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HISTOIRE DE LA RÉVOLUTION FRANÇAISE.

 

DIRECTOIRE. CHAPITRE XVIII.

SUITE DES OPÉRATIONS DE BONAPARTE EN ÉGYPTE. CONQUÊTE DE LA HAUTE-ÉGYPTE PAR DESAIX; BATAILLE DE SÉDIMAN.— EXPÉDITION DE SYRIE; PRISE DU FORT D'EL-ARISCH ET DE JAFFA; BATAILLE DU MONT-THABOR; SIÉGE DE SAINT-JEAN-D'ACRE.— RETOUR EN ÉGYPTE; BATAILLE D'ABOUKIR.— DÉPART DE BONAPARTE POUR LA FRANCE.— OPÉRATIONS EN EUROPE. MARCHE DE L'ARCHIDUC CHARLES SUR LE RHIN, ET DE SUWAROW EN SUISSE; MOUVEMENT DE MASSÉNA; MÉMORABLE VICTOIRE DE ZURICH; SITUATION PÉRILLEUSE DE SUWAROW; SA RETRAITE DÉSASTREUSE; LA FRANCE SAUVÉE.— ÉVÉNEMENS EN HOLLANDE; DÉFAITE ET CAPITULATION DES ANGLO-RUSSES; ÉVACUATION DE LA HOLLANDE. FIN DE LA CAMPAGNE DE 1799.

 

Bonaparte, après la bataille des Pyramides, s'était trouvé maître de l'Égypte. Il avait commencé à s'y établir, et avait distribué ses généraux dans les provinces, pour en faire la conquête. Desaix, placé à l'entrée de la Haute-Égypte avec une division de trois mille hommes environ, était chargé de conquérir cette province contre les restes de Mourad-Bey. C'est en vendémiaire et brumaire de l'année précédente (octobre 1798), au moment où l'inondation finissait, que Desaix avait commencé son expédition. L'ennemi s'était retiré devant lui et ne l'avait attendu qu'à Sédiman; là, Desaix avait livré, le 16 vendémiaire an VII (7 octobre 1798), une bataille acharnée contre les restes désespérés de Mourad-Bey. Aucun des combats des Français en Égypte ne fut aussi sanglant. Deux mille Français eurent à lutter contre quatre mille Mameluks et huit mille fellahs, retranchés dans le village de Sédiman. La bataille se passa comme celle des Pyramides, et comme toutes celles qui furent livrées en Égypte. Les fellahs étaient derrière les murs du village, et les cavaliers dans la plaine. Desaix s'était formé en deux carrés, et avait placé sur ses ailes deux autres petits carrés, pour amortir le choc de la cavalerie ennemie. Pour la première fois, notre infanterie fut rompue, et l'un des petits carrés enfoncé. Mais, par un instinct subit et admirable, nos braves soldats se couchèrent aussitôt par terre, afin que les grands carrés pussent faire feu sans les atteindre. Les Mameluks, passant sur leurs corps, chargèrent les grands carrés avec furie pendant plusieurs heures de suite, et vinrent expirer en désespérés sur les baïonnettes. Suivant l'usage, les carrés s'ébranlèrent ensuite, pour attaquer les retranchemens, et les emportèrent. Pendant ce mouvement, les Mameluks, décrivant un arc de cercle, vinrent égorger les blessés sur les derrières, mais on les chassa bientôt de ce champ de carnage, et les soldats furieux en massacrèrent un nombre considérable. Jamais plus de morts n'avaient jonché le champ de bataille. Les Français avaient perdu trois cents hommes. Desaix continua sa marche pendant tout l'hiver, et après une suite de combats, devenu maître de la Haute-Égypte jusqu'aux cataractes, il fit autant redouter sa bravoure que chérir sa clémence. Au Caire, on avait appelé Bonaparte le sultan Kebir, sultan de feu; dans la Haute-Égypte, Desaix fut nommé sultan le juste.

Bonaparte, pendant ce temps, avait fait une marche jusqu'à Belbeys, pour rejeter Ibrahim-Bey en Syrie, et il avait recueilli en route les débris de la caravane de la Mecque, pillée par les Arabes. Revenu au Caire, il continua à y établir une administration toute française. Une révolte, excitée au Caire par les agens secrets de Mourad-Bey, fut durement réprimée, et découragea tout à fait les ennemis des Français. (21 octob. 1798). L'hiver de 1798 à 1799 s'écoula ainsi dans l'attente des événemens. Bonaparte apprit dans cet intervalle la déclaration de guerre de la Porte, et les préparatifs qu'elle faisait contre lui, avec l'aide des Anglais. Elle formait deux armées, l'une à Rhodes, l'autre en Syrie. Ces deux armées devaient agir simultanément au printemps de 1799, l'une en venant débarquer à Aboukir, près d'Alexandrie, l'autre en traversant le désert qui sépare la Syrie de l'Égypte. Bonaparte sentit sur-le-champ sa position, et voulut, suivant son usage, déconcerter l'ennemi en le prévenant par une attaque soudaine. Il ne pouvait pas franchir le désert qui sépare l'Égypte de la Syrie, dans la belle saison, et il résolut de profiter de l'hiver pour aller détruire les rassemblemens qui se formaient à Acre, à Damas, et dans les villes principales. Le célèbre pacha d'Acre, Djezzar, était nommé séraskier de l'armée réunie en Syrie. Abdallah, pacha de Damas, commandait son avant-garde, et s'était avancé jusqu'au fort d'El-Arisch, qui ouvre l'Égypte du côté de la Syrie. Bonaparte voulut agir sur-le-champ. Il avait des intelligences parmi les peuplades du Liban. Les Druses, tribus chrétiennes, les Mutualis, mahométans schismatiques, lui offraient leur secours, et l'appelaient de tous leurs voeux. En brusquant l'assaut de Jaffa, d'Acre et de quelques places mal fortifiées, il pouvait s'emparer en peu de temps de la Syrie, ajouter cette belle conquête à celle de l'Égypte, devenir maître de l'Euphrate comme il l'était du Nil, et avoir alors toutes les communications avec l'Inde. Son ardente imagination allait plus loin encore, et formait quelques-uns des projets que ses admirateurs lui prêtaient en Europe. Il n'était pas impossible qu'en soulevant les peuplades du Liban, il réunît soixante ou quatre-vingt mille auxiliaires, et qu'avec ces auxiliaires, appuyés de vingt-cinq mille soldats, les plus braves de l'univers, il marchât sur Constantinople pour s'en emparer. Que ce projet gigantesque fût exécutable ou non, il est certain qu'il occupait son imagination; et quand on a vu ce qu'il a fait aidé de la fortune, on n'ose plus déclarer insensé aucun de ses projets.

Bonaparte se mit en marche en pluviôse (premiers jours de février), à la tête des divisions Kléber, Régnier, Lannes, Bon et Murat, fortes de treize mille hommes environ. La division de Murat était composée de la cavalerie. Bonaparte avait créé un régiment d'une arme toute nouvelle: c'était celui des dromadaires. Deux hommes, assis dos à dos, étaient portés sur un dromadaire, et pouvaient, grâce à la force et à la célérité de ces animaux, faire vingt-cinq ou trente lieues sans s'arrêter. Bonaparte avait formé ce régiment pour donner la chasse aux Arabes, qui infestaient les environs de l'Égypte. Ce régiment suivait l'armée d'expédition. Bonaparte ordonna en outre au contre-amiral Perrée de sortir d'Alexandrie avec trois frégates, et de venir sur la côte de Syrie pour y transporter l'artillerie de siége et des munitions. Il arriva devant le fort d'El-Arisch le 29 pluviôse (17 février). Après un peu de résistance, la garnison se rendit prisonnière au nombre de treize cents hommes. On trouva dans le fort des magasins considérables. Ibrahim-Bey ayant voulu le secourir, fut mis en fuite; son camp resta au pouvoir des Français, et leur procura un butin immense. Les soldats eurent beaucoup à souffrir en traversant le désert, mais ils voyaient leur général marchant à leurs côtés, supportant, avec une santé débile, les mêmes privations, les mêmes fatigues, et ils n'osaient se plaindre. Bientôt on arriva à Gasah; on prit cette place à la vue de Djezzar-Pacha, et on y trouva comme dans le fort d'El-Arisch, beaucoup de matériel et d'approvisionnemens. De Gasah l'armée se dirigea sur Jaffa, l'ancienne Joppé. Elle y arriva le 13 ventôse (3 mars). Cette place était entourée d'une grosse muraille flanquée de tours. Elle renfermait quatre mille hommes de garnison. Bonaparte la fit battre en brèche, et puis somma le commandant, qui pour toute réponse coupa la tête au parlementaire. L'assaut fut donné, la place emportée avec une audace extraordinaire, et livrée à trente heures de pillage et de massacres. On y trouva encore une quantité considérable d'artillerie et de vivres de toute espèce. Il restait quelques mille prisonniers, qu'on ne pouvait pas envoyer en Égypte, parce qu'on n'avait pas les moyens ordinaires de les faire escorter, et qu'on ne voulait pas renvoyer à l'ennemi, dont ils auraient grossi les rangs. Bonaparte se décida à une mesure terrible, et qui est le seul acte cruel de sa vie. Transporté dans un pays barbare, il en avait involontairement adopté les moeurs: il fit passer au fil de l'épée les prisonniers qui lui restaient. L'armée consomma avec obéissance, mais avec une espèce d'effroi, l'exécution qui lui était commandée. Nos soldats prirent en s'arrêtant à Jaffa les germes de la peste.

