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HISTOIRE DE LA RÉVOLUTION FRANÇAISE . LIVRE III . CONVENTION NATIONALE. CHAPITRE IX

LEVÉE D'UNE ARMÉE PARISIENNE DE DOUZE MILLE HOMMES; EMPRUNT FORCÉ; NOUVELLES MESURES RÉVOLUTIONNAIRES CONTRE LES SUSPECTS.—EFFERVESCENCE CROISSANTE DES JACOBINS A LA SUITE DES TROUBLES DES DÉPARTEMENS.—CUSTINE EST NOMMÉ GÉNÉRAL EN CHEF DE L'ARMÉE DU NORD.—ACCUSATIONS ET MENACES DES JACOBINS; VIOLENTE LUTTE DES DEUX CÔTÉS DE LA CONVENTION.—FORMATION D'UNE COMMISSION DE DOUZE MEMBRES, DESTINÉE A EXAMINER LES ACTES DE LA COMMUNE. —ASSEMBLÉE INSURRECTIONNELLE A LA MAIRIE. MOTIONS ET COMPLOTS CONTRE LA MAJORITÉ DE LA CONVENTION ET CONTRE LA VIE DES DÉPUTÉS GIRONDINS; MÊMES PROJETS DANS LE CLUB DES CORDELIERS.—LA CONVENTION PREND DES MESURES POUR SA SÛRETÉ.—ARRESTATION D'HÉBERT, SUBSTITUT DU PROCUREUR DE LA COMMUNE. —PÉTITIONS IMPÉRIEUSES DE LA COMMUNE. TUMULTE ET SCÈNES DE DÉSORDRE DANS TOUTES LES SECTIONS.—ÉVÉNEMENS PRINCIPAUX DES 28, 29 ET 30 MAI 1793. —DERNIÈRE LUTTE DES MONTAGNARDS ET DES GIRONDINS.—JOURNÉES DU 31 MAI ET DU 2 JUIN.—DÉTAILS ET CIRCONSTANCES DE L'INSURRECTION DITE DU 31 MAI. —VINGT-NEUF REPRÉSENTANS GIRONDINS SONT MIS EN ARRESTATION.—CARACTÈRE ET RÉSULTATS POLITIQUES DE CETTE JOURNÉE.—COUP D'OEIL SUR LA MARCHE DE LA RÉVOLUTION.—JUGEMENT SUR LES GIRONDINS.

 

Les nouvelles des désastres de la Vendée concourant avec celles venues du Nord, qui annonçaient les revers de Dampierre, avec celles venues du Midi, qui portaient que les Espagnols devenaient menaçans sur les Pyrénées, avec tous les renseignemens arrivant de plusieurs provinces, où se manifestaient les dispositions les moins favorables, ces nouvelles répandirent la plus grande fermentation. Plusieurs départemens voisins de la Vendée, en apprenant le succès des insurgés, se crurent autorisés à envoyer des troupes pour les combattre. Le départemens de l'Hérault leva six millions et six mille hommes, et envoya une adresse au peuple de Paris, pour l'engager à en faire autant. La convention, encourageant cet enthousiasme, approuva la conduite du départemens de l'Hérault, et autorisa par là toutes les communes de France à faire des actes de souveraineté, en levant des hommes et de l'argent.

La commune de Paris ne resta pas en arrière. Elle prétendait que c'était au peuple parisien à sauver la France, et elle se hâta de prouver son zèle, et de déployer son autorité en organisant une armée. Elle arrêta que, d'après l'approbation solennelle donnée par la convention à la conduite du départemens de l'Hérault., il serait levé dans l'enceinte de Paris une armée de douze mille hommes, pour marcher contre la Vendée A l'exemple de la convention, la commune choisit dans le conseil général des commissaires pour accompagner cette armée. Ces douze mille hommes devaient être pris dans les compagnies des sections armées, et sur chaque compagnie de cent vingt-six il devait en partir quatorze. Suivant la coutume révolutionnaire, une espèce de pouvoir dictatorial était laissé au comité révolutionnaire de chaque section, pour désigner les hommes dont le départ était sujet à moins d'inconvéniens. «En conséquence, disait l'arrêté de la commune, tous les commis non mariés de tous les bureaux existant à Paris, excepté les chefs et sous-chefs, les clercs de notaires et d'avoués, les commis de banquiers et de négocians, les garçons marchands, les garçons de bureaux, etc. … pourront être requis d'après les proportions ci-après: sur deux, il en partira un; sur trois, deux; sur quatre, deux; sur cinq, trois; sur six, trois, sur sept, quatre; sur huit, quatre; et ainsi de suite. Ceux des commis de bureaux qui partiront conserveront leurs places et le tiers de leurs appointemens. Nul ne pourra refuser de partir. Les citoyens requis feront connaître au comité de leur section ce qui manque à leur équipement, et il y sera pourvu sur-le-champ. Ils se réuniront immédiatement après pour nommer leurs officiers, et se rendront tout de suite à leurs ordres.»

Mais ce n'était pas tout que de lever une armée, et de la former aussi violemment, il fallait pourvoir aux dépenses de son entretien; et pour cela, il fut convenu de s'adresser aux riches. Les riches, disait-on, ne voulaient rien faire pour la défense du pays et de la révolution; ils vivaient dans une heureuse oisiveté, et laissaient au peuple le soin de verser son sang pour la patrie; il fallait les obliger à contribuer au moins de leurs richesses au salut commun. Pour cela, on imagina un emprunt forcé, fourni par les citoyens de Paris, suivant la quotité de leurs revenus. Depuis le revenu de mille francs jusqu'à celui de cinquante mille, ils devaient fournir une somme proportionnelle qui s'élevait depuis trente francs jusqu'à vingt mille. Tous ceux dont le revenu dépassait cinquante mille francs devaient s'en réserver trente mille, et abandonner tout le reste. Les meubles et immeubles de ceux qui n'auraient point satisfait à cette patriotique contribution, devaient être saisis et vendus à la réquisition des comités révolutionnaires, et leurs personnes regardées comme suspectes.

De telles mesures, qui atteignaient toutes les classes, soit en s'adressant aux personnes pour les obliger à prendre les armes, soit en s'adressant aux fortunes pour les faire contribuer, devaient éprouver une forte résistance dans les sections. On a déjà vu qu'il existait entre elles des divisions, et qu'elles étaient plus ou moins agitées suivant la proportion dans laquelle s'y trouvait le bas peuple. Dans quelques-unes, et notamment celles des Quinze-Vingts, des Gravilliers, de la Halle-aux-Blés, on déclara qu'on ne partirait pas, tant qu'il resterait à Paris des fédérés et des troupes soldées, lesquelles servaient, disait-on, de gardes-du-corps à la convention. Celles-ci résistaient par esprit de jacobinisme, mais beaucoup d'autres résistaient pour une cause contraire. La population des clercs, des commis, des garçons de boutique, reparut dans les sections, et montra une forte opposition aux deux arrêtés de la commune. Les anciens serviteurs de l'aristocratie en fuite, qui contribuaient beaucoup à agiter Paris, se réunirent à eux; on se rassembla dans les rues et sur les places publiques, on cria à bas les jacobins! à bas la Montagne! et les mêmes obstacles que le système révolutionnaire rencontrait dans les provinces, il les rencontra cette fois à Paris.

Ce fut alors un cri général contre l'aristocratie des sections. Marat dit que MM. les épiciers, les procureurs, les commis, conspiraient avec MM. du côté droit et avec MM. les riches, pour combattre la révolution; qu'il fallait les arrêter tous comme suspects, et les réduire à la classe des sans-culottes, en ne pas leur laissant de quoi se couvrir le derrière.

Chaumette, procureur de la commune, fit un long discours où il déplora les malheurs de la patrie, provenant, disait-il, de la perfidie des gouvernans, de l'égoïsme des riches, de l'ignorance du peuple, de la fatigue et du dégoût de beaucoup de citoyens pour la chose publique. Il proposa donc et fit arrêter qu'on demanderait à la convention des moyens d'instruction publique, des moyens de vaincre l'égoïsme des riches, et de venir au secours des pauvres; qu'on formerait une assemblée composée des présidents des comités révolutionnaires, des sections, et des députés de tous les corps administratifs; que cette assemblée se réunirait les dimanches et jeudis à la commune, pour aviser aux dangers de la chose publique; qu'enfin on inviterait tous les bons citoyens à se rendre dans les assemblées de section, pour y faire valoir leur patriotisme.

Danton, toujours prompt à trouver des ressources dans les moments difficiles, imagina de composer deux armées de sans-culottes, dont l'une marcherait sur la Vendée, tandis que l'autre resterait dans Paris pour contenir l'aristocratie, et de les solder toutes deux aux dépens des riches; et enfin, pour s'assurer la majorité dans les sections, il proposa de payer les citoyens qui perdraient leur temps pour assister à leurs séances. Robespierre, empruntant les idées de Danton, les développa aux Jacobins, et proposa en outre de former de nouvelles classes de suspects, de ne plus les borner aux ci-devant nobles, ou prêtres, ou financiers, mais à tous les citoyens qui avaient de quelque manière fait preuve d'incivisme; de les enfermer jusqu'à la paix; d'accélérer encore l'action du tribunal révolutionnaire, et de contre-balancer par de nouveaux moyens de communication l'effet des mauvais journaux. Avec toutes ces ressources, on pouvait, disait-il, sans moyen illégal, sans violation des lois, résister au côté droit et à ses machinations.

Toutes les idées se dirigeaient donc vers un but, qui était d'armer le peuple, d'en placer une partie au dedans, d'en porter une autre au dehors; de l'équiper aux frais des riches, de le faire même assister à leurs dépens à toutes les assemblées délibérantes; d'enfermer tous les ennemis de la révolution sous le nom de suspects, bien plus largement défini qu'il ne l'avait été jusqu'ici; d'établir entre la commune et les sections un moyen de correspondance, et pour cela de créer une nouvelle assemblée révolutionnaire qui prît des moyens nouveaux de salut, c'est-à-dire l'insurrection. L'assemblée de l'Évêché, précédemment dissoute, et maintenant renouvelée, sur la proposition de Chaumette, et avec un caractère bien plus imposant, était évidemment destinée à ce but.

Du 8 au 10 mai, des nouvelles alarmantes se succèdent. Dampierre a été tué à l'armée du Nord. Dans l'intérieur, les provinces continuent de se révolter. La Normandie tout entière semble prête à se joindre à la Bretagne. Les insurgés de la Vendée se sont avancés de Thouars vers Loudun et Montreuil, ont pris ces deux villes, et ont ainsi presque atteint les bords de la Loire. Les Anglais débarquant sur les côtes de la Bretagne vont, dit-on, se joindre à eux et attaquer la république au cur. Des citoyens de Bordeaux, indignés des accusations portées contre leurs députés, et montrant l'attitude la plus menaçante, ont désarmé une section où s'étaient retirés les jacobins. A Marseille, les sections sont en pleine insurrection. Révoltées des excès commis sous le prétexte du désarmement des suspects, elles se sont réunies, ont destitué la commune, transporté ses pouvoirs à un comité, dit comité central des sections, et institué un tribunal populaire, pour rechercher les auteurs des meurtres et des pillages. Après s'être ainsi conduites dans leur cité, elles ont envoyé des députés aux sections de la ville d'Aix, et s'efforcent de propager leur exemple dans tout le départemens. Ne respectant pas même les commissaires de la convention, elles ont saisi leurs papiers et les ont sommés de se retirer. A Lyon, le désordre est aussi grave. Les corps administratifs unis aux jacobins ayant ordonné, à l'imitation de Paris, une levée de six millions et de six mille hommes, ayant en outre voulu exécuter le désarmement des suspects, et instituer un tribunal révolutionnaire, les sections se sont révoltées, et sont prêtes à en venir aux mains avec la commune. Ainsi, tandis que l'ennemi avance vers le Nord, l'insurrection partant de la Bretagne et de la Vendée, et soutenue par les Anglais, peut faire le tour de la France par Bordeaux, Rouen, Nantes, Marseille et Lyon. Ces nouvelles arrivant l'une après l'autre dans l'espace de deux ou trois jours, du 12 au 15 mai, font naître les plus sinistres présages dans l'esprit des montagnards et des jacobins. Les propositions déjà faites se renouvellent encore avec plus de fureur; on veut que tous les garçons des cafés et des traiteurs, que tous les domestiques partent sur-le-champ; que les sociétés populaires marchent tout entières, que des commissaires de l'assemblée se rendent aussitôt dans les sections pour les décider à fournir leur contingent; que trente mille hommes partent en poste dans les voitures de luxe; que les riches contribuent sans délai et donnent le dixième de leur fortune; que les suspects soient enfermés et gardés en otages; que la conduite des ministres soit examinée; que le comité de salut public soit chargé de rédiger une instruction pour les citoyens dont l'opinion est égarée; que toute affaire civile cesse, que l'activité des tribunaux civils soit suspendue, que les spectacles soient fermés, que le tocsin sonne, et que le canon d'alarme soit tiré.

Danton, pour apporter quelque assurance au milieu de ce trouble général, fait deux remarques; la première, c'est que la crainte de dégarnir Paris des bons citoyens qui sont nécessaires à sa sûreté, ne doit pas empêcher le recrutement, car il restera toujours à Paris cent cinquante mille hommes, prêts à se lever, et à exterminer les aristocrates qui oseraient s'y montrer; la seconde, c'est que l'agitation des guerres civiles, loin d'être un sujet d'espoir, doit être au contraire un sujet de terreur pour les ennemis extérieurs. «Montesquieu, dit-il, l'a déjà remarqué en parlant des Romains; un peuple dont tous les bras sont armés et exercés, dont toutes les âmes sont aguerries, dont tous les esprits sont exaltés, dont toutes les passions sont changées en fureur de combattre, un tel peuple n'a rien à craindre du courage froid et mercenaire des soldats étrangers. Le plus faible des deux partis que la guerre civile mettrait aux prises, serait toujours assez fort pour détruire des automates à qui la discipline ne tient pas lieu de vie et de feu.»

Il est ordonné aussitôt que quatre-vingt-seize commissaires se rendront dans les sections pour obtenir leur contingent, et que le comité de salut public continuera ses fonctions pendant un mois de plus. Custine est nommé général de l'armée du Nord, Houchard de celle du Rhin. On fait la distribution des armées autour des frontières. Cambon présente un projet d'emprunt forcé d'un milliard, qui sera rempli par les riches et hypothéqué sur les biens des émigrés. «C'est un moyen, dit-il, d'obliger les riches à prendre part à la révolution, en les réduisant à acquérir une partie des biens nationaux, s'ils veulent se payer de leur créance sur le gage lui-même.»

La commune, de son côté, arrête qu'une seconde armée de sans-culottes sera formée dans Paris pour contenir l'aristocratie, tandis que la première marchera contre les rebelles; qu'il sera fait un emprisonnement général de tous les suspects, et que l'assemblée centrale des sections, composée des autorités administratives, des présidens des sections, des membres des comités révolutionnaires, se réunira au plus tôt pour faire la répartition de l'emprunt forcé, pour rédiger les listes des suspects, etc.

