allait se rallier, et où il pouvait être ensuite obligé de recevoir la bataille avec le Pô à dos, se hâte de combattre avec ce qu'il avait de forces sous la main. Il fond sur cette division qui s'était retranchée, la déloge après une action sanglante, et lui fait deux mille prisonniers. Le reste de la division, gagnant la route de Pizzighitone, va s'enfermer dans cette place.

Le soir du même jour, Beaulieu, averti du passage du Pô à Plaisance, arrivait au secours de la division Liptai. Il ignorait le désastre de cette division; il donna dans les avant-postes français, fut accueilli chaudement et obligé de se replier en toute hâte. Malheureusement le brave général Laharpe, si utile à l'armée par son intelligence et sa bravoure, fut tué par ses propres soldats, au milieu de l'obscurité de la nuit. Toute l'armée regretta ce brave Suisse, que la tyrannie de Berne avait conduit en France.

Le Pô franchi, le Tésin tourné, Beaulieu battu et hors d'état de tenir la campagne, la route de Milan était ouverte. Il était naturel à un vainqueur de vingt-six ans d'être impatient d'y entrer. Mais avant tout, Bonaparte désirait achever de détruire Beaulieu. Pour cela, il ne voulait pas se contenter de le battre, il voulait encore le tourner, lui couper sa retraite, et l'obliger, s'il était possible, à mettre bas les armes. Il fallait, pour arriver à ce but, le prévenir au passage des fleuves. Une multitude de fleuves descendent des Alpes, et traversent la Lombardie pour se rendre dans le Pô ou dans l'Adriatique. Après le Pô et le Tésin, viennent l'Adda, l'Oglio, le Mincio, l'Adige et quantité d'autres encore. Bonaparte avait maintenant devant lui l'Adda, qu'il n'avait pas pu tourner comme le Tésin, parce qu'il aurait fallu ne traverser le Pô qu'à Crémone. On passe l'Adda à Pizzighitone; mais les débris de la division Liptai venaient de se jeter dans cette place. Bonaparte se hâta de remonter l'Adda, pour arriver au pont de Lodi. Beaulieu y était bien avant lui. On ne pouvait donc pas le prévenir au passage de ce fleuve. Mais Beaulieu n'avait à Lodi que douze mille hommes et quatre mille cavaliers. Deux autres divisions, sous Colli et Wukassovich, avaient fait un détour sur Milan, pour jeter garnison dans le château, et devaient revenir ensuite sur l'Adda pour le passer à Cassano, fort au-dessus de Lodi. En essayant donc de franchir l'Adda à Lodi, malgré la présence de Beaulieu, on pouvait arriver sur l'autre rive avant que les deux divisions, qui devaient passer à Cassano, eussent achevé leur mouvement. Alors, il y avait espoir de les couper.

Bonaparte se trouve devant Lodi le 20 floréal (9 mai). Cette ville est placée sur la rive même par laquelle arrivait l'armée française. Bonaparte la fait attaquer à l'improviste, et y pénètre malgré les Autrichiens. Ceux-ci, quittant alors la ville, se retirent par le pont, et vont se réunir sur l'autre rive au gros de leur armée. C'est sur ce pont qu'il fallait passer, en sortant de Lodi, pour franchir l'Adda. Douze mille hommes d'infanterie et quatre mille cavaliers étaient rangés sur le bord opposé; vingt pièces d'artillerie enfilaient le pont; une nuée de tirailleurs étaient placés sur les rives. Il n'était pas d'usage à la guerre de braver de pareilles difficultés: un pont défendu par seize mille hommes et vingt pièces d'artillerie était un obstacle qu'on ne cherchait pas à surmonter. Toute l'armée française s'était mise à l'abri du feu derrière les murs de Lodi, attendant ce qu'ordonnerait le général. Bonaparte sort de la ville, parcourt tous les bords du fleuve au milieu d'une grêle de balles et de mitraille, et, après avoir arrêté son plan, rentre dans Lodi pour le faire exécuter. Il ordonne à sa cavalerie de remonter l'Adda pour aller essayer de le passer à gué au-dessus du pont; puis il fait former une colonne de six mille grenadiers; il parcourt leurs rangs, les encourage, et leur communique, par sa présence et par ses paroles, un courage extraordinaire. Alors il ordonne de déboucher par la porte qui donnait sur le pont, et de marcher au pas de course. Il avait calculé que, par la rapidité du mouvement, la colonne n'aurait pas le temps de souffrir beaucoup. Cette colonne redoutable serre ses rangs, et débouche en courant sur le pont. Un feu épouvantable est vomi sur elle; la tête entière est renversée. Néanmoins elle avance: arrivée au milieu du pont, elle hésite, mais les généraux la soutiennent de la voix et de leur exemple. Elle se raffermit, marche en avant, arrive sur les pièces et tue les canonniers qui veulent les défendre. Dans cet instant, l'infanterie autrichienne s'approche à son tour pour soutenir son artillerie; mais après ce qu'elle venait de faire, la terrible colonne ne craignait plus les baïonnettes; elle fond sur les Autrichiens au moment où notre cavalerie, qui avait trouvé un gué, menaçait leurs flancs; elle les renverse, les disperse, et leur fait deux mille prisonniers.

Ce coup d'audace extraordinaire avait frappé les Autrichiens d'étonnement; mais malheureusement il devenait inutile. Colli et Wukassovich étaient parvenus à gagner la chaussée de Brescia, et ne pouvaient plus être coupés. Si le résultat était manqué, du moins la ligne de l'Adda se trouvait emportée, le courage des soldats était au plus haut point d'exaltation, leur dévouement pour leur général, au comble.

Dans leur gaieté ils imaginèrent un usage singulier qui peint le caractère national. Les plus vieux soldats s'assemblèrent un jour, et, trouvant leur général bien jeune, imaginèrent de le faire passer par tous les grades: à Lodi, ils le nommèrent caporal, et le saluèrent, quand il parut au camp, du titre, si fameux depuis, de petit caporal. On les verra plus tard lui en conférer d'autres, à mesure qu'il les avait mérités.

L'armée autrichienne était assurée de sa retraite sur le Tyrol; il n'y avait plus aucune utilité à la suivre. Bonaparte songea alors à se rabattre sur la Lombardie, pour en prendre possession, et pour l'organiser. Les débris de la division Liptai s'étaient retranchés à Pizzighitone, et pouvaient en faire une place forte. Il s'y porta pour les en chasser. Il se fit ensuite précéder par Masséna à Milan; Augereau rétrograda pour occuper Pavie. Il voulait imposer à cette grande ville, célèbre par son université, et lui faire voir l'une des plus belles divisions de l'armée. Les divisions Serrurier et Laharpe furent laissées à Pizzighitone, Lodi, Crémone et Cassano, pour garder l'Adda.

Bonaparte songea enfin à se rendre à Milan. A l'approche de l'armée française, les partisans de l'Autriche, et tous ceux qu'épouvantait la renommée de nos soldats, qu'on disait aussi barbares que courageux, avaient fui, et couvraient les routes de Brescia et du Tyrol. L'archiduc était parti, et on l'avait vu verser des larmes en quittant sa belle capitale. La plus grande partie des Milanais se livraient à l'espérance et attendaient notre armée dans les plus favorables dispositions. Quand ils eurent reçu la première division commandée par Masséna, et qu'ils virent ces soldats dont la renommée était si effrayante, respecter les propriétés, ménager les personnes, et manifester la bienveillance naturelle à leur caractère, ils furent pleins d'enthousiasme, et les comblèrent des meilleurs traitemens. Les patriotes accourus de toutes les parties d'Italie, attendaient ce jeune vainqueur dont les exploits étaient si rapides, et dont le nom italien leur était si doux à prononcer. Sur-le-champ on envoya le comte de Melzi au devant de Bonaparte pour lui promettre obéissance. On forma une garde nationale, et on l'habilla aux trois couleurs, vert, rouge et blanc; le duc de Serbelloni fut chargé de la commander. On éleva un arc de triomphe pour y recevoir le général français. Le 26 floréal (15 mai), un mois après l'ouverture de la campagne, Bonaparte fit son entrée à Milan. Le peuple entier de cette capitale était accouru à sa rencontre. La garde nationale était sous les armes. La municipalité vint lui remettre les clés de la ville. Les acclamations le suivirent pendant toute sa marche, jusqu'au palais Serbelloni, où était préparé son logement. Maintenant l'imagination des Italiens lui était acquise comme celle des soldats, et il pouvait agir par la force morale, autant que par la force physique.

Son but n'était pas de s'arrêter à Milan plus qu'il n'avait fait à Cherasco, après la soumission du Piémont. Il voulait y séjourner assez pour organiser provisoirement la province, pour en tirer les ressources nécessaires à son armée, et pour régler toutes choses sur ses derrières. Son projet ensuite était toujours de courir à l'Adige et à Mantoue, et s'il était possible, jusque dans le Tyrol et au-delà des Alpes.

Les Autrichiens avaient laissé deux mille hommes dans le château de Milan. Bonaparte le fit investir sur-le-champ. On convint avec le commandant du château qu'il ne tirerait pas sur la ville, car elle était une propriété autrichienne qu'il n'avait pas intérêt à détruire. Les travaux du siége furent commencés sur-le-champ.

Bonaparte, sans se trop engager avec les Milanais, et sans leur promettre une indépendance qu'il ne pouvait pas leur assurer, leur donna cependant assez d'espérances pour exciter leur patriotisme. Il leur tint un langage énergique, et leur dit, que pour avoir la liberté, il fallait la mériter, en l'aidant à soustraire pour jamais l'Italie à l'Autriche. Il institua provisoirement une administration municipale. Il fit former des gardes nationales partout, afin de donner un commencement d'organisation militaire à la Lombardie. Il s'occupa ensuite des besoins de son armée, et fut obligé de frapper une contribution de 20 millions sur le Milanais. Cette mesure lui semblait fâcheuse, parce qu'elle devait retarder la marche de l'esprit public; mais elle ne fut cependant pas trop mal accueillie; d'ailleurs elle était indispensable. Grâce aux magasins trouvés dans le Piémont, aux blés fournis par le duc de Parme, l'armée était dans une grande abondance de vivres. Les soldats engraissaient, ils mangeaient du bon pain, de la bonne viande, et buvaient de l'excellent vin. Ils étaient contens, et commençaient à observer une exacte discipline. Il ne restait plus qu'à les habiller. Couverts de leurs vieux habits des Alpes, ils étaient déguenillés, et n'étaient imposans que par leur renommée, leur tenue martiale, et leur belle discipline. Bonaparte trouva bientôt de nouvelles ressources. Le duc de Modène, dont les états longeaient le Pô, au-dessous de ceux du duc de Parme, lui dépêcha des envoyés pour obtenir les mêmes conditions que le duc de Parme. Ce vieux prince avare, voyant toutes ses prédictions réalisées, s'était sauvé à Venise, avec ses trésors, abandonnant le gouvernement de ses états à une régence. Ne voulant pas cependant les perdre, il demandait à traiter. Bonaparte ne pouvait accorder la paix, mais il pouvait accorder des armistices, qui équivalaient à une paix, et qui le rendaient maître de toutes les existences en Italie. Il exigea 10 millions, des subsistances de toute espèce, des chevaux, et des tableaux.

Avec ces ressources obtenues dans le pays, il établit, sur les bords du Pô, de grands magasins, des hôpitaux fournis d'effets pour quinze mille malades, et remplit toutes les caisses de l'armée. Se jugeant même assez riche, il achemina sur Gênes quelques millions pour le directoire. Comme il savait en outre que l'armée du Rhin manquait de fonds, et que cette pénurie arrêtait son entrée en campagne, il fit envoyer par la Suisse un million à Moreau. C'était un acte de bon camarade, qui lui était honorable et utile; car il importait que Moreau entrât en campagne pour empêcher les Autrichiens de porter leurs principales forces en Italie.

