HISTOIRE DE LA RÉVOLUTION FRANÇAISE. |
DIRECTOIRE.CHAPITRE XVII.
FORMATION DU NOUVEAU DIRECTOIRE. MOULINS ET ROGER-DUCOS REMPLACENT LARÉVELLIÈRE ET MERLIN.— CHANGEMENT DANS LE MINISTÈRE.— LEVÉE DE TOUTES LES CLASSES DE CONSCRITS.— EMPRUNT FORCÉ DE CENT MILLIONS.— LOI DES OTAGES.— NOUVEAUX PLANS MILITAIRES.— REPRISE DES OPÉRATIONS EN ITALIE; JOUBERT GÉNÉRAL EN CHEF; BATAILLE DE NOVI, ET MORT DE JOUBERT.— DÉBARQUEMENT DES ANGLO-RUSSES EN HOLLANDE.— NOUVEAUX TROUBLES A L'INTÉRIEUR; DÉCHAÎNEMENT DES PATRIOTES; ARRESTATION DE ONZE JOURNALISTES; RENVOI DE BERNADOTTE; PROPOSITION DE DÉCLARER LA PATRIE EN DANGER.
Les années usent les partis, mais il en faut beaucoup pour les épuiser. Les passions ne s'éteignent qu'avec les coeurs dans lesquels elles s'allumèrent. Il faut que tout une génération disparaisse; alors il ne reste des prétentions des partis que les intérêts légitimes, et le temps peut opérer entre ces intérêts une conciliation naturelle et raisonnable. Mais avant ce terme, les partis sont indomptables par la seule puissance de la raison. Le gouvernement qui veut leur parler le langage de la justice et des lois leur devient bientôt insupportable, et plus il a été modéré, plus ils le méprisent comme faible et impuissant. Veut-il, quand il trouve des coeurs sourds à ses avis, employer la force, on le déclare tyrannique, on dit qu'à la faiblesse il joint la méchanceté. En attendant les effets du temps, il n'y a qu'un grand despotisme qui puisse dompter les partis irrités. Le directoire était ce gouvernement légal et modéré qui voulut faire subir le joug des lois aux partis que la révolution avait produits, et que cinq ans de lutte et de réaction n'avaient pas encore épuisés. Ils se coalisèrent tous, comme on vient de le voir, au 30 prairial, pour amener sa chute. L'ennemi commun renversé, ils se trouvaient en présence les uns des autres sans aucune main pour les contenir. On va voir comment ils se comportèrent.
La constitution, quoique n'étant plus qu'un fantôme, n'était pas abolie, et il fallait remplacer par une ombre le directoire déjà renversé. Gohier avait remplacé Treilhard; il fallait donner des successeurs à Larévellière et à Merlin. On choisit Roger-Ducos et Moulins. Roger-Ducos était un ancien girondin, homme honnête, peu capable et tout-à-fait dévoué à Sièyes. Il avait été nommé par l'influence de Sièyes sur les anciens. Moulins était un général obscur, employé autrefois dans la Vendée, républicain chaud et intègre, nommé comme Gohier par l'influence du parti patriote. On avait proposé d'autres notabilités ou civiles ou militaires, pour composer le directoire; mais elles avaient été rejetées. Il était clair, d'après de pareils choix, que les partis n'avaient pas voulu se donner des maîtres. Ils n'avaient porté au directoire que ces médiocrités, chargées ordinairement de tous les interim.
Le directoire actuel, composé, comme les conseils, de partis opposés, était encore plus faible et moins homogène que le précédent. Sièyes, le seul homme supérieur parmi les cinq directeurs, rêvait, comme on l'a vu, une nouvelle organisation politique. Il était le chef du parti qui se qualifiait de modéré ou de constitutionnel, et dont tous les membres cependant souhaitaient une constitution nouvelle. Il n'avait de collègue dévoué que Roger-Ducos. Moulins et Gohier, tous deux chauds patriotes, incapables de concevoir autre chose que ce qui existait, voulaient la constitution actuelle, mais voulaient l'exécuter et l'interpréter dans le sens des patriotes. Quant à Barras, appelé naturellement a les départager, qui pouvait compter sur lui? Ce chaos de vices, de passions, d'intérêts, d'idées contraires, que présentait la république mourante, il en était à lui seul l'emblème vivant. La majorité, dépendant de sa voix, était donc commise au hasard.
Sièyes dit assez nettement à ses nouveaux collègues qu'ils prenaient la direction d'un gouvernement menacé d'une chute prochaine, mais qu'il fallait sauver la république si on ne pouvait sauver la constitution. Ce langage déplut fort à Gohier et à Moulins, et fut mal accueilli par eux. Aussi dès le premier jour les sentimens parurent peu d'accord. Sièyes tint le même langage à Joubert, le général qu'on voulait engager dans le parti réorganisateur. Mais Joubert, vieux soldat de l'armée d'Italie, en avait les sentimens; il était chaud patriote, et les vues de Sièyes lui parurent suspectes. Il s'en ouvrit secrètement à Gohier et à Moulins, et parut se rattacher entièrement à eux. Du reste, c'étaient là des questions qui ne pouvaient arriver qu'ultérieurement en discussion. Le plus pressant était d'administrer et de défendre la république menacée. La nouvelle de la bataille de la Trebbia, répandue partout, jetait tous les esprits dans l'alarme. Il fallait de grandes mesures de salut public.
Le premier soin d'un gouvernement est de faire tout le contraire de celui qui l'a précédé, ne serait-ce que pour obéir aux passions qui l'ont fait triompher. Championnet, ce héros de Naples si vanté, Joubert, Bernadotte, devaient sortir des fers ou de la disgrâce, pour occuper les premiers emplois. Championnet fut mis sur-le-champ en liberté et nommé général d'une nouvelle armée qu'on se proposait de former le long des Grandes-Alpes. Bernadotte fut chargé du ministère de la guerre. Joubert fut appelé à commander l'armée d'Italie. Ses triomphes dans le Tyrol, sa jeunesse, son caractère héroïque, inspiraient les plus grandes espérances. Les réorganisateurs lui souhaitaient assez de succès et de gloire pour qu'il pût appuyer leurs projets. Le choix de Joubert était fort bon sans doute, mais c'était une nouvelle injustice pour Moreau, qui avait si généreusement accepté le commandement d'une armée battue, et qui l'avait sauvée avec tant d'habileté. Mais Moreau était peu agréable aux chauds patriotes, qui triomphaient dans ce moment. On lui donna le commandement d'une prétendue armée du Rhin qui n'existait pas encore.
Il y eut en outre divers changemens dans le ministère. Le ministre des finances, Ramel, qui avait rendu de si grands services depuis l'installation du directoire, et qui avait administré pendant cette transition si difficile du papier-monnaie au numéraire, Ramel avait partagé l'odieux jeté sur l'ancien directoire. Il fut si violemment attaqué, que, malgré l'estime qu'ils avaient pour lui, les nouveaux directeurs furent obligés d'accepter sa démission. On lui donna pour successeur un homme qui était cher aux patriotes, et respectable pour tous les partis: c'était Robert Lindet, l'ancien membre du comité de salut public, si indécemment attaqué pendant la réaction. Il se défendit long-temps contre la proposition d'un portefeuille: l'expérience qu'il avait faite de l'injustice des partis, devait peu l'engager à rentrer dans les affaires. Cependant il y consentit par dévouement à la république.
