HISTOIRE DE LA RÉVOLUTION FRANÇAISE. |
DIRECTOIRE.CHAPITRE XVI.
CONTINUATION DE LA CAMPAGNE DE 1799; MASSÉNA RÉUNIT LE COMMANDEMENT DES ARMÉES D'HELVÉTIE ET DU DANUBE, ET OCCUPE LA LIGNE DE LA LIMMAT.— ARRIVÉE DE SUWAROW EN ITALIE. SCHÉRER TRANSMET LE COMMANDEMENT A MOREAU. BATAILLE DE CASSANO. RETRAITE DE MOREAU AU-DELA DU PÔ ET DE L'APENNIN.— ESSAI DE JONCTION AVEC L'ARMÉE DE NAPLES; BATAILLE DE LA TREBBIA.— COALITION DE TOUS LES PARTIS CONTRE LE DIRECTOIRE.— RÉVOLUTION DU 30 PRAIRIAL.— LARÉVELLIÈRE ET MERLIN SORTENT DU DIRECTOIRE.
Dans l'intervalle qu'on mit à faire dans le gouvernement les modifications que nous venons de raconter, le directoire n'avait cessé de faire les plus grands efforts pour réparer les revers qui venaient de signaler l'ouverture de la campagne. Jourdan avait perdu le commandement de l'armée du Danube, et Masséna avait reçu le commandement en chef de toutes les troupes cantonnées depuis Dusseldorf jusqu'au Saint-Gothard. Ce choix heureux devait sauver la France. Schérer, impatient de quitter une armée dont il avait perdu la confiance, avait obtenu l'autorisation de transmettre le commandement à Moreau. Macdonald avait reçu l'ordre pressant d'évacuer le royaume de Naples et les états romains, et de venir faire sa jonction avec l'armée de la Haute-Italie. Tous les vieux bataillons retenus dans l'intérieur étaient acheminés sur la frontière; l'équipement et l'organisation des conscrits s'accéléraient, et les renforts commençaient à arriver de toutes parts.
Masséna, à peine nommé commandant en chef des armées du Rhin et de Suisse, songea à disposer convenablement les forces qui lui étaient confiées. Il ne pouvait prendre le commandement dans une situation plus critique. Il avait au plus trente mille hommes, épars en Suisse depuis la vallée de l'Inn jusqu'à Bâle; il avait en présence trente mille hommes sous Bellegarde dans le Tyrol, vingt-huit mille sous Hotze, dans le Voralberg, quarante mille sous l'archiduc, entre le lac de Constance et le Danube. Cette masse de près de cent mille hommes pouvait l'envelopper et l'anéantir. Si l'archiduc n'avait pas été contrarié par le conseil aulique et retenu par une maladie, et qu'il eût franchi le Rhin entre le lac de Constance et l'Aar, il aurait pu fermer à Masséna la route de France, l'envelopper et le détruire. Heureusement il n'était pas libre de ses mouvemens; heureusement encore on n'avait pas mis immédiatement sous ses ordres Bellegarde et Hotze. Il y avait entre les trois généraux un tiraillement continuel, ce qui empêchait qu'ils se concertassent pour une opération décisive.
Ces circonstances favorisèrent Masséna, et lui permirent de prendre une position solide et de distribuer convenablement les troupes mises à sa disposition. Tout prouvait que l'archiduc ne voulait qu'observer la ligne du Rhin du côté de l'Alsace, et qu'il se proposait d'opérer en Suisse, entre Schaffouse et l'Aar. En conséquence, Masséna fit refluer en Suisse la plus grande partie de l'armée du Danube, et lui assigna des positions qu'elle aurait dû prendre dès le début, c'est-à-dire immédiatement après la bataille de Stokach. Il avait eu le tort de laisser Lecourbe engagé trop long-temps dans l'Engadine. Celui-ci fut obligé de s'en retirer, après avoir livré des combats brillans, où il montra une intrépidité et une présence d'esprit admirables. Les Grisons furent évacués. Masséna distribua alors son armée depuis la grande chaîne des Alpes jusqu'au confluent de l'Aar dans le Rhin, en choisissant la ligne qui lui parut la meilleure.
La Suisse, présente plusieurs lignes d'eau, qui, partant des grandes Alpes, la traversent tout entière, pour aller se jeter dans le Rhin. La plus étendue et la plus vaste est celle du Rhin même, qui, prenant sa source non loin du Saint-Gothard, coule d'abord au nord, puis s'étend en un vaste lac, dont il sort près de Stein, et court à l'ouest vers Bâle, où il recommence à couler au nord pour former la frontière de l'Alsace. Cette ligne est la plus vaste, et elle enferme toute la Suisse. Il y en a une seconde, celle de Zurich, inscrite dans la précédente: c'est celle de la Lint, qui, prenant sa source dans les petits cantons, s'arrête pour former le lac de Zurich, en sort sous le nom de Limmat, et va finir dans l'Aar, non loin de l'embouchure de cette dernière rivière dans le Rhin. Cette ligne, qui n'enveloppe qu'une partie de la Suisse, est beaucoup moins vaste que la première. Il y en a enfin une troisième, celle de la Reuss, inscrite encore dans la précédente, qui du lit de la Reuss passe dans le lac de Lucerne, et de Lucerne va se rendre dans l'Aar, tout près du point où se jette la Limmat. Ces lignes commençant à droite contre des montagnes énormes, finissant à gauche dans de grands fleuves, consistant tantôt en des rivières, tantôt en des lacs, présentent de nombreux avantages pour la défensive. Masséna ne pouvait espérer de conserver la plus grande, celle du Rhin, et de s'étendre depuis le Saint-Gothard jusqu'à l'embouchure de l'Aar. Il fut obligé de se replier sur celle de la Limmat, où il s'établit de la manière la plus solide. Il plaça son aile droite, formée des trois divisions Lecourbe, Ménard et Lorge, depuis les Alpes jusqu'au lac de Zurich, sous les ordres de Férino. Il plaça son centre sur la Limmat, et le composa des quatre divisions Oudinot, Vandamme, Thureau et Soult. Sa gauche gardait le Rhin, vers Bâle et Strasbourg.
Avant de se renfermer dans cette position, il essaya d'empêcher par un combat la jonction de l'archiduc avec son lieutenant Hotze. Ces deux généraux placés sur le Rhin, l'un avant l'entrée du fleuve dans le lac de Constance, l'autre après sa sortie, étaient séparés par toute l'étendue du lac. En franchissant cette ligne, afin de s'établir devant celle de Zurich et de la Limmat, où s'était placé Masséna, ils devaient partir des deux extrémités du lac, pour venir faire leur jonction au-delà. Masséna pouvait choisir le moment où Hotze ne s'était pas encore avancé, se jeter sur l'archiduc, le repousser au-delà du Rhin, se rabattre ensuite sur Hotze, et le repousser à son tour. On a calculé qu'il aurait eu le temps d'exécuter cette double opération, et de battre isolément les deux généraux autrichiens. Malheureusement il ne songea à les attaquer qu'au moment où ils étaient près de se réunir, et où ils étaient en mesure de se soutenir réciproquement. Il les combattit sur plusieurs points le 5 prairial (24 mai), à Aldenfingen, à Frauenfeld, et quoiqu'il eût partout l'avantage, grace à cette vigueur qu'il mettait toujours dans l'exécution, néanmoins il ne put empêcher la jonction, et il fut obligé de se replier sur la ligne de la Limmat et de Zurich, où il se prépara à recevoir vigoureusement l'archiduc, si celui-ci se décidait à l'attaquer.
Les événemens étaient bien autrement malheureux en Italie. Là, les désastres ne s'étaient point arrêtés.
Suwarow avait rejoint l'armée autrichienne avec un corps de vingt-huit ou trente mille Russes. Mélas avait pris le commandement de l'armée autrichienne. Suwarow commandait en chef les deux armées, s'élevant au moins à quatre-vingt-dix mille hommes. On l'appelait l'invincible. Il était connu par ses campagnes contre les Turcs, et par ses cruautés en Pologne. Il avait une grande vigueur de caractère, une bizarrerie affectée et poussée jusqu'à la folie, mais aucun génie de combinaison. C'était un vrai barbare, heureusement incapable de calculer l'emploi de ses forces, car autrement, la république aurait peut-être succombé. Son armée lui ressemblait. Elle avait une bravoure remarquable, et qui tenait du fanatisme, mais aucune instruction. L'artillerie, la cavalerie, le génie, y étaient réduits à une véritable nullité. Elle ne savait faire usage que de la baïonnette, et s'en servait comme les Français s'en étaient servis pendant la révolution. Suwarow, fort insolent pour ses alliés, donna aux Autrichiens des officiers russes, pour leur apprendre le maniement de la baïonnette. Il employa le langage le plus hautain, il dit que les femmes, les petits-maîtres, les paresseux, devaient quitter l'armée; que les parleurs occupés à fronder le service souverain seraient traités comme des égoïstes, et perdraient leurs grades, et que tout le monde devait se sacrifier pour délivrer l'Italie des Français et des athées. Tel était le style de ses allocutions. Heureusement, après nous avoir causé bien du mal, cette énergie brutale allait rencontrer l'énergie savante et calculée, et se briser devant elle.