A la vue de toutes ces choses, Bonaparte se confirmait davantage dans ses projets. Il n'était pas nécessaire, selon lui, de marcher contre les princes d'Italie; il ne fallait agir que contre les Autrichiens; tant qu'on résisterait à ceux-ci, et qu'on pourrait leur interdire le retour en Lombardie, tous les états italiens, tremblant sous l'ascendant de l'armée française, se soumettraient l'un après l'autre. Les ducs de Parme et de Modène s'étaient soumis. Rome, Naples, en feraient autant, si l'on restait maître des portes de l'Italie. Il fallait de même garder l'expectative à l'égard des peuples; et, sans renverser les gouvernemens, attendre que les sujets se soulevassent eux-mêmes.

Mais, au milieu de ces pensées si justes, de ces travaux si vastes, une contrariété des plus fâcheuses vint l'arrêter. Le directoire était enchanté de ses services; mais Carnot, en lisant ses dépêches, écrites avec énergie et précision, et aussi avec une imagination extrême, fut épouvanté de ses plans gigantesques. Il trouvait avec raison, que vouloir traverser le Tyrol, et franchir les Alpes une seconde fois, était un projet trop extraordinaire, et même impossible; mais à son tour, pour corriger le projet du jeune capitaine, il en concevait un autre bien plus dangereux. La Lombardie conquise, il fallait se replier, suivant Carnet, dans la péninsule, aller punir le pape et les Bourbons de Naples, et chasser les Anglais de Livourne, où le duc de Toscane les laissait dominer. Pour cela Carnot ordonnait, au nom du directoire, de partager l'armée d'Italie en deux, d'en laisser une partie en Lombardie, sous les ordres de Kellermann, et de faire marcher l'autre sur Rome et sur Naples, sous les ordres de Bonaparte. Ce projet désastreux renouvelait la faute que les Français ont toujours faite, de s'enfoncer dans la péninsule avant d'être maîtres de la Haute-Italie. Ce n'est pas au pape, au roi de Naples, qu'il faut disputer l'Italie, c'est aux Autrichiens. Or, la ligne d'opération n'est pas alors sur le Tibre, mais sur l'Adige. L'impatience de posséder nous porta toujours à Rome, à Naples, et pendant que nous courions dans la péninsule, nous vîmes toujours la route se fermer sur nous. Il était naturel à des républicains de vouloir sévir contre un pape et un Bourbon; mais ils commettaient la faute des anciens rois de France.

Bonaparte, dans son projet de se jeter dans la vallée du Danube, n'avait vu que les Autrichiens; c'était en lui l'exagération de la vérité chez un esprit juste, mais jeune; il ne pouvait donc, après une pareille conviction, consentir à marcher dans la péninsule; d'ailleurs, sentant l'importance de l'unité de direction dans une conquête qui exigeait autant de génie politique que de génie militaire, il ne pouvait supporter l'idée de partager le commandement avec un vieux général, brave, mais médiocre, et plein d'amour-propre. C'était en lui l'égoïsme si légitime du génie, qui veut faire seul sa tâche, parce qu'il se sent seul capable de la remplir. Il se conduisit ici comme sur le champ de bataille; il hasarda son avenir, et offrit sa démission dans une lettre aussi respectueuse que hardie. Il sentait bien qu'on n'oserait pas l'accepter; mais il est certain qu'il aimait encore mieux se démettre qu'obéir, car il ne pouvait consentir à laisser perdre sa gloire et l'armée, en exécutant un mauvais plan.

Opposant la raison la plus lumineuse aux erreurs du directeur Carnot, il dit qu'il fallait toujours faire face aux Autrichiens, et s'occuper d'eux seuls; qu'une simple division, s'échelonnant en arrière sur le Pô et sur Ancône, suffirait pour épouvanter la péninsule, et obliger Rome et Naples à demander quartier. Il se disposa sur-le-champ à partir de Milan, pour courir à l'Adige et faire le siége de Mantoue. Il se proposait d'attendre là les nouveaux ordres du directoire, et la réponse à ses dépêches.

Il publia une nouvelle proclamation à ses soldats, qui devait frapper vivement leur imagination, et qui était faite aussi pour agir fortement sur celle du pape et du roi de Naples.

«Soldats, vous vous êtes précipités comme un torrent du haut de l'Apennin; vous avez culbuté, dispersé tout ce qui s'opposait à votre marche. Le Piémont, délivré de la tyrannie autrichienne, s'est livré à ses sentimens naturels de paix et d'amitié pour la France. Milan est à vous, et le pavillon républicain flotte dans toute la Lombardie. Les ducs de Parme et de Modène ne doivent leur existence politique qu'à votre générosité. L'armée qui vous menaçait avec orgueil ne trouve plus de barrière qui la rassure contre votre courage; le Pô, le Tésin, l'Adda, n'ont pu vous arrêter un seul jour; ces boulevarts tant vantés de l'Italie ont été insuffisans; vous les avez franchis aussi rapidement que l'Apennin. Tant de succès ont porté la joie dans le sein de la patrie; vos représentans ont ordonné une fête dédiée à vos victoires, célébrées dans toutes les communes de la république. Là, vos pères, vos mères, vos épouses, vos soeurs, vos amantes, se réjouissent de vos succès, et se vantent avec orgueil de vous appartenir. Oui, soldats, vous avez beaucoup fait… mais ne vous reste-t-il donc plus rien à faire?… Dira-t-on de nous que nous avons su vaincre, mais que nous n'avons pas su profiter de la victoire? La postérité vous reprochera-t-elle d'avoir trouvé Capoue dans la Lombardie? Mais je vous vois déjà courir aux armes…. Eh bien! partons! Nous avons encore des marches forcées à faire, des ennemis à soumettre, des lauriers à cueillir, des injures à venger. Que ceux qui ont aiguisé les poignards de la guerre civile en France, qui ont lâchement assassiné nos ministres, incendié nos vaisseaux à Toulon, tremblent! L'heure de la vengeance a sonné; mais que les peuples soient sans inquiétude; nous sommes amis de tous les peuples, et plus particulièrement des descendans de Brutus, des Scipion, et des grands hommes que nous avons pris pour modèles. Rétablir le Capitole, y placer avec honneur les statues des héros qui le rendirent célèbre; réveiller le peuple romain, engourdi par plusieurs siècles d'esclavage, tel sera le fruit de nos victoires. Elles feront époque dans la postérité: vous aurez la gloire immortelle de changer la face de la plus belle partie de l'Europe. Le peuple français, libre, respecté du monde entier, donnera à l'Europe une paix glorieuse, qui l'indemnisera des sacrifices de toute espèce qu'il a faits depuis six ans. Vous rentrerez alors dans vos foyers, et vos concitoyens diront en vous montrant: Il était de l'armée d'Italie

Il n'était resté que huit jours à Milan; il en partit le 2 prairial (21 mai), pour se rendre à Lodi, et s'avancer vers l'Adige.

Tandis que Bonaparte poursuivait sa marche, un événement inattendu le rappela tout à coup à Milan. Les nobles, les moines, les domestiques des familles fugitives, une foule de créatures du gouvernement autrichien, y préparaient une révolte contre l'armée française. Ils répandirent que Beaulieu, renforcé, arrivait avec soixante mille hommes; que le prince de Condé débouchait par la Suisse, sur les derrières des républicains, et qu'ils allaient être perdus. Les prêtres, usant de leur influence sur quelques paysans qui avaient souffert du passage de l'armée, les excitèrent à prendre les armes. Bonaparte n'étant plus à Milan, on crut que le moment était favorable pour opérer la révolte, et faire soulever toute la Lombardie sur ses derrières. La garnison du château de Milan donna le signal par une sortie. Aussitôt le tocsin sonna dans toutes les campagnes environnantes; des paysans armés se transportèrent à Milan pour s'en emparer. Mais la division que Bonaparte avait laissée pour bloquer le château, ramena vivement la garnison dans ses murs, et chassa les paysans qui se présentaient. Dans les environs de Pavie, les révoltés eurent plus de succès. Ils entrèrent dans cette ville, et s'en emparèrent malgré trois cents hommes que Bonaparte y avait laissés en garnison. Ces trois cents hommes, fatigués ou malades, se renfermèrent dans un fort, pour n'être pas massacrés. Les insurgés entourèrent le fort, et le sommèrent de se rendre. Un général français, qui passait dans ce moment à Pavie, fut entouré; on l'obligea, le poignard sur la gorge, à signer un ordre pour engager la garnison à ouvrir ses portes. L'ordre fut signé et exécuté.

Cette révolte pouvait avoir des conséquences désastreuses; elle pouvait provoquer une insurrection générale, et amener la perte de l'armée française. L'esprit public d'une nation est toujours plus avancé dans les villes que dans les campagnes. Tandis que la population des villes d'Italie se déclarait pour nous, les paysans, excités par les moines, et foulés par le passage des armées, étaient fort mal disposés. Bonaparte se trouvait à Lodi, lorsqu'il apprit, le 4 prairial (23 mai), les événemens de Milan et de Pavie; sur-le-champ il rebroussa chemin avec trois cents chevaux, un bataillon de grenadiers, et six pièces d'artillerie. L'ordre était déjà rétabli dans Milan. Il continua sa route sur Pavie, en se faisant précéder par l'archevêque de Milan. Les insurgés avaient poussé une avant-garde jusqu'au bourg de Binasco. Lannes la dispersa. Bonaparte, pensant qu'il fallait agir avec promptitude et vigueur, pour arrêter le mal dans sa naissance, fit mettre le feu à ce bourg, afin d'effrayer Pavie par la vue des flammes. Arrivé devant cette ville, il s'arrêta. Elle renfermait trente mille habitans, elle était entourée d'un vieux mur, et occupée par sept ou huit mille paysans révoltés. Ils avaient fermé les portes, et couronnaient les murailles. Prendre cette ville avec trois cents chevaux et un bataillon, n'était pas chose aisée; et cependant il ne fallait pas perdre de temps, car l'armée était déjà sur l'Oglio, et avait besoin de la présence de son général. Dans la nuit, Bonaparte fit afficher aux portes de Pavie une proclamation menaçante, dans laquelle il disait qu'une multitude égarée et sans moyens réels de résistance bravait une armée triomphante des rois, et voulait perdre le peuple italien; que, persistant dans son intention de ne pas faire la guerre aux peuples, il voulait bien pardonner à ce délire, et laisser une porte ouverte au repentir; mais que ceux qui ne poseraient pas les armes à l'instant seraient traités comme rebelles, et que leurs villages seraient brûlés. Les flammes de Binasco, ajoutait-il, devaient leur servir de leçon. Le matin, les paysans, qui dominaient dans la ville, refusaient de la rendre; Bonaparte fit balayer les murailles par de la mitraille et des obus, ensuite il fit approcher ses grenadiers, qui enfoncèrent les portes à coups de hache. Ils pénétrèrent dans la ville, et eurent un combat à soutenir dans les rues. Cependant on ne leur résista pas long-temps. Les paysans s'enfuirent, et livrèrent la malheureuse Pavie au courroux du vainqueur. Les soldats demandaient le pillage à grands cris. Bonaparte, pour donner un exemple sévère, leur accorda trois heures de pillage. Ils étaient à peine un millier d'hommes, et ils ne pouvaient pas causer de grands désastres dans une ville aussi considérable que Pavie. Ils fondirent sur les boutiques d'orfèvrerie, et s'emparèrent de beaucoup de bijoux. L'acte le plus condamnable fut le pillage du Mont-de-Piété; mais heureusement en Italie comme partout où il y a des grands, pauvres et vaniteux, les monts-de-piété étaient remplis d'objets appartenant aux plus hautes classes du pays. Les maisons de Spallanzani et de Volta furent préservées par les officiers, qui gardèrent eux-mêmes les demeures de ces illustres savans. Exemple doublement honorable et pour la France et pour l'Italie!

