HISTOIRE DE LA RÉVOLUTION FRANÇAISE. LIVRE TROISÉME . CONVENTION NATIONALE. CHAPITRE IV. |
ÉTAT DES PARTIS AU MOMENT DU PROCÈS DE LOUIS XVI.— CARACTÈRE ET OPINIONS DES MEMBRES DU MINISTÈRE A CETTE ÉPOQUE, ROLAND, PACHE, LEBRUN, GABAT, MONGE ET CLAVIÈRE.— DÉTAILS SUR LA VIE INTÉRIEURE DE LA FAMILLE ROYALE DANS LA TOUR DU TEMPLE.— COMMENCEMENT DE LA DISCUSSION SUR LA MISE EN JUGEMENT DE LOUIS XVI; RÉSUMÉ DES DÉBATS; OPINION DE SAINT-JUST.— ÉTAT FACHEUX DES SUBSISTANCES; DÉTAILS ET QUESTIONS D'ÉCONOMIE POLITIQUE.— DISCOURS DE ROBESPIERRE SUR LE JUGEMENT DU ROI.— LA CONVENTION DÉCRÈTE QUE LE ROI SERA JUGÉ PAR ELLE.— PAPIERS TROUVÉS DANS L'ARMOIRE DE FER.— PREMIER INTERROGATOIRE DE LOUIS XVI A LA CONVENTION.— CHOC DES OPINIONS ET DES INTÉRÊTS PENDANT LE PROCÈS; INQUIÉTUDE DES JACOBINS.— POSITION DU DUC D'ORLÉANS; ON PROPOSE SON BANNISSEMENT.
Le procès de Louis XVI allait enfin commencer, et les partis s'attendaient ici pour mesurer leurs forces, pour découvrir leurs intentions, et se juger définitivement. On observait surtout les girondins, pour surprendre chez eux le moindre mouvement de pitié, et les accuser de royalisme, si la grandeur déchue parvenait à les toucher.
Le parti des jacobins, qui poursuivait dans la personne de Louis XVI la monarchie tout entière, avait fait des progrès sans doute, mais il trouvait une opposition encore assez forte à Paris, et surtout dans le reste de la France. Il dominait dans la capitale par son club, par la commune, par les sections; mais la classe moyenne reprenait courage, et lui opposait encore quelque résistance. Pétion ayant refusé la mairie, le médecin Chambon avait obtenu une grande majorité de suffrages, et avait accepté à regret des fonctions qui convenaient peu à son caractère modéré et nullement ambitieux. Ce choix prouve la puissance que possédait encore la bourgeoisie dans Paris même. Et elle en avait une bien plus grande dans le reste de la France. Les propriétaires, les commerçans, toutes les classes moyennes enfin, n'avaient déserté ni les conseils municipaux, ni les conseils de départemens, ni les sociétés populaires, et envoyaient des adresses à la majorité de la convention, dans le sens des lois et de la modération. Beaucoup de sociétés affiliées aux jacobins improuvaient la société-mère, et lui demandaient hautement la radiation de Marat, quelques-unes même celle de Robespierre. Enfin, des Bouches-du-Rhône, du Calvados, du Finistère, de la Gironde, partaient de nouveaux fédérés, qui, devançant les décrets comme au 10 août, venaient protéger la convention et assurer sort indépendance.
Les jacobins ne possédaient pas encore les armées; les états-majors et l'organisation militaire continuaient de les en repousser. Ils avaient cependant envahi un ministère, celui de la guerre. Pache le leur avait ouvert par faiblesse, et il avait remplacé par des membres du club tous ses anciens employés. On se tutoyait dans ses bureaux, on y allait en sale costume, on y faisait des motions, et il s'y trouvait quantité de prêtres mariés, introduits par Audoin, gendre de Pache, et prêtre marié lui-même. L'un des chefs de ce ministère était Hassenfratz, autrefois habitant de Metz, expatrié pour cause de banqueroute, et comme tant d'autres, parvenu à de hautes fonctions en déployant beaucoup de zèle démagogique. On renouvelait ainsi les administrations de l'armée, et, autant que possible, on remplissait l'armée elle-même d'une nouvelle classe et d'une nouvelle opinion. Aussi, tandis que Roland était voué à la haine des jacobins, Pache était chéri, loué par eux. On vantait sa douceur, sa modestie, sa grande capacité, et on les opposait à la sévérité de Roland qu'on appelait de l'orgueil. Roland en effet n'avait donné aux jacobins aucun accès dans son ministère de l'intérieur. Observer les rapports des corps constitués, l'amener dans les limites ceux qui s'en écartaient, maintenir la tranquillité publique, surveiller les sociétés populaires, pourvoir aux subsistances, protéger le commerce et les propriétés, c'est-à-dire veiller à toute l'administration intérieure de l'état, telles étaient ses immenses fonctions, et il les remplissait avec une rare énergie. Tous les jours, il dénonçait la commune, poursuivait ses excès de pouvoir, ses dilapidations, ses envois de commissaires; il arrêtait ses correspondances, ainsi que celles des jacobins, et substituait à leurs écrits violens d'autres écrits pleins de modération, qui produisaient partout le meilleur effet. Il veillait à toutes les propriétés d'émigrés échues à l'état, donnait un grand soin aux subsistances, réprimait les désordres dont elles étaient l'occasion, et se multipliait en quelque sorte pour opposer aux passions révolutionnaires la loi et la force quand il le pouvait. On conçoit quelle différence les jacobins devaient mettre entre Pache et Roland. Les familles des deux ministres contribuaient elles-mêmes à rendre cette différence plus sensible. La femme, les filles de Pache allaient dans les clubs, dans les sections, paraissaient même dans les casernes des fédérés, qu'on voulait gagner à la cause, et se distinguaient par un bas jacobinisme, de cette épouse de Roland, polie et fière, et surtout entourée de ces orateurs si brillans et si odieux.
Pache et Roland étaient donc les deux hommes autour desquels on se rangeait dans le conseil. Clavière, aux finances, quoiqu'il fût souvent brouillé avec tous les autres, par l'extrême irascibilité de son caractère, revenait toujours à Roland quand il était apaisé. Lebrun, faible, mais attaché aux girondins par ses lumières, travaillait beaucoup avec Brissot; et les jacobins, appelant ce dernier un intrigant, disaient qu'il était maître de tout le gouvernement, parce qu'il aidait Lebrun dans les travaux de la diplomatie. Garat, en contemplant les partis d'une hauteur métaphysique, se contentait de les juger, et ne se croyait pas tenu de les combattre. Il semblait se croire dispensé de soutenir les girondins, parce qu'il leur découvrait des torts, et se faisait de son inertie une véritable sagesse. Cependant les jacobins acceptaient la neutralité d'un esprit aussi distingué comme un précieux avantage, et la payaient de quelques éloges. Monge enfin, esprit mathématique, patriote prononcé, peu disposé pour les théories un peu vagues des girondins, suivait l'exemple de Pache, laissait envahir son ministère par les jacobins, et sans désavouer les girondins auxquels il devait son élévation, recevait les éloges de leurs adversaires, et partageait la popularité du ministre de la guerre.
Ainsi, trouvant deux complaisans dans Pache et Monge, un idéologue indifférent dans Garat, mais un adversaire inexorable dans Roland, qui ralliait à lui Lebrun et Clavière, et souvent ramenait les autres, le parti jacobin n'avait pas encore le gouvernement de l'état, et répétait partout qu'il n'y avait qu'un roi de moins dans le nouvel ordre de choses, mais qu'à part cela, c'était le même despotisme, les mêmes intrigues et les mêmes trahisons. Il disait que la révolution ne serait complète et sans retour que lorsqu'on aurait détruit l'auteur secret de toutes les machinations et de toutes les résistances, enfermé au Temple.
On voit quelles étaient les forces respectives des partis, et l'état de la révolution à l'instant où fut commencé le procès de Louis XVI. Ce prince avec sa famille habitait la grande tour du Temple. La commune ayant la disposition de la force armée et le soin de la police dans la capitale, avait aussi la garde du Temple, et c'est à son autorité ombrageuse, inquiète et peu généreuse, que la famille royale était soumise. Cette famille infortunée étant gardée par une classe d'hommes bien inférieure à celle dont se composait la convention, ne devait s'attendre ni à la modération ni aux égards que l'éducation et des moeurs polies inspirent toujours pour le malheur. Elle avait d'abord été placée dans la petite tour; mais elle fut ensuite transportée dans la grande, parce qu'on jugea que la surveillance en serait plus facile et plus sûre. Le roi occupait un étage, et les princesses avec les enfans en occupaient un autre. On les réunissait pendant le jour, et on leur permettait de passer ensemble les tristes instans de leur captivité. Un seul domestique avait obtenu la permission de les suivre dans leur prison: c'était le fidèle Cléry, qui, échappé aux massacres du 10 août, était rentré au milieu de Paris, pour servir dans leur infortune ceux qu'il avait servis jadis dans l'éclat de leur toute-puissance. Il était levé dès le commencement du jour, et se multipliait pour remplacer auprès de ses maîtres les nombreux serviteurs qui les entouraient autrefois. On déjeunait à neuf heures dans la chambre du roi. A dix heures, toute la famille se réunissait chez la reine. Louis XVI s'occupait alors de l'éducation de son fils, lui faisait apprendre quelques vers de Racine et de Corneille, et ensuite il lui donnait les premières notions de la géographie, science qu'il avait cultivé lui-même avec beaucoup d'ardeur etde succès. La reine, de son coté, travaillait à l'éducation de sa fille, et puis s'occupait avec sa soeur à des ouvrages de tapisserie. A une heure, quand le temps était beau, la famille tout entière était conduite dans les jardins pour y respirer l'air, et y faire une courte promenade. Plusieurs municipaux et officiers de garde l'accompagnaient, et suivant les occasions, elle trouvait quelquefois des visages humains et attendris, quelquefois durs et méprisans. Les hommes peu cultivés sont peu généreux, et chez eux la grandeur n'est pas pardonnée aussitôt qu'elle est abattue. Qu'on se figure des artisans grossiers, sans lumières, maîtres de cette famille dont ils se reprochaient d'avoir si long-temps souffert le pouvoir et alimenté le luxe, et on concevra quelles basses vengeances ils devaient quelquefois exercer sur elle! Souvent le roi et la reine entendaient de cruels propos, et retrouvaient, sur les murs des cours et des corridors, l'expression d'une haine que l'ancien gouvernement avait fréquemment méritée, mais que Louis XVI ni son épouse n'avaient rien fait pour inspirer. Cependant ils trouvaient parfois un soulagement dans de furtives expressions d'intérêt, et ils continuaient ces promenades douloureuses à cause de leurs enfans, auxquels l'exercice était nécessaire. Tandis qu'ils parcouraient tristement cette cour du Temple, ils apercevaient aux fenêtres des maisons voisines une foule d'anciens sujets encore attachés à leurs maîtres, et qui venaient contempler l'espace étroit où était enfermé le monarque déchu. A deux heures, la promenade finissait, et on servait le dîner. Après le dîner, le roi prenait quelque repos; pendant son sommeil, son épouse, sa soeur et sa fille travaillaient en silence, et Cléry, dans une autre salle, exerçait le jeune prince à des jeux de son âge. On faisait ensuite une lecture en commun, on soupait, et chacun rentrait dans son appartement, après un adieu pénible, car ils ne se quittaient jamais sans douleur. Le roi lisait encore pendant plusieurs heures. Montesquieu, Buffon, l'historien Hume, l'Imitation de Jésus-Christ, quelques classiques latins et italiens formaient ses lectures habituelles. Il avait achevé environ deux cent cinquante volumes à sa sortie du Temple.