La diplomatie du directoire n'avait pas été moins blâmée que son administration financière. On l'accusait d'avoir remis la république en guerre avec toute l'Europe, et c'était bien à tort, si l'on considère surtout quels étaient les accusateurs. Les accusateurs, en effet, étaient les patriotes eux-mêmes, dont les passions avaient engagé de nouveau la guerre. On reprochait surtout au directoire l'expédition d'Égypte, naguère si vantée, et on prétendait que cette expédition avait amené la rupture avec la Porte et la Russie. Le ministre Talleyrand, déjà peu agréable aux patriotes, comme ancien émigré, avait encouru toute la responsabilité de cette diplomatie, et il était si vivement attaqué qu'il fallut en agir avec lui comme avec Ramel, et accepter sa démission. On lui donna pour successeur un Wurtembergeois, qui, sous les apparences de la bonhomie allemande, cachait un esprit remarquable, et que M. de Talleyrand avait recommandé comme l'homme le plus capable de lui succéder. C'était M. Reinhard. On a dit que ce choix n'avait été que provisoire, et que M. Reinhard n'était là qu'en attendant le moment où M. de Talleyrand pourrait être rappelé. Le ministère de la justice fut retiré à Lambrechts, à cause de l'état de sa santé, et donné à Cambacérès. On plaça à la police Bourguignon, ancien magistrat, patriote sincère et honnête. Fouché, cet ex-jacobin, si souple, si insinuant, que Barras avait intéressé dans le trafic des compagnies, et pourvu ensuite de l'ambassade à Milan, Fouché, destitué à cause de sa conduite en Italie, passait aussi pour une victime de l'ancien directoire. Il devait donc prendre part au triomphe décerné à toutes les victimes; il fut envoyé à La Haye.
Tels furent les principaux changemens apportés au personnel du gouvernement et des armées. Ce n'était pas tout que de changer les hommes, il fallait leur fournir de nouveaux moyens de remplir la tâche sous laquelle leurs prédécesseurs avaient succombé. Les patriotes, revenant, suivant leur usage, aux moyens révolutionnaires, soutenaient qu'il fallait aux grands maux les grands remèdes. Ils proposaient les mesures urgentes de 1793. Après avoir tout refusé au précédent directoire, on voulait tout donner au nouveau; on voulait mettre dans ses mains des moyens extraordinaires, et l'obliger même d'en user. La commission des onze, formée des trois commissions des dépenses, des fonds et de la guerre, et chargée, pendant la crise de prairial, d'aviser aux moyens de sauver la république, conféra avec les membres du directoire, et arrêta avec eux différentes mesures qui se ressentaient de la disposition du moment. Au lieu de deux cent mille hommes, à prendre sur les cinq classes de conscrits, le directoire put appeler toutes les classes. Au lieu des impôts proposés par l'ancien directoire, et repoussés avec tant d'acharnement par les deux oppositions, on imagina encore un emprunt forcé. Conformément au système des patriotes, il fut progressif, c'est-à-dire qu'au lieu de faire contribuer chacun suivant la valeur de ses impôts directs, ce qui procurait tout de suite les rôles de la contribution foncière et personnelle pour base de répartition, on obligea chacun de contribuer suivant sa fortune. Alors il fallait recourir au jury taxateur, c'est-à-dire frapper les riches par le moyen d'une commission. Le parti moyen combattit ce projet et dit qu'il était renouvelé de la terreur, que la difficulté de la répartition rendait encore cette mesure inefficace et nulle, comme les anciens emprunts forcés. Les patriotes répondirent qu'il fallait faire supporter les frais de la guerre, non pas à toutes les classes, mais aux riches seuls. Les mêmes passions employaient toujours, comme en le voit, les mêmes raisons. L'emprunt forcé et progressif fut décrété; il fut fixé à cent millions, et déclaré remboursable en biens nationaux.
Outre ces mesures de recrutement et de finances, on dut en prendre une de police contre le renouvellement de la chouannerie, dans le midi et les départemens de l'ouest, théâtres de l'ancienne guerre civile. Il se commettait là de nouveaux brigandages; on assassinait les acquéreurs de biens nationaux, les hommes réputés patriotes, les fonctionnaires publics: on arrêtait surtout les diligences, et on les pillait. Il y avait parmi les auteurs de ces brigandages beaucoup d'anciens Vendéens et chouans, beaucoup de membres des fameuses compagnies du Soleil, et aussi beaucoup de conscrits réfractaires. Quoique ces brigands, dont la présence annonçait une espèce de dissolution sociale, eussent pour but réel le pillage, il était évident, d'après le choix de leurs victimes, qu'ils avaient une origine politique. Une commission fut nommée pour imaginer un système de répression. Elle proposa une loi, qui fut appelée loi des otages, et qui est demeurée célèbre sous ce titre. Comme on attribuait aux parens des émigrés ou ci-devant nobles, la plupart de ces brigandages, on voulut en conséquence les obliger à donner des otages. Toutes les fois qu'une commune était reconnue en état notoire de désordre, les parens ou alliés d'émigrés, les ci-devant nobles, les ascendans des individus connus pour faire partie des rassemblemens, étaient considérés comme otages et comme civilement et personnellement responsables des brigandages commis. Les administrations centrales devaient désigner les individus choisis pour otages, et les faire enfermer dans des maisons choisies pour cet objet. Ils devaient y vivre à leurs frais et à leur gré, et demeurer enfermés pendant toute la durée du désordre. Quand les désordres iraient jusqu'à l'assassinat, il devait y avoir quatre déportés pour un assassinat. On conçoit tout ce qu'on pouvait dire pour ou contre cette loi. C'était, disaient ses partisans, le seul moyen d'atteindre les auteurs, des désordres, et ce moyen était doux et humain. C'était, répondaient ses adversaires, une loi des suspects, une loi révolutionnaire, qui, dans l'impuissance d'atteindre les vrais coupables, frappait en masse, et commettait toutes les injustices ordinaires aux lois de cette nature. En un mot, on dit pour et contre tout ce qu'on a vu répété si souvent dans cette histoire sur les lois révolutionnaires. Mais il y avait une objection plus forte que toutes les autres à faire contre cette mesure. Ces brigands ne provenant que d'une véritable dissolution sociale, le seul remède était dans une réorganisation vigoureuse de l'état, et non dans des mesures tout-à-fait discréditées, et qui n'étaient capables de rendre aucune énergie aux ressorts du gouvernement.
La loi fut adoptée après une discussion assez vive, où les partis qui avaient été un moment d'accord pour renverser l'ancien directoire se séparèrent avec éclat. A ces mesures importantes, qui avaient pour but d'armer le gouvernement de moyens révolutionnaires, on en ajouta qui, sous d'autres rapports, limitaient sa puissance. Ces mesures accessoires étaient la conséquence des reproches faits à l'ancien directoire. Pour prévenir les scissions à l'avenir, on décida que le voeu de toute fraction électorale serait nul; que tout agent du gouvernement cherchant à influencer les élections serait puni pour attentat à la souveraineté du peuple; que le directoire ne pourrait plus faire entrer des troupes dans le rayon constitutionnel sans une autorisation expresse; qu'aucun militaire ne pourrait être privé de son grade sans une décision d'un conseil de guerre; que le droit accordé au directoire de lancer des mandats d'arrêt ne pourrait plus être délégué à des agens; qu'aucun employé du gouvernement ou fonctionnaire quelconque ne pourrait être ni fournisseur, ni même intéressé dans les marchés de fournitures; qu'un club ne pourrait être fermé sans une décision des administrations municipale et centrale. On ne put pas s'entendre sur une loi de la presse; mais l'article de la loi du 19 fructidor, qui donnait au directoire la faculté de suppression à l'égard des journaux, n'en demeura pas moins aboli; et en attendant un nouveau projet, la presse resta indéfiniment libre.
Telles furent les mesures prises à la suite du 30 prairial, soit pour réparer de prétendus abus, soit pour rendre au gouvernement l'énergie dont il manquait. Ces mesures, qu'on prend dans les momens de crise, à la suite d'un changement de système, sont imaginées pour sauver un état, et arrivent rarement à temps pour le sauver, car tout est souvent décidé avant qu'elles puissent être mises à exécution. Elles fournissent tout au plus des ressources pour l'avenir. L'emprunt des cent millions, les nouvelles levées, ne pouvaient être exécutés que dans quelques mois. Cependant l'effet d'une crise est de donner une secousse à tous les ressorts et de leur rendre une certaine énergie. Bernadotte se hâta d'écrire des circulaires pressantes, et par vint de cette manière à accélérer l'organisation déjà commencée des bataillons de conscrits. Robert Lindet, auquel l'emprunt des cent millions n'ouvrait aucune ressource actuelle, assembla les principaux banquiers et commerçans de la capitale, et les engagea à prêter leur crédit à l'état. Ils y consentirent, et prêtèrent leur signature au ministère des finances. Ils se formèrent en syndicat, et en attendant la rentrée des impôts, signèrent dès billets dont ils devaient être remboursés au fur et à mesure dès recettes. C'était une espèce de banque temporaire établie pour le besoin du moment.
