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HISTOIRE DE LA RÉVOLUTION FRANÇAISELIVRE III . CONVENTION NATIONALE. CHAPITRE VIII.

ÉTABLISSEMENT DU COMITÉ DE SALUT PUBLIQUE.— L'IRRITATION DES PARTIS AUGMENTE A PARIS.— RÉUNION DÉMAGOGIQUE DE L'ÉVÊCHÉ; PROJETS DE PÉTITIONS INCENDIAIRES.— RENOUVELLEMENT DE LA LUTTE ENTRE LES DEUX CÔTÉS DE L'ASSEMBLÉE.— DISCOURS ET ACCUSATION DE ROBESPIERRE CONTRE LES COMPLICES DE DUMOURIEZ ET LES GIRONDINS.— RÉPONSE DE VERGNIAUD.— MARAT EST DÉCRÉTÉ D'ACCUSATION ET ENVOYÉ DEVANT LE TRIBUNAL RÉVOLUTIONNAIRE.— PÉTITION DES SECTIONS DE PARIS DEMANDANT L'EXPULSION DE 22 MEMBRES DE LA CONVENTION.— RÉSISTANCE DE LA COMMUNE A L'AUTORITÉ DE L'ASSEMBLÉE.— ACCROISSEMENT DE SES POUVOIRS.— MARAT EST ACQUITTÉ ET PORTÉ EN TRIOMPHE.— ÉTAT DES OPINIONS ET MARCHE DE LA RÉVOLUTION DANS LES PROVINCES.— DISPOSITIONS DES PRINCIPALES VILLES, LYON, MARSEILLE, BORDEAUX, ROUEN.— POSITION PARTICULIÈRE DE LA BRETAGNE ET DE LA VENDÉE.— DESCRIPTION DE CES PAYS; CAUSES QUI AMENÈRENT ET ENTRETINRENT LA GUERRE CIVILE.— PREMIERS SUCCÈS DES VENDÉENS; LEURS PRINCIPAUX CHEFS.

 

La défection de Dumouriez, le fâcheux état de nos armées, et les dangers imminens où se trouvaient exposés et la révolution et le territoire, nécessitèrent toutes les mesures violentes dont nous venons de parler, et obligèrent la convention à s'occuper enfin du projet si souvent renouvelé de donner plus de force à l'action du gouvernement, en la concentrant dans l'assemblée. Après divers plans, on s'arrêta à celui d'un comité de salut public, composé de neuf membres. Ce comité devait délibérer en secret. Il était chargé de surveiller et d'accélérer l'action du pouvoir exécutif, il pouvait même suspendre ses arrêtés quand il les croirait contraires à l'intérêt général, sauf à en instruire la convention. Il était autorisé à prendre, dans les circonstances urgentes, des mesures de défense intérieure et extérieure, et les arrêtés signés de la majorité de ses membres devaient être exécutés sur-le-champ par le pouvoir exécutif. Il n'était institué que pour un mois, et ne pouvait délivrer de mandat d'amener que contre les agens d'exécution [Le comité de salut public fut décrété dans la séance du 6 avril.]

Les membres désignés pour en faire partie étaient, Barrère, Delmas, Bréard, Cambon, Jean Debry, Danton, Guithon Morveaux, Treilhard, Lacroix d'Eure-et-Loir. [Il fut adjoint à ces membres trois suppléans, Robert-Lindet, Isnard et Cambacérès.] Ce comité, quoiqu'il ne réunît pas encore tous les pouvoirs, avait cependant une influence immense: il correspondait avec les commissaires de là convention, leur donnait leurs instructions, pouvait substituer aux mesures dès ministres toutes celles qu'il lui plaisait d'imaginer. Par Cambon il avait les finances, et avec Danton il devait acquérir l'audace et l'influence de ce puissant chef de parti. Ainsi, par l'effet croissant du danger, on marchait vers la dictature.

Revenus de la terreur causée par la désertion de Dumouriez, les partis songeaient maintenant à s'en imputer la complicité, et le plus fort devait nécessairement accabler le plus faible. Les sections, les sociétés populaires, par lesquelles tout commençait ordinairement, prenaient l'initiative et dénonçaient les girondins par des pétitions et des adresses.

Il s'était formé, d'après une doctrine de Marat, une nouvelle réunion plus violente encore que toutes les autres. Marat avait dit que jusqu'à ce jour on n'avait fait que bavarder sur la souveraineté du peuple; que d'après cette doctrine bien entendue chaque section était souveraine dans son étendue, et pouvait à chaque instant révoquer les pouvoirs qu'elle avait donnés. Les plus forcenés agitateurs, s'emparant de ce principe, s'étaient en effet prétendus députés par les sections, pour vérifier l'usage qu'on faisait de leurs pouvoirs, et aviser au salut de la chose publique. Ils s'étaient réunis à l'Évêché, et se disaient autorisés à correspondre avec toutes les municipalités de la république. Aussi se nommaient-ils Comité central de salut public. C'est de là que partaient les propositions les plus incendiaires. On y avait résolu d'aller en corps à la convention, lui demander si elle avait des moyens de sauver la patrie. Cette réunion, qui avait fixé les regards de l'assemblée, attira aussi ceux de la commune et des jacobins. Robespierre, qui sans doute désirait le résultat de l'insurrection, mais qui redoutait l'emploi de ce moyen, et qui avait eu peur à la veille de chaque mouvement, s'éleva contre les résolutions violentes discutées dans ces réunions inférieures, et persista dans sa politique favorite, qui consistait à diffamer les députés prétendus infidèles, et à les perdre dans l'opinion, avant d'employer contre eux aucune autre mesure. Aimant l'accusation, il redoutait l'usage de la force, et préférait aux insurrections les luttes des tribunes, qui étaient sans danger, et dont il avait tout l'honneur. Marat, qui avait parfois la vanité de la modération, comme toutes les autres, dénonça la réunion de l'Evêché, quoiqu'il eût fourni les principes d'après lesquels on l'avait formée. On envoya des commissaires pour s'assurer si les membres qui la composaient étaient des hommes d'un zèle outré, ou bien des agitateurs payés. Après s'être convaincue que ce n'était que des patriotes trop ardens, la société des jacobins, ne voulant pas les exclure de son sein, comme on l'avait proposé, fit dresser une liste de leurs noms pour pouvoir les surveiller, et elle proposa une désapprobation publique de leur conduite, parce que, suivant elle, il ne devait pas y avoir d'autre centre de salut public qu'elle-même. Ainsi s'était préparée, et avait été critiquée d'avance, l'insurrection du 10 août. Tous ceux qui n'ont pas l'audace d'agir, tous ceux qui sont fâchés de se voir devancés, désapprouvent les premières tentatives, tout en désirant leur résultat. Danton seul gardait sur ces mouvemens un profond silence, et ne désavouait ni ne désapprouvait les agitateurs subalternes. Il n'aimait point à triompher à la tribune par de longues accusations, et il préférait les moyens d'action qui, dans ses mains, étaient immenses, car il avait à sa disposition tout ce que Paris renfermait de plus immoral et de plus turbulent. On ne sait cependant s'il agissait secrètement, mais il gardait un silence menaçant.

Plusieurs sections condamnèrent la réunion de l'Évêché; et celle du Mail fit, à ce sujet, une pétition énergique à la convention. Celle de Bonne-Nouvelle vint, au contraire, lire une adresse dans laquelle elle dénonçait, comme amis et complices de Dumouriez, Brissot, Vergniaud, Guadet, Gensonné, etc., et demandait qu'on les frappât du glaive des lois. Après de vives agitations, en sens contraires, les pétitionnaires reçurent les honneurs de la séance; mais il fut déclaré qu'à l'avenir l'assemblée n'entendrait plus d'accusation contre ses membres, et que toute dénonciation de ce genre serait déposée au comité de salut public.