Telle était la vie de ce monarque pendant sa triste captivité. Rendu à la vie privée, il était rendu à toutes ses vertus, et devenait digne de l'estime de tous les coeurs honnêtes. Ses ennemis eux-mêmes, en le voyant si simple, si calme, si pur, n'auraient pu se défendre d'une émotion involontaire, et auraient, en faveur des vertus de l'homme, pardonné aux torts du prince.
La commune, extrêmement méfiante, employait les plus gênantes précautions. Des officiers municipaux ne perdaient jamais de vue aucune des personnes de la famille royale, et, au moment seul du coucher, ils consentaient à en être séparés par une porte fermée. Alors ils plaçaient un lit à l'entrée de chaque appartement, de manière à en fermer la sortie, et y passaient la nuit. Santerre, avec son état-major, faisait chaque jour une visite générale dans toute la tour, et en rendait un compte régulier. Les officiers municipaux de garde formaient une espèce de conseil permanent, qui, placé dans une salle de la tour, était chargé de donner des ordres, et de répondre à toutes les demandes des prisonniers. D'abord on avait laissé dans la prison, encre, papier et plumes; mais bientôt on enleva tous ces objets, ainsi que tous les instrumens tranchans, comme couteaux, rasoirs, ciseaux, canifs, et on fit les recherches les plus minutieuses et les plus offensantes pour découvrir ceux de ces instrumens qui auraient pu être cachés. Ce fut une grande peine pour les princesses, qui dès lors furent privées de leurs ouvrages de couture, et ne purent plus réparer leurs vêtemens, déjà dans un assez mauvais état, n'ayant pas été renouvelés depuis la translation au Temple. Dans le sac du château, presque tout ce qui tenait à l'usage personnel de la famille royale avait été détruit. L'épouse de l'ambassadeur d'Angleterre envoya du linge à la reine, et la commune, sur la demande du roi, en fit faire pour toute la famille. Quant aux habits et vêtemens, ni le roi ni la reine ne songèrent à en demander; ils en auraient sans doute obtenu s'ils en avaient exprimé le désir. Quant à l'argent, on leur remit en septembre une somme de 2,000 francs pour leurs menues dépenses; mais on ne voulut plus leur en donner depuis, parce qu'on craignait l'usage qu'ils en pourraient faire. Une somme était déposée dans les mains de l'administrateur du Temple, et sur la demande des prisonniers on achetait les divers objets dont ils avaient besoin.
Il ne faut pas exagérer les torts de la nature humaine, et supposer que, joignant une exécrable bassesse aux fureurs du fanatisme, les gardiens de la famille prisonnière lui imposassent à plaisir d'indignes privations, et voulussent ainsi lui rendre plus pénible le souvenir de sa grandeur passée. La méfiance était seule cause de certains refus. Ainsi, tandis que la crainte des complots et des communications empêchait qu'on leur accordât plus d'un serviteur dans l'intérieur de la prison, un nombreux domestique était employé à préparer leurs alimens. Treize officiers de bouche remplissaient la cuisine placée à quelque distance de la tour. Les rapports de la dépense du Temple, où la plus grande décence est observée, où les prisonniers sont qualifiés avec égard, où leur sobriété est vantée, où Louis XVI est justifié du bas reproche de trop se livrer au goût du vin, ces rapports non suspects portent la dépense de la table à 28,745 livres en deux mois. Tandis que treize domestiques occupaient la cuisine, un seul pouvait pénétrer dans la prison, et aidait Cléry à servir les prisonniers à table. Eh bien, tant est ingénieuse la captivité! C'était par ce domestique, dont
Cléry avait intéressé la sensibilité, que les nouvelles extérieures pénétraient quelquefois au Temple. On avait toujours laissé ignorer aux malheureux prisonniers les événemens du dehors. Les représentans de la commune s'étaient contentés de leur communiquer les journaux qui mentionnaient les victoires de la république, et qui leur ôtaient ainsi tout espoir. Cléry avait imaginé, pour les tenir au courant, un moyen adroit, et qui lui réussissait assez bien. Par le moyen des communications qu'il s'était ménagées au dehors, il avait fait choisir et payer un crieur public, qui venait se placer sous les fenêtres du Temple, et sous prétexte de vendre des journaux, en rapportait les principaux détails de toute la force de sa voix. Cléry, qui était convenu de l'heure, se plaçait auprès de la même fenêtre, recueillait ce qu'il entendait, et le soir, se penchant sur le lit du roi, à l'instant où il lui en fermait les rideaux, il lui rapportait ce qu'il avait appris. Telle était la situation de la famille infortunée tombée du trône dans les fers, et la manière dont le zèle industrieux d'un serviteur fidèle luttait avec la défiance ombrageuse de ses gardiens.
Les comités avaient enfin présenté leur travail sur le procès de Louis XVI. Dufriche-Valazé avait fait un premier rapport sur les faits reprochés au monarque, et sur les pièces qui pouvaient les constater. Ce rapport, trop long pour être entendu jusqu'au bout, fut imprimé par ordre de la convention, et distribué à chacun de ses membres. Le 7 novembre, le député Mailhe, parlant au nom du comité de législation, présenta le rapport sur les grandes questions auxquelles le procès donnait naissance:
Louis XVI peut-il être jugé?
Quel tribunal prononcera le jugement?
Telles étaient les deux questions essentielles qui allaient occuper les esprits, et qui devaient les agiter profondément. L'impression du rapport fut ordonnée sur-le-champ. Traduit dans toutes les langues, distribué à un nombre considérable d'exemplaires, il remplit bientôt la France et l'Europe. La discussion fut ajournée au 13, malgré Billaud-Varennes, qui voulait qu'on décidât par acclamation la question de la mise en jugement.
Ici allait se livrer la dernière lutte entre les idées de l'assemblée constituante et les idées de la convention; et cette lutte devait être d'autant plus violente, que la vie ou la mort d'un roi allait en être le résultat. L'assemblée constituante était démocratique par ses idées, et monarchique par ses sentimens. Ainsi, tandis qu'elle constituait l'état tout entier en république, par un reste d'affection et de ménagement pour Louis XVI, elle conservait la royauté avec les attributs qu'on est convenu de lui accorder, dans le système de la monarchie féodale régularisée. Hérédité, pouvoir exécutif, participation au pouvoir législatif, et surtout inviolabilité, telles sont les prérogatives que l'on reconnaît au trône dans les monarchies modernes, et que la première assemblée avait laissées à la maison régnante. La participation au pouvoir législatif et le pouvoir exécutif sont des fonctions qui peuvent varier dans leur étendue, et qui ne constituent pas aussi essentiellement la royauté moderne que l'hérédité et l'inviolabilité. De ces deux dernières, l'une assure la transmission perpétuelle et naturelle de la royauté, la seconde la met hors de toute atteinte dans la personne de chaque héritier; toutes deux enfin en font quelque chose de perpétuel qui ne s'interrompt pas, et quelque chose d'inaccessible, qu'aucune pénalité ne peut atteindre. Condamnée à n'agir que par des ministres qui répondent de ses actions, la royauté n'est accessible que dans ses agens, et on a ainsi un point pour la frapper sans l'ébranler. Telle est la monarchie féodale, successivement modifiée par le temps, et conciliée avec le degré de liberté auquel sont parvenus les peuples modernes.
Cependant l'assemblée constituante avait été portée à mettre une restriction à cette inviolabilité royale. La fuite à Varennes, les entreprises des émigrés, l'amenèrent enfin à penser que la responsabilité ministérielle ne garantirait pas une nation de toutes les fautes de la royauté. Elle avait en conséquence prévu le cas où un monarque se mettrait à la tête d'une armée ennemie, pour attaquer la constitution de l'état, ou bien ne s'opposerait pas, par un acte formel, à une entreprise de cette nature faite en son nom. Dans ce cas, elle avait déclaré le monarque non point justiciable des lois ordinaires contre la félonie, mais déchu; il était censé avoir abdiqué la royauté. Tel est le langage textuel de la loi qu'elle avait rendue. La proposition d'accepter la constitution, faite par elle au roi, et l'acceptation de la part du roi, avaient rendu le contrat irrévocable, et l'assemblée avait pris le solennel engagement de tenir comme sacrée la personne des monarques.