Bonaparte s'avança ensuite sur Saint-Jean-d'Acre, l'ancienne Ptolémaïs, situé au pied du mont Carmel. C'était la seule place qui pût encore l'arrêter. La Syrie était à lui s'il pouvait l'enlever. Mais Djezzar s'y était enfermé avec toutes ses richesses et une forte garnison. Il comptait sur l'appui de Sidney-Smith, qui croisait dans ces parages, et qui lui fournit des ingénieurs, des canonniers et des munitions. Il devait d'ailleurs être bientôt secouru par l'armée turque réunie en Syrie, qui s'avançait de Damas pour franchir le Jourdain. Bonaparte se hâta d'attaquer la place pour l'enlever comme celle de Jaffa, avant qu'elle fût renforcée de nouvelles troupes, et que les Anglais eussent le temps d'en perfectionner la défense. On ouvrit aussitôt la tranchée. Malheureusement l'artillerie de siége, qui devait venir par mer d'Alexandrie, avait été enlevée par Sidney-Smith. On avait pour toute artillerie de siége et de campagne, une caronade de trente-deux, quatre pièces de douze, huit obusiers, et une trentaine de pièces de quatre. On manquait de boulets, mais on imagina un moyen de s'en procurer. On faisait paraître sur la plage quelques cavaliers; à cette vue Sidney-Smith faisait un feu roulant de toutes ses batteries, et les soldats, auxquels on donnait cinq sous par boulet, allaient les ramasser au milieu de la canonnade et de rires universels.

La tranchée avait été ouverte le 30 ventôse (20 mars). Le général du génie Sanson, croyant être arrivé dans une reconnaissance de nuit au pied du rempart, déclara qu'il n'y avait ni contrescarpe ni fossé. On crut n'avoir à pratiquer qu'une simple brèche et à monter ensuite à l'assaut. Le 5 germinal (25 mars), on fit brèche, on se présenta à l'assaut, et on fut arrêté par une contrescarpe et un fossé. Alors on se mit sur-le-champ à miner. L'opération se faisait sous le feu de tous les remparts et de la belle artillerie que Sidney-Smith nous avait enlevée. Il avait donné à Djezzar d'excellens pointeurs anglais, et un ancien émigré, Phélippeaux, officier du génie d'un grand mérite. La mine sauta le 8 germinal (28 mars), et n'emporta qu'une partie de la contrescarpe. Vingt-cinq grenadiers, à la suite du jeune Mailly, montèrent à l'assaut. En voyant ce brave officier poser une échelle, les Turcs furent épouvantés, mais Mailly tomba mort. Les grenadiers furent alors découragés, les Turcs revinrent, deux bataillons qui suivaient furent accueillis par une horrible fusillade; leur commandant Laugier fut tué, et l'assaut manqua encore.

Malheureusement la place venait de recevoir plusieurs mille hommes de renfort, une grande quantité de canonniers exercés à l'européenne, et des munitions immenses. C'était un grand siége à exécuter avec treize mille hommes, et presque sans artillerie. Il fallait ouvrir un nouveau puits de mine pour faire sauter la contrescarpe entière, et commencer un autre cheminement. On était au 12 germinal (1er avril). Il y avait déjà dix jours d'employés devant la place; on annonçait l'approche de la grande armée turque; il fallait poursuivre les travaux et couvrir le siége, et tout cela avec la seule armée d'expédition. Le général en chef ordonna qu'on travaillât sans relâche à miner de nouveau, et détacha la division Kléber vers le Jourdain pour en disputer le passage à l'armée venant de Damas.

Cette armée, réunie aux peuplades des montagnes de Naplouse, s'élevait à environ vingt-cinq mille hommes. Plus de douze mille cavaliers en faisaient la force. Elle traînait un bagage immense. Abdallah, pacha de Damas, en avait le commandement. Elle passa le Jourdan au pont d'Iacoub, le 15 germinal (4 avril). Junot, avec l'avant-garde de Kléber, forte de cinq cents hommes au plus, rencontra les avant-gardes turques sur la route de Nazareth le 19 (8 avril). Loin de reculer, il brava hardiment l'ennemi, et, formé en carré, couvrit le champ de bataille de morts, et prit cinq drapeaux. Mais obligé de céder au nombre, il se replia sur la division Kléber. Celle-ci s'avançait, et hâtait sa marche pour rejoindre Junot. Bonaparte, instruit de la force de l'ennemi, se détacha avec la division Bon, pour soutenir Kléber, et livrer une bataille décisive. Djezzar, qui se concertait avec l'armée qui venait le débloquer, voulut faire une sortie; mais, mitraillé à outrance, il laissa nos ouvrages couverts de ses morts; Bonaparte se mit aussitôt en marche.

Kléber, avec sa division, avait débouché dans les plaines qui s'étendent au pied du mont Thabor, non loin du village de Fouli. Il avait eu l'idée de surprendre le camp turc pendant la nuit, mais il était arrivé trop tard pour y réussir. Le 21 germinal (16 avril) au matin, il trouva toute l'armée turque en bataille. Quinze mille fantassins occupaient le village de Fouli, plus de douze mille cavaliers se déployaient dans la plaine. Kléber avait à peine trois mille fantassins en carré. Toute cette cavalerie s'ébranla et fondit sur nos carrés. Jamais les Français n'avaient vu tant de cavaliers caracoler, charger, se mouvoir dans tous les sens. Ils conservèrent leur sang-froid accoutumé, et les recevant à bout portant par un feu terrible, ils en abattirent à chaque charge un nombre considérable. Bientôt ils eurent formé autour d'eux un rempart d'hommes et de chevaux, et abrités par cet horrible abatis, ils purent résister six heures de suite à toute la furie de leurs adversaires. Dans le moment Bonaparte débouchait du mont Thabor avec la division Bon. Il vit la plaine couverte de feu et de fumée, et la brave division Kléber résistant, à l'abri d'une ligne de cadavres. Sur-le-champ, il partagea la division qu'il amenait en deux carrés; ces deux carrés s'avancèrent de manière à former un triangle équilatéral avec la division Kléber, et mirent ainsi l'ennemi au milieu d'eux. Ils marchèrent en silence, et sans donner aucun signe de leur approche, jusqu'à une certaine distance: puis tout à coup Bonaparte fit tirer un coup de canon, et se montra alors sur le champ de bataille. Un feu épouvantable partant aussitôt des trois extrémités de ce triangle, assaillit les Mameluks qui étaient au milieu, les fit tourbillonner sur eux-mêmes, et fuir en désordre dans toutes les directions. La division Kléber, redoublant d'ardeur à cette vue, s'élança sur le village de Fouli, l'enleva à la baïonnette, et fit un grand carnage de l'ennemi. En un instant toute cette multitude s'écoula, et la plaine ne fut plus couverte que de morts. Le camp turc, les trois queues du pacha, quatre cents chameaux, un butin immense, devinrent la proie des Français. Murat, placé sur les bords du Jourdain, tua un grand nombre de fugitifs. Bonaparte fit brûler tous les villages des Naplousins. Six mille Français avaient détruit cette armée, que les habitans disaient innombrable comme les étoiles du ciel et les sables de la mer.

