SUITE DE NOS REVERS MILITAIRES; DÉFAITE DE NERWINDE.— PREMIÈRES NÉGOCIATIONS DE DUMOURIEZ AVEC L'ENNEMI.— SES PROJETS DE CONTRE-ÉVOLUTION; IL TRAITE AVEC L'ENNEMI.—ÉVACUATION DE LA BELGIQUE.— PREMIERS TROUBLES DE L'OUEST; MOUVEMENTS INSURRECTIONNELS DANS LA VENDÉE.— DÉCRETS RÉVOLUTIONNAIRES.— DÉSARMEMENT DES SUSPECTS.— ENTRETIEN DE DUMOURIEZ AVEC DES ÉMISSAIRES DES JACOBINS.— IL FAIT ARRÊTER ET LIVRE AUX AUTRICHIENS LES COMMISSAIRES DE LA CONVENTION.— DÉCRET CONTRE LES BOURBONS.— MISE EN ARRESTATION DU DUC D'ORLÉANS ET DE SA FAMILLE. — DUMOURIEZ, ABANDONNÉ DE SON ARMÉE APRÈS SA TRAHISON, SE RÉFUGIE DANS LE CAMP DES IMPÉRIAUX; OPINION SUR CE GÉNÉRAL.— CHANGEMENTS DANS LES COMMANDEMENTS DES ARMÉES DU NORD ET DU RHIN.— BOUCHOTTE EST NOMMÉ MINISTRE DE LA GUERRE À LA PLACE DE BEURNONVILLE DESTITUÉ.
On a vu, dans le précédent chapitre, dans quel état d'exaspération se trouvaient les partis de l'intérieur, et les mesures extraordinaires que le gouvernement révolutionnaire avait prises pour résister à la coalition étrangère et aux factions du dedans. C'est au milieu de ces circonstances, de plus en plus imminentes, que Dumouriez, revenu de Hollande, rejoignit son armée à Louvain. Nous l'avons vu déployant son autorité contre les commissaires du pouvoir exécutif, et repoussant de toutes ses forces le jacobinisme qui tâchait de s'introduire en Belgique. A toutes ces démarches il en ajouta une plus hardie encore, et qui devait le conduire à la même fin que Lafayette. Il écrivit, le 12 mars, une lettre à la convention, dans laquelle, revenant sur la désorganisation des armées opérée par Pache et les jacobins, sur le décret du 15 décembre, sur les vexations exercées contre les Belges, il imputait tous les maux présens à l'esprit désorganisateur qui se répandait de Paris sur la France, et de la France dans les pays affranchis par nos armées. Cette lettre, pleine d'expressions audacieuses, et surtout de remontrances, qu'il n'appartenait pas à un général de faire, arriva au comité de sûreté générale, au moment même où de si nombreuses accusations s'élevaient contre Dumouriez, et où l'on faisait de continuels efforts pour lui conserver la faveur populaire, et l'attacher lui-même à la république. Cette lettre fut tenue secrète, et sur-le-champ on lui envoya Danton pour l'engager à la rétracter. Dumouriez rallia son armée en avant de Louvain, ramena ses colonnes dispersées, jeta un corps vers sa droite pour garder la Campine, et pour lier ses opérations avec les derrières de l'armée hasardée en Hollande. Aussitôt après, il se décida à reprendre l'offensive pour rendre la confiance à ses soldats. Le prince de Cobourg, après s'être emparé du cours de la Meuse depuis Liége jusqu'à Maëstrich, et s'être porté au-delà jusqu'à Saint-Tron, avait fait occuper Tirlemont par un corps avancé. Dumouriez fit reprendre cette ville; et, voyant que l'ennemi n'avait pas songé à garder la position importante de Goidsenhoven, laquelle domine tout le terrain entre les deux Gettes, il y dirigea quelques bataillons, qui s'y établirent sans difficulté. Le lendemain, 16 mars, l'ennemi voulut recouvrer cette position perdue, et l'attaqua avec une grande vigueur. Dumouriez, qui s'y attendait, la fit soutenir, et s'attacha à ranimer ses troupes par ce combat. Les Impériaux repoussés, après avoir perdu sept à huit cents hommes, repassèrent la petite Gette et allèrent se poster entre les villages de Neerlanden, Landen, Nerwinden, Overwinden et Racour. Les Français, encouragés par cet avantage, se placèrent de leur côté en avant de Tirlemont et dans plusieurs villages situés à la gauche de la petite Gette, devenue la ligne de séparation des deux armées. Dumouriez résolut dès lors de donner une grande bataille, et cette pensée était aussi sage que hardie. La guerre méthodique ne convenait pas à ses troupes peu disciplinées encore. Il fallait redonner de l'éclat à nos armes, rassurer la convention, s'attacher les Belges, ramener l'ennemi au-delà de la Meuse, le fixer là pour un temps, ensuite voler de nouveau en Hollande, pénétrer dans une capitale de la coalition, et y porter la révolution. A ces projets Dumouriez ajoutait encore, dit-il, le rétablissement de la constitution de 1791, et le renversement des démagogues, avec le secours des Hollandais et de son armée. Mais cette addition était une folie, ici comme au moment où il était sur le Moerdik: ce qu'il y avait de sage, de possible et de vrai dans son plan, c'était de recouvrer son influence, de rétablir nos armes, et d'être rendu à ses projets militaires par une bataille gagnée. L'ardeur renaissante de son armée, sa position militaire, tout lui donnait une espérance fondée de succès; d'ailleurs il fallait beaucoup hasarder dans sa situation, et il ne devait pas hésiter. Notre armée s'étendait sur un front de deux lieues, et bordait la petite Gette, de Neer-Heylissem à Leaw. Dumouriez résolut d'opérer un mouvement de conversion, qui ramènerait l'ennemi entre Leaw et Saint-Tron. Sa gauche étant appuyée à Leaw comme sur un pivot, sa droite devait tourner par Neer-Heylissem, Racour et Landen, et obliger les Autrichiens à reculer devant elle jusqu'à Saint-Tron. Pour cela il fallait traverser la petite Gette, franchir ses rives escarpées, prendre Leaw, Orsmaël, Neerwinden, Overwinden et Racour. Ces trois derniers villages, faisant face à notre droite, qui devait les parcourir dans son mouvement de conversion, formaient le principal point d'attaque. Dumouriez, divisant sa droite en trois colonnes aux ordres de Valence, leur enjoignit de passer la Gette au pont de Neer-Heylissem: l'une devait déborder l'ennemi, l'autre prendre vivement la tombe élevée de Middelwinden, foudroyer de cette hauteur le village d'Overwinden et s'en emparer, la troisième attaquer le village de Neerwinden par sa droite. Le centre, confié au duc de Chartres, et composé de deux colonnes, avait ordre de passer au pont d'Esemaël, de traverser Laer, et d'attaquer de front Neerwinden, déjà menacé sur son premier flanc par la troisième colonne. Enfin, la gauche, aux ordres de Miranda, devait se diviser en deux et trois colonnes, occuper Leaw et Orsmaël, et s'y maintenir, tandis que le centre et la droite, marchant en avant après la victoire, opéreraient le mouvement de conversion, qui était le but de la bataille. Ces dispositions furent arrêtées le 17 mars au soir. Le lendemain 18, dès neuf heures du matin, toute l'armée s'ébranla avec ordre et ardeur. La Gette fut traversée sur tous les points. Miranda fit occuper Leaw par Champmorin, il s'empara lui-même d'Orsmaël, et engagea une canonnade avec l'ennemi, qui s'était retiré sur les hauteurs de Halle, et s'y était fortement retranché. Le but se trouvait atteint sur ce point. Au centre et à droite, le mouvement s'opéra à la même heure, les deux parties de l'armée traversèrent Elissem, Esemaël, Neer-Heylissem, et, malgré un feu meurtrier, franchirent avec beaucoup de courage les hauteurs escarpées qui bordaient la Gette. La colonne de l'extrême droite traversa Racour, déborda dans la plaine, et au lieu de s'y étendre, comme elle en avait l'ordre, commit la faute de se replier sur Overwinden pour chercher l'ennemi. La seconde colonne de la droite, après avoir été retardée dans sa marche, se lança avec une impétuosité héroïque sur la tombe élevée de Middelwinden, et en chassa les impériaux; mais