Bonaparte lança ensuite dans la campagne ses trois cents chevaux, et fit sabrer une grande quantité de révoltés. Cette prompte répression ramena la soumission partout, et imposa au parti qui en Italie était opposé à la liberté et à la France. Il est triste d'être réduit à employer des moyens pareils; mais Bonaparte le devait sous peine de sacrifier son armée et les destinées de l'Italie. Le parti des moines trembla; les malheurs de Pavie, racontés de bouche en bouche, furent exagérés; et l'armée française recouvra sa renommée formidable.

Cette expédition terminée, Bonaparte rebroussa chemin sur-le-champ pour rejoindre l'armée qui était sur l'Oglio, et qui allait passer sur le territoire vénitien.

A l'approche de l'armée française, la question, tant agitée à Venise, du parti à prendre entre l'Autriche et la France, fut discutée de nouveau par le sénat. Quelques vieux oligarques, qui avaient conservé de l'énergie, auraient voulu qu'on s'alliât sur-le-champ à l'Autriche, patronne naturelle de tous les vieux despotismes; mais on craignait pour l'avenir l'ambition autrichienne, et dans le moment les foudres françaises. D'ailleurs il fallait prendre les armes, résolution qui coûtait beaucoup à un gouvernement énervé. Quelques jeunes oligarques aussi énergiques, mais moins entêtés que les vieux, voulaient aussi une détermination courageuse; ils proposaient de faire un armement formidable, mais de garder la neutralité, et de menacer de cinquante mille hommes celle des deux puissances qui violerait le territoire vénitien. Cette résolution était forte, mais trop forte pour être adoptée. Quelques esprits sages, au contraire, proposaient un troisième parti, c'était l'alliance avec la France. Le sénateur Battaglia, esprit fin, pénétrant et modéré, présenta des raisonnemens que la suite des temps a rendus pour ainsi dire prophétiques. Selon lui, la neutralité, même armée, était la plus mauvaise de toutes les déterminations. On ne pourrait pas se faire respecter, quelque force qu'on déployât; et n'ayant attaché aucun des deux partis à sa cause, on serait tôt ou tard sacrifié par tous les deux. Il fallait donc se décider pour l'Autriche ou pour la France. L'Autriche était pour le moment expulsée de l'Italie; et même, en lui supposant les moyens d'y rentrer, elle ne le pourrait pas avant deux mois, temps pendant lequel la république pourrait être détruite par l'armée française; d'ailleurs, l'ambition de l'Autriche était toujours la plus redoutable pour Venise. Elle lui avait toujours envié ses provinces de l'Illyrie et de la Haute-Italie, et saisirait la première occasion de les lui enlever. La seule garantie contre cette ambition était la puissance de la France, qui n'avait rien à envier à Venise, et qui serait toujours intéressée à la défendre. La France, il est vrai, avait des principes qui répugnaient à la noblesse vénitienne; mais il était temps enfin de se résigner à quelques sacrifices indispensables à l'esprit du siècle, et de faire aux nobles de la terre-ferme les concessions qui pouvaient seules les rattacher à la république et au Livre d'or. Avec quelques modifications légères à l'ancienne constitution, on pouvait satisfaire l'ambition de toutes les classes de sujets vénitiens, et s'attacher la France; si de plus on prenait les armes pour celle-ci, on pouvait espérer, peut-être, en récompense des services qu'on lui aurait rendus, les dépouilles de l'Autriche en Lombardie. Dans tous les cas, répétait le sénateur Battaglia, la neutralité était le plus mauvais de tous les partis.

Cet avis, dont le temps a démontré la sagesse, blessait trop profondément l'orgueil et les haines de la vieille aristocratie vénitienne pour être adopté. Il faut dire aussi qu'on ne comptait point assez sur la durée de la puissance française en Italie, pour s'allier à elle. Il y avait un ancien axiome italien qui disait que l'Italie était le tombeau des Français, et on craignait de se trouver exposé ensuite, sans aucune défense, au courroux de l'Autriche.

A ces trois partis on préféra le plus commode, le plus conforme aux routines et à la mollesse de ce vieux gouvernement, la neutralité désarmée. On décida qu'il serait envoyé des provéditeurs au-devant de Bonaparte pour protester de la neutralité de la république, et réclamer le respect dû au territoire et aux sujets vénitiens. On avait une grande terreur des Français, mais on les savait faciles et sensibles aux bons traitemens. Ordre fut donné à tous les agens du gouvernement de les traiter et de les recevoir à merveille, de s'emparer des officiers et des généraux afin de capter leur bienveillance.

Bonaparte, en arrivant sur le territoire de Venise, avait tout autant besoin de prudence que Venise elle-même. Cette puissance, quoique aux mains d'un gouvernement affaibli, était grande encore; il fallait ne pas l'indisposer au point de la forcer à s'armer; car alors la Haute-Italie n'aurait plus été tenable pour les Français; mais il fallait cependant, tout en observant la neutralité, obliger Venise à nous souffrir sur son territoire, à nous y laisser battre, à nous y nourrir même s'il était possible. Elle avait donné passage aux Autrichiens; c'était la raison dont il fallait se servir pour tout se permettre et tout exiger, en restant dans les limites de la neutralité.

Bonaparte en entrant à Brescia, publia une proclamation dans laquelle il disait, qu'en traversant le territoire vénitien afin de poursuivre l'armée impériale, qui avait eu la permission de le franchir, il respecterait le territoire et les habitans de la république de Venise, qu'il ferait observer la plus grande discipline à son armée, que tout ce qu'elle prendrait serait payé, et qu'il n'oublierait point les antiques liens qui unissaient les deux républiques. Il fut très-bien reçu par le provéditeur vénitien de Brescia, et poursuivit sa marche. Il avait franchi l'Oglio, qui coule après l'Adda; il arriva devant le Mincio, qui sort du lac de Garda, circule dans la plaine du Mantouan, puis forme, après quelques lieues, un nouveau lac, au milieu duquel est placé Mantoue, et va enfin se jeter dans le Pô. Beaulieu, renforcé de dix mille hommes, s'était placé sur la ligne du Mincio, pour la défendre. Une avant-garde de quatre mille fantassins et de deux mille cavaliers était rangée en avant du fleuve, au village de Borghetto. Le gros de l'armée était placé au-delà du Mincio, sur la position de Valeggio; la réserve était un peu plus en arrière à Villa-Franca; des corps détachés gardaient le cours du Mincio, au-dessus et au-dessous de Valeggio. La ville vénitienne de Peschiera est située sur le Mincio, à sa sortie du lac de Garda. Beaulieu, qui voulait avoir cette place pour appuyer plus solidement la droite de sa ligne, trompa les Vénitiens; et, sous prétexte d'obtenir passage pour cinquante hommes, surprit la ville, et y plaça une forte garnison. Elle avait une enceinte bastionnée et quatre-vingts pièces de canon.

Bonaparte, en avançant sur cette ligne, négligea tout à fait Mantoue, qui était à sa droite, et qu'il n'était pas temps de bloquer encore, et appuya sur sa gauche vers Peschiera. Son projet était de passer le Mincio à Borghetto et Valeggio. Pour cela, il lui fallait tromper Beaulieu sur son intention. Il fit ici comme au passage du Pô; il dirigea un corps sur Peschiera et un autre sur Lonato, de manière à inquiéter Beaulieu sur le Haut-Mincio, et à lui faire supposer qu'il voulait ou passer à Peschiera, ou tourner le lac de Garda. En même temps, il dirigea son attaque la plus sérieuse sur Borghetto. Ce village, placé en avant du Mincio, était, comme on vient de dire, gardé par quatre mille fantassins et deux mille cavaliers. Le 9 prairial (28 mai) Bonaparte engagea l'action. Il avait toujours eu de la peine à faire battre sa cavalerie. Elle était peu habituée à charger, parce qu'on n'en faisait pas autrefois un grand usage, et qu'elle était d'ailleurs intimidée par la grande réputation de la cavalerie allemande. Bonaparte voulait à tout prix la faire battre, parce qu'il attachait une grande importance aux services qu'elle pouvait rendre. En avançant sur Borghetto, il distribua ses grenadiers et ses carabiniers à droite et à gauche de sa cavalerie, il plaça l'artillerie par derrière, et après l'avoir ainsi enfermée, il la poussa sur l'ennemi. Soutenue de tous côtés, et entraînée par le bouillant Murat, elle fit des prodiges, et mit en fuite les escadrons autrichiens. L'infanterie aborda ensuite le village de Borghetto, dont elle s'empara. Les Autrichiens, en se retirant par le pont qui conduit de Borghetto à Valeggio, voulurent le rompre. Ils parvinrent en effet à détruire une arche. Mais quelques grenadiers, conduits par le général Gardanne, entrèrent dans les flots du Mincio, qui était guéable en quelques endroits, et le franchirent en tenant leurs armes sur leurs têtes, et en bravant le feu des hauteurs opposées. Les Autrichiens crurent voir la colonne de Lodi, et se retirèrent sans détruire le pont. L'arche rompue fut rétablie, et l'armée put passer. Bonaparte se mit sur-le-champ à remonter le Mincio avec la division Augereau, afin de donner la chasse aux Autrichiens; mais ils refusèrent le combat toute la journée. Il laissa la division Augereau continuer la poursuite, et il revint à Valeggio, où se trouvait la division Masséna, qui commençait à faire la soupe. Tout à coup la charge sonna, les hussards autrichiens fondirent au milieu du bourg; Bonaparte eut à peine le temps de se sauver. Il monta à cheval, et reconnut bientôt que c'était un des corps ennemis laissés à la garde du Bas-Mincio, qui remontait le fleuve pour joindre Beaulieu, dans sa retraite vers les montagnes. La division Masséna courut aux armes, et donna la chasse à cette division, qui parvint cependant à rejoindre Beaulieu.

Le Mincio était donc franchi. Bonaparte avait décidé une seconde fois la retraite des Impériaux, qui se rejetaient définitivement dans le Tyrol. Il avait obtenu un avantage important, celui de faire battre sa cavalerie, qui maintenant ne craignait plus celle des Autrichiens. Il attachait à cela un grand prix. On se servait peu de la cavalerie avant lui, et il avait jugé qu'on pouvait en tirer un grand parti, en l'employant à couvrir l'artillerie. Il avait calculé que l'artillerie légère et la cavalerie, employées à propos, pouvaient produire l'effet d'une masse d'infanterie dix fois plus forte. Il affectionnait déjà beaucoup le jeune Murat, qui savait faire battre ses escadrons; mérite qu'il regardait alors comme fort rare chez les officiers de cette arme. La surprise qui avait mis sa personne en danger lui inspira une autre idée: ce fut de former un corps d'hommes d'élite, qui, sous le nom de guides, devaient l'accompagner partout. Sa sûreté personnelle n'était qu'un objet secondaire à ses yeux; il voyait l'avantage d'avoir toujours sous sa main un corps dévoué et capable des actions les plus hardies. On le verra en effet décider de grandes choses, en lançant vingt-cinq de ces braves gens. Il en donna le commandement à un officier de cavalerie, intrépide et calme, fort connu depuis sous le nom de Bessières.