On voulait faire aussi de nouveaux plans de campagne; on demanda un projet à Bernadotte, qui se hâta d'en présenter un fort singulier, mais qui heureusement ne fut pas mis à exécution. Rien n'était plus susceptible de combinaisons multipliées qu'un champ de bataille aussi vaste que celui sur lequel on opérait. Chacun en y regardant devait avoir une idée différente; et si chacun pouvait la proposer et la faire adopter, il n'y avait pas de raison pour ne pas changer à chaque instant de projet. Si, dans la discussion, la diversité des avis est utile, elle est déplorable dans l'exécution. Au début, on avait pensé qu'il fallait agir à la fois sur le Danube et en Suisse., Après la bataille de Stokach, on ne voulut plus agir qu'en Suisse, et on supprima l'armée du Danube. En ce moment, Bernadotte pensa autrement; il prétendit, que la cause des succès des alliés était dans la facilité avec laquelle ils pouvaient communiquer, à travers les Alpes, d'Allemagne en Italie. Pour leur interdire ces moyens de communication, il voulait qu'on leur enlevât le Saint-Gothard et les Grisons à l'aile droite de l'armée de Suisse, et qu'on formât une nouvelle armée du Danube, qui reportât la guerre en Allemagne. Pour former cette armée du Danube, il proposait d'organiser promptement l'armée du Rhin, et de la renforcer de vingt mille hommes enlevés à Masséna. C'était compromettre celui-ci, qui avait devant lui toutes les forces de l'archiduc, et qui pouvait être accablé pendant ce revirement. Il est vrai qu'il eût été bon de ramener la guerre sur le Danube, mais il suffisait de donner à Masséna les moyens de prendre l'offensive, pour que son armée devînt elle-même cette armée du Danube. Alors il fallait tout réunir dans ses mains, loin de l'affaiblir. Dans le plan de Bernadotte, une armée devait être formée sur les Grandes-Alpes, pour couvrir la frontière contre les Austro-Russes du côté du Piémont. Joubert, réunissant les débris de toutes les armées d'Italie, et renforcé des troupes disponibles à l'intérieur, devait déboucher de l'Apennin, et attaquer Suwarow de vive force.
Ce plan, fort approuvé par Moulins, fut envoyé aux généraux. Masséna, fatigué de tous ces projets extravagans, offrit sa démission. On ne l'accepta pas, et le plan ne fut point mis à exécution. Masséna conserva le commandement de toutes les troupes, depuis Bâle jusqu'au Saint-Gothard. On persista dans le projet de réunir une armée sur le Rhin pour couvrir cette ligne. On forma un noyau d'armée sur les Alpes, sous les ordres de Championnet. Ce noyau était à peu près de quinze mille hommes. On envoya tous les renforts disponibles à Joubert, qui devait déboucher de l'Apennin. On était au milieu de la saison, en messidor (juillet); les renforts commençaient à arriver. Un certain nombre de vieux bataillons, retenus dans l'intérieur, étaient rendus sur la frontière. Les conscrits s'organisaient et allaient remplacer les vieilles troupes dans les garnisons. Enfin, comme les cadres manquaient pour la grande quantité de conscrits, on avait imaginé d'augmenter le nombre des bataillons dans les demi-brigades ou régimens, ce qui permettait d'incorporer les nouvelles levées dans les anciens corps.
On savait qu'un renfort de trente mille Russes arrivait en Allemagne, sous les ordres du général Korsakoff. On pressait Masséna de sortir de ses positions et d'attaquer celles de l'archiduc, pour tâcher de le battre avant sa jonction avec les Russes. Le gouvernement avait parfaitement raison sous ce rapport, car il était urgent de faire une tentative avant la réunion d'une masse de forces aussi imposante. Cependant Masséna refusait de prendre l'offensive, soit qu'il manquât ici de son audace accoutumée, soit qu'il attendît la reprise des opérations offensives en Italie. Les militaires ont tous condamné son inaction, qui, du reste, devint bientôt heureuse par les fautes de l'ennemi, et qui fut rachetée par d'immortels services. Pour obéir cependant aux instances du gouvernement, et exécuter une partie du plan de Bernadotte, qui consistait à empêcher les Austro-Russes de communiquer d'Allemagne en Italie, Masséna ordonna à Lecourbe de prolonger sa droite jusqu'au Saint-Gothard, de s'emparer de ce point important et de reprendre les Grisons. Par cette opération, les Grandes-Alpes rentraient sous la domination des Français, et les armées ennemies qui opéraient en Allemagne, se trouvaient sans communication avec celles qui opéraient en Italie. Lecourbe exécuta cette entreprise avec l'intrépidité et la hardiesse qui le signalaient dans la guerre de montagnes, et redevint maître du Saint-Gothard.
Pendant ce temps, de nouveaux événemens se préparaient en Italie. Suwarow, obligé par la cour de Vienne d'achever le siège de toutes les places, avant de pousser ses avantages, n'avait nullement profité de la victoire de la Trebbia. Il aurait même pu, tout en se conformant à ses instructions, se réserver une masse suffisante pour disperser entièrement nos débris; mais il n'avait pas assez le génie des combinaisons militaires pour agir de la sorte. Il consumait donc le temps à faire des sièges. Peschiera, Pizzighitone, la citadelle de Milan, étaient tombées. La citadelle de Turin avait eu le même sort. Les deux places célèbres de Mantoue et d'Alexandrie tenaient encore, et faisaient prévoir une longue résistance. Kray assiégeait Mantoue, et Bellegarde Alexandrie. Malheureusement toutes nos places avaient été confiées à des commandans dépourvus ou d'énergie ou d'instruction. L'artillerie y était mal servie, parce qu'on n'y avait jeté que des corps délabrés; l'éloignement de nos armées actives, repliées sur l'Apennin, désespérait singulièrement les courages. Mantoue, la principale de ces places, ne méritait pas la réputation que les campagnes de Bonaparte lui avaient value. Ce n'était pas sa force, mais la combinaison des événemens, qui avait prolongé sa défense. Bonaparte, en effet, avec une dizaine de mille hommes, en avait réduit quatorze mille à y mourir des fièvres et de la misère. Le général Latour-Foissac en était le commandant actuel. C'était un savant officier du génie; mais il n'avait pas l'énergie nécessaire pour ce genre de défense. Découragé par l'irrégularité de la place et le mauvais état des fortifications, il ne crut pas pouvoir suppléer aux murailles par de l'audace. D'ailleurs sa garnison était insuffisante; et après les premiers assauts, il parut disposé à se rendre. Le général Gardanne commandait à Alexandrie. Il était résolu, mais point assez instruit. Il repoussa vigoureusement un premier assaut; mais il ne sut pas voir dans la place les ressources qu'elle présentait encore.
On était en thermidor (milieu de juillet); plus d'un mois s'était écoulé depuis la résolution du 30 prairial et la nomination de Joubert. Moreau sentait l'importance de prendre l'offensive avant la chute des places, et de déboucher, avec l'armée réorganisée et renforcée, sur les Austro-Russes dispersés. Malheureusement il était enchaîné par les ordres du gouvernement qui lui avait prescrit d'attendre Joubert. Ainsi, dans cette malheureuse campagne, ce fut une suite d'ordres intempestifs qui amena toujours nos revers. Le changement d'idées et de plans dans les choses d'exécution, et surtout à la guerre, est toujours funeste. Si Moreau, auquel on aurait dû donner le commandement dès l'origine, l'avait eu du moins depuis la journée de Cassano, et l'avait eu sans partage, tout eût été sauvé; mais associé tantôt à Macdonald, tantôt à Joubert, on l'empêcha pour la seconde et troisième fois de réparer nos malheurs, et de relever l'honneur de nos armes.