Pendant cet intervalle, on n'avait cessé de miner, de contre-miner autour des murs de Saint-Jean-d'Acre. On se disputait un terrain bouleversé par l'art des siéges. Il y avait un mois et demi qu'on était devant la place, on avait tenté beaucoup d'assauts, repoussé beaucoup de sorties, tué beaucoup de monde à l'ennemi; mais malgré de continuels avantages, on faisait d'irréparables pertes de temps et d'hommes. Le 18 floréal (7 mai), il arriva dans le port d'Acre un renfort de douze mille hommes. Bonaparte, calculant qu'ils ne pourraient pas être débarqués avant six heures, fait sur-le-champ jouer une pièce de vingt-quatre sur un pan de mur; c'était à la droite du point où depuis quelque temps on déployait tant d'efforts. La nuit venue, on monte à la brèche, on envahit les travaux de l'ennemi, on les comble, on encloue les pièces, on égorge tout, enfin on est maître de la place, lorsque les troupes débarquées s'avancent en bataille, et présentent une masse effrayante. Rambaut, qui commandait les premiers grenadiers montés à l'assaut, est tué. Lannes est blessé. Dans le même moment, l'ennemi fait une sortie, prend la brèche à revers, et coupe la retraite aux braves qui avaient pénétré dans la place. Les uns parviennent à ressortir; les autres, prenant un parti désespéré, s'enfuient dans une mosquée, s'y retranchent, y épuisent leurs dernières cartouches, et sont prêts à vendre chèrement leur vie, lorsque Sydney-Smith, touché de tant de bravoure, leur fait accorder une capitulation. Pendant ce temps, les troupes de siége, marchant sur l'ennemi, le ramènent dans la place, après en avoir fait un carnage épouvantable, et lui avoir enlevé huit cents prisonniers. Bonaparte, obstiné jusqu'à la fureur, donne deux jours de repos à ses troupes, et le 21 (10 mai) ordonne un nouvel assaut. On y monte avec la même bravoure, on escalade la brèche; mais on ne peut pas la dépasser.

Il y avait toute une armée gardant la place et défendant toutes les rues. Il fallut y renoncer. Il y avait deux mois qu'on était devant Acre, on avait fait des pertes irréparables, et il eût été imprudent de s'exposer à en faire davantage. La peste était dans cette ville, et l'armée en avait pris le germe à Jaffa. La saison des débarquemens approchait, et on annonçait l'arrivée d'une armée turque vers les bouches du Nil. En s'obstinant davantage, Bonaparte pouvait s'affaiblir, au point de ne pouvoir repousser de nouveaux ennemis. Le fond de ses projets était réalisé, puisqu'il avait détruit les rassemblemens formés en Syrie, et que de ce côté il avait réduit l'ennemi à l'impuissance d'agir. Quant à la partie brillante de ces mêmes projets, quant à ces vagues et merveilleuses espérances de conquêtes en Orient, il fallait y renoncer. Il se décida enfin à lever le siége. Mais son regret fut tel, que, malgré sa destinée inouïe, on lui a entendu répéter souvent, en parlant de Sidney-Smith: Cet homme m'a fait manquer ma fortune. Les Druses, qui pendant le siége avaient nourri l'armée, toutes les peuplades ennemies de la Porte, apprirent sa retraite avec désespoir.

Il avait commencé le siége le 30 ventôse (20 mars), il le leva le 1er prairial (20 mai): il y avait employé deux mois. Avant de quitter Saint-Jean-d'Acre, il voulait laisser une terrible trace de son passage: il accabla la ville de ses feux, et la laissa presque réduite en cendres. Il reprit la route du désert. Il avait perdu par le feu, les fatigues ou les maladies, près du tiers de son armée d'expédition, c'est-à-dire environ quatre mille hommes. Il emmenait douze cents blessés. Il se mit en marche pour repasser le désert. Il ravagea sur sa route tout le pays, et y imprima une profonde terreur. Arrivé à Jaffa, il en fit sauter les fortifications. Il y avait là une ambulance pour nos pestiférés. Les emporter était impossible: en ne les emportant pas, on les laissait exposés à une mort inévitable, soit par la maladie, soit par la faim, soit par la cruauté de l'ennemi. Aussi Bonaparte dit-il au médecin Desgenettes, qu'il y aurait bien plus d'humanité à leur administrer de l'opium qu'à leur laisser la vie; à quoi ce médecin fit cette réponse, fort vantée: Mon métier est de les guérir, et non de les tuer. On ne leur administra point d'opium, et ce fait servit à propager une calomnie indigne, et aujourd'hui détruite.

Bonaparte rentra enfin en Égypte après une expédition de près de trois mois. Il était temps qu'il y arrivât. L'esprit d'insurrection s'était répandu dans tout le Delta. Un imposteur, qui s'appelait l'ange El-Mohdhy, qui se disait invulnérable, et qui prétendait chasser les Français en soulevant de la poussière, avait réuni quelques mille insurgés. Les agens des Mamelucks l'aidaient de leur concours; il s'était emparé de Damanhour, et en avait égorgé la garnison. Bonaparte envoya un détachement, qui dispersa les insurgés, et tua l'ange invulnérable. Le trouble s'était communiqué aux différentes provinces du Delta; sa présence ramena partout la soumission et le calme. Il ordonna au Caire des fêtes magnifiques, pour célébrer ses triomphes en Syrie. Il n'avouait pas la partie manquée de ses projets, mais il vantait avec raison les nombreux combats livrés en Syrie, la belle bataille du mont Thabor, les vengeances terribles exercées contre Djezzar. Il répandit de nouvelles publications aux habitans, dans lesquelles ils leur disait qu'il était dans le secret de leurs pensées, et devinait leurs projets à l'instant où ils les formaient. Ils ajoutèrent foi à ces étranges paroles du sultan Kebir et le croyaient présent à toutes leurs pensées. Bonaparte n'avait pas seulement à contenir les habitans, mais encore ses généraux et l'armée elle-même. Un mécontentement sourd y régnait. Ce mécontentement ne provenait ni des fatigues, ni des dangers, ni surtout des privations, car l'armée ne manquait de rien, mais de l'amour du pays, qui poursuit le Français en tous lieux. Il y avait un an entier qu'on était en Égypte, et depuis près de six mois on n'avait aucune nouvelle de France. Aucun navire n'avait pu passer: une sombre tristesse dévorait tous les coeurs. Chaque jour les officiers et les généraux demandaient des congés pour repasser en Europe. Bonaparte en accordait peu, ou bien y ajoutait de ces paroles qu'on redoutait comme le déshonneur. Berthier lui-même, son fidèle Berthier, dévoré d'une vieille passion, demandait à revoir l'Italie. Il fut honteux pour la seconde fois de sa faiblesse, et renonça à partir. Un jour l'armée avait formé le projet d'enlever ses drapeaux du Caire, et de marcher sur Alexandrie pour s'y embarquer. Mais elle n'en eut que la pensée, et n'osa jamais braver son général. Les lieutenans de Bonaparte, qui donnaient tous l'exemple des murmures, se taisaient dès qu'ils étaient devant lui, et pliaient sous son ascendant. Il avait eu plus d'un démêlé avec Kléber. L'humeur de celui-ci ne venait pas de découragement, mais de son indocilité accoutumée. Il s'étaient toujours raccommodés, car Bonaparte aimait la grande âme de Kléber, et Kléber était séduit par le génie de Bonaparte.

On était en prairial (juin). L'ignorance des événemens de l'Europe et des désastres de la France était toujours la même. On savait seulement que le continent était dans une véritable confusion et qu'une nouvelle guerre était inévitable. Bonaparte attendait impatiemment de nouveaux détails, pour prendre un parti et retourner, s'il le fallait, sur le premier théâtre de ses exploits. Mais avant, il voulait détruire la seconde armée turque, réunie à Rhodes, dont on annonçait le débarquement très prochain.

Cette armée, montée sur de nombreux transports, et escortée par la division navale de Sydney-Smith, parut le 23 messidor (11 juillet) à la vue d'Alexandrie, et vint mouiller à Aboukir, la même rade où notre escadre avait été détruite. Le point de débarquement choisi par les Anglais était la presqu'île qui ferme cette rade, et qui porte le même nom. Cette presqu'île étroite s'avance entre la mer et le lac Madieh, et vient se terminer par un fort. Bonaparte avait ordonné à Marmont, qui commandait à Alexandrie, de perfectionner la défense du fort, et de détruire le village d'Aboukir, placé tout autour. Mais au lieu de détruire le village, on avait voulu le conserver pour y loger les soldats, et on l'avait simplement entouré d'une redoute pour le protéger du côté de la terre. Mais la redoute, ne joignant pas les deux bords de la mer, ne présentait pas un ouvrage fermé, et associait le sort du fort à celui d'un simple ouvrage de campagne. Les Turcs en effet débarquèrent avec beaucoup de hardiesse, abordèrent les retranchemens le sabre au poing, les enlevèrent, et s'emparèrent du village d'Aboukir, dont ils égorgèrent la garnison. Le village pris, le fort ne pouvait guère tenir, et fut obligé de se rendre. Marmont, commandant à Alexandrie, en était sorti à la tête de douze cents hommes, pour courir au secours des troupes d'Aboukir. Mais, apprenant que les Turcs étaient débarqués en nombre considérable, il n'osa pas tenter de les jeter à la mer par une attaque hardie. Il rentra dans Alexandrie, et les laissa s'établir tranquillement dans la presqu'île d'Aboukir.