Beaulieu avait évacué Peschiera, pour remonter dans le Tyrol. Un combat s'était engagé avec l'arrière-garde autrichienne, et l'armée française n'était entrée dans la ville qu'après une action assez vive. Les Vénitiens n'ayant pas pu la soustraire à Beaulieu, elle avait cessé d'être neutre; et les Français étaient autorisés à s'y établir. Bonaparte savait bien que les Vénitiens avaient été trompés par Beaulieu, mais il résolut de se servir de cet événement pour obtenir d'eux tout ce qu'il désirait. Il voulait la ligne de l'Adige et particulièrement l'importante ville de Vérone qui commande le fleuve; il voulait surtout se faire nourrir.

Le provéditeur Foscarelli, vieil oligarque vénitien, très-entêté dans ses préjugés, et plein de haine contre la France, était chargé de se rendre au quartier-général de Bonaparte. On lui avait dit que le général était extrêmement courroucé de ce qui était arrivé à Peschiera, et la renommée répandait que son courroux était redoutable. Binasco, Pavie, faisaient foi de sa sévérité; deux armées détruites et l'Italie conquise, faisaient foi de sa puissance. Le provéditeur vint à Peschiera, plein de terreur, et en partant il écrivit à son gouvernement: Dieu veuille me recevoir en holocauste! Il avait pour mission spéciale d'empêcher les Français d'entrer à Vérone. Cette ville, qui avait donné asile au prétendant, était dans la plus cruelle anxiété. Le jeune Bonaparte, qui avait des colères violentes, et qui en avait aussi de feintes, n'oublia rien pour augmenter l'effroi du provéditeur. Il s'emporta vivement contre le gouvernement vénitien, qui prétendait être neutre et ne savait pas faire respecter sa neutralité; qui, en laissant les Autrichiens s'emparer de Peschiera, avait exposé l'armée française à perdre un grand nombre de braves devant cette place. Il dit que le sang de ses compagnons d'armes demandait vengeance, et qu'il la fallait éclatante. Le provéditeur excusa beaucoup les autorités vénitiennes, et parla ensuite de l'objet essentiel, qui était Vérone. Il prétendit qu'il avait ordre d'en interdire l'entrée aux deux puissances belligérantes. Bonaparte lui répondit qu'il n'était plus temps; que déjà Masséna s'y était rendu; que peut-être, en cet instant, il y avait mis le feu pour punir cette ville qui avait eu l'insolence de se regarder un moment comme la capitale de l'empire français. Le provéditeur supplia de nouveau; et Bonaparte, feignant de s'adoucir un peu, répondit qu'il pourrait tout au plus, si Masséna n'y était pas déjà entré de vive force, donner un délai de vingt-quatre heures, après lequel il emploierait la bombe et le canon.

Le provéditeur se retira consterné. Il retourna à Vérone, où il annonça qu'il fallait recevoir les Français. A leur approche, les habitans les plus riches, croyant qu'on ne leur pardonnerait pas le séjour du prétendant dans leur ville, s'enfuirent en foule dans le Tyrol, emportant ce qu'ils avaient de plus précieux. Cependant les Véronais se rassurèrent bientôt en voyant les Français, et en se persuadant, de leurs propres yeux, que ces républicains n'étaient pas aussi barbares que le publiait la renommée.

Deux autres envoyés vénitiens arrivèrent à Vérone pour voir Bonaparte. On avait fait choix des sénateurs Erizzo et Battaglia. Ce dernier était celui dont nous avons parlé, qui penchait pour l'alliance avec la France, et on espérait à Venise que ces deux nouveaux ambassadeurs réussiraient mieux que Foscarelli à calmer le général. Il les reçut en effet beaucoup mieux que Foscarelli; et, maintenant qu'il avait atteint l'objet de ses voeux, il feignit de s'apaiser, et de consentir à entendre raison. Ce qu'il voulait pour l'avenir, c'étaient des vivres, et même, s'il était possible, une alliance de Venise avec la France. Il fallait tour à tour imposer et séduire: il fit l'un et l'autre. «La première loi, dit-il, pour les hommes est de vivre. Je voudrais épargner à la république de Venise le soin de nous nourrir; mais puisque le destin de la guerre nous a obligés de venir jusqu'ici, nous sommes contraints de vivre où nous nous trouvons. Que la république de Venise fournisse à mes soldats ce dont ils ont besoin; elle comptera ensuite avec la république française.» Il fut convenu qu'un fournisseur juif procurerait à l'armée tout ce qui lui serait nécessaire, et que Venise paierait en secret ce fournisseur, pour qu'elle ne parût pas violer la neutralité en nourrissant les Français. Bonaparte aborda ensuite la question d'une alliance. «Je viens, dit-il, d'occuper l'Adige; je l'ai fait parce qu'il me faut une ligne, parce que celle-ci est la meilleure, et que votre gouvernement est incapable de la défendre. Qu'il arme cinquante mille hommes, qu'il les place sur l'Adige, et je lui rends ses places de Vérone et de Porto-Legnago. Du reste, ajouta-t-il, vous devez nous voir ici avec plaisir. Ce que la France m'envoie faire dans ces contrées, est tout dans l'intérêt de Venise. Je viens chasser les Autrichiens au-delà des Alpes; peut-être constituer la Lombardie en état indépendant; peut-on rien faire de plus avantageux à votre république? Si elle voulait s'unir à nous, peut-être recevrait-elle un grand prix de ce service. Nous ne faisons la guerre à aucun gouvernement: nous sommes les amis de tous ceux qui nous aideront à renfermer la puissance autrichienne dans ses limites.»

Les deux Vénitiens sortirent frappés du génie de ce jeune homme, qui, tour à tour menaçant ou caressant, impérieux ou souple, et parlant de tous les objets militaires et politiques avec autant de profondeur que l'éloquence, annonçait que l'homme d'état était aussi précoce en lui que le guerrier. Cet homme, dirent-ils en écrivant à Venise, aura un jour une grande influence sur sa patrie

Bonaparte était maître enfin de la ligne de l'Adige, à laquelle il attachait tant d'importance. Il attribuait toutes les fautes comprises dans les anciennes campagnes des Français en Italie, au mauvais choix de la ligne défensive. Les lignes sont nombreuses dans la Haute-Italie, car une multitude de fleuves la parcourent des Alpes à la mer. La plus grande et la plus célèbre, la ligne du Pô, qui traverse toute la Lombardie, lui paraissait mauvaise comme trop étendue. Une armée, suivant lui, ne pouvait pas garder cinquante lieues de cours. Une feinte pouvait toujours ouvrir le passage d'un grand fleuve. Lui-même avait franchi le Pô à quelques lieues de Beaulieu. Les autres fleuves, tels que le Tésin, l'Adda, l'Oglio, tombant dans le Pô, se confondaient avec lui, et avaient les mêmes inconvéniens. Le Mincio était guéable, et d'ailleurs tombait aussi dans le Pô. L'Adige seul, sortant du Tyrol et allant se jeter dans la mer, couvrait toute l'Italie. Il était profond, n'avait qu'un cours très peu étendu des montagnes à la mer. Il était couvert par deux places, Vérone et Porto-Legnago, très voisines l'une de l'autre, et qui, sans être fortes, pouvaient résister à une première attaque. Enfin il parcourait, à partir de Legnago, des marais impraticables, qui couvraient la partie inférieure de son cours. Les fleuves plus avancés dans la Haute-Italie, tels que la Brenta, la Piave, le Tagliamento, étaient guéables, et tournés d'ailleurs par la grande route du Tyrol, qui débouchait sur leurs derrières, L'Adige, au contraire, avait l'avantage d'être placé au débouché de cette route, qui parcourt sa propre vallée.

Telles étaient les raisons qui décidèrent Bonaparte pour cette ligne, et une immortelle campagne a prouvé la justesse de son jugement. Cette ligne occupée, il fallait songer maintenant à commencer le siége de Mantoue. Cette place, située sur le Mincio, était en arrière de l'Adige, et se trouvait couverte par ce fleuve. On la regardait comme le boulevart de l'Italie. Assise au milieu d'un lac formé par les eaux du Mincio, elle communiquait avec la terre ferme par cinq digues. Malgré sa réputation, cette place avait des inconvéniens qui en diminuaient la force réelle. Placée au milieu d'exhalaisons marécageuses, elle était exposée aux fièvres; ensuite, les têtes de chaussées enlevées, l'assiégé se trouvait rejeté dans la place, et pouvait être bloqué par un corps très-inférieur à la garnison. Bonaparte comptait la prendre avant qu'une nouvelle armée pût arriver au secours de l'Italie. Le 15 prairial (3 juin), il fit attaquer les têtes de chaussées, dont une était formée par le faubourg de Saint-George, et les enleva. Dès cet instant, Serrurier put bloquer, avec huit mille hommes, une garnison qui se composait de quatorze, dont dix mille étaient sous les armes, et quatre mille dans les hôpitaux. Bonaparte fit commencer les travaux du siége, et mettre toute la ligne de l'Adige en état de défense. Ainsi, dans moins de deux mois, il avait conquis l'Italie. Il s'agissait de la garder. Mais c'était là ce dont on doutait, et c'était l'épreuve sur laquelle on voulait juger le jeune général.

Le directoire venait de répondre aux observations faites par Bonaparte sur le projet de diviser l'armée et de marcher dans la péninsule. Les idées de Bonaparte étaient trop justes pour ne pas frapper l'esprit de Carnot, et ses services trop éclatans pour que sa démission fût acceptée. Le directoire se hâta de lui écrire pour approuver ses projets, pour lui confirmer le commandement de toutes les forces agissant en Italie, et l'assurer de toute la confiance du gouvernement. Si les magistrats de la république avaient eu le don de prophétie, ils auraient bien fait d'accepter la démission de ce jeune homme, quoiqu'il eût raison dans l'avis qu'il soutenait, quoique sa retraite fit perdre à la république l'Italie et un grand capitaine; mais dans le moment on ne voyait en lui que la jeunesse, le génie, la victoire, et on éprouvait l'intérêt, on avait les égards que toutes ces choses inspirent.

Le directoire n'imposait à Bonaparte qu'une seule condition, c'était de faire sentir à Rome et à Naples la puissance de la république. Tout ce qu'il y avait de patriotes sincères en France le désirait. Le pape, qui avait anathématisé la France, prêché une croisade contre elle, et laissé assassiner dans sa capitale notre ambassadeur, méritait certes un châtiment. Bonaparte, libre d'agir maintenant comme il l'entendait, prétendait obtenir tous ces résultats sans quitter la ligne de l'Adige. Tandis qu'une partie de l'armée gardait cette ligne, qu'une autre assiégeait Mantoue et le château de Milan, il voulait, avec une simple division échelonnée en arrière sur le Pô, faire trembler toute la péninsule, et amener le pontife et la reine de Naples à implorer la clémence républicaine. On annonçait l'approche d'une grande armée, détachée du Rhin pour venir disputer l'Italie à ses vainqueurs. Cette armée, qui devait traverser la Forêt-Noire, le Voralberg, le Tyrol, ne pouvait arriver avant un mois. Bonaparte avait donc le temps de tout terminer sur ses derrières, sans trop s'éloigner de l'Adige, et de manière à pouvoir, par une simple marche rétrograde, se retrouver en face de l'ennemi.