Le trouble était au comblé. D'une part, on disait que les aristocrates du dehors et ceux du dedans étaient d'accord; que les conspirateurs de Marseille, de la Vendée, de la Normandie, se concertaient entre eux; que les membres du côté droit dirigeaient cette vaste conjuration, et que le tumulte des sections n'était que le résultat de leurs intrigues dans Paris; d'autre part, on attribuait à la Montagne tous les excès commis sur tous les points, et on lui imputait le projet de bouleverser la France, et d'assassiner vingt-deux députés. Des deux côtés, on se demandait comment on sortirait de ce péril, et ce qu'on ferait pour sauver la république. Les membres du côté droit s'excitaient au courage, et se conseillaient quelque acte d'une grande énergie. Certaines sections, telles que celles du Mail, de la Butte-des-Moulins, et plusieurs autres, les appuyaient fortement, et refusaient d'envoyer des commissaires à l'assemblée centrale formée à la mairie. Elles refusaient aussi de souscrire à l'emprunt forcé, disant qu'elles pourvoiraient à l'entretien de leurs volontaires, et s'opposaient à de nouvelles listes de suspects, disant encore que leur comité révolutionnaire suffisait pour faire la police dans leur ressort. Les montagnards, au contraire, les jacobins, les cordeliers, les membres de la commune criaient à la trahison, répétaient en tous lieux qu'il fallait en finir, qu'on devait se réunir, s'entendre, et sauver la république de la conspiration des vingt-deux. Aux Cordeliers, on disait ouvertement qu'il fallait les enlever et les égorger. Dans une assemblée où se réunissaient des femmes furieuses, on proposait de saisir l'occasion du premier tumulte à la convention, et de les poignarder. Ces forcenées portaient des poignards, faisaient tous les jours grand bruit dans les tribunes, et disaient qu'elles sauveraient elles-mêmes la république. On parlait partout du nombre de ces poignards, dont un seul armurier du faubourg Saint-Antoine avait fabriqué plusieurs centaines. De part et d'autre, on marchait en armes, et avec tous les moyens d'attaquer et de se défendre. Il n'y avait encore aucun complot d'arrêté, mais les passions en étaient à ce point d'exaltation où le moindre événement suffit pour amener une explosion. Aux Jacobins, on proposait des moyens de toute espèce. On prétendait que les actes d'accusation dirigés par la commune contre les vingt-deux ne les empêchaient pas de siéger encore, et que, par conséquent, il fallait un acte d'énergie populaire; que les citoyens destinés à la Vendée ne devaient pas partir avant d'avoir sauvé la patrie; que le peuple pouvait la sauver, mais qu'il était nécessaire de lui en indiquer les moyens, et que pour cela il fallait nommer un comité de cinq membres, auquel la société permettrait d'avoir des secrets pour elle. D'autres répondaient qu'on pouvait tout dire dans la société, qu'il était inutile de vouloir rien cacher, et qu'il était temps d'agir à découvert. Robespierre, qui trouvait ces déclarations imprudentes, s'opposait à ces moyens illégaux; il demandait si on avait épuisé tous les moyens utiles et plus sûrs qu'il avait proposés. «Avez-vous organisé, leur disait-il, votre armée révolutionnaire? Avez-vous fait ce qu'il fallait pour payer les sans-culottes appelés aux armes ou siégeant dans les sections? Avez-vous arrêté les suspects? avez-vous couvert vos places publiques de forges et d'ateliers? Vous n'avez donc employé aucune des mesures sages et naturelles qui ne compromettraient pas les patriotes, et vous souffrez que des hommes qui n'entendent rien à la chose publique vous proposent des mesures qui sont la cause de toutes les calomnies répandues contré vous! Ce n'est qu'après avoir épuisé tous les moyens légaux, qu'il faut recourir aux moyens violens, et encore ne faut-il pas les proposer dans une société qui doit être sage et politique. Je sais, ajoutait Robespierre, qu'on m'accusera de modérantisme, mais je suis assez connu pour ne pas craindre, de telles imputations.»

Ici, comme avant le 10 août, on sentait le besoin de prendre un parti, on errait de projets en projets, on parlait d'un lieu de réunion pour parvenir à s'entendre. L'assemblée de la mairie avait été formée, mais le départemens n'y était pas présent; un seul de ses membres, le jacobin Dufourny, s'y était rendu; plusieurs sections y manquaient; le maire n'y avait pas encore paru, et on s'était ajourné au dimanche 19 mai, pour s'y occuper de l'objet de la réunion. Malgré le but, en apparence assez circonscrit, que l'arrêté de la commune fixait à cette assemblée, on y avait tenu les propos qui se tenaient partout, et on y avait dit, comme ailleurs, qu'il fallait un nouveau 10 août. Cependant on s'était borné à de nouveaux propos, à des exagérations de club; il s'y était trouvé des femmes mêlées aux hommes, et ce tumultueux rassemblement n'avait offert que le même désordre d'esprit et de langage que présentaient tous les lieux publics.

Le 15, le 16 et le 17 mai se passent en agitations, et tout devient une occasion de querelle et de tumulte dans l'assemblée. Les Bordelais envoient une adresse, dans laquelle ils annoncent qu'ils vont se lever pour soutenir leurs députés; ils déclarent qu'une partie d'entre eux marchera sur la Vendée, pour combattre les rebelles, tandis que l'autre marchera sur Paris, pour exterminer les anarchistes qui oseraient attenter à la représentation nationale. Une lettre de Marseille annonce que les sections de cette ville persistent dans leur résistance. Une pétition de Lyon réclame du secours pour quinze cents détenus, enfermés sous le nom de suspects, et menacés du tribunal révolutionnaire par Chalier et les jacobins. Ces pétitions excitent un tumulte épouvantable. Dans l'assemblée, dans les tribunes, on semble prêt à en venir aux mains. Cependant le côté droit, s'animant par le danger, communique son courage à la Plaine, et on décrète à une grande majorité que la pétition des Bordelais est un modèle de patriotisme; on casse tout tribunal révolutionnaire érigé par des autorités locales, et on autorise les citoyens qu'on voudrait y traduire à repousser la force par la force. Ces décisions exaltent à la fois l'indignation de la Montagne et le courage du côté droit. Le 18, l'irritation est portée au comble. La Montagne, privée d'un grand nombre de ses membres, envoyés comme commissaires dans les départemens et les armées, crie à l'oppression. Guadet demande aussitôt la parole pour une application historique aux circonstances présentes, et il semble prophétiser d'une manière effrayante la destinée des partis. «Lorsqu'en Angleterre, dit-il, une majorité généreuse voulut résister aux fureurs d'une minorité factieuse, cette minorité cria à l'oppression, et parvint avec ce cri à mettre en oppression la majorité elle-même. Elle appela à elle les patriotes par excellence. C'est ainsi que se qualifiait une multitude égarée, à laquelle on promettait le pillage et le partage des terres. Cet appel continuel aux patriotes par excellence, contre l'oppression de la majorité, amena l'attentat connu sous le nom de purgation du parlement, attentat dont Pride, qui de boucher était devenu colonel, fut l'auteur et le chef. Cent cinquante membres furent chassés du parlement, et la minorité, composée de cinquante ou soixante membres, resta maîtresse de l'état.

«Qu'en arriva-t-il? Ces patriotes par excellence, instrumens de Cromwell, et auxquels il fit faire folies sur folies, furent chassés à leur tour. Leurs propres crimes servirent de prétexte à l'usurpateur.» Ici Guadet montrant le boucher Legendre, Danton, Lacroix, et tous les autres députés accusés de mauvaises moeurs et de dilapidations, ajoute: «Cromwell entra un jour au parlement, et s'adressant à ces mêmes membres, qui seuls, à les entendre, étaient capables de sauver la patrie, il les en chassa en disant à l'un: Toi, tu es un voleur; à l'autre: Toi, tu es un ivrogne; à celui-ci: Toi, tu es gorgé des deniers publics; à celui-là: Toi, tu es un coureur de filles et de mauvais lieux. Fuyez donc, dit-il à tous, cédez la place à des hommes de bien. Ils la cédèrent, et Cromwell la prit.»

Cette allusion grande et terrible touche profondément l'assemblée, qui demeure silencieuse. Guadet continue, et pour prévenir cette purgation pridienne, propose divers moyens de police que l'assemblée adopte au milieu des murmures. Mais, tandis qu'il regagne sa place, une scène scandaleuse éclate dans les tribunes. Une femme veut en enlever un homme pour le mettre hors de la salle; on la seconde de toutes parts, et le malheureux qui résiste est près d'être accablé par toute la population des tribunes. La garde fait de vains efforts pour rétablir le calme. Marat s'écrie que cet homme qu'on veut chasser est un aristocrate…. L'assemblée s'indigne contre Marat de ce qu'il augmente le danger de ce malheureux, exposé à être assassiné. Il répond qu'on ne sera tranquille Que lorsqu'on sera délivré des aristocrates, des complices de Dumouriez, des hommes d'état … c'est ainsi qu'il nommait les membres du côté droit, à cause de leur réputation de talent.

Aussitôt le président Isnard se découvre, et demande à faire une déclaration importante. Il est écouté avec le plus grand silence, et, du ton de la plus profonde douleur, il dit: «On m'a révélé un projet de l'Angleterre que je dois faire connaître. Le but de Pitt est d'armer une partie du peuple contre l'autre, en le poussant à l'insurrection. Cette insurrection doit commencer par les femmes; on se portera contre plusieurs députés, on les égorgera, on dissoudra la convention nationale, et ce moment sera choisi pour faire une descente sur nos côtes.

«Voilà, dit Isnard, la déclaration que je devais à mon pays.»

La majorité applaudit Isnard. On ordonne l'impression de sa déclaration; on décrète de plus que les députés ne se sépareront point, et que tous les dangers leur seront communs. On s'explique ensuite sur le tumulte des tribunes. On dit que ces femmes qui les troublent appartiennent à une société dite de la Fraternité, qu'elles viennent occuper la salle, en exclure les étrangers, les fédérés des départemens, et y troubler les délibérations par leurs huées. Il est question alors des sociétés populaires, et les murmures éclatent aussitôt. Marat, qui n'a cessé de parcourir les corridors et de passer d'un banc de la salle à l'autre, parlant toujours des hommes d'état, désigne l'un des membres du côté droit, en lui disant: Tu en es un, toi, mais le peuple fera justice de toi et des autres. Guadet s'élance alors à la tribune, pour provoquer au milieu de ce danger une détermination courageuse. Il rappelle tous les troubles dont Paris est le théâtre, les propos tenus dans les assemblées populaires, les affreux discours proférés par les jacobins, les projets exprimés dans l'assemblée, réunie à la mairie; il dit que le tumulte dont on est témoin n'a pour but que d'amener une scène de confusion, au milieu de laquelle on exécutera les assassinats qu'on médite. A chaque instant interrompu, il parvient néanmoins à se faire entendre jusqu'au bout, et propose deux mesures d'une énergie héroïque mais impossible.

«Le mal, dit-il, est dans les autorités anarchiques de Paris; je vous propose donc de les casser, et de les remplacer par tous les présidens de sections.

«La convention n'étant plus libre, il faut réunir ailleurs une autre assemblée et décréter que tous les suppléans se réuniront à Bourges, et seront prêts à s'y constituer en convention, au premier signal que vous leur donnerez, ou au premier avis qu'ils recevront de la dissolution de la convention.»

A cette double proposition, un désordre épouvantable éclate dans l'assemblée. Tous les membres du côté droit se lèvent en criant que c'est là le seul moyen de salut, et semblent remercier l'audacieux génie de Guadet, qui a su le découvrir. Le côté gauche se lève de son côté, menace ses adversaires, crie à son tour que la conspiration est enfin découverte, que les conjurés se dévoilent, et que leurs projets contre l'unité de la république sont avoués. Danton veut se précipiter à la tribune, mais on l'arrête, et on laisse Barrère l'occuper au nom du comité de salut public.

Barrère, avec sa finesse insinuante et son ton conciliateur, dit que si on l'avait laissé parler, il aurait depuis plusieurs jours révélé beaucoup de faits sur l'état de la France. Il rapporte alors, que partout on parle d'un projet de dissoudre la convention, que le président de sa section a recueilli de la bouche du procureur Chaumette des propos qui annonceraient cette intention; qu'à l'Évêché, et dans une autre assemblée de la mairie, il a été question du même objet; que pour arriver à ce but, on a projeté d'exciter un tumulte, de se servir des femmes pour le faire naître, et d'enlever vingt-deux têtes à la faveur du désordre. Barrère ajoute que le ministre des affaires étrangères et le ministre de l'intérieur doivent s'être procuré à cet égard des renseignemens, et qu'il faut les entendre. Passant ensuite aux mesures proposées, il est, ajoute-t-il, de l'avis de Guadet sur les autorités de Paris; il trouve un départemens faible, des sections agissant en souveraines, une commune excitée à tous les débordemens par son procureur Chaumette, ancien moine, et suspect comme tous les ci-devant prêtres et nobles; mais il croit que la dissolution de ces autorités causerait un tumulte anarchique. Quant à la réunion des suppléans à Bourges, elle ne sauverait pas la convention, et ne pourrait pas la suppléer. Il y a, suivant lui, un moyen de parer à tous les dangers réels dont on est entouré, sans se jeter dans de trop grands inconvéniens; c'est de nommer une commission composée de douze membres, qui sera chargée de vérifier les actes de la commune depuis un mois, de rechercher les complots tramés dans l'intérieur de la république, et les projets formés contre la représentation nationale; de prendre auprès de tous les comités, de tous les ministres, de toutes les autorités, les renseignemens dont elle aura besoin, et autorisée enfin à disposer de tous les moyens, nécessaires pour s'assurer de la personne des conspirateurs.

Le premier élan d'enthousiasme et de courage passé, la majorité est trop heureuse d'adopter le projet conciliateur de Barrère. Rien n'était plus ordinaire que de nommer des commissions: à chaque événement, à chaque danger, pour chaque besoin, on créait un comité chargé d'y pourvoir, et dès que des individus étaient nommés pour exécuter une chose, l'assemblée semblait croire que la chose serait exécutée, et que des comités auraient pour elle ou du courage, ou des lumières, ou des forces. Celui-ci devait ne pas manquer d'énergie, et il était composé de députés appartenant presque tous au côté droit. On y comptait entre autres Boyer-Fonfrède, Rabaut Saint-Étienne, Kervélégan, Henri Larivière, tous membres de la Gironde. Mais l'énergie même de ce comité allait lui être funeste. Institué pour mettre la convention à couvert des mouvemens des jacobins, il allait les exciter davantage, et augmenter le danger même qu'il était destiné à écarter. Les jacobins avaient menacé les girondins par leurs cris de chaque jour; les girondins rendaient la menace, en instituant une commission, et à cette menace les jacobins allaient répondre enfin, par un coup fatal, en faisant le 31 mai et le 2 juin.

A peine cette commission fut-elle instituée, que les sociétés populaires et les sections crièrent, comme d'usage, à l'inquisition et à la loi martiale. L'assemblée de la mairie, ajournée au dimanche 19, se réunit en effet, et fut plus nombreuse que dans les séances précédentes. Cependant le maire n'y était pas, et un administrateur de police présidait. Quelques sections manquaient au rendez-vous, et il n'y en avait guère que trente-cinq qui eussent envoyé leurs commissaires. L'assemblée se qualifiait de comité central révolutionnaire. On y convient d'abord de ne rien écrire, de ne tenir aucun registre, et d'empêcher quiconque voudra se retirer de sortir avant la fin de la séance. On songe ensuite à fixer les objets dont il faut s'occuper. L'objet réel et annoncé était l'emprunt et la liste des suspects; néanmoins, dès les premières paroles, on commence à dire que les patriotes de la convention sont impuissans pour sauver la chose publique, qu'il est nécessaire de suppléer à leur impuissance, et qu'il faut pour cela rechercher les hommes suspects, soit dans les administrations, soit dans les sections, soit dans la convention elle-même, et s'emparer d'eux pour les mettre dans l'impossibilité de nuire. Un membre, parlant froidement et lentement, dit qu'il ne connaît de suspects que dans la convention, et que c'est là qu'il faut frapper. Il propose donc un moyen fort simple: c'est d'enlever vingt-deux députés, de les transporter dans une maison des faubourgs, de les égorger, et de supposer des lettres, pour faire accroire qu'ils ont émigré. «Nous ne ferons pas cela nous-mêmes, ajoute cet homme, mais, en payant, il nous sera facile de trouver des exécuteurs.» Un autre membre répond aussitôt que cette mesure est inexécutable, et qu'il faut attendre que Marat et Robespierre aient proposé aux Jacobins leurs moyens d'insurrection, qui sans doute vaudront mieux. «Silence! s'écrient plusieurs voix, on ne doit nommer personne.» Un troisième membre, député de la section de 92, représente qu'il ne convient pas d'assassiner, et qu'il y a des tribunaux pour juger les ennemis de la révolution. A cette observation, un grand tumulte s'élève; on se récrie contre la doctrine de celui qui vient de parler; on dit qu'il ne faut souffrir que des hommes qui soient à la hauteur des circonstances, et que chacun doit dénoncer son voisin s'il en suspecte l'énergie. Sur-le-champ celui qui a voulu parler des lois et des tribunaux est chassé de l'assemblée. On s'aperçoit en même temps qu'un membre de la section de la Fraternité, section assez mal disposée pour les jacobins, prenait des notes, et il est expulsé comme le précédent. On continue sur le même ton à s'occuper de la proscription des députés, du lieu à choisir pour cette septembrisation, et pour l'emprisonnement des autres suspects, soit de la commune, soit des sections. Un membre veut que l'exécution se fasse cette nuit même; on lui répond que ce n'est pas possible; il réplique qu'on a des hommes tout prêts, et il ajoute qu'à minuit Coligny était à la cour, et qu'à une heure il était mort.