Schérer ayant entièrement perdu l'usage de ses esprits, s'était promptement retiré sur l'Adda, au milieu des cris d'indignation des soldats. De son armée de quarante-six mille hommes, il en avait perdu dix mille, ou morts ou prisonniers. Il fut obligé d'en laisser à Peschiera ou Mantoue encore huit mille, et il ne lui en resta ainsi que vingt-huit mille. Néanmoins si, avec cette poignée d'hommes, il avait su manoeuvrer habilement, il aurait pu donner le temps à Macdonald de le rejoindre, et éviter bien des désastres. Mais il se plaça sur l'Adda de la manière la plus malheureuse. Il partagea son armée en trois divisions. La division Serrurier était à Lecco, à la sortie de l'Adda du lac de Lecco. La division Grenier était à Cassano, la division Victor à Lodi. Il avait placé Montrichard, avec quelques corps légers, vers le Modénois et les montagnes de Gênes; pour maintenir les communications avec la Toscane, par où Macdonald devait déboucher. Ses vingt-huit mille hommes, ainsi dispersés sur une ligne de vingt-quatre lieues, ne pouvaient résister solidement nulle part, et devaient être enfoncés partout où l'ennemi se présenterait en forces.
Le 8 floréal (27 avril) au soir, au moment même où la ligne de l'Adda était forcée, Schérer remit à Moreau la direction de l'armée. Ce brave général avait quelque droit de la refuser. On l'avait fait descendre au rôle de simple divisionnaire, et maintenant que la campagne était perdue, qu'il n'y avait plus que des désastres à essuyer, on lui donnait le commandement. Cependant, avec un dévouement patriotique que l'histoire ne saurait trop célébrer, il accepta une défaite, en acceptant le commandement le soir même où l'Adda était forcé. C'est ici que commence la moins vantée et la plus belle partie de sa vie.
Suwarow s'était approché de l'Adda sur plusieurs points. Quand le premier régiment russe se montra à la vue du pont de Lecco, les carabiniers de la brave 18e légère sortirent des retranchemens, et coururent au-devant de ces soldats, qu'on peignait comme des colosses effrayans et invincibles. Ils fondirent sur eux la baïonnette croisée, et en firent un grand carnage. Les Russes furent repoussés. Il venait de s'allumer un admirable courage dans le coeur de nos braves; ils voulaient faire repentir de leur voyage les barbares insolens qui venaient se mêler dans une querelle qui n'était pas la leur. La nomination de Moreau enflammait toutes les âmes, et remplit l'armée de confiance. Malheureusement la position n'était plus tenable. Suwarow, repoussé à Lecco, avait fait passer l'Adda sur deux points, à Brivio et à Trezzo, au-dessus et au-dessous de la division Serrurier, qui formait la gauche. Cette division se trouva ainsi coupée du reste de l'armée. Moreau, avec la division Grenier, livra à Trezzo un combat furieux, pour repousser l'ennemi au-delà de l'Adda, et se remettre en communication avec la division Serrurier. Il combattit avec huit ou neuf mille hommes un corps de plus de vingt mille. Ses soldats, animés par sa présence, firent des prodiges de bravoure, mais ne purent rejeter l'ennemi au-delà de l'Adda. Malheureusement Serrurier, auquel on ne pouvait plus faire parvenir d'ordre, n'eut pas l'idée de se reporter sur ce point même de Trezzo, où Moreau s'obstinait à combattre pour se remettre en communication avec lui. Il fallut céder, et abandonner la division Serrurier à son sort. Elle fut entourée par toute l'armée ennemie, et se battit avec la dernière opiniâtreté. Enveloppée enfin de toutes parts, elle fut obligée de mettre bas les armes. Une partie de cette division, grâce à la hardiesse et à la présence d'esprit d'un officier, se sauva par les montagnes en Piémont. Pendant cette action terrible, Victor s'était heureusement retiré en arrière avec sa division intacte. Telle fut la fatale journée dite de Cassano, 9 floréal (28 avril), qui réduisit l'armée à environ vingt mille hommes.
C'est avec cette poignée de braves que Moreau entreprit de se retirer. Cet homme rare ne perdit pas un instant ce calme d'esprit dont la nature l'avait doué. Réduit à vingt mille soldats, en présence d'une armée qu'on aurait pu porter à quatre-vingt-dix mille, si on avait su la faire marcher en masse, il ne s'ébranla pas un instant. Ce calme était bien autrement méritoire que celui qu'il déploya lorsqu'il revint d'Allemagne, avec une armée de soixante mille hommes victorieux, et pourtant il a été beaucoup moins célébré! tant les hasards des passions influent sur les jugemens contemporains!
Il s'attacha d'abord à couvrir Milan, pour donner le moyen d'évacuer les parcs et les bagages, et pour laisser aux membres du gouvernement cisalpin, et à tous les Milanais compromis, le temps de se retirer sur les derrières. Rien n'est plus dangereux pour une armée que ces familles de fugitifs, qu'elle est obligée de recevoir dans ses rangs. Elles embarrassent sa marche, ralentissent ses mouvemens, et peuvent quelquefois compromettre son salut.
Moreau, après avoir passé deux jours à Milan, se remit en marche pour repasser le Pô. A la conduite de Suwarow, il put juger qu'il aurait le temps de prendre une position solide. Il avait deux objets à atteindre, c'était de couvrir ses communications avec la France, et avec la Toscane, par où s'avançait l'armée de Naples. Pour arriver à ce but important, il lui parut convenable d'occuper le penchant des montagnes de Gênes; c'était le point le plus favorable. Il marcha en deux colonnes: l'une, escortant les parcs, les bagages, tout l'attirail de l'armée, prit la grande route de Milan à Turin; l'autre s'achemina vers Alexandrie, pour occuper les routes de la rivière de Gênes. Il exécuta cette marche sans être trop pressé par l'ennemi.
Suwarow, au lieu de fondre avec ses masses victorieuses sur notre faible armée, et de la détruire complètement, se faisait décerner à Milan les honneurs du triomphe par les prêtres, les moines, les nobles, toutes les créatures de l'Autriche, rentrées en foule à la suite des armées coalisées. Moreau eut le temps d'arriver à Turin, et d'acheminer vers la France tout son attirail de guerre. Il arma la citadelle, tâcha de réveiller le zèle des partisans de la république, et vint rejoindre ensuite la colonne qu'il avait dirigée vers Alexandrie. Il choisit là une position qui prouve toute la justesse de son coup d'oeil. Le Tanaro, en tombant de l'Apennin, va se jeter dans le Pô au-dessous d'Alexandrie. Moreau se plaça au confluent de ces deux fleuves. Couvert à la fois par l'un et par l'autre, il ne craignait pas une attaque de vive force; il gardait en même temps toutes les routes de Gênes, et pouvait attendre l'arrivée de Macdonald. Cette position ne pouvait être plus heureuse. Il occupait Casale, Valence, Alexandrie; il avait une chaîne de postes sur le Pô et le Tanaro, et ses masses étaient disposées de manière qu'il pouvait courir en quelques heures sur le premier point attaqué. Il s'établit là avec vingt mille hommes, et y attendit avec un imperturbable sang-froid les mouvemens de son formidable ennemi.
Suwarow avait mis très heureusement beaucoup de temps à s'avancer. Il avait demandé au conseil aulique que le corps autrichien de Bellegarde, destiné au Tyrol, fût mis à sa disposition. Ce corps venait de descendre en Italie, et portait l'armée combinée à beaucoup plus de cent mille hommes. Mais Suwarow, ayant ordre d'assiéger à la fois Peschiera, Mantoue, Pizzighitone, voulant en même temps se garder du côté de la Suisse, et ignorant d'ailleurs l'art de distribuer des masses, n'avait guère plus de quarante mille hommes sous sa main, force du reste très suffisante pour accabler Moreau, s'il avait su la manier habilement.
Il vint longer le Pô et le Tanaro, et se placer en face de Moreau. Il s'établit à Tortone, et y fixa son quartier-général. Après quelques jours d'inaction, il résolut enfin de faire une tentative sur l'aile gauche de Moreau, c'est-à-dire du côté du Pô. Un peu au-dessus du confluent du Pô et du Tanaro, vis-à-vis Mugarone, se trouvent des îles boisées, à la faveur desquelles les Russes résolurent de tenter un passage. Dans la nuit du 22 au 23 floréal (du 11 au 12 mai), ils passèrent au nombre à peu près de deux mille, dans l'une de ces îles, et se trouvèrent ainsi au-delà du bras principal. Le bras qui leur restait à passer était peu considérable, et pouvait même être franchi à la nage. Ils le traversèrent hardiment, et se portèrent sur la rive droite du Pô. Les Français, prévenus du danger, coururent sur le point menacé. Moreau, qui était averti d'autres démonstrations faites du côté du Tanaro, attendit que le véritable point du danger fût bien déterminé pour s'y porter en force: dès qu'il en fut certain, il y marcha avec sa réserve, et culbuta dans le Pô les Russes qui avaient eu la hardiesse de le franchir. Il y en eut deux mille cinq cents tués, noyés ou prisonniers.
