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HISTOIRE DE LA RÉVOLUTION FRANÇAISELIVRE III . CONVENTION NATIONALE. CHAPITRE VI.

 

POSITION DES PARTIS APRÈS LA MORT DE LOUIS XVI.— CHANGEMENS DANS LE POUVOIR EXÉCUTIF. RETRAITE DE ROLAND; BEURNONVILLE EST NOMMÉ MINISTRE DE LA GUERRE, EN REMPLACEMENT DE PACHE.— SITUATION DE LA FRANCE A L'ÉGARD DES PUISSANCES ÉTRANGÈRES; RÔLE DE L'ANGLETERRE; POLITIQUE DE PITT.— ÉTAT DE NOS ARMÉES DANS LE NORD; ANARCHIE DANS LA BELGIQUE PAR SUITE DU GOUVERNEMENT RÉVOLUTIONNAIRE.— DUMOURIEZ VIENT ENCORE A PARIS; SON OPPOSITION AUX JACOBINS.— DEUXIÈME COALITION CONTRE LA FRANCE; PLAN DE DÉFENSE GÉNÉRALE PROPOSÉ PAR DUMOURIEZ.— LEVÉE DE TROIS CENT MILLE HOMMES.— INVASION DE LA HOLLANDE PAR DUMOURIEZ; DÉTAILS DES PLANS ET DES OPÉRATIONS MILITAIRES.— PACHE EST NOMMÉ MAIRE DE PARIS.— AGITATION DES PARTIS DANS LA CAPITALE; LEUR PHYSIONOMIE, LEUR LANGAGE ET LEURS IDÉES DANS LA COMMUNE, DANS LES JACOBINS ET DANS LES SECTIONS.— TROUBLES A PARIS A L'OCCASION DES SUBSISTANCES; PILLAGE DES BOUTIQUES DES ÉPICIERS. — CONTINUATION DE LA LUTTE DES GIRONDINS ET DES MONTAGNARDS; LEURS FORCES, LEURS MOYENS.— REVERS DE NOS ARMÉES DANS LE NORD.— DÉCRETS RÉVOLUTIONNAIRES POUR LA DÉFENSE DU PAYS.— ÉTABLISSEMENT DU TRIBUNAL CRIMINEL EXTRAORDINAIRE; ORAGEUSES DISCUSSIONS DANS L'ASSEMBLÉE A CE SUJET; ÉVÉNEMENT DE LA SOIRÉE DU 10 MARS; LE PROJET D'ATTAQUE. CONTRE LA CONVENTION ÉCHOUE.

 

La mort de l'infortuné Louis XVI avait causé en France une terreur profonde, et en Europe un mélange d'étonnement et d'indignation. Comme l'avaient prévu les révolutionnaires les plus clairvoyans, la lutte se trouvait engagée sans retour, et toute retraite était irrévocablement fermée. Il fallait donc combattre la coalition des trônes, et la vaincre ou périr sous ses coups. Aussi, dans l'assemblée, aux Jacobins, partout, on disait qu'on devait s'occuper uniquement de la défense extérieure, et dès cet instant les questions de guerre et de finances furent constamment à l'ordre du jour.

On a vu quelle crainte s'inspiraient l'un à l'autre les deux partis intérieurs. Les jacobins croyaient voir un dangereux reste de royalisme dans cette résistance opposée à la condamnation de Louis XVI, et dans cette horreur qu'inspiraient à beaucoup de départemens les excès commis depuis le 10 août. Aussi doutèrent-ils de leur victoire jusqu'au dernier moment; mais la facile exécution du 21 janvier les avait enfin rassurés. Depuis lors ils commençaient à croire que la cause de la révolution pouvait être sauvée, et ils préparaient des adresses pour éclairer les départemens, et achever leur conversion. Les girondins, au contraire, déjà touchés du sort de la victime, et alarmés en outre de la victoire de leurs adversaires, commençaient à découvrir dans l'événement du 21 janvier le prélude de longues et sanglantes fureurs, et le premier fait du système inexorable qu'ils combattaient. On leur avait bien accordé la poursuite des auteurs de septembre, mais c'était là une concession sans résultat. En abandonnant Louis XVI, ils avaient voulu prouver qu'ils n'étaient pas royalistes; en leur abandonnant les septembriseurs, on voulait leur prouver qu'on ne protégeait pas le crime; mais cette double preuve n'avait satisfait ni rassuré personne. On voyait toujours en eux de faibles républicains et presque des royalistes, et ils voyaient toujours dans leurs adversaires des ennemis altérés de sang et de carnage. Roland, complètement découragé, non par le danger, mais par l'impossibilité manifeste d'être utile, donna sa démission le 23 janvier. Les jacobins s'en applaudirent, mais s'écrièrent aussitôt qu'il restait encore au ministère les traîtres Clavière et Lebrun, dont l'intrigant Brissot s'était rendu maître; que le mal n'était pas entièrement détruit; qu'il ne fallait pas se ralentir, mais au contraire redoubler de zèle jusqu'à ce qu'on eût écarté du gouvernement les intrigans, les girondins, les rolandins, les brissotins, etc…. Sur-le-champ les girondins demandèrent la réorganisation du ministère de la guerre, que Pache, par sa faiblesse envers les jacobins, avait mis dans l'état le plus déplorable. Après de violentes discussions, Pache fut renvoyé comme incapable. Ainsi les deux chefs qui partageaient le ministère, et dont les noms étaient de venus les deux points opposés de ralliement, furent exclus du gouvernement. La majorité de la convention crut avoir fait par là quelque chose pour la paix, comme si en supprimant les noms dont se servaient les passions ennemies, ces passions elles-mêmes n'eussent pas dû survivre pour trouver des noms nouveaux et continuer de se combattre. Beurnonville, l'ami de Dumouriez, et surnommé l'Ajax français, fut appelé à l'administration de la guerre. Il n'était connu encore des partis que par sa bravoure; mais son attachement à la discipline allait bientôt le mettre en opposition avec le génie désordonné des jacobins. Après ces mesures, on mit à l'ordre du jour les questions de finances, qui étaient les plus importantes dans ce moment suprême où la révolution avait à lutter avec toute l'Europe. En même temps on décida que dans quinze jours au plus tard le comité de constitution ferait son rapport, et qu'immédiatement après on s'occuperait de l'instruction publique. Un grand nombre d'hommes, qui ne comprenaient pas la cause des troubles révolutionnaires, se figuraient que c'était le défaut de lois qui amenait tous les malheurs de l'état, et que la constitution remédierait à tous les désordres. Aussi une partie des girondins et tous les membres de la Plaine ne cessaient de demander la constitution, et de se plaindre des retards qu'on y apportait, en disant que leur mission était de constituer. Ils le croyaient en effet; ils s'imaginaient tous qu'ils n'avaient été appelés que pour ce but, et que cette tâche pouvait être terminée en quelques mois. Ils n'avaient pas encore compris qu'ils étaient appelés, non à constituer, mais à combattre; que leur terrible mission était de défendre la révolution contre l'Europe et la Vendée; que bientôt, de corps délibérant qu'ils étaient, ils allaient se changer en une dictature sanglante, qui tout à la fois proscrirait les ennemis intérieurs, livrerait des batailles à l'Europe et aux provinces révoltées, et se défendrait en tous sens par la violence; que leurs lois, passagères comme une crise, ne seraient considérées que comme des mouvemens de colère; et que de leur oeuvre, la seule chose qui devait subsister, c'était la gloire de la défense, unique et terrible mission qu'ils avaient reçue de la destinée, et qu'ils ne jugeaient pas eux-mêmes encore devoir être la seule.

Cependant, soit l'accablement causé par une longue lutte, soit l'unanimité des avis sur les questions de guerre, tout le monde étant d'accord pour se défendre, et même pour provoquer l'ennemi, un peu de calme succéda aux terribles agitations produites par le procès de Louis XVI, et on applaudit encore Brissot dans ses rapports diplomatiques contre les puissances.

Telle était la situation intérieure de la France et l'état des partis qui la divisaient. Sa situation à l'égard de l'Europe était effrayante. C'était une rupture générale avec toutes les puissances. Jusqu'ici la France n'avait eu encore que trois ennemis déclarés, le Piémont, l'Autriche et la Prusse. La révolution, partout approuvée des peuples selon le degré de leurs lumières, partout odieuse aux gouvernemens selon le degré de leurs craintes, venait cependant de produire des sensations toutes nouvelles sur l'opinion du monde, par les terribles événemens du 10 août, des 2 et 3 septembre, et du 21 janvier. Moins dédaignée depuis qu'elle s'était si énergiquement défendue, mais moins estimée depuis qu'elle s'était souillée par des crimes, elle avait cessé d'intéresser aussi vivement les peuples, et d'être considérée avec autant de mépris par les gouvernemens.

La guerre allait donc devenir générale. On a vu l'Autriche se laissant, par des liaisons de famille, engager dans une guerre peu utile à ses intérêts; on a vu la Prusse dont l'intérêt naturel était de s'allier avec la France contre le chef de l'empire, se portant, par les raisons les plus frivoles, au-delà du Rhin, et compromettant ses armées dans l'Argonne; on a vu Catherine, autrefois philosophe, désertant comme tous les gens de cour la cause qu'elle avait d'abord embrassée par vanité, pour suivre la révolution à la fois par mode et par politique, exciter enfin Gustave; l'empereur d'Autriche et le roi de Prusse, pour les distraire de la Pologne et les rejeter sur l'Occident; on a vu le Piémont attaquant la France contre ses intérêts, mais par des raisons de parenté et de haine contre la révolution; les petites cours d'Italie, détestant notre nouvelle république, mais n'osant l'attaquer, la reconnaissant même à la vue de notre pavillon; la Suisse gardant une parfaite neutralité, la Hollande et la diète germanique ne s'expliquant pas encore, mais laissant apercevoir une malveillance profonde; l'Espagne observant une neutralité prudente sous l'influence du sage comte d'Aranda; et enfin l'Angleterre laissant la France se déchirer elle-même, le continent s'épuiser, les colonies se dévaster, et abandonnant ainsi le soin de sa vengeance aux désordres inévitables des révolutions.

La nouvelle impétuosité révolutionnaire allait déconcerter toutes ces neutralités calculées. Jusqu'ici Pitt avait raisonné sa conduite d'une manière assez juste. Dans sa patrie, une demi-révolution qui n'avait régénéré qu'à moitié l'état social, avait laissé subsister une foule d'institutions féodales, qui devaient être un objet d'attachement pour l'aristocratie et pour la cour, et un objet de réclamations pour l'opposition. Pitt avait un double but: premièrement, de modérer la haine aristocratique, de contenir l'esprit de réforme, et de conserver ainsi son ministère en dominant les deux partis; secondement, d'accabler la France sous ses propres désastres et sous la haine de tous les gouvernemens européens; il voulait en un mot rendre sa patrie maîtresse du monde, et être maître de sa patrie; c'était là le double objet qu'il poursuivait, avec l'égoïsme et la force d'esprit d'un grand homme d'état. La neutralité servait à merveille ses projets. En empêchant la guerre, il contenait la haine aveugle de sa cour pour la liberté; en laissant se développer sans obstacle tous les excès de la révolution française, il faisait tous les jours de sanglantes réponses aux apologistes de cette révolution, réponses qui ne prouvaient rien, mais qui produisaient un effet certain. Au célèbre Fox, l'homme le plus éloquent de l'opposition et de l'Angleterre, il répondait en citant les crimes de la France réformée. Burke, déclamateur véhément, était chargé d'énumérer ces crimes, et s'acquittait de ce soin avec une violence absurde; un jour même il alla jusqu'à jeter de la tribune un poignard qui, disait-il, était fabriqué par les propagandistes jacobins. Tandis qu'à Paris on accusait Pitt de payer des troubles, à Londres il accusait les révolutionnaires français de répandre l'argent pour exciter des révolutions, et nos émigrés accréditaient encore ces bruits en les répétant. Tandis que, par cette logique machiavélique, il désenchantait les Anglais de la liberté française, il soulevait l'Europe contre nous, et ses envoyés disposaient toutes les puissances à la guerre. En Suisse, il n'avait pas réussi; mais à La Haye, le docile stathouder, éprouvé par une première révolution, se défiant toujours de son peuple, et n'ayant d'autre appui que les flottes anglaises, lui avait donné toute espèce de satisfaction, et témoignait, par une foule de démonstrations hostiles, sa malveillance pour la France. C'est surtout en Espagne que Pitt employait le plus d'intrigues, pour décider cette puissance à la plus grande faute qu'elle ait jamais commise, celle de se réunir à l'Angleterre contre la France, sa seule alliée maritime. Les Espagnols avaient été peu émus par notre révolution, et c'étaient moins des raisons de sûreté et de politique que des raisons de parenté et des répugnances communes à tous les gouvernemens, qui indisposaient le cabinet de Madrid contre la république française. Le sage comte d'Aranda, résistant aux intrigues des émigrés, à l'humeur de l'aristocratie espagnole, et aux suggestions de Pitt, avait eu soin de ménager la susceptibilité de notre nouveau gouvernement. Renversé néanmoins en dernier lieu, et remplacé par don Manuel Godoï, depuis prince de la Paix, il laissait sa malheureuse patrie en proie aux plus mauvais conseils. Jusque là le cabinet de Madrid avait refusé de s'expliquer à l'égard de la France; au moment du jugement définitif de Louis XVI, il offrit la reconnaissance politique de la république, et sa médiation auprès de toutes les puissances, si on laissait au monarque détrôné la vie sauve. Pour toute réponse, Danton avait proposé la guerre, et l'assemblée adopta l'ordre du jour. Depuis ce temps, la disposition à la guerre ne fut plus douteuse. La Catalogne se remplissait de troupes. Dans tous les ports on armait avec activité, et une prochaine attaque était résolue. Pitt triomphait donc, et sans se déclarer encore, sans se compromettre trop précipitamment, il se donnait le temps d'élever sa marine à un état redoutable, il satisfaisait son aristocratie par ses préparatifs, il dépopularisait notre révolution par les déclamations qu'il payait; et tandis qu'il se renforçait ainsi en silence, il nous préparait une ligue accablante qui, en occupant toutes nos forces, ne nous permettrait ni de secourir nos colonies, ni d'arrêter les succès de la puissance anglaise dans l'Inde.