Cependant le temps s'écoule; on renvoie au lendemain l'examen de ces divers objets, et on convient de s'occuper de trois choses: 1° de l'enlèvement des députés; 2° de la liste des suspects; 3° de l'épurement de tous les bureaux et comités. On s'ajourne au lendemain six heures du soir.

Le lendemain lundi 20, l'assemblée se réunit de nouveau. Cette fois Pache était présent; on lui présente plusieurs listes portant des noms de toute espèce. Il observe qu'on ne doit pas les nommer autrement que listes de suspects, ce qui était légal, puisque les listes étaient ordonnées. Quelques membres observent qu'il ne faut pas que l'écriture d'aucun membre soit connue, et qu'il faut faire recopier les listes. D'autres disent que des républicains ne doivent rien craindre. Pache ajoute que peu lui importe qu'on le sache muni de ces listes, car elles concernent la police de Paris, dont il est chargé. Le caractère fin et réservé de Pache ne se démentait pas, et il voulait faire entrer tout ce qu'on exigeait de lui dans la limite des lois et de ses fonctions.

Un membre, voyant ces précautions, lui dit alors que sans doute il n'est pas instruit de ce qui s'est passé dans la séance de la veille, qu'il ne connaît pas l'ordre des questions, qu'il faut le lui faire connaître, et que la première a pour objet l'enlèvement de vingt-deux députés. Pache fait observer alors que la personne de tous les députés est confiée à la ville de Paris; que porter atteinte à leur sûreté serait compromettre la capitale avec les départemens, et provoquer la guerre civile. On lui demande alors comment il se fait qu'il ait signé la pétition présentée le 15 avril au nom des quarante-huit sections de Paris, contre les vingt-deux. Pache répond qu'alors il fit son devoir en signant une pétition qu'on l'avait chargé de présenter, mais qu'aujourd'hui la question proposée sort des attributions de l'assemblée, réunie pour s'occuper de l'emprunt et des suspects, et qu'il sera obligé de lever la séance, si on persiste à s'occuper de pareilles discussions. Sur de telles observations, il s'élève une grande rumeur, et comme on ne peut rien faire en présence de Pache, et qu'on n'a aucun goût à s'occuper de simples listes de suspects, on se sépare sans ajournement fixe.

Le mardi 21, il ne se trouva qu'une douzaine de membres présens à l'assemblée. Les uns ne voulaient plus se rendre dans une réunion aussi tumultueuse et aussi violente; les autres trouvaient qu'il n'était pas possible d'y délibérer avec assez d'énergie.

Ce fut aux Cordeliers qu'alla se décharger, le lendemain 22, toute la fureur des conjurés. Femmes et hommes poussèrent d'horribles vociférations. C'était une prompte insurrection qu'il fallait, et il ne suffisait plus du sacrifice de vingt-deux députés; on en demandait maintenant trois cents. Une femme, parlant avec l'emportement de son sexe, proposa d'assembler tous les citoyens sur la place de la Révolution; d'aller porter en corps une pétition à la convention, et de ne pas désemparer qu'on ne lui eût arraché les décrets indispensables au salut public. Le jeune Varlet, qui se montrait depuis si long-temps dans toutes les émeutes, présenta en quelques articles un projet d'insurrection. Il proposait de se rendre à la convention, en portant les Droits de l'Homme voilés d'un crêpe, d'enlever tous les députés ayant appartenu aux assemblées législative et constituante, de supprimer tous les ministres, de détruire tout ce qui restait de la famille des Bourbons, etc. Legendre se hâte de le remplacer à la tribune pour s'opposer à ces propositions. Toute la force de sa voix put à peine couvrir les cris et les huées qui s'élevaient contre lui, et il parvint avec la plus grande peine à combattre les motions incendiaires du jeune Varlet. Cependant on voulait assigner un terme fixe à l'insurrection, et prendre jour pour aller exiger de la convention ce qu'on désirait d'elle; mais la nuit étant déjà avancée, chacun finit par se retirer sans aucune décision prise.

Tout Paris était déjà instruit de ce qui s'était dit, soit dans les deux réunions de la mairie, le 19 et le 20, soit dans la séance des Cordeliers du 21. Une foule de membres du comité central révolutionnaire avaient eux-mêmes dénoncé les propos qui s'y étaient tenus, les propositions qu'on y avait faites, et le bruit d'un complot contre un grand nombre de citoyens et de députés était universellement répandu. La commission des douze en était informée avec le plus grand détail, et se préparait à agir contre les auteurs désignés des propositions les plus violentes.

La section de la Fraternité les dénonça formellement le 24 par une adresse à la convention; elle rapporta tout ce qui s'était dit et fait dans l'assemblée de la mairie, et accusa hautement le maire d'y avoir assisté. Le côté droit couvrit d'applaudissemens cette courageuse dénonciation, et demanda que Pache fût appelé à la barre. Marat répondit que les membres du côté droit étaient eux-mêmes les seuls conspirateurs; que Valazé, chez lequel ils se réunissaient tous les jours, leur avait donné avis de s'armer, et qu'ils s'étaient rendus à la convention avec des pistolets. «Oui, réplique Valazé, j'ai donné cet avis, parce qu'il devenait nécessaire de défendre notre vie, et certainement nous l'aurions défendue.—Oui, oui, s'écrient énergiquement tous les membres du côté droit.» Lasource ajoute un fait des plus graves, c'est que les conjurés, croyant apparemment que l'exécution était fixée pour la nuit dernière, s'étaient rendus chez lui pour l'enlever.

Dans ce moment, on apprend que la commission des douze est munie de tous les renseignemens nécessaires pour découvrir le complot et en poursuivre les auteurs, et on annonce un rapport de sa part pour le lendemain. La convention déclare en attendant que la section de la Fraternité a bien mérité de la patrie.

Le soir du même jour, grand tumulte à la municipalité contre la section de la Fraternité, qui a, dit-on, calomnié le maire et les patriotes, en supposant qu'ils veulent égorger la représentation nationale. De ce que le projet n'avait été qu'une proposition, combattue d'ailleurs par le maire, Chaumette et la commune induisaient que c'était une calomnie que de supposer une conspiration réelle. Sans doute ce n'en était pas une dans le vrai sens du mot, ce n'était pas une de ces conspirations profondément et secrètement ourdies comme on les fait dans les palais, mais c'était une de ces conspirations telles que la multitude d'une grande ville en peut former; c'était le commencement de ces mouvemens populaires, tumultueusement proposés, et tumultueusement exécutés par la foule entraînée, comme au 14 juillet et au 10 août. En ce sens, il s'agissait d'une véritable conspiration. Mais celles-là, il est inutile de vouloir les arrêter, car elles ne surprennent pas l'autorité ignorante et endormie, mais elles emportent ouvertement et à la face du ciel l'autorité avertie et éveillée.

Le lendemain 24, deux autres sections, celles des Tuileries et de la Butte-des-Moulins, se joignirent à celle de la Fraternité pour dénoncer les mêmes faits. «Si la raison ne peut l'emporter, disait la Butte-des-Moulins, faites un appel aux bons citoyens de Paris, et d'avance nous pouvons vous assurer que notre section ne contribuera pas peu à faire rentrer dans la poussière ces royalistes déguisés qui prennent insolemment le titre de sans-culottes.» Le même jour, le maire écrivit à l'assemblée pour expliquer ce qui s'était passé à la mairie. «Ce n'était pas, disait-il, un complot, c'était une simple délibération sur la composition de la liste des suspects. Quelques mauvaises têtes avaient bien interrompu la délibération par quelques propositions déraisonnables, mais lui, Pache, avait rappelé à l'ordre ceux qui s'en écartaient, et ces mouvemens d'imagination n'avaient eu aucune suite.» On tint peu de compte de la lettre de Pache, et on écouta la commission des douze, qui se présenta pour proposer un décret de sûreté générale. Ce décret mettait la représentation nationale, et les dépôts renfermant le trésor public, sous la sauvegarde des bons citoyens. Tous devaient, à l'appel du tambour, se rendre au lieu du rassemblement de la compagnie du quartier, et marcher au premier signal qui leur serait donné. Aucun ne pouvait manquer au rendez-vous; et, en attendant la nomination d'un commandant-général, en remplacement de Santerre, parti pour la Vendée, le plus ancien chef de légion devait avoir le commandement supérieur. Les assemblées de section devaient être fermées à dix heures du soir; les présidens étaient rendus responsables de l'exécution de cet article. Le projet de décret fut adopté en totalité, malgré quelques débats, et malgré Danton, qui dit qu'en mettant ainsi l'assemblée et les établissemens publics sous la sauvegarde des citoyens de Paris, on décrétait la peur.

Immédiatement après avoir proposé ce décret, la commission des douze fit arrêter à la fois les nommés Marino et Michel, administrateurs de police, accusés d'avoir fait à l'assemblée de la mairie les propositions qui causaient tant de rumeur. Elle fit arrêter en outre le substitut du procureur de la commune, Hébert, lequel écrivait, sous le nom du père Duchêne, une feuille encore plus ordurière que celle de Marat, et mise, par un langage hideux et dégoûtant, à la portée de la plus basse populace. Hébert, dans cette feuille, imprimait ouvertement tout ce que les nommés Marino et Michel étaient accusés d'avoir verbalement proposé à la mairie. La commission crut donc devoir poursuivre à la fois et ceux qui prêchaient et ceux qui voulaient exécuter une nouvelle insurrection. A peine l'ordre d'arrestation était-il lancé contre Hébert, qu'il se rendit en toute hâte à la commune pour annoncer ce qui lui arrivait, et montrer au conseil général le mandat d'arrêt dont il était frappé. On l'arrachait, disait-il, à ses fonctions, mais il allait obéir. La commune ne devait pas oublier le serment qu'elle avait fait de se regarder comme frappée lorsqu'un de ses membres le serait. Il n'invoquait pas ce serment pour lui, car il était prêt à porter sa tête sur l'échafaud, mais pour ses concitoyens menacés d'un nouvel esclavage. De nombreux applaudissemens accueillent Hébert. Chaumette, le procureur en chef, l'embrasse; le président lui donne l'accolade au nom de tout le conseil. La séance est déclarée permanente jusqu'à ce qu'on ait des nouvelles d'Hébert. Les membres du conseil sont invités à porter des consolations et des secours aux femmes et aux enfans de tous ceux qui sont ou seront détenus.

La séance fut permanente, et d'heure en heure on envoyait à la commission des douze pour avoir des nouvelles du magistrat arraché, disait-on, à ses fonctions. A deux heures et demie de la nuit, on apprit qu'il subissait un interrogatoire, et que Varlet avait été arrêté aussi. A quatre heures, on annonça qu'Hébert avait été mis en état d'arrestation à l'Abbaye. A cinq heures, Chaumette se rendit dans sa prison pour le voir, mais il ne put être introduit. Le matin, le conseil général rédigea une pétition à la convention, et la fit porter par des cavaliers dans les sections, afin d'avoir leur adhésion. Presque dans toutes les sections on se battait; on voulait changer à chaque instant les bureaux et les présidens, empêcher ou faire des arrestations, adhérer ou s'opposer au système de la commune, signer ou rejeter la pétition qu'elle proposait. Enfin cette pétition, approuvée par un grand nombre de sections, fut présentée dans la journée du 25 à la convention. La députation de la commune se plaignait des calomnies répandues contre les magistrats du peuple; elle demandait que la pétition de la section de la Fraternité fût remise à l'accusateur public, pour que les coupables, s'il en existait, ou les calomniateurs, fussent punis. Elle demandait enfin justice de la commission des douze, qui avait commis un attentat sur la personne d'un magistrat du peuple, en le faisant enlever à ses fonctions, et enfermer à l'Abbaye. Isnard présidait en ce moment, et devait répondre à la députation. «Magistrats du peuple, dit-il d'un ton grave et sévère, il est urgent que vous entendiez des vérités importantes. La France a confié ses représentans à la ville de Paris, et elle veut qu'ils y soient en sûreté. Si la représentation nationale était violée par une de ces conspirations dont nous avons été entourés depuis le 10 mars, et dont les magistrats ont été les derniers à nous avertir, je le déclare au nom de la république, Paris éprouverait la vengeance de la France, et serait rayé de la liste des cités.» Cette réponse solennelle et grande produisit sur l'assemblée une impression profonde. Une foule de voix en demandaient l'impression. Danton soutint qu'elle était faite pour augmenter la division qui commençait à éclater entre Paris et les départemens, et qu'il ne fallait rien faire qui pût accroître ce malheur. La convention, croyant que c'était assez de l'énergie de la réponse, et de l'énergie de la commission des douze, passa à l'ordre du jour, sans ordonner l'impression proposée.

Les députés de la commune furent donc congédiés sans avoir rien obtenu. Tout le reste de la journée du 25 et toute la journée du lendemain 26, se passèrent en scènes tumultueuses dans les sections. On se battait de toutes parts, et les deux opinions avaient alternativement le dessus, suivant l'heure du jour, et suivant le nombre variable des membres de chaque parti. La commune continuait d'envoyer des députés pour s'enquérir de l'état d'Hébert. Une fois on l'avait trouvé reposant; une autre fois il avait prié la commune d'être tranquille sur son compte. On se plaignait qu'il fût sur un misérable grabat. Des sections le prenaient sous leur protection; d'autres se préparaient à demander de nouveau son élargissement, et avec plus d'énergie que ne l'avait fait la municipalité; enfin des femmes, courant les carrefours avec un drapeau, voulaient entraîner le peuple à l'Abbaye pour délivrer son magistrat chéri.