Joubert, qu'on avait voulu, par un mariage et des caresses, attacher au parti qui projetait une réorganisation, perdit un mois entier, celui de messidor (juin et juillet), à célébrer ses noces, et manqua ainsi une occasion décisive. On ne l'attacha pas réellement au parti dont on voulait le faire l'appui, car il resta dévoué aux patriotes, et on lui fit perdre inutilement un temps précieux. Il partit en disant à sa jeune épouse: Tu me reverras mort ou victorieux. Il emporta, en effet, la résolution héroïque de vaincre ou de mourir. Ce noble jeune homme, en arrivant à l'armée dans le milieu de thermidor (premiers jours d'août), témoigna la plus grande déférence au maître consommé auquel on l'appelait à succéder. Il le pria de rester auprès de lui pour lui donner des conseils. Moreau, tout aussi généreux que le jeune général, voulut bien assister à sa première bataille, et l'aider de ses conseils: noble et touchante confraternité, qui honore les vertus de nos généraux républicains, et qui appartient à un temps où le zèle patriotique l'emportait encore sur l'ambition dans le coeur de nos guerriers!
L'armée française, composée des débris des armées de la Haute-Italie et de Naples, des renforts arrivés de l'intérieur, s'élevait à quarante mille hommes, parfaitement réorganisés, et brûlant de se mesurer de nouveau avec l'ennemi. Rien n'égalait le patriotisme de ces soldats, qui, toujours battus, n'étaient jamais découragés, et demandaient toujours de retourner à l'ennemi. Aucune armée républicaine n'a mieux mérité de la France, car aucune n'a mieux répondu au reproche injuste fait aux Français, de ne pas savoir supporter les revers. Il est vrai qu'une partie de sa fermeté était due au brave et modeste général dans lequel elle avait mis toute sa confiance, et qu'on lui enlevait toujours au moment où il allait la ramener à la victoire.
Ces quarante mille hommes étaient indépendans de quinze mille qui devaient servir, sous Championnet, à former le noyau de l'armée des Grandes-Alpes. Ils avaient débouché par la Bormida sur Acqui, par la Bochetta sur Gavi, et ils étaient venus se ranger en avant de Novi. Ces quarante mille hommes, débouchant à temps, avant la réunion des corps occupés à faire des siéges, pouvaient remporter des avantages décisifs. Mais Alexandrie venait d'ouvrir ses portes, le 4 thermidor (22 juillet). Le bruit était vaguement répandu que Mantoue venait aussi de les ouvrir. Cette triste nouvelle fut bientôt confirmée, et on apprit que la capitulation avait été signée le 12 thermidor (30 juillet). Kray venait de rejoindre Suwarow avec vingt mille hommes; la masse agissante des Austro-Russes se trouvait actuellement de soixante et quelques mille. Il n'était donc plus possible à Joubert de lutter à chance égale contre un ennemi si supérieur. Il assembla un conseil de guerre; l'avis général fut de rentrer dans l'Apennin, et de se borner à la défensive, en attendant de nouvelles forces.
Joubert allait exécuter sa résolution, lorsqu'il fut prévenu par Suwarow, et obligé d'accepter la bataille. L'armée française était formée en demi-cercle, sur les pentes du Monte-Rotondo, dominant toute la plaine de Novi. La gauche formée des divisions Grouchy et Lemoine, s'étendait circulairement en avant de Pasturana. Elle avait à dos le ravin du Riasco, ce qui rendait ses derrières accessibles à l'ennemi qui oserait s'engager dans ce ravin. La réserve de cavalerie, commandée par Richepanse, était en arrière de cette aile. Au centre, la division Laboissière couvrait les hauteurs à droite et à gauche de la ville de Novi. La division Watrin, à l'aile droite, défendait les accès du Monte-Rotondo, du côté de la route de Tortone. Dombrowsky avec une division bloquait Seravalle. Le général Pérignon commandait notre aile gauche, Saint-Cyr notre centre et notre droite. La position était forte, bien occupée sur tous les points, et difficile à emporter. Cependant quarante mille hommes contre plus de soixante mille avaient un désavantage immense. Suwarow résolut d'attaquer la position avec sa violence accoutumée. Il porta Kray vers notre gauche avec les divisions Ott et Bellegarde. Le corps russe de Derfelden, ayant en tête l'avant-garde de Bagration, devait attaquer notre centre vers Novi. Mélas, demeuré un peu en arrière avec le reste de l'armée, devait assaillir notre droite. Par une combinaison singulière, ou plutôt par un défaut de combinaison, les attaques devaient être successives, et non simultanées.
Le 28 thermidor (15 août 1799), Kray commença l'attaque à cinq heures du matin. Bellegarde attaqua la division Grouchy à l'extrême gauche, et Ott la division Lemoine. Ces deux divisions n'étant pas encore formées, faillirent être surprises et rompues. La résistance opiniâtre de l'une des demi-brigades obligea Kray à se jeter sur la 20e légère, qu'il accabla en réunissant contre elle son principal effort. Déjà ses troupes prenaient pied sur le plateau, lorsque Joubert accourut au galop sur le lieu du danger. Il n'était plus temps de songer à la retraite, et il fallait tout oser pour rejeter l'ennemi au bas du plateau. S'avançant au milieu des tirailleurs pour les encourager, il reçut une balle qui l'atteignit près du coeur, et l'étendit par terre. Presque expirant, le jeune héros criait encore à ses soldats: En avant, mes amis! en avant! Cet événement pouvait jeter le désordre dans l'armée; mais heureusement Moreau avait accompagné Joubert sur ce point. Il prit sur-le-champ le commandement qui lui était déféré par la confiance générale, rallia les soldats, bouillans de ressentiment, et les ramena sur les Autrichiens. Les grenadiers de la 34e les chassèrent à la baïonnette, et les précipitèrent au bas de la colline. Malheureusement les Français n'avaient pas encore leur artillerie en batterie, et les Autrichiens, au contraire, sillonnaient leurs rangs par une grêle d'obus et de boulets. Pendant cette action, Bellegarde tâchait de tourner l'extrême gauche par le ravin du Riasco, qui a déjà été désigné comme donnant accès sur nos derrières. Déjà il s'était introduit assez avant, lorsque Pérignon, lui présentant à propos la réserve commandée par le général Clausel, l'arrêta dans sa marche. Pérignon acheva de le culbuter dans la plaine, en le faisant charger par les grenadiers de Partouneaux et par la cavalerie de Richepanse. Ce coup de vigueur débarrassa l'aile gauche.
Grâce à la singulière combinaison de Suwarow, qui voulait rendre ses attaques successives, notre centre n'avait pas encore été attaqué. Saint-Cyr avait eu le temps de faire ses dispositions, et de rapprocher de Novi la division Watrin, formant son extrême droite. Sur les instances de Kray, qui demandait à être appuyé par une attaque vers le centre, Bagration s'était enfin décidé à l'assaillir avec son avant-garde. La division Laboissière, qui était à la gauche de Novi, laissant approcher les Russes de Bagration à demi-portée de fusil, les accabla tout à coup d'un feu épouvantable de mousqueterie et de mitraille, et couvrit la plaine de morts. Bagration, sans s'ébranler, dirigea alors quelques bataillons pour tourner Novi par notre droite; mais, rencontrés par la division Watrin, qui se rapprochait de Novi, ils furent rejetés dans la plaine.