Jamais à aucune époque on ne vit l'Europe être saisie d'un pareil aveuglement, et commettre autant de fautes contre elle-même. Dans l'occident, en effet, on voyait l'Espagne, la Hollande, toutes les puissances maritimes, égarées par les passions aristocratiques, s'armer avec leur ennemie l'Angleterre, contre la France, leur seule alliée. On voyait encore la Prusse, par une inconcevable vanité, s'unir au chef de l'empire contre cette France dont le grand Frédéric avait toujours recommandé l'alliance. Le petit roi de Sardaigne tombait dans la même faute par des motifs à la vérité plus naturels, ceux de la parenté. Dans l'orient et le nord, on laissait Catherine commettre un crime contre la Pologne, un attentat contre la sûreté de l'Allemagne, pour le frivole avantage d'acquérir quelques provinces, et pour pouvoir encore déchirer la France sans distraction. On méconnaissait donc à la fois toutes les anciennes et utiles amitiés, et on cédait aux perfides suggestions des deux dominations les plus redoutables, pour s'armer contre notre malheureuse patrie, ancienne protectrice ou alliée de ceux qui l'attaquaient aujourd'hui. Tout le monde y contribuait, tout le monde se prêtait aux vues de Pitt et de Catherine; d'imprudens Français parcouraient l'Europe pour hâter ce funeste renversement de la politique et de la prudence, et pour attirer sur leur pays le plus affreux des orages. Et quels étaient les motifs d'une aussi étrange conduite! On livrait la Pologne à Catherine, parce qu'elle avait voulu régulariser son antique liberté; on livrait la France à Pitt, parce qu'elle avait voulu se donner la liberté qu'elle n'avait pas encore! Sans doute la France avait commis des excès: mais ces excès devaient s'accroître encore avec la violence de la lutte, et on allait, sans parvenir à immoler cette liberté détestée, préparer trente ans de la guerre la plus meurtrière, provoquer de vastes invasions, faire naître un conquérant, amener des désordres immenses, et finir par l'établissement des deux colosses qui dominent aujourd'hui l'Europe sur les deux élémens, l'Angleterre et la Russie.

Au milieu de cette conjuration générale, le Danemark seul, conduit par un ministre habile, et la Suède, délivrée des rêves présomptueux de Gustave, gardaient une sage réserve, que la Hollande et l'Espagne auraient dû imiter en se réunissant au système de la neutralité armée. Le gouvernement français avait parfaitement jugé ces dispositions générales, et l'impatience qui le caractérisait dans ce moment ne lui permettait pas d'attendre les déclarations de guerre, mais le portait au contraire à les provoquer. Depuis le 10 août il n'avait cessé de demander à être reconnu, mais il avait gardé encore quelque mesure à l'égard de l'Angleterre, dont la neutralité était précieuse à cause des ennemis qu'on avait déjà à combattre. Mais après le 21 janvier il avait mis toutes les considérations de côté, et il était décidé à une guerre universelle. Voyant que les hostilités cachées n'étaient pas moins dangereuses que les hostilités ouvertes, il se hâta de faire déclarer ses ennemis; aussi, dès le 22 janvier, la convention nationale passa en revue tous les cabinets, ordonna des rapports sur la conduite de chacun d'eux à l'égard de la France, et se prépara à leur déclarer la guerre s'ils tardaient à s'expliquer d'une manière catégorique.

Depuis le 10 août, l'Angleterre avait retiré son ambassadeur de Paris, et n'avait souffert l'ambassadeur français à Londres, M. de Chauvelin, que comme envoyé de la royauté renversée. Toutes ces subtilités diplomatiques n'avaient d'autre but que de satisfaire aux convenances à l'égard du roi enfermé au Temple, et en même temps de différer les hostilités, qu'il ne convenait pas de commencer encore. Cependant Pitt feignit de demander un envoyé secret pour expliquer ses griefs contre le gouvernement français. On envoya le citoyen Maret dans le mois de décembre. Il eut avec Pitt un entretien particulier. Après de mutuelles protestations, pour déclarer que l'entrevue n'avait rien d'officiel, qu'elle était tout amicale, et qu'elle n'avait d'autre motif que le désir bienveillant de contribuer à éclairer les deux nations sur leurs griefs réciproques, Pitt se plaignit de ce que la France menaçait les alliés de l'Angleterre, attaquait même leurs intérêts, et en preuve il cita la Hollande. Le grief principalement allégué fut l'ouverture de l'Escaut, mesure peut-être imprudente, mais généreuse, que les Français avaient prise en entrant dans les Pays-Bas. Il était absurde en effet que, pour procurer aux Hollandais le monopole de la navigation, les Pays-Bas, que traverse l'Escaut, ne pussent pas faire usage de ce fleuve. L'Autriche n'avait pas osé abolir cette servitude, mais Dumouriez le fit par ordre de son gouvernement, et les habitans d'Anvers virent avec joie des navires remonter l'Escaut jusque dans leur ville. La réponse était facile: car la France, en respectant les droits des voisins neutres, n'avait pas promis de consacrer des iniquités politiques, parce que des neutres y seraient intéressés. D'ailleurs le gouvernement hollandais s'était montré assez malveillant pour qu'on ne lui dût pas de si grands ménagemens. Le second grief allégué était le décret du 15 novembre, par lequel la convention nationale promettait secours à tous les peuples qui secoueraient le joug de la tyrannie. Ce décret imprudent peut-être, rendu dans un moment d'enthousiasme, ne signifiait pas, comme le prétendait Pitt, qu'on invitait tous les peuples à la révolte, mais que dans tous les pays en guerre avec la révolution, on prêterait secours aux peuples contre leurs gouvernemens. Pitt se plaignait enfin des menaces et des déclamations continuelles qui partaient des Jacobins contre tous les gouvernemens; et sous ce rapport les gouvernemens n'étaient pas en reste avec les jacobins, et on ne se devait rien en fait d'injures.

Cet entretien n'amena rien, et laissa voir seulement que l'Angleterre cherchait des longueurs pour différer la guerre, qu'elle voulait sans doute, mais qu'il ne lui convenait pas encore de déclarer. Cependant le célèbre procès du mois de janvier précipita les événemens: le parlement anglais fut soudainement réuni et avant le terme ordinaire. Une loi inquisitoriale fut rendue contre les Français qui voyageaient en Angleterre; la Tour de Londres fut armée; on ordonna la levée des milices; des préparatifs et des proclamations annoncèrent une guerre imminente. On excita la populace de Londres; on réveilla cette aveugle passion qui, en Angleterre, fait regarder une guerre contre la France comme un grand service national; on arrêta enfin des vaisseaux chargés de grains qui venaient dans nos ports; et à la nouvelle du 21 janvier, l'ambassadeur français, que jusque-là on avait refusé en quelque sorte de reconnaître, reçut l'ordre de sortir sous huit jours du royaume. La convention nationale ordonna aussitôt un rapport sur la conduite du gouvernement anglais envers la France, sur ses intelligences avec le stathouder des Provinces-Unies, et le 1er février, après avoir entendu Brissot, qui, pour un moment réunit les applaudissemens des deux partis, elle déclara solennellement la guerre à la Hollande et à la Angleterre. La guerre avec le gouvernement espagnol était imminente, et sans être encore déclarée, on la regardait comme telle. La France avait ainsi l'Europe tout entière pour ennemie; et la condamnation du 21 janvier fut l'acte par lequel elle avait rompu avec tous les trônes, et s'était engagée irrévocablement dans la carrière de la révolution.

Il fallait soutenir l'assaut terrible de tant de puissances conjurées, et quelque riche que fût la France en population et en matériel, il était difficile qu'elle pût résister à l'effort universel dirigé contre elle. Cependant, ses chefs n'en étaient pas moins remplis de confiance et d'audace. Les succès inespérés de la république dans l'Argonne et dans la Belgique leur avaient persuadé que tout homme, surtout le Français, pouvait devenir un soldat en six mois. Le mouvement qui agitait la France leur faisait croire en outre que la population entière pouvait être transportée sur les champs de bataille, et qu'ainsi il était possible de réunir jusqu'à trois ou quatre millions d'hommes, qui seraient bientôt des soldats, et surpasser de la sorte tout ce que pourraient faire tous les souverains de l'Europe ensemble. «Voyez, disaient-il, tous les royaumes; c'est une petite quantité d'hommes recrutés avec effort qui remplissent les cadres des armées; la population entière y est étrangère, et on voit une petite poignée d'individus enrégimentés décider du sort des empires les plus vastes. Mais supposez, au contraire, une nation tout entière arrachée à la vie privée, et s'armant pour sa défense, ne doit-elle pas détruire tous les calculs ordinaires? Qu'y a-t-il d'impossible à vingt-cinq millions d'hommes qui exécutent? Quant aux dépenses, elles ne les inquiétaient pas davantage. Le capital des biens nationaux s'augmentait chaque jour par l'émigration, et il excédait de beaucoup la dette. Dans le moment, ce capital n'avait pas de valeur par le défaut d'acheteurs; mais les assignats en tenaient la place, et leur valeur fictive suppléait à la valeur future des biens qu'ils représentaient. Au cours, ils étaient réduits à un tiers de leur valeur nominale; mais ce n'était qu'un tiers à ajouter à la circulation, et ce capital était si énorme qu'il suffisait au-delà de l'excédant qu'il fallait émettre. Après tout, ces hommes qu'on allait transporter sur le champ de bataille, vivaient bien dans leurs foyers, beaucoup même vivaient avec luxe, pourquoi ne vivraient-ils pas en campagne? La terre et le vivre peuvent-ils manquer à des hommes, quelque part qu'ils se trouvent? D'ailleurs l'ordre social tel qu'il existait avait des richesse plus qu'il n'en fallait pour suffire au besoin de tous; il n'y avait qu'à en faire une meilleure distribution; et pour cela on se proposait d'imposer les riches, et de leur faire supporter les frais de la guerre. Enfin, les états dans lesquels on allait pénétrer, ayant aussi un ancien ordre social à renverser, des abus à détruire, pourraient réaliser des profits immenses sur le clergé, la noblesse, la royauté, et ils devaient payer à la France le secours qu'on leur fournissait.

C'est ainsi que raisonnait l'ardente imagination de Cambon, et ces idées envahissaient toutes les têtes. L'ancienne politique des cabinets calculait autrefois sur cent et deux cent mille soldats, payés avec quelques taxes ou quelques revenus de domaine; maintenant c'est tout une masse d'hommes qui se levait elle-même, et se disait: Je composerai les armées; qui regardait à la somme générale des richesses, et se disait encore: Cette somme est suffisante, et, partagée entre, tous, elle suffira au besoin de tous. Sans doute ce n'était pas la nation entière qui tenait ce langage; mais c'était la portion la plus exaltée qui formait ces résolutions, et qui allait par tous les moyens les imposer à la masse de la nation.

Avant de montrer la distribution des ressources imaginées par les révolutionnaires français, il faut se reporter sur nos frontières, et y voir comment s'était achevée la dernière campagne. Son début avait été brillant, mais un premier succès, mal soutenu, n'avait servi qu'à étendre notre ligne d'opérations, et à provoquer de la part de l'ennemi un effort plus grand et plus décisif. Ainsi notre défense était devenue plus difficile, parce qu'elle était plus étendue; l'ennemi battu devait réagir avec énergie, et son effort redoublé allait concourir avec une désorganisation presque générale de nos armées. Ajoutez que le nombre des coalisés était doublé, car les Anglais sur nos côtes, les Espagnols sur les Pyrénées, les Hollandais vers le nord des Pays-Bas, nous menaçaient de nouvelles attaques.