Le 27, le tumulte fut poussé à son comble. On se portait d'une section à l'autre pour y décider l'avantage en s'y battant à coups de chaise. Enfin vers le soir, à peu près vingt-huit sections avaient concouru à émettre le voeu de l'élargissement d'Hébert, et à rédiger une pétition impérative à la convention. La commission des douze, voyant quel désordre se préparait, avait signifié au commandant de service de requérir la force armée de trois sections, et elle avait eu soin de désigner les sections de la Butte-des-Moulins, de Lepelletier et du Mail, qui étaient les plus dévouées au côté droit, et prêtes même à se battre pour lui. Ces trois sections s'empressèrent d'accourir, et se placèrent, vers les six heures du soir, 27 mai, dans les cours du Palais-National, du côté du Carrousel, avec leurs armes et leurs canons, mèches allumées. Elles composaient ainsi une force imposante, et capable de protéger la représentation nationale. Mais la foule qui se pressait autour de leurs rangs et aux diverses portes du palais, le tumulte qui régnait, la difficulté qu'on avait à pénétrer dans la salle, donnaient à cette scène les apparences d'un siège. Quelques députés avaient eu de la peine à entrer, avaient même essuyé quelques insultes au milieu de cette populace, et ils étaient venus répandre le trouble dans l'assemblée, en disant qu'elle était assiégée. Il n'en était rien pourtant, et si les portes étaient obstruées, elles n'étaient cependant pas interdites. Mais les apparences suffisaient aux imaginations irritées, et le désordre régnait dans l'assemblée. Isnard présidait. La section de la Cité se présente, et demande la liberté de son président, nommé Dobsen, arrêté par ordre de la commission des douze, pour avoir refusé de lui communiquer les registres de sa section. Elle demande en outre la liberté des autres détenus, la suppression de la commission des douze, et la mise en accusation des membres qui la composent. «La convention, répond Isnard, pardonne à votre jeunesse; elle ne se laissera jamais influencer par aucune portion du peuple.» La convention approuve la réponse. Robespierre veut au contraire la blâmer. Le côté droit s'y oppose, une lutte des plus vives s'engage, et le bruit du dedans, celui du dehors, concourent à produire un tumulte épouvantable. Dans ce moment, le maire et le ministre de l'intérieur arrivent à la barre, croyant, comme on le disait dans Paris, que la convention était assiégée. A la vue du ministre de l'intérieur, un cri général s'élève de tous côtés, pour lui demander compte de l'état de Paris et des environs de la salle. La situation de Garat était embarrassante, car il fallait se prononcer entre les deux partis, ce qui ne convenait pas plus à la douceur de son caractère qu'à son scepticisme politique. Cependant ce scepticisme provenant d'une grande impartialité d'esprit, il eût été heureux qu'on pût, dans le moment, l'écouter et le comprendre. Il prend la parole, et remonte à la cause des troubles. La première cause, selon lui, est le bruit qui s'est répandu d'un conciliabule formé à la mairie pour comploter contre la représentation nationale. Garat répète alors, d'après Pache, que ce conciliabule n'était point une réunion de conspirateurs, mais une réunion légale, ayant un but connu; que si, en l'absence du maire, quelques esprits ardens avaient fait des propositions coupables, ces propositions, repoussées avec indignation lorsque le maire était présent, n'avaient eu aucune suite, et qu'on ne pouvait voir là un véritable complot; que l'institution de la commission des douze pour la poursuite de ce prétendu complot, et les arrestations qu'elle avait faites, étaient devenues la cause du trouble actuel; qu'il ne connaissait pas Hébert; qu'il n'avait reçu aucun renseignement défavorable sur son compte; qu'il savait seulement qu'Hébert était l'auteur d'un genre d'écrit méprisable sans doute, mais regardé à tort comme dangereux; que la constituante et l'assemblée législative dédaignèrent toujours les écrits dégoûtans répandus contre elles, et que la rigueur exercée contre Hébert avait dû paraître nouvelle et peut-être intempestive; que la commission des douze, composée d'hommes de bien et d'excellens patriotes, était dans de singulières préventions, qu'elle paraissait trop dominée du désir de montrer une grande énergie. Ces paroles sont fort applaudies par le côté gauche et la Montagne. Garat, arrivant ensuite à la situation présente, assure que la convention n'est point en danger, que les citoyens qui l'entourent sont pleins de respect pour elle. A ces mots, un député l'interrompt, en disant qu'il a été insulté. «Soit, reprend Garat, je ne réponds pas de ce qui peut arriver à un individu, au milieu d'une foule renfermant des hommes de toute espèce; mais que la convention tout entière se montre à la porte, et je réponds pour elle que tout le peuple s'ouvrira devant elle avec respect, qu'il saluera sa présence et obéira à sa voix.» Garat termine en présentant quelques vues conciliatoires, et en indiquant, avec le plus d'adresse possible, que c'est en voulant réprimer les violences des jacobins qu'on s'exposait à les exciter davantage. Garat avait raison, sans doute; c'est en voulant se mettre en défense contre un parti qu'on l'irrite davantage, et qu'on précipite la catastrophe; mais quand la lutte est inévitable, faut-il succomber sans résistance?… Telle était la situation des girondins; leur institution de la commission des douze était une imprudence, mais une imprudence inévitable et généreuse.

Garat, après avoir achevé, se place noblement au côté droit, qui était réputé en danger, et la convention vote l'impression et la distribution de son rapport. Pache est entendu après Garat. Il présente les choses à peu près sous le même jour; il rapporte que l'assemblée était gardée par trois sections dévouées, et convoquées par la commission des douze elle-même; il indique aussi qu'en cela la commission des douze avait transgressé ses pouvoirs, car elle n'avait pas le droit de requérir la force armée; il ajoute qu'un fort détachement avait mis les prisons de l'Abbaye à l'abri de toute infraction des lois, que tout danger était dissipé, et que l'assemblée pouvait se regarder comme entièrement en sûreté. Il demande, en finissant que la convention veuille bien entendre des citoyens qui demandent l'élargissement des détenus.

A ces mots, il s'élève une grande rumeur dans l'assemblée. «Il est dix heures, s'écrie-t-on à droite; président, levez la séance!—Non, non, répondent des voix de gauche, écoutez les pétitionnaires.» Henri Larivière s'obstine à occuper la tribune. «Si vous voulez, dit-il, entendre quelqu'un, il faut écouter votre commission des douze, que vous accusez de tyrannie, et qui doit vous faire connaître ses actes pour vous mettre à même de les apprécier.» De grands murmures couvrent sa voix. Isnard, ne pouvant plus tenir à ce désordre, quitte le fauteuil, et il est remplacé par Hérault-Séchelles, qui est accueilli par les applaudissemens des tribunes. Il consulte l'assemblée, qui, entraînée par les menaces et le bruit, vote, au milieu de cette confusion, que la séance sera continuée.

On introduit les orateurs à la barre; ils sont suivis d'une nuée de pétitionnaires. Ils demandent insolemment la suppression d'une commission odieuse et tyrannique, l'élargissement des détenus et le triomphe de la vertu. «Citoyens, leur répond Hérault-Séchelles, la force de la raison et la force du peuple sont la même chose.» De bruyans applaudissemens accueillent cette dogmatique absurdité. «Vous demandez justice, ajoute-t-il; la justice est notre premier devoir, elle vous sera rendue.»

D'autres pétitionnaires succèdent aux précédens. Divers orateurs prennent ensuite la parole, et on rédige un projet de décret, par lequel les citoyens incarcérés par la commission des douze sont élargis, la commission des douze est dissoute, et sa conduite livrée à l'examen du comité de sûreté générale. La nuit était avancée; les pétitionnaires s'étaient introduits en foule et obstruaient la salle. La nuit, les cris, le tumulte, la foule, tout contribuait à augmenter la confusion. Le décret est mis aux voix, et il est rendu sans qu'on puisse savoir s'il a été voté. Les uns disent que le président n'a pas été entendu; d'autres, que les votes n'ont pas été en nombre suffisant; d'autres enfin, que les pétitionnaires ont pris la place des députés absens, et que le décret est nul. Néanmoins il est proclamé, et les tribunes et les pétitionnaires s'échappent, et vont annoncer à la commune, aux sections, aux Jacobins, aux Cordeliers, que les prisonniers sont élargis et que la commission est cassée.

Cette nouvelle répandit une grande joie populaire et un moment de calme dans Paris. Le visage même du maire sembla respirer un contentement sincère de voir les troubles apaisés! Cependant les girondins, décidés à combattre en désespérés, et à ne pas céder la victoire à leurs adversaires, se réunissent le lendemain avec la plus brûlante indignation. Lanjuinais surtout, qui n'avait pris aucune part aux haines d'orgueil qui divisaient les deux côtés de la convention, et à qui on pardonnait son opiniâtreté, parce qu'aucun ressentiment personnel ne semblait l'animer, Lanjuinais arrive plein de chaleur et de résolution pour faire honte à l'assemblée de sa faiblesse de la veille. A peine Osselin a-t-il demandé la lecture du décret et sa rédaction définitive, pour qu'on puisse élargir sur-le-champ les détenus, que Lanjuinais s'élance à la tribune, et demande la parole pour soutenir que le décret est nul et n'a pas été rendu. Des murmures violens l'interrompent. «Accordez-moi du silence, dit-il à la gauche, car je suis décidé à rester ici jusqu'à ce que vous m'ayez entendu.» On ne veut entendre Lanjuinais que sur la rédaction du décret; cependant, après des épreuves douteuses, il est décidé que, dans le doute, il sera entendu. Il s'explique alors, et soutient que la question qui s'agite est l'une des plus importantes pour la sûreté générale. «Plus de cinquante mille citoyens, dit-il, ont été enfermés dans toute la France par vos commissaires; on a fait plus d'arrestations arbitraires en un mois que sous l'ancien régime dans un siècle, et vous vous plaignez de ce qu'on ait enfermé deux ou trois hommes qui prêchent le meurtre et l'anarchie à deux sous la feuille? Vos commissaires sont des proconsuls qui agissent loin de vos yeux, et que vous laissez agir; et votre commission, placée à côté de vous, sous votre surveillance immédiate, vous vous en défiez, vous la supprimez! Dimanche dernier, on a proposé dans la Jacobinière de faire un massacre dans Paris, on recommence ce soir la même délibération à l'Évêché, on vous en fournit les preuves, on vous les offre, et vous les repoussez! Vous protégez les hommes de sang!» Le trouble éclate à ces paroles et couvre la voix de Lanjuinais. «On ne peut plus délibérer, s'écrie Chambon, il n'y a plus qu'à nous retirer dans nos départements.—On assiège vos portes, reprend Lanjuinais.—C'est faux, crie la gauche.—Hier, ajoute Lanjuinais de toutes ses forces, vous n'étiez pas libres, vous étiez maîtrisés par les prédicateurs du meurtre.» Legendre, de sa place, élevant alors la voix, dit: «On veut nous faire perdre la séance; je déclare que si Lanjuinais continue à mentir, je vais le jeter à bas de la tribune.» A cette scandaleuse menace, l'assemblée se soulève, et les tribunes applaudissent. Aussitôt Guadet demande que les paroles de Legendre soient conservées dans le procès-verbal, et connues de toute la France, pour qu'elle sache comment sont traités ses députés. Lanjuinais, continuant, soutient que le décret de la veille n'a pas été rendu, car les pétitionnaires ont voté avec les députés, ou que s'il a été rendu, il doit être rapporté, parce que l'assemblée n'était pas libre. «Quand vous êtes libres, ajoute Lanjuinais, vous ne votez pas l'impunité du crime.» A gauche, on affirme que Lanjuinais altère les faits; que les pétitionnaires n'ont pas voté, qu'ils se sont retirés dans les couloirs. A droite, on assure le contraire, et, sans s'être entendu à cet égard, on met aux voix le rapport du décret. A une majorité de cinquante-une voix, le décret est rapporté. «Vous avez fait, dit alors Danton, un grand acte de justice, et j'espère qu'il sera reproduit avant la fin de la séance; mais si la commission que vous venez de réintégrer conserve ses pouvoirs tyranniques, si les magistrats du peuple ne sont pas rendus à la liberté et à leurs fonctions, alors je vous déclare qu'après avoir prouvé que nous passons nos ennemis en prudence et en sagesse, nous prouverons que nous les passons en audace et en vigueur révolutionnaire.» On met alors aux voix l'élargissement provisoire des détenus, et il est prononcé à l'unanimité. Rabaut Saint-Étienne veut être entendu au nom de la commission des douze, invoque l'attention au nom du salut public, et ne peut se faire écouter; enfin il donne sa démission.

Le décret avait été ainsi rapporté, et la majorité, revenue au côté droit, semblait prouver que les décrets n'appartiendraient au côté gauche que dans quelques momens de faiblesse. Quoique les magistrats réclamés eussent été élargis, quoique Hébert fût rendu à la commune, où il recevait des couronnes, néanmoins le rapport du décret avait soulevé toutes les passions, et l'orage, qui semblait s'être dissipé un moment, allait enfin éclater d'une manière plus terrible.

Le jour même, l'assemblée qui s'était tenue à la mairie, et qui ne s'y réunissait plus depuis que le maire avait interdit les propositions dites de salut public, fut renouvelée à l'Évêché, dans le club électoral, où se rendaient parfois quelques électeurs. Elle fut composée de commissaires des sections, choisis dans les comités de surveillance, de commissaires de la commune, du départemens et des divers clubs. Les femmes mêmes y étaient représentées, et sur cinq cents personnes on comptait cent femmes, à la tête desquelles s'en trouvait une, fameuse par ses emportemens politiques et son éloquence populaire. Le premier jour, il ne parut à cette réunion que les envoyés de trente-six sections; il en restait douze qui n'avaient pas député de commissaires, et on leur adressa une nouvelle convocation. On s'occupa ensuite de nommer une commission de six membres, chargée d'imaginer et de présenter le lendemain les moyens de salut public. On se sépara après cette mesure préliminaire, et on s'ajourna pour le lendemain 29.

Le même soir, grand tumulte dans les sections. Malgré le décret de la convention qui les ferme à dix heures, elles se prolongent bien après, se constituent à cette heure en sociétés patriotiques, et, sous ce nouveau titre, continuent leurs séances fort avant dans la nuit. Dans les unes, on prépare de nouvelles adresses contre la commission des douze; dans les autres, on fait des pétitions à l'assemblée, pour lui demander l'explication de ces paroles d'Isnard: Paris sera rayé de la liste des cités.

A la commune, long discours de Chaumette sur la conspiration évidente qui se trame contre la liberté, sur les ministres, sur le côté droit, etc. Hébert arrive, raconte sa détention, reçoit une couronne qu'il dépose sur le buste de J.-J. Rousseau, et retourne ensuite à sa section, accompagné par des commissaires de la commune, qui ramènent en triomphe le magistrat délivré de ses fers.

Le lendemain 29, la convention est affligée de deux nouvelles fâcheuses venant des deux points militaires les plus importans, le Nord et la Vendée. L'armée du Nord a été repoussée entre Bouchain et Cambray; Valenciennes et Cambray sont privées de toute communication. A Fontenay, les troupes républicaines ont été complètement battues par M. de Lescure, qui s'est emparé de Fontenay même. Ces nouvelles répandent la plus grande consternation, et rendent plus dangereuse la situation du parti modéré. Les sections se succèdent, avec des bannières portant ces mots: Résistance à l'oppression. Les unes demandent, comme elles l'avaient annoncé la veille, l'explication des paroles d'Isnard; les autres déclarent qu'il n'y a plus d'autre inviolabilité que celle du peuple, que par conséquent les députés qui ont cherché à armer les départemens contre Paris, doivent être mis en accusation, que la commission des douze doit être cassée, qu'une armée révolutionnaire doit être organisée.

Aux Jacobins, la séance n'était pas moins significative. De toutes parts, on disait que le moment était arrivé, qu'il fallait enfin sauver le peuple; et dès qu'un membre se présentait pour détailler les moyens à employer, on le renvoyait à la commission des six, nommée au club central. Celle-là, disait-on, est chargée de pourvoir à tout, et de rechercher les moyens de salut public. Legendre, voulant parler sur les dangers du jour, et sur la nécessité d'épuiser les moyens légaux, avant de recourir aux moyens extrêmes, fut traité d'endormeur. Robespierre, ne s'expliquant pas, dit que c'était à la commune à s'unir intimement au peuple; que, pour lui, il était incapable de prescrire les moyens de salut: que cela n'était pas donné à un seul homme, et moins encore à lui qu'à tout autre, épuisé qu'il était par quatre ans de révolution, et consumé d'une fièvre lente et mortelle.

