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HISTOIRE DE LA RÉVOLUTION FRANÇAISE.

 

DIRECTOIRE. CHAPITRE XI.

CONSÉQUENCES DU 18 FRUCTIDOR.— NOMINATION DE MERLIN (DE DOUAI) ET DE FRANÇOIS (DE NEUFCHATEAU) EN REMPLACEMENT DES DEUX DIRECTEURS DÉPORTÉS.— RÉVÉLATIONS TARDIVES ET DISGRACE DE MOREAU.— MORT DE HOCHE.— REMBOURSEMENT DES DEUX TIERS DE LA DETTE.— LOI CONTRE LES CI-DEVANT NOBLES.— RUPTURE DES CONFÉRENCES DE LILLE AVEC L'ANGLETERRE.— CONFÉRENCES D'UDINE.— TRAVAUX DE BONAPARTE EN ITALIE; FONDATION DE LA RÉPUBLIQUE CISALPINE; ARBITRAGE ENTRE LA VALTELINE ET LES GRISONS; CONSTITUTION LIGURIENNE; ÉTABLISSEMENT DANS LA MÉDITERRANÉE.— TRAITÉ DE CAMPO-FORMIO.— RETOUR DE BONAPARTE A PARIS; FÊTE TRIOMPHALE.

 

Le 18 fructidor jeta la terreur dans les rangs des royalistes. Les prêtres et les émigrés, déjà rentrés en grand nombre, quittèrent Paris et les grandes villes pour regagner les frontières. Ceux qui étaient prêts à rentrer, s'enfoncèrent de nouveau en Allemagne et en Suisse. Le directoire venait d'être réarmé de toute la puissance révolutionnaire par la loi du 19, et personne ne voulait plus le braver. Il commença par réformer les administrations, ainsi qu'il arrive toujours à chaque changement de système, et appela des patriotes prononcés à la plupart des places. Il avait à nommer à toutes les fonctions électives dans quarante-huit départemens, et il pouvait ainsi étendre beaucoup son influence et multiplier ses partisans. Son premier soin devait être de remplacer les deux directeurs Carnot et Barthélemy. Rewbell et Larévellière, dont le dernier événement avait singulièrement augmenté l'influence, ne voulaient pas qu'on pût les accuser d'avoir exclu deux de leurs collègues, pour rester maîtres du gouvernement. Ils exigèrent donc que l'on demandât sur-le-champ au corps législatif la nomination de deux nouveaux directeurs. Ce n'était point l'avis de Barras, et encore moins d'Augereau, Ce général était enchanté de la journée du 18 fructidor, et tout fier de l'avoir si bien conduite. En se mêlant aux événemens, il avait pris goût à la politique et au pouvoir, et avait conçu l'ambition de siéger au directoire. Il voulait que les trois directeurs, sans demander des collègues au corps législatif, l'appelassent à siéger auprès d'eux. On ne satisfit point à cette prétention, et il ne lui resta d'autre moyen pour devenir directeur que d'obtenir la majorité dans les conseils. Mais il fut encore déçu dans cet espoir. Merlin (de Douai), ministre de la justice, et François (de Neufchâteau), ministre de l'intérieur, l'emportèrent d'un assez grand nombre de voix sur leurs concurrens. Masséna et Augereau furent, après eux, les deux candidats qui réunirent le plus de suffrages. Masséna en eut quelques-uns de plus qu'Augereau. Les deux nouveaux directeurs furent installés avec l'appareil accoutumé. Ils étaient républicains, plutôt à la manière de Rewbell et de Larévellière, qu'à la manière de Barras; ils avaient d'ailleurs d'autres habitudes et d'autres moeurs. Merlin était un jurisconsulte; François (de Neufchâteau) un homme de lettres. Tous deux avaient une manière de vivre analogue à leur profession, et étaient faits pour s'entendre avec Rewbell et Larévellière. Peut-être eût-il été à désirer, pour l'influence et la considération du directoire auprès de nos armées, que l'un de nos généraux célèbres y fût appelé.

Le directoire remplaça les deux ministres appelés au directoire, par deux administrateurs excellens pris dans la province. Il espérait ainsi composer le gouvernement d'hommes plus étrangers aux intrigues de Paris, et moins accessibles à la faveur. Il appela à la justice Lambrechts, qui était commissaire près l'administration centrale du département de la Dyle, c'est-à-dire préfet; c'était un magistrat intègre. Il plaça à l'intérieur Letourneur, commissaire près l'administration centrale de la Loire-Inférieure, administrateur capable, actif et probe, mais trop étranger à la capitale et à ses usages, pour n'être pas quelquefois ridicule à la tête d'une grande administration.

Le directoire avait lieu de s'applaudir de la manière dont les événemens s'étaient passés. Il était seulement inquiet du silence du général Bonaparte, qui n'avait plus écrit depuis long-temps, et qui n'avait point envoyé les fonds promis. L'aide-de-camp Lavalette n'avait point paru au Luxembourg pendant l'événement, et on soupçonna qu'il avait indisposé son général contre le directoire, et lui avait donné de faux renseignemens sur l'état des choses. M. de Lavalette, en effet n'avait cessé de conseiller à Bonaparte de se tenir à part, de rester étranger au coup d'état, et de se borner au secours qu'il avait donné au directoire par ses proclamations. Barras et Augereau mandèrent M. de Lavalette, lui firent des menaces, en lui disant qu'il avait sans doute trompé Bonaparte, et lui déclarèrent qu'ils l'auraient fait arrêter, sans les égards dus à son général. M. de Lavalette partit sur-le-champ pour l'Italie. Augereau se hâta d'écrire au général Bonaparte et à ses amis de l'armée, pour peindre l'événement sous les couleurs les plus favorables.

Le directoire, mécontent de Moreau, avait résolu de le rappeler, mais il reçut de lui une lettre qui fit la plus grande sensation. Moreau avait saisi lors du passage du Rhin les papiers du général Kinglin, et y avait trouvé toute la correspondance de Pichegru avec le prince de Condé. Il avait tenu cette correspondance secrète; mais il se décida à la faire connaître au gouvernement au moment du 18 fructidor. Il prétendit s'être décidé avant la connaissance des événemens du 18, et afin de fournir au directoire la preuve dont il avait besoin pour confondre des ennemis redoutables. Mais on assure que Moreau avait reçu par le télégraphe la nouvelle des événemens dans la journée même du 18, qu'alors il s'était hâté d'écrire, pour faire une dénonciation qui ne compromettait pas Pichegru plus qu'il ne l'était, et qui le déchargeait lui-même d'une grande responsabilité. Quoi qu'il en soit de ces différentes suppositions, il est clair que Moreau avait gardé longtemps un secret important, et ne s'était décidé à le révéler qu'au moment même de la catastrophe. Tout le monde dit que, n'étant pas assez républicain pour dénoncer son ami, il n'avait pas été cependant ami assez fidèle pour garder le secret jusqu'au bout. Son caractère politique parut là ce qu'il était, c'est-à-dire faible, vacillant et incertain. Le directoire l'appela à Paris pour rendre compte de sa conduite. En examinant cette correspondance, il y trouva la confirmation de tout ce qu'il avait appris sur Pichegru, et dut regretter de n'en avoir pas eu connaissance plus tôt. Il trouva aussi dans ces papiers la preuve de la fidélité de Moreau à la république; mais il le punit de sa tiédeur et de son silence en lui ôtant son commandement, et en le laissant sans emploi à Paris.

Hoche, toujours à la tête de son armée de Sambre-et-Meuse, venait de passer un mois entier dans les plus cruelles angoisses. Il était à son quartier-général de Wetzlar, ayant une voiture toute prête pour s'enfuir en Allemagne avec sa jeune femme, si le parti des cinq-cents l'emportait. C'est cette circonstance seule qui, pour la première fois, le fit songer à ses intérêts, et à réunir une somme d'argent pour suffire à ses besoins pendant son éloignement; on a vu déjà qu'il avait prêté au directoire la plus grande partie de la dot de sa femme. La nouvelle du 18 fructidor le combla de joie, et le délivra de toute crainte pour lui-même. Le directoire, pour récompenser son dévoûment, réunit les deux grandes armées de Sambre-et-Meuse et du Rhin en une seule, sous le nom d'armée d'Allemagne, et lui en donna le commandement. C'était le plus vaste commandement de la république. Malheureusement la santé du jeune général ne lui permit guère de jouir du triomphe des patriotes et du témoignage de confiance du gouvernement. Depuis quelque temps une toux sèche et fréquente, des convulsions nerveuses, alarmaient ses amis et ses médecins. Un mal inconnu consumait ce jeune homme, naguère plein de santé, et qui joignait à ses talens l'avantage de la beauté et de la vigueur la plus mâle. Malgré son état, il s'occupait d'organiser en une seule les deux armées, dont il venait de recevoir le commandement, et il songeait toujours à son expédition d'Irlande, dont le directoire voulait faire un moyen d'épouvanté contre l'Angleterre. Mais sa toux devint plus violente vers les derniers jours de fructidor, et il commença à souffrir des douleurs insupportables. On souhaitait qu'il suspendît ses travaux, mais il ne le voulut pas. Il appela son médecin et lui dit: Donnez-moi un remède pour la fatigue, mais que ce remède ne soit pas le repos. Vaincu par le mal, il se mit au lit le premier jour complémentaire de l'an V (17 septembre), et expira le lendemain, au milieu des douleurs les plus vives. L'armée fut dans la consternation, car elle adorait son jeune général. Cette nouvelle se répandit avec rapidité, et vint affliger tous les républicains, qui comptaient sur les talens et sur le patriotisme de Hoche. Le bruit d'empoisonnement se répandit sur-le-champ; on ne pouvait pas croire que tant de jeunesse, de force, de santé, succombassent par un accident naturel. L'autopsie fut faite; l'estomac et les intestins furent examinés par la Faculté, qui les trouva remplis de taches noires, et qui, sans déclarer les traces du poison, parut du moins y croire. On attribua l'empoisonnement au directoire, ce qui était absurde, car personne au directoire n'était capable de ce crime, étranger à nos moeurs, et personne surtout n'avait intérêt à le commettre. Hoche, en effet, était l'appui le plus solide du directoire, soit contre les royalistes, soit contre l'ambitieux vainqueur de l'Italie. On supposa avec plus de vraisemblance qu'il avait été empoisonné dans l'Ouest. Son médecin crut se souvenir que l'altération de sa santé datait de son dernier séjour en Bretagne, lorsqu'il alla s'y embarquer pour l'Irlande. On imagina, du reste sans preuve, que le jeune général avait été empoisonné dans un repas qu'il avait donné à des personnes de tous les partis, pour les rapprocher.