C'est en présence d'un engagement pareil que se trouvait la convention, en décidant du sort de Louis XVI. Mais ces nouveaux constituans, réunis sous le nom de conventionnels, ne se prétendaient pas plus engagés par les institutions de leurs prédécesseurs, que ceux-ci ne s'étaient crus engagés par les vieilles institutions de la féodalité. Les esprits avaient subi un entraînement si rapide, que les lois de 1791 paraissaient aussi absurdes à la génération de 1792, que celles du XIIIe siècle l'avaient paru à la génération de 1789. Les conventionnels ne se croyaient donc pas liés par une loi qu'ils jugeaient absurde, et se déclaraient en insurrection contre elle, comme les états-généraux contre celle des trois ordres.
On vit donc, dès l'ouverture de la discussion, le 13 novembre, se prononcer deux systèmes opposés: les uns soutenaient l'inviolabilité, les autres la rejetaient absolument. Les idées avaient tellement changé, qu'aucun membre de la convention n'osait défendre l'inviolabilité comme bonne en elle-même, et ceux même qui étaient pour elle ne la défendaient que comme disposition antérieure, dont le bénéfice était acquis au monarque, et qu'on ne pouvait lui contester sans manquer à un engagement national. Encore n'y avait-il que très peu de députés qui la soutinssent à ce titre d'engagement pris, et les girondins la condamnaient même sous ce rapport. Cependant ils demeuraient hors du débat, et observaient froidement la discussion élevée entre les rares partisans de l'inviolabilité et ses nombreux adversaires.
«D'abord, disaient les adversaires de l'inviolabilité, pour qu'un engagement soit valable, il faut que celui qui s'engage ait le droit de s'engager. Or, la souveraineté nationale est inaliénable, et ne peut pas se lier pour l'avenir. La nation peut bien, en stipulant l'inviolabilité, avoir rendu le pouvoir exécutif inaccessible aux coups du pouvoir législatif: c'est une précaution politique dont on conçoit le motif, dans le système de l'assemblée constituante; mais, si elle a rendu le roi inviolable pour tous les corps constitués, elle n'a pu le rendre inviolable pour elle-même, car elle ne peut jamais renoncer à la faculté de tout faire et de tout vouloir en tout temps; cette faculté constitue sa toute-puissance, qui est inaliénable; la nation n'a donc pu s'engager envers Louis XVI, et on ne peut lui opposer un engagement qu'elle n'a pas pu prendre.
«Secondement, il aurait fallu, même en supposant l'engagement possible, qu'il fût réciproque. Or, il ne l'a jamais été du côté de Louis XVI. Cette constitution, sur laquelle il veut maintenant s'appuyer, il ne l'a jamais voulu, il a toujours protesté contre elle, et n'a jamais cessé de travailler à la détruire, non seulement par des conspirations intérieures, mais par le fer des ennemis. Quel droit a-t-il donc de s'en prévaloir?
«Qu'on admette même l'engagement comme possible et comme réciproque, il faut encore qu'il ne soit pas absurde, pour avoir quelque valeur. Ainsi on conçoit l'inviolabilité qui s'applique à tous les actes ostensibles dont un ministre répond à la place du roi. Pour tous les actes de ce genre, il existe une garantie dans la responsabilité ministérielle, et l'inviolabilité, n'étant pas l'impunité, cesse d'être absurde. Mais pour tous les actes secrets, comme les trames cachées, les intelligences avec l'ennemi, les trahisons enfin, un ministre est-il là pour contre-signer et répondre? Et ces derniers actes cependant resteraient impunis, quoique les plus graves et les plus coupables de tous! Voilà ce qui est inadmissible, et il faut reconnaître que le roi, inviolable pour les actes de son administration, cesse de l'être pour les actes secrets et criminels qui attaquent la sûreté publique. Ainsi un député, inviolable pour ses fonctions législatives, un ambassadeur pour ses fonctions diplomatiques, ne le sont plus pour tous les autres faits de leur vie privée. L'inviolabilité a donc des bornes, et il est des points sur lesquels la personne du roi cesse d'être inattaquable. Dira-t-on que la déchéance est la peine prononcée contre les perfidies dont un ministre ne répond pas? C'est-à-dire, que la simple privation du pouvoir serait la seule peine qu'on infligerait au monarque, pour en avoir si horriblement abusé! Le peuple qu'il aurait trahi, livré au fer étranger, et à tous les fléaux à la fois, se bornerait à lui dire: Retirez-vous. Ce serait là une justice illusoire, et une nation ne peut pas se manquer ainsi à elle-même, en laissant impuni, le crime commis contre son existence et sa liberté.
«Il faut, ajoutaient les mêmes orateurs, il faut à la vérité une peine connue, renfermée dans une loi antérieure, pour pouvoir l'appliquer à un délit. Mais n'y a-t-il pas les peines ordinaires contre la trahison? Ces peines ne sont elles pas les mêmes dans tous les codes? Le monarque n'était-il pas averti, par la morale de nous les temps et de tous les lieux, que la trahison est un crime; et par la législature de tous les peuples, que ce crime est puni du plus terrible des châtimens? Il faut, outre une loi pénale, un tribunal. Mais voici la nation souveraine qui réunit en elle tous les pouvoirs, celui de juger comme celui de faire les lois, de faire la paix ou la guerre; elle est ici avec sa toute-puissance, avec son universalité, et il n'est aucune fonction qu'elle ne soit capable de remplir; cette nation, c'est la convention qui la représente, avec mandat de tout faire pour elle, de la venger, de la constituer, de la sauver. La convention est donc compétente pour juger Louis XVI; elle a des pouvoirs suffisans; elle est le tribunal le plus indépendant, le plus élevé, qu'un accusé puisse choisir; et, à moins qu'il ne lui faille des partisans, ou des stipendiés de l'ennemi, pour obtenir justice, le monarque ne peut pas désirer d'autres juges. A la vérité, il aura les mêmes hommes pour accusateurs et juges. Mais si, dans les tribunaux ordinaires, exposés dans une sphère inférieure à des causes individuelles et particulières d'erreur, on sépare les fonctions, et on empêche que l'accusation ait pour arbitres ceux qui l'ont soutenue, dans le conseil-général de la nation, qui est placé au-dessus de tous les intérêts, de tous les motifs individuels, les mêmes précautions ne sont plus nécessaires. La nation ne saurait errer, et les députés qui la représentent partagent son infaillibilité et ses pouvoirs.
«Ainsi, continuaient les adversaires de l'inviolabilité, l'engagement contracté en 1791 ne pouvant lier la souveraineté nationale; cet engagement étant sans aucune réciprocité, et renfermant d'ailleurs une clause absurde, celle de laisser la trahison impunie, est tout à fait nul, et Louis XVI peut être mis en cause. Quant à la peine, elle a été connue de tout temps, elle s'est trouvée dans toutes les lois. Quant au tribunal, il est dans la convention revêtue de tous les pouvoirs législatifs, exécutifs et judiciaires.» Ces orateurs demandaient donc, avec le comité: que Louis XVI fût jugé; qu'il le fût par la convention nationale; qu'un acte énonciatif des faits à lui imputés fût dressé par des commissaires choisis; qu'il comparût en personne pour y répondre; que des conseils lui fussent accordés pour se défendre; et qu'immédiatement après l'avoir entendu, la convention prononçât son jugement, par appel nominal.
Les défenseurs de l'inviolabilité n'avaient laissé aucune de ces raisons sans réponse, et avaient réfuté tout le système de leurs adversaires.
«On prétend, disaient-ils, que la nation n'a pas pu aliéner sa souveraineté et s'interdire le droit de punir un attentat commis contre elle-même; que l'inviolabilité prononcée en 1791 ne liait que le corps législatif, mais point la nation elle-même. D'abord, s'il est vrai que la souveraineté nationale ne puisse pas s'aliéner, et s'interdire de renouveler ses lois, il est vrai aussi qu'elle ne peut rien sur le passé; ainsi elle ne saurait faire que ce qui a été ne soit pas; elle ne peut point empêcher que les lois qu'elle avait portées aient eu leur effet, et que ce qu'elles absolvaient soit absous; elle peut bien pour l'avenir déclarer que les monarques ne seront plus inviolables, mais, pour le passé, elle ne peut pas empêcher qu'ils le soient, puisqu'elle les a déclarés tels; elle ne peut surtout rompre les engagemens pris avec des tiers, pour lesquels elle devenait simple partie en traitant avec eux. Ainsi donc la souveraineté nationale a pu se lier pour un temps; elle l'a voulu d'une manière absolue, non seulement pour le corps législatif, auquel elle interdisait toute action judiciaire contre le roi, mais pour elle-même, car le but politique de l'inviolabilité eût été manqué, si la royauté n'eût pas été mise hors de toute atteinte quelconque de la part des autorités constituées, comme de la part de la nation elle-même.
«Quant au défaut de réciprocité dans l'exécution de l'engagement, tout a été prévu. Le manque de fidélité à l'engagement a été prévu par l'engagement même. Toutes les manières d'y manquer sont comprises dans une seule, la plus grave de toutes, la guerre à la nation, et sont punies de la déchéance, c'est-à-dire de la résolution du contrat existant entre la nation et le roi. Le défaut de réciprocité n'est donc pas une raison qui puisse délier la nation de la promesse de l'inviolabilité.