Ce coup de vigueur assurait tout à fait la position de Moreau dans le singulier triangle où il s'était placé. Mais l'inaction de l'ennemi l'inquiétait; il craignait que Suwarow n'eût laissé devant Alexandrie un simple détachement, et qu'avec la masse de ses forces il n'eût remonté le Pô, pour se porter sur Turin et prendre la position des Français par derrière, ou bien qu'il n'eût marché au-devant de Macdonald. Dans l'incertitude où le laissait l'inaction de Suwarow, il résolut d'agir lui-même, pour s'assurer du véritable état des choses. Il imagina de déboucher au-delà d'Alexandrie, et de faire une forte reconnaissance. Si l'ennemi n'avait laissé devant lui qu'un corps détaché, le projet de Moreau était de changer cette reconnaissance en attaque sérieuse, d'accabler ce corps détaché, et puis de se retirer tranquillement par la grande route de la Bochetta, vers les montagnes de Gênes, afin d'y attendre Macdonald. Si au contraire il trouvait la masse principale, son projet était de se replier sur-le-champ, et de regagner en toute hâte la rivière de Gênes, par toutes les communications accessibles qui lui restaient. Une raison qui le décidait surtout à prendre ce parti décisif, c'était l'insurrection du Piémont sur ses derrières. Il fallait qu'il se rapprochât de sa base le plus tôt possible.
Tandis que Moreau formait ce projet fort sage, Suwarow en formait un autre qui était dépourvu de sens. Sa position à Tortone était certainement la meilleure qu'il pût prendre, puisqu'elle le plaçait entre les deux armées françaises, celle de la Cisalpine et celle de Naples. Il ne devait la quitter à aucun prix. Cependant il imagina d'emmener une partie de ses forces au-delà du Pô, pour remonter le fleuve jusqu'à Turin, s'emparer de cette capitale, y organiser les royalistes piémontais, et faire tomber la position de Moreau. Rien n'était plus mal calculé qu'une pareille manoeuvre; car, pour faire tomber la position de Moreau, il fallait essayer une attaque directe et vigoureuse, mais par-dessus tout ne pas quitter la position intermédiaire entre les deux armées qui cherchaient à opérer leur jonction.
Tandis que Suwarow divisait ses forces, en laissant une partie aux environs de Tortone, le long du Tanaro, et portant l'autre au-delà du Pô pour marcher sur Turin, Moreau exécutait la reconnaissance qu'il avait projetée. Il avait porté la division Victor en avant pour attaquer vigoureusement le corps russe qu'il avait devant lui. Il se tenait lui-même avec toute sa réserve un peu en arrière, prêt à changer cette reconnaissance en une attaque sérieuse, s'il jugeait que le corps russe pût être accablé. Après un engagement très-vif, où les troupes de Victor déployèrent une rare bravoure, Moreau crut que toute l'armée russe était devant lui: il n'osa pas attaquer à fond, de peur d'avoir sur les bras un ennemi trop supérieur. En conséquence, entre les deux partis qu'il s'était proposé d'adopter, il préféra le second, comme le plus sûr. Il résolut donc de se retirer vers les montagnes de Gênes. Sa position était des plus critiques. Tout le Piémont était en révolte sur ses derrières. Un corps d'insurgés s'était emparé de Céva, qui ferme la principale route, la seule accessible à l'artillerie. Le grand convoi des objets d'arts recueillis en Italie, courait risque d'être enlevé. Ces circonstances étaient des plus fâcheuses. En prenant les routes situées plus en arrière, et qui aboutissaient à la rivière du Ponent, Moreau craignait de trop s'éloigner des communications de la Toscane, et de les laisser en prise à l'ennemi, qu'il supposait réuni en masse autour de Tortone. Dans cette perplexité, il prit sur-le-champ son parti, et fit les dispositions suivantes. Il détacha la division Victor, sans artillerie ni bagages, et la jeta par des rentiers praticables à la seule infanterie, vers les montagnes de Gênes. Elle devait se hâter d'occuper tous les passages de l'Apennin pour se joindre à l'armée venant de Naples, et la renforcer, dans le cas où elle serait attaquée par Suwarow. Moreau, ne gardant que huit mille hommes au plus, vint avec son artillerie, sa cavalerie, et tout ce qui pouvait suivre les sentiers des montagnes, gagner l'une des routes charretières qui se trouvaient en arrière de Céva, et aboutissaient dans la rivière du Ponent. Il faisait un autre calcul, en se décidant à cette retraite excentrique, c'est qu'il attirerait à lui l'armée ennemie, la détournerait de poursuivre Victor et de se jeter sur Macdonald.
Victor se retira heureusement par Acqui, Spigno et Dego, et vint occuper les crêtes de l'Apennin. Moreau, de son côté, se retira avec une célérité extraordinaire sur Asti. La prise de Céva, qui fermait sa principale communication, le mettait dans un embarras extrême. Il achemina par le col de Fenestrelle la plus grande partie de ses parcs, ne garda que l'artillerie de campagne qui lui était indispensable, et résolut de s'ouvrir une route à travers l'Apennin, en la faisant construire par ses propres soldats. Après quatre jours d'efforts incroyables, la route fut rendue praticable à l'artillerie, et Moreau fut transporté dans la rivière de Gênes sans avoir rétrogradé jusqu'au col de Tende, ce qui l'eût trop éloigné des troupes de Victor détachées vers Gênes.
Suwarow, en apprenant la retraite de Moreau, se hâta de le faire poursuivre; mais il ne sut deviner ni prévenir ses savantes combinaisons. Ainsi, grâce à son sang-froid et à son adresse, Moreau avait ramené ses vingt mille hommes sans les laisser entamer une seule fois, en contenant au contraire les Russes partout où il les avait rencontrés. Il avait laissé une garnison de trois mille hommes dans Alexandrie, et il était avec dix-huit mille à peu près dans les environs de Gênes. Il était placé sur la crête de l'Apennin, attendant l'arrivée de Macdonald. Il avait porté la division Lapoype, le corps léger de Montrichard, et la division Victor, sur la Haute-Trebbia, pour les joindre à Macdonald. Lui se tenait aux environs de Novi, avec le reste de son corps d'armée. Son plan de jonction était profondément médité. Il pouvait attirer l'armée de Naples à lui par les bords de la Méditerranée, la réunir à Gênes, et déboucher avec elle de la Bochetta; ou bien la faire déboucher de la Toscane dans les plaines de Plaisance, et sur les bords du Pô. Le premier parti assurait la jonction, puisqu'elle se faisait à l'abri de l'Apennin, mais il fallait de nouveau franchir l'Apennin, et donner de front sur l'ennemi, pour enlever la plaine. En débouchant au contraire en avant de Plaisance, on était maître de la plaine jusqu'au Pô, on prenait son champ de bataille sur les bords même du Pô, et en cas de victoire on y jetait l'ennemi. Moreau voulait que Macdonald eût sa gauche toujours serrée aux montagnes, pour se lier avec Victor qui était à Bobbio. Quant à lui, il observait Suwarow, prêt à se jeter dans ses flancs dès qu'il voudrait marcher à la rencontre de Macdonald.
Dans cette situation, la jonction paraissait aussi sûre que derrière l'Apennin, et se faisait sur un terrain bien préférable. Dans ce moment, le directoire venait de réunir dans la Méditerranée des forces maritimes considérables. Bruix, le ministre de la marine, s'était mis à la tête de la flotte de Brest, avait débloqué la flotte espagnole, et croisait avec cinquante vaisseaux dans la Méditerranée, dans le but de la délivrer des Anglais, et d'y rétablir les communications avec l'armée d'Égypte. Cette jonction tant désirée était enfin opérée, et elle pouvait nous redonner la prépondérance dans les mers du Levant. Bruix dans ce moment était devant Gênes. Sa présence avait singulièrement remonté le moral de l'armée. On disait qu'il apportait des vivres, des munitions et des renforts. Il n'en était rien; mais Moreau profita de cette opinion, et fit effort pour l'accréditer. Il fit répandre le bruit que la flotte venait de débarquer vingt mille hommes, et des approvisionnemens considérables. Ce bruit encouragea l'armée, et diminua beaucoup la confiance de l'ennemi.