Les Turcs étaient à peu près dix-huit mille hommes d'infanterie. Ce n'étaient pas de ces misérables fellahs qui composaient l'infanterie des Mamelucks; c'étaient de braves janissaires, portant un fusil sans baïonnette, le rejetant en bandoulière sur le dos quand ils avaient fait feu, puis s'élançant sur l'ennemi le pistolet et le sabre à la main. Ils avaient une artillerie nombreuse et bien servie; et ils étaient dirigés par des officiers anglais. Ils manquaient de cavalerie, car ils avaient à peine amené trois cents chevaux; mais ils attendaient l'arrivée de Mourad-Bey, qui devait quitter la Haute-Égypte, longer le désert, traverser les oasis, et venir se jeter à Aboukir avec deux à trois mille Mamelucks.

Quand Bonaparte apprit les détails du débarquement, il quitta le Caire sur-le-champ, et fit du Caire à Alexandrie une de ces marches extraordinaires dont il avait donné tant d'exemples en Italie. Il emmenait avec lui les divisions Lannes, Bon et Murat. Il avait ordonné à Desaix d'évacuer la Haute-Égypte, à Kléber et Régnier, qui étaient dans le Delta, de se rapprocher d'Aboukir. Il avait choisi le point de Birket, intermédiaire entre Alexandrie et Aboukir, pour y concentrer ses forces, et manoeuvrer suivant les circonstances. Il craignait qu'une armée anglaise ne fût débarquée avec l'armée turque.

Mourad-Bey, suivant le plan convenu avec Mustapha-Pacha, avait essayé de descendre dans la Basse-Égypte; mais rencontré, battu par Murat, il avait été obligé de regagner le désert. Il ne restait à combattre que l'armée turque, privée de cavalerie, mais campée derrière des retranchemens, et disposée à y résister avec son opiniâtreté accoutumée. Bonaparte, après avoir jeté un coup d'oeil sur Alexandrie, et sur les beaux travaux exécutés par le colonel Crétin, après avoir réprimandé son lieutenant Marmont, qui n'avait pas osé attaquer les Turcs au moment du débarquement, quitta Alexandrie le 6 thermidor (24 juillet). Il était le lendemain 7 à l'entrée de la presqu'île. Son projet était d'abord d'enfermer l'armée turque par des retranchemens, et d'attendre, pour attaquer, l'arrivée de toutes ses divisions; car il n'avait sous la main que les divisions Lannes, Bon, Murat, environ six mille hommes. Mais à la vue des dispositions faites par les Turcs, il changea d'avis, et résolut de les attaquer sur-le-champ, espérant les renfermer dans le village d'Aboukir, et les accabler d'obus et de bombes.

Les Turcs occupaient le fond de la presqu'île, qui est fort étroite. Ils étaient couverts par deux lignes de retranchemens. A une demi-lieue en avant du village d'Aboukir, où était leur camp, ils avaient occupé deux mamelons de sables, appuyant l'un à la mer, l'autre au lac de Madieh, et formant ainsi leur droite et leur gauche. Au centre de ces deux mamelons était un village, qu'ils gardaient aussi. Ils avaient mille hommes au mamelon de droite, deux mille à celui de gauche, et trois à quatre mille hommes dans le village. Telle était leur première ligne. La seconde était au village même d'Aboukir. Elle se composait de la redoute construite par les Français, et se joignait à la mer par deux boyaux. Ils avaient placé là leur camp principal et le gros de leurs forces.

Bonaparte fit ses dispositions avec sa promptitude et sa précision accoutumées. Il ordonna au général Destaing de marcher avec quelques bataillons sur le mamelon de gauche, où étaient les mille Turcs; à Lannes, de marcher sur le mamelon de droite, où étaient les deux mille autres, et à Murat, qui était au centre, de faire filer la cavalerie sur les derrières des deux mamelons. Ces dispositions sont exécutées avec une grande précision: Destaing marche sur le mamelon de gauche, et le gravit hardiment; Murat le fait tourner par un escadron. Les Turcs, à cette vue, abandonnent leur poste, rencontrent la cavalerie qui les sabre et les pousse dans la mer, où ils aiment mieux se jeter que de se rendre. Vers la droite, la même opération s'exécute. Lannes aborde les deux mille Mamelucks; Murat les tourne; ils sont également sabrés et jetés dans la mer. Destaing et Lannes se portent ensuite vers le centre, formé par un village, et l'attaquent de front. Les Turcs s'y défendent bravement, comptant sur un secours de la seconde ligne. Une colonne, en effet, se détache du camp d'Aboukir; mais Murat, qui a déjà filé sur le derrière du village, sabre cette colonne, et la repousse dans Aboukir. L'infanterie de Destaing et celle de Lannes entrent au pas de charge dans le village, en chassent les Turcs, qu'on pousse dans toutes les directions, et qui, s'obstinant toujours à ne pas se rendre, n'ont pour retraite que la mer, où ils se noient.

Déjà quatre à cinq mille avaient péri de cette manière; la première ligne était emportée; le but de Bonaparte était rempli, et il pouvait, resserrant les Turcs dans Aboukir, les bombarder, en attendant l'arrivée de Kléber et de Régnier. Mais il veut profiter de son succès, et achever sa victoire à l'instant même. Après avoir laissé reprendre haleine à ses troupes, il marche sur la seconde ligne. La division Lanusse, restée en réserve, appuie Lannes et Destaing. La redoute qui couvrait Aboukir était difficile à emporter; elle renfermait neuf à dix mille Turcs. Vers la droite, un boyau la joignait à la mer; vers la gauche, un autre boyau la prolongeait, mais sans joindre tout à fait le lac Madieh. L'espace ouvert était occupé par l'ennemi, et balayé par de nombreuses canonnières. Bonaparte, habitué à porter ses soldats sur les plus formidables obstacles, les dirige sur la position ennemie. Ses divisions d'infanterie marchent sur le front et la droite de la redoute. La cavalerie, cachée dans un bois de palmiers, doit l'attaquer par la gauche, et traverser, sous le feu des canonnières, l'espace laissé ouvert entre la redoute et le lac Madieh. La charge s'exécute; Lannes et Destaing poussent leur brave infanterie en avant; la 32e marche l'arme au bras sur les retranchemens, la 18e les tourne par l'extrême droite. L'ennemi, sans les attendre, s'avance à leur rencontre. On se joint corps à corps. Les soldats turcs, après avoir tiré leur coup de fusil et leurs deux coups de pistolet, font étinceler leur sabre. Ils veulent saisir les baïonnettes avec leurs mains; mais ils les reçoivent dans les flancs, avant d'avoir pu les saisir. On s'égorge ainsi sur les retranchemens. Déjà la 18e est près d'arriver dans la redoute; mais un feu terrible d'artillerie la repousse et la ramène au pied des ouvrages. Le brave Leturcq est tué glorieusement en voulant se retirer le dernier; Fugières perd un bras. Murat, de son côté, s'était avancé avec sa cavalerie, pour franchir l'espace compris entre la redoute et le lac Madieh. Plusieurs fois il s'était élancé et avait refoulé l'ennemi; mais, pris entre les feux de la redoute et des canonnières, il avait été obligé de se reployer en arrière. Quelques-uns de ses cavaliers s'étaient même avancés jusqu'aux fossés de la redoute; les efforts de tant de braves paraissaient devoir être impuissans. Bonaparte contemplait ce carnage, attendant le moment favorable pour revenir à la charge. Heureusement les Turcs, suivant leur usage, sortent des retranchemens pour venir couper les têtes des morts. Bonaparte saisit cet instant, lance deux bataillons, l'un de la 22e, l'autre de la 69, qui marchent sur les retranchemens et s'en emparent. A la droite, la 18e profite aussi de l'occasion, et entre dans la redoute. Murat, de son côté, ordonne une nouvelle charge. L'un de ses escadrons traverse cet espace si redoutable qui règne entre les retranchemens et le lac, et pénètre dans le village d'Aboukir. Alors les Turcs effrayés fuient de toutes parts; on en fait un carnage épouvantable. On les pousse la baïonnette dans les reins, et on les précipite dans la mer. Murat, à la tête de ses cavaliers, pénètre dans le camp de Mustapha-Pacha. Celui-ci, saisi de désespoir, prend un pistolet, et le tire sur Murat qu'il blesse légèrement. Murat lui coupe deux doigts d'un coup de sabre, et l'envoie prisonnier à Bonaparte. Les Turcs qui ne sont ni tués ni noyés se retirent dans le fort d'Aboukir.