«L'engagement était donc réel et absolu, commun à la nation comme au corps législatif; le défaut de réciprocité était prévu, et ne peut être une cause de nullité; on va voir enfin que, dans le système de la monarchie, cet engagement n'était point déraisonnable; et qu'il ne peut périr pour cause d'absurdité. En effet, cette inviolabilité ne laissait, quoi qu'on en ait dit, aucun crime impuni. La responsabilité ministérielle atteignait tous les actes, parce qu'un roi ne peut pas plus conspirer que gouverner sans agens, et ainsi la justice publique avait toujours prise. Enfin ces crimes secrets, différens des délits ostensibles de l'administration, étaient prévus, et punis de la déchéance, car toute faute de la part du roi se réduisait, dans cette législation, à la cessation de ses fonctions. On a opposé à cela que la déchéance n'était pas une peine, qu'elle n'était que la privation de l'instrument dont le monarque avait abusé. Mais dans un système où la personne royale devait être inattaquable, la sévérité de la peine n'était pas ce qui importait le plus; l'essentiel était son résultat politique, et ce résultat se trouvait atteint par la privation du pouvoir. D'ailleurs, n'est-ce donc pas une peine que la perte du premier trône de l'univers? Est-ce donc sans une affreuse douleur que l'on perd une couronne qu'en naissant on trouva sur sa tête, et avec laquelle on a vécu, sous laquelle on a été adoré vingt années? Sur des coeurs nourris dans le rang suprême, ce supplice n'est-il pas égal à celui de la mort? D'ailleurs, la peine fût-elle trop douce, elle est telle, d'après une stipulation expresse, et une insuffisance de peine ne peut être dans une loi une cause de nullité. Il est convenu en législation criminelle que toutes les fautes de la législation doivent profiter à l'accusé, parce qu'il ne faut pas faire porter au faible désarmé les erreurs du fort. Ainsi donc l'engagement, démontré valable et absolu, ne renfermait rien d'absurde; aucune impunité n'y était stipulée, et la trahison y trouvait son châtiment. Il n'est donc besoin de recourir ni au droit naturel, ni à la nation, puisque la déchéance est déjà prononcée par une loi antérieure. Cette peine, le roi l'a subie, sans un tribunal qui la prononçât, et d'après la seule forme possible, celle d'une insurrection nationale. Détrôné en ce moment, hors de toute possibilité d'agir, la France ne peut plus rien contre lui, que de prendre des mesures de police pour sa sûreté. Qu'elle le bannisse hors de son territoire pour sa propre sécurité, qu'elle le détienne même, si elle veut, jusqu'à la paix, ou qu'elle le laisse dans son sein redevenir homme, par l'exercice de la vie privée: voilà tout ce qu'elle doit, et tout ce quelle peut. Il n'est donc pas nécessaire de constituer un tribunal, d'examiner la compétence de la convention: le 10 août, tout fut fini pour Louis XVI; le 10 août, il cessa d'être roi; le 10 août, il fut mis en cause, jugé, déposé, et tout fut consommé entre lui et la nation.»
Telle était la réponse que les partisans de l'inviolabilité opposaient à leurs adversaires. La souveraineté nationale entendue comme on l'entendait alors, leurs réponses étaient victorieuses, et tous les raisonnemens du comité de législation n'étaient que de laborieux sophismes, sans franchise et sans vérité.
On vient de lire ce qui se disait de part et d'autre dans la discussion régulière. Mais, de l'exaltation des esprits et des passions, naissaient un autre système et une autre opinion. Aux Jacobins, dans les rangs de la Montagne, on se demandait déjà s'il était nécessaire d'une discussion, d'un jugement, de formes enfin, pour se délivrer de ce qu'on appelait un tyran, pris les armes à la main, et versant le sang de la nation. Cette opinion eut un organe terrible dans le jeune Saint-Just, fanatique austère et froid, qui à vingt ans méditait une société tout idéale, où régneraient l'égalité absolue, la simplicité, l'austérité et une force indestructible. Long-temps avant le 10 août, il rêvait, dans les profondeurs de sa sombre intelligence, cette société surnaturelle, et il était arrivé, par fanatisme, à cette extrémité des opinions humaines, à laquelle Robespierre n'était parvenu qu'à force de haine. Neuf au milieu de la révolution, dans laquelle il entrait à peine, étranger encore à toutes les luttes, à tous les torts, à tous les crimes, rangé dans le parti des montagnards par ses opinions violentes, charmant les jacobins par l'audace de son esprit, captivant la convention par ses talens, il n'avait cependant pas encore acquis une renommée populaire. Ses idées toujours bien accueillies, mais pas toujours comprises, n'avaient tout leur effet que lorsqu'elles étaient devenues, par des plagiats de Robespierre, plus communes, plus claires et plus déclamatoires.
Il parla après Morisson, le plus zélé des défenseurs de l'inviolabilité, et, sans employer les personnalités contre ses adversaires, parce qu'il n'avait pas encore eu le temps de contracter des haines personnelles, il ne parut s'indigner d'abord que des petitesses de l'assemblée, et des arguties de la discussion. «Quoi! dit-il, vous, le comité, ses adversaires, vous cherchez péniblement des formes pour juger le ci-devant roi! vous vous efforcez d'en faire un citoyen, de l'élever à cette qualité, pour trouver des lois qui lui soient applicables! Et moi, au contraire, je dis que le roi n'est pas un citoyen; qu'il doit être jugé en ennemi, que nous avons moins à le juger qu'à le combattre, et que n'étant pour rien dans le contrat qui unit les Français, les formes de la procédure ne sont point dans la loi civile, mais dans la loi du droit des gens…»
Ainsi donc Saint-Just ne voit pas dans le procès une question de justice, mais une question de guerre. «Juger un roi comme un citoyen? Ce mot dit-il, étonnera la postérité froide. Juger, c'est appliquer la loi; une loi est un rapport de justice: quel rapport de justice y a-t-il donc entre l'humanité et les rois?
«Régner seulement est un attentat, une usurpation que rien ne peut absoudre, qu'un peuple est coupable de souffrir, et contre laquelle chaque homme a un droit tout personnel. On ne peut régner innocemment, la folie en est trop grande. Il faut traiter cette usurpation comme les rois eux-mêmes traitent celle de leur prétendue autorité. Ne fit-on pas le procès à la mémoire de Cromwell, pour avoir usurpé l'autorité de Charles Ier? Et certes, l'un n'était pas plus usurpateur que l'autre; car lorsqu'un peuple est assez lâche pour se laisser dominer par des tyrans, la domination est le droit du premier venu, et n'est pas plus sacrée, pas plus légitime sur la tête de l'un que sur celle de l'autre!»
Passant à la question des formes, Saint-Just n'y voit que de nouvelles et inconséquentes erreurs. Les formes dans le procès ne sont que de l'hypocrisie; ce n'est point la manière de procéder qui a justifié toutes les vengeances connues des peuples contre les rois, c'est le droit de la force contre la force.
«Un jour, s'écrie-t-il, on s'étonnera qu'au dix-huitième siècle on ait été moins avancé que du temps de César: là le tyran fut immolé en plein sénat, sans autre formalité que vingt-trois coups de poignard, et sans autre loi que la liberté de Rome. Et aujourd'hui, on fait avec respect le procès d'un homme assassin d'un peuple, pris en flagrant délit!…»
Envisageant la question sous un autre rapport, tout étranger à Louis XVI, Saint-Just s'élève contre la subtilité et la finesse des esprits, qui nuisent, dit-il, aux grandes choses. La vie de Louis XVI n'est rien, c'est l'esprit dont ses juges vont faire preuve qui l'inquiète; c'est la mesure qu'ils vont donner d'eux-mêmes qui le frappe. «Les hommes qui vont juger Louis ont une république à fonder, et ceux qui attachent quelque importance au juste châtiment d'un roi ne fonderont jamais une république… Depuis le rapport, une certaine incertitude s'est manifestée. Chacun rapproche le procès du roi de ses vues particulières: les uns semblent craindre de porter plus tard la peine de leur courage; les autres n'ont point renoncé à la monarchie; ceux-ci craignent un exemple de vertu qui serait un lien d'unité…
«Nous nous jugeons tous avec sévérité, je dirai même avec fureur; nous ne songeons qu'à modifier l'énergie du peuple et de la liberté, tandis qu'on accuse à peine l'ennemi commun, et que tout le monde, ou rempli de faiblesse, ou engagé dans le crime, se regarde avant de frapper le premier coup.
«Citoyens, si le peuple romain, après six cents ans de vertu et de haine contre les rois, si la Grande-Bretagne, après Cromwell mort, vit renaître les rois malgré son énergie, que ne doivent pas craindre parmi nous les bons citoyens, amis de la liberté, en voyant la hache trembler dans nos mains, et un peuple, dès le premier jour de sa liberté, respecter le souvenir de ses fers? Quelle république voulez-vous établir au milieu de nos combats particuliers et de nos faiblesses communes?… Je ne perdrai jamais de vue que l'esprit avec lequel on jugera le roi sera le même que celui avec lequel on établira la république… La mesure de votre philosophie dans ce jugement sera aussi la mesure de votre liberté dans la constitution!»
Il était pourtant des esprits qui, moins fanatisés que Saint-Just, s'efforçaient de se placer dans des rapports plus vrais, et tâchaient d'amener l'assemblée, à considérer les choses sous un point de vue plus juste. «Voyez, avait dit Rouzet (séance du 15 novembre), la véritable situation du roi dans la constitution de 1791. Il était placé en présence de la représentation nationale pour rivaliser avec elle. N'était-il pas naturel qu'il cherchât à recouvrer le plus possible du pouvoir qu'il avait perdu? N'était-ce pas vous qui lui aviez ouvert cette lice, et qui l'aviez appelé à y lutter avec la puissance législative? Eh bien! dans cette lice, il a été vaincu; il est seul, désarmé, abattu aux pieds de vingt-cinq millions d'hommes, et ces vingt-cinq millions d'hommes auraient l'inutile lâcheté d'immoler le vaincu! D'ailleurs, ajoutait Rouzet, cet éternel penchant à dominer, penchant qui remplit le coeur de tous les hommes, Louis XVI ne l'avait-il pas réprimé dans le sien, plus qu'aucun souverain du monde? N'a-t-il pas fait, en 1789, un sacrifice volontaire d'une partie de son autorité? N'a-t-il pas renoncé à une partie des droits que ses prédécesseurs s'étaient permis d'exercer? N'a-t-il pas aboli la servitude dans ses domaines? N'a-t-il pas appelé dans ses conseils les ministres philosophes, et jusqu'à ces empiriques que la voix publique lui désignait? N'a-t-il pas convoqué les états-généraux, et rendu au tiers-état une partie de ses droits?»