Ces paroles du tribun firent un grand effet, provoquèrent de vifs applaudissemens. Elles indiquaient assez qu'il s'en remettait, comme tout le monde, à ce que feraient les autorités municipales à l'Évêché. Cette assemblée de l'Évêché s'était encore réunie, et, comme la veille, elle avait été mêlée de beaucoup de femmes. On s'occupa d'abord de rassurer les propriétaires, en jurant respect aux propriétés. L'on a respecté, s'écria-t-on, les propriétés au 10 août et au 14 juillet; et sur-le-champ on prêta le serment de les respecter au 31 mai 1793. Après quoi Dufourny, membre de la commission des six, dit que, sans un commandant-général de la garde parisienne, il était impossible de répondre d'aucun résultat, et qu'il fallait demander à la commune d'en nommer un sur-le-champ. Une femme, la célèbre Lacombe, prenant la parole, insista sur la proposition de Dufourny, et déclara que, sans des mesures promptes et vigoureuses, il était impossible de se sauver. Aussitôt on fit partir des commissaires pour la commune, et celle-ci répondit, à la manière de Pache, que le mode pour la nomination d'un commandant général était fixé par les décrets de la convention, et que ce mode lui interdisant de le nommer elle-même, il ne lui restait que des voeux à former à ce sujet. C'était inviter le club à ranger cette nomination au nombre des mesures extraordinaires de salut public, dont il devait se charger. L'assemblée résolut ensuite d'inviter tous les cantons du départemens à s'unir à elle, et envoya des députés à Versailles. Une confiance aveugle fut demandée au nom des six, et on exigea la promesse d'exécuter sans examen tout ce qu'ils proposeraient. Le silence fut prescrit sur tout ce qui regardait la grande question des moyens, et on s'ajourna au lendemain matin neuf heures, pour commencer une séance permanente, qui devait être décisive.

La commission des douze avait été instruite de tout dans la soirée même; le comité de salut public l'avait été aussi, et il soupçonna en outre, d'après un placard imprimé dans la journée, qu'il y avait eu à Charenton des conciliabules où se trouvaient Danton, Marat et Robespierre. Le comité de salut public, profitant d'un moment où Danton était absent de son sein, ordonna au ministre de l'intérieur de faire les perquisitions les plus actives pour découvrir ce conciliabule secret. Rien ne fut découvert, et tout prouve que le bruit était faux. Il paraît que tout se faisait dans l'assemblée de la commune. Robespierre désirait vivement une révolution manifestement dirigée contre ses antagonistes, les girondins, mais il n'avait pas besoin de se compromettre pour la produire; il lui suffisait de ne plus s'y opposer, comme il l'avait fait plusieurs fois, pendant le mois de mai. En effet, son discours aux jacobins, où il avait dit que la commune devait s'unir au peuple et trouver les moyens que lui ne pouvait pas découvrir, était un véritable consentement à l'insurrection. Cette approbation était suffisante, et il y avait assez d'ardeur au club central pour qu'il s'en mêlât. Pour Marat, il favorisait le mouvement par ses feuilles, par ses scènes de tous les jours à la convention, mais il n'était pas membre de la commission des six, véritablement chargée de l'insurrection. Le seul homme qu'on pourrait croire l'auteur caché de ce mouvement, c'est Danton; mais il était incertain; il désirait l'abolition de la commission des douze, et cependant il n'aurait pas voulu qu'on touchât encore à la représentation nationale. Meilhan, le rencontrant dans la journée au comité de salut public, l'aborda, l'entretint amicalement, lui fit sentir quelle différence les girondins mettaient entre lui et Robespierre, quelle considération ils avaient pour ses grands moyens, et finit par lui dire qu'il pourrait jouer un grand rôle en usant de sa puissance au profit du bien, et pour le soutien des honnêtes gens. Danton, que ces paroles touchaient, releva brusquement la tête, et dit à Meilhan: «Vos girondins n'ont point de confiance en moi.» Meilhan voulut insister de nouveau: «Ils n'ont point de confiance,» répéta Danton; et il s'éloigna sans vouloir prolonger l'entretien. Ces paroles peignent parfaitement les dispositions de cet homme. Il méprisait cette populace municipale, il n'avait aucun goût pour Robespierre ni pour Marat, et il eût bien mieux aimé se mettre à la tête des girondins, mais ils n'avaient point de confiance en lui. Une conduite et des principes différents les séparaient entièrement. D'ailleurs, Danton ne trouvait, ni dans leur caractère, ni dans leur opinion, l'énergie nécessaire pour sauver la révolution, grand but qu'il chérissait par dessus toutes choses. Danton, indifférent pour les personnes, ne cherchait qu'à distinguer celui des deux partis qui devait assurer à la révolution les progrès les plus sûrs et les plus rapides. Maître des cordeliers et de la commission des six, il est présumable qu'il avait une grande part au mouvement qui se préparait, et il paraît qu'il voulait d'abord renverser la commission des douze, sauf à voir ensuite ce qu'il faudrait faire à l'égard des girondins.

Enfin le projet d'insurrection fut arrêté dans la tête des conjurés du club central révolutionnaire. Ils ne voulaient pas, suivant leur expression, faire une insurrection physique, mais toute morale, respecter les personnes, les propriétés, violer enfin avec le plus grand ordre les lois, et la liberté de la convention. Leur but était de constituer la commune en insurrection, de convoquer en son nom toute la force armée, qu'elle avait le droit de requérir, d'en entourer la convention, et de lui présenter une adresse qui, en apparence, ne serait qu'une pétition, et qui en réalité serait un ordre véritable. Ils voulaient en un mot prier le fer à la main.

Le jeudi 30, en effet, les commissaires des sections s'assemblent à l'Évêché, et ils forment ce qu'ils appellent l'union républicaine. Revêtus des pleins pouvoirs de toutes les sections, ils se déclarent en insurrection pour sauver la chose publique, menacée par la faction aristocratique et oppressive de la liberté. Le maire, persistant dans ses ménagemens ordinaires, fait quelques représentations sur le caractère de cette mesure, s'y oppose doucement, et finit par obéir aux insurgés, qui lui ordonnent de se rendre à la commune pour annoncer ce qu'ils viennent de décider. Il est ensuite résolu que les quarante-huit sections seront réunies pour émettre, dans la journée même, leur voeu sur l'insurrection, et qu'immédiatement après, le tocsin sonnera, les barrières seront fermées, et la générale battra dans toutes les rues. Les sections se réunissent en effet, et la journée se passe à recueillir tumultueusement le voeu de l'insurrection. Le comité de salut public, la commission des douze, mandent les autorités pour obtenir des renseignements. Le maire fait connaître, avec un regret du moins apparent, le plan arrêté à l'Évêché. L'Huillier, procureur-syndic du départemens, déclare ouvertement, et avec une assurance tranquille, le projet d'une insurrection toute morale, et il se retire paisiblement auprès de ses collègues.

La journée s'achève ainsi, et dès le commencement de la nuit le tocsin retentit, la générale se bat dans toutes les rues, les barrières sont fermées, et les citoyens étonnés se demandent si de nouveaux massacres vont ensanglanter la capitale. Tous les députés de la Gironde, les ministres menacés, passent la nuit hors de leur demeure. Roland va se cacher chez un ami; Buzot, Louvet, Barbaroux, Guadet, Bergoing, Rabaut Saint-Etienne, se retranchent dans une chambre écartée, munis de bonnes armes, et prêts, en cas d'attaque, à se défendre jusqu'à la dernière goutte de leur sang. A cinq heures du matin, ils en sortent pour se rendre à la convention, où, à la faveur du jour naissant, se réunissaient déjà quelques membres, appelés par le tocsin. Leurs armes, qui étaient apparentes, les font respecter de quelques groupes qu'ils traversent, et ils arrivent à la convention, où se trouvaient déjà quelques montagnards, et où Danton s'entretenait avec Garat. «Vois, dit Louvet à Guadet, quel horrible espoir brille sur ces visages!—Oui, répond Guadet, c'est Aujourd'hui que Clodius exile Cicéron.» De son côté, Garat, étonné de voir Danton rendu si matin à l'assemblée, l'observait avec attention. «Pourquoi tout ce bruit, lui dit Garat, et que veut-on?—Ce ne sera rien, répond froidement Danton. Il faut leur laisser briser quelques presses, et les renvoyer avec cela.» Vingt-huit députés étaient présents. Fermont occupe momentanément le fauteuil; Guadet siège courageusement comme secrétaire. Le nombre des députés augmente, et on attend le moment d'ouvrir la séance.

Dans cet instant, l'insurrection se consommait à la commune. Les envoyés du comité central révolutionnaire, ayant à leur tête le président Dobsen, se présentent à l'Hôtel-de-Ville, munis de pleins pouvoirs révolutionnaires. Dobsen prend la parole, et déclare au conseil général que le peuple de Paris, blessé dans ses droits, vient annuler toutes les autorités constituées. Le vice-président du conseil demande à connaître les pouvoirs du comité. Il les vérifie, et y trouvant exprimé le voeu de trente-trois sections de Paris, il déclare que la majorité des sections annule les autorités constituées. En conséquence, le conseil général, le bureau, se retirent. Dobsen, avec les commissaires, prend la place vacante aux cris de vive la république! Il consulte ensuite la nouvelle assemblée, et lui propose de réintégrer la municipalité et le conseil général dans leurs fonctions, vu que l'un et l'autre n'ont jamais manqué à leurs devoirs envers le peuple. Aussitôt en effet on réintègre l'ancienne municipalité avec l'ancien conseil général, au milieu des plus vifs applaudissements. Ces formalités apparentes n'avaient d'autre but que de renouveler les pouvoirs municipaux, et de les rendre illimités et suffisants pour l'insurrection. Immédiatement après, on désigne un nouveau commandant-général provisoire: c'est le nommé Henriot, homme grossier, dévoué à la commune, et commandant du bataillon des sans-culottes. Pour s'assurer ensuite le secours du peuple, et le maintenir sous les armes pendant ces momens d'agitation, on arrête qu'il sera donné quarante sous par jour à tous les citoyens peu aisés qui seront de service, et que ces quarante sous seront pris immédiatement sur le produit de l'emprunt forcé sur les riches. C'était un moyen assuré d'appeler au secours de la commune, et contre la bourgeoisie des sections, tous les ouvriers qui aimaient mieux gagner quarante sous en prenant part à des mouvemens révolutionnaires, que d'en gagner trente en se livrant à leurs travaux accoutumés.

Pendant qu'on prenait toutes ces déterminations à la commune, les citoyens de la capitale se réunissaient au bruit du tocsin, et se rendaient en armes autour du drapeau, placé à la porte de chaque capitaine de section. Un grand nombre étaient incertains de ce qu'il fallait penser de ces mouvemens; beaucoup d'entre eux même se demandaient pourquoi on les réunissait, et ignoraient les mesures prises la nuit dans les sections et à la commune. Dans cette disposition, ils étaient incapables d'agir et de résistera ce qui se ferait contre leur opinion, et ils devaient, tout en désapprouvant l'insurrection, la seconder de leur présence. Plus de quatre-vingt mille hommes en armes parcouraient Paris avec la plus grande tranquillité, et se laissaient conduire avec docilité par l'autorité audacieuse qui avait pris le commandement. Les seules sections de la Butte-des-Moulins, du Mail et des Champs-Elysées, prononcées depuis long-temps contre la commune et la Montagne, et un peu encouragées par l'appui des girondins dont elles partageaient les dangers, étaient prêtes à résister. Elles s'étaient réunies en armes, et attendaient l'événement, dans l'attitude de gens menacés et prêts à se défendre. Les jacobins, les sans-culottes, effrayés de ces dispositions, et se les exagérant, couraient dans le faubourg Saint-Antoine, disant que ces sections révoltées allaient arborer la cocarde et le drapeau blancs, et qu'il fallait courir au centre de Paris pour arrêter une explosion des royalistes. Pour exciter un mouvement plus général, on voulait faire tirer le canon d'alarme. Il était placé au Pont-Neuf, et il y avait peine de mort contre celui qui le tirerait sans un décret de la convention. Henriot avait ordonné de tirer; mais le commandant du poste avait résisté à cet ordre, et demandait un décret. Les envoyés d'Henriot étaient revenus en force, avaient vaincu la résistance du poste, et dans le moment, le bruit du canon d'alarme se joignait à celui du tocsin et de la générale.

La convention, réunie dès le matin, comme on l'a vu, avait mandé sur-le-champ toutes les autorités, pour savoir quelle était la situation de Paris. Garat, présent dans la salle, et occupé à observer Danton, paraît le premier à la tribune, et rapporte ce que tout le monde connaît, c'est qu'une assemblée a été tenue à l'Évêché, qu'elle demande une réparation des injures faites à Paris, et l'abolition de la commission des douze. A peine Garat a-t-il achevé de parler, que les nouveaux commissaires, se qualifiant administration du départemens de la Seine, se présentent à la barre, et déclarent qu'il ne s'agit que d'une insurrection toute morale, ayant pour but la réparation des outrages faits à la ville de Paris. Ils ajoutent que le plus grand ordre est observé, que chaque citoyen a juré de respecter les personnes et les propriétés, que les sections armées parcourent la ville avec calme, et que toutes les autorités réunies viendront dans la journée faire à la convention leur profession de foi et leurs demandes.

Le président Mallarmé fait immédiatement connaître un billet du commandant de poste au Pont-Neuf, rapportant la contestation qui s'est élevée à l'occasion du canon d'alarme. Dufriche-Valazé demande aussitôt qu'on s'enquière des auteurs de ce mouvement, qu'on recherche les coupables qui ont sonné le tocsin, et qu'on arrête le commandant-général, assez audacieux pour faire tirer le canon d'alarme sans décret de la convention. A cette demande, les tribunes et le côté gauche poussent des cris auxquels il était naturel de s'attendre. Valazé ne se décourage pas; il dit qu'on ne le fera pas renoncer à son caractère, qu'il est le représentant de vingt-cinq millions d'hommes, et qu'il fera son devoir jusqu'au bout; il demande enfin qu'on entende sur-le-champ cette commission des douze si calomniée, et qu'on écoute son rapport, car ce qui arrive est la preuve des complots qu'elle n'a cessé de dénoncer. Thuriot veut répondre à Valazé, la lutte s'engage et le tumulte commence. Mathieu et Cambon tâchent de se porter pour médiateurs; ils réclament le silence des tribunes, la modération des orateurs de la droite, et s'efforcent de faire sentir que dans le moment actuel un combat dans la capitale serait mortel pour la cause de la révolution, que le calme est le seul moyen de maintenir la dignité de la convention, et que la dignité est pour elle le seul moyen de se faire respecter par les malveillans. Vergniaud, disposé comme Mathieu et Cambon à employer les moyens conciliatoires, dit qu'il regarde aussi comme mortel à la liberté et à la révolution le combat prêt à s'engager; il se borne donc à reprocher modérément à Thuriot d'avoir aggravé les dangers de la commission des douze, en la peignant comme le fléau de la France dans un moment où tous les mouvemens populaires sont dirigés contre elle. Il pense qu'il faut la dissoudre si elle a commis des actes arbitraires, mais l'entendre auparavant; et, comme son rapport serait inévitablement de nature à exciter les passions, il demande qu'on en renvoie l'audition et la discussion à un jour plus calme. C'est, selon lui, le seul moyen de maintenir la dignité de l'assemblée et de prouver sa liberté. Pour le moment, il importe avant tout de savoir qui a donné dans Paris l'ordre de sonner le tocsin et de tirer le canon d'alarme; on ne peut donc se dispenser de mander à la barre le commandant-général provisoire. «Je vous répète, s'écria Vergniaud en finissant, que, quelle que fût l'issue du combat qui s'engagerait aujourd'hui, il amènerait la perte de la liberté; jurons donc de rester fermes à notre devoir, et de mourir tous à notre poste plutôt que d'abandonner la chose publique!» On se lève aussitôt avec des acclamations, et on prête le serment proposé par Vergniaud. On dispute ensuite sur la proposition de mander le commandant-général à la barre. Danton, sur lequel tousvles regards étaient fixés dans cet instant, et à qui les girondins et les montagnards semblaient demander s'il était l'auteur des mouvemens de la journée, se présente à la tribune, et obtient aussitôt une profonde attention. «Ce qu'il faut avant tout, dit-il, c'est de supprimer la commission des douze. Ceci est bien autrement important que de mander à la barre le commandant-général. C'est aux hommes doués de quelques vues politiques que je m'adresse. Mander Henriot ne fera rien à l'état des choses, car il ne faut pas s'adresser à l'instrument, mais à la cause des troubles. Or la cause est cette commission des douze. Je ne prétends pas juger sa conduite et ses actes; ce n'est pas comme ayant commis des arrestations arbitraires que je l'attaque, c'est comme impolitique que je vous demande de la supprimer.—Impolitique! s'écrie-t-on à droite, nous ne comprenons pas cela!—Vous ne le comprenez pas! reprend Danton; il faut donc vous l'expliquer. Cette commission n'a été instituée que pour réprimer l'énergie populaire; elle n'a été conçue que dans cet esprit de modérantisme qui perdra la révolution et la France. Elle s'est attachée à poursuivre des magistrats énergiques dont tout le tort était de réveiller l'ardeur du peuple. Je n'examine pas encore si elle a dans ses poursuites obéi à des ressentimens personnels, mais elle a montré des dispositions qu'aujourd'hui nous devons condamner. Vous-mêmes, sur le rapport de votre ministre de l'intérieur, dont le caractère est si doux, dont l'esprit est si impartial, si éclairé, vous avez élargi des hommes que la commission des douze avait renfermés. Que faites-vous donc de la commission elle-même, puisque vous annulez ses actes?… Le canon a tonné, le peuple s'est soulevé, mais il faut remercier le peuple de son énergie, dans l'intérêt de la cause même que nous défendons; et, si vous êtes des législateurs politiques, vous applaudirez vous-mêmes à son ardeur, vous réformerez vos propres erreurs, et vous abolirez votre commission. Je ne m'adresse, répète encore Danton, qu'à ces hommes qui ont quelque intelligence de notre situation, et non à ces êtres stupides qui, dans ces grands mouvemens, ne savent écouter que leurs passions. N'hésitez donc pas à satisfaire ce peuple….—Quel peuple? s'écrie-t-on à droite.—Ce peuple, répond Danton, ce peuple immense qui est notre sentinelle avancée, qui hait fortement la tyrannie et le lâche modérantisme qui doit la ramener. Hâtez-vous de le satisfaire, sauvez-le des aristocrates, sauvez-le de sa propre colère; et si, lorsqu'il sera satisfait, des hommes pervers, n'importe à quel parti ils appartiennent, voulaient prolonger un mouvement devenu inutile, Paris lui-même les ferait rentrer dans le néant.»