La section de la Halle-aux-Blés, qui était l'une des plus violentes, fit une nouvelle pétition, sous la présidence de Marat, et l'envoya aux Jacobins, aux sections et à la commune, pour qu'elle reçût leur approbation, et que, sanctionnée ainsi par toutes les autorités de la capitale, elle fût solennellement présentée par le maire Pache à la convention. Dans cette pétition, colportée de lieux en lieux, et universellement connue, on disait qu'une partie de la convention était corrompue, qu'elle conspirait avec les accapareurs, qu'elle était complice de Dumouriez, et qu'il fallait la remplacer par les suppléans. Le 10 avril, tandis que cette pétition circulait de section en section, Pétion, indigné, demande la parole pour une motion d'ordre. Il s'élève, avec une véhémence qui ne lui était pas ordinaire, contre les calomnies dont une partie de la convention est l'objet, et il demande des mesures de répression. Danton, au contraire, réclame une mention honorable en faveur de la pétition qui se prépare. Pétion, révolté, veut qu'on envoie ses auteurs au tribunal révolutionnaire. Danton répond que de vrais Représentans, forts de leur conscience, ne doivent pas craindre la calomnie, qu'elle est inévitable dans une république, et que d'ailleurs on n'a encore ni repoussé les Autrichiens, ni fait une constitution, et que par conséquent il est douteux que la convention ait mérité des éloges. Il insiste ensuite pour qu'on cesse de s'occuper de querelles particulières, et pour que ceux qui se croient calomniés s'adressent aux tribunaux. On écarte donc la question; mais Fonfrède la ramène, et on l'écarte encore. Robespierre, passionné pour les querelles personnelles, la reproduit de nouveau, et demande à déchirer le voile. On lui accorde la parole, et il commence contre les girondins la plus amère, la plus atroce diffamation qu'il se fût encore permise. Il faut s'arrêter à ce discours, qui montre comment la conduite de ses ennemis se peignait dans sa sombre intelligence.

Suivant lui, il existait au-dessous de la grande aristocratie, dépossédée en 1789, une aristocratie bourgeoise, aussi vaniteuse et aussi despotique que la précédente, et dont les trahisons avaient succédé à celle de la noblesse. La franche révolution ne lui convenait pas, et il lui fallait un roi avec la constitution de 1791, pour assurer sa domination. Les girondins en étaient les chefs. Sous la législative, ils s'étaient emparés des ministères par Roland, Clavière et Servan; après les avoir perdus, ils avaient voulu se venger par le 20 juin; et à la veille du 10 août, ils traitaient avec la cour, et offraient la paix à condition qu'on leur rendrait le pouvoir. Le 10 août même, ils se contentaient de suspendre le roi, n'abolissaient pas la royauté, et nommaient un gouverneur au prince royal. Après le 10 août, ils s'emparaient encore des ministères, et calomniaient la commune pour ruiner son influence et s'assurer une domination exclusive. La convention formée, ils envahissaient les comités, continuaient de calomnier Paris, de présenter cette ville comme le foyer de tous les crimes, pervertissaient l'opinion publique par le moyen de leurs journaux, et des sommes immenses que Roland consacrait à la distribution des écrits les plus perfides. En janvier, enfin, ils s'opposaient à la mort du tyran, non par intérêt pour sa personne, mais par intérêt pour la royauté. «Cette faction, continuait Robespierre, est seule cause de la guerre désastreuse que nous soutenons maintenant. Elle l'a voulue pour nous exposer à l'invasion de l'Autriche, qui promettait un congrès avec la constitution bourgeoise de 1791. Elle l'a dirigée avec perfidie, et après s'être servie du traître Lafayette, elle s'est servie depuis du traître Dumouriez, pour arriver au but qu'elle poursuit depuis si long-temps. D'abord, elle a feint d'être brouillée avec Dumouriez, mais la brouillerie n'était pas sérieuse, car autrefois elle l'a porté au ministère par Gensonné, son ami, et elle lui a fait allouer six millions de dépenses secrètes. Dumouriez, s'entendant avec la faction, a sauvé les Prussiens dans l'Argonne, tandis qu'il aurait pu les anéantir. En Belgique, à la vérité, il a remporté une grande victoire, mais il lui fallait un grand succès pour obtenir la confiance publique, et dès qu'il a eu cette confiance, il en a abusé de toutes les manières. Il n'a pas envahi la Hollande, qu'il aurait pu occuper dès la première campagne; il a empêché la réunion à la France des pays conquis, et le comité diplomatique, d'accord avec lui, n'a rien négligé pour écarter les députés belges qui demandaient la réunion. Ces envoyés du pouvoir exécutif, que Dumouriez avait si mal traités parce qu'ils vexaient les Belges, ont tous été choisis par les girondins, et ils étaient convenus d'envoyer des désorganisateurs contre lesquels on sévirait publiquement, pour déshonorer la cause républicaine. Dumouriez, après avoir tardivement attaqué la Hollande, revient en Belgique, perd la bataille de Nerwinde, et c'est Miranda, l'ami de Pétion et sa créature, qui, par sa retraite, décide la perte de cette bataille. Dumouriez se replie alors, et lève l'étendard de la révolte, au moment même où la faction excitait les soulèvemens du royalisme dans l'Ouest. Tout était donc préparé pour ce moment. Un ministre perfide avait été placé à la guerre pour cette circonstance importante; le comité de sûreté générale, composé de tous les girondins, excepté sept ou huit députés fidèles qui n'y allaient pas, ce comité ne faisait rien pour prévenir les dangers publics. Ainsi rien n'avait été négligé pour le succès de la conspiration. Il fallait un roi, mais les généraux appartenaient tous à Égalité. La famille Égalité était rangée autour de Dumouriez; ses fils, sa fille et jusqu'à l'intrigante Sillery, se trouvaient auprès de lui. Dumouriez commence par des manifestes, et que dit-il? tout ce que les orateurs et les écrivains de la faction disaient à la tribune et dans les journaux: que la convention était composée de scélérats, à part une petite portion saine; que Paris était le foyer de tous les crimes; que les jacobins étaient des désorganisateurs qui répandaient le trouble et la guerre civile, etc.»

Telle est la manière dont Robespierre explique et la défection de Dumouriez, et l'opposition des girondins. Après avoir longuement développé cet artificieux tissu de calomnies, il propose d'envoyer au tribunal révolutionnaire les complices de Dumouriez, tous les d'Orléans et leurs amis. «Quant aux députés Guadet, Gensonné, Vergniaud, etc., ce serait, dit-il avec une méchante ironie, un sacrilège que d'accuser d'aussi honnêtes gens, et sentant mon impuissance à leur égard, je m'en remets à la sagesse de l'assemblée.»

Les tribunes et la Montagne applaudirent leur vertueux orateur. Les girondins étaient indignés de cet infâme système, auquel une haine perfide avait autant de part qu'une défiance naturelle de caractère, car il y avait dans ce discours un art singulier à rapprocher les faits, à prévenir les objections, et Robespierre avait montré dans cette lâche accusation plus de véritable talent que dans toutes ses déclamations ordinaires. Vergniaud s'élance à la tribune, le coeur oppressé, et demande la parole avec tant de vivacité, d'instance, de résolution, qu'on la lui accorde, et que les tribunes et la Montagne finissent par la lui laisser sans trouble. Il oppose au discours médité de Robespierre un discours improvisé avec la chaleur du plus éloquent et du plus innocent des hommes.

«Il osera, dit-il, répondre à monsieur Robespierre, et il n'emploiera ni temps ni art pour répondre, car il n'a besoin que de son âme. Il ne parlera pas pour lui, car il sait que dans les temps de l'évolution, la lie des nations s'agite, et domine un instant les hommes de bien, mais pour éclairer la France. Sa voix, qui plus d'une fois a porté la terreur dans ce palais, d'où elle a concouru à précipiter la tyrannie, la portera aussi dans l'âme des scélérats qui voudraient substituer leur propre tyrannie à celle de la royauté.»

Alors il répond à chaque inculpation de Robespierre, ce que chacun y peut répondre d'après la simple connaissance des faits. Il a provoqué la déchéance par son discours de juillet. Un peu avant le 10 août, doutant du succès de l'insurrection, ne sachant même pas si elle aurait lieu, il a indiqué à un envoyé de la cour ce qu'elle devait faire pour se réconcilier avec la nation et sauver la patrie. Le 10 août, il a siégé au bruit du canon, tandis que monsieur Robespierre était dans une cave. Il n'a pas fait prononcer la déchéance, parce que le combat était douteux; et il a proposé de nommer un gouverneur au dauphin, parce que, dans le cas où la royauté eût été maintenue, une bonne éducation donnée au jeune prince assurait l'avenir de la France. Lui et ses amis ont fait déclarer la guerre, parce qu'elle l'était déjà de fait, et qu'il valait mieux la déclarer ouvertement, et se défendre, que la souffrir sans la faire. Lui et ses amis ont été portés au ministère et dans les comités par la voix publique. Dans la commission des vingt et un de l'assemblée législative, ils se sont opposés à ce qu'on quittât Paris, et ils ont préparé les moyens que la France a déployés dans l'Argonne. Dans le comité de sûreté générale de la convention, ils ont travaillé constamment, et à la face de leurs collègues qui pouvaient assister à leurs travaux. Lui, Robespierre, a déserté le comité et n'y a jamais paru. Ils n'ont pas calomnié Paris, mais combattu les assassins qui usurpaient le nom de Parisiens, et déshonoraient Paris et la république. Ils n'ont pas perverti l'opinion publique, car pour sa part il n'a pas écrit une seule lettre, et ce que Roland a répondu est connu de tout le monde. Lui et ses amis ont demandé L'appel au peuple dans le procès de Louis XVI, parce qu'ils ne croyaient pas que, dans une question aussi importante, on pût se passer de l'adhésion nationale. Pour lui personnellement, il connaît à peine Dumouriez, et ne l'a vu que deux fois; la première à son retour de l'Argonne, la seconde à son retour de la Belgique; mais Danton, Santerre, le voyaient, le félicitaient, le couvraient de caresses, et le faisaient dîner tous les jours avec eux. Quant à Égalité, il ne le connaît pas davantage. Les montagnards seuls l'ont connu et fréquenté; et, lorsque les girondins l'attaquaient, les montagnards l'ont constamment défendu. Ainsi, que peut-on reprocher à lui et à ses amis?… D'être des meneurs, des intrigans? Mais ils ne courent pas les sections pour les agiter; ils ne remplissent pas les tribunes pour arracher des décrets par la terreur; ils n'ont jamais voulu laisser prendre les ministres dans les assemblées dont ils étaient membres. Des modérés?… Mais ils ne l'étaient pas au 10 août, lorsque Robespierre et Marat se cachaient; ils l'étaient en septembre, lorsqu'on assassinait les prisonniers et qu'on pillait le Garde-Meuble.