Il était temps en effet qu'il songeât au reste de l'Italie. La présence de l'armée française y développait les opinions avec une singulière rapidité. Les provinces vénitiennes ne pouvaient plus souffrir le joug aristocratique. La ville de Brescia manifestait un grand penchant à la révolte. Dans toute la Lombardie, et surtout à Milan, l'esprit public faisait des progrès rapides. Les duchés de Modène et Reggio, les légations de Bologne et Ferrare, ne voulaient plus ni de leur vieux duc, ni du pape. En revanche, le parti contraire devenait plus hostile. L'aristocratie génoise était fort indisposée, et méditait de mauvais projets sur nos derrières. Le ministre autrichien Gérola était l'instigateur secret de tous ces projets. L'état de Gênes était rempli de petits fiefs relevant de l'Empire. Les seigneurs génois revêtus de ces fiefs réunissaient les déserteurs, les bandits, les prisonniers autrichiens qui avaient réussi à s'échapper, les soldats piémontais qu'on avait licenciés, et formaient des bandes de partisans connus sous le nom de Barbets. Ils infestaient l'Apennin par où l'armée française était entrée; ils arrêtaient les courriers, pillaient nos convois, massacraient les détachemens français quand ils n'étaient pas assez nombreux pour se défendre, et répandaient l'inquiétude sur la route de France. En Toscane, les Anglais s'étaient rendus maîtres du port de Livourne, grâce à la protection du gouverneur, et le commerce français était traité en ennemi. Enfin Rome faisait des préparatifs hostiles; l'Angleterre lui promettait quelques mille hommes; et Naples, toujours agitée par les caprices d'une reine violente, annonçait un armement formidable. Le faible roi, quittant un instant le soin de la pêche, avait publiquement imploré l'assistance du ciel; il avait, dans une cérémonie solennelle, déposé ses ornemens royaux, et les avait consacrés au pied des autels. Toute la populace napolitaine avait applaudi et poussé d'affreuses vociférations; une multitude de misérables, incapables de manier un fusil et d'envisager une baïonnette française, demandaient des armes et voulaient marcher contre notre armée.

Quoique ces mouvemens n'eussent rien de bien alarmant pour Bonaparte, tant qu'il pouvait disposer de six mille hommes, il devait se hâter de les réprimer avant l'arrivée de la nouvelle armée autrichienne, qui exigeait la présence de toutes nos forces sur l'Adige. Bonaparte commençait à recevoir de l'armée des Alpes quelques renforts, ce qui lui permettait d'employer quinze mille hommes au blocus de Mantoue et du château de Milan, vingt mille à la garde de l'Adige, et de porter une division sur le Pô pour exécuter ses projets sur le midi de l'Italie.

Il se rendit sur-le-champ à Milan pour faire ouvrir la tranchée autour du château, et hâter sa reddition. Il ordonna à Augereau, qui était sur le Mincio, très près du Pô, de passer ce fleuve à Borgo-Forte, et de se diriger sur Bologne. Il enjoignit à Vaubois de s'acheminer de Tortone à Modène, avec quatre ou cinq mille hommes arrivant des Alpes. De cette manière il pouvait diriger huit à neuf mille hommes dans les légations de Bologne et de Ferrare, et menacer de là toute la péninsule.

Il attendit pendant quelques jours la fin des inondations sur le Bas-Pô, avant de mettre sa colonne en mouvement. Mais la cour de Naples, faible autant qu'elle était violente, avait passé de la fureur à l'abattement. En apprenant nos dernières victoires dans la Haute-Italie, elle avait fait partir le prince de Belmonte-Pignatelli pour se soumettre au vainqueur. Bonaparte renvoya pour la paix au directoire, mais crut devoir accorder un armistice. Il ne lui convenait pas de s'enfoncer jusqu'à Naples avec quelques mille hommes, et surtout dans l'attente de l'arrivée des Autrichiens. Il lui suffisait pour le moment de désarmer cette puissance, d'ôter son appui à Rome, et de la brouiller avec la coalition. On ne pouvait pas, comme aux autres petits princes qu'on avait sous la main, lui imposer des contributions, mais elle s'engageait à ouvrir tous ses ports aux Français, à retirer à l'Angleterre cinq vaisseaux et beaucoup de frégates qu'elle lui fournissait, enfin à priver l'armée autrichienne des deux mille quatre cents cavaliers qui servaient dans ses rangs. Ce corps de cavalerie devait rester séquestré sous la main de Bonaparte, qui était maître de le faire prisonnier à la première violation de l'armistice. Bonaparte savait très bien que de pareilles conditions ne plairaient pas au gouvernement, mais dans le moment il lui importait d'avoir du repos sur ses derrières, et il n'exigeait que ce qu'il croyait pouvoir obtenir. Le roi de Naples soumis, le pape ne pouvait pas résister; alors l'expédition sur la droite du Pô se réduisait, comme il le voulait, à une expédition de quelques jours, et il revenait à l'Adige.

Il signa cet armistice, et partit ensuite pour passer le Pô et se mettre à la tête des deux colonnes qu'il dirigeait sur l'État de l'Église, celle de Vaubois qui arrivait des Alpes pour le renfoncer, et celle d'Augereau qui rétrogradait du Mincio sur le Pô. Il attachait beaucoup d'importance à la situation de Gênes, parce qu'elle était placée sur l'une des deux routes qui conduisaient en France, et parce que son sénat avait toujours montré de l'énergie. Il sentait qu'il aurait fallu demander l'exclusion de vingt familles feudataires de l'Autriche et de Naples, pour y assurer la domination de la France; mais il n'avait pas d'ordres à cet égard, et d'ailleurs il craignait de révolutionner. Il se contenta donc d'écrire une lettre au sénat, dans laquelle il demandait que le gouverneur de Novi, qui avait protégé les brigands, fût puni d'une manière exemplaire, et que le ministre autrichien fût chassé de Gênes; il voulait ensuite une explication catégorique. «Pouvez-vous, disait il, ou ne pouvez-vous pas délivrer votre territoire des assassins qui l'infestent? Si vous ne pouvez pas prendre des mesures, j'en prendrai pour vous; je ferai brûler les villes et les villages où se commettra un assassinat; je ferai brûler les maisons qui donneront asile aux assassins, et punir exemplairement les magistrats qui les souffriront. Il faut que le meurtre d'un Français porte malheur aux communes entières qui ne l'auraient pas empêché.» Comme il connaissait les lenteurs diplomatiques, il envoya son aide-de-camp Murat, pour porter sa lettre, et la lire lui-même au sénat. «Il faut, écrivait-il au ministre Faypoult, un genre de communication qui électrise ces messieurs.» Il fit partir en même temps Lannes avec douze cents hommes, pour aller châtier les fiefs impériaux. Le château d'Augustin Spinola, le principal instigateur de la révolte, fut brûlé. Les Barbets saisis les armes à la main furent impitoyablement fusillés. Le sénat de Gênes épouvanté destitua le gouverneur de Novi, congédia le ministre Gérola, et promit de faire garder les routes par ses propres troupes. Il envoya à Paris M. Vincent Spinola, pour s'entendre avec le directoire sur tous les objets en litige, sur l'indemnité due pour la frégate la Modeste, sur l'expulsion des familles feudataires, et sur le rappel des familles exilées.

Bonaparte s'achemina ensuite sur Modène, où il arriva le 1er messidor (19 juin), tandis qu'Augereau entrait à Bologne le même jour.

L'enthousiasme des Modénois fut extrême. Ils vinrent à sa rencontre, et lui envoyèrent une députation pour le complimenter. Les principaux d'entre eux l'entourèrent de sollicitations, et le supplièrent de les affranchir du joug de leur duc, qui avait emporté leurs dépouilles à Venise. Comme la régence laissée par le duc s'était montrée fidèle aux conditions de l'armistice, et que Bonaparte n'avait aucune raison pour exercer les droits de conquête sur le duché, il ne pouvait satisfaire les Modénois; c'était d'ailleurs une question que la politique conseillait d'ajourner. Il se contenta de donner des espérances, et conseilla le calme. Il partit pour Bologne. Le fort d'Urbin était sur sa route, et c'était la première place appartenant au pape. Il la fit sommer; le château se rendit. Il renfermait soixante pièces de canon de gros calibre, et quelques cents hommes. Bonaparte fit acheminer cette grosse artillerie sur Mantoue, pour y être employée au siége. Il arriva à Bologne, où l'avait précédé la division Augereau. La joie des habitans fut des plus vives. Bologne est une ville de cinquante mille ames, magnifiquement bâtie, célèbre par ses artistes, ses savans et son université. L'amour pour la France et la haine pour le Saint-Siége y étaient extrêmes. Ici Bonaparte ne craignait pas de laisser éclater les sentimens de liberté, car il était dans les possessions d'un ennemi déclaré, le pape, et il lui était permis d'exercer le droit de conquête. Les deux légations de Ferrare et de Bologne l'entourèrent de leurs députés: il leur accorda une indépendance provisoire, en promettant de la faire reconnaître à la paix.

Le Vatican était dans l'alarme, et il envoya sur-le-champ un négociateur pour intercéder en sa faveur. L'ambassadeur d'Espagne, d'Azara, connu par son esprit et par son goût pour la France, et ministre d'une puissance amie, fut choisi. Il avait déjà négocié pour le duc de Parme. Il arriva à Bologne, et vint mettre la tiare aux pieds de la république victorieuse. Fidèle à son plan, Bonaparte, qui ne voulait rien abattre ni rien édifier encore, exigea d'abord que les légations de Bologne et de Ferrare restassent indépendantes, que la ville d'Ancône reçût garnison française, que le pape donnât 21 millions, des blés, des bestiaux, et cent tableaux ou statues: ces conditions furent acceptées. Bonaparte s'entretint beaucoup avec le ministre d'Azara, et le laissa plein d'enthousiasme. Il écrivit une lettre au célèbre astronome Oriani, au nom de la république, et demanda à le voir. Ce savant modeste fut interdit en présence du jeune vainqueur, et ne lui rendit hommage que par son embarras. Bonaparte ne négligeait rien pour honorer l'Italie, pour réveiller son orgueil et son patriotisme. Ce n'était point un conquérant barbare qui venait la ravager, c'était un héros de la liberté venant ranimer le flambeau du génie dans l'antique patrie de la civilisation. Il laissa Monge, Bertholet et les frères Thouin, que le directoire lui avait envoyés, pour choisir les objets destinés aux musées de Paris.

Le 8 messidor (26 juin), il passa l'Apennin avec la division Vaubois, et entra en Toscane. Le duc, épouvanté, lui envoya son ministre Manfredini. Bonaparte le rassura sur ses intentions, qu'il laissa secrètes. Pendant ce temps, sa colonne se porta à marches forcées sur Livourne, où elle entra à l'improviste, et s'empara de la factorerie anglaise. Le gouverneur Spannochi fut saisi, enfermé dans une chaise de poste, et envoyé au grand-duc avec une lettre, dans laquelle on expliquait les motifs de cet acte d'hostilité commis chez une puissance amie. On disait au grand-duc que son gouverneur avait manqué à toutes les lois de la neutralité, en opprimant le commerce français, en donnant asile aux émigrés et à tous les ennemis de la république; et on ajoutait que, par respect pour son autorité, on lui laissait à lui-même le soin de punir un ministre infidèle. Cet acte de vigueur prouvait à tous les états neutres que le général français ferait la police chez eux, s'ils ne savaient l'y faire. On n'avait pas pu saisir tous les vaisseaux des Anglais, mais leur commerce fit de grandes pertes. Bonaparte laissa garnison à Livourne, et désigna des commissaires pour se faire livrer tout ce qui appartenait aux Anglais, aux Autrichiens et aux Russes. Il se rendit ensuite de sa personne à Florence, où le grand-duc lui fit une réception magnifique. Après y avoir séjourné quelques jours, il repassa le Pô pour revenir à son quartier-général de Roverbella, près Mantoue. Ainsi, une vingtaine de jours, et une division échelonnée sur la droite du Pô, lui avaient suffi pour imposer aux puissances de l'Italie, et pour s'assurer du calme pendant les nouvelles luttes qu'il avait encore à soutenir contre la puissance autrichienne.