Rabaut Saint-Étienne veut justifier la commission des douze sous le rapport politique, et s'attache à prouver que rien n'était plus politique que de créer une commission pour découvrir les complots de Pitt et de l'Autriche, qui paient tous les désordres de la France. «A bas! s'écrie-t-on; ôtez la parole à Rabaut!—Non, s'écrie Bazire, laissez-la-lui, c'est un menteur; je prouverai que sa commission a organisé dans Paris la guerre civile.» Rabaut veut continuer; Marat Demande qu'on introduise une députation de la commune. «Laissez-moi donc achever, dit Rabaut.—La commune!—La commune! la commune! s'écrie-t-on dans les tribunes et à la Montagne.—Je déclarerai, reprend Rabaut, que, lorsque j'ai voulu dire la vérité, vous m'avez interrompu.—Eh bien! concluez, lui dit-on.» Rabaut finit par demander que la commission soit supprimée, si l'on veut, mais que le comité de salut public soit immédiatement chargé de poursuivre toutes les recherches qu'elle avait commencées.

La députation de la commune insurrectionnelle est introduite. «Un grand complot a été formé, dit-elle, mais il est découvert. Le peuple qui s'est soulevé au 14 juillet et au 10 août pour renverser la tyrannie, se lève de nouveau pour arrêter la contre-révolution. Le conseil général nous envoie pour vous faire connaître les mesures qu'il a prises. La première a été de mettre les propriétés sous la sauvegarde des républicains; la seconde de donner quarante sous par jour aux républicains qui resteront en armes; la troisième de former une commission qui corresponde avec la convention, dans ce moment d'agitation. Le conseil général vous demande de fixer à cette commission une salle voisine de la vôtre, où elle puisse siéger et se concerter avec vous.»

A peine la députation a-t-elle cessé de parler, que Guadet se présente pour répondre à ses demandes. Ce n'était pas celui des girondins dont la vue était le plus propre à calmer les passions. «La commune, dit-il, en prétendant qu'elle a découvert un complot, ne s'est trompée que d'un mot, c'est qu'elle l'a exécuté.» Les cris des tribunes l'interrompent. Vergniaud demande qu'elles soient évacuées. Un horrible tumulte s'élève, et pendant longtemps on n'entend que des cris confus. Le président Mallarmé répète en vain que, si la convention n'est pas respectée, il usera de l'autorité que la loi lui donne. Guadet occupe toujours la tribune, et parvient à peine à faire entendre une phrase, puis une autre, dans les intervalles de ce grand désordre. Enfin il demande que la Convention interrompe ses délibérations jusqu'à ce que sa liberté soit assurée, et que la commission des douze soit chargée de poursuivre sur-le-champ ceux qui ont sonné le tocsin et tiré le canon d'alarme. Une telle proposition n'était pas faite pour apaiser le tumulte. Vergniaud veut reparaître à la tribune pour ramener un peu de calme, mais une nouvelle députation de la municipalité vient reproduire les réclamations déjà faites. La convention pressée de nouveau ne peut plus résister, et décrète que les ouvriers requis pour veiller au respect de l'ordre public et des propriétés, recevront quarante sous par jour, et qu'une salle sera donnée aux commissaires des autorités de Paris, pour se concerter avec le comité de salut public.

Après ce décret, Couthon veut répondre à Guadet, et la journée déjà fort avancée se consume en discussions sans résultat. Toute la population de Paris, réunie sous les armes, continue de parcourir la ville avec le plus grand ordre, et dans la même incertitude. La commune s'occupe à rédiger de nouvelles adresses relatives à la commission des douze, et l'assemblée ne cesse pas de s'agiter pour ou contre cette commission. Vergniaud, qui venait de sortir un moment de la salle, et qui avait été témoin du singulier spectacle de toute une population ne sachant quel parti prendre et obéissant aveuglément à la première autorité qui s'en emparait, pense qu'il faut profiter de ces dispositions, et il fait une motion qui a pour but d'établir une distinction entre les agitateurs et le peuple parisien, et de s'attacher celui-ci par un témoignage de confiance. «Je suis loin, dit-il à l'assemblée, d'accuser la majorité ni la minorité des habitans de Paris; ce jour servira à faire voir combien Paris aime la liberté. Il suffit de parcourir les rues, de voir l'ordre qui y règne, les nombreuses patrouilles qui y circulent; il suffit de voir ce beau spectacle pour décréter que «Paris a bien mérité de la patrie!» A ces mots, toute l'assemblée se lève et déclare par acclamation que Paris a bien mérité de la patrie. La Montagne et les tribunes applaudissent, surprises de voir une telle proposition sortir de la bouche de Vergniaud. Cette motion était fort adroite sans doute, mais ce n'était pas avec un témoignage flatteur qu'on pouvait réveiller le zèle des sections, rallier celles qui désapprouvaient la commune, et leur donner le courage et l'ensemble nécessaires pour résister à l'insurrection.

Dans ce moment, la section du faubourg Saint-Antoine, excitée par les émissaires qui étaient venus lui dire que la Butte-des-Moulins avait arboré la cocarde blanche, descend dans l'intérieur de Paris avec ses canons, et s'arrête à quelques pas du Palais-Royal, où la section de la Butte-des-Moulins s'était retranchée. Celle-ci s'était mise en bataille dans le jardin, avait fermé toutes les grilles, et se tenait prête, avec ses canons, à soutenir un siège en cas d'attaque. Au dehors on continuait à répandre le bruit qu'elle avait la cocarde et le drapeau blancs, et on excitait la section du faubourg Saint-Antoine à l'attaquer. Cependant quelques officiers de cette dernière représentent qu'avant d'en venir à des extrémités, il faut s'assurer des faits et tâcher de s'entendre. Ils se présentent aux grilles et demandent à parler aux officiers de la Butte-des-Moulins. On les reçoit, et ils ne trouvent partout que les couleurs nationales. Alors on s'explique, on s'embrasse de part et d'autre. Les officiers retournent à leurs bataillons, et bientôt les deux sections réunies se confondent et parcourent ensemble les rues de Paris.

Ainsi la soumission devenait de plus en plus générale, et on laissait la nouvelle commune poursuivre ses débats avec la convention. Dans ce moment, Barrère, toujours prêt à fournir les projets moyens, proposait au nom du comité de salut public d'abolir la commission des douze, mais en même temps de mettre la force armée à la disposition de la convention. Tandis qu'il développe son projet, une nouvelle députation vient pour la troisième fois exprimer ses dernières intentions à l'assemblée, au nom du départemens, de la commune, et des commissaires des sections extraordinairement réunis à l'Évêché.

Le procureur-syndic du départemens, l'Huillier, a la parole. «Législateurs, dit-il, depuis longtemps la ville et le départemens de Paris sont calomniés aux yeux de l'univers. Les mêmes hommes qui ont voulu perdre Paris dans l'opinion publique sont les fauteurs des massacres de la Vendée; ce sont eux qui flattent et soutiennent les espérances de nos ennemis; ce sont eux qui avilissent les autorités constituées, qui cherchent à égarer le peuple pour avoir le droit de s'en plaindre; ce sont eux qui vous dénoncent des complots imaginaires pour en créer de réels; ce sont eux qui vous ont demandé le comité des douze pour opprimer la liberté du peuple; ce sont eux enfin qui, par une fermentation criminelle, par des adresses controuvées, par leur correspondance, entretiennent les haines et les divisions dans votre sein, et privent la patrie du plus grand des bienfaits, d'une bonne constitution qu'elle a achetée par tant de sacrifices.»

Après cette véhémente apostrophe, l'Huillier dénonce des projets de fédéralisme, déclare que la ville de Paris veut périr pour le maintien de l'unité républicaine; et demande justice des paroles fameuses d'Isnard, Paris sera rayé de la liste des cités.

«Législateurs, s'écrie-t-il, le projet de détruire Paris serait-il bien formé! voudriez-vous dissoudre ce dépôt sacré des arts et des connaissances humaines!» Après ces lamentations affectées, il demande vengeance contre Isnard, contre les douze, et contre beaucoup d'autres coupables, tels que Brissot, Guadet, Vergniaud, Gensonné, Buzot, Barbaroux, Roland, Lebrun, Clavière, etc.

Le côté droit garde le silence. Le côté gauche et les tribunes applaudissent. Le président Grégoire répond à l'Huillier par des éloges emphatiques de Paris, et invite la députation aux honneurs de la séance. Les pétitionnaires qui la composaient étaient mêlés à une foule de gens du peuple. Trop nombreux pour rester tous à la barre, ils vont se placer du côté de la Montagne, qui les accueille avec empressement et leur ouvre ses rangs. Alors une multitude inconnue se répand dans la salle, et se confond avec l'assemblée. Les tribunes, à ce spectacle de fraternité entre les représentans et le peuple, retentissent d'applaudissemens. Osselin demande aussitôt que la pétition soit imprimée, et qu'on délibère sur son contenu, rédigé en projet par Barrère: «Président, s'écrie Vergniaud, consultez l'assemblée pour savoir si elle veut délibérer dans l'état où elle se trouve!—Aux voix le projet de Barrère! s'écrie-t-on à gauche.—Nous protestons, s'écrie-t-on à droite, contre toute délibération.—La convention n'est pas libre, dit Doulcet.—-Eh bien, reprend Levasseur, que les membres du côté gauche se portent vers la droite, et alors la convention sera distincte des pétitionnaires, et pourra délibérer.» A cette proposition, la Montagne s'empresse de passer à droite. Pour un moment les deux côtés se confondent et les bancs de la Montagne sont entièrement abandonnés aux pétitionnaires. On met aux voix l'impression de l'adresse, et elle est décrétée. «Aux voix! répète-t-on ensuite, le projet de Barrère!—Nous ne sommes pas libres, répondent plusieurs membres de l'assemblée.—Je demande, s'écrie Vergniaud, que la convention aille se réunir à la force armée qui l'entoure, pour y chercher protection contre la violence qu'elle subit.» En achevant ces mots, il sort suivi d'un grand nombre de ses collègues. La Montagne et les tribunes applaudissent avec ironie au départ du côté droit; la Plaine reste indécise et effrayée. «Je demande, dit aussitôt Chabot, qu'on fasse l'appel nominal pour signaler les absens qui désertent leur poste.» Dans ce moment, Vergniaud et ceux qui l'avaient suivi rentrent avec un air de douleur et comme tout-à-fait accablés; car cette démarche, qui pouvait être grande, si elle eût été secondée, devenait petite et ridicule en ne l'étant pas. Vergniaud essaie de parler, mais Robespierre ne veut pas lui céder la tribune qu'il occupait. Il y reste, et réclame des mesures promptes et énergiques pour satisfaire le peuple; il demande qu'à la suppression de la commission des douze on joigne des mesures sévères contre ses membres; il s'étend ensuite longuement sur la rédaction du projet de Barrère, et s'oppose à l'article qui attribuait la disposition de la force armée à la convention. «Concluez donc, lui dit Vergniaud impatient.—Oui, reprend Robespierre, je vais conclure et contre vous! Contre vous, qui, après la révolution du 10 août, avez voulu conduire à l'échafaud ceux qui l'ont faite! contre vous, qui n'avez cessé de provoquer la destruction de Paris! contre vous, qui avez voulu sauver le tyran! contre vous, qui avez conspiré avec Dumouriez! Ma conclusion, c'est le décret d'accusation contre tous les complices de Dumouriez, et contre ceux désignés par les pétitionnaires.»

Après de longs et nombreux applaudissemens, un décret est rédigé, mis aux voix, et adopté au milieu d'un tumulte qui permet à peine de distinguer s'il a réuni un nombre suffisant de suffrages. Il porte: que la commission des douze est supprimée; que ses papiers seront saisis pour en être fait le rapport sous trois jours; que la force armée est en réquisition permanente; que les autorités constituées rendront compte à la convention des moyens pris pour assurer la tranquillité publique; que les complots dénoncés seront poursuivis, et qu'une proclamation sera faite pour donner à la France une juste idée de cette journée, que les malveillans chercheront sans doute à défigurer.

Il était dix heures du soir, et déjà les jacobins, la commune, se plaignaient de ce que la journée s'écoulait sans produire de résultat. Ce décret rendu, quoiqu'il ne décide encore rien quant à la personne des girondins, est un premier succès dont on se réjouit, et dont on force la convention opprimée à se réjouir aussi. La commune ordonne aussitôt d'illuminer la ville entière; on fait une promenade civique aux flambeaux; les sections marchent confondues, celle du faubourg Saint-Antoine avec celles de la Butte-des-Moulins et du Mail. Des députés de la Montagne et le président sont obligés d'assister à ce cortège, et les vainqueurs forcent les vaincus eux-mêmes à célébrer leur victoire.

Le caractère de la journée était assez évident. Les insurgés avaient prétendu faire toutes choses avec des formes. Ils ne voulaient point dissoudre la convention, mais en obtenir ce qu'ils exigeaient, en paraissant lui conserver leur respect. Les faibles membres de la Plaine se prêtaient volontiers à ce mensonge, qui tendait à les faire regarder encore comme libres, quoique en fait ils obéissent. On avait en effet aboli la commission des douze, et renvoyé l'examen de sa conduite à trois jours, afin de ne pas avoir l'air de céder. On n'avait pas attribué à la convention la disposition de la force armée, mais on avait décidé qu'il lui serait rendu compte des mesures prises, pour lui conserver ainsi les apparences de la souveraineté. On ordonnait enfin une proclamation, pour répéter officiellement que la convention n'avait pas peur, et qu'elle était parfaitement libre.