Le directoire fit préparer des obsèques magnifiques; elles eurent lieu au Champ-de-Mars, en présence de tous les corps de l'état, et au milieu d'un concours immense de peuple. Une armée considérable suivait le convoi; le vieux père du général conduisait le deuil. Cette pompe fit une impression profonde, et fut une des plus belles de nos temps héroïques.

Ainsi finit l'une des plus belles et des plus intéressantes vies de la révolution. Cette fois du moins ce ne fut pas par l'échafaud. Hoche avait vingt-neuf ans. Soldat aux gardes-françaises, il avait fait son éducation en quelques mois. Au courage physique du soldat il joignait un caractère énergique, une intelligence supérieure, une grande connaissance des hommes, l'entente des événemens politiques, et enfin le mobile tout-puissant des passions. Les siennes étaient ardentes, et furent peut-être la seule cause de sa mort. Une circonstance particulière ajoutait à l'intérêt qu'inspiraient toutes ses qualités; toujours il avait vu sa fortune interrompue par des accidens imprévus; vainqueur à Wissembourg, et prêt à entrer dans la plus belle carrière, il fut tout à coup jeté dans les cachots: sorti des cachots pour aller se consumer en Vendée, il y remplit le plus beau rôle politique, et, à l'instant où il allait exécuter un grand projet sur l'Irlande, une tempête et des mésintelligences l'arrêtèrent encore: transporté à l'armée de Sambre-et-Meuse, il y remporta une belle victoire, et vit sa marche suspendue par les préliminaires de Léoben: enfin, tandis qu'à la tête de l'armée d'Allemagne et avec les dispositions de l'Europe, il avait encore un avenir immense, il fut frappé tout à coup au milieu de sa carrière, et enlevé par une maladie de quarante-huit heures. Du reste, si un beau souvenir dédommage de la perte de la vie, il ne pouvait être mieux dédommagé de perdre sitôt la sienne. Des victoires, une grande pacification, l'universalité des talens, une probité sans tache, l'idée répandue chez tous les républicains qu'il aurait lutté seul contre le vainqueur de Rivoli et des Pyramides, que son ambition serait restée républicaine et eût été un obstacle invincible pour la grande ambition qui prétendait au trône, en un mot, des hauts faits, de nobles conjectures, et vingt-neuf ans, voilà de quoi se compose sa mémoire. Certes, elle est assez belle! ne le plaignons pas d'être mort jeune: il vaudra toujours mieux pour la gloire de Hoche, Kléber, Desaix, de n'être pas devenus des maréchaux. Ils ont eu l'honneur de mourir citoyens et libres, sans être réduits comme Moreau à chercher un asile dans les armées étrangères.

Le gouvernement donna l'armée d'Allemagne à Augereau, et se débarrassa ainsi de sa turbulence, qui commençait à devenir incommode à Paris.

Le directoire avait fait en quelques jours tous les arrangemens qu'exigeaient les circonstances; mais il lui restait à s'occuper des finances. La loi du 19 fructidor, en le délivrant de ses adversaires les plus redoutables, en rétablissant la loi du 3 brumaire, en lui donnant de nouveaux moyens de sévérité contre les émigrés et les prêtres, en l'armant de la faculté de supprimer les journaux, et de fermer les sociétés politiques dont l'esprit ne lui conviendrait pas, en lui permettant de remplir toutes les places vacantes après l'annulation des élections, en ajournant indéfiniment la réorganisation des gardes nationales, la loi du 19 fructidor lui avait rendu tout ce qu'avaient voulu lui ravir les deux conseils, et y avait même ajouté une espèce de toute-puissance révolutionnaire. Mais le directoire avait des avantages tout aussi importans à recouvrer en matière de finances; car on n'avait pas moins voulu le réduire sous ce rapport que sous tous les autres. Un vaste projet fut présenté pour les dépenses et les recettes de l'an VI. Le premier soin devait être de rendre au directoire les attributions qu'on avait voulu lui ôter, relativement aux négociations de la trésorerie, à l'ordre des paiemens; en un mot, à la manipulation des fonds. Tous les articles adoptés à cet égard par les conseils, avant le 18 fructidor, furent rapportés. Il fallait songer ensuite à la création de nouveaux impôts, pour soulager la propriété foncière trop chargée, et porter la recette au niveau de la dépense. L'établissement d'une loterie fut autorisé; il fut établi un droit sur les chemins et un autre sur les hypothèques. Les droits de l'enregistrement furent régularisés de manière à en accroître considérablement le produit; les droits sur les tabacs étrangers furent augmentés. Grâce à ces nouveaux moyens de recette, on put réduire la contribution foncière à 228 millions, et la contribution personnelle à 50, et porter cependant la somme totale des revenus pour l'an VI à 616 millions. Dans cette somme, les ventes supposées de biens nationaux n'étaient évaluées que pour 20 millions.

La recette se trouvant élevée à 616 millions par ces différens moyens, il fallait réduire la dépense à la même somme. La guerre n'était supposée devoir coûter cette année, même dans le cas d'une nouvelle campagne, que 283 millions. Les autres services généraux étaient évalués à 247 millions, ce qui faisait en tout 530 millions. Le service de la dette s'élevait à lui seul à 258 millions: et si on l'eût fait intégralement, la dépense se fût élevée à un taux fort supérieur aux moyens de la république. On proposa de n'en payer que le tiers, c'est-à-dire 86 millions. De cette manière, la guerre, les services généraux et la dette ne portaient la dépense qu'à 616 millions, montant de la recette. Mais pour se renfermer dans ces bornes, il fallait prendre un parti décisif à l'égard de la dette. Depuis l'abolition du papier-monnaie et le retour du numéraire, le service des intérêts n'avait pu se faire exactement. On avait payé un quart en numéraire, et trois quarts en bons sur les biens nationaux, appelés bons des trois quarts. C'était, en quelque sorte, comme si on eût payé un quart en argent et trois quarts en assignats. La dette n'avait donc guère été servie jusqu'ici qu'avec les ressources provenant des biens nationaux, et il devenait urgent de prendre un parti à cet égard, dans l'intérêt de l'état et des créanciers. Une dette dont la charge annuelle montait à 258 millions, était véritablement énorme pour cette époque. On ne connaissait point encore les ressources du crédit et la puissance de l'amortissement. Les revenus étaient bien moins considérables qu'ils ne le sont devenus, car on n'avait pas eu le temps de recueillir encore les bienfaits de la révolution; et la France, qui a pu produire depuis un milliard de contributions générales, pouvait à peine alors donner 616 millions. Ainsi la dette était accablante, et l'état se trouvait dans la situation d'un particulier en faillite. On résolut donc de continuer à servir une partie de la dette en numéraire, et, au lieu de servir le reste en bons sur les biens nationaux, d'en rembourser le capital même avec ces biens. On voulait en conserver un tiers seulement: le tiers conservé devait s'appeler tiers consolidé, et demeurer sur le grand-livre avec qualité de rente perpétuelle. Les deux autres tiers devaient être remboursés au capital de vingt fois la rente, et en bons recevables en paiement des biens nationaux. Il est vrai que ces bons tombaient dans le commerce à moins du sixième de leur valeur; et que, pour ceux qui ne voulaient pas acheter des terres, c'était une véritable banqueroute.

Malgré le calme et la docilité des conseils depuis le 18 fructidor, cette mesure excita une vive opposition. Les adversaires du remboursement soutenaient que c'était une vraie banqueroute; que la dette, à l'origine de la révolution, avait été mise sous la sauvegarde de l'honneur national, et que c'était déshonorer la république, que de rembourser les deux tiers; que les créanciers qui n'achèteraient pas des biens perdraient les neuf dixièmes en négociant leurs bons, car l'émission d'une aussi grande quantité de papier en avilirait considérablement la valeur; que même, sans avoir des préjugés contre l'origine des biens, les créanciers de l'état étaient pour la plupart trop pauvres pour acheter des terrés; que les associations pour acquérir en commun étaient impossibles; que par conséquent, la perte des neuf dixièmes du capital était réelle pour la plupart; que le tiers prétendu consolidé, et à l'abri de réduction pour l'avenir, n'était que promis; qu'un tiers promis valait moins que trois tiers promis; qu'enfin si la république ne pouvait pas, dans le moment, suffire à tout le service de la dette, il valait mieux pour les créanciers attendre comme ils avaient fait jusqu'ici, mais attendre avec l'espoir de voir leur sort amélioré, qu'être dépouillés sur-le-champ de leur créance. Il y avait même beaucoup de gens qui auraient voulu qu'on distinguât entre les différentes espèces de rentes inscrites au grand-livre, et qu'on ne soumît au remboursement que celles qui avaient été acquises à vil prix. Il s'en était vendu en effet à 10 et 15 fr., et ceux qui les avaient achetées gagnaient encore beaucoup malgré la réduction au tiers.