au lieu de s'y établir fortement, elle ne fit que la traverser, et s'empara d'Overwinden. La troisième colonne entra dans Neerwinden, et commit une autre faute par l'effet d'un malentendu, celle de s'étendre trop tôt hors du village, et de s'exposer par là à en être expulsée par un retour des Impériaux. L'armée française touchait cependant à son but; mais le prince de Cobourg ayant d'abord commis la faute de ne pas attaquer nos troupes à l'instant où elles traversaient la Gette, et gravissaient ses bords escarpés, la réparait en donnant un ordre général de reprendre les positions abandonnées. Des forces supérieures étaient portées sur notre gauche contre Miranda. Clerfayt, profitant de ce que la première colonne n'avait pas persisté à le déborder, de ce que la seconde ne s'était pas établie sur la tombe de Middelwinden, de ce que la troisième et les deux composant le centre s'étaient accumulées confusément dans Neerwinden, traversait la plaine de Landen, reprenait Racour, la tombe de Middelwinden, Overwinden et Neerwinden. Dans ce moment, les Français étaient dans une position désastreuse. Chassés de tous les points qu'ils avaient occupés, rejetés sur le penchant des hauteurs, débordes par leur droite, foudroyés sur leur front par une artillerie supérieure, menacés par deux corps de cavalerie, et ayant une rivière à dos, ils pouvaient être détruits, et l'auraient été certainement si l'ennemi, au lieu de porter la plus grande partie de ses forces sur leur gauche, eût poussé plus vivement leur centre et leur droite. Dumouriez, accourant alors sur ce point menacé, rallie ses colonnes, fait reprendre la tombe de Middelwinden, et marche lui-même sur Neerwinden, déjà pris deux fois par les Français, et repris deux fois aussi par les Impériaux. Dumouriez y rentre pour la troisième fois, après un horrible carnage. Ce malheureux village était encombré d'hommes et de chevaux, et dans la confusion de l'attaque, nos troupes s'y étaient accumulées et débandées. Dumouriez, sentant le danger, abandonne ce champ embarrassé de débris humains, et recompose ses colonnes à quelque distance du village. Là, il s'entoure d'artillerie, et se dispose à se maintenir sur ce champ de bataille. Dans ce moment, deux colonnes de cavalerie fondent sur lui; l'une de Neerwinden, l'autre d'Overwinden. Valence prévient la première à la tête de la cavalerie française, la charge impétueusement, la repousse, et, couvert de glorieuses blessures, est obligé de céder son commandement au duc de Chartres. Le général Thouvenot reçoit la seconde avec calme, la laisse s'engager au sein de notre infanterie, dont il fait ouvrir les rangs, puis il ordonne tout à coup une double décharge de mitraille et de mousqueterie, qui, faite à bout portant, accable la cavalerie impériale et la détruit presque entièrement. Dumouriez reste ainsi maître du champ de bataille, et s'y établit pour achever le lendemain son mouvement de conversion. La journée avait été sanglante; mais le plus difficile semblait exécuté. La gauche, établie dès le matin à Leaw et Orsmaël, devait n'avoir plus rien à faire, et le feu ayant cessé à deux heures après midi, Dumouriez croyait qu'elle avait conservé son terrain. Il se regardait comme victorieux, puisqu'il occupait tout le champ de bataille. Cependant la nuit approchait, la droite et le centre allumaient leurs feux, et aucun officier n'était venu apprendre à Dumouriez, de la part de Miranda, ce qui se passait sur son flanc gauche. Alors il conçoit des doutes, et bientôt des inquiétudes. Il part à cheval avec deux officiers et deux domestiques, et trouve le village de Laer abandonné par Dampierre, qui commandait sous le duc de Chartres l'une des deux colonnes du centre. Dumouriez apprend là que la gauche, entièrement débandée, avait repassé la Gette, et avait fui jusqu'à Tirlemont; et que Dampierre, se voyant alors découvert, s'était reporté en arrière, au poste qu'il occupait le matin avant la bataille. Il part aussitôt ventre à terre, accompagné de ses deux domestiques et de ses deux officiers, manque d'être pris par les hulans autrichiens, arrive vers minuit à Tirlemont, et trouve Miranda qui s'était replié à deux lieues du champ de bataille, et que Valence, transporté là par suite de ses blessures, engageait vainement à se reporter en avant. Miranda, entré à Orsmaël dès le matin, avait été attaqué au moment où les Impériaux reprenaient toutes leurs positions. La plus grande partie des forces de l'ennemi avait porté sur son aile, qui formée en partie des volontaires nationaux, s'était débandée et avait fui jusqu'à Tirlemont. Miranda, entraîné, n'avait eu ni le temps ni la force de rallier ses soldats, quoique Miacsinsky fût venu à son secours avec un corps de troupes fraîches; il ne songea même pas à en faire prévenir le général en chef. Quant à Champmorin, placé à Leaw avec la dernière colonne, il s'y était maintenu jusqu'au soir, et n'avait songé à rentrer à Bingen, son point de départ, que vers la fin de la journée. L'armée française se trouva ainsi détachée, partie en arrière de la Gette, partie en avant; et si l'ennemi, moins intimidé par une action aussi opiniâtre, eût voulu pousser ses avantages, il pouvait couper notre ligne, anéantir notre droite campée à Neerwinden, et mettre en fuite la gauche déjà repliée. Dumouriez, sans s'épouvanter, se décide froidement à la retraite, et dès le lendemain matin il se prépare à l'exécuter. Pour cela, il s'empare de l'aile de Miranda, tâche de lui rendre quelque courage, et veut la reporter en avant pour arrêter l'ennemi sur la gauche de la ligne, tandis que le centre et la droite, faisant leur retraite, essaieront de repasser la Gette. Mais cette portion de l'armée, abattue par sa défaite de la veille, n'avance qu'avec peine. Heureusement Dampierre, qui avait repassé la Gette le jour même avec une colonne du centre, appuie le mouvement de Dumouriez, et se conduit avec autant d'intelligence que de courage. Dumouriez, toujours au milieu de ses bataillons, les soutient, et veut les conduire sur la hauteur de Wommersem, qu'ils avaient occupée la veille avant le commencement de la bataille. Les Autrichiens y avaient placé des batteries, et faisaient de ce point un feu meurtrier. Dumouriez se met à la tête de ces soldats abattus, leur fait sentir qu'il vaut mieux tenter l'attaque que de recevoir un feu continu, qu'ils en seront quittes pour une charge, bien moins meurtrière pour eux que cette froide immobilité en présence d'une artillerie foudroyante. Deux fois il les ébranle, et deux fois, comme découragés par le souvenir de la veille, ils s'arrêtent; et tandis qu'ils supportent avec une constance héroïque le feu Des hauteurs de Wommersem, il n'ont pas le courage beaucoup plus facile de charger à la baïonnette. Dans cet instant un boulet emporte le cheval de Dumouriez: il est renversé et couvert de terre. Ses soldats épouvantés sont prêts à fuir à cette vue, mais il se relève avec une extrême promptitude, remonte à cheval, et continue à les maintenir sur le champ de bataille. Pendant ce temps, le duc de Chartres opérait la retraite de la droite et de la moitié du centre. Conduisant ses quatre colonnes avec autant d'intrépidité que d'intelligence, il se retire froidement en présence d'un ennemi formidable, et traverse les trois ponts de la Gette sans avoir été entamé. Dumouriez