Faure, député de la Seine-Inférieure, avait montré plus de hardiesse encore. Se rappelant la conduite de Louis XVI, il avait osé en réveiller le souvenir. «La volonté du peuple, avait-il dit, aurait pu sévir contre Titus, aussi bien que contre Néron, et elle aurait pu lui trouver des crimes, ne fût-ce que ceux commis devant Jérusalem. Mais où sont ceux que vous imputez à Louis XVI? J'ai mis toute mon attention aux pièces lues contre lui; je n'y ai trouvé que la faiblesse d'un homme qui se laisse aller à toutes les espérances qu'on lui donne de recouvrer son ancienne autorité; et je soutiens que tous les monarques morts dans leur lit étaient plus coupables que lui. Le bon Louis XII même, en sacrifiant en Italie cinquante mille Français pour sa querelle particulière, était mille fois plus criminel! Liste civile, veto, choix de ses ministres, femmes, parens, courtisans, voilà les séducteurs de Capet! et quels séducteurs! J'invoque Aristide, Épictète; qu'ils me disent si leur fermeté eût tenu à de telles épreuves! C'est sur le coeur des débiles mortels que je fonde mes principes ou mes erreurs. Élevez-vous donc à toute la grandeur de la souveraineté nationale; concevez tout ce qu'une telle puissance doit comporter de magnanimité. Appelez Louis XVI, non comme un coupable, mais comme un Français, et dites-lui: Ceux qui t'avaient jadis élevé sur le pavois, et nommé leur roi, te déposent aujourd'hui; tu avais promis d'être leur père, et tu ne le fus pas… Répare par tes vertus comme citoyen la conduite que tu as tenue comme roi.»
Dans l'extraordinaire exaltation des esprits, chacun était conduit à envisager la question sous des rapports différens. Fauchet, ce prêtre constitutionnel qui s'était rendu célèbre en 1789, pour avoir porté dans la chaire le langage de la révolution, avait demandé si la société avait le droit de porter la peine de mort [séance du i3 novembre.]. «La société, avait-il dit, a-t-elle le droit d'arracher à un homme la vie qu'elle ne lui a pas donnée? Sans doute elle doit se conserver; mais est-il vrai qu'elle ne le puisse que par la mort du coupable? Et si elle le peut par d'autres moyens, n'a-t-elle pas le droit de les employer? Dans cette cause, ajoutait-il, plus que dans aucune autre, cette vérité est surtout applicable. Quoi! c'est pour l'intérêt public, c'est pour l'affermissement de la république naissante que vous allez immoler Louis XVI! Mais sa famille entière mourra-t-elle du même coup qui le frappera lui-même? D'après le système de l'hérédité, un roi ne succède-t-il pas immédiatement à un autre? Êtes-vous débarrassés, par la mort de Louis XVI, des droits qu'une famille entière croit avoir reçus d'une possession de plusieurs siècles? La destruction d'un seul est donc inutile. Au contraire, laissez subsister le chef actuel qui ferme tout accès aux autres; laissez-le exister avec la haine qu'il inspire à tous les aristocrates pour ses incertitudes, ses concessions; laissez-le exister avec sa réputation de faiblesse, avec l'avilissement de sa défaite, et vous aurez moins à le craindre que tout autre. Laissez ce roi détrôné errer dans le vaste sein de votre république, sans ce cortège de grandeur qui l'entourait; montrez combien un roi est peu de chose réduit à lui-même; témoignez un profond dédain pour le souvenir de ce qu'il fut, et ce souvenir ne sera plus à craindre; vous aurez donné une grande leçon aux hommes; vous aurez fait pour la république, sa sûreté et son instruction, plus qu'en versant un sang qui ne vous appartient pas. Quant au fils de Louis XVI, ajoute Fauchet, s'il peut devenir un homme, nous en ferons un citoyen, comme le jeune Égalité. Il combattra pour la république, et nous n'aurons pas peur qu'un seul soldat de la liberté le seconde jamais, s'il avait la démence de vouloir devenir un traître à la patrie. Montrons ainsi aux peuples que nous ne craignons rien; engageons-les à nous imiter; que tous ensemble ils forment un congrès européen, qu'ils déposent leurs souverains, qu'ils envoient ces êtres chétifs traîner leur vie obscure le long des publiques, et qu'ils leur donnent même de petites pensions, car ces êtres-là sont si dénués de facultés, que le besoin même ne leur apprendrait pas à gagner du pain! Donnez donc ce grand exemple de l'abolition d'une peine barbare. Supprimez ce moyen inique de l'effusion du sang, et surtout guérissez le peuple du besoin qu'il a de le répandre. Tâchez d'apaiser en lui cette soif que des hommes pervers voudraient exciter pour s'en servir à bouleverser la république. Songez que des hommes barbares vous demandent encore cent cinquante mille têtes, et qu'après leur avoir accordé celle du ci-devant roi, vous ne pourrez leur en refuser aucune. Empêchez des crimes qui agiteraient pour long-temps le sein de la république, déshonoreraient la liberté, ralentiraient ses progrès, et nuiraient à l'accélération du bonheur du monde.»
Cette discussion avait duré depuis le 13 jusqu'au 30 novembre, et avait excité une agitation générale. Ceux dont le nouvel ordre de choses n'avait pas entièrement saisi l'imagination, et qui conservaient quelque souvenir de 1789, de la bonté du monarque, de l'amour qu'on lui porta, ne pouvaient comprendre que ce roi, tout à coup transformé en tyran, fût dévoué à l'échafaud. En admettant même ses intelligences avec l'étranger, ils imputaient cette faute à sa faiblesse, à ses entours, à cet invincible amour du pouvoir héréditaire, et l'idée d'un supplice infâme les révoltait. Cependant ils n'osaient pas prendre ouvertement la défense de Louis XVI. Le péril récent auquel nous venions d'être exposés par l'invasion des Prussiens, l'opinion généralement répandue que la cour était la cause secrète de cet envahissement de nos frontières, avaient excité une irritation qui retombait sur l'infortuné monarque, et contre laquelle on n'osait pas s'élever. On se contentait de résister d'une manière générale contre ceux qui demandaient des vengeances; on les peignait comme des instigateurs de troubles, comme des septembriseurs, qui voulaient couvrir la France de sang et de ruines. Sans défendre nommément Louis XVI, on demandait la modération envers les ennemis vaincus. On se recommandait d'être en garde contre une énergie hypocrite, qui, en paraissant défendre la république par des supplices, ne cherchait qu'à l'asservir par la terreur, ou à la compromettre envers l'Europe. Les girondins n'avaient pas encore pris la parole. On supposait, plutôt qu'on ne connaissait, leur opinion, et la Montagne, pour avoir occasion de les accuser, prétendait qu'ils voulaient sauver Louis XVI. Cependant ils étaient incertains dans cette cause. D'une part, rejetant l'inviolabilité, et regardant Louis XVI comme complice de l'invasion étrangère, de l'autre, émus en présence d'une grande infortune, et portés en toute occasion à s'opposer à la violence de leurs adversaires, ils ne savaient quel parti prendre, et ils gardaient un silence équivoque et menaçant.
Une autre question agitait en ce moment les esprits, et ne produisait pas moins de troubles que la précédente: c'était celle des subsistances, qui avaient été une grande cause de discorde à toutes les époques de la révolution.
On a déjà vu combien d'inquiétudes et de peines elles avaient causées à Bailly et à Necker, pendant les premiers temps de 1789. Les mêmes difficultés se présentaient plus grandes encore à la fin de 1792, accompagnées des mouvemens les plus dangereux. La suspension du commerce pour tous les objets qui ne sont pas de première nécessité, peut bien faire souffrir l'industrie, et à la longue agir sur les classes ouvrières; mais quand le blé, premier aliment, vient à manquer, le trouble et le désordre s'ensuivent immédiatement. Aussi l'ancienne police avait-elle rangé le soin des subsistances au rang de ses attributions, comme un des objets qui intéressaient le plus la tranquillité publique.
Les blés ne manquaient pas en 1792; mais la récolte avait été retardée par la saison, et en outre le battage des grains avait été différé par le défaut de bras. Cependant la plus grande cause de disette était ailleurs. En 1792 comme en 1789, le défaut de sûreté, la crainte du pillage sur les routes, et des vexations dans les marchés, empêchaient les fermiers d'apporter leurs denrées. On avait crié aussitôt à l'accaparement. On s'était élevé surtout contre ces riches fermiers qu'on appelait des aristocrates, et dont les fermages trop étendus devaient, disait-on, être divisés. Plus on s'irritait contre eux, moins ils étaient disposés à se montrer dans les marchés, et plus la disette augmentait. Les assignats avaient aussi contribué à la produire. Beaucoup de fermiers, qui ne vendaient que pour amasser, ne voulaient pas accumuler un papier variable, et préféraient garder leurs grains. En outre, comme le blé devenait chaque jour plus rare et les assignats plus abondans, la disproportion entre le signe et la chose s'était constamment accrue, et le renchérissement augmentait d'une manière de plus en plus sensible. Par un accident ordinaire dans toutes les disettes, la prévoyance étant éveillée par la crainte, chacun voulait faire des approvisionnemens; les familles, les municipalités, le gouvernement, faisaient des achats considérables, et rendaient ainsi la denrée encore plus rare et plus chère. A Paris surtout, la municipalité commettait un abus très grave et très ancien: elle achetait des blés dans les départemens voisins, et les vendait au-dessous du prix, dans la double intention de soulager le peuple et de se populariser encore davantage. Il résultait de cela que les marchands, écrasés par la rivalité, se retiraient du marché, et que la population des campagnes, attirée par le bas prix, venait absorber une partie des subsistances rassemblées à grands frais par la police. Ces mauvaises mesures, inspirées par de fausses idées économiques et par une ambition de popularité excessive, tuaient le commerce, nécessaire surtout à Paris, où il faut accumuler sur un petit espace une quantité de grains plus grande que nulle autre part. Les causes de la disette étaient donc très multipliées: d'abord la terreur des fermiers qui s'éloignaient des marchés, le renchérissement provenant des assignats, la fureur de s'approvisionner, et enfin l'intervention de la municipalité parisienne, qui troublait le commerce par sa puissante concurrence.