Tandis que l'armée d'Italie remplissait avec tant de gloire la tâche qui lui était imposée dans le plan général de campagne, les armées d'Allemagne n'avaient pas pu encore se mettre en mouvement. La difficulté d'organiser leurs magasins et de se procurer les chevaux les avait jusqu'ici retenues dans l'inaction. De son côté, l'Autriche, qui aurait eu le plus grand intérêt à prendre brusquement l'initiative, avait mis une inconcevable lenteur à faire ses préparatifs, et ne s'était mise en mesure de commencer les hostilités que pour le milieu de prairial (commencement de juin). Ses armées étaient sur un pied formidable, et de beaucoup supérieures aux nôtres. Mais nos succès en Italie l'avaient obligée à détacher Wurmser avec trente mille hommes de ses meilleures troupes du Rhin, pour aller recueillir et réorganiser les débris de Beaulieu. Ainsi, outre ses conquêtes, l'armée d'Italie rendait l'important service de dégager les armées d'Allemagne. Le conseil aulique, qui avait résolu de prendre l'offensive, et de porter le théâtre de la guerre au sein de nos provinces, ne songea plus dès lors qu'à garder la défensive et à s'opposer à notre invasion. Il aurait même voulu laisser subsister l'armistice; mais il était dénoncé, et les hostilités devaient commencer le 12 prairial (31 mai).

Déjà nous avons donné une idée du théâtre de la guerre. Le Rhin et le Danube sortis, l'un des grandes Alpes, l'autre des Alpes de Souabe, après s'être rapprochés dans les environs du lac de Constance, se séparent pour aller, le premier vers le nord, le second vers l'orient de l'Europe. Deux vallées transversales et presque parallèles, celles du Mein et du Necker, forment en quelque sorte deux débouchés, pour aller, à travers le massif des Alpes de Souabe, dans la vallée du Danube, ou pour venir de la vallée du Danube dans celle du Rhin.

Ce théâtre de guerre, et le plan d'opérations qu'il comporte, n'étaient point connus alors comme ils le sont aujourd'hui grâces à de grands exemples. Carnot, qui dirigeait nos plans, s'était fait une théorie d'après la célèbre campagne de 1794, qui lui avait valu tant de gloire en Europe. A cette époque, le centre de l'ennemi, retranché dans la forêt de Mormale, ne pouvant être entamé, on avait filé sur ses ailes, et en les débordant, on l'avait obligé à la retraite. Cet exemple s'était gravé dans la mémoire de Carnot. Doué d'un esprit novateur, mais systématique, il avait imaginé une théorie d'après cette campagne, et il était persuadé qu'il fallait toujours agir à la fois sur les deux ailes d'une armée, et chercher constamment à les déborder. Les militaires ont regardé cette idée comme un progrès véritable et comme déjà bien préférable au système des cordons, tendant à attaquer l'ennemi sur tous les points, mais elle s'était changée dans l'esprit de Carnot en un système arrêté et dangereux. Les circonstances qui s'offraient ici l'engageaient encore davantage à suivre ce système. L'armée de Sambre-et-Meuse et celle de Rhin-et-Moselle étaient placées toutes deux sur le Rhin, à deux points très distans l'un de l'autre: deux vallées partaient de ces points pour déboucher sur le Danube. C'étaient là des motifs bien suffisans pour Carnot de former les Français en deux colonnes, dont l'une remontant par le Mein, l'autre par le Necker, tendraient ainsi à déborder les ailes des armées impériales, et à les obliger de rétrograder sur le Danube. Il prescrivit donc aux généraux Jourdan et Moreau de partir, le premier de Dusseldorf, le second de Strasbourg, pour s'avancer isolément en Allemagne. Comme l'ont remarqué un grand capitaine et un grand critique, et comme les faits l'ont prouvé depuis, se former en deux corps, c'était sur-le-champ donner à l'ennemi la faculté et l'idée de se concentrer, et d'accabler avec la masse entière de ses forces l'un ou l'autre de ces deux corps. Clerfayt avait fait à peu près cette manoeuvre dans la campagne précédente, en repoussant d'abord Jourdan sur le Bas-Rhin, et en venant ensuite se jeter sur les lignes de Mayence. Le général ennemi ne fût-il pas un homme supérieur, on le forçait par là à suivre ce plan, et on lui suggérait la pensée que le génie aurait dû lui inspirer.

L'invasion fut donc concertée sur ce plan vicieux. Les moyens d'exécution étaient aussi mal conçus que le plan lui-même. La ligne qui séparait les armées, remontait le Rhin de Dusseldorf jusqu'à Bingen, décrivait un arc de Bingen à Manheim, par le pied des Vosges, et rejoignait le Rhin jusqu'à Bâle. Carnot voulait que l'armée de Jourdan, débouchant par Dusseldorf et la tête du pont de Neuwied, se portât au nombre de quarante mille hommes sur la rive droite, pour y attirer l'ennemi; que le reste de cette armée, forte de vingt-cinq mille hommes, partant de Mayence sous les ordres de Marceau, remontât le Rhin, et, filant par les derrières de Moreau, allât passer clandestinement le fleuve aux environs de Strasbourg. Les généraux Jourdan et Moreau se réunirent pour faire sentir au directoire les inconvéniens de ce projet. Jourdan, réduit à quarante mille hommes sur le Bas-Rhin, pouvait être accablé et détruit, pendant que le reste de son armée perdrait un temps incalculable à remonter depuis Mayence jusqu'à Strasbourg. Il était bien plus naturel de faire exécuter le passage vers Strasbourg, par l'extrême droite de Moreau. Cette manière de procéder permettait tout autant de secret que l'autre, et ne faisait pas perdre un temps précieux aux armées. Cette modification fut admise. Jourdan, profitant des deux têtes de pont qu'il avait à Dusseldorf et à Neuwied, dut passer le premier pour attirer l'ennemi à lui, et détourner ainsi l'attention du Haut-Rhin, où Moreau avait un passage de vive force à exécuter.

Le plan étant ainsi arrêté, on se prépara à le mettre à exécution. Les armées des deux nations étaient à peu près égales en forces. Depuis le départ de Wurmser, les Autrichiens avaient sur toute la ligne du Rhin cent cinquante et quelques mille hommes, cantonnés depuis Bâle jusqu'aux environs de Dusseldorf. Les Français en avaient autant, sans compter quarante mille hommes consacrés à la garde de la Hollande, et entretenus à ses frais. Il y avait cependant une différence entre les deux armées. Les Autrichiens, dans ces cent cinquante mille hommes, comptaient à peu près trente-huit mille chevaux, et cent quinze mille fantassins; les Français avaient plus de cent trente mille fantassins, mais quinze ou dix-huit mille chevaux tout au plus. Cette supériorité en cavalerie donnait aux Autrichiens un grand avantage, surtout pour les retraites. Les Autrichiens avaient un autre avantage, celui d'obéir à un seul général. Depuis le départ de Wurmser, les deux armées impériales avaient été placées sous les ordres suprêmes du jeune archiduc Charles, qui s'était déjà distingué à Turcoing, et des talens duquel on augurait beaucoup. Les Français avaient deux excellens généraux, mais agissant séparément, à une grande distance l'un de l'autre, et sous la direction d'un cabinet placé à deux cents lieues du théâtre de la guerre.

L'armistice expirait le 11 prairial (30 mai). Les hostilités commencèrent par une reconnaissance générale sur les avant-postes. L'armée de Jourdan s'étendait, comme on sait, des environs de Mayence jusqu'à Dusseldorf. Il avait à Dusseldorf une tête de pont pour déboucher sur la rive droite; il pouvait ensuite remonter entre la ligne de la neutralité prussienne et le Rhin, jusqu'aux bords de la Lahn, pour se porter de la Lahn sur le Mein. Les Autrichiens avaient quinze ou vingt mille hommes disséminés sous le prince de Wurtemberg, de Mayence à Dusseldorf. Jourdan fit déboucher Kléber par Dusseldorf avec vingt-cinq mille hommes. Ce général replia les Autrichiens, les battit le 16 prairial (4 juin) à Altenkirchen, et remonta la rive droite entre la ligne de neutralité et le Mein. Quand il fut parvenu à la hauteur de Neuwied, et qu'il eut couvert ce débouché, Jourdan, profitant du pont qu'il avait sur ce point, passa le fleuve avec une partie de ses troupes, et vint rejoindre Kléber sur la rive droite. Il se trouva ainsi avec quarante-cinq mille hommes à peu près, sur la Lahn, le 17 (5 juin). Il avait laissé Marceau avec trente mille hommes devant Mayence. L'archiduc Charles, qui était vers Mayence, en apprenant que les Français recommençaient l'excursion de l'année précédente, et débouchaient encore par Dusseldorf et Neuwied, se reporta avec une partie de ses forces sur la rive droite pour s'opposer à leur marche. Jourdan se proposait d'attaquer le corps du prince de Wurtemberg avant qu'il fût renforcé; mais obligé de différer d'un jour, il perdit l'occasion, et fut attaqué lui-même à Wetzlar, le 19 (7 juin). Il bordait la Lahn, ayant sa droite au Rhin, et sa gauche à Wetzlar. L'archiduc, donnant avec la masse de ses forces sur Wetzlar, battit son extrême gauche, formée par la division Lefèvre, et l'obligea à se replier. Jourdan, battu sur la gauche, était obligé d'appuyer sur sa droite, qui touchait au Rhin, et se trouvait ainsi poussé vers ce fleuve. Afin de n'y être pas jeté, il devait attaquer l'archiduc. Pour cela, il fallait livrer bataille, le Rhin à dos. Il pouvait s'exposer ainsi, dans le cas d'une défaite, à regagner difficilement ses ponts de Neuwied et Dusseldorf, et peut-être à essuyer une déroute désastreuse. Une bataille était donc dangereuse, et même inutile, puisqu'il avait rempli son but en attirant l'ennemi à lui, et en amenant une dérivation des forces autrichiennes du Haut sur le Bas-Rhin. Il pensa donc qu'il fallait se replier, et ordonna la retraite, qui se fit avec calme et fermeté. Il repassa à Neuwied et prescrivit à Kléber de redescendre jusqu'à Dusseldorf, pour y revenir sur la rive gauche. Il lui avait recommandé de marcher lentement, mais de n'engager aucune action sérieuse. Kléber, se sentant trop pressé à Ukerath, et emporté par son instinct guerrier, fit volte-face un instant, et frappa sur l'ennemi un coup vigoureux, mais inutile; après quoi il regagna son camp retranché de Dusseldorf. Jourdan, en avançant pour reculer encore, avait exécuté une tâche ingrate, dans l'intérêt de l'armée du Rhin. Les gens mal instruits pouvaient en effet regarder cette manoeuvre comme une défaite; mais le dévouement de ce brave général ne connaissait aucune considération, et il attendit, pour reprendre l'offensive, que l'armée du Rhin eût profité de la diversion qu'il venait d'opérer.

Moreau, qui avait montré une prudence, une fermeté, un sang-froid rares, dans les opérations auxquelles il avait été précédemment employé vers le Nord, disposait tout pour remplir dignement sa tâche. Il avait résolu de passer le Rhin à Strasbourg. Cette grande place était un excellent point de départ. Il pouvait y réunir une grande quantité de bateaux, et beaucoup de vivres et de troupes. Les îles boisées, qui coupent le cours du Rhin sur ce point, en favorisaient le passage. Le fort de Kehl, placé sur la rive droite, était facile à surprendre; une fois occupé, on pouvait le réparer, et s'en servir pour protéger le pont qui serait jeté devant Strasbourg.