Dumouriez s'était arrêté sur les bords de la Meuse, et n'avait pu pousser jusqu'au Rhin, par des raisons qui n'ont pas été assez appréciées, parce qu'on n'a pu s'expliquer les lenteurs qui avaient suivi la rapidité de ses premières opérations. Arrivé à Liège, la désorganisation de son armée était complète. Les soldats étaient presque nus; faute de chaussure, ils s'enveloppaient les pieds avec du foin; ils n'avaient, avec quelque abondance, que la viande et le pain, grâce à un marché que Dumouriez avait maintenu d'autorité. Mais l'argent manquait pour leur fournir le prêt, et ils pillaient les paysans, ou se battaient avec eux pour leur faire recevoir des assignats. Les chevaux mouraient de faim faute de fourrages, et ceux de l'artillerie avaient péri presque tous. Les privations, le ralentissement de la guerre, ayant dégoûté les soldats, tous les volontaires partaient en bandes, s'appuyant sur un décret qui déclarait que la patrie avait cessé d'être en danger. Il fallut un autre décret de la convention pour empêcher la désertion, et quelque sévère qu'il fût, la gendarmerie placée sur les routes suffisait à peine à arrêter les fuyards. L'armée était réduite d'un tiers. Ces causes réunies empêchèrent de poursuivre les Autrichiens avec toute la vivacité nécessaire. Clerfayt avait eu le temps de se retrancher sur les bords de l'Erft, Beaulieu du côté de Luxembourg; et il était impossible à Dumouriez, avec une armée réduite à trente ou quarante mille hommes, de chasser devant lui un ennemi retranché dans des montagnes et des bois; et appuyé sur Luxembourg, l'une des plus fortes places du monde. Si, comme on le répétait sans cesse, Custine, au lieu de faire des courses en Allemagne, se fût rabattu sur Coblentz, s'il s'était joint à Beurnonville pour prendre Trèves, et que tous deux eussent ensuite descendu sur le Rhin, Dumouriez s'y serait porté de son côté par Cologne; tous trois se donnant ainsi la main, Luxembourg se serait trouvé investi, et serait tombé par défaut de communications. Mais rien de tout cela n'avait eu lieu. Custine, voulant attirer la guerre de son côté, ne fit que provoquer inutilement une déclaration de la diète impériale, qu'irriter la vanité du roi de Prusse, et l'engager davantage dans la coalition; Beurnonville, réduit à ses propres forces, n'avait pu faire tomber Trèves et l'ennemi s'était maintenu à la fois dans l'électorat de Trèves et dans le duché de Luxembourg. En cet état de choses, Dumouriez, en s'avançant vers le Rhin, aurait découvert son flanc droit et ses derrières, et n'aurait pu d'ailleurs, dans la situation où se trouvait son armée, envahir le pays immense qui s'étend de la Meuse jusqu'au Rhin et jusqu'aux frontières de la Hollande, pays difficile, sans moyens de transports, coupé de bois, de montagnes, et occupé par un ennemi encore respectable. Certes Dumouriez, s'il en avait eu les moyens, aurait bien mieux aimé faire des conquêtes sur le Rhin que venir solliciter à Paris pour Louis XVI. Le zèle pour la royauté, qu'il s'est attribué à Londres pour se faire valoir, et que les jacobins lui ont imputé à Paris pour le perdre, n'était pas assez grand pour le faire renoncer à des victoires, et venir se compromettre au milieu des factions de la capitale. Il ne quitta le champ de bataille que parce qu'il n'y pouvait plus rien faire, et parce qu'il voulait, par sa présence auprès du gouvernement, terminer les difficultés qu'on lui avait suscitées en Belgique.

On a déjà vu au milieu de quels embarras allait le placer sa conquête. Le pays conquis désirait une révolution, mais ne la voulait pas entière et radicale comme la révolution de France. Dumouriez, par goût, par politique, par raison de prudence militaire, devait se prononcer naturellement pour les penchans modérés des pays qu'il occupait. Déjà on l'a vu en lutte pour épargner aux Belges les inconvéniens de la guerre, pour les faire participer au profit des approvisionnemens, enfin pour leur insinuer plutôt que leur imposer les assignats. Il n'était payé de tant de soins que par les invectives des jacobins. Cambon avait préparé une autre contrariété à Dumouriez en faisant rendre le décret du 15 décembre. «Il faut,» avait dit Cambon, au milieu des plus vifs applaudissemens, «nous déclarer pouvoir révolutionnaire dans les pays où nous entrons. Il est inutile de nous cacher; les despotes savent ce que nous voulons; il faut donc le proclamer hautement puisqu'on le devine, et que d'ailleurs la justice en peut être avouée. Il faut que, partout où nos généraux entreront, ils proclament la souveraineté du peuple, l'abolition de la féodalité, de la dîme, de tous les abus; que toutes les anciennes autorités soient dissoutes, que de nouvelles administrations locales soient provisoirement formées sous la direction de nos généraux; que ces administrations gouvernent le pays et avisent aux moyens de former des conventions nationales qui décideront de son sort; que sur-le-champ les biens de nos ennemis, c'est-à-dire les biens des nobles, de prêtres, des communautés, laïques ou religieuses, des églises, etc., soient séquestrés et mis sous la sauve-garde de la nation française, pour qu'il en soit tenu compte aux administrations locales, et pour qu'ils servent de gage aux frais de la guerre, dont les pays délivrés devront supporter une partie, puisque cette guerre a pour but de les affranchir. Il faut qu'après la campagne on entre en compte. Si la république a reçu en fournitures plus qu'il ne faut pour la portion de frais qu'on lui devra, elle paiera le surplus, sinon on le lui paiera à elle. Il faut que nos assignats, fondés sur la nouvelle distribution de la propriété, soient reçus dans les pays conquis, et que leur champ s'étende avec les principes qui les ont produits; qu'enfin le pouvoir exécutif envoie des commissaires pour s'entendre avec ces administrations provisoires, pour fraterniser avec elles, tenir les comptes de la république, et exécuter le séquestre décrété. Point de demi-révolution, ajoutait Cambon. Tout peuple qui ne voudra pas ce que nous proposons ici sera notre ennemi, et méritera d'être traité comme tel. Paix et fraternité à tous les amis de la liberté, guerre aux lâches partisans du despotisme; guerre aux châteaux, paix aux chaumières!»

Ces dispositions avaient été sur-le-champ consacrées par un décret, et mises à exécution dans toutes les provinces conquises. Aussitôt une nuée d'agens, choisis par le pouvoir exécutif dans les jacobins, s'étaient répandus dans la Belgique. Les administrations provisoires avaient été formées sous leur influence, et ils les poussaient à la plus excessive démagogie. Le bas peuple, excité par eux contre les classes moyennes, commettait les plus grands désordres. C'était l'anarchie de 93, qui, amenée progressivement chez nous par quatre années de trouble, se produisait là tout à coup, et sans aucune transition de l'ancien au nouvel ordre de choses. Ces proconsuls, revêtus de pouvoirs presque absolus, faisaient emprisonner, séquestrer hommes et biens; en faisant enlever toute l'argenterie des églises, ils avaient fort indisposé les malheureux Belges, très attachés à leur culte, et surtout donné lieu à beaucoup de malversations. Ils avaient formé des espèces de conventions pour décider du sort de chaque contrée, et, sous leur despotique influence, la réunion à la France fut votée à Liège, à Bruxelles, à Mons, etc… C'étaient là des malheurs inévitables, et d'autant plus grands, que la violence révolutionnaire se joignait, pour les produire, à la brutalité militaire. Des divisions d'un autre genre éclataient encore dans ce malheureux pays. Des agens du pouvoir exécutif prétendaient asservir à leurs ordres les généraux qui se trouvaient dans l'étendue de leur commissariat; et, si ces généraux n'étaient pas jacobins, comme il arrivait souvent, c'était une nouvelle occasion de querelles et de luttes, qui contribuaient à augmenter le désordre général. Dumouriez, indigné de voir ses conquêtes compromises, et par la désorganisation de son armée, et par la haine qu'on inspirait aux Belges, avait déjà traité durement quelques-uns de ces proconsuls, et était venu à Paris exprimer son indignation, avec la vivacité de son caractère, et la hauteur d'un général victorieux, qui se croyait nécessaire à la république.

Telle était notre situation sur ce principal théâtre de la guerre. Custine, rejeté dans Mayence, y déclamait contre la manière dont Beurnonville avait exécuté sa tentative sur Trèves. Kellermann se maintenait aux Alpes, à Chambéry et à Nice. Servan s'efforçait en vain de composer une armée aux Pyrénées; et Monge, aussi faible pour les jacobins que l'était Pache, avait laissé décomposer l'administration de la marine. Il fallait donc porter toute l'attention publique sur la défense des frontières. Dumouriez avait passé la fin de décembre et le mois de janvier à Paris, où il s'était compromis par quelques mots en faveur de Louis XVI, par son absence des Jacobins, où on l'annonçait sans cesse et où il ne paraissait jamais, enfin par ses liaisons avec son ancien ami Gensonné. Il avait rédigé quatre mémoires, l'un sur le décret du 15 décembre, l'autre sur l'organisation de l'armée, le troisième sur les fournitures, et le dernier sur le plan de campagne pour l'année qui s'ouvrait. Au bas de chacun de ces mémoires se trouvait sa démission, si on refusait d'admettre ce qu'il proposait.

L'assemblée avait, outre son comité diplomatique et son comité militaire, établi un troisième comité, extraordinaire, dit de défense générale, chargé de s'occuper universellement de tout ce qui intéressait la défense de la France. Il était fort nombreux, et tous les membres de l'assemblée pouvaient même, s'il leur plaisait, assister à ses séances. L'objet qu'on avait eu en le formant était de concilier les membres des partis opposés, et de les rassurer sur leurs intentions en les faisant travailler ensemble au salut commun. Robespierre, irrité d'y voir les girondins, y paraissait peu; ceux-ci étaient au contraire fort assidus. Dumouriez y comparut avec ses plans, ne fut pas toujours compris, déplut souvent par sa hauteur, et abandonna ses mémoires à leur sort. Il se retira donc à quelque distance de Paris, peu disposé à se démettre de son généralat, quoiqu'il en eût menacé la convention, et attendant le moment d'ouvrir la campagne.

Il était entièrement dépopularisé aux Jacobins, et calomnié tous les jours dans les feuilles de Marat, pour avoir soutenu la demi-révolution en Belgique, et y avoir affiché une grande sévérité contre les démagogues. On l'accusait d'avoir volontairement laissé échapper les Autrichiens de la Belgique; et, remontant même plus haut, on assurait publiquement qu'il avait ouvert les portes de l'Argonne à Frédéric-Guillaume, qu'il aurait pu détruire. Cependant les membres du conseil et des comités, qui cédaient moins aveuglément aux passions démagogiques, sentaient son utilité, et le ménageaient encore. Robespierre même le défendait, en rejetant tous les torts sur ses prétendus amis les girondins. On se mit ainsi d'accord pour lui donner toutes les satisfactions possibles, sans déroger cependant aux décrets rendus et aux principes rigoureux de la révolution. On lui rendit ses deux commissaires ordonnateurs Malus et Petit-Jean, on lui accorda de nombreux renforts, on lui promit des approvisionnemens suffisans, on adopta ses idées pour le plan général de campagne, mais on ne fit aucune concession, quant au décret du 15 décembre et à la nouvelle administration de l'armée. La nomination de Beurnonville, son ami, au ministère de la guerre, fut un nouvel avantage pour lui, et il put espérer de la part de l'administration le plus grand zèle à le pourvoir de tout ce dont il aurait besoin.

Il crût un moment que l'Angleterre le prendrait pour médiateur entre elle et la France, et il était parti pour Anvers avec cette espérance flatteuse. Mais la convention, fatiguée des perfidies de Pitt, avait, comme on l'a vu, déclaré la guerre à la Hollande et à l'Angleterre. Cette déclaration le trouva donc à Anvers, et voici ce qui fut résolu, en partie d'après ses plans, pour la défense du territoire. On convint de porter les armées à cinq cent deux mille hommes, et on trouvera que c'était peu, si on songe à l'idée qu'on s'était faite de la puissance de la France, et comparativement à la force à laquelle on les éleva plus tard. On devait garder la défensive à l'Est et au Midi; demeurer en observation le long des Pyrénées et des côtes, et déployer toute l'audace de l'offensive dans le Nord, où, comme l'avait dit Dumouriez, «on ne pouvait se défendre qu'en gagnant des batailles.» Pour exécuter ce plan, cent cinquante mille hommes devaient occuper la Belgique et couvrir la frontière de Dunkerque à la Meuse; cinquante mille devaient garder l'espace compris entre la Meuse et la Sarre; cent cinquante mille s'étendre le long du Rhin et des Vosges, de Mayence à Besançon et à Gex. Enfin une réserve était préparée à Châlons, avec le matériel nécessaire pour se rendre partout où le besoin l'exigerait. On faisait garder la Savoie et Nice par deux armées de soixante-dix mille hommes chacune; les Pyrénées par une de quarante mille; on plaçait sur les côtes de l'Océan et de la Bretagne quarante-six mille hommes, dont partie servirait à l'embarquement, s'il était nécessaire. Sur ces cinq cent deux mille hommes, il y en avait cinquante mille de cavalerie et vingt mille d'artillerie. Telle était la force projetée; mais la force effective était bien moindre, et se réduisait à deux cent soixante-dix mille hommes, dont cent mille dans les diverses parties de la Belgique, vingt-cinq mille sur la Moselle, quarante-cinq mille à Mayence, sous les ordres de Custine, trente mille sur le Haut-Rhin, quarante mille en Savoie et à Nice, et trente mille au plus dans l'intérieur. Mais pour arriver au complet, l'assemblée décréta que le recrutement se ferait dans les gardes nationales; que tout membre de cette garde, non marié, ou marié sans enfans, ou veuf sans enfans, était à la disposition du pouvoir exécutif, depuis dix-huit ans jusqu'à quarante-cinq. Elle ajouta que trois cent mille hommes étaient encore nécessaires pour résister à la coalition, et que le recrutement ne s'arrêterait que lorsque ce nombre serait atteint[Décret du 24 février.] En même temps on ordonna l'émission de huit cents millions d'assignats, et la coupe des bois de la Corse pour les constructions de la marine.