Dans des difficultés pareilles, il est facile de deviner quel parti devaient prendre les deux classes d'hommes qui se partageaient la souveraineté de la France. Les esprits violens qui avaient jusqu'ici voulu écarter toute opposition en détruisant les opposans; qui, pour empêcher les conspirations, avaient immolé tous ceux qu'ils suspectaient de leur être contraires, de tels esprits ne concevaient, pour terminer la disette, qu'un moyen, c'était toujours la force. Ils voulaient qu'on arrachât les fermiers à leur inertie, qu'on les obligeât à se rendre dans les marchés; que là ils fussent contraints de vendre leurs denrées à un prix fixé par les communes; que les grains ne quittassent pas les lieux, et n'allassent pas s'accumuler dans les greniers de ce qu'on appelait les accapareurs. Ils demandaient donc la présence forcée des commerçans dans les marchés, la taxe des prix ou maximum, la prohibition de toute circulation, enfin l'obéissance du commerce à leurs désirs, non par l'attrait ordinaire du gain, mais par la crainte des peines et de la mort.
Les esprits modérés désiraient au contraire qu'on laissât le commerce reprendre son cours, en dissipant les craintes des fermiers, en les laissant libres de fixer leurs prix, en leur présentant l'attrait d'un échange libre, sûr et avantageux, en permettant la circulation d'un département à l'autre, pour pouvoir secourir ceux qui ne produisaient pas de blé. Ils proscrivaient ainsi la taxe, les prohibitions de toute espèce, et réclamaient avec les économistes l'entière liberté du commerce des grains dans l'étendue de la France. D'après l'avis de Barbaroux, assez versé dans ces matières, ils demandaient que l'exportation à l'étranger fût soumise à un droit qui augmenterait quand les prix viendraient à s'élever, et qui rendrait ainsi la sortie plus difficile quand la présence de la denrée serait plus nécessaire. Ils n'admettaient l'intervention administrative que pour l'établissement de certains marchés, destinés aux cas extraordinaires. Ils ne voulaient employer la sévérité que contre les perturbateurs qui violenteraient les fermiers sur les routes ou dans les marchés; ils rejetaient enfin l'emploi des châtimens à l'égard du commerce, car la crainte peut être un moyen de répression, mais elle n'est jamais un moyen d'action; elle paralyse, mais elle n'anime pas les hommes.
Quand un parti devient maître dans un état, il se fait gouvernement, et bientôt forme les voeux et contracte les préjugés ordinaires de tout gouvernement; il veut à tout prix faire avancer toutes choses, et employer la force comme moyen universel. C'est ainsi que les ardens amis de la liberté avaient pour les systèmes prohibitifs la prédilection de tous les gouvernemens, et qu'ils trouvaient pour adversaires ceux qui, plus modérés, voulaient non seulement la liberté dans le but, mais dans les moyens, et réclamaient sûreté pour leurs ennemis, lenteur dans les formes de la justice, et liberté absolue du commerce.
Les girondins faisaient donc valoir tous les systèmes imaginés par les esprits spéculatifs contre la tyrannie administrative; mais ces nouveaux économistes, au lieu de rencontrer, comme autrefois, un gouvernement honteux de lui-même, et toujours condamné par l'opinion, trouvaient des esprits enivrés de l'idée du salut public, et qui croyaient que la force employée pour ce but n'était que l'énergie du bien.
Cette discussion amenait un autre sujet de graves reproches: Roland accusait tous les jours la commune de malverser dans les subsistances, et de les faire renchérir à Paris, en réduisant les prix par une vaine ambition de popularité. Les montagnards répondaient à Roland, en l'accusant lui-même d'abuser de sommes considérables affectées à son ministère pour l'achat des grains, d'être le chef des accapareurs, et de se faire le véritable dictateur de la France, en s'emparant des subsistances.
Tandis que pour ce sujet on disputait dans l'assemblée, on se révoltait dans certains départemens, et particulièrement dans celui d'Eure-et-Loir. Le peuple des campagnes, excité par le défaut de pain, par les instigations des curés, reprochait à la convention d'être la cause de tous ses maux; et tandis qu'il se plaignait de ce qu'elle ne voulait pas taxer les grains, il l'accusait en même temps de vouloir détruire la religion. C'est Cambon qui était cause de ce dernier reproche. Passionné pour les économies qui ne portaient pas sur la guerre, il avait annoncé qu'on supprimerait les frais du culte, et que ceux qui voudraient la messe la paieraient. Aussi les insurgés ne manquaient pas de dire que la religion était perdue, et, par une contradiction singulière, ils reprochaient à la convention, d'une part la modération en matière de subsistances, et de l'autre la violence à l'égard du culte. Deux membres, envoyés par l'assemblée, trouvèrent aux environs de Courville un rassemblement de plusieurs mille paysans, armés de fourches et de fusils de chasse, et ils furent obligés, sous peine d'être assassinés, de signer la taxe des grains. Ils y consentirent, et la convention les désapprouva. Elle déclara qu'ils auraient dû mourir, et abolit la taxe qu'ils avaient signée. On envoya la force armée pour dissiper les rassemblemens. Ainsi commençaient les troubles de l'Ouest, par la misère et l'attachement au culte.
Sur la proposition de Danton, l'assemblée, pour apaiser le peuple de l'Ouest, déclara que son intention n'était pas d'abolir la religion, mais elle persista à repousser le maximum. Ainsi, ferme encore au milieu des orages, et conservant une suffisante liberté d'esprit, la majorité conventionnelle se déclarait pour la liberté du commerce contre les systèmes prohibitifs. Si on considère donc ce qui se passait dans les armées, dans les administrations, dans le procès de Louis XVI, on verra un spectacle terrible et singulier. Les hommes ardens s'exaltent, et veulent recomposer en entier les armées et les administrations pour en écarter les tièdes et les suspects; ils veulent employer la force contre le commerce pour l'empêcher de s'arrêter, et déployer des vengeances terribles pour effrayer tout ennemi. Les hommes modérés, au contraire, craignaient de désorganiser les armées en les renouvelant, de tuer le commerce en usant de contrainte, de soulever les esprits en employant la terreur; mais leurs adversaires s'irritent même de ces craintes, et s'exaltent d'autant plus dans le projet de tout renouveler, de tout forcer, de tout punir. Tel était le spectacle donné en ce moment par le côté gauche contre le côté droit de la convention.
La séance du 30 avait été fort agitée par les plaintes de Roland contre les fautes de la municipalité, en matière de subsistances, et par le rapport des commissaires envoyés dans le département d'Eure-et-Loir. Tout se rappelle à la fois quand on commence le compte de ses maux. D'une part, on avait rappelé les massacres, les écrits incendiaires, de l'autre, les incertitudes, les restes de royalisme, les lenteurs opposées à la vengeance nationale. Marat avait parlé et excité une rumeur générale. Robespierre prend la parole au milieu du bruit, et vient proposer, dit-il, un moyen plus puissant que tous les autres pour rétablir la tranquillité publique, un moyen qui ramènera au sein de l'assemblée l'impartialité et la concorde, qui confondra les ennemis de la convention nationale, qui imposera silence à tous les libellistes, à tous les auteurs de placards, et déjouera leurs calomnies. «Quel est, s'écrie-t-on, quel est ce moyen?» Robespierre reprend: «C'est de condamner demain le tyran des Français à la peine de ses crimes, et de détruire ainsi le point de ralliement de tous les conspirateurs. Après-demain vous statuerez sur les subsistances, et le jour suivant vous poserez les bases d'une constitution libre.»
Cette manière tout à la fois emphatique et astucieuse d'annoncer les moyens de salut, et de les faire consister dans une mesure combattue par le côté droit, excite les girondins, et les oblige à s'expliquer sur la grande question du procès. «Vous parlez du roi, dit Buzot; la faute des troubles est à ceux qui voudraient le remplacer. Lorsqu'il sera temps de s'expliquer sur son sort, je saurai le faire avec la sévérité qu'il a méritée; mais il ne s'agit pas de cela ici: il s'agit des troubles, et ils viennent de l'anarchie; l'anarchie vient de l'inexécution des lois. Cette inexécution subsistera tant que la convention n'aura rien fait pour assurer l'ordre.» Legendre succède aussitôt à Buzot, conjure ses collègues d'écarter toute personnalité, de ne s'occuper que de la chose publique et des séditions qui, n'ayant d'autre objet que de sauver le roi, cesseront quand il ne sera plus. Il propose donc à l'assemblée d'ordonner que les opinions préparées sur le procès soient déposées sur le bureau, imprimées, distribuées à tous les membres, et qu'on décide ensuite si Louis XVI doit être jugé, sans perdre le temps à entendre de trop longs discours. Jean-Bon-Saint-André s'écrie qu'il n'est pas même besoin de ces questions préliminaires, et qu'il ne s'agit que de prononcer sur-le-champ la condamnation et la forme du supplice. La convention décrète enfin la proposition de Legendre, et l'impression de tous les discours. La discussion est ajournée au 3 décembre.
Le 3, on réclame de toutes parts la mise en cause, la rédaction de l'acte d'accusation, et la détermination des formes d'après lesquelles le procès doit s'instruire. Robespierre demande la parole, et quoiqu'il eût été décidé que toutes les opinions seraient imprimées et non lues, il obtient d'être entendu, parce qu'il voulait parler, non sur le procès, mais contre le procès lui-même, et pour une condamnation sans jugement.
Il soutient qu'instruire un procès, c'est ouvrir une délibération; que permettre de délibérer, c'est permettre le doute, et une solution même favorable à l'accusé. Or, mettre le crime de Louis XVI en problème, c'est accuser les Parisiens, les fédérés, tous les patriotes enfin qui ont fait la révolution du 10 août; c'est absoudre Louis XVI, les aristocrates, les puissances étrangères et leurs manifestes, c'est en un mot déclarer la royauté innocente et la république coupable.