On était au milieu de prairial (premiers jours de juin). Un événement nouveau venait d'avoir lieu en Suisse. On a vu que Masséna avait occupé la ligne de la Limmat ou de Zurich, et que l'archiduc, débouchant en deux masses des deux extrémités du lac de Constance, était venu border cette ligne dans toute son étendue. Il résolut de l'attaquer entre Zurich et Bruk, c'est-à-dire entre le lac de Zurich, et l'Aar, tout le long de la Limmat. Masséna avait pris position, non pas sur la Limmat elle-même, mais sur une suite de hauteurs qui sont en avant de la Limmat, et qui couvrent à la fois la rivière et le lac. Il avait retranché ces hauteurs de la manière la plus redoutable, et les avait rendues presque inaccessibles. Quoique cette partie de notre ligne, entre Zurich et l'Aar, fût la plus forte, l'archiduc avait résolu de l'attaquer, parce qu'il eût été trop dangereux de faire un long détour pour venir tenter une attaque au-dessus du lac, le long de la Lint. Masséna pouvait profiter de ce moment pour accabler les corps laissés devant lui, et se procurer ainsi un avantage décisif.
L'attaque projetée s'exécuta le 4 juin (16 prairial). Elle eut lieu sur toute l'étendue de la Limmat, et fut repoussée partout victorieusement, malgré l'opiniâtre persévérance des Autrichiens. Le lendemain l'archiduc, pensant que de pareilles tentatives doivent se poursuivre, afin qu'il n'y ait pas de pertes inutiles, recommença l'attaque avec la même opiniâtreté. Masséna, réfléchissant qu'il pouvait être forcé, qu'alors sa retraite deviendrait difficile, que la ligne qu'il abandonnait était suivie immédiatement d'une plus forte, la chaîne de l'Albis, qui borde en arrière la Limmat et le lac de Zurich, résolut de se retirer volontairement. Il ne perdait à cette retraite que la ville de Zurich, qu'il regardait comme peu importante. La chaîne des monts de l'Albis, longeant le lac de Zurich, et la Limmat jusqu'à l'Aar présentant de plus un escarpement continu, était presque inattaquable. En l'occupant on ne faisait qu'une légère perte de terrain, car on ne reculait que de la largeur du lac et de la Limmat. En conséquence, et s'y retira volontairement et sans perte, il s'y établit d'une manière qui ôta à l'archiduc toute envie de l'attaquer.
Notre position était donc toujours à peu près la même en Suisse. L'Aar, la Limmat, le lac de Zurich, la Lint et la Reuss, jusqu'au Saint-Gothard, formaient notre ligne défensive contre les Autrichiens.
Du côté de l'Italie, Macdonald s'avançait enfin vers la Toscane. Il avait laissé garnison au fort Saint-Elme, à Capoue et à Gaëte, conformément à ses instructions. C'était compromettre inutilement des troupes qui n'étaient pas capables de soutenir le parti républicain, et qui laissaient un vide dans l'armée active. L'armée française, en se retirant, avait laissé la ville de Naples en proie à une réaction royale, qui égalait les plus épouvantables scènes de notre révolution. Macdonald avait rallié à Rome quelques milliers d'hommes de la division Garnier; il avait recueilli en Toscane la division Gauthier, et dans le Modénois le corps léger de Montrichard. Il avait formé ainsi un corps de vingt-huit mille hommes. Il était à Florence le 9 prairial (25 mai). Sa retraite s'était opérée avec beaucoup de rapidité, et un ordre remarquable. Il perdit malheureusement beaucoup de temps en Toscane, et ne déboucha au-delà de l'Apennin, dans les plaines de Plaisance, que vers la fin de prairial (milieu de juin).
S'il eût débouché plus tôt, il aurait surpris les coalisés dans un tel état de dispersion, qu'il aurait pu les accabler successivement, et les rejeter au-delà du Pô. Suwarow était à Turin, dont il venait de s'emparer, et où il avait trouvé des munitions immenses. Bellegarde observait les débouchés de Gênes; Kray assiégeait Mantoue, la citadelle de Milan et les places. Nulle part il n'y avait trente mille Autrichiens ou Russes réunis. Macdonald et Moreau, débouchant ensemble avec cinquante mille hommes auraient pu changer la destinée de la campagne. Mais Macdonald crut devoir employer quelques jours pour faire reposer son armée, et réorganiser les divisions qu'il avait successivement recueillies. Il perdit ainsi un temps précieux, et permit à Suwarow de réparer ses fautes. Le général russe, apprenant la marche de Macdonald, se hâta de quitter Turin, et de marcher avec vingt mille hommes de renfort, pour se placer entre les deux généraux français, et reprendre la position qu'il n'aurait jamais dû abandonner. Il ordonna au général Ott, qui était en observation sur la Trebbia, aux environs de Plaisance, de se retirer sur lui, s'il était attaqué; il prescrivit à Kray de lui faire passer de Mantoue toutes les troupes dont il pourrait disposer; il laissa à Bellegarde le soin d'observer Novi, d'où Moreau devait déboucher, et il se disposa à marcher lui-même dans les plaines de Plaisance, à la rencontre de Macdonald.
Ces dispositions sont les seules qui, pendant la durée de cette campagne, aient mérité à Suwarow l'approbation des militaires. Les deux généraux français occupaient toujours les positions que nous avons indiquées. Placés tous deux sur l'Apennin, ils devaient en descendre pour se réunir dans les plaines de Plaisance. Moreau devait déboucher de Novi, Macdonald de Pontremoli. Moreau avait fait passer à Macdonald la division Victor pour le renforcer. Il avait placé à Bobbio, au penchant des montagnes, le général Lapoype avec quelques bataillons, pour favoriser la jonction, et son projet était de saisir le moment où Suwarow marcherait de front contre Macdonald, pour donner dans son flanc. Mais il fallait pour cela que Macdonald se tînt toujours appuyé aux montagnes, et n'acceptât pas la bataille trop loin dans la plaine.
Macdonald s'ébranla vers la fin de prairial (milieu de juin). Le corps de Hohenzollern, placé aux environs de Modène, gardait le Bas-Pô. Il fut accablé par des forces supérieures, perdit quinze cents hommes, et faillit être enlevé tout entier. Ce premier succès encouragea Macdonald, et lui fit hâter sa marche. La division Victor, qui venait de le joindre, et de porter son armée à trente-deux mille hommes à peu près, forma son avant-garde. La division polonaise de Dombrowsky marchait à la gauche de la division Victor; la division Rusca les appuyait toutes deux. Quoique le gros de l'armée, formé par les divisions Montrichard, Olivier et Watrin, fût encore en arrière, Macdonald, alléché par le succès qu'il venait d'obtenir sur Hohenzollern, voulut accabler Ott, qui était en observation sur le Tidone, et ordonna à Victor, Dombrowsky et Rusca, de marcher contre lui à l'instant même.
Trois torrens, coulant parallèlement de l'Apennin dans le Pô, formaient le champ de bataille: c'étaient la Nura, la Trebbia et le Tidone. Le gros de l'armée française était encore sur la Nura; les divisions Victor, Dombrowsky et Rusca s'avançaient sur la Trebbia, et avaient l'ordre de la franchir pour se porter sur le Tidone, afin d'accabler Ott, que Macdonald croyait sans appui. Elles marchèrent le 29 prairial (17 juin). Elles repoussèrent d'abord l'avant-garde du général Ott des bords du Tidone, et l'obligèrent à prendre une position en arrière vers le village de Sermet. Ott allait être accablé, mais dans ce moment Suwarow arrivait à son secours, avec toutes ses forces. Il opposa le général Bagration à Victor qui marchait le long du Pô; il reporta Ott au centre sur Dombrowsky, et dirigea Mélas à droite sur la division Rusca. Bagration ne fut pas d'abord heureux contre Victor, et fut forcé de rétrograder; mais au centre, Suwarow fit charger la division Dombrowsky par l'infanterie russe, jeta dans son flanc deux régimens de cavalerie, et la rompit. Dès cet instant, Victor, qui s'était avancé sur le Pô, se trouva débordé et compromis. Bagration, renforcé par les grenadiers, reprit l'offensive. La cavalerie russe, qui avait rompu les Polonais au centre, et qui avait ainsi débordé Victor, le chargea en flanc, et l'obligea à se retirer. Rusca, à droite, fut alors obligé de céder le terrain à Mélas. Nos trois divisions repassèrent le Tidone, et rétrogradèrent sur la Trebbia.
Cette première journée, où un tiers de l'armée au plus s'était trouvé engagé contre toute l'armée ennemie, n'avait pas été heureuse. Macdonald, ignorant l'arrivée de Suwarow, s'était trop hâté. Il résolut de s'établir derrière la Trebbia, d'y réunir toutes ses divisions, et de venger l'échec qu'il venait d'essuyer. Malheureusement, les divisions Olivier, Montrichard et Watrin étaient encore en arrière sur la Nura, et il résolut d'attendre le surlendemain, c'est-à-dire le 1er messidor (19 juin), pour livrer bataille.