Plus de douze mille cadavres flottaient sur cette mer d'Aboukir, qui naguère avait été couverte des corps de nos marins: deux ou trois mille avaient péri par le feu ou le fer. Les autres, enfermés dans ce fort, n'avaient plus d'autre ressource que la clémence du vainqueur. Telle est cette extraordinaire bataille, où, pour la première fois peut-être, dans l'histoire de la guerre, l'armée ennemie fut détruite tout entière. C'est dans cette occasion que Kléber, arrivant à la fin du jour, saisit Bonaparte au milieu du corps, et s'écria: Général, vous êtes grand comme le monde!

Ainsi, soit par l'expédition de Syrie, soit par la bataille d'Aboukir, l'Égypte était délivrée, du moins momentanément, des forces de la Porte. La situation de l'armée française pouvait être regardée comme assez rassurante. Après toutes les pertes qu'elle avait faites, elle comptait vingt-cinq mille hommes environ, mais les plus braves et les mieux commandés de l'univers. Chaque jour devait la faire mieux sympathiser avec les habitans, et consolider son établissement. Bonaparte y était depuis un an: arrivé en été avant l'inondation, il avait employé les premiers momens à s'emparer d'Alexandrie et de la capitale, ce qu'il avait obtenu par la bataille des Pyramides. Après l'inondation, et en automne, il avait achevé la conquête du Delta, et confié à Desaix la conquête de la Haute-Égypte. En hiver, il avait tenté l'expédition de Syrie, et détruit l'armée turque de Djezzar au mont Thabor. Il venait, en été, de détruire la seconde armée de la Porte à Aboukir. Le temps avait donc été aussi bien employé que possible; et tandis que la victoire abandonnait en Europe les drapeaux de la France, elle leur restait fidèle en Afrique et en Asie. Les trois couleurs flottaient triomphantes sur le Nil et le Jourdain, sur les lieux mêmes d'où est partie la religion du Christ.

Bonaparte ignorait encore ce qui se passait en France, aucune des dépêches du directoire ni de ses frères ne lui étant arrivée: il était dévoré d'inquiétude. Pour tâcher d'obtenir quelques nouvelles, il faisait croiser des bricks avec ordre d'arrêter les vaisseaux de commerce, et de s'instruire par eux des événemens qui se passaient en Europe. Il envoya à la flotte turque un parlementaire qui, sous le prétexte de négocier un échange de prisonniers, devait tâcher d'obtenir quelques nouvelles. Sidney-Smith arrêta ce parlementaire, l'accueillit fort bien, et voyant que Bonaparte ignorait les désastres de la France, se fit un malin plaisir de lui donner un paquet de tous les journaux. Le parlementaire revint, et remit le paquet à Bonaparte. Celui-ci passa une nuit entière à dévorer ces feuilles, et à s'instruire de tout ce qui se passait dans sa patrie. Sur-le-champ sa détermination fut prise: il résolut de s'embarquer secrètement pour l'Europe, et d'essayer la traversée, au risque d'être saisi en route par les flottes anglaises. Il demanda le contre-amiral Gantheaume, et lui enjoignit de mettre les frégates le Muiron et la Carrère en état de faire voile. Il ne fit part de son projet à personne, courut au Caire pour faire toutes ses dispositions, rédigea une longue instruction pour Kléber, auquel il voulait laisser le commandement de l'armée, et repartit aussitôt après pour Alexandrie.

Le 5 fructidor (22 août), emmenant avec lui Berthier, Lannes, Murat, Andréossy, Marmont, Bertholet et Monge, il se rendit, escorté de quelques-uns de ses guides, sur une plage écartée. Quelques canots étaient préparés; ils s'embarquèrent, et montèrent sur les deux frégates le Muiron et la Carrère. Elles étaient suivies des chebecks la Revanche et la Fortune. A l'instant même on mit à la voile, pour n'être plus au jour en vue des croiseurs anglais. Malheureusement un calme survint; on trembla d'être surpris, on voulait rentrer à Alexandrie; Bonaparte ne le voulut pas. «Soyez tranquilles, dit-il, nous passerons.» Comme César, il comptait sur la fortune.

Ce n'était pas, comme on l'a dit, une lâche désertion; car il laissait une armée victorieuse, pour aller braver des dangers de tout genre, et, le plus horrible de tous, celui d'aller porter des fers à Londres. C'était une de ces témérités par lesquelles les grands ambitieux tentent le ciel, et auxquelles ils doivent ensuite cette confiance immense qui tour à tour les élève et les précipite.

Tandis que cette grande destinée était commise au hasard des vents ou d'une rencontre, la victoire revenait sous nos drapeaux en Europe, et la république sortait, par un sublime effort, des périls auxquels nous venons de la voir exposée. Masséna était toujours sur la ligne de la Limmat, différant le moment de reprendre l'offensive. L'armée d'Italie, après avoir perdu la bataille de Novi, s'était dispersée dans l'Apennin. Heureusement Suwarow ne profitait pas mieux de la victoire de Novi que de celle de la Trebbia, et perdait dans le Piémont un temps que la France employait en préparatifs. Dans ce moment, le conseil aulique, aussi peu constant dans ses plans que l'avait été le directoire, en imagina un qui ne pouvait manquer de changer la face des événemens. Il était jaloux de l'autorité que Suwarow avait voulu exercer en Italie, et avait vu avec peine que ce général eût écrit au roi de Sardaigne pour le rappeler dans ses états. Le conseil aulique avait des vues sur le Piémont, et tenait à en écarter le vieux maréchal. De plus, il régnait peu d'accord entre les Russes et les Autrichiens; et ces raisons réunies décidèrent le conseil aulique à changer entièrement la distribution des troupes sur la ligne d'opération. Les Russes étaient mêlés aux Autrichiens sur les deux théâtres de la guerre. Korsakoff opérait en Suisse avec l'archiduc Charles, et Suwarow avec Mélas en Italie. Le conseil aulique imagina de transporter l'archiduc Charles sur le Rhin, et Suwarow en Suisse. De cette manière les deux armées russes devaient agir toutes deux en Suisse. Les Autrichiens devaient agir seuls sur le Rhin; ils devaient aussi agir seuls en Italie, où ils allaient être bientôt renforcés par une nouvelle armée, destinée à remplir le vide laissé par Suwarow. Le conseil aulique donna pour raison de ce changement, qu'il fallait faire combattre ensemble les troupes de chaque nation; que les Russes trouveraient en Suisse une température plus analogue à leur climat, et que le mouvement de l'archiduc Charles sur le Rhin seconderait l'expédition de Hollande. L'Angleterre ne pouvait manquer d'approuver ce plan, car elle espérait beaucoup, pour l'expédition de Hollande, de la présence de l'archiduc Charles sur le Rhin, et elle n'était pas fâchée que les Russes, entrés déjà à Corfou, et ayant le projet de s'emparer de Malte, fussent écartés de Gênes.

Ce revirement, exécuté en présence de Masséna, était excessivement dangereux, et d'ailleurs il transportait les Russes sur un théâtre qui ne leur convenait pas du tout. Ces soldats, habitués à charger en plaine et à la baïonnette, ne savaient pas tirer un coup de fusil; et ce qu'il faut par-dessus tout dans les montagnes, ce sont d'habiles tirailleurs. Le conseil aulique qui, suivant l'esprit des cabinets, faisait passer les raisons politiques avant les raisons militaires, défendit à ses généraux de faire une seule objection, et ordonna la rigoureuse exécution de ce plan, pour les derniers jours d'août (milieu de fructidor).