«Voyez aussi, continue Robespierre, quelle audace ont acquise les ennemis de la liberté depuis que vous avez proposé ce doute! Dans le mois d'août dernier, les partisans du roi se cachaient. Quiconque eût osé entreprendre son apologie eût été puni comme un traître… Aujourd'hui, ils relèvent impunément un front audacieux; aujourd'hui, des écrits insolens inondent Paris et les départemens; des hommes armés et appelés dans ces murs à votre insu, contre les lois, ont fait retentir cette cité de cris séditieux, et demandent l'impunité de Louis XVI! Il ne vous reste plus qu'à ouvrir cette enceinte à ceux qui briguent déjà l'honneur de le défendre! Que dis-je! aujourd'hui Louis partage les mandataires du peuple! On parle pour ou contre lui! Il y a deux mois, qui eût pu soupçonner qu'ici ce serait une question s'il était inviolable? Mais, ajoute Robespierre, depuis que le citoyen Pétion a présenté comme une question sérieuse, et qui devait être traitée à part, celle de savoir si le roi pouvait être jugé, les doctrines de l'assemblée constituante ont reparu ici. O crime! ô honte! la tribune du peuple français a retenti du panégyrique de Louis XVI! Nous avons entendu vanter les vertus et les bienfaits du tyran. Tandis que nous avons eu la plus grande peine pour arracher les meilleurs citoyens à l'injustice d'une décision précipitée, la seule cause du tyran est tellement sacrée, qu'elle ne peut être ni assez longuement ni assez librement discutée! Si nous en croyons ses apologistes, le procès durera plusieurs mois: il atteindra l'époque du printemps prochain, où les despotes doivent nous livrer une attaque générale. Et quelle carrière ouverte aux conspirateurs! quel aliment donné à l'intrigue et à l'aristocratie!
«Juste ciel! les hordes féroces du despotisme s'apprêtent à déchirer de nouveau le sein de notre patrie au nom de Louis XVI! Louis combat encore contre nous du fond de sa prison, et l'on doute s'il est coupable, s'il est permis de le traiter en ennemi! On demande quelles sont les lois qui le condamnent! On invoque en sa faveur la constitution!… La constitution vous défendait ce que vous avez fait; s'il ne pouvait être puni que de la déchéance, vous ne pouviez la prononcer sans avoir instruit son procès; vous n'aviez point le droit de le retenir en prison; il a celui de demander des dommages et intérêts et son élargissement: la constitution vous condamne; allez aux pieds de Louis invoquer sa clémence!»
Ces déclamations pleines de fiel, qui ne renfermaient rien que Saint-Just n'eût déjà dit, produisirent cependant une profonde sensation sur l'assemblée, qui voulut statuer séance tenante. Robespierre avait demandé que Louis XVI fût jugé sur-le-champ; cependant plusieurs membres et Pétion s'obstinèrent à proposer qu'avant de fixer la forme du jugement, on prononçât au moins la mise en jugement; car c'était là, disaient-ils, un préliminaire indispensable, quelque célérité qu'on voulût mettre dans cette procédure. Robespierre veut parler encore, et semble exiger la parole; mais on s'irrite de son insolence, et on lui interdit la tribune. L'assemblée rend enfin le décret suivant:
«La convention nationale déclare que Louis XVI sera jugé par elle.» (3 décembre.)
Le 4, on met en discussion les formes du procès. Buzot, qui avait entendu beaucoup parler de royalisme, réclame la parole pour une motion d'ordre; et pour écarter, dit-il, tout soupçon, il demande la peine de mort contre quiconque proposerait en France le rétablissement de la royauté. Ce sont là des moyens que prennent souvent les partis pour prouver qu'ils sont incapables de ce dont on les accuse. Des applaudissemens nombreux accueillent cette inutile proposition; mais les montagnards, qui, dans leur système, n'auraient pas dû l'empêcher, s'y opposent par humeur, et Bazire demande à la combattre. On crie aux voix! aux voix! Philippeaux, s'unissant à Bazire, pro pose de ne s'occuper que de Louis XVI, et de tenir une séance permanente jusqu'à ce qu'il ait été jugé. On demande alors quel intérêt porte les opposans à repousser la proposition de Buzot, car il n'est personne qui puisse regretter la royauté. Lejeune réplique que c'est remettre en question ce qui a été décidé en abolissant la royauté. «Mais, dit Rewbell, il s'agit d'ajouter une disposition pénale au décret d'abolition; ce n'est donc pas remettre en question une chose déjà décrétée.» Merlin, plus maladroit que ses prédécesseurs, veut un amendement, et propose de mettre une exception à l'application de la peine de mort, dans le cas où la proposition de rétablir la royauté serait faite dans les assemblées primaires. A ces mots, des cris s'élèvent de toutes parts. Voilà, dit-on, le mystère découvert! On veut un roi, mais sorti des assemblées primaires, de ces assemblées d'où se sont élevés Marat, Robespierre et Danton. Merlin cherche à se justifier en disant qu'il a voulu rendre hommage à la souveraineté du peuple. On lui impose silence en le traitant de royaliste, et on propose de le rappeler à l'ordre. Guadet alors, avec une mauvaise foi que les hommes les plus honnêtes apportent quelquefois dans une discussion envenimée, soutient qu'il faut respecter la liberté des opinions, à laquelle on doit d'avoir découvert un secret important, et qui donne la clef d'une grande machination. «L'assemblée, dit-il, ne doit pas regretter d'avoir entendu cet amendement, qui lui démontre qu'un nouveau despotisme doit succéder au despotisme détruit, et on doit remercier Merlin, loin de le rappeler à l'ordre.» Une explosion de murmures couvrent la voix de Guadet. Bazire, Merlin, Robespierre, crient à la calomnie, et il est vrai que le reproche de vouloir substituer un roi plébéien au roi détrôné était aussi absurde que celui de fédéralisme adressé aux girondins. L'assemblée décrète enfin la peine de mort contre quiconque voudrait rétablir en France la royauté, sous quelque dénomination que ce puisse être.
On revient aux formes du procès et à la proposition d'une séance permanente. Robespierre demande de nouveau que le jugement soit prononcé sur-le-champ. Pétion, victorieux encore par l'appui de la majorité, fait décider que la séance ne sera pas permanente, ni le jugement instantané, mais que l'assemblée s'en occupera tous les jours, et toute affaire cessante, de onze à six heures du soir.
Les jours suivans furent employés à la lecture des pièces trouvées chez Laporte, et d'autres trouvées plus récemment au château dans une armoire secrète, que le roi avait fait construire dans l'épaisseur d'une muraille. La porte en était en fer, d'où elle fut connue depuis sous le nom d'armoire de fer. L'ouvrier employé à la construire la dénonça à Roland, qui, empressé de vérifier le fait, eut l'imprudence de s'y rendre précipitamment, sans se faire accompagner de témoins pris dans l'assemblée, ce qui donna lieu à ses ennemis de dire qu'il avait soustrait une partie des papiers. Roland y trouva toutes les pièces relatives aux communications de la cour avec les émigrés et avec divers membres des assemblées. Les transactions de Mirabeau y furent connues, et la mémoire du grand orateur allait être proscrite, lorsqu'à la demande de Manuel, son admirateur passionné, on chargea le comité d'instruction publique de faire de ces documens un plus ample examen.
Cette révélation eut lieu dans la séance du 5 décembre. On voulait briser immédiatement le buste de Mirabeau , et ordonner que ses cendres fussent enlevées du Panthéon ; mais on se contenta ce jour-là de voiler son buste.
On nomma ensuite une commission pour faire, d'après ces pièces, un acte énonciatif des faits imputés à Louis XVI. Cet acte énonciatif, une fois rédigé, devait être approuvé par l'assemblée. Louis XVI devait ensuite comparaître en personne à la barre de la convention, et être interrogé par le président sur chaque article de l'acte énonciatif. Après sa comparution, deux jours lui étaient accordés pour se défendre, et le lendemain de sa défense, le jugement devait être prononcé par appel nominal. Le pouvoir exécutif était chargé de prendre toutes les mesures nécessaires pour assurer la tranquillité publique pendant la translation du roi à l'assemblée. Ces dispositions avaient été décrétées le 9.
Le 10, l'acte énonciatif fut représenté à l'assemblée, et la comparution de Louis XVI fut arrêtée pour le lendemain 11 décembre.
Ce monarque infortuné allait donc comparaître en présence de la convention nationale, et y subir un interrogatoire sur tous les actes de son règne. La nouvelle du procès et de l'ordre de comparution avait pénétré jusqu'à Cléry, par les secrets moyens de correspondance qu'il s'était ménagés au dehors, et il ne l'avait transmise qu'en tremblant a cette famille désolée. N'osant la donner au roi lui-même, il la communiqua à Mme Élisabeth, et lui apprit en outre que pendant le procès la commune avait résolu de séparer Louis XVI de sa famille. Il convint avec la princesse d'un moyen de correspondre pendant cette séparation; ce moyen consistait dans l'envoi d'un mouchoir que Cléry, destiné à rester auprès du roi, devait faire parvenir aux princesses si Louis XVI était malade. Voilà tout ce que les malheureux prisonniers avaient la prétention de se communiquer les uns aux autres. Le roi fut averti par sa soeur de sa prochaine comparution, et de la séparation qu'on devait lui faire subir pendant le procès. Il reçut cette nouvelle avec une parfaite résignation, et se prépara à subir avec fermeté cette scène douloureuse.
La commune avait ordonné que, dès le 11 au matin, tous les corps administratifs seraient en séance, que toutes les sections seraient armées, que la garde de tous les lieux publics, caisses, dépôts, etc., serait augmentée de deux cents hommes par poste, que des réserves nombreuses seraient placées sur divers points, avec une forte artillerie, et qu'une escorte d'élite accompagnerait la voiture.
Dès le 11 au matin, la générale annonça dans Paris cette scène si triste et si nouvelle. Des troupes nombreuses entouraient le Temple, et le bruit des armes et des chevaux arrivait jusqu'aux prisonniers, qui feignaient d'ignorer la cause de cette agitation. A neuf heures du matin, la famille, suivant l'usage, se rendit chez le roi, pour y déjeuner. Les officiers municipaux, plus vigilans que jamais, empêchaient par leur présence le moindre épanchement. Enfin on les sépara. Le roi demanda en vain qu'on lui laissât son fils encore quelques instans. Malgré sa prière, le jeune enfant lui fut enlevé, et il demeura seul environ deux heures. Alors le maire de Paris, le procureur de la commune, arrivèrent, et lui communiquèrent l'arrêt de la convention qui le mandait à sa barre sous le nom de Louis Capet. «Capet, reprit le prince, est le nom de l'un de mes ancêtres, et n'est pas le mien.» Il se leva ensuite, et se rendit dans la voiture du maire, qui l'attendait. Six cents hommes d'élite entouraient la voiture. Elle était précédée de trois pièces de canon et suivie de trois autres. Une nombreuse cavalerie formait l'avant-garde et l'arrière-garde. Une foule immense contemplait en silence ce triste cortège, et souffrait cette rigueur comme elle avait souffert si longtemps celles de l'ancien gouvernement. Il y eut quelques cris, mais fort rares. Le prince n'en fut point ému, et s'entretint paisiblement des objets qui étaient sur la route. Dès qu'on fut rendu aux Feuillans, on le déposa dans une salle, en attendant les ordres de l'assemblée.