Tout étant disposé pour cet objet, et l'attention des ennemis étant dirigée sur le Bas-Rhin, Moreau ordonna, le 26 prairial (14 juin), une attaque générale sur le camp retranché de Manheim. Cette attaque avait pour but de fixer sur Manheim l'attention du général Latour, qui commandait les troupes du Haut-Rhin sous l'archiduc Charles, et de resserrer les Autrichiens dans leur ligne. Cette attaque, dirigée avec habileté et vigueur, réussit parfaitement. Immédiatement après, Moreau dirigea une partie de ses troupes sur Strasbourg; on répandit le bruit qu'elles allaient en Italie, pour en renforcer l'armée, et on leur fit préparer des vivres à travers la Franche-Comté, afin d'accréditer cette opinion. D'autres troupes partirent des environs de Huningue, pour descendre à Strasbourg; et, quant à celles-ci, on prétendit qu'elles allaient en garnison à Worms. Ces mouvemens furent concertés de manière que toutes les troupes fussent arrivées au point désigné le 5 messidor (23 juin). Ce jour-là, en effet, vingt-huit mille hommes se trouvèrent réunis, soit dans le polygone de Strasbourg, soit dans les environs, sous le commandement du général Desaix. Dix mille hommes devaient essayer de passer au-dessous de Strasbourg, dans les environs de Gabsheim; quinze mille hommes devaient passer de Strasbourg à Kehl. Le 5 au soir (23 juin), on ferma les portes de Strasbourg, pour que l'avis du passage ne pût pas être donné à l'ennemi. Dans la nuit les troupes s'acheminèrent en silence vers le fleuve. Les bateaux furent conduits dans le bras Mabile, et du bras Mabile dans le Rhin. La grande île d'Ehrlen-Rhin présentait un intermédiaire favorable au passage. Les bateaux y jetèrent deux mille six cents hommes. Ces braves gens ne voulant pas donner l'éveil par l'explosion des armes à feu, fondirent à la baïonnette sur les troupes répandues dans l'île, les poursuivirent, et ne leur donnèrent pas le temps de couper les petits ponts qui aboutissaient de cette île sur la rive droite. Ils passèrent ces ponts à leur suite; et quoique l'artillerie ni la cavalerie ne pussent les suivre, ils osèrent déboucher seuls dans la grande plaine qui borde le fleuve, et s'approchèrent de Kehl. Le contingent des Souabes était campé à quelque distance de là, à Wilstett. Les détachemens qui en arrivaient, surtout en cavalerie, rendaient périlleuse la situation de l'infanterie française qui avait osé déboucher sur la rive droite. On n'hésita pas à renvoyer les bateaux qui l'avaient transportée, et à compromettre ainsi sa retraite, pour aller lui chercher du secours. D'autres troupes arrivèrent; on s'avança sur Kehl, on aborda les retranchemens à la baïonnette, et on les enleva. L'artillerie trouvée dans le fort fut tournée aussitôt sur les troupes ennemies arrivant de Wilstett, et elles furent repoussées. Alors un pont fut jeté entre Strasbourg et Kehl, et achevé le lendemain 7 (25 juin). L'armée y passa toute entière. Les dix mille hommes envoyés à Gambsheim n'avaient pu tenter le passage, à cause de la crue des eaux. Ils remontèrent à Strasbourg, et franchirent le fleuve sur le pont qu'on venait d'y jeter.

Cette opération avait été exécutée avec secret, précision et hardiesse. Cependant le disséminement des troupes autrichiennes depuis Bâle jusqu'à Manheim, en diminuait beaucoup la difficulté et le mérite. Le prince de Condé se trouvait avec trois mille huit cents hommes vers le Haut-Rhin, à Brissac; le contingent de Souabe, au nombre de sept mille cinq cents, était à Wilstett, à la hauteur de Strasbourg; et huit mille hommes, à peu près, sous Starrai, campaient depuis Strasbourg jusqu'à Manheim. Les forces ennemies étaient donc peu redoutables sur ce point; mais cet avantage lui-même était dû au secret du passage, et le secret à la prudence avec laquelle il avait été préparé.

Cette situation présentait l'occasion des plus beaux triomphes. Si Moreau avait agi avec la rapidité du vainqueur de Montenotte, il pouvait fondre sur les corps disséminés le long du fleuve, les détruire l'un après l'autre, et venir même accabler Latour, qui repassait de Manheim sur la rive droite, et qui, dans le moment, comptait tout au plus trente-six mille hommes. Il aurait pu mettre ainsi hors de combat toute l'armée du Haut-Rhin, avant que l'archiduc Charles pût revenir des bords de la Lahn. L'histoire fait voir que la rapidité est toute puissante à la guerre, comme dans toutes les situations de la vie. Prévenant l'ennemi, elle détruit en détail; frappant coup sur coup, elle ne lui donne pas le temps de se remettre, le démoralise, lui ôte la pensée et le courage. Mais cette rapidité, dont on vient de voir de si beaux exemples sur les Alpes et le Pô, suppose plus que la simple activité; elle suppose un grand but, un grand esprit pour le concevoir, de grandes passions pour oser y prétendre. On ne fait rien de grand au monde sans les passions, sans l'ardeur et l'audace qu'elles communiquent à la pensée et au courage. Moreau, esprit lumineux et ferme, n'avait pas cette chaleur entraînante, qui, à la tribune, à la guerre, dans toutes les situations, enlève les hommes, et les conduit malgré eux à de vastes fins.

Moreau employa l'intervalle du 7 au 10 messidor (25, 28 juin) à réunir ses divisions sur la rive droite du Rhin. Celle de Saint-Cyr, qu'il avait laissée à Manheim, arrivait à marches forcées. En attendant cette division, il avait sous sa main cinquante-trois mille hommes, et il en voyait une vingtaine de mille disséminés autour de lui. Le 10 (28 juin), il fit attaquer dix mille Autrichiens retranchés sur le Renchen, les battit, et leur fit huit cents prisonniers. Les débris de ce corps se replièrent sur Latour, qui remontait la rive droite. Le 12 (30 juin), Saint-Cyr étant arrivé, toute l'armée se trouva au-delà du fleuve. Elle présentait une masse de soixante-onze mille hommes, dont soixante-trois mille d'infanterie, six mille chevaux, etc. Moreau donna la droite à Férino, le centre à Saint-Cyr, la gauche à Desaix. Il se trouvait au pied des Montagnes Noires.

Les Alpes de Souabe forment un massif qui rejette, comme on sait, le Danube à l'orient, le Rhin au nord: c'est à travers ce massif que serpentent le Necker et le Mein pour se jeter dans le Rhin. Ce sont des montagnes de médiocre hauteur, couvertes de bois, et traversées de défilés étroits. La vallée du Rhin est séparée de celle du Necker par une chaîne qu'on appelle les Montagnes Noires. Moreau, transporté sur la rive droite, était à leur pied. Il devait les franchir pour déboucher dans la vallée du Necker. Le contingent des Souabes et le corps de Condé remontaient vers la Suisse pour garder les passages supérieurs des Montagnes Noires. Latour, avec le corps principal, revenait de Manheim, pour garder les passages inférieurs par Rastadt, Ettlingen et Pforzheim. Moreau pouvait sans inconvénient négliger les détachemens qui se retiraient du côté de la Suisse, et se porter, avec la masse entière de ses forces, sur Latour; il l'aurait infailliblement accablé. Alors il aurait débouché en vainqueur dans la vallée du Necker, avant l'archiduc Charles. Mais, en général prudent, il confia à Férino le soin de suivre avec sa droite les corps détachés des Souabes et de Condé; il dirigea Saint-Cyr avec le centre, directement vers les montagnes, pour occuper certaines hauteurs, et il longea lui-même leur pied pour descendre à Rastadt au-devant de Latour. Cette marche était le double résultat de sa circonspection et du plan de Carnot. Il voulait se couvrir partout, et en même temps étendre sa ligne vers la Suisse, pour être prêt à soutenir par les Alpes l'armée d'Italie. Moreau se mit en mouvement le 12 (30 juin). Il marchait entre le Rhin et les montagnes, dans un pays inégal, coupé de bois et creusé par des torrens. Il s'avançait avec circonspection, et n'arriva que le 15 à Rastadt (3 juillet). Il était temps encore d'accabler Latour, qui n'avait pas été rejoint par l'archiduc Charles. Ce prince, en apprenant le passage, arrivait à marches forcées avec vingt-cinq mille hommes de renfort. Il en laissait trente-six mille sur la Lahn, et vingt-sept mille devant Mayence, pour tenir tête à Jourdan, le tout sous les ordres du général Wartensleben. Il se hâtait le plus qu'il pouvait; mais ses têtes de colonnes étaient encore fort éloignées. Latour, après avoir laissé garnison dans Manheim, comptait au plus trente-six mille hommes. Il était rangé sur la Murg, qui va se jeter dans le Rhin, ayant sa gauche à Gernsbach, dans les montagnes; son centre, à leur pied, vers Kuppenheim, un peu en avant de la Murg; sa droite dans la plaine, le long des bois de Niederbulh, qui s'étendent au bord du Rhin; sa réserve à Rastadt. Il était imprudent à Latour de s'engager avant l'arrivée de l'archiduc. Mais sa position le rassurant, il voulait résister pour couvrir la grande route qui de Rastadt va déboucher sur le Necker.

Moreau n'avait avec lui que sa gauche; son centre, sous Saint-Cyr, était resté en arrière, pour s'emparer de quelques postes dans les Montagnes Noires. Cette circonstance compensait l'inégalité des forces. Le 17 (5 juillet), il attaqua Latour. Ses troupes se conduisirent avec une grande valeur, enlevèrent la position de Gernsbach, sur le haut de la Murg, et pénétrèrent à Kuppenheim, vers le centre de la position ennemie. Mais, dans la plaine, ses divisions eurent de la peine à déboucher sous le feu de l'artillerie, et en présence de la nombreuse cavalerie autrichienne. Néanmoins, on aborda Niederbulh et Rastadt, et on parvint à se rendre maître de la Murg sur tous les points. On fit un millier de prisonniers.

Moreau s'arrêta sur le champ de bataille, sans vouloir poursuivre l'ennemi. L'archiduc n'était point arrivé, et il aurait encore pu accabler Latour; mais il trouvait ses troupes fatiguées, il sentait la nécessité d'amener Saint-Cyr à lui, pour agir avec une plus grande masse de forces, et il attendit jusqu'au 21 (9 juillet), avant de livrer une nouvelle attaque. Cet intervalle de quatre jours permit à l'archiduc d'arriver avec un renfort de vingt-cinq mille hommes, et à l'ennemi de combattre à chance égale.

La position respective des deux armées était à peu près la même. Elles étaient toutes deux en ligne perpendiculaire au Rhin, une aile dans les montagnes, le centre au pied, la gauche dans la plaine boisée et marécageuse qui longe le fleuve. Moreau, qui s'éclairait lentement, mais toujours à temps, parce qu'il conservait le calme nécessaire pour rectifier ses fautes, avait senti, en combattant à Rastadt, l'importance de porter son effort principal dans les montagnes. En effet, celui qui en était maître, avait les débouchés de la vallée du Necker, objet principal qu'on se disputait; il pouvait en outre déborder son adversaire, et le pousser dans le Rhin, Moreau avait une raison de plus de combattre dans les montagnes: c'était sa supériorité en infanterie, et son infériorité en cavalerie. L'archiduc sentait comme lui l'importance de s'y établir, mais il avait, dans ses nombreux escadrons, une raison de tenir aussi la plaine. Il rectifia la position prise par Latour; il jeta les Saxons dans les montagnes pour déborder Moreau; il fit renforcer le plateau de Rothensol, où s'appuyait sa gauche; il déploya son centre au pied des montagnes en avant de Malsch, et sa cavalerie dans la plaine. Il voulait attaquer le 22 (10 juillet): Moreau le prévint, et l'attaqua le 21 (9 juillet).