Les partisans du projet du directoire répondaient qu'un état avait le droit, comme tout particulier, d'abandonner son avoir à ses créanciers, quand il ne pouvait plus les payer; que la dette surpassait de beaucoup les moyens de la république, et que dans cet état, elle avait le droit de leur abandonner le gage même de cette dette, c'est-à-dire les biens; qu'en achetant des terres ils perdraient fort peu; que ces terres s'élèveraient rapidement dans leurs mains, pour remonter à leur ancienne valeur, et qu'ils retrouveraient ainsi ce qu'ils avaient perdu; qu'il restait 1,300 millions de biens (le milliard promis aux armées étant transporté aux créanciers de l'état), que la paix était prochaine, qu'à la paix, les bons de remboursement devaient seuls être reçus en paiement des biens nationaux; que, par conséquent, la partie du capital remboursée, s'élevant à environ 3 milliards, trouverait à acquérir 1,300 millions de biens, et perdrait tout au plus les deux tiers au lieu des neuf dixièmes; que du reste les créanciers n'avaient pas été traités autrement jusqu'ici; que toujours on les avait payés en biens, soit qu'on leur donnât des assignats, ou des bons de trois quarts; que la république était obligée de leur donner ce qu'elle avait; qu'ils ne gagneraient rien à attendre, car jamais elle ne pourrait servir toute la dette; qu'en les liquidant, leur sort était fixé; que le paiement du tiers consolidé commençait sur-le-champ, car les moyens de faire le service existaient, et que la république de son côté était délivrée d'un fardeau énorme; qu'elle entrait par là dans des voies régulières; qu'elle se présentait à l'Europe avec une dette devenue légère, et qu'elle allait en devenir plus imposante et plus forte pour obtenir la paix; qu'enfin on ne pouvait pas distinguer entre les différentes rentes suivant le prix d'acquisition, et qu'il fallait les traiter toutes également.

Cette mesure était inévitable. La république faisait ici comme elle avait toujours fait: tous les engagemens au-dessus de ses forces, elle les avait remplis avec des terres, au prix où elles étaient tombées. C'est en assignats qu'elle avait acquitté les anciennes charges, ainsi que toutes les dépenses de la révolution, et c'est avec des terres qu'elle avait acquitté les assignats. C'est en assignats, c'est-à-dire encore avec des terres, qu'elle avait servi les intérêts de la dette, et c'est avec des terres qu'elle finissait par en acquitter le capital lui-même. En un mot, elle donnait ce qu'elle possédait. On n'avait pas autrement liquidé la dette aux États-Unis. Les créanciers avaient reçu pour tout paiement les rives du Mississipi. Les mesures de cette nature causent, comme les révolutions, beaucoup de froissemens particuliers; mais il faut savoir les subir, quand elles sont devenues inévitables.

La mesure fut adoptée. Ainsi, au moyen des nouveaux impôts, qui portaient la recette à 616 millions, et grâce à la réduction de la dette, qui permettait de restreindre la dépense à cette somme, la balance se trouva rétablie dans nos finances, et on put espérer un peu moins d'embarras pour l'an VI (de septembre 1797 à septembre 1798).

A toutes ces mesures, résultats de la victoire, le parti républicain en voulait ajouter une dernière. Il disait que la république serait toujours en péril, tant qu'une caste ennemie, celle des ci-devant nobles, serait soufferte dans son sein; il voulait qu'on exilât de France toutes les familles qui autrefois avaient été nobles, ou s'étaient fait passer pour nobles; qu'on leur donnât la valeur de leurs biens en marchandises françaises, et qu'on les obligeât à porter ailleurs leurs préjugés, leurs passions et leur existence. Ce projet était fort appuyé par Sieyès, Boulay (de la Meurthe), Chazal, tous républicains prononcés, mais très combattu par Tallien et les amis de Barras. Barras était noble; le général de l'armée d'Italie était né gentilhomme; beaucoup des amis qui partageaient les plaisirs de Barras, et qui remplissaient ses salons, étaient d'anciens nobles aussi; et quoiqu'une exception fût faite en faveur de ceux qui avaient servi utilement la république, les salons du directeur étaient fort irrités contre la loi proposée. Même, sans toutes ces raisons personnelles, il était aisé de démontrer le danger et la rigueur de cette loi. Elle fut présentée cependant aux deux conseils, et excita une espèce de soulèvement, qui obligea à la retirer, pour lui faire subir de grandes modifications. On la reproduisit sous une autre forme. Les ci-devant nobles n'étaient plus condamnés à l'exil; mais ils étaient considérés comme étrangers, et obligés, pour recouvrer la qualité de citoyen, de remplir les formalités, et de subir les épreuves de la naturalisation. Une exception fut faite en faveur des hommes qui avaient servi utilement la république, ou dans les armées ou dans les assemblées. Barras, ses amis, et le vainqueur d'Italie, dont on affectait de rappeler toujours la naissance, furent ainsi affranchis des conséquences de cette mesure.

Le gouvernement avait repris une énergie toute révolutionnaire. L'opposition qui, dans le directoire et les conseils, affectait de demander la paix, étant écartée, le gouvernement se montra plus ferme et plus exigeant dans les négociations de Lille et d'Udine. Il ordonna sur-le-champ à tous les soldats qui avaient obtenu des congés, de rentrer dans les rangs; il remit tout sur le pied de guerre, et il envoya de nouvelles instructions à ses négociateurs. Maret, à Lille, était parvenu à concilier, comme on l'a vu, les prétentions des puissances maritimes. La paix était convenue, pourvu que l'Espagne sacrifiât la Trinité, et la Hollande Trinquemale, et que la France promit de ne jamais prendre le Cap de Bonne-Espérance pour elle-même. Il ne s'agissait donc plus que d'avoir le consentement de l'Espagne et de la Hollande. Le directoire trouva Maret trop facile, et résolut de le rappeler: il envoya Bonnier et Treilhard à Lille, avec de nouvelles instructions. D'après ces instructions, la France exigeait la restitution pure et simple, non seulement de ses colonies, mais encore de celles de ses alliés. Quant aux négociations d'Udine, le directoire ne se montra pas moins tranchant et moins positif. Il ne consentait plus à s'en tenir aux préliminaires de Léoben, qui donnaient à l'Autriche la limite de l'Oglio en Italie; il voulait maintenant que l'Italie fût affranchie tout entière jusqu'à l'Izonzo, et que l'Autriche se contentât pour indemnité de la sécularisation de divers états ecclésiastiques en Allemagne. Il rappela Clarke, qui avait été choisi et envoyé par Carnot, et qui avait, dans sa correspondance, fort peu ménagé les généraux de l'armée d'Italie réputés les plus républicains. Bonaparte demeura chargé des pouvoirs de la république pour traiter avec l'Autriche.

L'ultimatum que le directoire faisait signifier à Lille par les nouveaux négociateurs, Bonnier et Treilhard, vint rompre une négociation presque achevée. Lord Malmesbury en fut singulièrement déconcerté, car il désirait la paix, soit pour finir glorieusement sa carrière, soit pour procurer à son gouvernement un moment de répit. Il témoigna les plus vifs regrets; mais il était impossible que l'Angleterre renonçât à toutes ses conquêtes maritimes, et ne reçût rien en échange. Lord Malmesbury était si sincère dans son désir de traiter, qu'il engagea M. Maret à chercher à Paris, si on ne pourrait pas influer sur la détermination du directoire, et offrit même plusieurs millions pour acheter la voix de l'un des directeurs. M. Maret refusa de se charger d'aucune négociation de cette espèce, et quitta Lille. Lord Malmesbury et M. Ellis partirent sur-le-champ, et ne revinrent pas. Quoiqu'on pût reprocher dans cette circonstance au directoire d'avoir repoussé une paix certaine et avantageuse pour la France, son motif était cependant honorable. Il eût été peu loyal à nous d'abandonner nos alliés, et de leur imposer des sacrifices pour prix de leur dévoûment à notre cause. Le directoire, se flattant d'avoir sous peu la paix avec l'Autriche, ou du moins de la lui imposer par un mouvement de nos armées, avait l'espoir d'être bientôt délivré de ses ennemis du continent, et de pouvoir tourner toutes ses forces contre l'Angleterre.

L'ultimatum signifié à Bonaparte lui déplut singulièrement, car il n'espérait pas pouvoir le faire accepter. Il était difficile, en effet, de forcer l'Autriche à renoncer tout à fait l'Italie, et à se contenter de la sécularisation de quelques états ecclésiastiques en Allemagne, à moins de marcher sur Vienne. Or, Bonaparte ne pouvait plus prétendre à cet honneur, car il avait toutes les forces de la monarchie autrichienne sur les bras, et c'était l'armée d'Allemagne qui devait avoir l'avantage de percer la première, et de pénétrer dans les états héréditaires. A ce sujet de mécontentement s'en joignit un autre, lorsqu'il apprit les défiances qu'on avait conçues contre lui à Paris. Augereau avait envoyé un de ses aides-de-camp avec des lettres pour beaucoup d'officiers et de généraux de l'armée d'Italie. Cet aide-de-camp paraissait remplir une espèce de mission, et être chargé de redresser l'opinion de l'armée sur le 18 fructidor. Bonaparte vit bien qu'on se défiait de lui. Il se hâta de jouer l'offensé, de se plaindre avec la vivacité et l'amertume d'un homme qui se sent indispensable; il dit que le gouvernement le traitait avec une horrible ingratitude, qu'il se conduisait envers lui comme envers Pichegru après vendémiaire, et il demanda sa démission. Cet homme, d'un esprit si grand et si ferme, qui savait se donner une si noble attitude, se livra ici à l'humeur d'un enfant impétueux et mutin. Le directoire ne répondit pas à la demande de sa démission, et se contenta d'assurer qu'il n'était pour rien dans ces lettres et dans l'envoi d'un aide-de-camp. Bonaparte se calma, mais demanda encore à être remplacé dans les fonctions de négociateur, et dans celles d'organisateur des républiques italiennes. Il répétait sans cesse qu'il était malade, qu'il ne pouvait plus supporter la fatigue du cheval, et qu'il lui était impossible de faire une nouvelle campagne. Cependant, quoique à la vérité il fût malade, et accablé des travaux énormes auxquels il s'était livré depuis deux ans, il ne voulait être remplacé dans aucun de ses emplois, et au besoin il était assuré de trouver dans son âme les forces qui semblaient manquer à son corps.

Il résolut, en effet, de poursuivre la négociation, et d'ajouter à la gloire de premier capitaine du siècle, celle de pacificateur. L'ultimatum du directoire le gênait; mais il n'était pas plus décidé dans cette circonstance que dans une foule d'autres, à obéir aveuglément à son gouvernement. Ses travaux, dans ce moment, étaient immenses. Il organisait les républiques italiennes, il se créait une marine dans l'Adriatique, il formait de grands projets sur la Méditerranée, et il traitait avec les plénipotentiaires de l'Autriche.