«Vous savez, dit en finissant Vergniaud, si j'ai dévoré en silence les amertumes dont on m'abreuve depuis six mois, si j'ai su sacrifier à ma patrie les plus justes ressentimens; vous savez si, sous peine de lâcheté, sous peine de m'avouer coupable, sous peine de compromettre le peu de bien qu'il m'est encore permis de faire, j'ai pu me dispenser de mettre dans tout leur jour les impostures et la méchanceté de Robespierre. Puisse cette journée être la dernière que nous perdions en débats scandaleux!» Vergniaud demande ensuite qu'on mande la section de la Halle-aux-Blés, et qu'on se fasse apporter ses registres.

Le talent de Vergniaud avait captivé jusqu'à ses ennemis. Sa bonne foi, sa touchante éloquence, avaient intéressé et entraîné la grande majorité de l'assemblée, et on lui prodiguait de toutes parts les plus vifs témoignages. Guadet demande la parole; mais à sa vue la Montagne silencieuse s'ébranle, et pousse des cris affreux. La séance fut suspendue, et ce ne fut que le 12 que Guadet obtint à son tour la faculté de répondre à Robespierre, et le fit de manière à exciter les passions bien plus vivement que Vergniaud. Personne, selon lui, n'avait conspiré; mais les apparences, s'il y en avait, étaient bien plus contre les montagnards et les jacobins qui avaient eu des relations avec Dumouriez et Égalité, que contre les girondins qui étaient brouillés avec tous deux. «Qui était, s'écrie Guadet, qui était avec Dumouriez aux Jacobins, aux spectacles? Votre Danton.—Ah! tu m'accuses, s'écrie Danton; tu ne connais pas ma force!»

La fin du discours de Guadet est remise au lendemain. Il continue à rejeter toute conspiration, s'il y en a une, sur les Montagnards. Il lit, en finissant, une adresse qui, comme celle de la Halle-aux-Blés, était signée par Marat. Elle était des jacobins, et Marat l'avait signée comme président de la société. Elle renfermait ces paroles que Guadet lit à l'assemblée: Citoyens, armons-nous! La contre-révolution est dans le gouvernement, elle est dans le sein de la convention. Citoyens, marchons-y, marchons!

«Oui, s'écrie Marat de sa place, oui, marchons!» A ces mots, l'assemblée se soulève, et demande le décret d'accusation contre Marat. Danton s'y oppose, en disant que des deux côtés de l'assemblée on paraissait d'accord pour accuser la famille d'Orléans, qu'il fallait donc l'envoyer devant les tribunaux, mais qu'on ne pouvait accuser Marat pour un cri jeté au milieu d'une discussion orageuse. On répond à Danton que les d'Orléans ne doivent plus être jugés à Paris, mais à Marseille. Il veut parler encore, mais, sans l'écouter, on donne la priorité au décret d'accusation contre Marat, et Lacroix demande qu'il soit mis sur-le-champ en arrestation. «Puisque mes ennemis, s'écrie Marat, ont perdu toute pudeur, je demande une chose: le décret est fait pour exciter un mouvement; faites-moi donc accompagner par deux gendarmes aux Jacobins, pour que j'aille leur recommander la paix.» Sans écouter ces ridicules boutades, il est mis en arrestation, et on ordonne la rédaction de l'acte d'accusation pour le lendemain à midi.

Robespierre courut aux Jacobins exprimer son indignation, célébrer l'énergie de Danton, la modération de Marat, et leur recommander d'être calmes, afin qu'on ne pût pas dire que Paris s'était insurgé pour délivrer un jacobin.

Le lendemain, l'acte d'accusation fut lu et approuvé par l'assemblée, et l'accusation, tant de fois proposée contre Marat, fut sérieusement poursuivie devant le tribunal révolutionnaire.

C'était le projet d'une pétition contre les girondins qui avait amené ces violentes explications entre les deux côtés de l'assemblée; mais il ne fut rien statué à cet égard, et on ne pouvait rien statuer en effet, puisque l'assemblée n'avait pas la force d'arrêter les mouvemens qui produisaient les pétitions. On suivit avec activité le projet d'une adresse générale de toutes les sections, et on convint d'une rédaction uniforme; sur quarante-trois sections, trente-cinq y avaient adhéré; le conseil général de la commune l'approuva, et le 15 avril les commissaires des trente-cinq sections, ayant le maire Pache à leur tête, s'étaient présentés à la barre. C'était en quelque sorte le manifeste par lequel la commune de Paris déclarait ses intentions, et menaçait de l'insurrection en cas de refus. Ainsi elle avait fait avant le 10 août, ainsi elle faisait à la veille du 31 mai. Rousselin, orateur et commissaire de l'une des sections, en fit la lecture. Après avoir retracé la conduite criminelle d'un certain nombre de députés, la pétition demandait leur expulsion de la convention, et les énumérait l'un après l'autre. Ils étaient vingt-deux: Brissot, Guadet, Vergniaud, Gensonné, Grangeneuve, Buzot, Barbaroux, Salles, Biroteau, Pontécoulant, Pétion, Lanjuinais, Valazé, Hardy, Louvet, Lehardy, Gorsas, Fauchet, Lanthénas, Lasource, Valady, Chambon.

Les tribunes applaudissent à la lecture de ces noms. Le président avertit les pétitionnaires que la loi les oblige à signer leur pétition. Ils s'empressent de le faire. Pache seul, essayant de prolonger sa neutralité, demeure en arrière. On lui demande sa signature; il répond qu'il n'est pas du nombre des pétitionnaires, et qu'il a seulement été chargé par le conseil général de les accompagner. Mais, voyant qu'il ne peut pas reculer, il s'avance et signe la pétition. Les tribunes l'en récompensent par de bruyans applaudissemens.

Boyer-Fonfrède se présente aussitôt à la tribune, et dit que si la modestie n'était pas un devoir, il demanderait à être ajouté à la glorieuse liste des vingt-deux députés. La majorité de l'assemblée, saisie d'un mouvement généreux, s'écrie: «Qu'on nous inscrive tous, tous!» Aussitôt on accourt auprès dès vingt-deux députés, on leur donne les témoignages les plus expressifs d'intérêt, on les embrasse, et la discussion, interrompue par cette scène, est renvoyée aux jours suivans.

La discussion s'engage à l'époque fixée. Les reproches et les justifications recommencent entre les deux côtés de l'assemblée. Des députés du centre, profitant de quelques lettres écrites sur l'état des armées, proposent de s'occuper des intérêts généraux de la république, et de négliger les querelles particulières. On y consent, mais le 18 une nouvelle pétition contre le côté droit ramène à celle des trente-cinq sections. On dénonce en même temps divers actes de la commune: par l'un, elle se déclare en état continuel de révolution, et par un autre, elle établit dans son sein un comité de correspondance avec toutes les municipalités du royaume. Depuis long-temps elle cherchait en effet à donner à son autorité toute locale un caractère de généralité, qui lui permit de parler au nom de la France, et de rivaliser d'autorité avec la convention. Le comité de l'Évêché, dissous de l'avis des jacobins, avait aussi eu pour objet de mettre Paris en communication avec les autres villes; et maintenant la commune y voulait suppléer, en organisant cette correspondance dans son propre sein. Vergniaud prend la parole, et attaquant à la fois la pétition des trente-cinq sections, les actes qu'on impute à la commune, et les projets que sa conduite décèle, demande que la pétition soit déclarée calomnieuse, et que la municipalité soit tenue d'apporter ses registres à l'assemblée pour faire connaître les arrêtés qu'elle a pris. Ces propositions sont admises, malgré les tribunes et le côté gauche. Dans ce moment, le côté droit, soutenu par la Plaine, commençait à emporter toutes les décisions. Il avait fait nommer pour président Lasource, l'un de ses membres les plus chauds; et il avait encore la majorité, c'est-à-dire la légalité, faible ressource contre la force, et qui sert tout au plus à l'irriter davantage.