Le général Saint-Cyr, que Moreau avait ramené à lui, et qui formait la droite, attaqua le plateau de Rothensol. Il déploya là cette précision, cette habileté de manoeuvres, qui l'ont distingué pendant sa belle carrière. N'ayant pu déloger l'ennemi d'une position formidable, il l'entoura de tirailleurs, puis il fit essayer une charge, et feindre une fuite, pour engager les Autrichiens à quitter leur position, et à se jeter à la poursuite des Français. Cette manoeuvre réussit: les Autrichiens, voyant les Français s'avancer, puis s'enfuir en désordre, se jetèrent après eux. Le général Saint-Cyr, qui avait des troupes préparées, les lança alors sur les Autrichiens, qui avaient quitté leur position, et se rendit maître du plateau. Dès ce moment, il s'avança, intimida les Saxons destinés à déborder notre droite, et les obligea à se replier. A Malsch, au centre, Desaix s'engagea vivement avec les Autrichiens, prit et perdit ce village, et finit la journée en se portant sur les dernières hauteurs, qui longent le pied des montagnes. Dans la plaine, notre cavalerie ne s'était point engagée, et Moreau l'avait tenue à la lisière des bois.

La bataille était donc indécise, excepté dans les montagnes. Mais c'était le point important, car, en poursuivant son succès, Moreau pouvait étendre son aile droite autour de l'archiduc, lui enlever les débouchés de la vallée du Necker, et le pousser dans le Rhin. Il est vrai qu'à son tour, l'archiduc, s'il perdait les montagnes, qui étaient sa base, pouvait faire perdre à Moreau le Rhin, qui était la nôtre; il pouvait renouveler son effort dans la plaine, battre Desaix, et, s'avançant le long du Rhin, mettre Moreau en l'air. Dans ces occasions, c'est le moins hardi qui est compromis: c'est celui qui se croit coupé, qui l'est en effet. L'archiduc crut devoir se retirer pour ne pas compromettre, par un mouvement hasardé, la monarchie autrichienne, qui n'avait plus que son armée pour appui. On a blâmé cette résolution, qui entraînait la retraite des armées impériales, et exposait l'Allemagne à une invasion. On peut admirer ces belles et sublimes hardiesses du génie, qui obtiennent de grands résultats au prix de grands périls; mais on ne saurait en faire une loi. La prudence est seule un devoir, dans une situation comme celle de l'archiduc, et on ne peut le blâmer d'avoir battu en retraite pour devancer Moreau dans la vallée du Necker et pour protéger ainsi les états héréditaires. Sur-le-champ, en effet, il forma la résolution d'abandonner l'Allemagne, qu'aucune ligne ne pouvait couvrir, et de se porter, en remontant le Mein et le Necker, à la grande ligne des états héréditaires, celle du Danube. Ce fleuve, couvert par les deux places de Ulm et Ratisbonne, était le plus sûr rempart de l'Autriche. En y concentrant ses forces, l'archiduc était là chez lui, à cheval sur un grand fleuve, avec des forces égales à celles de l'ennemi, avec la faculté de manoeuvrer sur les deux rives, et d'accabler l'une des deux armées envahissantes. L'ennemi, au contraire, se trouvait fort loin de chez lui, à une distance immense de sa base, sans cette supériorité de forces qui compense le danger de l'éloignement, avec le désavantage d'un pays affreux à traverser pour envahir et pour s'en retourner, et enfin avec l'inconvénient d'être divisé en deux corps, et d'être commandé par deux généraux. Ainsi les Impériaux gagnaient, en se rapprochant du Danube, tout ce que perdaient les Français. Mais, pour s'assurer tous ces avantages, l'archiduc devait arriver sans défaite au Danube; et, dès lors, il devait se retirer avec fermeté, mais sans s'exposer à aucun engagement.

Après avoir laissé garnison à Mayence, à Ehrenbreistein, à Cassel, à Manheim, il ordonna à Wartensleben de se retirer pied à pied par la vallée du Mein, et de gagner le Danube, en s'engageant tous les jours assez pour soutenir le moral de ses troupes, mais pas assez pour les compromettre dans une action générale. Lui-même en fit autant avec son armée; il la porta de Pforzheim dans la vallée du Necker, et ne s'y arrêta que le temps nécessaire pour réunir ses parcs et leur donner le temps de se retirer. Wartensleben se repliait avec trente mille fantassins et quinze mille chevaux; l'archiduc avec quarante mille hommes d'infanterie et dix-huit de cavalerie; ce qui faisait cent trois mille hommes en tout. Le reste était dans les places, ou avait filé par le Haut-Rhin en Suisse, devant le général Férino, qui commandait la droite de Moreau.

Dès que Moreau eut décidé la retraite des Autrichiens, l'armée de Jourdan passa de nouveau le Rhin à Dusseldorf et Neuwied, en manoeuvrant comme elle l'avait toujours fait, et se porta sur la Lahn, pour déboucher ensuite dans la vallée du Mein. Les armées françaises s'avancèrent donc en deux colonnes, le long du Mein et du Necker, suivant les deux armées impériales, qui faisaient une très belle retraite. Les nombreux escadrons des Autrichiens, voltigeant à l'arrière-garde, imposaient par leur masse, couvraient leur infanterie de nos insultes, et rendaient inutiles tous nos efforts pour l'entamer. Moreau, qui n'avait point eu de place à masquer, en se détachant du Rhin, marchait avec soixante-onze mille hommes. Jourdan, ayant dû bloquer Mayence, Cassel, Ehrenbreistein, et consacrer vingt-sept mille hommes à ces opérations, ne marchait qu'avec quarante-six mille, et n'était guère supérieur à Wartensleben.

D'après le plan vicieux de Carnot, il fallait toujours déborder les ailes de l'ennemi, c'est-à-dire, s'éloigner du but essentiel, la réunion des deux armées. Cette réunion aurait permis de porter sur le Danube une masse de cent quinze ou cent vingt mille hommes, masse écrasante, énorme, qui aurait trompé tous les calculs de l'archiduc, déjoué tous ses efforts pour se concentrer, passé le Danube sous ses yeux, enlevé Ulm, et, de cette base, eût menacé Vienne et ébranlé le trône impérial.

Conformément au plan de Carnot, Moreau devait appuyer sur le Haut-Rhin et le Haut-Danube, et Jourdan vers la Bohême. On donnait à Moreau une raison de plus d'appuyer sur ce point, c'était la possibilité de communiquer avec l'armée d'Italie par le Tyrol, ce qui supposait l'exécution du plan gigantesque de Bonaparte, justement désapprouvé par le directoire. Comme Moreau voulait en même temps ne pas être trop détaché de Jourdan, et lui donner la main gauche tandis qu'il tendait la droite à l'armée d'Italie, on le vit sur les bords du Necker, occuper une ligne de cinquante lieues. Jourdan, de son côté, chargé de déborder Wartensleben, était forcé de s'éloigner de Moreau; et comme Wartensleben, général routinier, ne comprenant en rien la pensée de l'archiduc, au lieu de se rapprocher du Danube, se portait vers la Bohême pour la couvrir, Jourdan, pour le déborder, était forcé de s'étendre toujours davantage. On voyait ainsi les armées ennemies faire, chacune de leur côté, le contraire de ce qu'elles auraient dû. Il y avait cependant cette différence entre Wartensleben et Jourdan, que le premier manquait à un ordre excellent, et que le second était obligé d'en suivre un mauvais. La faute de Wartensleben était à lui, celle de Jourdan au directeur Carnot.

Moreau livra un combat à Canstadt pour le passage du Necker, et s'enfonça ensuite dans les défilés de l'Alb, chaîne de montagnes qui sépare le Necker du Danube, comme les Montagnes Noires le séparent du Rhin. Il franchit ces défilés et déboucha dans la vallée du Danube, vers le milieu de thermidor (fin de juillet), après un mois de marche. Jourdan, après avoir passé des bords de la Lahn sur ceux du Mein, et avoir livré un combat à Friedberg, s'arrêta devant la ville de Francfort, qu'il menaça de bombarder si on ne la lui livrait sur-le-champ. Les Autrichiens n'y consentirent qu'à la condition d'une suspension d'armes de deux jours. Cette suspension leur permettait de franchir le Mein, et de se donner une avance considérable; mais elle sauvait une ville intéressante, et dont les ressources pouvaient être utiles à l'armée: Jourdan y consentit. La place fut remise le 28 messidor (16 juillet). Jourdan frappa des contributions sur cette ville, mais y mit une grande modération, et déplut même à l'armée par les ménagemens qu'il montra pour le pays ennemi. Le bruit de l'opulence au milieu de laquelle vivait l'armée d'Italie, avait excité les imaginations, et on voulait vivre de même en Allemagne. Jourdan remonta ensuite le Mein, s'empara de Wurtzbourg le 7 thermidor (27 juillet), puis déboucha au-delà des montagnes de Souabe, sur les bords de la Naab, qui tombe dans le Danube. Il était à peu près sur la hauteur de Moreau, et à la même époque, c'est-à-dire vers le milieu de thermidor (commencement d'août). La Souabe et la Saxe avaient accédé à la neutralité, envoyé des agens à Paris pour traiter de la paix, et consenti à des contributions. Les troupes saxonnes et souabes se retirèrent, et affaiblirent ainsi l'armée autrichienne d'une douzaine de mille hommes, à la vérité peu utiles et se battant sans zèle.

Ainsi, vers le milieu de l'été, nos armées, maîtresses de l'Italie, qu'elles dominaient tout entière, maîtresses d'une moitié de l'Allemagne, qu'elles avaient envahie jusqu'au Danube, menaçaient l'Europe. Depuis deux mois la Vendée était soumise. Des cent mille hommes répandus dans l'Ouest, on pouvait en détacher cinquante mille pour les porter où l'on voudrait. Les promesses du gouvernement directorial ne pouvaient être plus glorieusement accomplies.

 

LIVRE IV . DIRECTOIRE. CHAPITRE IV.

ÉTAT INTÉRIEUR DE LA FRANCE VERS LE MILIEU DE L'ANNÉE 1796 (AN IV).— EMBARRAS FINANCIERS DU GOUVERNEMENT, CHUTE DES MANDATS ET DU PAPIER-MONNAIE.— ATTAQUE DU CAMP DE GRENELLE PAR LES JACOBINS.— RENOUVELLEMENT DU PACTE DE FAMILLE AVEC L'ESPAGNE, ET PROJET DE QUADRUPLE ALLIANCE.— PROJET D'UNE EXPÉDITION EN IRLANDE.— NÉGOCIATIONS EN ITALIE.— CONTINUATION DES HOSTILITÉS; ARRIVÉE DE WURMSER SUR L'ADIGE; VICTOIRES DE LONATO ET DE CASTIGLIONE.— OPÉRATIONS SUR LE DANUBE; BATAILLE DE NERESHEIM; MARCHE DE L'ARCHIDUC CHARLES CONTRE JOURDAN.— MARCHE DE BONAPARTE SUR LA BRENTA; BATAILLES DE ROVEREDO, BASSANO ET SAINT-GEORGE; RETRAITE DE WURMSER DANS MANTOUE. RETOUR DE JOURDAN SUR LE MEIN; BATAILLE DE WURTZBOURG; RETRAITE DE MOREAU.