Il avait commencé à organiser en deux états séparés les provinces qu'il avait affranchies dans la Haute-Italie. Il avait érigé depuis long-temps en république cispadane le duché de Modène, les légations de Bologne et de Ferrare. Son projet était de réunir ce petit état à Venise révolutionnée, et de la dédommager ainsi de la perte de ses provinces de terre-ferme. Il voulait organiser à part la Lombardie, sous le titre de république transpadane. Mais bientôt ses idées avaient changé, et il préférait former un seul état des provinces affranchies. L'esprit de localité, qui s'opposait d'abord à la réunion de la Lombardie avec les autres provinces, conseillait maintenant au contraire de les réunir. La Romagne, par exemple, ne voulait pas se réunir aux légations et au duché de Modène, mais consentait à dépendre d'un gouvernement central établi à Milan. Bonaparte vit bientôt que chacun détestant son voisin, il serait plus facile de soumettre tout le monde à une autorité unique. Enfin, la difficulté de décider la suprématie entre Venise et Milan, et de préférer l'une des deux pour en faire le siége du gouvernement, cette difficulté n'en était plus une pour lui. Il avait résolu de sacrifier Venise. Il n'aimait pas les Vénitiens; il voyait que le changement du gouvernement n'avait pas amené chez eux un changement dans les esprits. La grande noblesse, la petite, le peuple étaient ennemis des Français et de la révolution, et faisaient toujours des voeux pour les Autrichiens. A peine un petit nombre de bourgeois aisés approuvaient-ils le nouvel état de choses. La municipalité démocratique montrait la plus mauvaise volonté à l'égard des Français. Presque tout le monde à Venise semblait désirer qu'un retour de fortune permît à l'Autriche de rétablir l'ancien gouvernement. De plus, les Vénitiens n'inspiraient aucune estime à Bonaparte sous un rapport important à ses yeux, la puissance. Leurs canaux et leurs ports étaient presque comblés, leur marine était dans le plus triste état; ils étaient eux-mêmes abâtardis par les plaisirs, et incapables d'énergie. «C'est un peuple mou, efféminé et lâche, écrivait-il, sans terre ni eau, et nous n'en avons que faire.» Il songeait donc à livrer Venise à l'Autriche, à condition que l'Autriche, renonçant à la limite de l'Oglio, stipulée par les préliminaires de Léoben, rétrograderait jusqu'à l'Adige. Ce fleuve, qui est une excellente limite, séparait alors l'Autriche de la république nouvelle. L'importante place de Mantoue, qui, d'après les préliminaires, devait être rendue à l'Autriche, resterait à la république italienne, et Milan deviendrait capitale sans aucune contestation. Bonaparte aimait donc beaucoup mieux former un seul état, dont Milan serait la capitale, et donner à cet état la frontière de l'Adige et Mantoue, que de garder Venise; et en cela il avait raison, dans l'intérêt même de la liberté italienne. A ne pas affranchir toute l'Italie jusqu'à l'Izonzo, mieux valait sacrifier Venise que la frontière de l'Adige et Mantoue. Bonaparte avait vu, en s'entretenant avec les négociateurs autrichiens, que le nouvel arrangement pourrait être accepté. En conséquence, il forma de la Lombardie, des duchés de Modène et de Reggio, des légations de Bologne et de Ferrare, de la Romagne, du Bergamasque, du Brescian et du Mantouan, un état qui s'étendait jusqu'à l'Adige, qui avait d'excellentes places, telles que Pizzighitone et Mantoue, une population de trois millions six cent mille habitans, un sol admirable, des fleuves, des canaux et des ports.

Sur-le-champ il se mit à l'organiser en république. Il aurait voulu une autre constitution que celle donnée à la France. Il trouvait dans cette constitution le pouvoir exécutif trop faible, et, même sans avoir encore aucun penchant décidé pour telle ou telle forme de gouvernement, mû par le seul besoin de composer un état fort et capable de lutter avec les aristocraties voisines, il aurait souhaité une organisation plus concentrée et plus énergique. Il demandait qu'on lui envoyât Sieyès, pour s'entendre avec lui à cet égard; mais le directoire n'adopta point ses idées, et insista pour qu'on donnât à la nouvelle république la constitution française. Il fut obéi, et sur-le-champ notre constitution fut adaptée à l'Italie. La nouvelle république fut appelée Cisalpine. On voulait à Paris l'appeler Transalpine: mais c'était placer en quelque sorte le centre à Paris, et les Italiens le voulaient à Rome, parce que tous les voeux tendaient à l'affranchissement de leur patrie, à son unité, et au rétablissement de l'antique métropole. Le mot Cisalpine était donc celui qui lui convenait le mieux. On crut prudent de ne pas abandonner au choix des Italiens la première composition du gouvernement. Pour cette première fois, Bonaparte nomma lui-même les cinq directeurs et les membres des deux conseils. Il s'attacha à faire les meilleurs choix, autant du moins que sa position le permettait. Il nomma directeur Serbelloni, l'un des plus grands seigneurs de l'Italie; il fit partout organiser des gardes nationales, et en réunit trente mille à Milan pour la fédération du 14 juillet. La présence de l'armée française en Italie, ses hauts faits, sa gloire, avaient commencé à répandre l'enthousiasme militaire dans ce pays, trop peu habitué aux armes. Bonaparte tâcha de l'y exciter de toutes les manières. Il ne se dissimulait pas combien la nouvelle république était faible sous le rapport militaire; il n'estimait en Italie que l'armée piémontaise, parce que la cour de Piémont avait seule fait la guerre pendant le cours du siècle. Il écrivait à Paris qu'un seul régiment du roi de Sardaigne renverserait la république cisalpine, qu'il fallait donner par conséquent à cette république des moeurs guerrières, qu'elle serait alors une puissance importante en Italie, mais que pour cela il fallait du temps, et que de pareilles révolutions ne se faisaient pas en quelques jours. Cependant il commençait à y réussir, car il avait au plus haut degré l'art de communiquer aux autres le plus vif de ses goûts, celui des armes. Personne ne savait mieux se servir de sa gloire, pour faire des succès militaires une mode, pour y diriger toutes les vanités et toutes les ambitions. Dès ce jour, les moeurs commencèrent à changer en Italie. «La soutane, qui était l'habit à la mode pour les jeunes gens, fut remplacée par l'uniforme. Au lieu de passer leur vie aux pieds des femmes, les jeunes Italiens fréquentaient les manèges, les salles d'armes, les champs d'exercice. Les enfans ne jouaient plus à la chapelle; ils avaient des régimens de fer-blanc, et imitaient dans leurs jeux les événemens de la guerre. Dans les comédies, dans les farces des rues, on avait toujours représenté un Italien bien lâche, quoique spirituel, et une espèce de gros capitan, quelquefois français, et plus souvent allemand, bien fort, bien brave, bien brutal, finissant par administrer quelques coups de bâton à l'Italien, aux grands applaudissemens des spectateurs. Le peuple ne souffrit plus de pareilles allusions; les auteurs mirent sur la scène, à la satisfaction du public, des Italiens braves, faisant fuir des étrangers pour soutenir leur honneur et leurs droits. L'esprit national se formait. L'Italie avait ses chansons à la fois patriotiques et guerrières. Les femmes repoussaient avec mépris les hommages des hommes qui, pour leur plaire, affectaient des moeurs efféminées.»

Cependant cette révolution commençait à peine; la Cisalpine ne pouvait être forte encore que des secours de la France. Le projet était d'y laisser, comme en Hollande, une partie de l'armée, qui se reposerait là de ses fatigues, jouirait paisiblement de sa gloire, et animerait de son feu guerrier toute la contrée. Bonaparte, avec cette prévoyance qui s'étendait à tout, avait formé pour la Cisalpine un vaste et magnifique plan. Cette république était pour la France un avant-poste; il fallait que nos armées pussent y arriver rapidement. Bonaparte avait formé le projet d'une route, qui de France arriverait à Genève, de Genève traverserait le Valais, percerait le Simplon, et descendrait en Lombardie. Il traitait déjà avec la Suisse pour cet objet. Il avait envoyé des ingénieurs pour faire le devis de la dépense, et il arrêtait tous les détails d'exécution, avec cette précision qu'il mettait dans les projets même les plus vastes et les plus chimériques en apparence. Il voulait que cette grande route, la première qui percerait directement les Alpes, fût large, sûre et magnifique, qu'elle devînt un chef-d'oeuvre de la liberté et un monument de la puissance française.

Tandis qu'il s'occupait ainsi d'une république qui lui devait l'existence, il rendait la justice aussi et était pris pour arbitre entre deux peuples. La Valteline s'était révoltée contre la souveraineté des ligues grises. La Valteline se compose de trois vallées, qui appartiennent à l'Italie, car elles versent leurs eaux vers l'Adda. Elles étaient soumises au joug des Grisons, joug insupportable, car il n'y en a pas de plus pesant que celui qu'un peuple impose à un autre peuple. Il y avait plus d'une tyrannie de ce genre en Suisse. Celle de Berne sur le pays de Vaud était célèbre. Les Valtelins se soulevèrent et demandèrent à faire partie de la république cisalpine. Ils invoquèrent la protection de Bonaparte, et se fondèrent, pour l'obtenir, sur d'anciens traités, qui mettaient la Valteline sous la protection des souverains de Milan. Les Grisons et les Valtelins convinrent de s'en référer au tribunal de Bonaparte. Il accepta la médiation avec la permission du directoire. Il fit conseiller aux Grisons de reconnaître les droits des Valtelins, et de se les associer comme une nouvelle ligue grise. Ils s'y refusèrent, et voulurent plaider la cause de leur tyrannie. Bonaparte leur fixa une époque pour comparaître. Le terme venu, les Grisons, à l'instigation de l'Autriche, refusèrent de se présenter. Bonaparte alors, se fondant sur l'acceptation de l'arbitrage et sur les anciens traités, condamna les Grisons par défaut, déclara les Valtelins libres, et leur permit de se réunir à la Cisalpine. Cette sentence fondée en droit et en équité, fit une vive sensation en Europe. Elle épouvanta l'aristocratie de Berne, réjouit les vaudois, et ajouta à la Cisalpine une population riche, brave et nombreuse.