replie alors son aile gauche, ainsi que la colonne de Dampierre, et rentre dans les positions de la veille, en présence d'un ennemi saisi d'admiration pour sa belle retraite. Le 19, l'armée se trouvait, comme le 17, entre Hackenhoven et Goidsenhoven, mais avec une perte de quatre mille morts, avec une désertion de plus de dix mille fuyards, qui couraient déjà vers l'intérieur, et avec le découragement d'une bataille perdue. Dumouriez, dévoré de chagrins, agité de sentimens contraires, songeait tantôt à se battre à outrance contre les Autrichiens, tantôt à détruire la faction des jacobins, auxquels il attribuait la désorganisation et les revers de son armée. Dans les accès de sa violente humeur, il parlait tout haut contre la tyrannie de Paris, et ses propos, répétés par son état-major, circulaient dans toute l'armée. Néanmoins, quoique livré à un singulier désordre d'esprit, il ne perdit pas le sang-froid nécessaire dans une retraite, et il fit les meilleures dispositions pour occuper long-temps la Belgique par les places fortes, s'il était obligé de l'évacuer avec ses armées. En conséquence il ordonna au général d'Harville de jeter une forte garnison dans le château de Namur, et de s'y maintenir avec une division. Il envoya le général Ruault à Anvers pour recueillir les vingt mille hommes de l'expédition de Hollande, et garder l'Escaut, Tandis que de bonnes garnisons occuperaient Breda et Gertruydenberg. Son but était de former ainsi un demi-cercle de places fortes, passant par Namur, Mons, Tournay, Courtray, Anvers, Breda et Gertruydenberg; de se placer au centre de ce demi-cercle, et d'y attendre les renforts nécessaires pour agir plus énergiquement. Le 22, il livra, devant Louvain, un combat de position aux Impériaux, qui fut aussi grave que celui de Goidsenhoven, et leur coûta autant de monde. Le soir, il eut une entrevue avec le colonel Mack, officier ennemi qui exerçait une grande influence sur les opérations des coalisés, par la réputation dont il jouissait en Allemagne. Ils convinrent de ne plus livrer de combats décisifs, de se suivre lentement et en bon ordre, pour épargner le sang des soldats et ménager les pays qui étaient le théâtre de la guerre. Cette espèce d'armistice, toute favorable aux Français, qui se seraient débandés s'ils avaient été attaqués vivement, convenait aussi parfaitement au timide système de la coalition, qui, après avoir recouvré la Meuse, ne voulait plus rien tenter de décisif avant la prise de Mayence. Telle fut la première négociation de Dumouriez avec l'ennemi. La politesse du colonel Mack, ses manières engageantes, purent disposer l'esprit si agité du général à recourir à des secours étrangers. Il commençait à ne plus apercevoir d'avenir dans la carrière où il se trouvait engagé: si quelques mois auparavant il prévoyait succès, gloire, influence, en commandant les armées françaises, et si cette espérance le rendait plus indulgent pour les violences révolutionnaires, aujourd'hui battu, dépopularisé, attribuant la désorganisation de son armée à ces mêmes violences, il voyait avec horreur des désordres qu'il avait pu autrefois ne considérer qu'avec indifférence. Élevé dans les cours, ayant vu de ses yeux quelle machine fortement organisée il fallait pour assurer la durée d'un état, il ne pouvait concevoir que des bourgeois soulevés pussent suffire à une opération aussi compliquée que celle du gouvernement. Dans une telle situation, si un général, administrateur et guerrier à la fois, tient la force dans ses mains, il est difficile que l'idée ne lui vienne pas de l'employer pour terminer des désordres qui épouvantent sa pensée et menacent même sa personne. Dumouriez était assez hardi pour concevoir une pareille idée; et, ne voyant plus d'avenir en servant la révolution par des victoires, il songea à s'en former un autre en ramenant cette révolution à la constitution de 1791, et en la réconciliant à ce prix avec toute l'Europe. Dans ce plan, il fallait un roi, et les hommes importaient assez peu à Dumouriez pour qu'il ne s'inquiétât pas beaucoup du choix. On lui reprocha alors de vouloir placer sur le trône la maison d'Orléans. Ce qui porta à le croire, c'est son affection pour le duc de Chartres, auquel il avait ménagé à l'armée le rôle le plus brillant. Mais cette preuve était fort insignifiante, car le jeune duc avait mérité tout ce qu'il avait obtenu, et d'ailleurs rien ne prouvait dans sa conduite un concert avec Dumouriez. Une autre considération persuada tous les esprits: c'est que, dans le moment, il n'y avait pas d'autre choix possible, si l'on voulait créer une dynastie nouvelle. Le fils du roi mort était trop jeune, et d'ailleurs le régicide n'admettait pas une réconciliation aussi prompte avec la dynastie. Les oncles étaient en état d'hostilité; et il ne restait que la branche d'Orléans, aussi compromise dans la révolution que les jacobins eux-mêmes, et seule capable d'écarter toutes les craintes des révolutionnaires. Si l'esprit agité de Dumouriez s'arrêta à un choix, il ne put en former d'autre alors, et ce fut cette nécessité qui le fit accuser de songer à mettre la famille d'Orléans sur le trône. Il le nia dans l'émigration; mais cette dénégation intéressée ne prouve rien; et il ne faut pas plus le croire sur ce point que sur la date antérieure qu'il a prétendu donner à ses desseins. Il a voulu dire en effet que son projet de résistance contre les jacobins était plus ancien, mais ce fait est faux. Ce n'est qu'alors, c'est-à-dire lorsque la carrière des succès lui fut fermée, qu'il songea à s'en ouvrir une autre. Dans ce projet, il entrait du ressentiment personnel, du chagrin de ses revers, enfin une indignation sincère, mais tardive, contre les désordres sans issue qu'il prévoyait maintenant sans aucune illusion. Le 22, il trouva à Louvain Danton et Lacroix qui venaient lui demander raison de la lettre écrite le 12 mars à la convention, et tenue secrète par le comité de sûreté générale. Danton, avec lequel il sympathisait, espérait le ramener à des sentimens plus calmes, et le rattacher à la cause commune. Mais Dumouriez traita les deux commissaires et Danton lui-même avec beaucoup d'humeur, et leur laissa découvrir les plus sinistres dispositions. Il se répandit en nouvelles plaintes contre la convention et les jacobins, et ne voulut pas rétracter sa lettre. Seulement il consentit à écrire deux mots, pour dire qu'il en donnerait plus tard l'explication. Danton et Lacroix partirent sans avoir rien pu obtenir, et le laissant dans la plus violente agitation. Le 23, après une résistance assez vive pendant toute la journée, plusieurs corps abandonnèrent leurs postes, et il fut obligé de quitter Louvain en désordre. Heureusement l'ennemi n'aperçut rien de ce mouvement, et n'en profita pas pour achever de jeter la confusion dans notre armée, en la poursuivant. Dumouriez sépara alors la troupe de ligne des volontaires, la réunit à l'artillerie, et en composa un corps d'élite de quinze mille Hommes, avec lequel il se plaça lui-même à l'arrière-garde. Là, se montrant au milieu de ses soldats, escarmouchant tous les jours avec eux, il parvint à donner à sa retraite une attitude plus ferme. Il fit évacuer Bruxelles avec beaucoup d'ordre, traversa cette ville le 25, et le 27 vint camper à Ath. Là, il eut de nouvelles conférences avec le colonel Mack, en fut traité