En attendant l'accomplissement de ces projets, on entra en campagne avec deux cent soixante-dix mille hommes. Dumouriez en avait trente mille sur l'Escaut, et environ soixante-dix mille sur la Meuse. Envahir rapidement la Hollande était un projet audacieux qui fermentait dans toutes les têtes, et auquel Dumouriez était forcément entraîné par l'opinion générale. Plusieurs plans furent proposés. L'un, imaginé par les réfugiés bataves sortis de leur patrie après la révolution de 1787, consistait à envahir la Zélande avec quelques mille hommes, et à s'emparer du gouvernement, qui voulait s'y retirer. Dumouriez avait feint de se prêter à ce plan, mais il le trouvait stérile, parce que c'était se réduire à l'occupation d'une partie peu considérable et d'ailleurs peu importante de la Hollande. Le second lui appartenait; il consistait à descendre la Meuse par Venloo jusqu'à Grave, à se rabattre de Grave sur Nimègue, et à fondre ensuite sur Amsterdam. Ce projet eût été le plus sûr, si on avait pu prévoir l'avenir. Mais, placé à Anvers, Dumouriez en conçut un troisième, plus hardi, plus prompt, plus convenable à l'imagination révolutionnaire, et plus fécond en résultats décisifs, s'il eût réussi. Tandis que ses lieutenans, Miranda, Valence, Dampierre et autres, descendraient la Meuse, en occupant Maëstricht, dont on n'avait pas voulu s'emparer l'année précédente, et Venloo, qui ne devait pas résister long-temps, Dumouriez avait le projet de prendre avec lui vingt-cinq mille hommes, et de se porter furtivement entre Berg-op-Zoom et Breda, d'arriver ainsi au Moerdik, de traverser la petite mer du Bielbos, et de courir par les embouchures des fleuves jusqu'à Leyde et Amsterdam. Ce plan audacieux n'était pas moins fondé que beaucoup d'autres qui ont réussi; et, s'il était hasardeux, il offrait cependant de bien plus grands avantages que celui d'attaquer directement par Venloo et Nimègue. En prenant ce dernier parti, Dumouriez attaquait de front les Hollandais, qui avaient déjà fait tous leurs préparatifs entre Grave et Gorkum, et il leur donnait même le temps de se renforcer d'Anglais et de Prussiens. Au contraire, en passant par l'embouchure des fleuves, il pénétrait par l'intérieur de la Hollande, qui n'était pas défendu, et s'il surmontait l'obstacle des eaux, la Hollande était à lui. En revenant d'Amsterdam, il prenait les défenses à revers, et faisait tout tomber entre lui et ses lieutenans, qui devaient le joindre par Nimègue et Utrecht.

Il était naturel qu'il prît le commandement de l'armée d'expédition, parce que c'était là qu'il fallait le plus de promptitude, d'audace et d'habileté. Ce projet avait le danger de tous les plans d'offensive, c'était de s'exposer soi-même à l'invasion en se découvrant. Ainsi la Meuse restait ouverte aux Autrichiens; mais, dans le cas d'une offensive réciproque, l'avantage reste à celui qui résiste le mieux au danger, et cède le moins vite à la terreur de l'invasion.

Dumouriez envoya sur la Meuse Thouvenot dans lequel il avait toute confiance; il fit connaître à ses lieutenans Valence et Miranda les projets qu'il leur avait cachés jusque-là; il leur enjoignit de hâter les sièges de Maëstricht et de Venloo, et, en cas de retard, de se succéder devant ces places, de manière à faire toujours des progrès vers Nimègue. Il leur recommanda encore de fixer des points de ralliement autour de Liège et d'Aix-la-Chapelle, afin de réunir les quartiers dispersés, et de pouvoir résister à l'ennemi, s'il venait en force troubler les sièges qu'on devait exécuter sur la Meuse.

Dumouriez partit aussitôt d'Anvers avec dix-huit mille hommes réunis à la hâte. Il divisa sa petite armée en plusieurs corps, qui avaient ordre de faire des sommations aux diverses places fortes, sans cependant s'arrêter à commencer des sièges. Son avant-garde devait se hâter d'enlever les bateaux et les moyens de transport, tandis que lui, avec un gros de troupes, se tiendrait à portée de donner secours à ceux de ses lieutenans qui en auraient besoin. Le 17 février 1793, il pénétra sur le territoire hollandais en publiant une proclamation où il promettait amitié aux Bataves, et guerre seulement au stathouder et à l'influence anglaise. On s'avança en laissant le général Leclerc devant Berg-op-Zoom, en portant le général Berneron devant Klundert et Willemstadt, et en donnant à l'excellent ingénieur d'Arçon la mission de feindre une attaque sur l'importante place de Breda. Dumouriez était avec l'arrière-garde à Sevenberghe. Le 25, le général Berneron s'empara du fort de Klundert, et se porta devant Willemstadt. Le général d'Arçon lança quelques bombes sur Breda. Cette place était réputée très forte; la garnison était suffisante, mais mal commandée, et, après quelques heures, elle se rendit à une armée d'assiégeans qui n'était guère plus forte qu'elle-même. Les Français entrèrent dans Breda le 27 et s'emparèrent d'un matériel considérable, consistant en deux cent cinquante bouches à feu, trois cents milliers de poudre et cinq mille fusils. Après avoir laissé garnison dans Breda, le général d'Arçon se rendit le 1er mars devant Gertruydenberg, place très forte aussi, et s'empara le même jour de tous les travaux avancés. Dumouriez s'était rendu au Moerdik, et réparait les retards de son avant-garde. Cette suite de surprises si heureuses sur des places capables d'une longue résistance, jetait beaucoup d'éclat sur le début de cette tentative; mais des retards imprévus contrariaient le passage du bras de mer, opération la plus difficile de ce projet. Dumouriez avait d'abord espéré que son avant-garde, agissant plus promptement, traverserait le Bielbos au moyen de quelques bateaux, occuperait l'île de Dort, gardée tout au plus par quelques cents hommes, et s'emparant d'une nombreuse flottille, la ramènerait sur l'autre bord, pour transporter l'armée. Des délais inévitables empêchèrent l'exécution de cette partie du plan. Dumouriez tâcha d'y suppléer en s'emparant de tous les bateaux qu'il put trouver, et en réunissant des charpentiers pour se composer une flottille. Cependant il avait besoin de se hâter, car l'armée hollandaise se réunissait à Gorkum, au Stry et à l'île de Dort; quelques chaloupes ennemies et une frégate anglaise menaçaient son embarquement, et canonnaient son camp, appelé par nos soldats le camp des Castors. Ils avaient en effet construit des huttes de paille, et, encouragés par la présence de leur général, ils bravaient le froid, les privations, les dangers, l'avenir d'une entreprise aussi audacieuse, et ils attendaient avec impatience le moment de passer sur la rive opposée. Le 3 mars, le général Deflers arriva avec une nouvelle division; le 4, Gertruydenberg ouvrit ses portes, et tout fut préparé pour opérer le passage du Bielbos.

Pendant ce temps, la lutte continuait entre les deux partis de l'intérieur. La mort de Lepelletier avait déjà donné occasion aux montagnards de se dire menacés dans leurs personnes, et on n'avait pu leur refuser de renouveler dans l'assemblée le comité de surveillance. Ce comité avait été composé de montagnards qui, pour premier acte, firent arrêter Gorsas, député et journaliste attaché aux intérêts de la Gironde. Les jacobins avaient encore obtenu un autre avantage, c'était la suspension des poursuites décrétées le 20 janvier contre les auteurs de septembre. A peine ces poursuites avaient-elles été commencées, qu'on découvrit des preuves accablantes contre les principaux révolutionnaires, et contre Danton lui-même. Alors les jacobins s'étaient soulevés, avaient soutenu que tout le monde était coupable dans ces journées, parce que tout le monde les avait crues nécessaires, et les avait souffertes; ils osèrent même dire que le seul tort de ces journées était d'être restées incomplètes; et ils demandèrent la suspension des procédures dont on se servait pour attaquer les plus purs révolutionnaires. Conformément à leurs demandes, les procédures furent suspendues, c'est-à-dire abolies, et une députation de jacobins s'était aussitôt rendue auprès du ministre de la justice, pour qu'il dépêchât des courriers extraordinaires, à l'effet d'arrêter les poursuites déjà commencées contre les frères de Meaux.

On a déjà vu que Pache avait été obligé de quitter le ministère, et que Roland avait donné volontairement sa démission. Cette concession réciproque ne calma point les haines. Les jacobins peu satisfaits demandaient qu'on instruisît le procès de Roland. Ils disaient qu'il avait ravi à l'état des sommes énormes, et placé à Londres plus de douze millions; que ses richesses étaient employées à pervertir l'opinion par des écrits, et à exciter des séditions, en accaparant des grains; ils voulaient qu'on instruisît aussi contre Clavière, Lebrun et Beurnonville, tous traîtres, suivant eux, et complices des intrigues des girondins. En même temps, ils préparaient un dédommagement bien autrement précieux à leur, complaisant destitué. Chambon, le successeur de Pétion dans la mairie de Paris, avait abdiqué des fonctions trop au-dessus de sa faiblesse. Les jacobins songèrent aussitôt à Pache, auquel ils trouvèrent le caractère sage et impassible d'un magistrat. Ils s'applaudirent de cette idée, la communiquèrent à la commune, aux sections, à tous les clubs, et les Parisiens entraînés par eux vengèrent Pache de sa disgrâce en le nommant leur maire. Pourvu que Pache fût aussi docile à la mairie qu'au ministère de la guerre, la domination des jacobins était assurée dans Paris, et dans ce choix ils avaient consulté autant leur utilité que leurs passions.

La difficulté des subsistances et les embarras du commerce étaient toujours des sujets continuels de désordre et de plaintes, et de décembre en février, le mal s'était considérablement accru. La crainte des troubles et du pillage, la répugnance des cultivateurs à recevoir du papier, la cherté des prix provenant de la grande abondance du numéraire fictif, étaient, comme nous l'avons dit, les causes qui empêchaient le facile commerce des grains, et produisaient la disette. Cependant les efforts administratifs des communes suppléaient, jusqu'à un certain point, à l'activité du commerce, et les denrées ne manquaient pas dans les marchés, mais elles y étaient d'un prix exorbitant. La valeur des assignats diminuant chaque jour en raison de leur masse, il en fallait toujours davantage pour acquérir la même somme d'objets, et c'est ainsi que les prix devenaient excessifs. Le peuple, ne recevant que la même valeur nominale pour son travail, ne pouvait plus atteindre aux objets de ses besoins, et se répandait en plaintes et en menaces. Le pain n'était pas la seule chose dont le prix fût excessivement augmenté: le sucre, le café, la chandelle, le savon, avaient doublé de valeur. Les blanchisseuses étaient venues se plaindre à la convention de payer trente sous le savon, qu'elles ne payaient autrefois que quatorze. En vain on disait au peuple d'augmenter le prix de son travail, pour rétablir la proportion entre ses salaires et sa consommation; il ne pouvait se concerter pour y parvenir, et il criait contre les riches, contre les accapareurs, contre l'aristocratie marchande; il demandait enfin le moyen le plus simple, la taxe forcée et le maximum. Les jacobins, les membres de la commune, qui étaient peuple par rapport à l'assemblée, mais qui, par rapport au peuple lui-même, étaient des assemblées presque éclairées, sentaient les inconvéniens de la taxe. Quoique plus portés que la convention à l'admettre, ils résistaient cependant, et on entendait aux Jacobins, Dubois de Crancé, les deux Robespierre, Thuriot et autres montagnards, s'élever tous les jours contre le projet du maximum. Chaumette et Hébert faisaient de même à la commune, mais les tribunes murmuraient, et leur répondaient quelquefois par des huées. Souvent des députations des sections venaient reprocher à la commune sa modération, et sa connivence avec les accapareurs. C'était dans ces assemblées de sections que se réunissaient les dernières classes des agitateurs, et on y voyait régner un fanatisme révolutionnaire encore plus ignorant et plus emporté qu'à la commune et aux jacobins. Coalisées avec les Cordeliers, où se rendaient tous les hommes d'exécution, les sections produisaient tous les troubles de la capitale. Leur infériorité et leur obscurité, en les exposant à plus d'agitations, les exposaient aussi à des menées en sens contraires; et c'était là que les restes de l'aristocratie osaient se montrer, et faire quelques essais de résistance. Les anciennes créatures de la noblesse, les anciens domestiques des émigrés, tous les oisifs turbulens qui, entre les deux causes opposées, avaient préféré la cause aristocratique, se rendaient dans quelques sections où une bourgeoisie honnête persévérait en faveur des girondins, et se cachaient derrière cette opposition raisonnable et sage pour combattre les montagnards, et travailler en faveur de l'étranger et de l'ancien régime. Dans ces luttes, la bourgeoisie honnête se retirait le plus souvent; les deux classes extrêmes d'agitateurs restaient alors en présence, et se combattaient dans cette région inférieure avec une violence effrayante. Tous les jours, d'horribles scènes avaient lieu pour des pétitions à faire à la commune, aux jacobins ou à l'assemblée. Suivant le résultat de la lutte, il sortait de ces orages des adresses contre septembre et le maximum, ou des adresses contre les appelans, les aristocrates et les accapareurs.

La commune repoussait les pétitions incendiaires des sections, et les engageait à se défier des agitateurs secrets qui voulaient y introduire le désordre. Elle remplissait, par rapport aux sections, le rôle que la convention emplissait à son égard. Les jacobins n'ayant pas comme la commune des fonctions déterminées à exercer, s'occupant en revanche à raisonner sur tous les sujets, avaient de grandes prétentions philosophiques, et aspiraient à mieux comprendre l'économie sociale que les sections et le club des Cordeliers. Ils affectaient donc en beaucoup de choses de ne pas partager les passions vulgaires de ces assemblées subalternes, et ils condamnaient la taxe comme dangereuse pour la liberté du commerce. Mais, pour substituer un autre moyen à celui qu'ils repoussaient, ils proposaient de faire prendre les assignats au pair, et de punir de mort quiconque refuserait de les recevoir selon la valeur portée sur leur titre, comme si ce n'eût pas été là une autre manière d'attaquer la liberté du commerce. Ils voulaient encore qu'on s'engageât réciproquement à ne plus prendre ni sucre, ni café, pour en faire baisser forcément la valeur; enfin, ils avaient imaginé d'arrêter la création des assignats, et d'y suppléer par des emprunts sur les riches, emprunts forcés, et répartis d'après le nombre des domestiques, des chevaux, etc… Toutes ces propositions n'empêchaient pas le mal de s'accroître et de rendre une crise inévitable. En attendant qu'elle éclatât, on se reprochait réciproquement les malheurs publics. On accusait les girondins de s'entendre avec les riches et les accapareurs, pour affamer le peuple, pour le porter à des émeutes, et pour en prendre occasion de porter de nouvelles lois martiales, on les accusait même de vouloir amener l'étranger par des désordres, reproche absurde, mais qui devint mortel. Les girondins répondaient par les mêmes accusations. Ils reprochaient à leurs adversaires de causer la disette et les troubles par les craintes qu'ils inspiraient au commerce, et de vouloir arriver par les troubles à l'anarchie, par l'anarchie au pouvoir, et peut-être à la domination étrangère.