Mais Suwarow ne lui laissa pas le temps de réunir ses forces, et il se disposa à attaquer dès le lendemain même, c'est-à-dire le 30 prairial (18 juin). Les deux armées allaient se joindre le long de la Trebbia, appuyant leurs ailes au Pô et à l'Apennin. Suwarow, jugeant sagement que le point essentiel était dans les montagnes, par où les deux armées françaises pourraient communiquer, porta de ce côté sa meilleure infanterie et sa meilleure cavalerie. Il dirigea la division Bagration, qui d'abord était à sa gauche le long du Pô, vers sa droite contre les montagnes. Il les plaça avec la division Schweikofsky sous les ordres de Rosemberg, et leur ordonna à toutes deux de passer la Trebbia vers Rivalta, dans la partie supérieure de son cours, afin de détacher les Français des montagnes. Les divisions Dombrowsky, Rusca et Victor, étaient placées vers ce point, à la gauche de la ligne des Français. Les divisions Olivier et Montrichard devaient venir se placer au centre, le long de la Trebbia. La division Watrin devait venir occuper la droite, vers le Pô et Plaisance.
Dès le matin du 29 prairial (17 juin), les avant-gardes russes attaquèrent les avant-gardes françaises, qui étaient au-delà de la Trebbia, à Casaliggio et Grignano, et les repoussèrent; Macdonald, qui ne s'attendait pas à être attaqué, s'occupait à faire arriver en ligne ses divisions du centre. Victor, qui commandait à notre gauche, porta aussitôt toute l'infanterie française au-delà de la Trebbia, et mit un moment Suwarow en péril. Mais Rosemberg, arrivant avec la division Schweikofsky, rétablit l'avantage, et, après un combat furieux, dans lequel les pertes furent énormes des deux parts, obligea les Français à se retirer derrière la Trebbia. Pendant ce temps, les divisions Olivier, Montrichard, arrivaient au centre, la division Watrin à droite, et une canonnade s'établissait sur toute la ligne. Après avoir échangé quelques boulets, on s'arrêta de part et d'autre sur les bords de la Trebbia qui sépara les deux armées.
Telle fut la seconde journée. Elle avait consisté en un combat vers notre gauche, combat terrible, mais sans résultat. Macdonald, disposant désormais de tout son monde, voulait rendre décisive la troisième journée. Son plan consistait à franchir la Trebbia sur tous les points, et à déborder les deux ailes de l'ennemi. Pour cela, la division Dombrowsky devait remonter la rivière jusqu'à Rivalta, et la passer au-dessus des Russes. La division Watrin devait la franchir presque à son embouchure dans le Pô, et gagner l'extrême gauche de Suwarow. Il comptait en même temps que Moreau, dont il attendait la coopération depuis deux jours, entrerait en action ce jour-là au plus tard. Tel fut le plan pour la journée du 1er messidor (19 juin). Mais une horrible échauffourée eut lieu pendant la nuit. Un détachement français ayant traversé le lit de la Trebbia pour prendre position, les Russes se crurent attaqués et coururent aux armes. Les Français y coururent de leur côté. Les deux armées se mêlèrent et se livrèrent un combat de nuit, où des deux côtés on s'égorgeait, sans distinguer amis ni ennemis. Après un carnage inutile, les généraux parvinrent enfin à ramener leurs soldats au bivouac. Le lendemain les deux armées étaient tellement fatiguées par trois jours de combats et par le désordre de la nuit, qu'elles n'entrèrent en action que vers les dix heures du matin.
La bataille commença à notre gauche, sur la Haute Trebbia. Dombrowsky franchit la Trebbia à Rivalta, malgré les Russes. Suwarow y détacha le prince Bagration. Ce mouvement laissa à découvert les flancs de Rosemberg. Sur-le-champ Victor et Rusca en profitèrent pour se jeter sur lui en passant la Trebbia. Ils s'avancèrent avec succès et enveloppèrent de toutes parts la division Schweikofsky, où se trouvait Suwarow. Ils la mirent dans le plus grand danger; mais elle fit front de tous côtés et se défendit vaillamment. Bagration, apercevant le péril, se rabattit promptement sur le point menacé, et obligea Victor et Rusca à lâcher prise. Si Dombrowsky, saisissant le moment, se fût de son côté rabattu sur Bagration, l'avantage nous serait resté sur ce point, qui était le plus important, puisqu'il touchait aux montagnes. Malheureusement il resta inactif, et Victor et Rusca furent obligés de se replier sur la Trebbia. Au centre, Montrichard avait passé la Trebbia vers Grignano; Olivier l'avait franchie vers San-Nicolo. Montrichard marchait sur le corps de Forster, lorsque les réserves autrichiennes, que Suwarow avait demandées à Mélas, et qui défilaient sur le derrière du champ de bataille, donnèrent inopinément dans les flancs de sa division. Elle fut surprise, et la 5e légère, qui avait fait des prodiges en cent batailles, s'enfuit en désordre. Montrichard se vit obligé de repasser la Trebbia. Olivier, qui s'était avancé avec succès vers San-Nicolo, et avait vigoureusement repoussé Ott et Mélas, se trouva découvert par la retraite de Montrichard. Mélas alors, donnant contre-ordre aux réserves autrichiennes, dont la présence avait jeté le trouble dans la division Montrichard, les dirigea sur la division Olivier, qui fut forcée à son tour de repasser la Trebbia. Pendant ce temps la division Watrin, portée inutilement à l'extrême droite, où elle n'avait rien à faire, s'avançait le long du Pô, sans être d'aucun secours à l'armée. Elle fut même obligée de repasser la Trebbia, pour suivre le mouvement général de retraite. Suwarow, craignant toujours de voir Moreau déboucher sur ses derrières, fit de grands efforts le reste de la journée pour passer la Trebbia, mais il ne put y réussir. Les Français lui opposèrent sur toute la ligne une fermeté invincible, et ce torrent, témoin d'une lutte si acharnée, sépara encore pour la troisième fois les deux armées ennemies.
Tel fut le troisième acte de cette sanglante bataille. Les deux armées étaient désorganisées. Elles avaient perdu environ douze mille hommes chacune. La plupart des généraux étaient blessés. Des régimens entiers étaient détruits. Mais la situation était bien différente. Suwarow recevait tous les jours des renforts, et n'avait qu'à gagner au prolongement de la lutte. Macdonald, au contraire, avait épuisé toutes ses ressources, et pouvait, en s'obstinant à se battre, être jeté en désordre dans la Toscane. Il songea donc à se retirer sur la Nura, pour regagner Gênes par derrière l'Apennin. Il quitta la Trebbia le 2 messidor (20 juin) au matin. Une dépêche, dans laquelle il peignit à Moreau sa situation désespérée, étant tombée dans les mains de Suwarow, celui-ci fut rempli de joie, et se hâta de le poursuivre à outrance. Cependant la retraite se fit avec assez d'ordre sur les bords de la Nura. Malheureusement, la division Victor, qui soutenait depuis quatre jours des combats continuels, fut enfin rompue, et perdit beaucoup de prisonniers. Macdonald eut cependant le temps de recueillir son armée au-delà de l'Apennin, après une perte de quatorze ou quinze mille hommes, en tués, blessés ou prisonniers.
Très heureusement, Suwarow, entendant le canon de Moreau sur ses derrières, se laissa détourner de la poursuite de Macdonald. Moreau, que des obstacles insurmontables avaient empêché de se mettre en mouvement avant le 30 prairial (18 juin), venait enfin de déboucher de Novi, de se jeter sur Bellegarde, de le mettre en déroute, et de lui prendre près de trois mille prisonniers. Mais cet avantage tardif était inutile, et n'eut d'autre résultat que de rappeler Suwarow, et de l'empêcher de s'acharner sur Macdonald.
Cette jonction, de laquelle on attendait de si grands résultats, avait donc amené une sanglante défaite; elle fit naître entre les deux généraux français des contestations qui n'ont jamais été bien éclaircies. Les militaires reprochèrent à Macdonald d'avoir trop séjourné en Toscane, d'avoir fait marcher ses divisions trop loin les unes des autres, de manière que les divisions Victor, Rusca et Dombrowsky furent battues deux jours de suite, avant que les divisions Montrichard, Olivier et Watrin fussent en ligne; d'avoir cherché, le jour de la bataille, à déborder les deux ailes de l'ennemi, au lieu de diriger son principal effort à sa gauche vers la Haute-Trebbia; de s'être tenu trop éloigné des montagnes, de manière à ne pas permettre à Lapoype, qui était à Bobbio, de venir à son secours; enfin de s'être, par-dessus tout, beaucoup trop hâté de livrer bataille, comme s'il eût voulu avoir seul l'honneur de la victoire. Les militaires, en approuvant le plan savamment combiné par Moreau, ne lui ont reproché qu'une chose, c'est de n'avoir pas mis de côté tout ménagement pour un ancien camarade, de n'avoir pas pris le commandement direct des deux armées, et surtout de n'avoir pas commandé en personne à la Trebbia. Quoi qu'il en soit de la justesse de ces reproches, il est certain que le plan de Moreau, exécuté comme il avait été conçu, aurait sauvé l'Italie. Elle fut entièrement perdue par la bataille de la Trebbia. Heureusement, Moreau était encore là pour recueillir nos débris et empêcher Suwarow de profiter de son immense supériorité. La campagne n'était ouverte que depuis trois mois, et, excepté en Suisse, nous n'avions eu partout que des revers. La bataille de Stokach nous avait fait perdre l'Allemagne; les batailles de Magnano et de la Trebbia nous enlevaient l'Italie. Masséna seul, ferme comme un roc, occupait encore la Suisse, le long de la chaîne de l'Albis. Il ne faut pas oublier cependant, au milieu de ces cruels revers, que le courage de nos soldats avait été inébranlable et aussi brillant qu'aux plus beaux jours de nos victoires; que Moreau avait été à la fois grand citoyen et grand capitaine, et avait empêché que Suwarow ne détruisît d'un seul coup nos armées d'Italie.