Les officiers municipaux, mandés à la barre, viennent hardiment soumettre leurs registres des délibérations, et semblent attendre l'approbation de leurs arrêtés. Ces registres portaient, 1º que le conseil-général se déclarait en état de révolution, tant que les subsistances ne seraient pas assurées; 2º que le comité de correspondance avec les quarante-quatre mille municipalités serait composé de neuf membres, et mis incessamment en activité; 3º que douze mille exemplaires de la pétition contre les vingt-deux seraient imprimés, et distribués par le comité de correspondance; 4º enfin, que le conseil général se regarderait comme frappé lorsqu'un de ses membres, ou bien un président, un secrétaire de section ou de club, seraient poursuivis pour leurs opinions. Ce dernier arrêté avait été pris pour garantir Marat, qui était accusé pour avoir signé, en qualité de président de section, une adresse séditieuse.

La commune, comme on le voit, résistait pied à pied à l'assemblée, et sur chaque point débattu prenait une décision contraire à la sienne. S'agissait-il des subsistances, elle se constituait en révolution, si les moyens violens étaient refusés. S'agissait-il de Marat, elle le couvrait de son égide. S'agissait-il des vingt-deux, elle en appelait aux quarante-quatre mille municipalités, et se mettait en correspondance avec elles, pour leur demander en quelque sorte des pouvoirs généraux contre la convention. L'opposition était complète sur tous les points, et de plus accompagnée de préparatifs d'insurrection.

A peine la lecture des registres est-elle achevée, que Robespierre jeune demande aussitôt les honneurs de la séance pour les officiers municipaux. Le côté droit s'y oppose; la Plaine hésite, et dit qu'il serait peut-être dangereux de déconsidérer les magistrats aux yeux du peuple, en leur refusant un honneur banal qu'on ne refusait pas même aux plus simples pétitionnaires. Au milieu de ces débats tumultueux, la séance se prolonge jusqu'à onze heures du soir; le côté droit, la Plaine, se retirent, et cent quarante-trois membres restent seuls à la Montagne pour admettre aux honneurs de la séance la municipalité parisienne. Dans le même jour, déclarée calomniatrice, repoussée par la majorité, et admise seulement aux honneurs de la séance par la Montagne et les tribunes, elle devait être profondément irritée, et devenir le point de ralliement de tous ceux qui voulaient briser l'autorité de la convention.

Marat avait été enfin déféré au tribunal révolutionnaire, et ce fut l'énergie du côté droit, qui, en entraînant la Plaine, décida son accusation. Tout mouvement d'énergie honore un parti qui lutte contre un mouvement supérieur, mais hâte sa chute. Les girondins, en poursuivant courageusement Marat, n'avaient fait que lui préparer un triomphe. L'acte portait en substance, que Marat ayant dans ses feuilles provoqué le meurtre, le carnage, l'avilissement et la dissolution de la convention nationale, et l'établissement d'un pouvoir destructeur de la liberté, il était décrété d'accusation, et déféré au tribunal révolutionnaire. Les jacobins, les cordeliers, tous les agitateurs de Paris, s'étaient mis en mouvement pour ce philosophe austère, formé, disaient-ils, par le malheur et la méditation, joignant à une âme de feu une grande sagacité, une profonde connaissance du coeur humain, sachant pénétrer les traîtres sur leur char de triomphe, dans le moment où le stupide vulgaire les encensait encore!—Les traîtres, s'écriaient-ils, les traîtres passeront, et la réputation de Marat commence!

Quoique le tribunal révolutionnaire ne fût pas composé alors comme il le fut plus tard, néanmoins Marat n'y pouvait être condamné. La discussion dura à peine quelques instans. L'accusé fut absous à l'unanimité, aux applaudissemens d'une foule nombreuse accourue pour assister à son jugement. C'était le 24 avril. Il est aussitôt entouré par un cortège nombreux composé de femmes, de sans-culottes à piques, et de détachemens des sections armées. On se saisit de lui, et on se rend à la convention pour le replacer sur son siège de député. Deux officiers municipaux ouvrent la marche. Marat, élevé sur les bras de quelques sapeurs, le front ceint d'une couronne de chêne, est porté en triomphe au milieu de la salle. Un sapeur se détache du cortège, se présente à la barre et dit: «Citoyen président, nous vous amenons le brave Marat. Marat a toujours été l'ami du peuple, et le peuple sera toujours l'ami de Marat! S'il faut que la tête de Marat tombe, la tête du sapeur tombera avant la sienne.» En disant ces mots, l'horrible pétitionnaire agitait sa hache, et les tribunes applaudissaient avec un affreux tumulte. Il demande, pour le cortège, la permission de défiler dans la salle. «Je vais consulter l'assemblée,» répond le président Lasource, consterné de cette scène hideuse. Mais on ne veut pas attendre qu'il ait consulté l'assemblée, et de toute part la foule se précipite dans la salle. Des femmes, des hommes, se répandent dans l'enceinte, occupent les places vacantes par le départ des députés, révoltés de ce spectacle. Marat arrive enfin, transmis de mains en mains et couvert d'applaudissemens. Des bras des pétitionnaires il passe dans ceux de ses collègues de la Montagne, et on l'embrasse avec les plus grandes démonstrations de joie. Il s'arrache enfin du milieu de ses collègues, court à la tribune, et déclare aux législateurs qu'il vient leur offrir un coeur pur, un nom justifié, et qu'il est prêt à mourir pour défendre la liberté et les droits du peuple. De nouveaux honneurs l'attendaient aux Jacobins. Les femmes avaient préparé une grande quantité de couronnes. Le président lui en offre une. Un enfant de quatre ans, monté sur le bureau, lui en place une sur la tête. Marat écarte les couronnes avec un dédain insolent. «Citoyens, s'écrie-t-il, indigné de voir une faction scélérate trahir la république, j'ai voulu la démasquer, et lui mettre la corde au cou. Elle m'a résisté en me frappant d'un décret d'accusation. Je suis sorti victorieux. La faction est humiliée, mais n'est pas écrasée. Ne vous occupez point de décerner des triomphes, défendez-vous d'enthousiasme. Je dépose sur le bureau les deux couronnes que l'on vient de m'offrir, et j'invite mes concitoyens à attendre la fin de ma carrière pour se décider.»

De nombreux applaudissemens accueillent cette impudente modestie. Robespierre était présent à ce triomphe, dont il dédaignait sans doute le caractère trop populaire et trop bas. Cependant il allait subir comme tout autre la vanité du triomphateur. Les réjouissances achevées, on se hâte de revenir à la discussion ordinaire, c'est-à-dire aux moyens de purger le gouvernement, et d'en chasser les traîtres, les Rolandins, les Brissotins, etc…. On propose pour cela de composer une liste des employés de toutes les administrations, et de désigner ceux qui ont mérité leur renvoi. «Adressez-moi cette liste, dit Marat, je ferai choix de ceux qu'il faut renvoyer ou conserver, et je le signifierai aux ministres.» Robespierre fait une observation; il dit que les ministres sont presque tous complices des coupables, qu'ils n'écouteront pas la société, qu'il vaut mieux s'adresser au comité de salut public, placé par ses fonctions au-dessus du pouvoir exécutif, et que d'ailleurs la société ne peut sans se compromettre communiquer avec des ministres prévaricateurs. «Ces raisons sont frivoles, réplique Marat avec dédain; un patriote aussi pur que moi pourrait communiquer avec le diable; je m'adresserai aux ministres, et je les sommerai de nous satisfaire au nom de la société.»

Une considération respectueuse entourait toujours le vertueux, l'éloquent Robespierre; mais l'audace, le cynisme insolent de Marat étonnaient et saisissaient toutes les têtes ardentes. Sa hideuse familiarité lui attachait quelques forts des halles, qui étaient flattés de cette intimité avec l'ami du peuple, et qui étaient tous disposés à prêter à sa chétive personne le secours de leurs bras et de leur influence dans les places publiques.