Gênes le prenait en même temps pour son conseiller dans le choix d'une constitution. Gênes n'étant point conquise, pouvait se choisir ses lois, et ne dépendait pas du directoire sous ce rapport. Les deux partis aristocratique et démocratique étaient là aux prises. Une première révolte avait éclaté, comme on l'a vu, au mois de mai; il y en eut une seconde plus générale dans la vallée de la Polcevera, qui faillit devenir fatale à Gênes. Elle était excitée par les prêtres contre la constitution nouvelle. Le général français Duphot, qui se trouvait là avec quelques troupes, rétablit l'ordre. Les Génois s'adressèrent à Bonaparte, qui leur répondit une lettre sévère, pleine de conseils fort sages, et dans laquelle il réprimait leur fougue démocratique. Il fit des changemens dans leur constitution; au lieu de cinq magistrats chargés du pouvoir exécutif, il n'en laissa que trois; les membres des conseils furent moins nombreux; le gouvernement fut organisé d'une manière moins populaire, mais plus forte. Bonaparte fit accorder plus d'avantages aux nobles et aux prêtres, pour les réconcilier avec le nouvel ordre de choses; et comme on avait voulu les exclure des fonctions publiques, il blâma cette pensée. Vous feriez, écrivait-il aux Génois, ce qu'ils ont fait eux-mêmes. Il publia avec intention la lettre où était renfermée cette phrase. C'était un blâme dirigé contre ce qui se faisait à Paris à l'égard des nobles. Il était charmé d'intervenir ainsi d'une manière indirecte dans la politique, de donner un avis, de le donner contraire au directoire, et surtout de se détacher sur-le-champ du parti victorieux; car il affectait de rester indépendant, de n'approuver, de ne servir aucune faction, de les mépriser, de les dominer toutes.

Tandis qu'il était ainsi législateur, arbitre, conseiller des peuples italiens, il s'occupait d'autres soins non moins vastes, et qui décelaient une prévoyance bien autrement profonde. Il s'était emparé de la marine de Venise, et avait mandé l'amiral Brueys dans l'Adriatique, pour prendre possession des îles vénitiennes de la Grèce. Il avait été amené ainsi à réfléchir sur la Méditerranée, sur son importance et sur le rôle que nous pouvions y jouer. Il avait conclu que si, dans l'Océan, nous devions rencontrer des maîtres, nous n'en devions pas avoir dans la Méditerranée. Que l'Italie fût affranchie en entier ou ne le fût pas, que Venise fût ou non cédée à l'Autriche, il voulait que la France gardât les îles Ioniennes, Corfou, Zante, Sainte-Maure, Cérigo, Céphalonie. Les peuples de ces îles demandaient à devenir nos sujets. Malte, le poste le plus important de la Méditerranée, appartenait à un ordre usé, et qui devait disparaître devant l'influence de la révolution française. Malte, d'ailleurs, devait tomber bientôt au pouvoir des Anglais, si la France ne s'en emparait pas. Bonaparte avait fait saisir les propriétés des chevaliers en Italie, pour achever de les ruiner. Il avait pratiqué des intrigues à Malte même, qui n'était gardée que par quelques chevaliers et une faible garnison; et il se proposait d'y envoyer sa petite marine et de s'en emparer. «De ces différens postes, écrivait-il au directoire, nous dominerons la Méditerranée, nous veillerons sur l'empire ottoman, qui croule de toutes parts, et nous serons en mesure ou de le soutenir ou d'en prendre notre part. Nous pourrons davantage, ajoutait Bonaparte, nous pourrons rendre presque inutile aux Anglais la domination de l'Océan. Ils nous ont contesté à Lille le Cap de Bonne-Espérance; nous pouvons nous en passer. Occupons l'Égypte; nous aurons la route directe de l'Inde, et il nous sera facile d'y établir une des plus belles colonies du globe.»

C'est donc en Italie, et en promenant sa pensée sur le Levant, qu'il conçut la première idée de l'expédition célèbre qui fut tentée l'année suivante. «C'est en Égypte, écrivait-il, qu'il faut attaquer l'Angleterre.» (Lettre du 16 août 1797—29 thermidor an V.)

Pour arriver à ces fins, il avait fait venir l'amiral Brueys dans l'Adriatique avec six vaisseaux, quelques frégates et quelques corvettes. Il s'était ménagé en outre un moyen de s'emparer de la marine vénitienne. D'après le traité conclu, on devait lui payer trois millions en matériel de marine. Il prit sous ce prétexte tous les chanvres, fers, etc., qui formaient du reste la seule richesse de l'arsenal vénitien. Après s'être emparé du matériel sous le prétexte des trois millions, Bonaparte s'empara des vaisseaux, sous prétexte d'aller occuper les îles pour le compte de Venise démocratique. Il fit achever ceux qui étaient en construction, et parvint ainsi à armer six vaisseaux de guerre, six frégates et plusieurs corvettes, qu'il réunit à l'escadre que Brueys avait amenée de Toulon. Il remplaça le million que la trésorerie avait arrêté, donna à Brueys des fonds pour enrôler d'excellens matelots en Albanie et sur les côtes de la Grèce, et lui créa ainsi une marine capable d'imposer à toute la Méditerranée. Il en fixa le principal établissement à Corfou, par des raisons excellentes, et qui furent approuvées du gouvernement. De Corfou, cette escadre pouvait se porter dans l'Adriatique, et se concerter avec l'armée d'Italie en cas de nouvelles hostilités; elle pouvait aller à Malte, elle imposait à la cour de Naples, et il lui était facile, si on la désirait dans l'Océan, pour la faire concourir à quelque projet, de voler vers le détroit plus promptement que si elle eût été à Toulon. Enfin à Corfou, l'escadre apprenait à devenir manoeuvrière, et se formait mieux qu'à Toulon, où elle était ordinairement immobile. «Vous n'aurez jamais de marins, écrivait Bonaparte, en les laissant dans vos ports.»

Telle était la manière dont Bonaparte occupait son temps pendant les lenteurs calculées que lui faisait essuyer l'Autriche. Il songeait aussi à sa position militaire à l'égard de cette puissance. Elle avait fait des préparatifs immenses, depuis la signature des préliminaires de Léoben. Elle avait transporté la plus grande partie de ses forces dans la Carinthie, pour protéger Vienne et se mettre à couvert contre la fougue de Bonaparte. Elle avait fait lever la Hongrie en masse. Dix-huit mille cavaliers hongrois s'exerçaient depuis trois mois sur les bords du Danube. Elle avait donc les moyens d'appuyer les négociations d'Udine. Bonaparte n'avait guère plus de soixante-dix mille hommes de troupes, dont une très petite partie en cavalerie. Il demandait des renforts au directoire pour faire face à l'ennemi, et il pressait surtout la ratification du traité d'alliance avec le Piémont pour obtenir dix mille de ces soldats piémontais dont il faisait si grand cas. Mais le directoire ne voulait pas lui envoyer de renforts, parce que le déplacement des troupes aurait amené de nombreuses désertions; il aimait mieux, en accélérant la marche de l'armée d'Allemagne, dégager l'armée d'Italie, que la renforcer; il hésitait encore à signer une alliance avec le Piémont, parce qu'il ne voulait pas garantir un trône dont il espérait et souhaitait la chute naturelle. Il avait envoyé seulement quelques cavaliers à pied. On avait en Italie de quoi les monter et les équiper.

Privé des ressources sur lesquelles il avait compté, Bonaparte se voyait donc exposé à un orage du côté des Alpes Juliennes. Il avait tâché de suppléer de toutes les manières aux moyens qu'on lui refusait. Il avait armé et fortifié Palma-Nova, avec une activité extraordinaire, et en avait fait une place de premier ordre, qui, à elle seule, devait exiger un long siége. Cette circonstance seule changeait singulièrement sa position. Il avait fait jeter des ponts sur l'Izonzo, et construire des têtes de pont, pour être prêt à déboucher avec sa promptitude accoutumée. Si la rupture avait lieu avant la chute des neiges, il espérait surprendre les Autrichiens, les jeter dans le désordre, et malgré la supériorité de leurs forces, se trouver bientôt aux portes de Vienne. Mais si la rupture n'avait lieu qu'après les neiges, il ne pouvait plus prévenir les Autrichiens, il était obligé de les recevoir dans les plaines de l'Italie, où la saison leur permettait de déboucher en tout temps, et alors le désavantage du nombre n'était plus balancé par celui de l'offensive. Dans ce cas, il se considérait comme en danger.

Bonaparte désirait donc que les négociations se terminassent promptement. Après la ridicule note du 18 juillet, où les plénipotentiaires avaient insisté de nouveau pour le congrès de Berne, et réclamé contre ce qui s'était fait à Venise, Bonaparte avait fait répondre d'une manière vigoureuse, et qui prouvait à l'Autriche qu'il était prêt à fondre de nouveau sur Vienne. MM. de Gallo, de Meerweldt et un troisième négociateur, M. Degelmann, étaient arrivés le 31 août (14 fructidor), et les conférences avaient commencé sur-le-champ. Mais évidemment le but était de traîner encore les choses en longueur, car, tout en acceptant une négociation séparée à Udine, ils se réservaient toujours de revenir à un congrès général à Berne. Ils annonçaient que le congrès de Rastadt, pour la paix de l'Empire, allait s'ouvrir sur-le-champ, que les négociations en seraient conduites en même temps que celles d'Udine, ce qui devait compliquer singulièrement les intérêts et faire naître autant de difficultés qu'un congrès général à Berne. Bonaparte fit observer que la paix de l'Empire ne devait se traiter qu'après la paix avec l'empereur; il déclara que si le congrès s'ouvrait, la France n'y enverrait pas; il ajouta que, si au 1er octobre la paix avec l'empereur n'était pas conclue, les préliminaires de Léoben seraient regardés comme nuls. Les choses en étaient à ce point, lorsque le 18 fructidor (4 septembre) déjoua toutes les fausses espérances de l'Autriche. Sur-le-champ M. de Cobentzel accourut de Vienne à Udine. Bonaparte se rendit à Passeriano, fort belle maison de campagne, à quelque distance d'Udine, et tout annonça que cette fois le désir de traiter était sincère. Les conférences avaient lieu alternativement à Udine, chez M. de Cobentzel, et à Passeriano, chez Bonaparte. M. de Cobentzel était un esprit subtil, abondant, mais peu logique: il était hautain et amer. Les trois autres négociateurs gardaient le silence. Bonaparte représentait seul pour la France, depuis la destitution de Clarke. Il avait assez d'arrogance, la parole assez prompte et assez tranchante pour répondre au négociateur autrichien. Quoiqu'il fût visible que M. de Cobentzel avait l'intention réelle de traiter, il n'en afficha pas moins les prétentions les plus extravagantes. C'était tout au plus si l'Autriche cédait les Pays-Bas, mais elle ne se chargeait pas de nous assurer la limite du Rhin, disant que c'était à l'Empire à nous faire cette concession. En dédommagement des riches et populeuses provinces de la Belgique, l'Autriche voulait des possessions, non pas en Allemagne, mais en Italie. Les préliminaires de Léoben lui avaient assigné les états vénitiens jusqu'à l'Oglio, c'est-à-dire la Dalmatie, l'Istrie, le Frioul, le Brescian, le Bergamasque et le Mantouan, avec la place de Mantoue; mais ces provinces ne la dédommageaient pas de la moitié de ce qu'elle perdait en cédant la Belgique et la Lombardie. Ce n'était pas trop, disait M. de Cobentzel, de lui laisser non-seulement la Lombardie, mais de lui donner encore Venise et les légations, et de rétablir le duc de Modène dans son duché.