On a déjà décrit la configuration du théâtre de la guerre et la distribution des armées sur ce théâtre. Les eaux partant des Grandes-Alpes, et tantôt coulant en forme de fleuves, tantôt séjournant en forme de lacs, présentaient différentes lignes inscrites les unes dans les autres, commençant à droite contre une grande chaîne de montagnes, et allant finir, à gauche, dans le grand fleuve qui sépare l'Allemagne de la France. Les deux principales étaient celles du Rhin et de la Limmat. Masséna, obligé d'abandonner celle du Rhin, s'était replié sur celle de la Limmat. Il avait même été obligé de se retirer un peu en arrière de celle-ci, et de s'appuyer sur l'Albis. La ligne de la Limmat n'en séparait pas moins les deux armées. Cette ligne se composait de la Lint, qui naît contre les Grandes-Alpes, dans le canton de Glaris, et se jette ensuite dans le lac de Zurich; du lac de Zurich dans la Limmat, qui sort de ce lac à Zurich même, et va se jeter enfin dans l'Aar près de Bruck. L'archiduc Charles était derrière la Limmat, de Bruck à Zurich. Korsakoff était derrière le lac de Zurich, attendant qu'on lui assignât sa position. Hotze gardait la Lint.

D'après le plan convenu, l'archiduc, destiné au Rhin, devait être remplacé derrière la Limmat par Korsakoff. Hotze devait rester sur la Lint avec le corps autrichien de Voralberg, afin de donner la main à Suwarow arrivant d'Italie. La question était de savoir quelle route on ferait prendre à Suwarow. Il avait à franchir les monts, et pouvait suivre l'une ou l'autre des lignes qui coupent la Suisse. S'il préférait pénétrer par la vallée du Rhin, il pouvait, en traversant le Splugen, se rendre par Coire sur le Rhin-Supérieur, et faire là sa jonction avec Hotze. On avait calculé qu'il pourrait être arrivé vers le 25 septembre (3 vendémiaire an VIII). Ce mouvement avait l'avantage de s'opérer loin des Français, hors de leur portée, et de ne dépendre ainsi d'aucun accident. Suwarow pouvait également prendre une autre route, et au lieu de suivre la ligne du Rhin, entrer par le Saint-Gothard dans la vallée de la Reuss, et déboucher par Schwitz derrière la ligne de la Lint, occupée par les Français. Cette marche avait l'avantage de le porter sur le revers de la ligne ennemie; mais il fallait traverser le Saint-Gothard occupé par Lecourbe; il fallait préparer un mouvement de Hotze au-delà de la Lint, pour qu'il vînt tendre la main à l'armée arrivant du Saint-Gothard; il fallait, pour seconder ce mouvement, une attaque sur la Limmat; il fallait en un mot une opération générale sur toute la ligne, et un à-propos, une précision difficiles à obtenir quand on agit à de si grandes distances et en détachemens aussi nombreux. Ce plan, que les Russes rejettent sur les Autrichiens, et les Autrichiens sur les Russes, fut néanmoins préféré. En conséquence une attaque générale fut prescrite sur toute la ligne, pour les derniers jours de septembre. Au moment où Suwarow débouchait du Saint-Gothard dans la vallée de la Reuss, Korsakoff devait attaquer au dessous du lac de Zurich, c'est-à-dire le long de la Limmat, et Hotze au-dessus du lac, le long de la Lint. Deux des lieutenans de Hotze, Linken et Jellachich, devaient pénétrer dans le canton de Glaris, jusqu'à Schwitz, et donner la main à Suwarow. La jonction générale une fois opérée, les troupes réunies en Suisse allaient s'élever à quatre-vingt mille hommes. Suwarow arrivait avec dix-huit mille; Hotze en avait vingt-cinq, Korsakoff trente. Ce dernier avait en réserve le corps de Condé et quelques mille Bavarois. Mais avant la jonction, trente mille sous Korsakoff, et vingt-cinq mille sous Hotze, c'est-à-dire cinquante-cinq mille se trouvaient exposés aux coups de toute l'armée de Masséna.

Le moment, en effet, où l'archiduc Charles quittait la Limmat, et où Suwarow n'avait pas encore passé les Alpes, était trop favorable pour que Masséna ne le saisît pas, et ne sortît point enfin de l'inaction qu'on lui avait tant reprochée. Son armée avait été portée à soixante-quinze mille hommes environ, par les renforts qu'elle avait reçus; mais elle devait s'étendre du Saint-Gothard à Bâle, ligne immense à couvrir. Lecourbe, formant sa droite, et ayant Gudin et Molitor sous ses ordres, gardait le Saint-Gothard, la vallée de la Reuss et la Haute-Lint, avec douze ou treize mille hommes. Soult, avec dix mille, occupait la Lint jusqu'à son embouchure dans le lac de Zurich. Masséna, avec les divisions Mortier, Klein, Lorge et Mesnard, formant un total de trente-sept mille hommes, était devant la Limmat, de Zurich à Bruck. La division Thureau, forte de neuf mille hommes, et la division Chabran de huit, gardaient l'une le Valais, l'autre les environs de Bâle.

Masséna, quoique inférieur en forces, avait l'avantage de pouvoir réunir sa masse principale sur le point essentiel. Ainsi il avait trente-sept mille hommes devant la Limmat, qu'il pouvait jeter sur Korsakoff. Celui-ci venait de s'affaiblir de quatre mille hommes, envoyés en renfort à Hotze, par derrière le lac de Zurich, ce qui le réduisait à vingt-six mille. Le corps de Condé et les Bavarois, qui devaient lui servir de réserve, étaient encore fort en arrière à Schaffouse. Masséna pouvait donc lancer trente-sept mille hommes contre vingt-six mille. Korsakoff battu, il pouvait se rejeter sur Hotze, et après les avoir tous deux mis en déroute, peut-être détruits, accabler Suwarow, qui arrivait en Suisse avec l'espoir d'y trouver un ennemi vaincu, ou du moins contenu dans sa ligne.

Masséna, averti des projets des ennemis, devança d'un jour son attaque générale, et la fixa pour le 3 vendémiaire (25 septembre 1799). Depuis qu'il était retiré sur l'Albis, à quelques pas en arrière de la Limmat, le cours de cette rivière appartenait à l'ennemi. Il fallait le lui enlever par un passage: c'est ce qu'il se proposa d'exécuter avec ses trente-sept mille hommes. Tandis qu'il allait opérer au-dessous du lac de Zurich, il chargea Soult d'opérer au-dessus, et de franchir la Lint le même jour. Les militaires ont adressé un reproche à Masséna: il fallait, disent-ils, plutôt attirer Suwarow en Suisse que l'en éloigner: si donc, au lieu de laisser Lecourbe se battre inutilement au Saint-Gothard contre Suwarow, Masséna l'eût réuni à Soult, il aurait été plus assuré d'accabler Hotze, et de franchir la Lint. Au reste, comme le résultat obtenu fut aussi grand qu'on pouvait le souhaiter, on n'a fait ce reproche à Masséna que dans l'intérêt rigoureux des principes.

La Limmat sort du lac de Zurich à Zurich même, et coupe la ville en deux parties. Conformément au plan convenu avec Hotze et Suwarow, Korsakoff se disposait à attaquer Masséna, et pour cela il avait porté la masse de ses forces dans la partie de Zurich qui est en avant de la Limmat. Il n'avait laissé que trois bataillons à Closter-Fahr, pour garder un point où la Limmat est plus accessible: il avait dirigé Durasof avec une division près de l'embouchure de la Limmat dans l'Aar, pour veiller de ce côté; mais sa masse, forte de dix-huit mille hommes au moins, était en avant de la rivière, en situation offensive.

Masséna basa son plan sur cet état de choses. Il résolut de masquer plutôt que d'attaquer le point de Zurich, où Korsakoff avait amassé ses forces; puis, avec une portion considérable de ses troupes, de tenter le passage de la Limmat à Closter-Fahr, point faiblement défendu. Le passage opéré, il voulait que cette division remontât la Limmat sur la rive opposée, et vînt se placer sur les derrières de Zurich. Alors il se proposait d'attaquer Korsakoff sur les deux rives, et de le tenir enfermé dans Zurich même. Des conséquences immenses pouvaient résulter de cette disposition.

Mortier avec sa division, qui était forte de huit mille hommes, et occupait la droite de ce champ de bataille, fut dirigé sur Zurich. Elle devait contenir d'abord, puis attaquer la masse russe. Klein avec sa division, qui était forte de dix mille hommes, devait être placé à Altstetten, entre le point de Zurich et celui de Closter-Fahr, où l'on allait tenter le passage. Elle pouvait ainsi ou se porter devant Zurich, et donner secours à Mortier contre la masse russe, ou courir au point du passage, s'il était nécessaire de le seconder. Cette division renfermait quatre mille grenadiers, et une réserve de superbe cavalerie. La division Lorge, avec une partie de la division Mesnard, devait exécuter le passage à Closter-Fahr. Quinze mille hommes à peu près formaient cette masse. Le reste de la division Mesnard devait faire des démonstrations sur la Basse-Limmat, pour tromper et retenir Durasof.