La colère de la Montagne provenait des obstacles qu'elle rencontrait; mais ces obstacles étaient bien plus grands encore dans les provinces qu'à Paris, et les contrariétés qu'allaient éprouver sur leur route ses commissaires envoyés pour presser le recrutement, devaient bientôt pousser son irritation au dernier terme. Toutes les provinces étaient parfaitement disposées pour la révolution, mais toutes ne l'avaient pas embrassée avec autant d'ardeur, et ne s'étaient pas signalées par autant d'excès que la ville de Paris. Ce sont les ambitions oisives, les esprits ardens, les talens supérieurs, qui les premiers s'engagent dans les révolutions; une capitale en renferme toujours beaucoup plus que les provinces, parce qu'elle est le rendez-vous de tous les hommes qui, par indépendance ou ambition, abandonnent le sol, la profession et les traditions de leurs pères. Paris devait donc produire les plus grands révolutionnaires. Placée en outre à peu de distance des frontières, but de tous les coups de l'ennemi, cette ville avait couru plus de danger qu'aucune cité de la France: siège des autorités, elle avait vu s'agiter dans son sein toutes les grandes questions. Ainsi le danger, la dispute, tout s'était réuni pour produire chez elle l'emportement et les excès. Les provinces, qui n'étaient pas soumises aux mêmes causes d'agitation, avaient vu ces excès avec effroi, et partageaient les sentimens du côté droit et de la Plaine. Mécontentes surtout des traitemens essuyés par leurs députés, elles croyaient voir dans la capitale, outre l'exagération révolutionnaire, l'ambition de dominer la France, comme Rome dominait les provinces conquises. Telles étaient les dispositions de la masse calme, industrieuse, modérée, à l'égard des révolutionnaires de Paris. Cependant ces dispositions étaient plus ou moins prononcées suivant les circonstances locales. Chaque province, chaque cité avait aussi ses révolutionnaires emportés, parce qu'en tous lieux se trouvent des esprits aventureux, des caractères ardens. Presque tous les hommes de cette espèce s'étaient emparés des municipalités, et ils avaient profité pour cela du renouvellement général des autorités, ordonné par la législative après le 10 août. La masse inactive et modérée cède toujours le pas aux plus empressés, et il était naturel que les individus les plus violens s'emparassent des fonctions municipales, les plus difficiles de toutes, et qui exigeaient le plus de zèle et d'activité. Les citoyens paisibles, qui forment le grand nombre, s'étaient retirés dans les sections, où ils allaient donner quelquefois leurs votes, et exercer leurs droits civiques. Les fonctions départementales avaient été conférées aux notables les plus riches et les plus considérés, et par cela même les moins actifs et les moins énergiques des hommes. Ainsi tous les chauds révolutionnaires étaient retranchés dans les municipalités, tandis que la masse moyenne et riche occupait les sections et les fonctions départementales.

La commune de Paris, sentant cette position, avait voulu se mettre en correspondance avec toutes les municipalités. Mais, comme on l'a vu, elle en avait été empêchée par la convention. La société-mère des jacobins y avait suppléé par sa propre correspondance, et la relation qui n'avait pas pu s'établir encore de municipalité à municipalité, existait de club à club, ce qui revenait à peu près au même, car les mêmes hommes qui Délibéraient dans les clubs jacobins, allaient agir ensuite dans les conseils généraux des communes. Ainsi tout le parti jacobin de la France, réuni dans les municipalités et dans les clubs, correspondant d'un bout du territoire à l'autre, se trouvait en présence de la masse moyenne, masse immense, mais divisée dans une multitude de sections, n'exerçant pas de fonctions actives, ne correspondant pas de ville en ville, formant çà et là quelques clubs modérés, et se réunissant quelquefois dans les sections ou dans les conseils de départemens pour donner un vote incertain et timide.

C'est cette différence de position qui pouvait faire espérer aux révolutionnaires de dominer la masse de la population. Cette masse admettait la république, mais la voulait pure d'excès, et dans le moment elle avait encore l'avantage dans toutes les provinces. Depuis que les municipalités, armées d'une police terrible, ayant la faculté de faire des visites domiciliaires, de rechercher les étrangers, de désarmer les suspects, pouvaient vexer impunément les citoyens paisibles, les sections avaient essayé de réagir, et elles s'étaient réunies pour imposer aux municipalités. Dans presque toutes les villes de France, elles avaient pris un peu de courage, elles étaient en armes, résistaient aux municipalités, s'élevaient contre leur police inquisitoriale, soutenaient le côté droit, et réclamaient avec lui l'ordre, la paix, le respect des Personnes et des propriétés. Les municipalités et les clubs jacobins demandaient, au contraire, de nouvelles mesures de police, et l'institution de tribunaux révolutionnaires dans les départemens. Dans certaines villes on était prêt à en venir aux mains pour ces questions. Cependant les sections étaient si fortes par le nombre, qu'elles dominaient l'énergie des municipalités. Les députés montagnards, envoyés pour presser le recrutement et ranimer le zèle révolutionnaire, s'effrayaient de cette résistance, et remplissaient Paris de leurs alarmes.

Telle était la situation de presque toute la France, et la manière dont elle était partagée. La lutte se montrait plus ou moins vive, et les partis plus ou moins menaçans, selon la position et les dangers de chaque ville. Là où les dangers de la révolution paraissaient plus grands, les jacobins étaient plus portés à employer des moyens violens, et par conséquent la masse modérée plus disposée à leur résister. Mais ce qui exaspérait surtout les passions révolutionnaires, c'était le danger des trahisons intérieures, plus encore que le danger de la guerre étrangère. Ainsi sur la frontière du Nord, menacée par les armées ennemies, et peu travaillée par l'intrigue, on était assez d'accord; les esprits se réunissaient dans le voeu de la défense commune, et les commissaires envoyés depuis Lille jusqu'à Lyon, avaient fait à la convention des rapports assez satisfaisans. Mais à Lyon, où des menées secrètes concouraient avec la position géographique et militaire de cette ville pour y rendre le péril plus grand, on avait vu s'élever des orages aussi terribles que ceux de Paris. Par sa position à l'est, et par son voisinage du Piémont, Lyon avait toujours fixé les regards de la contre-révolution. La première émigration de Turin voulut y opérer un mouvement en 1790, et y envoyer même un prince français. Mirabeau en avait aussi projeté un à sa manière. Depuis que la grande émigration s'était transportée à Coblentz, un agent avait été laissé en Suisse pour correspondre avec Lyon, et par Lyon avec le camp de Jallès et les fanatiques du midi. Ces menées provoquèrent une réaction de jacobinisme, et les royalistes firent naître à Lyon des montagnards. Ceux-ci occupaient un club appelé club central, et composé des envoyés de tous les clubs de quartier. A leur tête se trouvait un Piémontais qu'une inquiétude naturelle avait entraîné de pays en pays, et fixé enfin à Lyon, où il avait dû à son ardeur révolutionnaire d'être nommé successivement officier municipal, et président du tribunal civil. Son nom était Chalier. Il tenait dans le club central un langage qui, chez les jacobins de Paris, l'aurait fait accuser par Marat de tendre au bouleversement, et d'être payé par l'étranger. Outre ce club, les montagnards lyonnais avaient toute la municipalité, excepté le maire Nivière, ami et disciple de Roland, et chef à Lyon du parti girondin. Fatigué de tant d'orages, Nivière avait comme Pétion donné sa démission, et comme Pétion il avait été aussi réélu par les sections, plus puissantes et plus énergiques à Lyon que dans tout le reste de la France. Sur onze mille votans, neuf mille avaient obligé Nivière à reprendre la mairie; mais il s'était démis de nouveau, et cette fois la municipalité montagnarde avait réussi à se compléter en nommant un maire de son choix. A cette occasion on en était venu aux mains; la jeunesse des sections avait chassé Chalier du club central, et dévasté la salle où il exhalait son fanatisme. Le départemens effrayé avait appelé des commissaires de la convention, qui, en se prononçant d'abord contre les sections, puis contre les excès de la commune, déplurent à tous les partis, se firent dénoncer par les jacobins et rappeler par la convention. Leur tâche s'était bornée à recomposer le club central, à l'affilier aux jacobins, et, en lui conservant son énergie, à le délivrer de quelques membres trop impurs. Au mois de mai, l'irritation était arrivée au plus haut degré. D'un côté, la commune, composée entièrement de jacobins, et le club central présidé par Chalier, demandaient pour Lyon un tribunal révolutionnaire, et promenaient sur les places publiques une guillotine envoyée de Paris, et qu'on exposait aux regards publics pour effrayer les traîtres et les aristocrates, etc.; de l'autre côté, les sections en armes étaient prêtes à réprimer la municipalité, et à empêcher l'établissement du sanglant tribunal que les girondins n'avaient pu épargner à la capitale. Dans cet état de choses, les agens secrets du royalisme, répandus à Lyon, attendaient le moment favorable pour profiter de l'indignation des Lyonnais, prête à éclater.