avec beaucoup de délicatesse et d'égards; et cette entrevue, qui n'avait pour objet que de régler les détails de l'armistice, se changea bientôt en une négociation plus importante. Dumouriez confia tous ses ressentimens au colonel étranger, et lui découvrit ses projets de renverser la convention nationale. Ici, abusé par le ressentiment, s'exaltant sur l'idée d'une désorganisation générale, le sauveur de la France dans l'Argonne obscurcit sa gloire en traitant avec un ennemi dont l'ambition devait rendre toutes les intentions suspectes, et dont la puissance était alors la plus dangereuse pour nous. Il n'y a, comme nous l'avons déjà dit, qu'un choix pour l'homme de génie dans ces situations difficiles: ou se retirer et abdiquer toute influence, pour ne pas être complice d'un système qu'il désapprouve; ou s'isoler du mal qu'il ne peut empêcher, et faire une chose, une seule chose, toujours morale, toujours glorieuse, travailler à la défense de son pays. Dumouriez convint avec le colonel Mack qu'il y aurait une suspension d'armes entre les deux armées; que les Impériaux n'avanceraient pas sur Paris, pendant qu'il y marcherait lui-même, et que l'évacuation de la Belgique serait le prix de cette condescendance; il fut aussi stipulé que la place de Condé serait temporairement donnée en garantie, et que, dans le cas où Dumouriez aurait besoin des Autrichiens, ils seraient à ses ordres. Les places fortes devaient recevoir des garnisons composées d'une moitié d'impériaux et d'une moitié de Français, mais sous le commandement de chefs français, et à la paix toutes les places seraient rendues. Telles furent les coupables conventions faites par Dumouriez avec le prince de Cobourg, par l'intermédiaire du colonel Mack. On ne connaissait encore à Paris que la défaite de Neerwinden et l'évacuation successive de la Belgique. La perte d'une grande bataille, une retraite précipitée, concourant avec les nouvelles qu'on avait reçues de l'Ouest, y causèrent la plus grande agitation. Un complot avait été découvert à Rennes, et il paraissait tramé par les Anglais, les seigneurs bretons et les prêtres non assermentés. Déjà des mouvemens avaient éclaté dans l'Ouest, à l'occasion de la cherté des subsistances et de la menace de ne plus payer le culte; maintenant c'était dans le but avoué de défendre la cause de la monarchie absolue. Des rassemblemens de paysans, demandant le rétablissement du clergé et des Bourbons, s'étaient montrés aux environs de Rennes et de Nantes. Orléans était en pleine insurrection, et le représentant Bourdon avait manqué d'y être assassiné. Les révoltés s'élevaient déjà à plusieurs milliers d'hommes. Il ne fallait rien moins que des armées et des généraux pour les réduire. Les grandes villes dépêchaient leurs gardes nationales; le général Labourdonnaie avançait avec son corps, et tout annonçait une guerre civile des plus sanglantes. Ainsi, d'une part, nos armées se retiraient devant la coalition, de l'autre la Vendée se levait, et jamais la fermentation ordinairement produite par le danger n'avait dû être plus grande. A peu près à cette époque, et à la suite du 10 mars, on avait imaginé de réunir les chefs des deux opinions au comité de sûreté générale, pour qu'ils pussent s'y expliquer sur les motifs de leurs divisions. C'est Danton qui avait provoqué l'entrevue. Les querelles de tous les jours ne satisfaisaient point des haines qu'il n'avait pas, l'exposaient à une discussion de conduite qu'il redoutait, et arrêtaient l'oeuvre de la révolution qui lui était si chère. Il en désirait donc la fin. Il avait montré une grande bonne foi dans les différens entretiens, et s'il prenait l'initiative, s'il accusait les girondins, c'était pour écarter les reproches dont il aurait pu être l'objet. Les girondins, tels que Buzot, Guadet, Vergniaud, Gensonné, avec leur délicatesse accoutumée, se justifiaient comme si l'accusation eût été sérieuse, et prêchaient un converti en argumentant avec Danton. Il n'en était pas de même avec Robespierre: on l'irritait en voulant le convaincre, et on cherchait à lui démontrer ses torts, comme si cette démonstration avait dû l'apaiser. Pour Marat, qui s'était cru nécessaire à ces conférences, personne n'avait daigné lui donner une explication, et ses amis mêmes, pour n'avoir pas à se justifier de cette alliance, ne lui adressaient jamais la parole. De pareilles conférences devaient aigrir plutôt que radoucir les chefs opposés: fussent-ils parvenus à se prouver réciproquement leurs torts, une telle démonstration ne les eût certainement pas conciliés. Les choses en étaient à ce point, lorsque les évènemens de la Belgique furent connus à Paris. Sur-le-champ on s'accusa de part et d'autre; on se reprocha de contribuer aux désastres publics, les uns en désorganisant le gouvernement, les autres en voulant ralentir son action. On demanda des explications sur la conduite de Dumouriez. On lut la lettre du 12 mars, qui avait été tenue secrète, et à cette lecture on s'écria que Dumouriez trahissait, que bien évidemment il tenait la conduite de Lafayette, et qu'à son exemple il commençait sa trahison par des lettres insolentes à l'assemblée. Une seconde lettre, écrite le 27 mars, et plus hardie que celle du 12, excita encore davantage les soupçons. De tous côtés on pressa Danton d'expliquer ce qu'il savait de Dumouriez. Personne n'ignorait que ces deux hommes avaient du goût l'un pour l'autre, que Danton avait insisté pour tenir secrète la lettre du 12 mars, et qu'il était parti pour en obtenir la rétractation. On disait même qu'ils avaient malversé ensemble dans la riche Belgique. Aux Jacobins, dans le comité de défense générale, dans l'assemblée, on somma Danton de s'expliquer. Celui-ci, embarrassé des soupçons des girondins et des doutes des montagnards eux-mêmes, éprouva pour la première fois quelque peine à répondre. Il dit que les grands talens de Dumouriez avaient paru mériter des ménagemens; qu'on avait cru convenable de le voir, avant de le dénoncer, afin de lui faire sentir ses torts, et le ramener, s'il était possible, à de meilleurs sentimens; que jusqu'ici les commissaires n'avaient vu dans sa conduite que l'effet de mauvaises suggestions, et surtout le chagrin de ses derniers revers; mais qu'ils avaient cru, et qu'ils croyaient encore, pouvoir conserver ses talens à la république. Robespierre dit que, s'il en était ainsi, il ne fallait pas le ménager, et qu'il était inutile de garder tant de mesure avec lui. Il renouvela en outre la motion que Louvet avait faite contre les Bourbons restés en France, c'est-à-dire contre les membres de la famille d'Orléans; et il parut étrange que Robespierre, qui, en janvier, les avait si fortement défendus contre les girondins, les attaquât maintenant avec tant de fureur. Mais son âme soupçonneuse avait tout de suite supposé de sinistres complots. Il s'était dit: Un ancien prince du sang ne peut se résigner à son nouvel état, et bien qu'il s'appelle Égalité, son sacrifice ne peut être sincère; il conspire donc, et en effet tous nos généraux lui appartiennent: Biron, qui commande aux Alpes, est son intime; Valence, général de l'armée des Ardennes, est gendre de son confident Sillery; ses deux fils occupent le premier rang dans l'armée de la Belgique; Dumouriez enfin leur est ouvertement dévoué, et il les élève avec un soin particulier: les girondins ont attaqué en janvier la famille d'Orléans; mais c'est une feinte de leur part qui n'avait d'autre but que d'écarter tout soupçon de connivence: Brissot, ami de Sillery, est l'intermédiaire de la conspiration: voilà le complot découvert; le trône est relevé et la France perdue, si on ne s'empresse de proscrire les conjurés. Telles étaient les conjectures de Robespierre; et, ce qu'il y a de plus effrayant dans cette manière de raisonner, c'est que Robespierre, inspiré par la haine, croyait à ses calomnies. La Montagne étonnée repoussa sa proposition. «Donnez donc des preuves, lui disaient ceux qui étaient assis à ses côtés.