Ces dispositions, qui ont fait l'admiration de tous les critiques, furent mises à exécution le 3 vendémiaire an VIII (25 septembre 1799), à cinq heures du matin. Les apprêts du passage avaient été faits près du village de Dietikon, avec un soin et un secret extraordinaires. Des barques avaient été traînées à bras, et cachées dans les bois. Dès le matin, elles étaient à flot, et les troupes étaient rangées en silence sur la rive. Le général Foy, illustré depuis comme orateur, commandait l'artillerie à cette immortelle bataille; il disposa plusieurs batteries de manière à protéger le passage. Six cents hommes s'embarquèrent hardiment, et arrivèrent sur l'autre rive. Sur-le-champ ils fondirent sur les tirailleurs ennemis, et les dispersèrent. Korsakoff avait mis là, sur le plateau de Closter-Fahr, trois bataillons avec du canon. Notre artillerie, supérieurement dirigée, éteignit bientôt les feux de l'artillerie russe, et protégea le passage successif de notre avant-garde. Lorsque le général Gazan eut réuni aux six cents hommes qui avaient passé les premiers un renfort suffisant, il marcha sur les trois bataillons russes qui gardaient Closter-Fahr. Ceux-ci s'étaient logés dans un bois, et s'y défendirent bravement. Gazan les enveloppa, et fut obligé de tuer presque jusqu'au dernier homme pour les déloger. Ces trois bataillons détruits, le pont fut jeté. Le reste de la division Lorge et partie de la division Mesnard passèrent la Limmat: c'étaient quinze mille hommes portés au-delà de la rivière. La brigade Bontemps fut placée à Regensdorf, pour faire face à Durasof, s'il voulait remonter de la Basse-Limmat. Le gros des troupes, dirigé par le chef d'état-major Oudinot, remonta la Limmat, pour se porter sur les derrières de Zurich.

Cette partie de l'opération achevée, Masséna se reporta de sa personne sur l'autre rive de la Limmat, pour veiller au mouvement de ses ailes. Vers la Basse-Limmat, Mesnard avait si bien trompé Durasof par ses démonstrations, que celui-ci s'était porté sur la rive, où il déployait tous ses feux. A sa droite, Mortier s'était avancé sur Zurich par Wollishofen, mais il y avait rencontré la masse de Korsakoff, posté, comme on l'a dit, en avant de la Limmat, et avait été obligé de se replier. Masséna arrivant dans cet instant ébranla la division Klein, qui était à Altstetten. Humbert, à la tête de ses quatre mille grenadiers, marcha sur Zurich, et rétablit le combat. Mortier renouvela ses attaques, et on parvint à renfermer ainsi les Russes dans Zurich.

Pendant ce temps, Korsakoff, chagriné d'entendre du canon sur ses derrières, avait reporté quelques bataillons au-delà de la Limmat; mais ces faibles secours avaient été inutiles. Oudinot, avec ses quinze mille hommes, continuait à remonter la Limmat. Il avait enlevé le petit camp placé à Hong, ainsi que les hauteurs qui sont sur les derrières de Zurich, et s'était emparé de la grande route de Vintherthur, qui donne issue en Allemagne, et la seule par laquelle les Russes pussent se retirer.

La journée était presque achevée, et d'immenses résultats étaient préparés pour le lendemain. Les Russes étaient enfermés dans Zurich; Masséna avait porté par le passage à Closter-Fahr quinze mille hommes sur leurs derrières, et placé dix-huit mille hommes devant eux. Il était difficile qu'il ne leur fît pas essuyer un désastre. On a pensé qu'il aurait dû, au lieu de laisser la division Klein devant Zurich, la porter par Closter-Fahr, derrière cette ville, de manière à fermer tout à fait la route de Vintherthur. Mais il craignait que, Mortier restant avec huit mille hommes seulement, Korsakoff ne lui passât sur le corps et ne se jetât sur la Lint. Il est vrai que Korsakoff aurait rencontré Soult et Lecourbe; mais il aurait pu rencontrer aussi Suwarow, venant d'Italie, et on ne sait ce qui serait arrivé de cette singulière combinaison.

Korsakoff s'était enfin aperçu de sa position, et avait porté ses troupes dans l'autre partie de Zurich, en arrière de la Limmat. Durasof, sur la Basse-Limmat, apprenant le passage, s'était dérobé; et évitant la brigade Bontemps, par un détour, était venu regagner la route de Vintherthur. Le lendemain 4 vendémiaire (26 septembre), le combat devait être acharné, car les Russes voulaient se faire jour, et les Français voulaient recueillir d'immenses trophées. Le combat commença de bonne heure. La malheureuse ville de Zurich, encombrée d'artillerie, d'équipages, de blessés, attaquée de tous côtés, était comme enveloppée de feux. De ce côté-ci de la Limmat, Mortier et Klein l'avaient abordée, et étaient près d'y pénétrer. Au-delà, Oudinot la serrait par derrière et voulait fermer la route à Korsakoff. Cette route de Vintherthur, théâtre d'un combat sanglant, avait été prise et reprise plusieurs fois. Korsakoff, songeant enfin à se retirer, avait mis son infanterie en tête, sa cavalerie au centre, son artillerie et ses équipages à la queue. Il s'avançait ainsi formant une longue colonne. Sa brave infanterie, chargeant avec furie, renverse tout devant elle, et s'ouvre un passage; mais quand elle a passé avec une partie de la cavalerie, les Français reviennent à la charge, attaquent le reste de la cavalerie et les bagages, et les refoulent jusqu'aux portes de Zurich. Au même instant, Klein, Mortier, y entrent de leur côté. On se bat dans les rues. L'illustre et malheureux Lavater est frappé sur la porte de sa maison, d'une balle par un soldat suisse ivre qui lui mit son fusil sur la poitrine pour avoir de l'argent; il tomba atteint d'une blessure grave à la cuisse dont il mourut quelques mois après. Enfin, tout ce qui était resté dans Zurich est obligé de mettre bas les armes. Cent pièces de canon, tous les bagages, les administrations, le trésor de l'armée et cinq mille prisonniers, deviennent la proie des Français. Korsakoff avait eu en outre huit mille hommes hors de combat, dans cette lutte acharnée. Huit et cinq faisaient treize mille hommes perdus, c'est-à-dire la moitié de son armée. Les grandes batailles d'Italie n'avaient pas présenté des résultats plus extraordinaires. Les conséquences pour le reste de la campagne ne devaient pas être moins grandes que les résultats matériels. Korsakoff, avec treize mille hommes au plus, se hâta de regagner le Rhin.

Pendant ce temps, Soult, chargé de passer la Lint au-dessus du lac de Zurich, exécutait sa mission avec non moins de bonheur que le général en chef. Il avait exécuté le passage entre Bilten et Richenburg. Cent cinquante braves, portant leur fusil sur leur tête, avaient traversé la rivière à la nage, abordé sur l'autre rive, balayé les tirailleurs, et protégé le débarquement de l'avant-garde. Hotze, accouru sur-le-champ au lieu du danger, était tombé mort d'un coup de feu, ce qui avait mis le désordre dans les rangs autrichiens. Petrasch, succédant à Hotze, avait en vain essayé de rejeter dans la Lint les corps qui avaient passé; il avait été obligé de se replier, et s'était retiré précipitamment sur Saint-Gall et le Rhin, en laissant trois mille prisonniers et du canon. De leur côté, les généraux Jellachich et Linken, chargés de venir par la Haute-Lint, dans le canton de Glaris, recevoir Suwarow au débouché du Saint-Gothard, s'étaient retirés en apprenant tous ces désastres. Ainsi près de soixante mille hommes étaient repoussés déjà de la ligne de la Limmat, au-delà de celle du Rhin, et repoussés après des pertes immenses. Suwarow, qui croyait déboucher en Suisse dans le flanc d'un ennemi attaqué de tous côtés, et qui croyait décider sa défaite en arrivant, allait trouver au contraire tous ses lieutenans dispersés, et s'engager au milieu d'une armée victorieuse de toutes parts.