Dans tout le reste du Midi jusqu'à Marseille, l'esprit républicain modéré régnait d'une manière plus égale, et les girondins possédaient l'attachement général de la contrée. Marseille jalousait la suprématie de Paris, était irritée des outrages faits à son député chéri, Barbaroux, et prête à se soulever contre la convention, si on attaquait la représentation nationale. Quoique riche, elle n'était pas située d'une manière favorable pour les contre-révolutionnaires du dehors, car elle ne touchait qu'à l'Italie, où rien ne se tramait, et son port n'intéressait pas les Anglais comme celui de Toulon. Les menées secrètes n'y avaient donc pas autant effarouché les esprits qu'à Lyon et Paris, et la municipalité, faible et menacée, était près d'être destituée par les sections toutes puissantes. Le député Moïse-Bayle, assez mal reçu, avait trouvé là beaucoup d'ardeur pour le recrutement, mais un dévouement absolu pour la Gironde.

A partir du Rhône, et de l'est à l'ouest jusqu'aux bords de l'Océan, cinquante ou soixante départemens manifestaient les mêmes dispositions. A Bordeaux enfin l'unanimité était complète. Là, les sections, la municipalité, le club principal, tout le monde était d'accord pour combattre la violence montagnarde et pour soutenir cette glorieuse députation de la Gironde, à laquelle on était si fier d'avoir donné le jour. Le parti contraire n'avait trouvé d'asile que dans une seule section, et partout ailleurs il se trouvait impuissant et condamné au silence. Bordeaux ne demandait ni taxe, ni denrées, ni tribunal révolutionnaire, et préparait à la fois des pétitions contre la commune de Paris, et des bataillons pour le service de la république.

Mais le long des côtes de l'Océan, en tirant de la Gironde à la Loire, et de la Loire aux bouches de la Seine, se présentaient des opinions bien différentes et des dangers bien plus grands. Là, l'implacable Montagne ne rencontrait pas seulement pour obstacle le républicanisme clément et généreux des girondins, mais le royalisme constitutionnel de 89, qui repoussait la république comme illégale, et le fanatisme des temps féodaux, qui était armé contre la révolution de 93, contre la révolution de 89, et qui ne reconnaissait que l'autorité temporelle des châteaux, et l'autorité spirituelle des églises.

Dans la Normandie, et particulièrement à Rouen, qui était la principale ville, on avait voué un grand attachement à Louis XVI, et la constitution de 1790 avait réuni tous les vux qu'on formait pour la liberté et pour le trône. Depuis l'abolition de la royauté et de la constitution de 1790, c'est-à-dire depuis le 10 août, il régnait en Normandie un silence improbateur et menaçant. La Bretagne offrait des dispositions encore plus hostiles, et le peuple y était dominé par l'influence des prêtres et des seigneurs. Plus près des rives de la Loire, cet attachement allait jusqu'à l'insurrection, et enfin sur la rive gauche de ce fleuve, dans le Bocage, le Loroux, la Vendée, l'insurrection était complète, et de grandes armées de dix et vingt mille hommes tenaient la campagne.

C'est ici le lieu de faire connaître ce pays singulier, couvert d'une population si obstinée, si héroïque, si malheureuse, et si fatale à la France, qu'elle manqua perdre par une funeste diversion, et dont elle aggrava les maux en irritant au dernier point la dictature révolutionnaire.

Sur les deux rives de la Loire, le peuple avait conservé un grand attachement pour son ancienne manière d'être, et particulièrement pour ses prêtres et pour son culte. Lorsque, par l'effet de la constitution civile, les membres du clergé se trouvèrent partagés, un véritable schisme s'établit. Les curés qui refusaient de se soumettre à la nouvelle circonscription des églises, et de prêter serment, furent préférés par le peuple; et lorsque, dépossédés de leurs curés, ils furent obligés de se retirer, les paysans les suivirent dans les bois, et se regardèrent comme persécutés eux et leur culte. Ils se réunirent par petites bandes, poursuivirent les curés constitutionnels comme intrus, et commirent les plus graves excès à leur égard. Dans la Bretagne, aux environs de Rennes, il y eut des révoltes plus générales et plus imposantes, qui avaient pour cause la cherté des subsistances, et la menace de détruire le culte, contenue dans ces paroles de Cambon: Ceux qui voudront la messe la paieront. Cependant le gouvernement était parvenu à réprimer ces mouvemens partiels de la rive droite de la Loire, et il n'avait à redouter que leur communication avec la rive gauche, où s'était formée la grande insurrection.

C'est particulièrement sur cette rive gauche, dans l'Anjou, le bas et le haut Poitou, qu'avait éclaté la fameuse guerre de la Vendée. C'était la partie de la France où le temps avait le moins fait sentir son influence, et le moins altéré les anciennes moeurs. Le régime féodal s'y était empreint d'un caractère tout patriarcal, et la révolution, loin de produire une réforme utile dans ce pays, y avait blessé les plus douces habitudes, et y fut reçue comme une persécution. Le Bocage et le Marais composent un pays singulier, qu'il faut décrire pour faire comprendre les moeurs et l'espèce de société qui s'y étaient formées. En partant de Nantes et Saumur, et en s'étendant depuis la Loire jusqu'aux sables d'Olonne, Luçon, Fontenay et Niort, on trouve un sol inégal, ondulant, coupé de ravins, et traversé d'une multitude de haies, qui servent de clôture à chaque champ, et qui ont fait appeler cette contrée le Bocage. En se rapprochant de la mer, le terrain s'abaisse, se termine en marais salans, et se trouve coupé partout d'une multitude de petits canaux, qui en rendent l'accès presque impossible. C'est ce qu'on a appelé le Marais. Les seuls produits abondans dans ce pays sont les pâturages, et par conséquent les bestiaux. Les paysans y cultivaient seulement la quantité de blé nécessaire à leur consommation, et se servaient du produit de leurs troupeaux comme moyen d'échange. On sait que rien n'est plus simple que les populations vivant de ce genre d'industrie. Peu de grandes villes s'étaient formées dans ces contrées; on n'y trouvait que de gros bourgs de deux à trois mille âmes. Entre les deux grandes routes qui conduisent l'une de Tours à Poitiers, et l'autre de Nantes à La Rochelle, s'étend un espace de trente lieues de largeur, où il n'y avait alors que des chemins de traverse, aboutissant à des villages et à des hameaux. Les Terres étaient divisées en une multitude de petites métairies de cinq à six cents francs de revenu, confiées chacune à une seule famille, qui partageait avec le maître de la terre le produit des bestiaux. Par cette division du fermage, les seigneurs avaient à traiter avec chaque famille, et entretenaient avec toutes des rapports continuels et faciles. La vie la plus simple régnait dans les châteaux: on s'y livrait à la chasse à cause de l'abondance du gibier; les seigneurs et les paysans la faisaient en commun, et tous étaient célèbres par leur adresse et leur vigueur. Les prêtres, d'une grande pureté de moeurs, y exerçaient un ministère tout paternel. La richesse n'avait ni corrompu leur caractère, ni provoqué la critique sur leur compte. On subissait l'autorité du seigneur, on croyait les paroles du curé, parce qu'il n'y avait ni oppression ni scandale. Avant que l'humanité se jette dans la route de la civilisation, il y a pour elle une époque de simplicité, d'ignorance et de pureté, au milieu de laquelle on voudrait l'arrêter, si son sort n'était pas de marcher à travers le mal, vers tous les genres de perfectionnement.