A toute la faconde de M. de Cobentzel, Bonaparte ne répondait que par un imperturbable silence; et à ses prétentions folles, que par des prétentions aussi excessives, énoncées d'un ton ferme et tranchant. Il demandait la ligne du Rhin pour la France, Mayence comprise, et la ligne de l'Izonzo pour l'Italie. Entre ces prétentions opposées il fallait prendre un milieu. Bonaparte, comme nous l'avons déjà dit, avait cru entrevoir qu'en cédant Venise à l'Autriche (concession qui n'était pas comprise dans les préliminaires de Léoben, parce qu'on ne songeait pas alors à détruire cette république), il pourrait obtenir que l'empereur reculât sa limite de l'Oglio à l'Adige, que le Mantouan, le Bergamasque et le Brescian fussent donnés à la Cisalpine, qui aurait ainsi la frontière de l'Adige et Mantoue; que de plus l'empereur reconnût à la France la limite du Rhin, et lui livrât même Mayence; qu'enfin il consentît à lui laisser les îles Ioniennes. Bonaparte résolut de traiter à ces conditions. Il y voyait beaucoup d'avantages réels, et tous ceux que la France pouvait obtenir dans le moment. L'empereur, en prenant Venise, se compromettait dans l'opinion de l'Europe, car c'était pour lui que Venise avait trahi la France. En abandonnant l'Adige et Mantoue, l'empereur donnait à la nouvelle république italienne une grande consistance; en nous laissant les îles Ioniennes, il nous préparait l'empire de la Méditerranée; en nous reconnaissant la limite du Rhin, il laissait l'Empire sans force pour nous la refuser; en nous livrant Mayence, il nous mettait véritablement en possession de cette limite, et se compromettait encore avec l'Empire de la manière la plus grave, en nous livrant une place appartenant à l'un des princes germaniques. Il est vrai qu'en faisant une nouvelle campagne, on était assuré de détruire la monarchie autrichienne, ou de l'obliger du moins à renoncer à l'Italie. Mais Bonaparte avait plus d'une raison personnelle d'éviter une nouvelle campagne. On était en octobre, et il était tard pour percer en Autriche. L'armée d'Allemagne, commandée aujourd'hui par Augereau, devait avoir tout l'avantage, car elle n'avait personne devant elle. L'armée d'Italie avait sur les bras toutes les forces autrichiennes; elle ne pouvait pas avoir le rôle brillant, étant réduite à la défensive; elle ne pouvait pas être la première à Vienne. Enfin Bonaparte était fatigué, il voulait jouir un peu de son immense gloire. Une bataille de plus n'ajoutait rien aux merveilles de ces deux campagnes, et en signant la paix il se couronnait d'une double gloire. A celle de guerrier il ajouterait celle de négociateur, et il serait le seul général de la république qui aurait réuni les deux, car il n'en était encore aucun qui eût signé des traités. Il satisferait à l'un des voeux les plus ardens de la France, et rentrerait dans son sein avec tous les genres d'illustration. Il est vrai qu'il y avait une désobéissance formelle à signer un traité sur ces bases, car le directoire exigeait l'entier affranchissement de l'Italie; mais Bonaparte sentait que le directoire n'oserait pas refuser la ratification du traité, car ce serait se mettre en opposition avec l'opinion de la France. Le directoire l'avait choquée déjà en rompant à Lille, il la choquerait bien plus en rompant à Udine, et il justifierait tous les reproches de la faction royaliste, qui l'accusait de vouloir une guerre éternelle. Bonaparte sentait donc bien qu'en signant le traité, il obligeait le directoire à le ratifier.

Il donna donc hardiment son ultimatum à M. de Cobentzel: c'était Venise pour l'Autriche, mais l'Adige et Mantoue pour la Cisalpine, le Rhin et Mayence pour la France, avec les îles Ioniennes en sus. Le 16 octobre (25 vendémiaire an VI), la dernière conférence eut lieu à Udine chez M. de Cobentzel. De part et d'autre on déclarait qu'on allait rompre; et M. de Cobentzel annonçait que ses voitures était préparées. On était assis autour d'une longue table rectangulaire; les quatre négociateurs autrichiens étaient placés d'un côté; Bonaparte était seul de l'autre. M. de Cobentzel récapitula tout ce qu'il avait dit, soutint que l'empereur, en abandonnant les clefs de Mayence, devait recevoir celles de Mantoue; qu'il ne pouvait faire autrement sans se déshonorer; que, du reste, jamais la France n'avait fait un traité plus beau; qu'elle n'en désirait certainement pas un plus avantageux; qu'elle voulait avant tout la paix, et qu'elle saurait juger la conduite du négociateur qui sacrifiait l'intérêt et le repos de son pays à son ambition militaire. Bonaparte, demeurant calme et impassible pendant cette insultante apostrophe, laissa M. de Cobentzel achever son discours; puis, se dirigeant vers un guéridon qui portait un cabaret de porcelaine, donné par la grande Catherine à M. de Cobentzel et étalé comme un objet précieux, il s'en saisit et le brisa sur le parquet, en prononçant ces paroles: «La guerre est déclarée; mais souvenez-vous qu'avant trois mois je briserai votre monarchie, comme je brise cette porcelaine.» Cet acte et ces paroles frappèrent d'étonnement les négociateurs autrichiens. Il les salua, sortit, et, montant sur-le-champ en voiture, ordonna à un officier d'aller annoncer à l'archiduc Charles que les hostilités recommenceraient sous vingt-quatre heures. M. de Cobentzel, effrayé, envoya sur-le-champ l'ultimatum signé à Passeriano. L'une des conditions du traité était l'élargissement de M. de Lafayette, qui, depuis cinq ans, supportait héroïquement sa détention à Olmutz.

Le lendemain, 17 octobre (26 vendémiaire), on signa le traité à Passeriano; on le data d'un petit village situé entre les deux armées, mais dans lequel on ne se rendit pas, parce qu'il n'y avait pas de local convenable pour recevoir les négociateurs. Ce village était celui de Campo-Formio. Il donna son nom à ce traité célèbre, le premier conclu entre l'empereur et la république française.

Il était convenu que l'empereur, comme souverain des Pays-Bas, et comme membre de l'Empire, reconnaîtrait à la France la limite du Rhin, qu'il livrerait Mayence à nos troupes, et que les îles Ioniennes resteraient en notre possession; que la république Cisalpine aurait la Romagne, les légations, le duché de Modène, la Lombardie, la Valteline, le Bergamasque, le Brescian et le Mantouan, avec la limite de l'Adige et Mantoue. L'empereur souscrivait de plus à diverses conditions résultant de ce traité et des traités antérieurs qui liaient la république. D'abord il s'engageait à donner le Brisgaw au duc de Modène, en dédommagement de son duché. Il s'engageait ensuite à prêter son influence pour faire obtenir en Allemagne un dédommagement au stathouder, pour la perte de la Hollande, et un dédommagement au roi de Prusse, pour la perte du petit territoire qu'il nous avait cédé sur la gauche du Rhin. En vertu de ces engagemens, la voix de l'empereur était assurée au congrès de Rastadt, pour la solution de toutes les questions qui intéressaient le plus la France. L'empereur recevait en retour de tout ce qu'il accordait, le Frioul, l'Istrie, la Dalmatie et les bouches du Cattaro.

La France n'avait jamais fait une paix aussi belle. Elle avait enfin obtenu ses limites naturelles, et elle les obtenait du consentement du continent. Une grande révolution était opérée dans la Haute-Italie, Il y avait là un ancien état détruit, et un nouvel état fondé. Mais l'état détruit était une aristocratie despotique, ennemie irréconciliable de la liberté. L'état fondé était une république libéralement constituée, et qui pouvait communiquer la liberté à toute l'Italie. On pouvait regretter, il est vrai, que les Autrichiens ne fussent pas rejetés au-delà de l'Izonzo, que toute la Haute-Italie, et la ville de Venise elle-même, ne fussent pas réunies à la Cisalpine: avec une campagne de plus, ce résultat eût été obtenu. Des considérations particulières avaient empêché le jeune vainqueur de faire cette campagne. L'intérêt personnel commençait à altérer les calculs du grand homme, et à imprimer une tache sur le premier et peut-être le plus bel acte de sa vie.

Bonaparte ne pouvait guère douter de la ratification du traité; cependant il n'était pas sans inquiétude, car ce traité était une contravention formelle aux instructions du directoire. Il le fit porter par son fidèle et complaisant chef d'état-major, Berthier qu'il affectionnait beaucoup, et qu'il n'avait point encore envoyé en France pour jouir des applaudissemens des Parisiens. Avec son tact ordinaire, il adjoignit un savant au militaire: c'était Monge, qui avait fait partie de la commission chargée de choisir les objets d'art en Italie, et qui, malgré son ardent démagogisme et son esprit géométrique, avait été séduit, comme tant d'autres, par le génie, la grâce et la gloire.