Déjà la fin de février approchait, et la difficulté de se procurer les denrées avait poussé l'irritation du peuple au dernier terme. Les femmes, apparemment plus touchées de ce genre de souffrances, étaient dans une extrême agitation. Elles se présentèrent aux Jacobins le 22, pour demander qu'on leur prêtât la salle, où elles voulaient délibérer sur la cherté des subsistances, et préparer une pétition à la convention nationale. On savait que le but de cette pétition serait de proposer le maximum, et la demande fut refusée. Les tribunes traitèrent alors les jacobins comme elles traitaient quelquefois l'assemblée; à bas les accapareurs! à bas les riches! fut le cri général. Le président fut obligé de se couvrir pour apaiser le tumulte, et on y expliqua ce manque de respect en disant qu'il y avait des aristocrates déguisés dans la salle des séances. Robespierre, Dubois de Crancé, s'élevèrent de nouveau contre le projet de la taxe, recommandèrent au peuple de se tenir tranquille, pour ne pas donner prétexte à ses adversaires de le calomnier, et ne pas leur fournir l'occasion de rendre des lois meurtrières.

Marat, qui avait la prétention d'imaginer toujours les moyens les plus simples et les plus prompts, écrivit dans sa feuille, le 25 au matin, que jamais l'accaparement ne cesserait, si on n'employait des moyens plus sûrs que tous ceux qu'on avait proposés jusque-là. S'élevant contre les monopoleurs, les marchands de luxe, les suppôts de la chicane, les robins, les ex-nobles, que les infidèles mandataires du peuple encourageaient au crime par l'impunité, il ajoutait: «Dans tout pays où les droits du peuple ne seraient pas de vains titres, consignés fastueusement dans une simple déclaration, le pillage de quelques magasins, à la porte desquels on pendrait les accapareurs, mettrait bientôt fin à ces malversations, qui réduisent cinq millions d'hommes au désespoir, et qui en font périr des milliers de misère. Les députés du peuple ne sauront-ils donc jamais que bavarder sur ses maux sans en proposer le remède?»

C'était le 25 au matin que ce fou orgueilleux écrivait ces paroles. Soit qu'elles eussent réellement agi sur le peuple, soit que l'irritation portée à son comble ne pût déjà plus se contenir, une multitude de femmes s'assemblèrent en tumulte devant les boutiques des épiciers. D'abord on se plaignit du prix des denrées, et on en demanda tumultueusement la réduction. La commune n'avait pas été prévenue; le commandant Santerre était allé à Versailles pour organiser un corps de cavalerie, et aucun ordre n'était donné pour mettre la force publique en mouvement. Aussi les perturbateurs ne trouvèrent aucun obstacle, et purent passer des menaces aux violences et au pillage. Le rassemblement commença dans les rues de la Vieille-Monnaie, des Cinq-Diamans et des Lombards. On exigea d'abord que tous les objets fussent réduits à moitié prix; le savon à seize sous, le sucre à vingt-cinq, la cassonade à quinze, la chandelle à treize. Une grande quantité de denrées furent forcément arrachées à ce taux, et le prix en fut compté par les acheteurs aux épiciers. Mais bientôt on ne voulut plus payer, et on enleva les marchandises sans donner en échange aucune partie de leur valeur. La force armée accourue sur un point fut repoussée, et on cria de tous côtés: A bas les baïonnettes! L'assemblée, la commune, les Jacobins, étaient en séance. L'assemblée écoutait un rapport sur ce sujet; le ministre de l'intérieur lui démontrait que les denrées abondaient dans Paris, mais que le mal provenait de la disproportion entre la valeur du numéraire et celle des denrées elles-mêmes. Aussitôt l'assemblée, voulant parer aux difficultés du moment, alloua de nouveaux fonds à la commune, pour faire délivrer des subsistances à meilleur prix. Dans le même instant, la commune, partageant ses sentimens et son zèle, se faisait rapporter les événemens, et ordonnait des mesures de police. A chaque nouveau fait qu'on venait lui dénoncer, les tribunes criaient tant mieux! A chaque moyen proposé, elles criaient à bas! Chaumette et Hébert étaient hués pour avoir proposé de battre la générale et de requérir la force armée. Cependant il fut arrêté que deux fortes patrouilles, précédées de deux officiers municipaux, seraient envoyées pour rétablir l'ordre, et que vingt-sept autres officiers municipaux iraient faire des proclamations dans les sections.

Le désordre s'était propagé, on pillait dans différentes rues, et on proposait même de passer des épiciers chez les marchands. Pendant ce temps, des gens de tous les partis saisissaient l'occasion de se reprocher ce désordre, et les maux qui en étaient la cause. «Quand vous aviez un roi, disaient dans les rues les partisans du régime aboli, vous n'étiez pas réduits à payer les choses aussi cher, ni exposés à des pillages. —Voilà, disaient les partisans des girondins, où nous conduiront le système de la violence et l'impunité des excès révolutionnaires.»

Les montagnards en étaient désolés, et soutenaient que c'étaient des aristocrates déguisés, des fayettistes, des rolandins, des brissotins qui, dans les groupes, excitaient le peuple à ces pillages. Ils assuraient avoir trouvé dans la foule des femmes de haut rang, des gens à poudre, des domestiques de grands seigneurs, qui distribuaient des assignats pour entraîner le peuple dans les boutiques. Enfin, après plusieurs heures, la force armée se trouva réunie; Santerre revint de Versailles; les ordres nécessaires furent donnés; le bataillon des Brestois, présent à Paris, déploya beaucoup de zèle et d'assurance, et on parvint à dissiper les pillards.

Le soir il y eut une vive discussion aux Jacobins. On déplora ces désordres, malgré les cris des tribunes et malgré leurs démentis. Collot-d'Herbois, Thuriot, Robespierre furent unanimes pour conseiller la tranquillité, et rejeter les excès sur les aristocrates et les girondins. Robespierre fit sur ce sujet un long discours où il soutint que le peuple était impeccable, qu'il ne pouvait jamais avoir tort, et que, si on ne l'égarait pas, il ne commettrait jamais aucune faute. Il soutint que dans ces groupes de pillards on plaignait le roi mort, qu'on y disait du bien du côté droit de l'assemblée, qu'il l'avait entendu lui-même, et que par conséquent il ne pouvait pas y avoir de doute sur les véritables instigateurs qui avaient égaré le peuple. Marat lui-même vint conseiller le bon ordre, condamner les pillages qu'il avait prêchés le matin dans sa feuille, et les imputer aux girondins et aux royalistes.

Le lendemain, les plaintes accoutumées et toujours inutiles retentirent dans l'assemblée. Barrère s'éleva avec force contre les crimes de la veille. Il fit remarquer les retards apportés par les autorités dans la répression du désordre. Les pillages en effet avaient commencé à dix heures du matin, et à cinq heures du soir la force armée n'était pas encore réunie. Barrère demanda que le maire et le commandant général fussent mandés pour expliquer les motifs de ce retard. Une députation de la section de Bon-Conseil appuyait cette demande. Salles prend alors la parole; il propose un acte d'accusation contre l'instigateur des pillages, contre Marat, et lit l'article inséré la veille dans sa feuille. Souvent on avait demandé une accusation contre les provocateurs au désordre, et particulièrement contre Marat; l'occasion ne pouvait être plus favorable pour les poursuivre, car jamais le désordre n'avait suivi de plus près la provocation. Marat, sans se déconcerter, soutient à la tribune qu'il est tout naturel que le peuple se fasse justice des accapareurs, puisque les lois sont insuffisantes, et qu'il faut envoyer aux Petites-Maisons ceux qui proposent de l'accuser. Buzot demande l'ordre du jour sur la proposition d'accuser monsieur Marat, «La loi est précise, dit-il, mais monsieur Marat incidentera sur ses expressions, le jury sera embarrassé, et il ne faut pas préparer un triomphe à monsieur Marat, en présence de la justice elle-même.» Un membre demande que la convention déclare à la république qu'hier matin Marat a conseillé le pillage, et qu'hier soir on a pillé. Une foule de propositions se succèdent; enfin on s'arrête à celle de renvoyer sans distinction tous les auteurs des troubles aux tribunaux ordinaires. «Eh bien! s'écrie alors Marat, rendez un acte d'accusation contre moi-même, afin que la convention prouve qu'elle a'perdu toute pudeur!» A ces mots, un grand tumulte s'élève; sur-le-champ la convention renvoie devant les tribunaux Marat et tous les auteurs des délits commis dans la journée du 25. La proposition de Barrère est adoptée. Santerre et Pache sont mandés à la barre. De nouvelles dispositions sont prises contre les agens supposés de l'étranger et de l'émigration. Dans le moment, cette opinion d'une influence étrangère s'accréditait de toutes parts. La veille, on avait ordonné de nouvelles visites domiciliaires dans toute la France, pour arrêter les émigrés et les voyageurs suspects; ce même jour, on renouvela l'obligation des passe-ports, on enjoignit à tous les aubergistes ou logeurs de déclarer les étrangers logés chez eux; on ordonna enfin un nouveau recensement de tous les citoyens des sections.

Marat devait être enfin accusé, et le lendemain il écrivit dans sa feuille les lignes suivantes:

«Indigné de voir les ennemis de la chose publique machiner éternellement contre le peuple; révolté de voir les accapareurs en tout genre se coaliser pour le réduire au désespoir par la détresse et la faim; désolé de voir que les mesures prises par la convention pour arrêter ces conjurations n'atteignaient pas le but; excédé des gémissemens des infortunés qui viennent chaque matin me demander du pain, en accusant la convention de les laisser périr de misère, je prends la plume pour ventiler les meilleurs moyens de mettre enfin un terme aux conspirations des ennemis publics et aux souffrances du peuple. Les idées les plus simples sont celles qui se présentent les premières à un esprit bien fait, qui ne veut que le bonheur général sans aucun retour sur lui-même: je me demande donc pourquoi nous ne ferions pas tourner contre des brigands publics les moyens qu'ils emploient pour ruiner le peuple et détruire la liberté. En conséquence, j'observe que dans un pays où les droits du peuple ne seraient pas de vains titres, consignés fastueusement dans une simple déclaration, le pillage de quelques magasins à la porte desquels on pendrait les accapareurs, mettrait bientôt fin à leurs malversations! Que font les meneurs de la faction des hommes d'état? ils saisissent avidement cette phrase, puis ils se hâtent d'envoyer des émissaires parmi les femmes attroupées devant les boutiques des boulangers, pour les pousser à enlever, à prix coûtant, du savon, des chandelles et du sucre, de la boutique des épiciers détaillistes, tandis que ces émissaires pillent eux-mêmes les boutiques des pauvres épiciers patriotes: puis ces scélérats gardent le silence tout le jour, ils se concertent la nuit dans un conciliabule nocturne, tenu rue de Rohan, chez la catin du contre-révolutionnaire Valazé, et ils viennent le lendemain me dénoncer à la tribune comme provocateur des excès dont ils sont les premiers auteurs.»

La querelle devenait chaque jour plus acharnée. On se menaçait déjà ouvertement; beaucoup de députés ne marchaient qu'avec des armes, et on commençait à dire, avec autant de liberté que dans les mois de juillet et d'août de l'année précédente, qu'il fallait se sauver par l'insurrection, et supprimer la partie gangrenée de la représentation nationale. Les girondins se réunissaient le soir en grand nombre chez l'un d'eux, Valazé, et là ils étaient fort incertains sur ce qu'ils avaient à faire. Les uns croyaient, les autres ne croyaient pas à des périls prochains. Certains d'entre eux, comme Salles et Louvet, supposaient des conspirations imaginaires, et appelant l'attention sur des chimères, la détournaient du danger véritable. Errant de projets en projets, et placés au milieu de Paris, sans aucune force à leur disposition, et ne comptant que sur l'opinion des départemens, immense il est vrai, mais inerte, ils pouvaient tous les jours succomber sous un coup de main. Ils n'avaient pas réussi à composer une force départementale; les troupes des fédérés, spontanément arrivées à Paris depuis la réunion de la convention, étaient en partie gagnées, en partie rendues aux armées, et ils ne pouvaient guère compter que sur quatre cents Brestois, dont la ferme contenance avait arrêté les pillages. A défaut de garde départementale, ils avaient essayé en vain de transporter la direction de la force publique de la commune au ministère de l'intérieur. La Montagne, furieuse, avait intimidé la majorité, et l'avait empêchée de voter une pareille mesure. Déjà même on ne comptait plus que sur quatre-vingts députés inaccessibles à la crainte et fermes dans les délibérations. Dans cet état de choses, il ne restait aux girondins qu'un moyen, aussi impraticable que tous les autres, celui de dissoudre la convention. Ici encore les fureurs de la Montagne les empêchaient d'obtenir une majorité. Dans ces incertitudes, qui provenaient non pas de faiblesse, mais d'impuissance, ils se reposaient sur la constitution. Par le besoin d'espérer quelque chose, ils se flattaient que le joug des lois enchaînerait les passions, et mettrait fin à tous les orages. Les esprits spéculatifs aimaient surtout à se reposer sur cette idée. Condorcet avait lu son rapport au nom du comité de constitution, et il avait excité un soulèvement général. Condorcet, Pétion, Sieyès, furent chargés d'imprécations aux Jacobins. On ne vit dans leur république qu'une aristocratie toute faite pour quelques talens orgueilleux et despotiques. Aussi les montagnards ne voulaient plus qu'on s'en occupât, et beaucoup de membres de la convention, sentant déjà que leur occupation ne serait pas de constituer, mais de défendre la révolution, disaient hardiment qu'il fallait renvoyer la constitution à l'année suivante, et pour le moment ne songer qu'à gouverner et se battre. Ainsi le long règne de cette orageuse assemblée commençait à s'annoncer; elle cessait déjà de croire à la brièveté de sa mission législative; et les girondins voyaient s'évanouir leur dernière espérance, celle d'enchaîner promptement les factions avec des lois.