Lorsque la révolution, si bienfaisante ailleurs, atteignit ce pays avec son niveau de fer, elle y causa un trouble profond. Il aurait fallu qu'elle s'y modifiât, mais c'était impossible. Ceux qui l'ont accusée de ne pas s'adapter aux localités, de ne pas varier avec elles, n'ont pas compris l'impossibilité des exceptions et la nécessité d'une règle uniforme et absolue dans les grandes réformes sociales. On ne savait donc, au milieu de ces campagnes, presque rien de la révolution; on savait seulement ce que le mécontentement des seigneurs et des curés en avait appris au peuple. Quoique les droits féodaux fussent abolis, on ne cessa pas de les payer. Il fallut se réunir, nommer des maires; on le fit, et on pria les seigneurs de l'être. Mais lorsque la destitution des prêtres non assermentés priva les paysans des curés qui jouissaient de leur confiance, ils furent fort irrités, et, comme dans la Bretagne, ils coururent dans les bois, et allèrent à de grandes distances assister aux cérémonies du culte, seul véritable à leurs yeux. Dès ce moment une haine violente s'alluma dans les âmes, et les prêtres n'oublièrent rien pour l'exciter davantage. Le 10 août rejeta dans leurs terres quelques nobles poitevins; le 21 janvier les révolta, et ils communiquèrent leur indignation autour d'eux. Cependant ils ne conspirèrent pas, comme on l'a cru; mais les dispositions connues du pays inspirèrent à des hommes qui lui étaient étrangers des projets de conspiration. Il s'en était tramé un en Bretagne, mais aucun dans le Bocage; il n'y avait là aucun plan arrêté; on s'y laissait pousser à bout. Enfin la levée de trois cent mille hommes excita au mois de mars une insurrection générale. Au fond, peu importait aux paysans du Bas-Poitou ce qui se faisait en France; mais la dispersion de leur clergé, et surtout l'obligation de se rendre aux armées, les exaspéra. Dans l'ancien régime, le contingent du pays n'était fourni que par ceux que leur inquiétude naturelle portait à quitter la terre natale; mais aujourd'hui la loi les frappait tous, quels que fussent leurs goûts personnels. Obligés de prendre les armes, ils préférèrent se battre contre la république que pour elle. Presque en même temps, c'est-à dire au commencement de mars, le tirage fut l'occasion d'une révolte dans le haut Bocage et dans le Marais. Le 10 mars, le tirage devait avoir lieu à Saint-Florent, près d'Ancenis en Anjou: les jeunes gens s'y refusèrent. La garde voulut les y obliger; le commandant militaire fit pointer une pièce et tirer sur les mutins. Ils s'élancèrent alors avec leurs bâtons, s'emparèrent de la pièce, désarmèrent la garde, et furent cependant assez étonnés de leur témérité. Un voiturier, nommé Cathelineau, homme très considéré dans les campagnes, très brave, très persuasif, quitta sa ferme à cette nouvelle, accourut au milieu d'eux, les rallia, leur rendit le courage, et donna quelque consistance à l'insurrection en sachant la maintenir. Le jour même il voulut attaquer un poste républicain, composé de quatre-vingts hommes. Les paysans le suivirent avec leurs bâtons et leurs fusils. Après une première décharge, dont chaque coup portait parce qu'ils étaient grands tireurs, ils s'élancèrent sur le poste, le désarmèrent, et se rendirent maîtres de la position. Le lendemain, Cathelineau se porta sur Chemillé, et l'enleva encore, malgré deux cents républicains et trois pièces de canon. Un garde-chasse du château de Maulevrier, nommé Stofflet, et un jeune paysan du village de Chanzeau, avaient réuni de leur côté une troupe de paysans. Ils vinrent se joindre à Cathelineau, qui osa concevoir le projet d'attaquer Cholet, la ville la plus considérable du pays, chef-lieu de district, et gardée par cinq cents républicains. Leur manière de combattre fut la même. Profitant des haies, des inégalités du terrain, ils entourèrent le bataillon ennemi, et se mirent à tirailler à couvert et à coup sûr. Après avoir ébranlé les républicains par ce feu terrible, ils profitèrent du premier moment d'hésitation qui se manifesta parmi eux, s'élancèrent en poussant de grands cris, renversèrent leurs rangs, les désarmèrent, et les assommèrent avec leurs bâtons. Telle fut depuis toute leur tactique militaire; la nature la leur avait indiquée, et c'était la mieux adaptée au pays. Les troupes qu'ils attaquaient, rangées en ligne et à découvert, recevaient un feu auquel il leur était impossible de répondre, parce qu'elles ne pouvaient ni faire usage de leur artillerie, ni marcher à la baïonnette contre des ennemis dispersés. Dans cette situation, si elles n'étaient pas vieillies à la guerre, elles devaient être bientôt ébranlées par un feu si continu et si juste, que jamais les feux réguliers des troupes de ligne n'ont pu l'égaler. Lorsqu'elles voyaient surtout fondre sur elles ces furieux, poussant de grands cris, il leur était difficile de ne pas s'intimider et de ne pas se laisser rompre. Alors elles étaient perdues, car la fuite, si facile aux gens du pays, était impraticable pour la troupe de ligne. Il aurait donc fallu les soldats les plus intrépides pour lutter contre tant de désavantages, et ceux qui dans le premier moment furent opposés aux rebelles, étaient des gardes nationaux de nouvelle levée, qu'on prenait dans les bourgs, presque tous très républicains, et que leur zèle conduisait pour la première fois au combat.

La troupe victorieuse de Cathelineau entra donc dans Cholet, s'empara de toutes les armes qu'elle y trouva, et fit des cartouches avec les gargousses des canons. C'est toujours ainsi que les Vendéens se sont procuré des munitions. Leurs défaites ne donnaient rien à l'ennemi, parce qu'ils n'avaient rien qu'un fusil ou un bâton qu'ils emportaient à travers les champs, et chaque victoire leur valait toujours un matériel de guerre considérable. Les insurgés, victorieux, célébrèrent leurs succès avec l'argent qu'ils trouvèrent, et ensuite brûlèrent tous les papiers des administrations, dans lesquelles ils voyaient un instrument de tyrannie. Ils rentrèrent ensuite dans leurs villages et dans leurs fermes, qu'ils ne voulaient jamais quitter pour long-temps.

Une autre révolte bien plus générale avait éclaté dans le Marais et le départemens de la Vendée. A Machecoul et à Challans, le recrutement fut l'occasion d'un soulèvement universel. Un nommé Gaston, perruquier, tua un officier, prit son uniforme, se mit à la tête des mécontens, et s'empara de Challans, puis de Machecoul, où sa troupe brûla tous les papiers des administrations, et commit des massacres dont le Bocage n'avait pas donné l'exemple. Trois cents républicains furent fusillés par bandes de vingt et trente. Les insurgés les faisaient confesser d'abord, et les conduisaient ensuite au bord d'une fosse, à côté de laquelle ils les fusillaient pour n'avoir pas la peine de les ensevelir. Nantes envoya sur-le-champ quelques cents hommes à Saint-Philibert; mais, apprenant qu'il y avait du mouvement à Savenay, elle rappela ses troupes, et les insurgés de Machecoul restèrent maîtres du pays conquis.

Dans le départemens de la Vendée, c'est-à-dire vers le midi du théâtre de cette guerre, l'insurrection prit encore plus de consistance.

Les gardes nationales de Fontenay, sorties pour marcher sur Chantonnay, furent repoussées et battues, Chantonnay fut pillé. Le général Verteuil, qui commandait la onzième division militaire, en apprenant cette défaite, envoya le général Marcé avec douze cents hommes, partie de troupes de ligne, partie de gardes nationales. Les rebelles, rencontrés à Saint-Vincent, furent repoussés. Le général Marcé eut le temps d'ajouter encore à sa petite armée douze cents hommes et neuf pièces de canon. En marchant sur Saint-Fulgent, il rencontra de nouveau les Vendéens dans un fond, et s'arrêta pour rétablir un pont qu'ils avaient détruit. Vers les quatre heures d'après midi, le 18 mars, les Vendéens, prenant l'initiative, vinrent l'attaquer. Profitant encore des avantages du sol, ils commencèrent à tirailler avec leur supériorité ordinaire, cernèrent peu à peu l'armée républicaine, étonnée de ce feu si meurtrier, et réduite à l'impuissance d'atteindre un ennemi caché, dispersé dans tous les replis du terrain. Enfin ils l'assaillirent, répandirent le désordre dans ses rangs, et s'emparèrent de l'artillerie, des munitions et des armes que les soldats jetaient en se retirant, pour ètre plus légers dans leur fuite.

Ces succès, plus prononcés dans le départemens de la Vendée proprement dit, valurent aux insurgés le nom de Vendéens, qu'ils conservèrent depuis, quoique la guerre fût bien plus active hors de la Vendée. Les brigandages commis dans le Marais leur firent donner le nom de brigands, quoique le plus grand nombre ne méritât pas ce titre. L'insurrection s'étendait dans le Marais, depuis les environs de Nantes jusqu'aux Sables, et dans l'Anjou et le Poitou, jusqu'aux environs de Vihiers et de Parthenay. La cause des succès des Vendéens était dans le pays, dans sa configuration, dans leur adresse et leur courage à profiter de ces avantages naturels, enfin dans l'inexpérience et l'imprudente ardeur des troupes républicaines, qui, levées à la hâte, venaient les attaquer précipitamment, et leur procurer ainsi des victoires, et tout ce qui en est la suite, c'est-à-dire des munitions, de la confiance et du courage.