On était ainsi arrivé à la moitié du jour sans que notre ligne fût entamée. Suwarow venait d'arriver avec le corps russe de Derfelden. Il ordonna une nouvelle attaque générale sur toute la ligne. Kray devait assaillir de nouveau la gauche, Derfelden et Bagration le centre. Mélas était averti de hâter le pas, pour venir accabler notre droite. Tout étant disposé, l'ennemi s'ébranle sur toute la ligne. Kray, s'acharnant sur notre gauche, essaie encore de la faire assaillir de front par Ott; mais la réserve Clausel repousse les troupes de Bellegarde, et la division Lemoine culbute Ott sur les pentes des collines. Au centre, Suwarow fait livrer une attaque furieuse à droite et à gauche de Novi. Une nouvelle tentative de tourner la ville est déjouée, comme le matin, par la division Watrin. Malheureusement nos soldats, entraînés par leur ardeur, s'abandonnent trop vivement à la poursuite de l'ennemi, s'aventurent dans la plaine, et sont ramenés dans leur position. A une heure le feu se ralentit de nouveau par l'effet de la fatigue générale; mais il recommence bientôt avec violence, et pendant quatre heures les Français, immobiles comme des murailles, résistent avec une admirable froideur à toute la furie des Russes. Ils n'avaient fait encore que des pertes peu considérables. Les Austro-Russes, au contraire, avaient été horriblement traités. La plaine était jonchée de leurs morts et de leurs blessés. Malheureusement le reste de l'armée austro-russe arrivait de Rivalta, sous les ordres de Mélas. Cette nouvelle irruption allait se diriger sur notre droite. Saint-Cyr, s'en apercevant, ramène la division Watrin, qui s'était trop engagée dans la plaine, et la dirige sur un plateau à droite de Novi. Mais tandis qu'elle opère ce mouvement, elle se voit déjà enveloppée de tous côtés par le corps nombreux de Mélas. Cette vue la saisit, elle se rompt, et gagne le plateau en désordre. On la rallie cependant un peu en arrière. Pendant ce temps, Suwarow, redoublant d'efforts au centre vers Novi, rejette enfin les Français dans la ville, et s'empare des hauteurs qui la commandent à droite et à gauche. Dès cet instant, Moreau, jugeant la retraite nécessaire, l'ordonne avant que de nouveaux progrès de l'ennemi interdisent les communications sur Gavi. A droite, la division Watrin est obligée de se faire jour pour regagner le chemin de Gavi déjà fermé. La division Laboissière se retire de Novi; les divisions Lemoine et Grouchy se replient sur Pasturana, en essuyant les charges furieuses de Kray. Malheureusement un bataillon s'introduit dans le ravin du Riasco, qui passe derrière Pasturana. Son feu jette le désordre dans nos colonnes; artillerie, cavalerie, tout se confond. La division Lemoine, pressée par l'ennemi, se débande et se jette dans le ravin. Nos soldats sont emportés comme la poussière soulevée par le vent. Pérignon et Grouchy rallient quelques braves, pour arrêter l'ennemi et sauver l'artillerie; mais ils sont sabrés, et restent prisonniers. Pérignon avait reçu sept coups de sabre, Grouchy six. Le brave Colli, ce général piémontais qui s'était si distingué dans les premières campagnes contre nous, et qui avait ensuite pris du service dans notre armée, se forme en carré avec quelques bataillons, résiste jusqu'à ce qu'il soit enfoncé, et tombe tout mutilé dans les mains des Russes.
Après ce premier moment de confusion, l'armée se rallia en avant de Gavi. Les Austro-Russes étaient trop fatigués pour la poursuivre. Elle put se remettre en marche sans être inquiétée. La perte des deux côtés était égale; elle s'élevait à environ dix mille hommes pour chaque armée. Mais les blessés et les tués étaient beaucoup plus nombreux dans l'armée austro-russe. Les Français avaient perdu beaucoup plus de prisonniers. Ils avaient perdu aussi le général en chef, quatre généraux de division, trente-sept bouches à feu et quatre drapeaux. Jamais ils n'avaient déployé un courage plus froid et plus opiniâtre. Ils étaient inférieurs à l'ennemi du tiers au moins. Les Russes avaient montré leur bravoure fanatique, mais n'avaient dû l'avantage qu'au nombre, et non aux combinaisons du général, qui avait montré ici la plus grande ignorance. Il avait, en effet, exposé ses colonnes à être mitraillées l'une après l'autre, et n'avait pas assez appuyé sur notre gauche, point qu'il fallait accabler. Cette déplorable bataille nous interdisait définitivement l'Italie, et ne nous permettait plus de tenir la campagne. Il fallait nous renfermer dans l'Apennin, heureux de pouvoir le conserver. La perte de la bataille ne pouvait être imputée à Moreau, mais à la circonstance malheureuse de la réunion de Kray à Suwarow. Le retard de Joubert avait seul causé ce dernier désastre.
Tous nos malheurs ne se bornaient pas à la bataille de Novi. L'expédition contre la Hollande, précédemment annoncée, s'exécutait enfin par le concours des Anglais et des Russes. Paul Ier avait stipulé un traité avec Pitt, par lequel il devait fournir dix-sept mille Russes, qui seraient à la solde anglaise, et qui agiraient en Hollande. Après beaucoup de difficultés vaincues, l'expédition avait été préparée pour la fin d'août (commencement de fructidor). Trente mille Anglais devaient se joindre aux dix-sept mille Russes, et si le débarquement s'effectuait sans obstacle, on avait l'espérance certaine d'arracher la Hollande aux Français. C'était pour l'Angleterre l'intérêt le plus cher; et n'eût-elle réussi qu'à détruire les flottes et les arsenaux de la Hollande, elle eût encore été assez payée des frais de l'expédition. Une escadre considérable se dirigea vers la Baltique, pour aller chercher les Russes. Un premier détachement mit à la voile sous les ordres du général Abercrombie, pour tenter le débarquement. Toutes les troupes d'expédition une fois réunies devaient se trouver sous les ordres supérieurs du duc d'York.
Le point le plus avantageux pour aborder en Hollande était l'embouchure de la Meuse. On menaçait ainsi la ligne de retraite des Français, et on abordait très près de La Haye, où le stathouder avait le plus de partisans. La commodité des côtes fit préférer la Nord-Hollande. Abercrombie se dirigea vers le Helder, où il arriva vers la fin d'août. Après bien des obstacles vaincus, il débarqua près du Helder, aux environs de Groot-Keeten, le 10 fructidor (27 août). Les préparatifs immenses qu'avait exigés l'expédition, et la présence de toutes les escadres anglaises sur les côtes, avaient assez, averti les Français pour qu'ils fussent sur leurs gardes. Brune commandait à la fois les armées batave et française. Il n'avait guère sous la main que sept mille Français et dix mille Hollandais, commandés par Daendels. Il avait dirigé la division batave aux environs du Helder, et disposé aux environs de Harlem la division française. Abercrombie, en débarquant, rencontra les Hollandais à Groot-Keeten, les repoussa, et parvint ainsi à assurer le débarquement de ses troupes. Les Hollandais en cette occasion ne manquèrent pas de bravoure, mais ne furent pas dirigés avec assez d'habileté par le général Daendels, et furent obligés de se replier. Brune les recueillit, et fit ses dispositions pour attaquer promptement les troupes débarquées avant qu'elles fussent solidement établies, et qu'elles eussent été renforcées des divisions anglaises et russes qui devaient rejoindre.