Ces derniers malheurs fournirent de nouvelles armes aux ennemis du directoire, et provoquèrent contre lui un redoublement d'invectives. La crainte d'une invasion commençait à s'emparer des esprits. Les départemens du Midi et des Alpes, exposés les premiers au débordement des Austro-Russes, étaient dans une extrême fermentation. Les villes de Chambéry, de Grenoble et d'Orange, envoyèrent au corps législatif des adresses qui firent la plus vive sensation. Ces adresses renfermaient les reproches injustes qui circulaient depuis deux mois dans toutes les bouches; elles revenaient sur le pillage des pays conquis, sur les dilapidations des compagnies, sur le dénûment des armées, sur le ministère de Schérer, sur son généralat, sur l'injustice faite à Moreau, sur l'arrestation de Championnet, etc. «Pourquoi, disaient-elles, les conscrits fidèles se sont-ils vus forcés de rentrer dans leurs foyers, par le dénûment où on les laissait? Pourquoi toutes les dilapidations sont-elles restées impunies? Pourquoi l'inepte Schérer, signalé comme un traître par Hoche, est-il resté si longtemps au ministère de la guerre? Pourquoi a-t-il pu consommer, comme général, les maux qu'il avait préparés comme ministre? Pourquoi des noms chers à la victoire sont-ils remplacés par des noms inconnus? Pourquoi le vainqueur de Rome et de Naples est-il en accusation?......»
On a déjà pu apprécier la valeur de ces reproches. Les adresses qui les contenaient obtinrent l'honneur de l'impression, la mention honorable, et le renvoi au directoire. Cette manière de les accueillir prouvait assez les dispositions des deux conseils. Elles ne pouvaient être plus mauvaises. L'opposition constitutionnelle s'était réunie à l'opposition patriote. L'une composée d'ambitieux qui voulaient un gouvernement nouveau, et d'importans qui se plaignaient que leurs avis et leurs recommandations n'eussent pas été assez bien accueillis; l'autre formée de patriotes exclus par les scissions du corps législatif, ou réduits au silence par la loi du 19 fructidor; elles voulaient également la ruine du gouvernement existant. Ils disaient que le directoire avait à la fois mal administré et mal défendu la France; qu'il avait violé la liberté des opinions, opprimé la liberté de la presse et des sociétés populaires. Ils le déclaraient à la fois faible et violent; ils allaient même jusqu'à revenir sur le 18 fructidor, et à dire que, n'ayant pas respecté les lois dans cette journée, il ne pouvait plus les invoquer en sa faveur.
La nomination de Sièyes au directoire avait été l'un des premiers motifs de ces dispositions. Appeler au directoire un homme qui n'avait cessé de regarder comme mauvaise la constitution directoriale, qui déjà, par cette raison, avait refusé d'être directeur, c'était annoncer en quelque sorte qu'on voulait une révolution. L'acceptation de Sièyes, dont on doutait à cause de ses refus antérieurs, ne fit que confirmer ces conjectures.
Les mécontens de toute espèce, qui voulaient un changement, se groupèrent autour de Sièyes. Sièyes n'était point un chef de parti habile; il n'en avait ni le caractère à la fois souple et audacieux, ni même l'ambition; mais il ralliait beaucoup de monde par sa renommée. On savait qu'il trouvait tout mauvais dans la constitution et le gouvernement, et on se pressait autour de lui, comme pour l'inviter à tout changer. Barras, qui avait su se faire pardonner son ancienne présence au directoire par ses liaisons et ses intrigues avec tous les partis, s'était rapproché de Sièyes, et était parvenu à se rattacher à lui, en livrant lâchement ses collègues. C'est autour de ces deux directeurs que se ralliaient tous les ennemis du directoire. Ce parti avait songé à se donner l'appui d'un jeune général qui eût de la réputation, et qui passât, comme beaucoup d'autres, pour une victime du gouvernement. La position de Joubert, sur lequel on fondait de grandes espérances, et qui était sans emploi depuis sa démission, avait fixé le choix sur lui. Il allait s'allier à M. de Sémonville, en épousant une demoiselle de Monthelon. On l'avait rapproché de Sièyes; on le fit nommer général de la 17e division militaire, celle de Paris, et on s'efforça d'en faire le chef de la nouvelle coalition.
On ne songeait point encore à faire des changemens; on voulait d'abord s'emparer du gouvernement, sauver ensuite la France d'une invasion, et on ajournait les projets constitutionnels à une époque où tous les périls seraient passés. La première chose à obtenir était l'éloignement des membres de l'ancien directoire. Sièyes n'y était que depuis une quinzaine; il y était entré le 1er prairial, en remplacement de Rewbell. Barras s'était sauvé de l'orage comme on a vu. Toute la haine se déchargeait contre Larévellière, Merlin et Treilhard, tous trois fort innocens de ce qu'on reprochait au gouvernement.
Ils avaient la majorité, puisqu'ils étaient trois, mais on voulait leur rendre impossible l'exercice de l'autorité. Ils avaient résolu d'avoir les plus grands égards pour Sièyes, de lui pardonner même son humeur, afin de ne pas ajouter aux difficultés de la position, celles que des divisions personnelles pourraient encore faire naître. Mais Sièyes était intraitable; il trouvait tout mauvais, et il était en cela de très bonne foi; mais il s'exprimait de manière à prouver qu'il ne voulait pas s'entendre avec ses collègues pour porter remède au mal. Un peu infatué de ce qu'il avait vu dans le pays d'où il venait, il ne cessait de leur dire: «Ce n'est pas ainsi qu'on fait en Prusse.—Enseignez-nous donc, lui répondaient ses collègues, comment on fait en Prusse; éclairez-nous de vos avis, et aidez-nous à faire le bien.—Vous ne m'entendriez pas, répliquait Sièyes; il est inutile que je vous parle; faites comme vous avez coutume de faire.»
Tandis que, dans le sein du directoire, l'incompatibilité se déclarait entre la minorité et la majorité, les attaques les plus vives se succédaient au dehors de la part des conseils. Il y avait déjà querelle ouverte sur les finances. La détresse, comme on l'a dit, provenait de deux causes, la lenteur des rentrées et le déficit dans les produits supposés. Sur 400 millions déjà ordonnancés pour dépenses consommées, 210 millions étaient à peine rentrés. Le déficit dans l'évaluation des produits s'élevait, suivant Ramel, à 67 et même à 75 millions. Comme on lui contestait toujours la quotité du déficit, il donna un démenti formel au député Génissieux dans le Moniteur, et prouva ce qu'il avançait. Mais que sert de prouver dans certains momens? On n'en accabla pas moins le ministre et le gouvernement d'invectives; on ne cessa pas de répéter qu'ils ruinaient l'état, et demandaient sans cesse de nouveaux fonds pour fournir à de nouvelles dilapidations. Cependant, la force de l'évidence obligea à accorder un supplément de produits. L'impôt sur le sel avait été refusé; pour y suppléer, on ajouta un décime par franc sur toutes les contributions, et on doubla encore celle des portes et fenêtres. Mais c'était peu que de décréter des impôts, il fallait assurer leur rentrée par différentes lois, relatives à leur assiette et à leur perception. Ces lois n'étaient pas rendues. Le ministre pressait leur mise en discussion; on ajournait sans cesse, et on répondait à ses instances en criant à la trahison, au vol, etc.