Monge et Berthier furent rendus à Paris en quelques jours. Ils y arrivèrent au milieu de la nuit, et arrachèrent de son lit le président du directoire, Larévellière-Lépaux. Tout en apportant un traité de paix, les deux envoyés étaient loin d'avoir la joie et la confiance ordinaires dans ces circonstances; ils étaient embarrassés comme des gens qui doivent commencer par un aveu pénible: il fallait dire, en effet, qu'on avait désobéi au gouvernement. Ils employèrent de grandes précautions oratoires pour annoncer la teneur du traité et excuser le général. Larévellière les reçut avec tous les égards que méritaient deux personnages aussi distingués, dont l'un surtout était un savant illustre; mais il ne s'expliqua pas sur le traité, et répondit simplement que le directoire en déciderait. Il le présenta le lendemain matin au directoire. La nouvelle de la paix s'était déjà répandue dans tout Paris; la joie était au comble; on ne connaissait pas les conditions, mais, quelles qu'elles fussent, on était certain qu'elles devaient être brillantes. On exaltait Bonaparte et sa double gloire. Comme il l'avait prévu, on était enthousiasmé de trouver en lui le pacificateur et le guerrier; et une paix qu'il n'avait signée qu'avec égoïsme était vantée comme un acte de désintéressement militaire. Le jeune général, disait-on, s'est refusé la gloire d'une nouvelle campagne pour donner la paix à sa patrie.

L'envahissement de la joie fut si prompt, qu'il eût été bien difficile au directoire de la tromper, en rejetant le traité de Campo-Formio. Ce traité était la suite d'une désobéissance formelle: ainsi le directoire ne manquait pas d'excellentes raisons pour refuser sa ratification; et il eût été fort important de donner une leçon sévère au jeune audacieux qui avait enfreint des ordres précis. Mais comment tromper l'attente générale? comment oser refuser une seconde fois la paix, après l'avoir refusée à Lille? On voulait donc justifier tous les reproches des victimes de fructidor, et mécontenter gravement l'opinion? Il y avait un autre danger non moins grand à la braver. En effet, en rejetant le traité, Bonaparte donnait sa démission, et des revers allaient suivre inévitablement la reprise des hostilités en Italie. De quelle responsabilité ne se chargeait-on pas, dans ce cas-là? D'ailleurs le traité avait d'immenses avantages: il ouvrait un superbe avenir; il donnait, de plus que celui de Léoben, Mayence et Mantoue; enfin il laissait libres toutes les forces de la France, pour en accabler l'Angleterre.

Le directoire approuva donc le traité: la joie n'en fut que plus vive et plus profonde. Sur-le-champ, par un calcul habile, le directoire songea à tourner tous les esprits contre l'Angleterre: le héros d'Italie et ses invincibles compagnons durent voler d'un ennemi à l'autre, et, le jour même où l'on publiait le traité, un arrêté nomma Bonaparte général en chef de l'armée d'Angleterre.

Bonaparte se disposa à quitter l'Italie, pour venir enfin goûter quelques instans de repos, et jouir d'une gloire, la plus grande connue dans les temps modernes. Il était nommé plénipotentiaire à Rastadt, avec Bonnier et Treilhard, pour y traiter de la paix avec l'Empire. Il était convenu aussi qu'il trouverait à Rastadt M. de Cobentzel, avec qui il échangerait les ratifications du traité de Campo-Formio. Il devait en même temps veiller à l'exécution des conditions relatives à l'occupation de Mayence. Avec sa prévoyance ordinaire, il avait eu soin de stipuler que les troupes autrichiennes n'entreraient dans Palma-Nova qu'après que les siennes seraient entrées dans Mayence.

Avant de partir pour Rastadt, il voulut mettre la dernière main aux affaires d'Italie. Il fit les nominations qui lui restaient à faire dans la Cisalpine; il régla les conditions du séjour des troupes françaises en Italie, et leurs rapports avec la nouvelle république. Ces troupes devaient être commandées par Berthier, et former un corps de trente mille hommes, entretenus aux frais de la Cisalpine; elles devaient y demeurer jusqu'à la paix générale de l'Europe. Il retira le corps qu'il avait à Venise, et livra cette ville à un corps autrichien. Les patriotes vénitiens, en se voyant donnés à l'Autriche, furent indignés. Bonaparte leur avait fait assurer un asile dans la Cisalpine, et il avait stipulé avec le gouvernement autrichien la faculté, pour eux, de vendre leurs biens. Ils ne furent point sensibles à ces soins, et vomirent contre le vainqueur qui les sacrifiait, des imprécations véhémentes, et fort naturelles. Villetard, qui avait semblé s'engager pour le gouvernement français à leur égard, écrivit à Bonaparte, et en fut traité avec une dureté remarquable. Du reste, ce ne furent pas les patriotes seuls qui montrèrent une grande douleur dans cette circonstance; les nobles et le peuple, qui préféraient naguère l'Autriche à la France, parce qu'ils aimaient les principes de l'une et abhorraient ceux de l'autre, sentirent se réveiller tous leurs sentimens nationaux, et montrèrent un attachement pour leur antique patrie, qui les rendit dignes d'un intérêt qu'ils n'avaient pas inspiré encore. Le désespoir fut général; on vit une noble dame s'empoisonner, et l'ancien doge tomber sans mouvement aux pieds de l'officier autrichien, dans les mains duquel il prêtait le serment d'obéissance.

Bonaparte adressa une proclamation aux Italiens, dans laquelle il leur faisait ses adieux et leur donnait ses derniers conseils. Elle respirait ce ton noble, ferme, et toujours un peu oratoire, qu'il savait donner à son langage public. «Nous vous avons donné la liberté, dit-il aux Cisalpins, sachez la conserver…; pour être dignes de votre destinée, ne faites que des lois sages et modérées; faites-les exécuter avec force et énergie; favorisez la propagation des lumières, et respectez la religion. Composez vos bataillons, non pas de gens sans aveu, mais de citoyens qui se nourrissent des principes de la république, et soient immédiatement attachés à sa prospérité. Vous avez en général besoin de vous pénétrer du sentiment de votre force et de la dignité qui convient à l'homme libre: divisés et pliés depuis des siècles à la tyrannie, vous n'eussiez pas conquis votre liberté; mais sous peu d'années, fussiez-vous abandonnés à vous-mêmes, aucune puissance de la terre ne sera assez forte pour vous l'ôter. Jusqu'alors la grande nation vous protégera contre les attaques de vos voisins; son système politique sera uni au vôtre…. Je vous quitte sous peu de jours. Les ordres de mon gouvernement et un danger imminent de la république Cisalpine me rappelleront seuls au milieu de vous.»

Cette dernière phrase était une réponse à ceux qui disaient qu'il voulait se faire roi de la Lombardie. Il n'était rien qu'il préférât au titre et au rôle de premier général de la république française. L'un des négociateurs autrichiens lui avait offert de la part de l'empereur un état en Allemagne; il avait répondu qu'il ne voulait devoir sa fortune qu'à la reconnaissance du peuple français. Entrevoyait-il son avenir? Non, sans doute; mais ne fût-il que premier citoyen de la république, on comprend qu'il le préférât en ce moment. Les Italiens l'accompagnèrent de leurs regrets et virent avec peine s'évanouir cette brillante apparition. Bonaparte traversa rapidement le Piémont pour se rendre par la Suisse à Rastadt. Des fêtes magnifiques, des présens pour lui et sa femme, étaient préparés sur la route. Les princes et les peuples voulaient voir ce guerrier si célèbre, cet arbitre de tant de destinées. A Turin, le roi avait fait préparer des présens, afin de lui témoigner sa reconnaissance pour l'appui qu'il en avait reçu auprès du directoire, En Suisse, l'enthousiasme des Vaudois fut extrême pour le libérateur de la Valteline. Des jeunes filles, habillées aux trois couleurs, lui présentèrent des couronnes. Partout était inscrite cette maxime si chère aux Vaudois: Un peuple ne peut être sujet d'un autre peuple. Bonaparte voulait voir l'ossuaire de Morat; il y trouva une foule de curieux empressés de le suivre partout. Le canon tirait dans les villes où il passait. Le gouvernement de Berne, qui voyait avec dépit l'enthousiasme qu'inspirait le libérateur de la Valteline, fit défendre à ses officiers de tirer le canon; on lui désobéit. Arrivé à Rastadt, Bonaparte trouva tous les princes allemands impatiens de le voir. Il fit sur-le-champ prendre aux négociateurs français l'attitude qui convenait à leur mission et à leur rôle. Il refusa de recevoir M. de Fersen, que la Suède avait choisi pour la représenter au congrès de l'Empire, et que ses liaisons avec l'ancienne cour de France rendaient peu propre à traiter avec la république française. Ce refus fit une vive sensation, et prouvait le soin constant que Bonaparte mettait à relever la grande nation, comme il l'appelait dans toutes ses harangues. Après avoir échangé les ratifications du traité de Campo-Formio, et fait les arrangemens nécessaires à la remise de Mayence, il résolut de partir pour Paris. Il ne voyait rien de grand à discuter à Rastadt, et surtout il prévoyait des longueurs interminables, pour mettre d'accord tous ces petits princes allemands. Un pareil rôle n'était pas de son goût; d'ailleurs il était fatigué; et un peu d'impatience d'arriver à Paris, et de monter au capitale de la Rome moderne, était bien naturel.