—Des preuves, répondait-il, des preuves! je n'en ai pas, mais j'ai la conviction morale!» Sur-le-champ on songea, comme on le faisait toujours dans les momens de danger, à accélérer l'action du pouvoir exécutif et celle des tribunaux, pour se garantir à la fois de ce qu'on appelait l'ennemi extérieur et intérieur. On fit donc partir à l'instant même les commissaires nommés pour le recrutement, et on examina la question de savoir si la convention ne devait pas prendre une plus grande part à l'exécution des lois. La manière dont le pouvoir exécutif était organisé paraissait insuffisante. Des ministres placés hors de l'assemblée, agissant de leur chef et sous sa surveillance très éloignée, un comité chargé de faire des rapports sur toutes les mesures de sûreté générale, toutes ces autorités se contrôlant les unes les autres, délibérant éternellement sans agir, paraissaient très au-dessous de l'immense tâche qu'elles avaient à remplir. D'ailleurs ce ministère, ces comités, étaient composés de membres suspects, parce qu'ils étaient modérés; et dans ce temps où la promptitude, la force, étaient des conditions indispensables de succès, toute lenteur, toute modération était suspecte de conspiration. On songea donc à établir un comité qui réunirait à la fois les fonctions du comité diplomatique, du comité militaire, du comité de sûreté générale, qui pourrait au besoin ordonner et agir de son chef, et arrêter ou suppléer l'action ministérielle. Divers projets d'organisation furent présentés pour remplir cet objet, et confiés à une commission chargée de les discuter. Immédiatement après, on s'occupa des moyens d'atteindre l'ennemi intérieur, c'est-à-dire les aristocrates, les traîtres, dont on se disait entouré. La France, s'écriait-on, est pleine de prêtres réfractaires, de nobles, de leurs anciennes créatures, de leurs anciens domestiques, et cette clientèle, encore considérable, nous entoure, nous trahit, et nous menace aussi dangereusement que les baïonnettes ennemies. Il faut les découvrir, les signaler, et les entourer d'une lumière qui les empêche d'agir. Les jacobins avaient donc proposé, et la convention avait décrété que, d'après une coutume empruntée à la Chine, le nom de toutes les personnes habitant une maison serait inscrit sur leurs portes [Décret du 29 mars.] On avait ensuite ordonné le désarmement de tous les citoyens suspects, et on avait qualifié tels, les prêtres non assermentés, les nobles, les ci-devant seigneurs, les fonctionnaires destitués, etc. Le désarmement devait s'opérer par la voie des visites domiciliaires; et le seul adoucissement apporté à cette mesure fut que les visites ne pouvaient avoir lieu la nuit. Après s'être ainsi assuré le moyen de poursuivre et d'atteindre tous ceux qui donnaient le moindre ombrage, on avait enfin ajouté celui de les frapper de la manière la plus prompte, en installant le tribunal révolutionnaire. C'est sur la proposition de Danton que ce terrible instrument de la défiance révolutionnaire fut mis en exercice. Cet homme redoutable en avait compris l'abus, mais avait tout sacrifié au but. Il savait que frapper vite, c'est examiner moins attentivement; qu'examiner moins attentivement, c'est s'exposer à se tromper, surtout en temps de partis; et que se tromper, c'est commettre une atroce injustice. Mais, à ses yeux, la révolution était la société accélérant son action en toutes choses, en matière de justice, d'administration et de guerre. En temps calme, la société aime mieux, disait-il, laisser échapper le coupable que frapper l'innocent, parce que le coupable est peu dangereux, mais à mesure qu'il le devient davantage, elle tend davantage aussi à le saisir; et lorsqu'il devient si dangereux qu'il pourrait la faire périr, ou du moins quand elle le croit ainsi, elle frappe tout ce qui excite ses soupçons, et préfère alors atteindre un innocent que laisser échapper un coupable. Telle est la dictature, c'est-à-dire l'action violente dans les sociétés menacées; elle est rapide, arbitraire, fautive, mais irrésistible. Ainsi la concentration des pouvoirs dans la convention, l'installation du tribunal révolutionnaire, le commencement de l'inquisition contre les suspects, un redoublement de haine contre les députés qui résisteraient à ces moyens extraordinaires, furent le résultat de la bataille de Nerwinde, de la retraite de la Belgique, des menaces de Dumouriez, et des mouvements de la Vendée. L'humeur de Dumouriez s'était accrue avec ses revers. Il venait d'apprendre que l'armée de Hollande se retirait en désordre, abandonnait Anvers et l'Escaut, en laissant dans Breda et Gertruydenberg les deux garnisons françaises; que d'Harville n'avait pu garder le château de Namur, et se repliait sur Givet et Maubeuge; que Neuilly enfin, loin de pouvoir se maintenir à Mons, s'était vu obligé de se retirer sur Condé et Valenciennes, parce que sa division, au lieu de prendre position sur les hauteurs de Nimy, avait pillé les magasins et pris la fuite. Ainsi, par suite des désordres de cette armée, il voyait s'évanouir le projet de former en Belgique un demi-cercle de places fortes, qui aurait passé de Namur en Flandre et en Hollande, et au centre duquel il se serait placé pour agir avec plus d'avantage. Il n'avait bientôt plus rien à offrir en échange aux Impériaux, et il tombait sous leur dépendance en s'affaiblissant. Sa colère augmentait en approchant de la France, en voyant les désordres de plus près, et en entendant les cris qui s'élevaient contre lui. Déjà il ne se cachait plus; et ses paroles, proférées en présence de son état-major, et répétées dans l'armée, annonçaient les projets qui fermentaient dans sa tête. La soeur du duc d'Orléans et Mme de Sillery, fuyant les proscriptions qui les menaçaient, s'étaient rendues en Belgique pour chercher une protection auprès de leurs frères. Elles étaient à Ath, et ce fut un nouvel aliment donné aux soupçons. Trois envoyés jacobins, un nommé Dubuisson, réfugié de Bruxelles, Proly, fils naturel de Kaunitz, et Pereyra, juif portugais, se rendirent à Ath, sous le prétexte faux ou vrai d'une mission de Lebrun. Ils se transportèrent auprès du général en espions du gouvernement, et n'eurent aucune peine à découvrir des projets que Dumouriez ne cachait plus. Ils le trouvèrent entouré du général Valence et des fils d'Orléans, furent fort mal reçus, et entendirent les paroles les moins flatteuses pour les jacobins et la convention. Cependant le lendemain ils revinrent et obtinrent un entretien secret. Cette fois Dumouriez se décela entièrement: Il commença par leur dire qu'il était assez fort pour se battre devant et derrière; que la convention était composée de deux cents brigands et de Six cents imbéciles, et qu'il se moquait de ses décrets, qui bientôt n'auraient plus de valeur que dans la banlieue de Paris. «Quant au tribunal révolutionnaire, ajouta-t-il avec une indignation croissante, je saurai l'empêcher, et tant que j'aurai trois pouces de fer à mes côtés, cette horreur n'existera jamais.» Ensuite il s'emporta contre les volontaires, qu'il appelait des lâches; il dit qu'il ne voulait plus que des troupes de ligne, et qu'avec elles il irait mettre fin à tous les désordres de Paris. «Vous ne voulez donc pas de constitution? lui demandent alors les trois interlocuteurs.