Le lendemain, Barrère fut chargé de rédiger la proclamation, et il travestit les événemens du 31 mai avec cette rare dextérité qui le faisait toujours rechercher quand il s'agissait de fournir aux faibles un prétexte honnête de céder aux forts. Des mesures trop rigoureuses avaient excité, disait-il, du mécontentement; le peuple s'était levé avec énergie, mais avec calme, s'était montré toute la journée couvert de ses armes, avait proclamé le respect des propriétés, avait respecté la liberté de la convention, la vie de chacun de ses membres, et demandé une justice qu'on s'était empressé de lui rendre. C'est ainsi que Barrère s'exprimait à l'égard de l'abolition de cette commission des douze, dont il était lui-même l'auteur.

Le 1er juin, la tranquillité était loin d'être rétablie; la réunion à l'Évêché continuait ses délibérations; le départemens, la commune, toujours convoqués extraordinairement, étaient en séance; le bruit n'avait pas cessé dans les sections; et de toutes part on disait qu'on n'avait obtenu que la moitié de ce qu'on désirait, puisque les vingt-deux siégeaient encore dans la convention. Le trouble régnait donc toujours dans Paris, et on s'attendait à de nouvelles scènes pour le lendemain dimanche, 2 juin.

Toute la force positive et matérielle se trouvait dans la réunion insurrectionnelle de l'Évêché, et la force légale dans le comité de salut public, revêtu de tous les pouvoirs extraordinaires de la convention. Une salle avait été assignée dans la journée du 31 mai, pour que les autorités constituées y vinssent correspondre avec le comité de salut public. Pendant toute la journée du 1er juin, le comité de salut public ne cessa de demander les membres de l'assemblée insurrectionnelle, pour savoir ce que voulait encore cette commune révoltée. Ce qu'elle voulait était trop évident: c'était ou l'arrestation ou la destitution des députés qui lui avaient si courageusement résisté. Tous les membres du comité de salut public étaient profondément affectés de ce projet. Delmas, Treilhard, Bréard, s'en affligeaient sincèrement. Cambon, grand partisan, comme il le disait toujours, du pouvoir révolutionnaire, mais scrupuleusement attaché à la légalité, s'indignait de l'audace de la commune, et disait à Bouchotte, successeur de Beurnonville, et comme Pache, complaisant des jacobins: «Ministre de la guerre, nous ne sommes pas aveugles; je vois très bien que des employés de vos bureaux sont parmi les chefs et les meneurs de tout ceci.» Barrère, malgré ses ménagemens accoutumés, commençait aussi à s'indigner, et à le dire: «Il faudra voir, répétait-il, dans cette triste journée, si c'est la commune de Paris qui représente la république française, ou si c'est la convention.» Le jacobin Lacroix, ami et lieutenant de Danton, paraissait embarrassé aux yeux de ses collègues de l'attentat qui se préparait contre les lois et la représentation nationale. Danton, qui s'était borné à approuver et à désirer fortement l'abolition de la commission des douze, parce qu'il ne voulait rien de ce qui arrêtait l'énergie populaire, Danton aurait souhaité qu'on respectât la représentation nationale; mais il prévoyait de la part des girondins de nouveaux éclats et une nouvelle résistance à la marche de la révolution, et eût désiré trouver un moyen de les éloigner sans les proscrire. Garat lui en offrit un, qu'il saisit avec empressement. Tous les ministres étaient présens au comité; Garat s'y trouvait avec ses collègues. Profondément affligé de la situation où se trouvaient, les uns à l'égard des autres, les chefs de la révolution, il conçut une idée généreuse qui aurait pu ramener la concorde. «Souvenez-vous, dit-il aux membres du comité, et particulièrement à Danton, des querelles de Thémistocle et d'Aristide, de l'obstination de l'un à refuser ce qui était proposé par l'autre, et des dangers qu'ils firent courir à leur patrie. Souvenez-vous de la générosité d'Aristide, qui, profondément pénétré des maux qu'ils causaient tous deux à leur pays, eut la magnanimité de s'écrier: O Athéniens, vous ne pouvez être tranquilles et heureux, que lorsque vous nous aurez jetés, Thémistocle et moi, dans le Barathre! Eh bien! ajoute Garat, que les chefs des deux côtés de l'assemblée se répètent les paroles d'Aristide, et qu'ils s'exilent volontairement, et en nombre égal, de l'assemblée. Dès ce jour les discordes se calmeront; il restera dans l'assemblée assez de talens pour sauver la chose publique, et la patrie bénira, dans leur magnifique ostracisme, ces hommes qui se seront annulés pour la pacifier.» A cette idée généreuse, tous les membres du comité sont émus. Delmas, Barrère, le chaud Cambon, sont enchantés de ce projet. Danton, qui était ici le premier sacrifié, Danton se lève, les larmes aux yeux, et dit à Garat: «Vous avez raison, je vais à la convention proposer cette idée, et je m'offrirai à me rendre le premier en otage à Bordeaux.» On se sépare tout pleins de ce noble projet, pour aller le communiquer aux chefs des deux partis. On s'adresse particulièrement à Robespierre, à qui une telle abnégation ne pouvait convenir, et qui répond que ce n'est là qu'un piège tendu à la Montagne pour écarter ses plus courageux défenseurs. De ce projet il ne reste plus alors qu'une seule partie exécutable, c'est l'exil volontaire des girondins, les montagnards Refusant de s'y soumettre eux-mêmes. C'est Barrère qui est chargé, au nom du comité de salut public, de proposer aux uns un sacrifice que les autres n'avaient pas la générosité d'accepter. Barrère rédige donc un projet pour proposer aux vingt-deux et aux membres de la commission des douze de se démettre volontairement de leurs fonctions.

Dans ce moment, le projet définitif de la seconde insurrection s'arrêtait à l'assemblée de l'Évêché. On se plaignait, là, ainsi qu'aux Jacobins, de ce que l'énergie de Danton s'était ralentie depuis l'abolition de la commission des douze. Marat proposait d'aller exiger de la convention la mise en accusation des vingt-deux, et conseillait de l'exiger par force. On rédigeait même une pétition courte et énergique pour cet objet. On arrêtait le plan de l'insurrection, non dans l'assemblée, mais dans le comité d'exécution, chargé de ce qu'on appelait les moyens de salut public, et composé des Varlet, des Dobsen, des Gusman, et de tous ces hommes qui s'étaient constamment agités depuis le 21 janvier. Ce comité décida de faire entourer la convention par la force armée, et de consigner ses membres dans la salle, jusqu'à ce qu'elle eût rendu le décret exigé. Pour cela, on devait faire rentrer dans Paris les bataillons destinés pour la Vendée, qu'on avait eu soin de retenir, sous divers prétextes, dans les casernes de Courbevoie. On croyait pouvoir obtenir de ces bataillons, et de quelques autres dont on disposait, ce qu'on n'aurait peut-être pas obtenu de la garde des sections. En entourant le Palais-National de ces hommes dévoués, et en maintenant, comme au 31 mai, le reste de la force armée dans la docilité et l'ignorance, on devait facilement venir à bout de la résistance de la convention. C'est Henriot qui fut encore chargé de commander les troupes autour du Palais-National.

C'était là ce qu'on s'était promis pour le lendemain dimanche 2 juin; mais dans la soirée du samedi on voulait voir si une dernière démarche ne suffirait pas, et essayer quelques nouvelles sommations. Dans cette soirée, en effet, on fait battre la générale et sonner le tocsin, et le comité de salut public s'empresse de convoquer la convention, pour siéger au milieu de cette nouvelle tempête.

Dans ce moment, les girondins, réunis une dernière fois, dînaient ensemble, pour se consulter sur ce qui leur restait à faire. Il était évident à leurs yeux que l'insurrection actuelle ne pouvait plus avoir pour objet, ni des presses à briser, comme avait dit Danton, ni une commission à supprimer, et qu'il s'agissait définitivement de leurs personnes. Les uns conseillaient de rester fermes à leur poste, et de mourir sur la chaise curule, en défendant jusqu'au bout le caractère dont ils étaient revêtus. Pétion, Buzot, Gensonné, penchaient pour cette grave et magnanime résolution. Barbaroux, sans calculer les résultats, ne suivant que les inspirations de son âme héroïque, voulait aller braver ses ennemis par sa présence et son courage. D'autres enfin, et Louvet était le plus ardent à soutenir cette dernière opinion, proposaient d'abandonner sur-le-champ la convention, où ils n'avaient plus rien à faire d'utile, où la Plaine n'avait plus assez de courage pour leur donner ses suffrages, et où la Montagne et les tribunes étaient résolues à couvrir leurs voix par des huées. Ils voulaient se retirer dans leurs départemens, fomenter l'insurrection déjà presque déclarée, et revenir en force à Paris venger les lois et la représentation nationale. Chacun soutenait son avis, et on ne savait auquel s'arrêter. Le bruit du tocsin et de la générale oblige les infortunés convives à quitter la table, et à chercher un asile avant d'avoir pris une résolution. Ils se rendent alors chez l'un d'eux, moins compromis que les autres, et non inscrit sur la fameuse liste des vingt-deux, chez Meilhan, qui les avait déjà reçus, et qui habitait, rue des Moulins, un logement vaste, où ils pouvaient se réunir en armes. Ils s'y rendent en hâte, à part quelques-uns qui avaient d'autres moyens de se mettre à couvert.

La convention s'était réunie au bruit du tocsin. Très peu de membres étaient présens, et tous ceux du côté droit manquaient. Lanjuinais seul, empressé de braver tous les dangers, s'y était rendu pour dénoncer le complot, dont la révélation n'apprenait rien à personne. Après une séance assez orageuse et assez courte, la convention répondit aux pétitionnaires de l'Évêché, que, vu le décret qui enjoignait au comité de salut public de lui faire un rapport sur les vingt-deux, elle n'avait pas à statuer sur la nouvelle demande de la commune. On se sépara en désordre, et les conjurés renvoyèrent au lendemain matin l'exécution définitive de leur projet.

La générale et le tocsin se firent entendre toute la nuit du samedi au dimanche matin, 2 juin 1793. Le canon d'alarme gronda, et toute la population de Paris fut en armes dès la pointe du jour. Près de quatre-vingt mille hommes étaient rangés autour de la convention, mais plus de soixante-quinze mille ne prenaient aucune part à l'événement, et se contentaient d'y assister l'arme au bras. Quelques bataillons dévoués de canonniers étaient rangés sous le commandement de Henriot, autour du Palais-National. Ils avaient cent soixante-trois bouches à feu, des caissons, des grils à rougir les boulets, des mèches allumées, et tout l'appareil militaire capable d'imposer aux imaginations. Dès le matin on avait fait rentrer dans Paris les bataillons dont le départ pour la Vendée avait été retardé; on les avait irrités en leur persuadant qu'on venait de découvrir des complots dont les chefs étaient dans la convention, et qu'il fallait les en arracher. On assure qu'à ces raisons on ajouta des assignats de cent sous. Ces bataillons, ainsi entraînés, marchèrent des Champs-Elysées à la Madeleine, de la Madeleine au boulevard, et du boulevard au Carrousel, prêts à exécuter tout ce que les conjurés voudraient leur prescrire.

Ainsi la convention, serrée à peine par quelques forcenés, semblait assiégée par quatre-vingt mille hommes. Mais quoiqu'elle ne fût réellement pas assiégée, elle n'en courait pas moins de danger, car les quelques mille hommes qui l'entouraient étaient disposés à se livrer contre elle aux derniers excès.

Les députés de tous les côtés se trouvaient à la séance. La Montagne, la Plaine, le côté droit, occupaient leurs bancs. Les députés proscrits, réunis en grande partie chez Meilhan, où ils avaient passé la nuit, voulaient se rendre aussi à leur poste. Buzot faisait des efforts pour se détacher de ceux qui le retenaient, et aller expirer au sein de la convention. Cependant on était parvenu à l'en empêcher. Barbaroux seul, réussissant à s'échapper, vint à la convention pour déployer dans cette journée un sublime courage. On engagea les autres à rester réunis dans leur asile en attendant l'issue de cette séance terrible.

La séance de la convention commence, et Lanjuinais, résolu aux derniers efforts pour faire respecter la représentation nationale, Lanjuinais, que ni les tribunes, ni la Montagne, ni l'imminence du danger, ne peuvent intimider, est le premier à demander la parole. A sa demande, les murmures les plus violens retentissent. «Je viens, dit-il, vous occuper des moyens d'arrêter les nouveaux mouvemens qui vous menacent!—A bas! à bas! s'écrie-t-on, il veut amener la guerre civile.—Tant qu'il sera permis, Reprend Lanjuinais, de faire entendre ici ma voix, je ne laisserai pas avilir dans ma personne le caractère de représentant du peuple! Jusqu'ici, vous n'avez rien fait, vous avez tout souffert; vous avez sanctionné tout ce qu'on a exigé de vous. Une assemblée insurrectionnelle se réunit, elle nomme un comité chargé de préparer la révolte, un commandant provisoire chargé de commander les révoltés; et cette assemblée, ce comité, ce commandant, vous souffrez tout cela!» Des cris épouvantables interrompent à chaque instant les paroles de Lanjuinais; enfin la colère qu'il inspire devient telle, que plusieurs députés de la Montagne, Drouet, Robespierre, Lejeune, Julien, Legendre, se lèvent de leurs bancs, courent à la tribune, et veulent l'en arracher. Lanjuinais résiste et s'y attache de toutes ses forces. Le désordre est dans toutes les parties de l'assemblée, et les hurlemens des tribunes achèvent de rendre cette scène la plus effrayante qu'on eût encore vue. Le président se couvre et parvient à faire entendre sa voix. «La scène qui vient d'avoir lieu, dit-il, est des plus affligeantes. La liberté périra si vous continuez à vous conduire de même; je vous rappelle à l'ordre, vous qui vous êtes ainsi portés à cette tribune!» Un peu de calme se rétablit, et Lanjuinais, qui ne craignait pas les propositions chimériques, quand elles étaient courageuses, demande qu'on casse les autorités révolutionnaires de Paris, c'est-à-dire que ceux qui sont désarmés sévissent contre ceux qui sont en armes. A peine a-t-il achevé, que les pétitionnaires de la commune se présentent de nouveau. Leur langage est plus bref et plus énergique que jamais. Les citoyens de Paris n'ont point quitté les armes depuis quatre jours. Depuis quatre jours, ils réclament auprès de leurs mandataires leurs droits indignement violés, et depuis quatre jours leurs mandataires se rient de leur calme et de leur inaction…. Il faut qu'on mette les conspirateurs en état d'arrestation provisoire, il faut qu'on sauve le peuple sur-le-champ, ou il va se sauver lui-même! A peine les pétitionnaires ont-ils achevé de parler que Billaud-Varennes et Tallien demandent le rapport sur cette pétition, séance tenante et sans désemparer. D'autres en grand nombre demandent l'ordre du jour. Enfin, au milieu du tumulte, l'assemblée, animée par le danger, se lève, et vote l'ordre du jour, sur le motif qu'un rapport a été ordonné au comité de salut public sous trois jours. A cette décision, les pétitionnaires sortent en poussant des cris, en faisant des menaces, et en laissant apercevoir des armes cachées. Tous les hommes qui étaient dans les tribunes se retirent comme pour aller exécuter un projet, et il n'y reste que les femmes. Un grand bruit se fait au dehors, et on entend crier aux armes! aux armes! Dans ce moment plusieurs députés veulent représenter à l'assemblée que la détermination qu'elle a prise est imprudente, qu'il faut terminer une crise dangereuse, en accordant ce qui est demandé, et en mettant en arrestation provisoire les vingt-deux députés accusés. «Nous irons tous, tous en prison,» s'écrie Larevellière-Lépaux. Cambon annonce alors que, dans une demi-heure, le comité de salut public fera son rapport. Le rapport était ordonné sous trois jours, mais le danger, toujours plus pressant, avait engagé les comités à se hâter. Barrère se présente en effet à la tribune, et propose l'idée de Garat, qui la veille avait ému tous les membres du comité, que Danton avait embrassée avec chaleur, que Robespierre avait repoussée, et qui consistait en un exil volontaire et réciproque des chefs des deux partis. Barrère, ne pouvant pas la proposer aux montagnards, la propose aux vingt-deux. «Le comité, dit-il, n'a eu le temps d'éclaircir aucun fait, d'entendre aucun témoin; mais, vu l'état politique et moral de la convention, il croit que la suspension volontaire des députés désignés produirait le plus heureux effet, et sauverait la république d'une crise funeste, dont l'issue est effrayante à prévoir.»