Parti d'Italie avec dix-huit mille hommes, il était arrivé au pied du Saint-Gothard le cinquième jour complémentaire de l'an VII (21 septembre). Il avait été obligé de démonter ses Cosaques pour charger son artillerie sur le dos de leurs chevaux. Il envoya Rosemberg avec six mille hommes, pour tourner le Saint-Gothard par Disentits et le Crispalt. Arrivé le 1er vendémiaire (23 septembre) à Airolo, à l'entrée de la gorge du Saint-Gothard, il y trouva Gudin avec une des brigades de la division Lecourbe. Il se battit là avec la dernière opiniâtreté; mais ses soldats, mauvais tireurs, ne sachant qu'avancer et se faire tuer, tombaient par pelotons sous les balles et les pierres. Il se décida enfin à inquiéter Gudin sur ses flancs, et il l'obligea ainsi à céder la gorge jusqu'à l'hôpital. Gudin, par sa résistance, avait donné à Lecourbe le temps de recueillir ses troupes. Celui-ci, n'ayant guère sous sa main que six mille hommes, ne pouvait résister à Suwarow qui arrivait avec douze mille, et à Rosemberg qui, transporté déjà à Urseren, en avait six mille sur ses derrières. Il jeta son artillerie dans la Reuss, gagna ensuite la rive opposée en gravissant des rochers presque inaccessibles, et s'enfonça dans la vallée. Arrivé au-delà d'Urseren, n'ayant plus Rosemberg sur ses derrières, il rompit le pont du Diable, et tua une multitude de Russes, avant qu'ils eussent franchi le précipice en descendant dans le lit de la Reuss et en remontant la rive opposée. Lecourbe avait fait ainsi une retraite pied à pied, profitant de tous les obstacles pour fatiguer et tuer un à un les soldats de Suwarow.

L'armée russe arriva ainsi à Altorf, au fond de la vallée de la Reuss, accablée de fatigues, manquant de vivres, et singulièrement affaiblie par les pertes qu'elle avait faites. A Altorf, la Reuss tombe dans le lac de Lucerne. Si Hotze, suivant le plan convenu, avait pu faire arriver Jellachich et Linken au-delà de la Lint, jusqu'à Schwitz, il aurait envoyé des bateaux pour recevoir Suwarow à l'embouchure de la Reuss. Mais après les événemens qui s'étaient passés, Suwarow ne trouva pas une embarcation, et se vit enfermé dans une vallée épouvantable. C'était le 4 vendémiaire (26 septembre), jour du désastre général sur toute la ligne. Il ne lui restait d'autre ressource que de se jeter dans le Schachental, et de passer à travers des montagnes horribles, où il n'y avait aucune route tracée, pour pénétrer dans la vallée de Muthenthal. Il se mit en route le lendemain. Il ne pouvait passer qu'un homme de front dans le sentier qu'on avait à suivre. L'armée mit deux jours à faire ce trajet de quelques lieues. Le premier homme était déjà à Mutten, que le dernier n'avait pas encore quitté Altorf. Les précipices étaient couverts d'équipages, de chevaux, de soldats mourant de faim ou de fatigue. Arrivé dans la vallée de Muthenthal, Suwarow pouvait déboucher par Schwitz, non loin du lac de Zurich, ou bien remonter la vallée, et par le Bragel se jeter sur la Lint. Mais du côté de Schwitz, Masséna arrivait avec la division Mortier, et de l'autre côté du Bragel était Molitor, qui occupait le défilé du Kloenthal, vers les bords de la Lint. Après avoir donné deux jours de repos à ses troupes, Suwarow se décida à rétrograder par le Bragel. Le 8 vendémiaire (30 septembre) il se mit en marche; Masséna l'attaquait en queue, tandis que de l'autre côté du Bragel, Molitor lui tenait tête au défilé du Kloenthal. Rosemberg résista bravement à toutes les attaques de Masséna, mais Bagration fit de vains efforts pour percer Molitor. Il s'ouvrit la route de Glaris, mais ne put percer celle de Wesen. Suwarow, après avoir livré des combats sanglans et meurtriers, coupé de toutes les routes, rejeté sur Glaris, n'avait d'autre ressource que de remonter la vallée d'Engi, pour se jeter dans celle du Rhin. Mais cette route était encore plus affreuse que celle qu'il avait parcourue. Il s'y décida cependant, et après quatre jours d'efforts et de souffrances inouïes, atteignit Coire et le Rhin. De ses dix-huit mille hommes, il en avait à peine sauvé dix mille. Les cadavres de ses soldats remplissaient les Alpes. Ce barbare, prétendu invincible, se retirait couvert de confusion et plein de rage. En quinze jours, plus de vingt mille Russes et cinq à six mille Autrichiens avaient succombé. Les armées prêtes à nous envahir étaient chassées de la Suisse et rejetées en Allemagne. La coalition était dissoute, car Suwarow, irrité contre les Autrichiens, ne voulait plus servir avec eux. On peut dire que la France était sauvée.

Gloire éternelle à Masséna, qui venait d'exécuter l'une des plus belles opérations dont l'histoire de la guerre fasse mention, et qui nous avait sauvés dans un moment plus périlleux que celui de Valmy et de Fleurus! Il faut admirer les batailles grandes par la conception ou le résultat politique; mais il faut célébrer surtout celles qui sauvent. On doit l'admiration aux unes et la reconnaissance aux autres. Zurich est le plus beau fleuron de Masséna; et il n'en existe pas de plus beau dans aucune couronne militaire.

Pendant que ces événemens si heureux se passaient en Suisse, la victoire nous revenait en Hollande. Brune, faiblement pressé par l'ennemi, avait eu le temps de concentrer ses forces, et après avoir battu les Anglo-Russes à Kastrikum, les avait enfermés au Zip, et réduits à capituler. Les conditions étaient l'évacuation de la Hollande, la restitution de ce qui avait été pris au Helder, et l'élargissement sans échange de huit mille prisonniers. On aurait souhaité la restitution de la flotte hollandaise; mais les Anglais s'y refusaient, et on craignait, en rejetant la capitulation, le mal qu'ils pouvaient faire au pays.

Ainsi se termina cette mémorable campagne de 1799. La république, entrée trop tôt en action, et commettant la faute de prendre l'offensive, sans avoir auparavant concentré ses forces, avait été battue à Stokach et Magnano, et avait perdu ainsi par ces deux défaites l'Allemagne et l'Italie. Masséna resté seul en Suisse, formait un saillant dangereux entre deux masses victorieuses. Il s'était replié sur le Rhin, puis sur la Limmat, et enfin sur l'Albis. Là, il s'était rendu inattaquable durant quatre mois. Pendant ce temps, l'armée de Naples, tâchant de se réunir à l'armée de la Haute-Italie, avait été battue à la Trebbia. Réunie plus tard à cette armée par derrière l'Apennin, ralliée et renforcée, elle avait perdu son général à Novi, avait été battue de nouveau, et avait définitivement perdu l'Italie. L'Apennin était même envahi et le Var menacé. Mais là avait été le terme de nos malheurs. La coalition, revirant ses forces, avait porté l'archiduc Charles sur le Rhin, et Suwarow en Suisse. Masséna, saisissant ce moment, avait détruit Korsakoff privé de l'archiduc, et mis en fuite Suwarow privé de Korsakoff. Il avait ainsi réparé nos malheurs par une immortelle victoire. En Orient, de beaux triomphes avaient terminé la campagne. Mais, il faut le dire, si ces grands exploits avaient soutenu la république prête à succomber, s'ils lui avaient rendu quelque gloire, ils ne lui avaient rendu ni sa grandeur ni sa puissance. La France était sauvée, mais elle n'était que sauvée; elle n'avait point encore recouvré son rang, et elle courait même des dangers sur le Var.

LIVRE IV. DIRECTOIRE. CHAPITRE XIX.

RETOUR DE BONAPARTE; SON DÉBARQUEMENT A FRÉJUS; ENTHOUSIASME QU'IL INSPIRE.—AGITATION DE TOUS LES PARTIS A SON ARRIVÉE.—IL SE COALISE AVEC SIÈYES POUR RENVERSER LA CONSTITUTION DIRECTORIALE. —PRÉPARATIFS ET JOURNÉE DU 18 BRUMAIRE.—RENVERSEMENT DE LA CONSTITUTION DE L'AN III; INSTITUTION DU CONSULAT PROVISOIRE.— FIN DE CETTE HISTOIRE.

 16 avril 1799.BATAILLE DU MONT-THABOR

25 juillet 1799. BATAILLE D'ABOUKIR