—La nouvelle constitution imaginée par Condorcet est trop sotte.—Et que mettrez-vous à la place? —L'ancienne de 1791, toute mauvaise qu'elle est.—Mais il faudra un roi, et le nom de Louis fait horreur.—Qu'il s'appelle Louis ou Jacques, peu importe.—Ou Philippe, reprend l'un des envoyés. Mais comment remplacerez-vous l'assemblée actuelle?» Dumouriez cherche un moment, puis ajoute: «Il y a des administrations locales, toutes choisies par la confiance de la nation; et les cinq cents présidens de districts seront les cinq cents représentans.—Mais avant leur réunion, qui aura l'initiative de cette révolution?—Les Mameluks, c'est-à-dire mon armée. Elle émettra ce voeu, les présidens de district le feront confirmer, et je ferai la paix avec la coalition, qui, si je ne m'y oppose, est à Paris dans quinze jours.» Les trois envoyés, soit, comme l'a cru Dumouriez, qu'ils vinssent le sonder dans l'intérêt des jacobins, soit qu'ils voulussent l'engager à se dévoiler davantage, lui suggèrent alors une idée. Pourquoi, lui disent-ils, ne mettrait-il pas les jacobins, qui sont un corps délibérant tout préparé, à la place de la convention? Une indignation mêlée de mépris éclate à ces mots sur le visage du général, et ils retirent leur proposition. Ils lui parlent alors du danger auquel son projet exposerait les Bourbons qui sont détenus au Temple, et auxquels il paraît s'intéresser. Dumouriez réplique aussitôt que, périraient-ils tous jusqu'au dernier, à Paris et à Coblentz, la France trouverait un chef et serait sauvée; qu'au reste, si Paris commettait de nouvelles barbaries sur les infortunés prisonniers du Temple, il y serait sur-le-champ, et qu'avec douze mille hommes il en serait le maître. Il n'imiterait pas l'imbécile de Broglie, qui, avec trente mille hommes, avait laissé prendre la Bastille; mais avec deux postes, à Nogent et à Pont-Saint-Maxence, il ferait mourir les Parisiens de faim. «Au reste, ajoute-t-il, vos jacobins peuvent expier tous leurs crimes; qu'ils sauvent les infortunés prisonniers, et chassent les sept cent quarante-cinq tyrans de la convention, et ils sont pardonnés.» Ses interlocuteurs lui parlent alors de ses dangers. «Il me reste toujours, dit-il, un temps de galop vers les Autrichiens.—Vous voulez donc partager le sort de Lafayette?—Je passerai à l'ennemi autrement que lui; et d'ailleurs les puissances ont une autre opinion de mes talens, et ne me reprochent pas les 5 et 6 octobre.» Dumouriez avait raison de ne pas redouter le sort de Lafayette; on estimait trop ses talens, et on n'estimait pas assez la fermeté de ses principes, pour l'enfermer à Olmütz. Les trois envoyés le quittèrent en lui disant qu'ils allaient sonder Paris et les jacobins sur ce sujet. Dumouriez, tout en croyant ses interlocuteurs de purs jacobins, ne s'en était pas exprimé avec moins d'audace. Dans ce moment en effet ses projets devenaient évidens. Les troupes de ligne et les volontaires s'observaient avec défiance, et tout annonçait qu'il allait lever le drapeau de la révolte. Le pouvoir exécutif avait reçu des rapports alarmans, et le comité de sûreté générale avait proposé et fait rendre un décret par lequel Dumouriez était mandé à la barre. Quatre commissaires, accompagnés du ministre de la guerre, étaient chargés de se transporter à l'armée pour notifier le décret et amener le général à Paris. Ces quatre commissaires étaient Bancal, Quinette, Camus et Lamarque. Beurnonville s'était joint à eux, et son rôle était difficile à cause de l'amitié qui l'unissait à Dumouriez. Cette commission partit le 30 mars. Le même jour Dumouriez se porta au champ de Bruille, d'où il menaçait à la fois les trois places importantes de Lille, Condé et Valenciennes. Il était fort incertain sur le parti qu'il devait prendre, car son armée était partagée. L'artillerie, la troupe de ligne, la cavalerie, tous les corps organisés lui paraissaient dévoués; mais les volontaires nationaux commençaient à murmurer et à se séparer des autres. Dans cette situation, il ne lui restait qu'une ressource, c'était de désarmer les volontaires. Mais il s'exposait à un combat, et l'épreuve était difficile, parce que les troupes de ligne pouvaient avoir de la répugnance à égorger des compagnons d'armes. D'ailleurs, parmi ces volontaires il y en avait qui s'étaient fort bien battus, et qui paraissaient lui être attachés. Hésitant sur cette mesure de rigueur, il songea à s'emparer des trois places au centre desquelles il s'était porté. Par leur moyen il se procurait des vivres, et il avait un point d'appui contre l'ennemi, dont il se défiait toujours. Mais l'opinion était divisée dans ces trois places. Les sociétés populaires, aidées des volontaires, s'y étaient soulevées contre lui, et menaçaient la troupe de ligne. A Valenciennes et à Lille, les commissaires de la convention excitaient le zèle des républicains, et dans Condé seulement l'influence de la division Neuilly donnait l'avantage à ses partisans. Parmi les généraux de division, Dampierre se conduisait à son égard, comme lui-même avait fait à l'égard de Lafayette après le 10 août; et plusieurs autres, sans se déclarer encore, étaient prêts à l'abandonner. Le 31, six volontaires, portant sur leur chapeau ces mots écrits avec de la craie: République ou la mort, l'abordèrent dans son camp, et firent mine de vouloir s'emparer de sa personne. Aidé de son fidèle Baptiste, il les repoussa et les livra à ses hussards. Cet événement causa une grande rumeur dans l'armée; les divers corps lui firent dans la journée des adresses qui ranimèrent sa confiance. Il leva aussitôt l'étendart, et détacha Miacsinsky avec quelques mille hommes pour marcher sur Lille. Miacsinsky s'avança sur cette place, et confia au mulâtre Saint-George, qui commandait un régiment de la garnison, le secret de son entreprise. Celui-ci engagea Miacsinsky à se présenter dans la place avec une légère escorte. Le malheureux général se laissa entraîner, et une fois entré dans Lille, il fut entouré et livré aux autorités. Les portes furent fermées, et la division erra sans général sur les glacis de Lille. Dumouriez envoya aussitôt un aide-de-camp pour la rallier. Mais l'aide-de-camp fut pris aussi, et la division, dispersée, fut perdue pour lui. Après cette tentative malheureuse, il en essaya une pareille sur Valenciennes, où commandait le général Ferrand, qu'il croyait très-bien disposé en sa faveur. Mais l'officier chargé de surprendre la place trahit ses projets, s'unit à Ferrand et aux commissaires de la convention, et il perdit encore Valenciennes. Il ne lui restait donc plus que Condé. Placé entre la France et l'étranger, il n'avait que ce dernier point d'appui. S'il le perdait, il fallait qu'il se soumît aux Impériaux, qu'il se remît entièrement dans leurs mains, et qu'il