Leurs adversaires n'étaient au reste pas moins embarrassés. Ils avaient bien pour eux les passions violentes; ils avaient les jacobins, la commune, la majorité des sections; mais ils ne possédaient pas les ministères, ils redoutaient les départemens, où les deux opinions s'agitaient avec une extrême fureur, et où la leur avait un désavantage évident; ils craignaient enfin l'étranger, et quoique les lois ordinaires des révolutions assurassent la victoire aux passions violentes, ces lois, à eux inconnues, ne pouvaient les rassurer. Leurs projets étaient aussi vagues que ceux de leurs adversaires. Attaquer la représentation nationale était un acte d'audace difficile, et ils ne s'étaient pas encore habitués à cette idée. Il y avait bien une trentaine d'agitateurs qui osaient et proposaient tout dans les sections, mais ces projets étaient désapprouvés par les jacobins, par la commune, par les Montagnards, qui, tous les jours accusés de conspirer, s'en justifiant tous les jours, sentaient que des propositions de cette espèce les compromettaient aux yeux de leurs adversaires et des départemens. Danton, qui avait pris peu de part aux querelles des partis, ne songeait qu'à deux choses: à se garantir de toute poursuite pour ses actes révolutionnaires, et à empêcher la révolution de rétrograder et de succomber sous les coups de l'ennemi. Marat lui-même, si léger et si atroce quand il s'agissait des moyens, Marat hésitait; et Robespierre, malgré sa haine contre les girondins, contre Brissot, Roland, Guadet, Vergniaud, n'osait songer à une attaque contre la représentation nationale; il ne savait à quel moyen s'arrêter, il était découragé, il doutait du salut de la révolution, et disait à Garat qu'il en était fatigué, malade, et qu'il croyait qu'on tramait la porte de tous les défenseurs de la république.

Tandis qu'à Marseille, à Lyon, à Bordeaux, les deux partis s'agitaient avec violence, la proposition de se défaire des appelans, et de les exclure de la convention, partit des jacobins de Marseille, luttant avec les partisans des girondins. Cette pro position portée aux Jacobins de Paris, y fut discutée. Desfieux soutint que cette demande était appuyée par assez de sociétés affiliées pour être convertie en pétition, et la présenter à la convention nationale. Robespierre, qui craignait qu'une demande pareille n'entraînât tout le renouvellement de l'assemblée, et que dans la lutte des élections la Montagne ne fût battue, s'y opposa fortement, et réussit à l'écarter par les raisons ordinairement données contre tous les projets de dissolution.

Nos revers militaires vinrent précipiter les événemens. Nous avons laissé Dumouriez campant sur les bords du Bielbos, et préparant un débarquement hasardeux, mais possible, en Hollande. Tandis qu'il faisait les préparatifs de son expédition, deux cent soixante mille combattans marchaient contre la France, depuis le Haut-Rhin jusqu'en Hollande. Cinquante-six mille Prussiens, vingt-quatre mille Autrichiens, vingt-cinq mille Hessois, Saxons, Bavarois, menaçaient le Rhin depuis Bâle jusqu'à Mayence et Coblentz. De ce point jusqu'à la Meuse, trente mille hommes occupaient le Luxembourg. Soixante mille Autrichiens, et dix mille Prussiens marchaient vers nos quartiers de la Meuse, pour interrompre les sièges de Maëstricht et de Venloo. Enfin quarante mille Anglais, Hanovriens et Hollandais, demeurés encore en arrière, s'avançaient du fond de la Hollande sur notre ligne d'opération. Le projet de l'ennemi était de nous ramener de la Hollande sur l'Escaut, de nous faire repasser la Meuse, et ensuite de s'arrêter sur cette rivière en attendant que la place de Mayence eût été reprise. Son plan était de marcher ainsi peu à peu, de s'avancer également sur tous les points à la fois, et de ne pénétrer vivement sur aucun, afin de ne pas exposer ses flancs. Ce plan timide et méthodique aurait pu nous permettre de pousser beaucoup plus loin et plus activement l'entreprise offensive de la Hollande, si des fautes ou des accidens malheureux, ou trop de précipitation à s'alarmer, ne nous eussent obligés d'y renoncer. Le prince de Cobourg, qui s'était distingué dans la dernière campagne contre les Turcs, commandait les Autrichiens, qui se dirigeaient sur la Meuse. Le désordre régnait dans nos quartiers, dispersés entre Maëstricht, Aix-la-Chapelle, Liège et Tongres. Dans les premiers jours de mars, le prince de Cobourg passa la Roër, et s'avança par Duren et Aldenhoven sur Aix-la-Chapelle. Nos troupes, attaquées subitement, se retirèrent en désordre vers Aix-la-Chapelle, et en abandonnèrent même les portes à l'ennemi. Miacsinsky résista quelque temps; mais après un combat assez meurtrier dans les rues de la ville, il fut obligé de céder, et de faire retraite vers Liège. Dans ce moment Stengel et Neuilly, séparés par ce mouvement, étaient rejetés dans le Limbourg. Miranda qui assiégeait Maëstricht, et qui pouvait être encore isolé du principal corps d'armée retiré à Liège, abandonna même la rive de gauche, et se retira sur Tongres. Les Impériaux entrèrent aussitôt dans Maëstricht, et l'archiduc Charles, poussant hardiment les poursuites au-delà de la Meuse, se porta jusqu'à Tongres et y obtint un avantage. Alors Valence, Dampierre et Miacsinsky, réunis à Liège, pensèrent qu'il fallait se hâter de rejoindre Miranda, et marchèrent sur Saint-Tron, où Miranda se rendait de son côté. La retraite fut si précipitée, qu'on perdit une partie du matériel. Cependant, après de grands dangers, on parvint à se rejoindre à Saint-Tron. Lamarlière et Champmorin, placés à Ruremonde, eurent le temps de se rendre par Dietz au même point. Stengel et Neuilly, tout à fait séparés de l'armée et rejetés vers le Limbourg, furent recueillis à Namur par la division du général d'Harville. Enfin, ralliées à Tirlemont, nos troupes reprirent un peu de calme et d'assurance, et attendirent l'arrivée de Dumouriez, qu'on redemandait à grands cris.

A peine avait-il appris cette première déroute, qu'il avait ordonne a Miranda de rallier tout son monde a Maëstricht et d'en continuer tranquillement le siège avec soixante-dix mille hommes. Il était persuadé que les Autrichiens n'oseraient pas livrer bataille, et que l'invasion de la Hollande ramènerait bientôt les coalisés en arrière. Cette opinion était juste, et fondée sur cette idée vraie, que, dans le cas d'une offensive réciproque, la victoire reste à celui qui sait attendre davantage. Le plan si timide des Impériaux, qui ne voulaient percer sur aucun point, justifiait pleinement cette manière de voir; mais l'insouciance des généraux, qui ne s'étaient pas concentrés assez tôt, leur trouble après l'attaque, l'impossibilité où ils étaient de se rallier en présence de l'ennemi, et surtout l'absence d'un homme supérieur en autorité et en influence, rendaient impossible l'exécution de l'ordre donné par Dumouriez. On lui écrivit donc lettres sur lettres pour le faire revenir de Hollande. La terreur était devenue générale; plus de dix mille déserteurs avaient déjà abandonné l'armée, et s'étaient répandus vers l'intérieur. Les commissaires de la convention coururent à Paris, et firent intimer à Dumouriez l'ordre de laisser à un autre l'expédition tentée sur la Hollande, et de revenir au plus tôt se mettre à la tête de la grande armée de la Meuse. Il reçut cet ordre le 8 mars, et partit le 9, avec la douleur de voir tous ses projets renversés. Il revint, plus disposé que jamais à tout critiquer dans le système révolutionnaire introduit en Belgique, et à s'en prendre aux jacobins du mauvais succès de ses plans de campagne. Il trouva en effet matière à se plaindre et à blâmer. Les agens du pouvoir exécutif en Belgique exerçaient une autorité despotique et vexatoire. Ils avaient partout soulevé la populace, et souvent employé la violence dans les assemblées où se décidait la réunion à la France. Ils s'étaient emparés de l'argenterie des églises, ils avaient séquestré les revenus du clergé, confisqué les biens nobles, et avaient excité la plus vive indignation chez toutes les classes de la nation belge. Déjà une insurrection contre les Français commençait à éclater du côté de Grammont.

Il n'était pas besoin de faits aussi graves pour disposer Dumouriez à traiter sévèrement les commissaires du gouvernement. Il commença par en faire arrêter deux, et par les faire traduire sous escorte à Paris. Il parla aux autres avec la plus grande hauteur, les fit rentrer dans leurs fonctions, leur défendit de s'immiscer dans les dispositions militaires des généraux, et de donner des ordres aux troupes qui étaient dans l'étendue de leur commissariat. Il destitua le général Moreton, qui avait fait cause commune avec eux. Il ferma les clubs, il fit rendre aux Belges une partie du mobilier pris dans les églises, et joignit à ces mesures une proclamation pour désavouer, au nom de la France, les vexations qu'on venait de commettre. Il qualifia du nom de brigands ceux qui en étaient les auteurs, et déploya une dictature qui, tout en lui rattachant la Belgique, et rendant le séjour du pays plus sûr pour l'armée française, excita au plus haut point la colère des jacobins. Il eut en effet avec Camus une discussion fort vive, s'exprima avec mépris sur le gouvernement du jour; et, oubliant le sort de Lafayette, comptant trop légèrement sur la puissance militaire, il se conduisit en général certain de pouvoir, s'il le voulait, ramener la révolution en arrière, et disposé à le vouloir, si on le poussait à bout. Le même esprit s'était communiqué à son état-major: on y parla avec dédain de cette populace qui gouvernait Paris, des imbéciles conventionnels qui se laissaient opprimer par elle; on maltraitait, on éloignait tous ceux qui étaient soupçonnés de jacobinisme; et les soldats, joyeux de revoir leur général au milieu d'eux, affectaient, en présence des commissaires de la convention, d'arrêter son cheval, et de baiser ses bottes, en l'appelant leur père.

Ces nouvelles excitèrent à Paris le plus grand tumulte, provoquèrent de nouveaux cris contre les traîtres et les contre-révolutionnaires. Sur-le-champ le député Choudieu en profita pour réclamer, comme on l'avait fait souvent, le renvoi des fédérés séjournant à Paris. A chaque nouvelle fâcheuse des armées, on redemandait la même chose. Barbaroux voulut prendre la parole sur ce sujet, mais sa présence excita un soulèvement encore inconnu. Buzot voulut en vain faire valoir la fermeté des Brestois pendant les pillages; Boyer-Fonfrède obtint seul, par une espèce d'accommodement, que les fédérés des départemens maritimes iraient compléter l'armée encore trop faible des côtes de l'Océan. Les autres conservèrent la faculté de rester à Paris.

Le lendemain, 8 mars, la convention ordonna à tous les officiers de rejoindre leurs corps sur-le-champ. Danton proposa de fournir encore aux Parisiens l'occasion de sauver la France. «Demandez-leur trente mille hommes, dit-il, envoyez-les à Dumouriez, et la Belgique nous est assurée, la Hollande est conquise.» Trente mille hommes en effet n'étaient pas difficiles à trouver à Paris, ils étaient d'un grand secours à l'armée du Nord, et donnaient une nouvelle importance à la capitale. Danton proposa en outre d'envoyer des commissaires de la convention dans les départemens et les sections, pour accélérer le recrutement par tous les moyens possibles. Toutes ces propositions furent adoptées. Les sections eurent ordre de se réunir dans la soirée; des commissaires furent nommés pour s'y rendre; on ferma les spectacles pour empêcher toute distractions, et le drapeau noir fut arboré à l'Hôtel-de-Ville en signe de détresse.

Le soir en effet la réunion eut lieu; les commissaires furent parfaitement reçus dans les sections. Les imaginations étaient ébranlées, et la proposition de se rendre sur-le-champ aux armées fut partout bien accueillie. Mais il arriva ici ce qui était déjà arrivé aux 2 et 3 septembre, on demanda avant de partir que les traîtres fussent punis. On avait adopté, depuis cette époque, une phrase toute faite: «On ne voulait pas, disait-on, laisser derrière soi des conspirateurs prêts à égorger les familles des absens.» Il fallait donc, si l'on voulait éviter de nouvelles exécutions populaires, organiser des exécutions légales et terribles, qui atteignissent sans lenteur, sans appel, les contre-révolutionnaires, les conspirateurs cachés, qui menaçaient au dedans la révolution déjà menacée au dehors. Il fallait suspendre le glaive sur la tête des généraux, des ministres, des députés infidèles, qui compromettaient le salut public. Il n'était pas juste en outre que les riches égoïstes qui n'aimaient pas le régime de l'égalité, à qui peu importait d'appartenir à la convention ou à Brunswick, et qui par conséquent ne se présentaient pas pour remplir les cadres de l'armée, il n'était pas juste qu'ils restassent étrangers à la chose publique, et ne fissent rien pour elle. En conséquence, tous ceux qui avaient au-dessus de quinze cents livres de rente, devaient payer une taxe proportionnée à leurs moyens, et suffisante pour dédommager ceux qui se dévoueraient de tous les frais de la campagne. Ce double voeu d'un nouveau tribunal érigé contre le parti ennemi, et d'une contribution des riches en faveur des pauvres qui allaient se battre, fut presque général dans les sections. Plusieurs d'entre elles vinrent l'exprimer à la commune; les jacobins l'émirent de leur côté, et le lendemain la convention se trouva en présence d'une opinion universelle et irrésistible.