La pâque avait ramené tous les insurgés dans leurs demeures, d'où ils ne consentaient jamais à s'éloigner long-temps. La guerre était pour eux une espèce de chasse de quelques jours; ils y portaient du pain pour le temps nécessaire, et revenaient ensuite enflammer leurs voisins par leurs récits. Il y eut des rendez-vous donnés pour le mois d'avril. L'insurrection fut alors générale, et s'étendit sur toute la surface du pays. On pourrait comprendre ce théâtre de la guerre dans une ligne qui, en partant de Nantes, passerait par Pornic, l'île de Noirmoutiers, les Sables, Luçon, Fontenay, Niort, Parthenay, et reviendrait par Airvault, Thouars, Doué et Saint-Florent jusqu'à la Loire. L'insurrection, commencée par des hommes qui n'étaient supérieurs aux paysans qu'ils commandaient que par leurs qualités naturelles, fut continuée bientôt par des hommes d'un rang supérieur. Les paysans allèrent dans les châteaux, et forcèrent les nobles à se mettre à leur tête. Tout le Marais voulut être commandé par Charette. Il était d'une famille d'armateurs de Nantes; il avait servi dans la marine, où il était devenu lieutenant de vaisseau, et à la paix il s'était retiré dans un château appartenant à un oncle, où il passait sa vie à chasser. D'une complexion faible et délicate, il semblait peu propre aux fatigues de la guerre; mais, vivant dans les bois, où il passait des mois entiers, couchant à terre avec les chasseurs, il s'était renforcé, avait acquis une parfaite habitude du pays, et s'était fait connaître de tous les paysans par son adresse et son courage. Il hésita d'abord à accepter le commandement, en faisant sentir aux insurgés les dangers de l'entreprise. Cependant il se rendit à leurs instances, et en leur laissant commettre tous les excès, il les compromit et les engagea irrévocablement à son service. Habile, rusé, d'un caractère dur et d'une opiniâtreté indomptable, il devint le plus terrible des chefs vendéens. Tout le Marais lui obéissait, et avec quinze et quelquefois vingt mille hommes, il menaçait les Sables et Nantes. A peine tout son monde fut-il réuni, qu'il s'empara de l'île de Noirmoutiers, île importante dont il pouvait faire sa place de guerre, et son point de communication avec les Anglais.

Dans le Bocage, les paysans s'adressèrent à MM. de Bonchamps, d'Elbée, de La Rochejaquelein, et les arrachèrent de leurs châteaux pour les mettre à leur tête. M. de Bonchamps avait autrefois servi sous M. de Suffren, était devenu un officier habile, et réunissait à une grande intrépidité un caractère noble et élevé. Il commandait tous les révoltés de l'Anjou et des bords de la Loire. M. d'Elbée avait servi aussi, et joignait à une dévotion excessive un caractère obstiné, et une grande intelligence de ce genre de guerre. C'était dans le moment le chef le plus accrédité de cette partie du Bocage. Il commandait les paroisses autour de Cholet et de Beaupréau. Cathelineau et Stofflet gardèrent leur commandement dû à la confiance qu'ils avaient inspirée, et se réunirent à MM. De Bonchamps et d'Elbée, pour marcher sur Bressuire, où se trouvait le général Quétineau. Celui-ci avait fait enlever du château de Clisson la famille de Lescure, qu'il soupçonnait de conspiration, et la détenait à Bressuire. Henri de La Rochejaquelein, jeune gentilhomme autrefois enrôlé dans la garde du roi, et maintenant retiré dans le Bocage, se trouvait à Clisson chez son cousin de Lescure. Il s'évada, souleva les Aubiers, où il était né, et toutes les paroisses autour de Châtillon. Il se joignit ensuite aux autres chefs, avec eux força le général Quétineau à s'éloigner de Bressuire. M. de Lescure fut alors délivré avec sa famille. C'était un jeune homme de l'âge de Henri de La Rochejaquelein. Il était calme, prudent, d'une bravoure froide mais inébranlable, et joignait à ces qualités un rare esprit de justice. Henri, son cousin, avait une bravoure héroïque et souvent emportée; il était bouillant et généreux. M. de Lescure se mit alors à la tête de ses paysans, qui vinrent se réunir à lui, et tous ensemble se rendirent à Bressuire pour marcher de là sur Thouars. Les femmes de tous les chefs distribuaient des cocardes et des drapeaux; on s'exaltait par des chants, on marchait comme à une croisade. L'armée ne traînait point avec elle de bagages; les paysans, qui ne voulaient jamais rester long-temps absens, portaient avec eux le pain nécessaire à la durée de chaque expédition, et, dans les cas extraordinaires, les paroisses averties préparaient des vivres pour ceux qui en manquaient. Cette armée se composait d'environ trente mille hommes, et fut appelée la grande armée royale et catholique. Elle faisait face à Angers, Saumur, Doué, Thouars et Parthenay. Entre cette armée et celle du Marais, commandée par Charette, se trouvaient divers rassemblemens intermédiaires, dont le principal, sous les ordres de M. de Royrand, pouvait s'élever à dix ou douze mille hommes.

Le grand rassemblement commandé par MM. De Bonchamps, d'Elbée, de Lescure, de la Rochejaquelein, Cathelineau, Stofflet, arriva devant Thouars le 3 mai, et se prépara à l'attaquer dès le 4 au matin. Il fallait traverser le Thoué, qui entoure la ville de Thouars presque de toutes parts. Le général Quétineau fit défendre les passages. Les Vendéens canonnèrent quelque temps avec l'artillerie qu'ils avaient prise aux républicains, et tiraillèrent sur la rive avec leur succès accoutumé. M. de Lescure voulant alors décider le passage, s'avance au milieu des balles dont son habit est criblé, et ne peut entraîner qu'un seul paysan. Mais La Rochejaquelein accourt, ses gens le suivent; on passe le pont, et les républicains sont refoulés dans la place. Il fallait pratiquer une brèche, mais on manquait des moyens nécessaires. Henri de La Rochejaquelein se fait élever sur les épaules de ses soldats, et commence à atteindre les remparts. M. d'Elbée attaque vigoureusement de son côté, et Quétineau, ne pouvant résister, consent à se rendre pour éviter des malheurs à la ville. Les Vendéens, grâce à leurs chefs, se conduisirent avec modération; aucun excès ne fut commis envers les habitans, et on se contenta de brûler l'arbre de la liberté et les papiers des administrations. Le généreux Lescure rendit à Quétineau les égards qu'il en avait reçus pendant sa détention à Bressuire, et voulut l'engager à rester dans l'armée vendéenne, pour le soustraire aux sévérités du gouvernement, qui, ne lui tenant pas compte de l'impossibilité de la résistance, le punirait peut-être de s'être rendu. Quétineau refusa généreusement, et voulut retourner aux républicains pour demander des juges.

 

 

LIVRE III . CONVENTION NATIONALE

CHAPITRE IX.

LEVÉE D'UNE ARMÉE PARISIENNE DE DOUZE MILLE HOMMES; EMPRUNT FORCÉ; NOUVELLES MESURES RÉVOLUTIONNAIRES CONTRE LES SUSPECTS.—EFFERVESCENCE CROISSANTE DES JACOBINS A LA SUITE DES TROUBLES DES DÉPARTEMENS.—CUSTINE EST NOMMÉ GÉNÉRAL EN CHEF DE L'ARMÉE DU NORD.—ACCUSATIONS ET MENACES DES JACOBINS; VIOLENTE LUTTE DES DEUX CÔTÉS DE LA CONVENTION.—FORMATION D'UNE COMMISSION DE DOUZE MEMBRES, DESTINÉE A EXAMINER LES ACTES DE LA COMMUNE. —ASSEMBLÉE INSURRECTIONNELLE A LA MAIRIE. MOTIONS ET COMPLOTS CONTRE LA MAJORITÉ DE LA CONVENTION ET CONTRE LA VIE DES DÉPUTÉS GIRONDINS; MÊMES PROJETS DANS LE CLUB DES CORDELIERS.—LA CONVENTION PREND DES MESURES POUR SA SÛRETÉ.—ARRESTATION D'HÉBERT, SUBSTITUT DU PROCUREUR DE LA COMMUNE. —PÉTITIONS IMPÉRIEUSES DE LA COMMUNE. TUMULTE ET SCÈNES DE DÉSORDRE DANS TOUTES LES SECTIONS.—ÉVÉNEMENS PRINCIPAUX DES 28, 29 ET 30 MAI 1793. —DERNIÈRE LUTTE DES MONTAGNARDS ET DES GIRONDINS.—JOURNÉES DU 31 MAI ET DU 2 JUIN.—DÉTAILS ET CIRCONSTANCES DE L'INSURRECTION DITE DU 31 MAI. —VINGT-NEUF REPRÉSENTANS GIRONDINS SONT MIS EN ARRESTATION.—CARACTÈRE ET RÉSULTATS POLITIQUES DE CETTE JOURNÉE.—COUP D'OEIL SUR LA MARCHE DE LA RÉVOLUTION.—JUGEMENT SUR LES GIRONDINS.