Les Hollandais montraient les meilleures dispositions. Les gardes nationales s'étaient offertes à garder les places, ce qui avait permis à Brune de mobiliser de nouvelles troupes. Il avait appelé à lui la division Dumonceau, forte de six mille hommes, et il résolut d'attaquer dès les premiers jours de septembre le camp où venaient de s'établir les Anglais. Ce camp était redoutable; c'était le Zip, ancien marais, desséché par l'industrie hollandaise, formant un vaste terrain coupé de canaux, hérissé de digues, et couvert d'habitations. Dix-sept mille Anglais l'occupaient, et y avaient fait les meilleures dispositions défensives. Brune pouvait l'assaillir avec vingt mille hommes au plus, ce qui était fort insuffisant à cause de la nature du terrain. Il aborda ce camp le 22 fructidor (8 septembre), et, après un combat opiniâtre, fut obligé de battre en retraite, et de se replier sur Amsterdam. Il ne pouvait plus dès cet instant empêcher la réunion de toutes les forces anglo-russes, et devait attendre la formation d'une armée française pour les combattre. Cet établissement des Anglais dans la Nord-Hollande amena l'événement qu'on devait redouter le plus, la défection de la grande flotte hollandaise. Le Texel n'avait pas été fermé, et l'amiral anglais Mitchell put y pénétrer avec toutes ses voiles. Depuis longtemps les matelots hollandais étaient travaillés par des émissaires du prince d'Orange; à la première sommation de l'amiral Mitchell, ils s'insurgèrent, et forcèrent Story, leur amiral, à se rendre. Toute la marine hollandaise se trouva ainsi au pouvoir des Anglais, ce qui était déjà pour eux un avantage du plus grand prix.
Ces nouvelles, arrivées coup sur coup à Paris, y produisirent l'effet qu'on devait naturellement en attendre. Elles augmentèrent la fermentation des partis, et surtout le déchaînement des patriotes, qui demandèrent, avec plus de chaleur que jamais, l'emploi des grands moyens révolutionnaires. La liberté rendue aux journaux et aux clubs en avait fait renaître un grand nombre. Les restes du parti jacobin s'étaient réunis dans l'ancienne salle du Manége, où avaient siégé nos premières assemblées. Quoique la loi défendît aux sociétés populaires de prendre la forme d'assemblées délibérantes, la société du Manége ne s'en était pas moins donné, sous des titres différens, un président, des secrétaires, etc. On y voyait figurer l'ex-ministre Bouchotte, Drouet, Félix Lepelletier, Arena, tous disciples ou complices de Baboeuf. On y invoquait les mânes de Goujon, de Soubrany et des victimes de Grenelle. On y demandait, en style de 93, la punition de toutes les sangsues du peuple, le désarmement des royalistes, la levée en masse, l'établissement des manufactures d'armes dans les places publiques, et la restitution des canons et des piques aux gardes nationales, etc. On y demandait surtout la mise en accusation des anciens directeurs, auxquels on attribuait les derniers désastres, comme étant les résultats de leur administration. Quand la nouvelle de la bataille de Novi et des événemens de Hollande fut connue, la violence n'eut plus de bornes. Les injures furent prodiguées aux généraux. Moreau fut traité de tâtonneur; Joubert lui-même, malgré sa mort héroïque, fut accusé d'avoir perdu l'armée par sa lenteur à la rejoindre. Sa jeune épouse, MM. de Sémonville, Sainte-Foy, Talleyrand, auxquels on attribuait son mariage, furent accablés d'outrages. Le gouvernement hollandais fut accusé de trahison; on dit qu'il était composé d'aristocrates, de stathoudériens, ennemis de la France et de la liberté. Le Journal des hommes libres, organe du même parti qui se réunissait à la salle du Manége, répétait toutes ces déclamations, et ajoutait au scandale des paroles celui de l'impression.
Ce déchaînement causait à beaucoup de gens une espèce de terreur. On craignait une nouvelle représentation des scènes de 93. Ceux qui s'appelaient les modérés, les politiques, et qui, à la suite de Sièyes, avaient l'intention louable et la prétention hasardée de sauver la France des fureurs des partis en la constituant une seconde fois, s'indignaient du déchaînement de ces nouveaux jacobins. Sièyes surtout avait une grande habitude de les craindre, et il se prononçait contre eux avec toute la vivacité de son humeur. Au reste, ils pouvaient paraître redoutables, car, indépendamment des criards et des brouillons qui étalaient leur énergie dans les clubs ou dans les journaux, ils comptaient des partisans plus braves, plus puissans, et par conséquent dangereux, dans le gouvernement lui-même. Il y avait dans les conseils tous les patriotes repoussés une première fois par les scissions, et entrés de force aux élections de cette année, qui, en langage plus modéré, répétaient à peu près ce qui se disait dans la société du Manége. C'étaient des hommes qui ne voulaient pas courir la chance d'une nouvelle constitution, qui se défiaient d'ailleurs de ceux qui voulaient la faire, et qui craignaient qu'on ne cherchât dans les généraux un appui redoutable. Ils voulaient de plus, pour tirer la France de ses périls, des mesures semblables à celles qu'avait employées le comité de salut public. Les anciens, plus mesurés et plus sages, par leur position, partageaient peu cet avis, mais plus de deux cents membres le soutenaient chaudement dans les cinq-cents. Il n'y avait pas seulement dans le nombre des têtes chaudes comme Augereau, mais des hommes sages et éclairés comme Jourdan. Ces deux généraux donnaient au parti patriote un grand ascendant sur les cinq-cents. Au directoire, ce parti avait deux voix: Gohier et Moulins. Barras restait indécis; d'une part, il se défiait de Sièyes, qui lui témoignait peu d'estime et le regardait comme pourri; d'autre part, il craignait les patriotes et leurs extravagances. Il hésitait ainsi à se prononcer. Dans le ministère, les patriotes venaient de trouver un appui dans Bernadotte. Ce général était beaucoup moins prononcé que la plupart des généraux de l'armée d'Italie, et on doit se souvenir que sa division, en arrivant sur le Tagliamento, fut en querelle avec la division Augereau au sujet du mot monsieur, qu'elle substituait déjà à celui de citoyen. Mais Bernadotte avait une ambition inquiète; il avait vu avec humeur la confiance accordée à Joubert par le parti réorganisateur; il croyait qu'on songeait à Moreau depuis la mort de Joubert, et cette circonstance l'indisposant contre les projets de réorganisation, le rattachait entièrement aux patriotes. Le général Marbot, commandant de la place de Paris, républicain violent, était dans le mêmes dispositions que Bernadotte.
Ainsi, deux cents députés prononcés dans les cinq-cents, à la tête desquels se trouvaient deux généraux célèbres, le ministre de la guerre, le commandant de la place de Paris, deux directeurs, quantité de journaux et de clubs, un reste considérable d'hommes compromis, et propres aux coups de main, pouvaient causer quelque effroi; et bien que le parti montagnard ne pût renaître, on conçoit les craintes qu'il inspirait encore à des hommes tout pleins des souvenirs de 1793.
On était peu satisfait du magistrat Bourguignon pour l'exercice des fonctions de la police. C'était un honnête citoyen, mais trop peu avisé. Barras proposa à Sièyes sa créature, qu'il venait d'envoyer à l'ambassade de Hollande, le souple et astucieux Fouché. Ancien membre des jacobins, instruit parfaitement de leur esprit et de leurs secrets, nullement attaché à leur cause, ne cherchant au milieu du naufrage des partis qu'à sauver sa fortune, Fouché était éminemment propre à espionner ses anciens amis, et à garantir le directoire de leurs projets. Il fut accepté par Sièyes et Roger-Ducos, et obtint le ministère de la police. C'était une précieuse acquisition dans les circonstances. Il confirma Barras dans l'idée de se rattacher plutôt au parti réorganisateur qu'au parti patriote, parce que ce dernier n'avait point d'avenir, et pouvait d'ailleurs l'entraîner trop loin.
Cette mesure prise, la guerre aux patriotes commença. Sièyes, qui avait sur les anciens une grande influence, parce que ce conseil était tout composé des modérés et des politiques, usa de cette influence pour faire fermer la nouvelle société des jacobins. La salle du Manége, attenant aux Tuileries, était comprise dans l'enceinte du palais des anciens. Chaque conseil ayant la police de son enceinte, les anciens pouvaient fermer la salle du Manége. En effet, la commission des inspecteurs prit un arrêté, et défendit toute réunion dans cette salle. Une simple sentinelle placée à la porte suffit pour empêcher la réunion des nouveaux jacobins. C'était là une preuve que, si les déclamations étaient les mêmes, les forces ne l'étaient plus. Cet arrêté fut motivé auprès du conseil des anciens par un rapport du député Cornet. Courtois, le même qui avait fait le rapport sur le 9 thermidor, en profita pour faire une nouvelle dénonciation contre les complots des jacobins. Sa dénonciation fut suivie d'une délibération tendant à ordonner un rapport sur ce sujet.