Le jour suivant en effet (le 9 mars), tous les députés montagnards étaient présens à la séance. Les jacobins remplissaient les tribunes. Ils en avaient chassé toutes les femmes, parce qu'il fallait, disaient-ils, faire une expédition. Plusieurs d'entre eux portaient des pistolets. Le député Gamon voulut s'en plaindre, mais ne fut pas écouté. La Montagne et les tribunes, fortement résolues, intimidaient la majorité, et paraissaient décidées à ne souffrir aucune résistance. Le maire se présente avec le conseil de la commune, confirme le rapport des commissaires de la convention sur le dévouement des sections, mais répète leur voeu d'un tribunal extraordinaire et d'une taxe sur les riches. Une foule de sections succèdent à la commune, et demandent encore le tribunal et la taxe. Quelques-unes y ajoutent la demande d'une loi contre les accapareurs, d'un maximum dans le prix des denrées, et de l'abrogation du décret qui qualifiait marchandise la monnaie métallique, et permettait qu'elle circulât à un prix différent du papier. Après toutes ces pétitions, on insiste pour la mise aux voix des mesures proposées. On veut d'abord voter sur-le-champ le principe de l'établissement d'un tribunal extraordinaire. Quelques députés s'y opposent. Lanjuinais prend la parole, et demande au moins que, si l'on veut absolument consacrer l'iniquité d'un tribunal sans appel, on borne cette calamité au seul département de Paris. Guadet, Valazé, font de vains efforts pour appuyer Lanjuinais: ils sont brutalement interrompus par la Montagne. Quelques députés demandent même que ce tribunal porte le nom de révolutionnaire. Mais la convention, sans souffrir une plus longue discussion, «décrète l'établissement d'un tribunal criminel extraordinaire, pour juger sans appel, et sans recours au tribunal de cassation, les conspirateurs et les contre-révolutionnaires, et charge son comité de législation de lui présenter demain un projet d'organisation.»

Immédiatement après ce décret, on en rend un second, qui frappe les riches d'une taxe extraordinaire de guerre; un troisième qui organise quarante-une commissions, de deux députés chacune, chargées de se rendre dans les départemens, pour y accélérer le recrutement par tous les moyens possibles, pour y désarmer ceux qui ne partent pas, pour faire arrêter les suspects, pour s'emparer des chevaux de luxe, pour y exercer enfin la dictature la plus absolue. A ces mesures on en ajouta d'autres encore: les bourses des collèges n'appartiendront à l'avenir qu'aux fils de ceux qui seront partis pour les armées; tous les célibataires travaillant dans les bureaux seront remplacés par des pères de famille, la contrainte par corps sera abolie. Le droit de tester l'avait été quelques jours auparavant. Toutes ces mesures furent prises sur la proposition de Danton, qui connaissait parfaitement l'art de rattacher les intérêts à la cause de la révolution.

Les jacobins, satisfaits de cette journée, coururent s'applaudir chez eux du zèle qu'ils avaient montré, de la manière dont ils avaient composé les tribunes, et de l'imposante réunion que présentaient les rangs serrés de la Montagne. Ils se recommandèrent de continuer, et d'être tous présens à la séance du lendemain, où devait s'organiser le tribunal extraordinaire. «Robespierre, se disaient-ils, nous l'a bien recommandé.» Cependant ils n'étaient pas satisfaits encore de ce qu'ils avaient obtenu; l'un d'eux proposa de rédiger une pétition où ils demanderaient le renouvellement des comités et du ministère, l'arrestation de tous les fonctionnaires à l'instant même de leur destitution, et celle de tous les administrateurs des postes, et des journalistes contre-révolutionnaires. Sur-le-champ on veut faire la pétition; cependant le président objecte que la société ne peut pas faire un acte collectif, et on convient d'aller chercher un autre local pour s'y réunir en qualité de simples pétitionnaires. On se répand alors dans Paris. Le tumulte y régnait. Une centaine d'individus, promoteurs ordinaires de tous les désordres, conduits par Lasouski, s'étaient rendus chez le journaliste Gorsas, armés de pistolets et de sabres, et avaient brisé ses presses. Gorsas s'était enfui, et n'était parvenu à se sauver qu'en se défendant avec beaucoup de courage et de présence d'esprit. Ils avaient fait de même chez l'éditeur de la Chronique, dont ils avaient aussi ravagé l'imprimerie.

La journée du lendemain 10 menaçait d'être encore plus orageuse. C'était un dimanche. Un repas était préparé à la section de la Halle-aux-Blés, pour y fêter les enrôlés qui devaient partir pour l'armée; l'oisiveté du peuple jointe à l'agitation d'un festin, pouvait conduire aux plus mauvais projets. La salle de la convention fut aussi remplie que la veille. Dans les tribunes, à la Montagne, les rangs étaient aussi serrés et aussi menaçans. La discussion s'ouvre sur plusieurs objets de détail. On s'occupe d'une lettre de Dumouriez. Robespierre appuie les propositions du général, et demande la mise en accusation de Lanoue et de Stengel, tous deux commandant à l'avant-garde, lors de la dernière déroute. L'accusation est aussitôt portée. Il s'agit ensuite de faire partir les députés commissaires pour le recrutement. Cependant leur vote étant nécessaire pour assurer l'établissement du tribunal extraordinaire, on décide de l'organiser dans la journée, et de dépêcher les commissaires le lendemain. Cambacérès demande aussitôt et l'organisation du tribunal extraordinaire, et celle du ministère. Buzot s'élance alors à la tribune; et il est interrompu par des murmures violens. «Ces murmures, s'écrie-t-il, m'apprennent ce que je savais déjà, qu'il y a du courage à s'opposer au despotisme qu'on nous prépare.» Nouvelle rumeur. Il continue: «Je vous abandonne ma vie, mais je veux sauver ma mémoire du déshonneur, en m'opposant au despotisme de la convention nationale. On veut que vous confondiez dans vos mains tous les pouvoirs.—Il faut agir et non bavarder, s'écrie une voix.—Vous avez raison, reprend Buzot; les publicistes de la monarchie ont dit aussi qu'il fallait agir, et que par conséquent le gouvernement despotique d'un seul était le meilleur…» Un nouveau bruit s'élève, la confusion règne dans l'assemblée; enfin on convient d'ajourner l'organisation du ministère et de ne s'occuper actuellement que du tribunal extraordinaire. On demande le rapport du comité. Ce rapport n'est pas fait, mais à défaut on demande le projet dont on est convenu. Robert Lindet en fait la lecture en déplorant sa sévérité. Voici ce qu'il propose du ton de la douleur la plus vive: le tribunal sera composé de neuf juges, nommés par la convention, indépendans de toute forme, acquérant la conviction par tous les moyens, divisés en deux sections toujours permanentes, poursuivant à la requête de la convention ou directement ceux qui, par leur conduite, ou la manifestation de leurs opinions, auraient tenté d'égarer le peuple, ceux qui, par les places qu'ils occupaient sous l'ancien régime, rappellent des prérogatives usurpées par les despotes.

A la lecture de ce projet épouvantable, des applaudissemens éclatent à gauche, une violente agitation se manifeste à droite. «Plutôt mourir, s'écrie Vergniaud, que de consentir à l'établissement de cette inquisition vénitienne?—Il faut au peuple, répond Amar, ou cette mesure de salut, ou l'insurrection!—Mon goût pour le pouvoir révolutionnaire, dit Cambon, est assez connu; mais si le peuple s'est trompé dans les élections, nous pourrions nous tromper dans le choix de ces neuf juges, et ce seraient alors d'insupportables tyrans que nous nous serions imposés à nous-mêmes! —Ce tribunal, s'écrie Duhem, est encore trop bon pour des scélérats et des contre-révolutionnaires!» Le tumulte se prolonge, et le temps se consume en menaces, en outrages, en cris de toute espèce. Nous le voulons! S'écrient les uns.—Nous ne le voulons pas! répondent les autres. Barrère demande des jurés, et en soutient la nécessité avec force. Turreau demande qu'ils soient pris à Paris; Boyer-Fonfrède, dans toute la république, parce que le nouveau tribunal aura à juger des crimes commis dans les départements, les armées, et partout. La journée s'écoule, et déjà la nuit s'approche. Le président Gensonné résume les diverses propositions, et se dispose à les mettre aux voix. L'assemblée, accablée de fatigue, semble prête à céder à tant de violence. Les membres de la Plaine commencent à se retirer, et la Montagne, pour achever de les intimider, demande qu'on vote à haute voix. «Oui, s'écrie Féraud indigné, oui, votons à haute voix, pour faire connaître au monde les hommes qui veulent assassiner l'innocence, à l'ombre de la loi!» Cette véhémente apostrophe ranime le côté droit et le centre, et, contre toute apparence, la majorité déclare, 1. qu'il y aura des jurés; 2. que ces jurés seront pris en nombre égal dans les départemens; 3. qu'ils seront nommés par la convention.

Après l'admission de ces trois propositions, Gensonné croit devoir accorder une heure de répit à l'assemblée, qui était accablée de fatigue. Les députés se lèvent pour se retirer. «Je somme, s'écrie Danton, les bons citoyens de rester à leurs places!» Chacun se rassied aux éclats de cette voix terrible. «Quoi! reprend Danton, c'est à l'instant où Miranda peut être battu, et Dumouriez, pris par derrière, obligé de mettre bas les armes, que vous songeriez à délaisser votre poste! Il faut terminer l'établissement de ces lois extraordinaires destinées à épouvanter vos ennemis intérieurs. Il les faut arbitraires, parce qu'il est impossible de les rendre précises; parce que, si terribles qu'elles soient, elles seront préférables encore aux exécutions populaires, qui, aujourd'hui comme en septembre, seraient la suite des lenteurs de la justice. Après ce tribunal, il faut organiser un pouvoir exécutif énergique, qui soit en contact immédiat avec vous, et qui puisse mettre en mouvement tous vos moyens en hommes et en argent. Aujourd'hui donc le tribunal extraordinaire, demain le pouvoir exécutif, et après-demain le départ de vos commissaires pour les départemens. Qu'on me calomnie, si l'on veut; mais que ma mémoire périsse, et que la république soit sauvée!»

Malgré cette violente exhortation, la suspension d'une heure est accordée, et les députés vont prendre un repos indispensable. Il était environ sept heures du soir. L'oisiveté du dimanche, les repas donnés dans la journée, la question qui s'agitait dans l'assemblée, tout contribuait à augmenter l'agitation populaire. Sans qu'il y eût de complot formé d'avance, comme le crurent les girondins, on était amené par la seule disposition des esprits à une scène éclatante. On était assemblé aux Jacobins; Bentabole était accouru pour y faire le rapport sur la séance de la convention, et se plaindre des patriotes, qui n'avaient pas été aussi énergiques ce jour-là que la veille. Le conseil général de la commune siégeait pareillement. Les sections, abandonnées par les citoyens paisibles, étaient livrées à quelques furieux, qui prenaient des arrêtés incendiaires. Dans celle des Quatre-Nations, dix-huit forcenés avaient décidé que le département de la Seine devait en ce moment exercer la souveraineté, et que le corps électoral de Paris devait s'assembler sur-le-champ pour retrancher de la convention nationale les députés infidèles, qui conspiraient avec les ennemis de la révolution. Ce même arrêté fut pris par le club des cordeliers, et une députation de la section et du club se rendait en ce moment à la commune pour lui en donner communication. Des perturbateurs, suivant l'usage ordinaire dans tous les mouvemens, couraient pour faire fermer les barrières.

Dans ce même instant, les cris d'une populace furieuse retentissaient dans les rues; les enrôlés qui avaient dîné à la Halle-aux-Blés, remplis de fureur et de vin, munis de pistolets et de sabres, s'avançaient vers la salle des Jacobins, en faisant entendre des chants épouvantables. Ils y arrivaient à l'instant même où Bentabole achevait son rapport sur la séance de la journée. Parvenus à la porte, ils demandent à défiler dans la salle. Ils la traversent au milieu des applaudissemens. L'un d'eux prend la parole et dit: «Citoyens, au moment du danger de la patrie, les vainqueurs du 10 août se lèvent pour exterminer les ennemis de l'extérieur et de l'intérieur.—Oui, leur répond le président Collot-d'Herbois, malgré les intrigans, nous sauverons avec vous la liberté.» Desfieux prend alors la parole, dit que Miranda est la créature de Pétion, et qu'il trahit; que Brissot a fait déclarer la guerre à l'Angleterre pour perdre la France. Il n'y a qu'un moyen, ajoute-t-il, de se sauver, c'est de se débarrasser de tous ces traîtres, de mettre tous les appelans en état d'arrestation chez eux, et de faire nommer d'autres députés par le peuple.» Un homme vêtu d'un habit militaire, et sorti de la foule qui venait de défiler, soutient que ce n'est pas assez que l'arrestation, et qu'il faut des vengeances. «Qu'est-ce que l'inviolabilité? dit-il. Je la mets sous les pieds…» A ces mots, Dubois de Crancé arrive, et veut s'opposer à ces propositions. Sa résistance cause un tumulte affreux. On propose de se diviser en deux colonnes, dont l'une ira chercher les frères cordeliers, et l'autre se rendra à la convention pour défiler dans la salle, et lui faire entendre tout ce qu'on exige d'elle. On hésite à décider le départ, mais les tribunes envahissent la salle, on éteint les lumières, les agitateurs l'emportent, et on se divise en deux corps pour se rendre à la convention et aux Cordeliers.