Outre la querelle sur les finances, on en avait ouvert une autre. Déjà il s'était élevé des réclamations sur certains articles de la loi du 19 fructidor qui permettaient au directoire de fermer les clubs et de supprimer les journaux sur un simple arrêté. Un projet de loi avait été ordonné sur la presse et les sociétés populaires, afin de modifier la loi du 19 fructidor, et d'enlever au directoire le pouvoir arbitraire dont il était revêtu. On s'élevait beaucoup aussi contre la faculté que cette loi donnait au directoire de déporter à sa volonté les prêtres suspects, et de rayer les émigrés de la liste. Les patriotes, eux-mêmes semblaient vouloir lui enlever cette dictature, funeste seulement à leurs adversaires. On commença par la discussion sur la presse et les sociétés populaires. Le projet mis en avant était l'ouvrage de Berlier. La discussion s'ouvrit dans les derniers jours de prairial (au milieu de juin). Les partisans du directoire, parmi lesquels se distinguaient Chénier, Bailleul, Creuzé-Latouche, Lecointe-Puyraveau, soutenaient que cette dictature accordée au directoire par la loi du 19 fructidor, bien que redoutable en temps ordinaire, était de la plus indispensable nécessité dans la circonstance actuelle. Ce n'était pas, disaient-ils, dans un moment de péril extrême qu'il fallait diminuer les forces du gouvernement. La dictature qu'on lui avait donnée le lendemain du 18 fructidor lui était devenue nécessaire, non plus contre la faction royaliste, mais contre la faction anarchique, non moins redoutable que la première, et secrètement alliée avec elle. Les disciples de Baboeuf, ajoutaient-ils, reparaissaient de toutes, parts, et menaçaient la république d'un nouveau débordement.
Les patriotes, qui fourmillaient dans les cinq-cents, répondaient avec leur véhémence accoutumée aux discours des partisans du directoire. Il fallait, disaient-ils, donner une commotion à la France, et lui rendre l'énergie de 1793, que le directoire avait entièrement étouffée en faisant peser sur elle un joug accablant. Tout patriotisme allait s'éteindre si on n'ouvrait pas les clubs, et si on ne rendait pas la parole aux feuilles patriotiques. «Vainement, ajoutaient-ils, on accuse les patriotes, vainement on feint de redouter un débordement de leur part. Qu'ont-ils fait ces patriotes tant accusés? Depuis trois ans ils sont égorgés, proscrits, sans patrie, dans la république qu'ils ont contribué puissamment à fonder et qu'ils ont défendue. Quels crimes avez-vous à leur reprocher? ont-ils réagi contre les réacteurs? Non. Ils sont exagérés, turbulens; soit. Mais sont-ce là des crimes? Ils parlent, ils crient même, si l'on veut; mais ils n'assassinent pas, et tous les jours ils sont assassinés...» Tel était le langage de Briot (du Doubs), du Corse Aréna, et d'une foule d'autres.
Les membres de l'opposition constitutionnelle s'exprimaient autrement. Ils étaient naturellement modérés. Ils avaient le ton mesuré, mais amer et dogmatique. Il fallait, suivant eux, revenir aux principes trop méconnus, et rendre la liberté à la presse et aux sociétés populaires. Les dangers de fructidor avaient bien pu valoir une dictature momentanée au directoire, mais cette dictature donnée de confiance, comment en avait-il usé? Il n'y avait qu'à interroger les partis, disait Boulay (de la Meurthe). Quoique ayant tous des vues différentes, royalistes, patriotes, constitutionnels, étaient d'accord pour déclarer que le directoire avait mal usé de sa toute-puissance. Un même accord, chez des hommes si opposés de sentimens et de vues, ne pouvait pas laisser de doute, et le directoire était condamné.
Ainsi les patriotes irrités se plaignaient d'oppression; les constitutionnels, pleins de prétentions, se plaignaient du mal-gouverné. Tous se réunirent, et firent abroger les articles de la loi du 19 fructidor relatifs aux journaux et aux sociétés populaires. C'était là une victoire importante, qui allait amener un déchaînement d'écrits périodiques et le ralliement de tous les jacobins.
L'agitation allait croissante vers les derniers jours de prairial. Les bruits les plus sinistres couraient de toutes parts. La nouvelle coalition résolut d'employer les tracasseries ordinaires que les oppositions emploient dans les gouvernemens représentatifs pour obliger un ministère à se retirer. Questions embarrassantes et réitérées, menaces d'accusation, on mit tout en usage. Ces moyens sont si naturels, que, sans la pratique du gouvernement représentatif, l'instinct seul des partis les découvre sur-le-champ.
Les commissions des dépenses, des fonds et de la guerre, établies dans les cinq-cents pour s'occuper de ces divers objets, se réunirent, et projetèrent un message au directoire. Boulay (de la Meurthe) fut chargé du rapport, et le présenta le 15 prairial. Sur sa proposition, le conseil des cinq-cents adressa au directoire un message par lequel il demandait à être instruit des causes des dangers intérieurs et extérieurs qui menaçaient la république, et des moyens qui existaient pour y pourvoir. Les demandes de cette nature n'ont guère d'autre effet que d'arracher des aveux de détresse, et de compromettre davantage le gouvernement auquel on les arrache. Un gouvernement, nous le répétons, doit réussir: l'obliger à convenir qu'il n'a pas réussi, c'est l'obliger au plus funeste de tous les aveux. A ce message furent jointes une foule de motions d'ordre, qui toutes avaient un objet analogue. Elles étaient relatives au droit de former des sociétés populaires, à la liberté individuelle, à la responsabilité des ministres, à la publicité des comptes, etc.
Le directoire, en recevant le message en question, résolut d'y faire une réponse détaillée, dans laquelle il tracerait le tableau de tous les événemens, et exposerait les moyens qu'il avait employés, et ceux qu'il se proposait d'employer encore, pour retirer la France de la crise où elle se trouvait. Une réponse de cette nature exigeait le concours de tous les ministres, pour que chacun d'eux pût fournir son rapport. Il fallait au moins plusieurs jours pour le rédiger; mais ce n'est pas ce qui convenait aux meneurs des conseils. Ils ne voulaient pas un état exact et fidèle de la France, mais des aveux prompts et embarrassés. Aussi, après avoir attendu quelques jours, les trois commissions qui avaient proposé le message firent aux cinq-cents une proposition nouvelle, par l'organe du député Poulain-Grand-Pré. C'était le 28 prairial (16 juin). Le rapporteur proposa aux cinq-cents de se déclarer en permanence jusqu'à ce que le directoire eût répondu au message du 15. La proposition fut adoptée. C'était jeter le cri d'alarme, et annoncer un prochain événement. Les cinq-cents firent part aux anciens de leur détermination, en les engageant à suivre leur exemple. L'exemple en effet fut imité, et les anciens siégèrent aussi en permanence. Les trois commissions des dépenses, des fonds, de la guerre, étant trop nombreuses, furent changées en une seule commission, composée de onze membres, et chargée de présenter les mesures exigées par les circonstances.
Le directoire répondit, de son côté, qu'il allait se constituer en séance permanente, pour hâter le rapport qu'on lui demandait. On conçoit quelle agitation devait résulter d'une pareille détermination. On faisait, comme d'usage, courir les bruits les plus sinistres: les adversaires du directoire disaient qu'il méditait un nouveau coup d'état, et qu'il voulait dissoudre les conseils. Ses partisans répandaient au contraire qu'il y avait une coalition formée entre tous les partis pour renverser violemment la constitution. Rien de pareil n'était médité de part ni d'autre. La coalition des deux oppositions voulait seulement la démission des trois anciens directeurs. On imagina un premier moyen pour l'amener. La constitution voulait que le directeur entrant en fonctions eût quitté la législature depuis un an révolu. On s'aperçut que Treilhard, qui depuis treize mois siégeait au directoire, était sorti de la législature le 30 floréal an V, et qu'il avait été nommé au directoire, le 26 floréal an VI. Il manquait donc quatre jours au délai prescrit. Ce n'était là qu'une chicane, car cette irrégularité était couverte par le silence gardé pendant deux sessions, et d'ailleurs Sièyes lui-même était dans le même cas. Sur-le-champ la commission des onze proposa d'annuler la nomination de Treilhard. Cette annulation eut lieu le jour même du 28 et fut signifiée au directoire.
Treilhard était rude et brusque, mais n'avait pas une fermeté égale à la dureté de ses manières. Il était disposé à céder. Larévellière était dans une tout autre disposition d'esprit. Cet homme honnête et désintéressé, auquel ses fonctions étaient à charge, qui ne les avait acceptées que par devoir, et qui faisait des voeux tous les ans pour que le sort le rendît à la retraite, ne voulait plus abandonner ses fonctions depuis que les factions coalisées paraissaient l'exiger. Il se figurait qu'on ne voulait expulser les anciens directeurs que pour abolir la constitution de l'an III; que Sièyes, Barras et la famille Bonaparte, concouraient au même but dans des vues différentes, mais toutes également funestes à la république. Dans cette persuasion, il ne voulait pas que les anciens directeurs abandonnassent leur poste. En conséquence, il courut chez Treilhard, et l'engagea à résister. «Avec Merlin et moi, lui dit-il, vous formerez la majorité, et nous nous refuserons à l'exécution de cette détermination du corps législatif, comme illégale, séditieuse, et arrachée par une faction.» Treilhard n'osa pas suivre cet avis, et envoya sur-le-champ sa démission aux cinq-cents.