s'exposât à indigner son armée, en les faisant marcher avec elle. Le 1er avril, il transporta son quartier-général aux Boues de Saint-Amand, pour être plus rapproché de Condé. Il fit arrêter le fils de Lecointre, député de Versailles, et l'envoya comme otage à Tournay, en priant l'Autrichien Clerfayt de le faire garder en dépôt dans la citadelle. Le 2 au soir, les quatres députés de la convention, précédés de Beurnonville, arrivèrent chez Dumouriez. Les hussards de Berchiny étaient en bataille devant sa porte, et tout son état-major était rangé autour de lui. Dumouriez embrassa d'abord son ami Beurnonville, et demanda aux députés l'objet de leur mission. Ils refusèrent de s'expliquer devant cette foule d'officiers dont les dispositions leur paraissaient peu rassurantes, et ils voulurent passer dans un appartement voisin. Dumouriez y consentit, mais les officiers exigèrent que la porte en restât ouverte. Camus lui lut alors le décret, en lui enjoignant de s'y soumettre. Dumouriez répondit que l'état de son armée exigeait sa présence, et que, lorsqu'elle serait réorganisée, il verrait ce qu'il aurait à faire. Camus insista avec force; mais Dumouriez répondit qu'il ne serait pas assez dupe pour se rendre à Paris, et se livrer au tribunal révolutionnaire; que des tigres demandaient sa tête, mais qu'il ne voulait pas la leur donner. Les quatre commissaires l'assurèrent en vain qu'on n'en voulait pas à sa personne, qu'ils répondaient de lui, que cette démarche satisferait la convention, et qu'il serait bientôt rendu à son armée. Il ne voulut rien entendre, il les pria de ne pas le pousser à l'extrémité, et leur dit qu'ils feraient mieux de prendre un arrêté modéré, par lequel ils déclareraient que dans le moment le général Dumouriez leur avait paru trop nécessaire pour l'arracher à son armée. Il sortit en achevant ces mots, et leur enjoignit de se décider. Il repassa alors avec Beurnonville dans la salle où se trouvait l'état-major, et attendit au milieu de ses officiers l'arrêté des commissaires. Ceux-ci, avec une noble fermeté, sortirent un instant après, et lui réitérèrent leur sommation. «Voulez-vous obéir à la convention? lui dit Camus.—Non, répliqua le général.—Eh bien! reprit Camus, vous êtes suspendu de vos fonctions; vos papiers vont être saisis et votre personne arrêtée.—C'est trop fort, s'écria Dumouriez; à moi, hussards!» Les hussards accoururent. «Arrêtez ces gens-là, leur dit-il en allemand; mais qu'on ne leur fasse aucun mal.» Beurnonville le pria de lui faire partager leur sort. «Oui, lui répondit-il, et je crois vous rendre un véritable service; je vous arrache au tribunal révolutionnaire.» Dumouriez leur fit donner à manger, et les envoya ensuite à Tournay, pour être gardés en otage par les Autrichiens. Dès le lendemain matin, il monta à cheval, fit une proclamation à l'armée et à la France, et trouva dans ses soldats, surtout ceux de la ligne, les dispositions en apparence les plus favorables. Toutes ces nouvelles étaient successivement arrivées à Paris. On y avait connu l'entrevue de Dumouriez avec Proly, Dubuisson et Pereyra, ses tentatives sur Lille et Valenciennes, et enfin l'arrestation des quatre commissaires. Sur-le-champ la convention, les assemblées municipales, les sociétés populaires, s'étaient déclarées permanentes, la tête de Dumouriez avait été mise à prix, tous les parens des officiers de son armée avaient été mis en arrestation pour servir d'otages. On ordonna dans Paris et les villes voisines la levée d'un corps de quarante mille hommes pour couvrir La capitale, et Dampierre reçut le commandement général de l'armée de la Belgique. A ces mesures d'urgence se joignirent, comme toujours, des calomnies. Partout on rangeait ensemble Dumouriez, d'Orléans, les girondins, et on les déclarait complices. Dumouriez était, disait-on, un de ces aristocrates militaires, un membre de ces anciens états-majors, dont on ne cessait de dévoiler les mauvais principes; d'Orléans était le premier de ces grands qui avaient feint pour la liberté un faux attachement, et qui se démasquaient après une hypocrisie de quelques années; les girondins enfin n'étaient que des députés devenus infidèles comme tous les membres de tous les côtés droits, et qui abusaient de leurs mandats pour perdre la liberté. Dumouriez ne faisait, un peu plus tard, que ce que Bouillé et Lafayette avaient fait plus tôt; d'Orléans tenait la même conduite que les autres membres de la famille des Bourbons, et il avait seulement persisté dans la révolution un peu plus long-temps que le comte de Provence; les girondins, comme Maury et Cazalès dans la constituante, comme Vaublanc et Pastoret dans la législative, trahissaient leur patrie aussi visiblement, mais seulement à des époques différentes. Ainsi, Dumouriez, d'Orléans, Brissot, Vergniaud, Guadet, Gensonné, etc., tous complices, étaient les traîtres de cette année. Les girondins répondaient en disant qu'ils avait toujours poursuivi d'Orléans, et que c'étaient les montagnards qui l'avaient défendu; qu'ils étaient brouillés avec Dumouriez et sans relation avec lui, et qu'au contraire ceux qui avaient été envoyés auprès de lui dans la Belgique, ceux qui l'avaient suivi dans toutes ses expéditions, ceux qui s'étaient toujours montrés ses amis, et qui avaient même pallié sa conduite, étaient des montagnards. Lasource, poussant la hardiesse plus loin, eut l'imprudence de désigner Lacroix et Danton, et de les accuser d'avoir arrêté le zèle de la convention, en déguisant la conduite de Dumouriez. Ce reproche de Lasource réveillait les soupçons élevés déjà sur la conduite de Lacroix et de Danton dans la Belgique. On disait en effet qu'ils avaient échangé l'indulgence avec Dumouriez: qu'il avait supporté leurs rapines, et qu'ils avaient excusé sa défection. Danton, qui ne demandait aux girondins que le silence, fut rempli de fureur, s'élança à la tribune, leur jura une guerre à mort. «Plus de paix ni de trêve, s'écria-t-il, entre vous et nous!» Agitant son visage effrayant, menaçant du poing le côté droit de l'assemblée: «Je me suis retranché, dit-il, dans la citadelle de la raison; j'en sortirai avec le canon de la vérité, et je pulvériserai les scélérats qui ont voulu m'accuser.» Le résultat de ces accusations réciproques fut: 1° la nomination d'une commission chargée d'examiner la conduite des commissaires envoyés dans la Belgique; 2° l'adoption d'un décret qui devait avoir des conséquences funestes, et qui portait que, sans avoir égard à l'inviolabilité des représentans, ils seraient mis en accusation dès qu'ils seraient fortement présumés de complicité avec les ennemis de l'état; 3° enfin, la mise en arrestation et la translation dans les prisons de Marseille, de Philippe d'Orléans et de toute sa famille [Décret du 6 avril]. Ainsi, la destinée de ce prince, jouet de tous les partis, tour à tour suspect aux jacobins et aux girondins, et accusé de conspirer avec tout le monde parce qu'il ne conspirait avec personne, était la preuve qu'aucune grandeur passée ne pouvait subsister au milieu de la révolution actuelle, et que le plus profond, et le plus volontaire abaissement ne pourrait ni calmer les défiances, ni conjurer l'échafaud. Dumouriez ne crut pas devoir perdre un moment. Voyant Dampierre et plusieurs généraux de division l'abandonner, d'autres n'attendre que le moment favorable, et