Les patriotes, chassés de la salle du Manége, se retirèrent dans un vaste local, rue du Bac, et recommencèrent là leurs déclamations habituelles. Leur organisation en assemblée délibérante demeurant la même, la constitution donnait au pouvoir exécutif le droit de dissoudre leur société. Sièyes, Roger-Ducos et Barras, à l'instigation de Fouché, se décidèrent à la fermer. Gohier et Moulins n'étaient pas de cet avis, disant que, dans le danger présent, il fallait raviver l'esprit public par des clubs; que la société des nouveaux jacobins renfermait de mauvaises têtes, mais point de factieux redoutables, puisqu'ils avaient cédé devant une simple sentinelle quand la salle du Manége avait été fermée. Leur avis ne fut pas écouté, et la décision fut prise. L'exécution en fut renvoyée après la célébration de l'anniversaire du 10 août, qui devait avoir lieu le 23 thermidor. Sièyes était président du directoire; à ce titre, il devait parler dans cette solennité. Il fit un discours remarquable, dans lequel il s'attachait à signaler le danger que les nouveaux anarchistes faisaient courir à la république, et les dénonçait comme des conspirateurs dangereux, rêvant une nouvelle dictature révolutionnaire. Les patriotes présens à la cérémonie accueillirent mal ce discours, et poussèrent quelques vociférations. Au milieu des salves d'artillerie, Sièyes et Barras crurent entendre des balles siffler à leurs oreilles. Ils rentrèrent au directoire fort irrités. Se défiant des autorités de Paris, ils résolurent d'enlever le commandement de la place au général Marbot, qu'on accusait d'être un chaud patriote et de participer aux prétendus complots des jacobins. Fouché proposa à sa place Lefebvre, brave général, ne connaissant que la consigne militaire, et tout à fait étranger aux intrigues des partis. Marbot fut donc destitué, et le surlendemain, l'arrêté qui ordonnait la clôture de la société de la rue du Bac fut signifié.
Les patriotes n'opposèrent pas plus de résistance à la rue du Bac que dans la salle du Manége. Ils se retirèrent et demeurèrent définitivement séparés. Mais il leur restait les journaux, et ils en firent un redoutable usage. Celui qui se qualifiait Journal des Hommes libres déclama avec une extrême violence contre tous les membres du directoire qui étaient connus pour avoir approuvé la délibération. Sièyes fut traité cruellement. Ce prêtre perfide, disaient les journaux patriotes, a vendu l'a république à la Prusse. Il est convenu avec cette puissance de rétablir en France la monarchie, et de donner la couronne à Brunswick. Ces accusations n'avaient d'autre fondement que l'opinion bien connue de Sièyes sur la constitution, et son séjour en Prusse. Il répétait, en effet, tous les jours que les brouillons et les bavards rendaient tout gouvernement impossible; qu'il fallait concentrer l'autorité; que la liberté pouvait être compatible même avec la monarchie, témoin l'Angleterre; mais qu'elle était incompatible avec cette domination successive de tous les partis. On lui prêtait même cet autre propos, que le nord de l'Europe était plein de princes sages et modérés, qui pourraient, avec une forte constitution, faire le bonheur de la France. Ces propos, vrais ou faux, suffisaient pour qu'on lui prêtât des complots qui n'existaient que dans l'imagination de ses ennemis. Barras n'était pas mieux traité que Sièyes. Les ménagemens que les patriotes avaient eus long-temps pour lui, parce qu'il les avait toujours flattés de son appui, avaient cessé. Ils le déclaraient maintenant un traître, un homme pourri, qui n'était plus bon à aucun parti. Fouché, son conseil, apostat comme lui, était poursuivi des mêmes reproches. Roger-Ducos n'était, suivant eux, qu'un imbécile, adoptant aveuglément l'avis de deux traîtres.
La liberté de la presse était illimitée. La loi proposée par Berlier n'ayant pas été accueillie, il n'existait qu'un moyen pour attaquer les écrivains, c'était de faire revivre une loi de la convention contre ceux qui, par des actions ou par des écrits, tendraient au renversement de la république. Il fallait que cette intention fût démontrée pour que la loi devînt applicable, et alors la loi portait peine de mort. Il était donc impossible d'en faire usage. Une nouvelle loi avait été demandée au corps législatif, et on décida qu'on s'en occuperait sur-le-champ. Mais en attendant, le déchaînement continuait avec la même violence; et les trois directeurs composant la majorité déclaraient qu'il était impossible de gouverner. Ils imaginèrent d'appliquer à ce cas l'article 144 de la constitution, qui donnait au directoire le droit de lancer des mandats d'arrêt contre les auteurs ou complices des complots tramés contre la république. Il fallait singulièrement torturer cet article pour l'appliquer aux journalistes. Cependant, comme c'était un moyen d'arrêter le débordement de leurs écrits, en saisissant leurs presses et en les arrêtant eux-mêmes, la majorité directoriale, sur l'avis de Fouché, lança des mandats d'arrêt contre les auteurs de onze journaux, et fit mettre le scellé sur leurs presses. L'arrêté fut signifié le 17 fructidor (3 septembre) au corps législatif, et produisit un soulèvement de la part des patriotes. On cria au coup d'état, à la dictature, etc.
Telle était la situation des choses. Dans le directoire, dans les conseils, partout enfin, les modérés, les politiques luttaient contre les patriotes. Les premiers avaient la majorité dans le directoire comme dans les conseils. Les patriotes étaient en minorité, mais ils étaient ardens, et faisaient assez de bruit pour épouvanter leurs adversaires. Heureusement les moyens étaient usés comme les partis, et de part et d'autre on pouvait se faire beaucoup plus de peur que de mal. Le directoire avait fermé deux fois la nouvelle société des jacobins et supprimé leurs journaux. Les patriotes criaient, menaçaient, mais n'avaient plus assez d'audace ni de partisans pour attaquer le gouvernement. Dans cette situation, qui durait depuis le 30 prairial, c'est-à-dire depuis près de trois mois, on eut l'idée, si ordinaire à la veille des événemens décisifs, d'une réconciliation. Beaucoup de députés de tous les côtés proposèrent une entrevue avec les membres du directoire pour s'expliquer et s'entendre sur leurs griefs réciproques. «Nous aimons tous la liberté, disaient-ils, nous voulons tous la sauver des périls auxquels elle se trouve exposée par la défaite de nos armées; tâchons donc de nous entendre sur le choix des moyens, puisque ce choix est notre seule cause de désunion.» L'entrevue eut lieu chez Barras. Il n'y a pas et il ne peut pas y avoir de réconciliation entre les partis, car il faudrait qu'ils renonçassent à leur but, ce qu'on ne peut obtenir d'une conversation. Les députés patriotes se plaignirent de ce qu'on parlait tous les jours de complots, de ce que le président du directoire avait lui-même signalé une classe d'hommes dangereux et qui méditaient la ruine de la république. Ils demandaient qu'on désignât quels étaient ces hommes, afin de ne pas les confondre avec les patriotes. Sièyes, à qui cette interpellation s'adressait, répondit en rappelant la conduite des sociétés populaires et des journaux, et en signalant les dangers d'une nouvelle anarchie. On lui demanda encore de désigner les véritables anarchistes, pour se réunir contre eux et les combattre. «Et comment nous réunir contre eux, dit Sièyes, quand tous les jours des membres du corps législatif montent à la tribune pour les appuyer?—C'est donc nous que vous attaquez? repartirent les députés auxquels Sièyes venait de faire cette réponse. Quand nous voulons nous expliquer avec vous, vous nous injuriez et nous repoussez.» L'humeur arrivant, sur-le-champ on se sépara, en s'adressant des paroles plutôt menaçantes que conciliatrices.