Dans ce moment, l'épouse de Louvet, logée avec lui dans la rue Saint-Honoré, près des Jacobins, avait entendu les vociférations partant de cette salle, et s'y était rendue pour s'instruire de ce qui s'y passait. Elle assiste à cette scène; elle accourt en avertir Louvet, qui avec beaucoup d'autres membres du côté droit, avait quitté la séance de la convention, où l'on disait qu'ils devaient être assassinés. Louvet, armé comme on l'était ordinairement, profite de l'obscurité de la nuit, court de porte en porte avertir ses amis, et leur assigne un rendez-vous dans un lieu caché où ils pourront se soustraire aux coups des assassins. Il les trouve chez Pétion, délibérant paisiblement sur des décrets à rendre. Il s'efforce de leur communiquer ses alarmes, et ne réussit pas à troubler l'impassible Pétion, qui, regardant le ciel et voyant tomber la pluie, dit froidement: Il n'y aura rien cette nuit. Cependant un rendez-vous est fixé, et l'un d'eux, nommé Kervélégan, se rend en toute hâte à la caserne du bataillon de Brest, pour le faire mettre sous les armes. Pendant ce temps, les ministres réunis chez Lebrun, n'ayant aucune force à leur disposition, ne savaient quel moyen prendre pour défendre la convention et eux-mêmes, car ils étaient aussi menacés. L'assemblée, plongée dans l'effroi, attendait un dénouement terrible; et, à chaque bruit, à chaque cri, se croyait au moment d'être envahie par des assassins. Quarante membres seulement étaient restés au côté droit, et s'attendaient à voir leur vie attaquée; ils avaient des armes, et tenaient leurs pistolets préparés. Ils étaient convenus entre eux de se précipiter sur la Montagne au premier mouvement, et d'en égorger le plus de membres qu'ils pourraient. Les tribunes et la Montagne étaient dans la même attitude, et des deux côtés on s'attendait à une scène sanglante et terrible.

Mais il n'y avait pas encore assez d'audace pour qu'un 10 août contre la convention fût exécuté: ce n'était ici qu'une scène préliminaire, ce n'était qu'un 20 juin. La commune n'osa pas favoriser un mouvement auquel les esprits n'étaient pas assez préparés, elle s'en indigna même très sincèrement. Le maire, à l'instant où les deux députations des Cordeliers et des Quatre-Nations se présentèrent, les repoussa sans vouloir les entendre. Complaisant des jacobins, il n'aimait pas les girondins sans doute, peut-être même il désirait leur chute, mais il pouvait croire un mouvement dangereux; il était d'ailleurs, comme Pétion au 20 juin et au 10 août, arrêté par l'illégalité, et voulait qu'on lui fît violence pour céder. Il repoussa donc les deux députations. Hébert et Chaumette, procureurs de la commune, le soutinrent. On envoya des ordres pour tenir les barrières ouvertes, on rédigea une adresse aux sections, une autre aux jacobins, pour les ramener à l'ordre. Santerre fit le discours le plus énergique à la commune, et s'éleva contre ceux qui demandaient une nouvelle insurrection. Il dit que, le tyran étant renversé, cette seconde insurrection ne pouvait se diriger que contre le peuple, qui actuellement régnait seul; que, s'il y avait de mauvais député, il fallait les souffrir, comme on avait souffert Maury et Cazalès; que Paris n'était pas toute la France, et devait accepter les députés des départemens; que, quant au ministre de la guerre, s'il avait fait des destitutions, il en avait le droit, puisqu'il était responsable pour ses agens… Qu'à Paris, quelques hommes ineptes et égarés croyaient pouvoir gouverner, et désorganiseraient tout; qu'enfin il allait mettre la force sur pied, et ramener les malveillans à l'ordre…

De son côté Beurnonville, dont l'hôtel était cerné, franchit les murailles de son jardin, réunit le plus de monde qu'il put, se mit à la tête du bataillon de Brest, et imposa aux agitateurs. La section des Quatre-Nations, les cordeliers, les jacobins, rentrèrent chez eux. Ainsi la résistance de la commune, la conduite de Santerre, le courage de Beurnonville et des Brestois, peut-être aussi la pluie qui tombait avec abondance, empêchèrent les progrès de l'insurrection. D'ailleurs la passion n'était pas encore assez forte contre ce qu'il y avait de plus noble, de plus généreux dans la république naissante. Pétion, Condorcet, Vergniaud, allaient montrer quelque temps encore dans la convention leur courage, leurs talens et leur entraînante éloquence. Tout se calma. Le maire, appelé à la barre de la convention, la rassura, et dans cette nuit même on acheva paisiblement le décret qui organisait le tribunal révolutionnaire. Ce tribunal était composé d'un jury, de cinq juges, d'un accusateur public et de deux adjoints, tous nommés par la convention. Les jurés devaient être choisis avant le mois de mai, et provisoirement ils pouvaient être pris dans le département de Paris et les qautre départemens voisins. Les jurés devaient opiner à haute voix.

La conséquence de l'événement du 10 mars fut de réveiller l'indignation des membres du côté droit, et de causer de l'embarras à ceux du côté gauche, compromis par ces démonstrations prématurées. De toutes parts on désavouait ce mouvement comme illégal, comme attentatoire à la représentation nationale. Ceux même qui ne désapprouvaient pas l'idée d'une nouvelle insurrection, condamnaient celle-ci comme mal conduite, et recommandaient de se garder des désorganisateurs payés par l'émigration et l'Angleterre pour provoquer des désordres. Les deux côtés de l'assemblée semblaient conspirer pour établir cette opinion; tous deux supposaient une influence secrète, et s'accusaient réciproquement d'en être complices. Une scène étrange confirma encore cette opinion générale. La section Poissonnière, en présentant des volontaires, demanda un acte d'accusation contre Dumouriez, le général sur qui reposait dans le moment toute l'espérance de l'armée française. A cette pétition, lue par le président de la section, un cri général d'indignation s'élève. «C'est un aristocrate, s'écrie-t-on, payé par les Anglais!» Au même instant on regarde le drapeau que portait la section, et on s'aperçoit avec étonnement que la cravate en est blanche, et qu'il est surmonté par des fleurs de lis. Des cris de fureur éclatent à cette vue; on déchire les fleurs de lis et la cravate, et on les remplace par un ruban tricolore qu'une femme jette des tribunes. Isnard prend aussitôt la parole pour demander un acte d'accusation contre le président de cette section; plus de cent voix appuient cette motion, et dans le nombre, celle qui fixe le plus l'attention, est celle de Marat. «Cette pétition, dit-il, est un complot, il faut la lire tout entière: on verra qu'on y demande la tête de Vergniaud, Guadet, Gensonné… et autres; vous sentez, ajoute-t-il, quel triomphe ce serait pour nos ennemis qu'un tel massacre! ce serait la désolation de la convention…» Ici des applaudissemens universels interrompent Marat; il reprend, dénonce lui-même l'un des principaux agitateurs, nommé Fournier, et demande son arrestation. Sur-le-champ elle est ordonnée; toute l'affaire est renvoyée au comité de sûreté générale; et l'assemblée ordonne qu'il soit envoyé à Dumouriez copie du procès-verbal, pour lui prouver qu'elle ne partage pas à son égard les torts des calomniateurs.

Le jeune Varlet, ami et compagnon de Fournier, accourt aux Jacobins pour demander justice de son arrestation, et proposer d'aller le délivrer. «Fournier, dit-il, n'est pas le seul menacé; Lasouski, Desfieux, moi-même enfin, le sommes encore. Le tribunal révolutionnaire qu'on vient d'établir va tourner contre les patriotes comme celui du 10 août, et les frères qui m'entendent ne sont plus jacobins s'ils ne me suivent.» Il veut ensuite accuser Dumouriez, et ici un trouble extraordinaire éclate dans la société; le président se couvre, et dit qu'on veut perdre les jacobins. Billaud-Varennes lui-même monte à la tribune, se plaint de ces propositions incendiaires, justifie Dumouriez, qu'il n'aime pas, dit-il, mais qui fait maintenant son devoir, et qui a prouvé qu'il voulait se battre vigoureusement. Il se plaint d'un projet tendant à désorganiser la convention nationale par des attentats; il déclare comme très suspects Varlet, Fournier, Desfieux, et appuie le projet d'un scrutin épuratoire pour délivrer la société de tous les ennemis secrets qui veulent la compromettre. La voix de Billaud-Varennes est écoutée; des nouvelles satisfaisantes, telles que le ralliement de l'armée par Dumouriez, et la reconnaissance de la république par la Porte, achèvent de ramener le calme. Ainsi Marat, Billaud-Varennes et Robespierre, qui parla aussi dans le même sens, se prononçaient tous contre les agitateurs, et semblaient s'accorder à croire qu'ils étaient payés par l'ennemi. C'est là une incontestable preuve qu'il n'existait pas, comme le crurent les girondins, un complot secrètement formé. Si ce complot eût existé, assurément Billaud-Varennes, Marat et Robespierre en auraient plus ou moins fait partie; ils auraient été obligés de se taire, comme le côté gauche de l'assemblée législative après le 20 juin, et certainement ils n'auraient pas pu demander l'arrestation de l'un de leurs complices. Mais ici le mouvement n'était que l'effet d'une effervescence populaire, et on pouvait le désavouer s'il était trop précoce ou trop mal combiné. D'ailleurs Marat, Robespierre, Billaud-Varennes, quoique désirant la chute des girondins, craignaient sincèrement les intrigues de l'étranger, redoutaient une désorganisation en présence de l'ennemi victorieux, appréhendaient l'opinion des départemens, étaient embarrassés des accusations auxquelles ces mouvemens les exposaient, et probablement ne songeaient encore qu'à s'emparer de tous les ministères, de tous les comités, et à chasser les girondins du gouvernement, sans les exclure violemment de la législature. Un seul homme, Danton, aurait pu être soupçonné, quoiqu'il fût le moins acharné des ennemis des girondins. Il avait toute influence sur les cordeliers, auteurs du mouvement; il n'en voulait pas aux membres du côté droit, mais à leur système de modération qui, à son gré, ralentissait l'action du gouvernement; il exigeait à tout prix un tribunal extraordinaire, et un comité suprême investi d'une dictature irrésistible, parce qu'il voulait pardessus tout le succès de la révolution; et il est possible qu'il eût conduit secrètement les agitateurs du 10 mars, pour intimider les girondins et vaincre leur résistance. Il est certain du moins qu'il ne s'empressa pas de désavouer les auteurs du trouble, et qu'on le vit au contraire renouveler ses instances pour qu'on organisât le gouvernement d'une manière prompte et terrible.

Quoi qu'il en soit, il fut convenu que les aristocrates étaient les provocateurs secrets de ces mouvemens; tout le monde le crut ou feignit de le croire. Vergniaud, dans un discours d'une entraînante éloquence, où il dénonça toute la conspiration, le supposa ainsi: il fût blâmé à la vérité par Louvet, qui aurait voulu qu'on attaquât plus directement les jacobins; mais il obtint que le premier soin du tribunal extraordinaire serait de poursuivre les auteurs du 10 mars. Le ministre de la justice, chargé de faire un rapport sur les événemens, déclara qu'il n'avait trouvé nulle part le comité révolutionnaire auquel on les attribuait, qu'il n'avait aperçu que des emportemens de clubs, et des propositions faites dans un mouvement d'enthousiasme. Tout ce qu'il avait découvert de plus précis était une réunion, au café Corrazza, de quelques membres des cordeliers. Ces membres des cordeliers étaient Lasouski, Fournier, Gusman, Desfieux, Varlet, agitateurs ordinaires des sections. Ils se réunissaient après les séances pour s'entretenir de sujets politiques. Personne n'attacha d'importance à cette révélation; et, comme on supposait des trames bien plus profondes, la réunion au café Corrazza, de quelques individus aussi subalternes, ne parut que ridicule.

 

LIVRE III . CONVENTION NATIONALE

CHAPITRE VII.

SUITE DE NOS REVERS MILITAIRES; DÉFAITE DE NERWINDE.— PREMIÈRES NÉGOCIATIONS DE DUMOURIEZ AVEC L'ENNEMI.— SES PROJETS DE CONTRE-ÉVOLUTION; IL TRAITE AVEC L'ENNEMI.— ÉVACUATION DE LA BELGIQUE.— PREMIERS TROUBLES DE L'OUEST; MOUVEMENTS INSURRECTIONNELS DANS LA VENDÉE.— DÉCRETS RÉVOLUTIONNAIRES.— DÉSARMEMENT DES SUSPECTS.— ENTRETIEN DE DUMOURIEZ AVEC DES ÉMISSAIRES DES JACOBINS.— IL FAIT ARRÊTER ET LIVRE AUX AUTRICHIENS LES COMMISSAIRES DE LA CONVENTION.— DÉCRET CONTRE LES BOURBONS.— MISE EN ARRESTATION DU DUC D'ORLÉANS ET DE SA FAMILLE.— DUMOURIEZ, ABANDONNÉ DE SON ARMÉE APRÈS SA TRAHISON, SE RÉFUGIE DANS LE CAMP DES IMPÉRIAUX; OPINION SUR CE GÉNÉRAL.— CHANGEMENTS DANS LES COMMANDEMENTS DES ARMÉES DU NORD ET DU RHIN.— BOUCHOTTE EST NOMMÉ MINISTRE DE LA GUERRE À LA PLACE DE BEURNONVILLE DESTITUÉ.