une foule d'émissaires travailler ses troupes, il pensait qu'il fallait les mettre en mouvement, pour entraîner ses officiers et ses soldats, et les soustraire à toute autre influence que la sienne. D'ailleurs, le temps pressait, il fallait agir. En conséquence, il fit fixer un rendez-vous avec le prince de Cobourg, pour le 4 avril au matin, afin de régler définitivement avec lui et le colonel Mack les opérations qu'il méditait. Le rendez-vous devait avoir lieu près de Condé. Son projet était d'entrer ensuite dans la place, de purger la garnison, et se portant avec toute son armée sur Orchies, de menacer Lille, et de tâcher de la réduire en déployant toutes ses forces. Le 4 au matin, il partit pour se rendre au lieu du rendez-vous, et de là à Condé. Il n'avait commandé qu'une escorte de cinquante chevaux, et comme elle tardait d'arriver, il se mit en route, ordonnant qu'on l'envoyât à sa suite. Thouvenot, les fils d'Orléans, quelques officiers et un certain nombre de domestiques l'accompagnaient. A peine arrivé sur le chemin de Condé, il rencontre deux bataillons de volontaires, qu'il est fort étonné d'y trouver. N'ayant pas ordonné leur déplacement, il veut mettre pied à terre auprès d'une maison, pour écrire l'ordre de les faire retourner, lorsqu'il entend pousser des cris et tirer des coups de fusil. Ces bataillons en effet se divisent, et les uns le poursuivent en criant arrêtez! les autres veulent lui couper la fuite vers un fossé. Il s'élance alors avec ceux qui l'accompagnaient, et devance les volontaires courant à sa poursuite. Arrivé sur le bord du fossé, et son cheval se refusant à le franchir, il se jette dedans, arrive à l'autre bord au milieu d'une grêle de coups de fusil, et, acceptant un cheval d'un domestique, s'enfuit à toute bride vers Bury. Après avoir couru toute la journée, il y arrive le soir, et est rejoint par le colonel Mack, averti de ce qui s'était passé. Il emploie toute la nuit à écrire, et à convenir avec le colonel Mack et le prince de Cobourg de toutes les conditions de leur alliance, et il les étonne par le projet de retourner au milieu de son armée après ce qui venait d'arriver. Dès le matin en effet, il remonta à cheval, et, accompagné par des cavaliers impériaux, il rentra par Maulde au milieu de son armée. Quelques troupes de ligne l'entourèrent et lui donnèrent encore des démonstrations d'attachement; cependant beaucoup de visages étaient mornes. La nouvelle de sa fuite à Bury, au milieu des armées ennemies, et la vue des dragons impériaux, avaient produit une impression funeste pour lui, honorable pour nos soldats, et heureuse pour la fortune de la France. On lui apprit en effet que l'artillerie, sur la nouvelle qu'il avait passé aux Autrichiens, venait de quitter le camp, et que la retraite de cette portion de l'armée si influente avait découragé le reste. Des divisions entières se rendaient à Valenciennes, et se ralliaient à Dampierre. Il se vit alors obligé de quitter définitivement son armée, et de repasser aux Impériaux. Il y fut suivi par un nombreux état-major, dans lequel se trouvaient les deux jeunes d'Orléans, et Thouvenot, et par les hussards de Berchiny, dont le régiment tout entier voulut l'accompagner. Le prince de Cobourg et le colonel Mack, dont il était devenu l'ami, le traitèrent avec beaucoup d'égards, et on voulut renouveler avec lui les projets de la veille, en le faisant le chef d'une nouvelle émigration qui serait autre que celle de Coblentz. Mais après deux jours, il dit au prince autrichien que c'était avec les soldats de la France, et en acceptant les Impériaux seulement comme auxiliaires, qu'il avait cru exécuter ses projets contre Paris; mais que sa qualité de Français ne lui permettait pas de marcher à la tête des étrangers. Il demanda des passeports pour se retirer en Suisse. On les lui accorda sur-le-champ. Le grand cas qu'on faisait de ses talens, et le peu de cas qu'on faisait de ses principes politiques, lui valurent des égards que n'avait pas obtenus Lafayette, qui, dans ce moment, expiait dans les cachots d'Olmutz sa constance héroïque. Ainsi finit la carrière de cet homme supérieur, qui avait montré tous les talens, ceux du diplomate, de l'administrateur, du capitaine; tous les courages, celui de l'homme civil qui résiste aux orages de la tribune, celui du soldat qui brave le boulet ennemi, celui du général qui affronte et les situations désespérées et les hasards des entreprises les plus audacieuses; mais qui, sans principes, sans l'ascendant moral qu'ils procurent, sans autre influence que celle du génie, bientôt usée dans cette rapide succession de choses et d'hommes, essaya fortement de lutter avec la révolution, et prouva par un éclatant exemple, qu'un individu ne prévaut contre une passion nationale que lorsqu'elle est épuisée. En passant à l'ennemi, Dumouriez n'eut pour excuse ni l'entêtement aristocratique de Bouillé, ni la délicatesse de principes de Lafayette, car il avait toléré tous les désordres, jusqu'au moment où ils avaient contrarié ses projets. Par sa défection, il peut s'attribuer d'avoir accéléré la chute des girondins et la grande crise révolutionnaire. Cependant il ne faut pas oublier que cet homme, sans attachement pour aucune cause, avait pour la liberté une préférence de raison; il ne faut pas oublier qu'il chérissait la France; que, lorsque personne ne croyait à la possibilité de résister à l'étranger, il l'essaya, et crut en nous plus que nous-mêmes; qu'à Saint-Menehould, il nous apprit à envisager l'ennemi de sang-froid; qu'à Jemmapes, il nous enflamma, et nous replaça au rang des premières puissances: il ne faut pas oublier enfin que, s'il nous abandonna, il nous avait sauvés. D'ailleurs il a tristement vieilli loin de sa patrie, et on ne peut se défendre d'un profond regret, à la vue d'un homme dont cinquante années se passèrent dans les intrigues de cour, trente dans l'exil, et dont trois seulement furent employées sur un théâtre digne de son génie. Dampierre reçut le commandement en chef de l'armée du Nord, et retrancha ses troupes au camp de Famars, de manière à secourir celles de nos places qui seraient menacées. La force de cette position et le plan de campagne même des coalisés, d'après lequel ils ne devaient pas pénétrer plus avant jusqu'à ce que Mayence fût reprise, retardaient nécessairement de ce côté les événemens de la guerre. Custine, qui, pour expier ses fautes, n'avait pas cessé d'accuser ses collègues et les ministres, fut écouté avec faveur en parlant contre Beurnonville, que l'on regardait comme complice de Dumouriez, quoique livré par lui aux Autrichiens; et il obtint tout le commandement du Rhin, depuis les Vosges et la Moselle jusqu'à Huningue. Comme la défection de Dumouriez avait commencé par des négociations, on décréta la peine de mort contre le général qui écouterait les propositions de l'ennemi sans que préalablement la souveraineté du peuple et la république eussent été reconnues. On nomma ensuite Bouchotte ministre de la guerre, et Monge, quoique très agréable aux jacobins par sa complaisance, fut remplacé comme ne pouvant suffire à tous les détails de son immense ministère. Il fut décidé encore que trois commissaires de la convention résideraient constamment auprès des armées, et que chaque mois il y en aurait un de renouvelé. ..
LIVRE III . CONVENTION NATIONALE
|