Il partit de Rastadt, traversa la France incognito, et arriva à Paris le 15 frimaire an VI au soir (5 décembre 1797). Il alla se cacher dans une maison fort modeste, qu'il avait fait acheter rue Chantereine. Cet homme, chez lequel l'orgueil était immense, avait toute l'adresse d'une femme à le cacher. Lors de la reddition de Mantoue, il s'était soustrait à l'honneur de voir défiler Wurmser; à Paris il voulut se cacher dans la demeure la plus obscure. Il affectait dans son langage, dans son costume, dans toutes ses habitudes, une simplicité qui surprenait l'imagination des hommes, et la touchait plus profondément par l'effet du contraste. Tout Paris, averti de son arrivée, était dans une impatience de le voir qui était bien naturelle, surtout à des Français. Le ministre des affaires étrangères, M. de Talleyrand, pour lequel il s'était pris de loin d'un goût fort vif, voulut l'aller visiter le soir même. Bonaparte demanda la permission de ne pas le recevoir, et le prévint le lendemain matin. Le salon des affaires étrangères était plein de grands personnages, empressés de voir le héros. Silencieux pour tout le monde, il aperçut Bougainville, et alla droit à lui pour lui dire de ces paroles qui, tombant de sa bouche, devaient produire des impressions profondes. Déjà il affectait le goût d'un souverain pour l'homme utile et célèbre. M. de Talleyrand le présenta au directoire. Quoiqu'il y eût bien des motifs de mécontentement entre le général et les directeurs, cependant l'entrevue fut pleine d'effusion. Il convenait au directoire d'affecter la satisfaction, et au général la déférence. Du reste les services étaient si grands, la gloire si éblouissante, que l'entraînement devait faire place au mécontentement. Le directoire prépara une fête triomphale pour la remise du traité de Campo-Formio. Elle n'eut point lieu dans la salle des audiences du directoire, mais dans la grande cour du Luxembourg. Tout fut disposé pour rendre cette solemnité l'une des plus imposantes de la révolution. Les directeurs étaient rangés au fond de la cour, sur une estrade, au pied de l'autel de la patrie, et revêtus du costume romain. Autour d'eux, les ministres, les ambassadeurs, les membres des deux conseils, la magistrature, les chefs des administrations, étaient placés sur des sièges rangés en amphithéâtre. Des trophées magnifiques formés par les innombrables drapeaux pris sur l'ennemi, s'élevaient de distance en distance, tout autour de la cour; de belles tentures tricolores en ornaient les murailles; des galeries portaient la plus brillante société de la capitale, des corps de musiciens étaient disposés dans l'enceinte; une nombreuse artillerie était placée autour du palais, pour ajouter ses détonations aux sons de la musique et au bruit des acclamations. Chénier avait composé pour ce jour-là l'une de ses plus belles hymnes.

C'était le 20 frimaire an VI (10 décembre 1797). Le directoire, les fonctionnaires publics, les assistans étaient rangés à leur place, attendant avec impatience l'homme illustre que peu d'entre eux avaient vu. Il parut accompagné de M. de Talleyrand, qui était chargé de le présenter; car c'était le négociateur qu'on félicitait dans le moment. Tous les contemporains, frappés de cette taille grêle et ce visage pâle et romain, de cet oeil ardent, nous parlent chaque jour encore de l'effet qu'il produisait, de l'impression indéfinissable de génie, d'autorité, qu'il laissait dans les imaginations. La sensation fut extrême. Des acclamations unanimes éclatèrent à la vue du personnage si simple qu'environnait une telle renommée. Vive la république! vive Bonaparte! furent les cris qui éclatèrent de toutes parts. M. de Talleyrand prit ensuite la parole, et dans un discours fin et concis, s'efforça de rapporter la gloire du général, non à lui, mais à la révolution, aux armées et à la grande nation. Il sembla se faire en cela le complaisant de la modestie de Bonaparte, et avec son esprit accoutumé, deviner comment le héros voulait qu'on parlât de lui, devant lui. M. de Talleyrand parla ensuite de ce qu'on pouvait, disait-il, appeler son ambition; mais en songeant à son goût antique pour la simplicité, à son amour pour les sciences abstraites, à ses lectures favorites, à ce sublime Ossian, avec lequel il apprenait à se détacher de la terre, M. de Talleyrand dit qu'il faudrait le solliciter peut-être pour l'arracher un jour à sa studieuse retraite. Ce que venait de dire M. de Talleyrand était dans toutes les bouches, et allait se retrouver dans tous les discours prononcés dans cette grande solennité. Tout le monde disait et répétait que le jeune général était sans ambition, tant on avait peur qu'il en eût. Bonaparte parla après M. de Talleyrand, et prononça d'un ton ferme les phrases hachées que voici:

«CITOYENS,

«Le peuple français, pour être libre, avait les rois à combattre.

«Pour obtenir une constitution fondée sur la raison, il avait dix-huit siècles de préjugés à vaincre. «La constitution de l'an III et vous, avez triomphé de tous ces obstacles.

«La religion, la féodalité, le royalisme, ont successivement, depuis vingt siècles, gouverné l'Europe; mais de la paix que vous venez de conclure, date l'ère des gouvernemens représentatifs.

«Vous êtes parvenus à organiser la grande nation dont le vaste territoire n'est circonscrit que parce que la nature en a posé elle-même les limites.

«Vous avez fait plus. Les deux plus belles parties de l'Europe, jadis si célèbres par les arts, les sciences et les grands hommes dont elles furent le berceau, voient avec les plus grandes espérances le génie de la liberté sortir du tombeau de leurs ancêtres.

«Ce sont deux piédestaux sur lesquels les destinées vont placer deux puissantes nations.

«J'ai l'honneur de vous remettre le traité signé à Campo-Formio, et ratifié par sa majesté l'empereur.

«La paix assure la liberté, la prospérité et la gloire de la république.

«Lorsque le bonheur du peuple français sera assis sur de meilleures lois organiques, l'Europe entière deviendra libre.»

Ce discours était à peine achevé, que les acclamations retentirent de nouveau. Barras, président du directoire, répondit à Bonaparte. Son discours était long, diffus, peu convenable, et exaltait beaucoup la modestie et la simplicité du héros; il renfermait un hommage adroit pour Hoche, le rival supposé du vainqueur de l'Italie.

«Pourquoi Hoche n'est-il point ici, disait le président du directoire pour voir, pour embrasser son ami?» Hoche, en effet, avait défendu Bonaparte l'année précédente avec une généreuse chaleur. Suivant la nouvelle direction imprimée à tous les esprits, Barras proposait de nouveaux lauriers au héros, et l'invitait à les aller cueillir en Angleterre. Après ces trois discours, l'hymne de Chénier fut chantée en choeur, et avec l'accompagnement d'un magnifique orchestre. Deux généraux s'approchèrent ensuite, accompagnés par le ministre de la guerre: c'étaient le brave Joubert, le héros du Tyrol, et Andréossy, l'un des officiers les plus distingués de l'artillerie. Ils s'avançaient en portant un drapeau admirable: c'était celui que le directoire venait de donner, à la fin de la campagne, à l'armée d'Italie, c'était la nouvelle oriflamme de la république. Il était chargé d'innombrables caractères d'or, et ces caractères étaient les suivans:

L'armée d'Italie a fait cent cinquante mille prisonniers, elle a pris cent soixante-dix drapeaux, cinq cent cinquante pièces d'artillerie de siége, six cents pièces de campagne, cinq équipages de pont, neuf vaisseaux, douze frégates, douze corvettes, dix-huit galères.—Armistices avec les rois de Sardaigne, de Naples, le pape, les ducs de Parme, de Modène.—Préliminaires de Léoben.—Convention de Montebello avec la république de Gênes.—Traités de paix de Tolentino, de Campo-Formio.—Donné la liberté aux peuples de Bologne, de Ferrare, de Modène, de Massa-Carrara, de la Romagne, de la Lombardie, de Brescia, de Bergame, de Mantoue, de Crémone, d'une partie du Véronais, de Chiavenna, de Bormio et de la Valteline, aux peuples de Gênes, aux fiefs impériaux, aux peuples des départemens de Corcyre, de la mer Egée et d'Ithaque.—Envoyé à Paris les chefs-d'oeuvre de Michel-Ange, du Guerchin, du Titien, de Paul Véronèse, du Corrège, de l'Albane, des Carraches, de Raphaël, de Léonard de Vinci, etc.—Triomphé en dix-huit batailles rangées, MONTENOTTE, MILLESIMO, MONDOVI, LODI, BORGHETTO, LONATO, CASTIGLIONE, ROVEREDO, BASSANO, SAINT-GEORGES, FONTANA-NIVA, CALDIERO, ARCOLE, RIVOLI, LA FAVORITE, LE TAGLIAMENTO, TARWIS, NEUMARCKT.—Livré soixante-sept combats.

Joubert et Andréossy parlèrent à leur tour, et reçurent une réponse flatteuse du président du directoire. Après toutes ces harangues, les généraux allèrent recevoir l'accolade du président du directoire. A l'instant où Bonaparte la reçut de Barras, les quatre directeurs se jetèrent, comme par un entraînement involontaire, dans les bras du général. Des acclamations unanimes remplissaient l'air; le peuple amassé dans les rues voisines y joignait ses cris, le canon y joignait ses roulemens; toutes les têtes cédaient à l'ivresse. Voilà comment la France se jeta dans les bras d'un homme extraordinaire! N'accusons pas la faiblesse de nos pères; cette gloire n'arrive à nous qu'à travers les nuages du temps et des malheurs, et elle nous transporte! Répétons avec Eschyle: Que serait-ce si nous avions vu le monstre lui-même

DIRECTOIRE. CHAPITRE XII.

LE GÉNÉRAL BONAPARTE A PARIS; SES RAPPORTS AVEC LE DIRECTOIRE.—PROJET D'UNE DESCENTE EN ANGLETERRE.—RAPPORTS DE LA FRANCE AVEC LE CONTINENT.—CONGRÈS DE RASTADT. CAUSE DE LA DIFFICULTÉ DES NÉGOCIATIONS.—RÉVOLUTION EN HOLLANDE, A ROME ET EN SUISSE.—SITUATION INTÉRIEURE DE LA FRANCE; ÉLECTIONS DE L'AN VI; SCISSIONS ÉLECTORALES. NOMINATION DE TREILHARD AU DIRECTOIRE.—EXPÉDITION EN ÉGYPTE, SUBSTITUÉE PAR BONAPARTE AU PROJECT DE DESCENTE; PRÉPARATIFS DE CETTE EXPÉDITION.