Larévellière, voyant la majorité perdue, n'en persista pas moins à refuser sa démission, si on la lui demandait. Les meneurs des cinq-cents résolurent de donner tout de suite un successeur à Treilhard. Sièyes aurait voulu faire nommer un homme à sa dévotion; mais son influence fut nulle dans cette occasion. On nomma un ancien avocat de Rennes, président actuel du tribunal de cassation, et connu pour appartenir plutôt à l'opposition patriote qu'à l'opposition constitutionnelle. C'était Gohier, citoyen probe et dévoué à la république, mais peu capable, étranger à la connaissance des hommes et des affaires. Il fut nommé le 29 prairial, et dut être installé le lendemain même.
Ce n'était pas assez d'avoir exclu Treilhard, on voulait arracher du directoire Larévellière et Merlin. Les patriotes surtout étaient furieux contre Larévellière; ils se souvenaient que quoique régicide, il n'avait jamais été montagnard, qu'il avait lutté souvent contre leur parti depuis le 9 thermidor, et que l'année précédente il avait encouragé le système des scissions. En conséquence, ils menacèrent de le mettre en accusation, lui et Merlin, s'ils ne donnaient pas tous deux leur démission. Sièyes fut chargé de faire une première ouverture, pour les engager à céder volontairement à l'orage.
Le 29 au soir, jour de la sortie de Treilhard, Sièyes proposa une réunion particulière des quatre directeurs chez Merlin. On s'y rendit. Barras, comme si on se fût trouvé en danger, y vint avec le sabre au côté, et n'ouvrit point la bouche. Sièyes prit la parole avec embarras, fit une longue digression sur les fautes du gouvernement, et balbutia longtemps avant d'en venir au véritable objet de la réunion. Enfin Larévellière le somma de s'expliquer clairement. «Vos amis, répondit Sièyes, et ceux de Merlin vous engagent tous deux à donner votre démission.» Larévellière demanda quels étaient ces amis. Sièyes n'en put nommer aucun qui méritât quelque confiance. Larévellière lui parla alors avec le ton d'un homme indigné de voir le directoire trahi par ses membres, et livré par eux aux complots des factieux. Il prouva que jusqu'ici sa conduite et celle de ses collègues avaient été irréprochables, que les torts qu'on leur imputait n'étaient qu'un tissu de calomnies, puis il attaqua directement Sièyes sur ses projets secrets, et le jeta dans le plus grand embarras par ses véhémentes apostrophes. Barras, pendant tout ce temps, garda le plus morne silence. Sa position était difficile, car seul il avait mérité tous les reproches dont on accablait ses collègues. Leur demander leur démission pour des torts qu'ils n'avaient pas, et qui n'étaient qu'à lui seul, eût été trop embarrassant. Il se tut donc. On se sépara sans avoir rien obtenu. Merlin, qui n'osait pas prendre un parti, avait déclaré qu'il suivrait l'exemple de Larévellière.
Barras imagina d'employer un intermédiaire pour obtenir la démission de ses deux collègues. Il se servit d'un ancien girondin, Bergoeng, que le goût des plaisirs avait attiré dans sa société. Il le chargea d'aller voir Larévellière pour le décider à se démettre. Bergoeng vint dans la nuit du 20 au 30, invoqua auprès de Larévellière l'ancienne amitié qui les liait, et employa tous les moyens pour l'ébranler. Il lui assura que Barras l'aimait, l'honorait, et regardait son éloignement comme injuste, mais qu'il le conjurait de céder, pour n'être pas exposé à une tempête. Larévellière demeura inébranlable. Il répondit que Barras était dupe de Sièyes, Sièyes de Barras, et que tous deux seraient dupés par les Bonaparte; qu'on voulait la ruine de la république, mais qu'il résisterait jusqu'à son dernier soupir.
Le lendemain 30, Gohier devait être installé. Les quatre directeurs étaient réunis; tous les ministres étaient présens. A peine l'installation fut-elle achevée, et les discours du président et du nouveau directeur prononcés, qu'on revint à l'objet de la veille. Barras demanda à parler en particulier à Larévellière; ils passèrent tous deux dans une salle voisine. Barras renouvela auprès de son collègue les mêmes instances, les mêmes caresses, et le trouva aussi obstiné. Il rentra, assez embarrassé de n'avoir rien obtenu, et craignant toujours la discussion des actes de l'ancien directoire, qui ne pouvait pas être à son avantage. Alors il prit la parole avec violence, et n'osant pas attaquer Larévellière, il se déchaîna contre Merlin qu'il détestait, fit de lui la peinture la plus ridicule et la plus fausse, et le représenta comme une espèce de fier-à-bras, méditant, avec une réunion de coupe-jarrets, un coup d'état contre ses collègues et les conseils. Larévellière, venant au secours de Merlin, prit aussitôt la parole, et démontra l'absurdité de pareilles imputations. Rien dans le jurisconsulte Merlin, en effet, ne ressemblait à ce portrait. Larévellière retraça alors l'historique de toute l'administration du directoire, et le fit avec détail pour éclairer les ministres et le directeur entrant. Barras était dans une perplexité cruelle; il se leva enfin, en disant: «Eh bien! c'en est fait, les sabres sont tirés.—Misérable, lui répondit Larévellière avec fermeté, que parles-tu de sabres? Il n'y a ici que des couteaux, et ils sont dirigés contre des hommes irréprochables, que vous voulez égorger, ne pouvant les entraîner à une faiblesse.»
Gohier voulut alors servir de conciliateur, mais ne put y réussir. Dans ce moment, plusieurs membres des cinq-cents et des anciens s'étant réunis, vinrent prier les deux directeurs de céder, en promettant qu'il ne serait point dirigé contre eux d'acte d'accusation. Larévellière leur répondit avec fierté qu'il n'attendait point de grâce, qu'on pouvait l'accuser, et qu'il répondrait. Les députés qui s'étaient chargés de cette mission retournèrent aux deux conseils, et y causèrent un nouveau soulèvement en rapportant ce qui s'était passé. Boulay (de la Meurthe) dénonça Larévellière, avoua sa probité, mais lui prêta mal à propos des projets de religion nouvelle, et accusa beaucoup son entêtement, qui allait, dit-il, perdre la république. Les patriotes se déchaînèrent avec plus de violence que jamais, et dirent que puisqu'ils s'obstinaient, il ne fallait faire aucune grâce aux directeurs.
L'agitation était au comble, et la lutte se trouvant engagée, on ne savait plus jusqu'où elle pourrait être poussée. Beaucoup d'hommes modérés des deux conseils se réunirent, et dirent que, pour éviter des malheurs, il fallait aller conjurer Larévellière de céder à l'orage. Ils se rendirent auprès de lui dans la nuit du 30, et le supplièrent, au nom des dangers que courait la république, de donner sa démission. Ils lui dirent qu'ils étaient exposés tous aux plus grands périls, et que s'il s'obstinait à résister, ils ne savaient pas jusqu'où pourrait aller la fureur des partis. «Mais ne voyez-vous pas, leur répondit Larévellière, les dangers plus grands que court la république? Ne voyez-vous pas que ce n'est pas à nous qu'on en veut, mais à la constitution; qu'en cédant aujourd'hui, il faudra céder demain, et toujours, et que la république sera perdue par notre faiblesse? Mes fonctions, ajouta-t-il, me sont à charge; si je m'obstine à les garder aujourd'hui, c'est parce que je crois devoir opposer une barrière insurmontable aux complots des factions. Cependant, si vous croyez tous que ma résistance vous expose à des périls, je vais me rendre; mais je vous le déclare, la république est perdue. Un seul homme ne peut pas la sauver; je cède donc, puisque je reste seul, et je vous remets ma démission.»
Il la donna dans la nuit. Il écrivit une lettre simple et digne pour exprimer ses motifs. Merlin lui demanda à la copier, et les deux démissions furent envoyées en même temps. Ainsi fut dissous l'ancien directoire. Toutes les factions qu'il avait essayé de réduire s'étaient réunies pour l'abattre, et avaient mis leurs ressentimens en commun. Il n'était coupable que d'un seul tort, celui d'être plus faible qu'elles; tort immense, il est vrai, et qui justifie la chute d'un gouvernement.
Malgré le déchaînement général, Larévellière emporta l'estime de tous les citoyens éclairés. Il ne voulut pas, en quittant le directoire, recevoir les cent mille francs que ses collègues étaient convenus de donner au membre sortant; il ne reçut pas même la part à laquelle il avait droit sur les retenues faites à leurs appointemens; il n'emporta pas la voiture qu'il était d'usage de laisser au directeur sortant. Il se retira à Andilly, dans une petite maison qu'il possédait, et il y reçut la visite de tous les hommes considérés que la fureur des partis n'intimidait pas. Le ministre Talleyrand fut du nombre de ceux qui allèrent le visiter dans sa retraite.