A peine a-t-il achevé de parler, qu'Isnard se rend le premier à la tribune, et dit que, dès qu'on mettra en balance un homme et la patrie, il n'hésitera jamais, et que non seulement il renonce à ses fonctions, mais à la vie, s'il le faut. Lanthenas imite l'exemple d'Isnard, et abdique ses fonctions. Fauchet offre sa démission et sa vie à la république. Lanjuinais, qui ne pensait pas qu'il fallût céder, se présente à la tribune, et dit: «Je crois que jusqu'à ce moment j'ai montré assez d'énergie pour que vous n'attendiez de moi ni suspension, ni démission….» A ces mots des cris éclatent dans l'assemblée. Il promène un regard assuré sur ceux qui l'interrompent. «Le sacrificateur, s'écrie-t-il, qui traînait jadis une victime à l'autel la couvrait de fleurs et de bandelettes, et ne l'insultait pas…. On veut le sacrifice de nos pouvoirs, mais les sacrifices doivent être libres, et nous ne le sommes pas! On ne peut ni sortir d'ici, ni se mettre aux fenêtres; les canons sont braqués, on ne peut émettre aucun voeu, et je me tais.» Barbaroux succède à Lanjuinais, et refuse avec autant de courage la démission qu'on lui demande. «Si la convention, dit-il, ordonne ma démission, je me soumettrai; mais comment puis-je me démettre de mes pouvoirs, lorsqu'une foule de départemens m'écrivent et m'assurent que j'en ai bien usé, et m'engagent à en user encore? J'ai juré de mourir à mon poste, et je tiendrai mon serment.» Dusaulx offre sa démission. «Quoi! s'écrie Marat, doit-on donner à des coupables l'honneur du dévouement? Il faut être pur pour offrir des sacrifices à la patrie; c'est à moi, vrai martyr, à me dévouer; j'offre donc ma suspension du moment que vous aurez ordonné la mise en arrestation des députés accusés. Mais, ajoute Marat, la liste est mal faite; au lieu du vieux radoteur Dusaulx, du pauvre d'esprit Lanthenas, et de Ducos, coupable seulement de quelques opinions erronées, il faut y placer Fermont et Valazé, qui méritent d'y être et qui n'y sont pas.»

Dans le moment, un grand bruit se fait entendre aux portes de la salle. Lacroix entre tout agité, et poussant des cris; il dit lui-même qu'on n'est plus libre, qu'il a voulu sortir de la salle, et qu'il ne l'a pu. Quoique montagnard et partisan de l'arrestation des vingt-deux, Lacroix était indigné de l'attentat de la commune, qui faisait consigner les députés dans le Palais-National.

Depuis le refus de statuer sur la pétition de la commune, la consigne avait été donnée, à toutes les portes, de ne plus laisser sortir un seul député. Plusieurs avaient vainement essayé de s'évader; Gorsas seul était parvenu à s'échapper, et il était allé engager les girondins, restés chez Meilhan, à se cacher où ils pourraient, et à ne pas se rendre à l'assemblée. Tous ceux qui essayèrent de sortir furent forcément retenus. Boissy-d'Anglas se présente à une porte, reçoit les plus mauvais traitemens, et rentre en montrant ses vêtemens déchirés. A cette vue, toute l'assemblée s'indigne, et la Montagne elle-même s'étonne. On mande les auteurs de cette consigne, et on rend un décret illusoire qui appelle à la barre le commandant de la force armée.

Barrère prenant alors la parole, et s'exprimant avec une énergie qui ne lui était pas ordinaire, dit que l'assemblée n'est pas libre, qu'elle délibère sous l'empire de tyrans cachés, que dans le comité insurrectionnel se trouvent des hommes dont on ne peut pas répondre, des étrangers suspects, tels que l'Espagnol Gusman et autres; qu'à la porte de la salle on distribue des assignats de cinq livres aux bataillons destinés pour la Vendée, et qu'il faut s'assurer si la convention est respectée encore ou ne l'est plus. En conséquence, il propose à l'assemblée de se rendre tout entière au milieu de la force armée, pour s'assurer qu'elle n'a rien à craindre, et que son autorité est encore reconnue. Cette proposition, déjà faite par Garat le 25 mai, renouvelée par Vergniaud le 31, est aussitôt adoptée. Hérault-Séchelles, dont on se servait dans toutes les occasions difficiles, est mis à la tête de l'assemblée comme président, et tout le côté droit et la Plaine se lèvent pour le suivre. La Montagne seule reste à sa place. Alors les derniers députés de la droite reviennent, et lui reprochent de ne pas partager le danger commun. Les tribunes au contraire engagent avec des signes les montagnards à rester sur leurs bancs, comme si un grand péril les menaçait au dehors. Cependant les montagnards cèdent par un sentiment de pudeur, et toute la convention, ayant à sa tête Hérault-Séchelles, se présente dans les cours du Palais-National, et du côté du Carrousel. Les sentinelles s'écartent et laissent passer l'assemblée. Elle arrive en présence des canonniers, à la tête desquels se trouvait Henriot. Le président lui signifie d'ouvrir passage à l'assemblée. «Vous ne sortirez pas, leur dit Henriot, que vous n'ayez livré les vingt-deux.—Saisissez ce rebelle,» dit le président aux soldats. Alors Henriot faisant reculer son cheval, et s'adressant à ses canonniers, leur dit: «Canonniers, à vos pièces!» Quelqu'un aussitôt saisit fortement Hérault-Séchelles par le bras, et le ramène d'un autre côté. On se rend dans le jardin pour renouveler la même expérience. Quelques groupes criaient vive la nation! d'autres vive la convention! vive Marat! à bas le côté droit! Hors du jardin, des bataillons, autrement disposés que ceux qui entouraient le Carrousel, faisaient signe aux députés de venir les joindre. La convention, pour s'y rendre, s'avance vers le Pont-Tournant, mais là elle trouve un nouveau bataillon qui lui ferme la sortie du jardin. Dans ce moment, Marat, entouré de quelques enfans qui criaient vive Marat! s'approche du président, et lui dit: «Je somme les députés qui ont abandonné leur poste d'y retourner.»

L'assemblée en effet, dont ces épreuves répétées ne faisaient que prolonger l'humiliation, rentre dans la salle de ses séances, et chacun reprend sa place. Couthon monte alors à la tribune. «Vous voyez bien, dit-il avec une assurance qui confond l'assemblée, que vous êtes respectés, obéis par le peuple; vous voyez que vous êtes libres, et que vous pouvez voter sur la question qui vous est soumise; hâtez-vous donc de satisfaire aux voeux du peuple.» Legendre propose de retrancher de la liste des vingt-deux ceux qui ont offert leur démission, et d'excepter de la liste des douze Boyer-Fonfrède et Saint-Martin, qui se sont opposés aux arrestations arbitraires; il propose de les remplacer par Lebrun et Clavière. Marat insiste pour qu'on raie de la liste Lanthenas, Ducos et Dusaulx, et qu'on y ajoute Fermont et Valazé. Ces propositions sont adoptées; et on est prêt à passer aux voix. La Plaine intimidée commençait à dire qu'après tout les députés mis en arrestation chez eux ne seraient pas tant à plaindre, et qu'il fallait mettre fin à cette scène terrible. Le côté droit demande l'appel nominal pour faire honte aux membres du ventre de leur faiblesse; mais l'un d'eux fournit à ses collègues un moyen honnête pour sortir de cette situation difficile. Il ne vote pas, dit-il, parce qu'il n'est pas libre. A son exemple, les autres refusent de voter. Alors la Montagne seule, et quelques autres membres, décrètent la mise en arrestation des députés dénoncés par la commune.

Tel fut le célèbre événement du 2 juin, plus connu sous le nom du 31 mai. Ce fut contre la représentation nationale un vrai 10 août; car, les députés une fois en arrestation chez eux, il ne restait plus qu'à les faire monter sur l'échafaud, et c'était peu difficile. Ici finit une ère principale de la révolution, qui a servi de préparation à la plus terrible et à la plus grande de toutes, et dont il faut se rappeler l'ensemble pour la bien apprécier.

Au 10 août, la révolution, ne contenant plus ses défiances, attaque le palais du monarque, pour se délivrer de craintes insupportables. La première idée qu'on a, c'est de suspendre Louis XVI, et d'ajourner son sort à la réunion de la prochaine convention nationale. Le monarque suspendu, et le pouvoir restant aux mains des différentes autorités populaires, naît la question de savoir comment on usera de ce pouvoir. Alors les divisions qui s'étaient déjà prononcées entre les partisans de la modération et ceux d'une énergie inexorable, éclatent sans ménagement: la commune, composée de tous les hommes ardens, attaque la législative et l'insulte en la menaçant du tocsin. Dans ce moment, la coalition, ranimée par le 10 août, se presse d'avancer; le danger augmente, provoque de plus en plus la violence, décrie la modération, et poussé les passions aux plus grands excès. Longwy, Verdun tombent au pouvoir de l'ennemi. En voyant approcher Brunswick, on devance les cruautés qu'il annonce dans ses manifestes, et on frappe de terreur ses partisans cachés, par les épouvantables journées de septembre. Bientôt, sauvée par le beau sang-froid de Dumouriez, la France a le temps de s'agiter encore pour cette grande question de l'usage modéré ou impitoyable du pouvoir. Septembre devient un pénible sujet de reproches: les modérés s'indignent; les violens veulent qu'on se taise sur des maux qu'ils disent inévitables et irréparables. De cruelles personnalités ajoutent les haines individuelles aux haines d'opinion; la discorde est excitée au plus haut point. Alors arrive le moment de statuer sur le sort de Louis XVI. On fait sur sa personne l'application des deux systèmes; celui de la modération est vaincu, celui de la violence l'emporte; et, en immolant le roi, la révolution rompt définitivement avec la royauté et avec tous les trônes.

La coalition, ranimée encore par le 21 janvier, comme elle l'avait été déjà par le 10 août, réagit de nouveau et nous fait essuyer des revers. Dumouriez, arrêté dans ses progrès par des circonstances contraires et par le désordre de toutes les administrations, s'irrite contre les jacobins auxquels il impute ses revers, sort alors de son indifférence politique, se prononce tout à coup pour la modération, la compromet en employant pour elle son épée et l'étranger, et échoue enfin contre la révolution, après avoir mis la république dans le plus grand péril. Dans ce même moment la Vendée se lève; les départemens, tous modérés, deviennent menaçans; jamais le danger ne fut plus grand pour la révolution. Des revers, des trahisons, fournissent aux jacobins un prétexte pour calomnier les républicains modérés, et un motif pour demander la dictature judiciaire et exécutive. Ils proposent un essai de tribunal révolutionnaire et de comité de salut public. Vive dispute à ce sujet. Les deux partis en viennent, sur ces questions, aux dernières extrémités; ils ne peuvent plus demeurer en présence. Au 10 mars, les jacobins tentent de frapper les chefs des girondins, mais leur tentative, trop prématurée, échoue. Alors ils se préparent mieux; ils provoquent des pétitions, soulèvent des sections et s'insurgent légalement. Les girondins résistent en instituant une commission chargée de poursuivre les complots de leurs adversaires; cette commission agit contre les jacobins, les soulève et est emportée dans un orage. Replacée le lendemain, elle est emportée de nouveau dans l'horrible tempête du 31 mai. Enfin, le 2 juin, ses membres et les députés qu'elle devait défendre, sont enlevés du sein de la représentation nationale, et, comme Louis XVI, la décision de leur sort est ajournée à une époque où la violence sera suffisante pour les conduire à l'échafaud.

Tel est donc l'espace que nous avons parcouru depuis le 10 août jusqu'au 31 mai. C'est une longue lutte entre les deux systèmes sur l'emploi des moyens. Le danger toujours croissant a rendu la dispute toujours plus vive, plus envenimée, et la généreuse députation de la Gironde, épuisée Pour avoir voulu sauver septembre, pour avoir voulu empêcher le 21 janvier, le tribunal révolutionnaire et le comité de salut public, expire lorsque le danger plus grand a rendu la violence plus urgente et la modération moins admissible. Maintenant, toute légalité étant vaincue, toute réclamation étouffée avec la suspension des girondins, et le péril devenant plus effrayant que jamais par l'insurrection même qui s'efforcera de venger la Gironde, la violence va se déployer sans obstacle et sans mesure, et la terrible dictature du tribunal révolutionnaire et du comité de salut public va se compléter. Ici commencent des scènes plus grandes et plus horribles cent fois que toutes celles qui ont indigné les girondins. Pour eux leur histoire est finie; il ne reste plus à y ajouter que le récit de leur mort héroïque. Leur opposition a été dangereuse, leur indignation impolitique, ils ont compromis la révolution, la liberté et la France; ils ont compromis même la modération en la défendant avec aigreur, et en mourant ils ont entraîné dans leur chute tout ce qu'il y avait de plus généreux et de plus éclairé en France. Cependant, qui ne voudrait avoir rempli leur rôle? qui ne voudrait avoir commis leurs fautes? Est-il possible, en effet, de laisser couler le sang sans résistance et sans indignation?

 

LIVRE III . CONVENTION NATIONALE

CHAPITRE X.

PROJETS DES JACOBINS APRÈS LE 31 MAI.—RENOUVELLEMENT DES COMITÉS ET DU MINISTÈRE.—DISPOSITIONS DES DÉPARTEMENS APRÈS LE 31 MAI. LES GIRONDINS PROSCRITS VONT LES SOULEVER CONTRE LA CONVENTION,—DÉCRETS DE LA CONVENTION CONTRE LES DÉPARTEMENS INSURGÉS.—ASSEMBLÉES ET ARMÉES INSURRECTIONNELLES EN BRETAGNE ET EN NORMANDIE.—ÉVÉNEMENS MILITAIRES SUR LE RHIN ET AU NORD.—ENVAHISSEMENT DES FRONTIÈRES DE L'EST PAR LES COALISÉS; RETRAITE DE CUSTINE.—SIÈGE DE MAYENCE PAR LES PRUSSIENS. —ÉCHECS DE L'ARMÉE DES ALPES. SITUATION DE L'ARMÉE DES PYRÉNÉES.—LES VENDÉENS S'EMPARENT DE FONTENAY ET DE SAUMUR.—DANGERS IMMINENS DE LA RÉPUBLIQUE A L'INTÉRIEUR ET A L'EXTÉRIEUR.—TRAVAUX ADMINISTRATIFS DE LA CONVENTION; CONSTITUTION DE 1793.—ÉCHECS DES INSURGÉS FÉDÉRALISTES A ÉVREUX.—DÉFAITE DES VENDÉENS DEVANT NANTES.—VICTOIRE CONTRE LES ESPAGNOLS DANS LE ROUSSILLON.—MARAT EST ASSASSINÉ PAR CHARLOTTE CORDAY; HONNEURS FUNÈBRES RENDUS A SA MÉMOIRE; JUGEMENT ET EXÉCUTION DE CHARLOTTE CORDAY.