Immédiatement après cette entrevue, Jourdan forma le projet d'une proposition importante, celle de déclarer la patrie en danger. Cette déclaration entraînait la levée en masse et plusieurs grandes mesures révolutionnaires. Elle fut présentée aux cinq-cents le 27 fructidor (13 septembre). Le parti modéré la combattit vivement, en disant que cette mesure, loin d'ajouter à la force du gouvernement, ne ferait que la diminuer, en excitant des craintes exagérées et des agitations dangereuses. Les patriotes soutinrent qu'il fallait donner une grande commotion pour réveiller l'esprit public et sauver la révolution. Ce moyen, excellent en 1793, ne pouvait plus réussir aujourd'hui et n'était qu'une application erronée du passé. Lucien Bonaparte, Boulay (de la Meurthe), Chénier, le combattirent vivement, et on obtint l'ajournement au lendemain. Les patriotes des clubs avaient entouré le palais des cinq-cents en tumulte, et ils insultèrent plusieurs députés. On répandait que Bernadotte, pressé par eux, allait monter à cheval, se mettre à leur tête et faire une journée. Il est certain que plusieurs des brouillons du parti l'y avaient fortement engagé. On pouvait craindre qu'il se laissât entraîner. Barras et Fouché le virent et cherchèrent à s'expliquer avec lui. Ils le trouvèrent plein de ressentiment contre les projets qu'il disait avoir été formés avec Joubert. Barras et Fouché lui assurèrent qu'il n'en était rien, et l'engagèrent à demeurer tranquille.
Ils retournèrent auprès de Sièyes, et convinrent d'arracher à Bernadotte sa démission, sans la lui donner. Sièyes, s'entretenant le jour même avec Bernadotte, l'amena à dire qu'il désirait reprendre bientôt un service actif, et qu'il regarderait le commandement d'une armée comme la plus douce récompense de son ministère. Sur-le-champ, interprétant cette réponse comme la demande de sa démission, Sièyes, Barras et Roger-Ducos résolurent d'écrire à Bernadotte que sa démission était acceptée. Ils avaient saisi le moment où Gohier et Moulins étaient absens pour prendre cette détermination. Le lendemain même, la lettre fut écrite à Bernadotte. Celui-ci fut tout étonné, et répondit au directoire une lettre très-amère, dans laquelle il disait qu'on acceptait une démission qu'il n'avait pas donnée, et demandait son traitement de réforme. La nouvelle de cette destitution déguisée fut annoncée aux cinq-cents au moment où l'on allait voter sur le danger de la patrie. Elle excita une grande rumeur. «On prépare des coups d'état, s'écrièrent les patriotes.—Jurons, dit Jourdan, de mourir sur nos chaises curules!—Ma tête tombera, s'écrie Augereau, avant qu'il soit porté atteinte à la représentation nationale.» Enfin, après un grand tumulte, on alla aux voix. A une majorité de deux cent quarante-cinq contre cent soixante-onze voix, la proposition de Jourdan fut rejetée, et la patrie ne fut point déclarée en danger.
Quand les deux directeurs Gohier et Moulins apprirent le renvoi de Bernadotte, décidé sans leur participation, ils se plaignirent à leurs collègues, en disant qu'une pareille mesure ne devait pas être prise sans le concours des cinq directeurs. «Nous formions la majorité, reprit Sièyes, et nous avions le droit de faire ce que nous avons fait.» Gohier et Moulins allèrent sur-le-champ rendre une visite officielle à Bernadotte, et ils eurent soin de le faire avec le plus grand éclat.
L'administration du département de la Seine inspirait aussi quelque défiance à la majorité directoriale, elle fut changée. Dubois de Crancé remplaça Bernadotte au ministère de la guerre.
La désorganisation était donc complète sous tous les rapports: battue au dehors par la coalition, presque bouleversée au dedans par les partis, la république semblait menacée d'une chute prochaine. Il fallait qu'une force surgît quelque part, soit pour dompter les factions, soit pour résister aux étrangers. Cette force, on ne pouvait plus l'espérer d'un parti vainqueur, car ils étaient tous également usés et discrédités; elle ne pouvait naître que du sein des armées, où réside la force, et la force silencieuse, régulière, glorieuse comme elle convient à une nation fatiguée de l'agitation des disputes et de la confusion des volontés. Au milieu de cette grande dissolution, les regards erraient sur les hommes illustrés pendant la révolution, et semblaient chercher un chef. Il ne faut plus de bavards, avait dit Sièyes, il faut une tête et une épée. La tête était trouvée, car il était au directoire. On cherchait une épée. Hoche était mort; Joubert, que sa jeunesse, sa bonne volonté, son héroïsme, recommandaient à tous les amis de la république, venait d'expirer à Novi. Moreau, jugé le plus grand homme de guerre parmi les généraux restés en Europe, avait laissé dans les esprits l'impression d'un caractère froid, indécis, peu entreprenant, et peu jaloux de se charger d'une grande responsabilité. Masséna, l'un de nos plus grands généraux, n'avait pas encore acquis la gloire d'être notre sauveur. On ne voyait d'ailleurs en lui qu'un soldat. Jourdan venait d'être vaincu. Augereau était un esprit turbulent, Bernadotte un esprit inquiet, et aucun des deux n'avait assez de renommée. Il y avait un personnage immense, qui réunissait toutes les gloires, qui à cent victoires avait joint une belle paix, qui avait porté la France au comble de la grandeur à Campo-Formio, et qui semblait en s'éloignant avoir emporté sa fortune, c'était Bonaparte; mais il était dans les contrées lointaines; il occupait de son nom les échos de l'Orient. Seul il était resté victorieux, et faisait retentir aux bords du Nil et du Jourdain les foudres dont il avait naguère épouvanté l'Europe sur l'Adige. Ce n'était pas assez de le trouver glorieux, on le voulait intéressant; on le disait exile par une autorité défiante et ombrageuse. Tandis qu'en aventurier il cherchait une carrière grande comme son imagination, on croyait que, citoyen soumis, il payait par des victoires l'exil qu'on lui avait imposé. «Où est Bonaparte? se disait-on. Sa vie déjà épuisée se consume sous un ciel dévorant. Ah! s'il était parmi nous, la république ne serait pas menacée d'une ruine prochaine. L'Europe et les factions la respecteraient également!» Des bruits confus circulaient sur son compte. On disait quelquefois que la victoire, infidèle à tous les généraux français, l'avait abandonné à son tour dans une expédition lointaine. Mais on repoussait de tels bruits; il est invincible, disait-on; loin d'avoir essuyé des revers, il marche à la conquête de tout l'Orient. On lui prêtait des projets gigantesques. Les uns allaient jusqu'à dire qu'il avait traversé la Syrie, franchi l'Euphrate et l'Indus; les autres qu'il avait marché sur Constantinople, et qu'après avoir renversé l'empire ottoman, il allait prendre l'Europe à revers. Les journaux étaient pleins de ces conjectures, qui prouvent ce que les imaginations attendaient de ce jeune homme.
Le directoire lui avait mandé l'ordre de revenir, et avait réuni dans la Méditerranée une flotte immense, composée de marins français et espagnols, pour ramener l'armée. Les frères du général, restés à Paris, et chargés de l'informer de l'état des choses, lui avaient envoyé dépêches sur dépêches, pour l'instruire de l'état de confusion où était tombée la république, et pour le presser de revenir. Mais ces avis avaient à traverser les mers et les escadres anglaises, et on ne savait si le héros serait averti et revenu avant la ruine de la République.
Barthélemy Catherine Joubert, né le 14 avril 1769 à Pont-de-Vaux (cité de la province royale de Bresse, actuel département de l' Ain) et mort le 15 août 1799 à la bataille de Novi en Italie, est un général de la Révolution française issu des bataillons de volontaires nationaux de 1791