Pendant ce temps on faisait diverses motions relativement à la manière de recevoir Louis XVI. On proposait qu'aucune pétition ne pût être entendue, qu'aucun député ne pût prendre la parole, qu'aucun signe d'improbation ou d'approbation ne pût être donné au roi. «Il faut, dit Legendre, l'effrayer par le silence des tombeaux.» Un murmure condamna ces paroles cruelles. Defermont demanda qu'on disposât un siège pour l'accusé. La proposition fut trouvée trop juste pour être mise aux voix, et on plaça un siège à la barre. Par une vanité ridicule, Manuel proposa de discuter la question à l'ordre du jour, pour n'avoir pas l'air de ne s'occuper que du roi, dût-on, ajouta-t-il, le faire attendre à la porte. On se mit donc à discuter une loi sur les émigrés.
Santerre annonce enfin l'arrivée de Louis XVI. Barrère est président.
«Citoyens, dit-il, l'Europe vous regarde. La postérité vous jugera avec une sévérité inflexible; conservez donc la dignité et l'impassibilité qui conviennent à des juges. Souvenez-vous du silence terrible qui accompagna Louis, ramené de Varennes.»
Louis paraît à la barre vers deux heures et demie. Le maire et les généraux Santerre et Wittengoff sont à ses côtés. Un silence profond règne dans l'assemblée. La dignité de Louis, sa contenance tranquille, dans une aussi grande infortune, touchent tout le monde. Les députés du milieu sont émus. Les girondins éprouvent un profond attendrissement. Saint-Just, Robespierre, Marat, sentent défaillir eux-mêmes leur fanatisme, et s'étonnent de trouver un homme dans le roi dont ils demandent le supplice.
«Asseyez-vous, dit Barrère à Louis, et répondez aux questions qui vont vous être adressées.» Louis s'assied, et entend la lecture de l'acte énonciatif, article par article. Là, toutes les fautes de la cour étaient rappelées et rendues personnelles à Louis XVI. On lui reprochait l'interruption des séances le 20 juin 1789, le lit de justice tenu le 23 du même mois, la conspiration aristocratique déjouée par l'insurrection du 14 juillet, le repas des gardes-du-corps, les outrages faits à la cocarde nationale, le refus de sanctionner la déclaration des droits, ainsi que les divers articles constitutionnels; tous les faits enfin qui manifestaient une nouvelle conspiration en octobre, et qui furent suivis des scènes des 5 et 6; les discours de réconciliation qui avaient suivi toutes ces scènes, et qui promettaient un retour qui n'était pas sincère; le faux serment prêté à la fédération du 14 juillet; les menées de Talon et de Mirabeau pour opérer une contre-révolution; l'argent donné pour corrompre une foule de députés; la réunion des chevaliers du poignard le 28 février 1791; la fuite à Varennes; la fusillade du Champ-de-Mars; le silence gardé sur la convention de Pilnitz; le retard apporté à la promulgation du décret qui réunissait Avignon à la France; les mouvemens de Nîmes, Montauban, Mende, Jallès; la continuation de paie accordée aux gardes-du-corps émigrés et à la garde constitutionnelle licenciée; la correspondance secrète avec les princes émigrés; l'insuffisance des armées réunies sur la frontière; le refus de sanctionner le décret pour le camp de vingt mille hommes; le désarmement de toutes les places fortes; l'annonce tardive de la marche des Prussiens; l'organisation de compagnies secrètes dans l'intérieur de Paris; la revue des Suisses et des troupes qui formaient la garnison du château le matin du 10 août; le doublement de cette garde; la convocation du maire aux Tuileries; enfin, l'effusion du sang qui avait été la suite de ces dispositions militaires.
Si l'on n'admettait pas comme naturel le regret de son ancienne puissance, tout dans la conduite du roi pouvait être tourné à crime; car sa conduite n'était qu'un long regret, mêlé de quelques efforts timides pour recouvrer ce qu'il avait perdu. A chaque article le président s'arrêtait en disant: Qu'avez-vous à répondre? Le roi, répondant toujours d'une voix assurée, avait nié une partie des faits, rejeté l'autre partie sur ses ministres, et s'était appuyé constamment sur la constitution, de laquelle il assurait ne s'être jamais écarté. Ses réponses avaient toujours été mesurées. Mais à cette interpellation: Vous avez fait couler le sang du Peuple au 10 août, il s'écria d'une voix forte: «Non, Monsieur, non, ce n'est pas moi!»
On lui montra ensuite toutes les pièces, et, usant d'un respectable privilège, il refusa d'en avouer une partie, et il contesta l'existence de l'armoire de fer. Cette dénégation produisit un effet défavorable, et elle était impolitique, car le fait était démontré. Il demanda ensuite une copie de l'acte d'accusation ainsi que des pièces, et un conseil pour l'aider dans sa défense.
Le président lui signifia qu'il pouvait se retirer. On lui fît prendre quelques rafraîchissemens dans la salle voisine, et, le faisant remonter en voiture, on le ramena au Temple. Il arriva à six heures et demie, et son premier soin fut de demander à revoir sa famille; on le lui refusa, en disant que la commune avait ordonné la séparation pendant la durée de la procédure. A huit heures et demie, lorsqu'on lui annonça le moment du souper, il demanda de nouveau à embrasser ses enfans. Les ombrages de la commune rendaient tous les gardiens barbares, et on lui refusa encore cette consolation.
Pendant ce temps l'assemblée était livrée au tumulte, par suite de la demande d'un conseil que Louis XVI avait faite. Treilhard, Pétion, insistaient avec force pour que cette demande fût accordée: Tallien, Billaud-Varennes, Chabot, Merlin, s'y opposaient, en disant qu'on allait encore différer le jugement par des chicanes. Enfin l'assemblée accorda un conseil. Une députation fut chargée d'aller l'apprendre à Louis XVI, et de lui demander sur qui tomberait son choix. Le roi désigna Target, ou à son défaut Tronchet, et tous deux s'il était possible. Il demanda en outre qu'on lui donnât de l'encre, des plumes et du papier, pour travailler à sa défense, et qu'on lui permît de voir sa famille. La convention décida sur-le-champ qu'on lui donnerait tout ce qui était nécessaire pour écrire, qu'on avertirait les deux défenseurs dont il avait fait choix, qu'il lui serait permis de communiquer librement avec eux, et qu'il pourrait voir sa famille.
Target refusa la commission dont le chargeait Louis XVI, en donnant pour raison que depuis 1785 il ne pouvait plus se livrer à la plaidoirie. Tronchet écrivit sur-le-champ qu'il était prêt à accepter la défense qui lui était confiée; et, tandis qu'on s'occupait à désigner un nouveau conseil, on reçut une lettre écrite par un citoyen de soixante-dix ans, par le vénérable Malesherbes, ami et compagnon de Turgot, et le magistrat le plus respecté de la France. Le noble vieillard écrivait au président: «J'ai été appelé deux fois au conseil de celui qui fut mon maître, dans le temps que cette fonction était ambitionnée par tout le monde: je lui dois le même service lorsque c'est une fonction que bien des gens trouvent dangereuse.»
Il priait le président d'avertir Louis XVI qu'il était prêt à se dévouer à sa défense.
Beaucoup d'autres citoyens firent la même offre, et on en instruisit le roi. Il les remercia tous, et n'accepta que Tronchet et Malesherbes. La commune décida que les deux défenseurs seraient fouillés jusque dans les endroits les plus secrets, avant de pénétrer auprès de leur client. La convention, qui avait ordonné la libre communication, renouvela son ordre, et ils, purent entrer librement dans le Temple. En voyant Malesherbes, le roi courut au-devant de lui: le vénérable vieillard tomba à ses pieds en fondant en larmes. Le roi le releva, et ils demeurèrent longtemps embrassés. Ils commencèrent aussitôt à s'occuper de la défense. Des commissaires de l'assemblée apportaient tous les jours au Temple les pièces, et avaient ordre de les communiquer, sans jamais s'en dessaisir. Le roi les compulsait avec beaucoup d'attention, et avec un calme qui chaque fois étonnait davantage les commissaires.
La seule consolation qu'il eût demandée, celle de voir sa famille, ne lui était point accordée, malgré le décret de la convention. La commune, y mettant toujours obstacle, avait demandé le rapport de ce décret. «Vous aurez beau l'ordonner, dit Tallien à la convention, si la commune ne le veut pas, cela ne sera pas.» Ces insolentes paroles excitèrent un grand tumulte. Cependant l'assemblée, modifiant son décret, ordonna que le roi pourrait avoir ses deux enfans auprès de lui, mais à condition que les enfans ne retourneraient plus auprès de leur mère pendant tout le procès. Le roi, sentant qu'ils étaient plus nécessaires à leur mère, ne voulut pas les lui enlever, et se soumit à cette nouvelle douleur avec une résignation qu'aucun événement ne pouvait altérer.
A mesure que le procès s'avançait, on sentait davantage l'importance de la question. Les uns comprenaient que procéder par le régicide envers l'ancienne royauté, c'était s'engager dans un système inexorable de vengeances et de cruautés, et déclarer une guerre à mort à l'ancien ordre de choses, qu'ils voulaient bien abolir, mais non pas détruire d'une manière aussi violente. Les autres au contraire désiraient cette guerre à mort, qui n'admettait plus ni faiblesse ni retour, et creusait un abîme entre la monarchie et la révolution. La personne du roi disparaissait presque dans cette immense question, et on n'examinait plus qu'une chose, savoir s'il fallait ou ne fallait pas rompre entièrement avec le passé par un acte éclatant et terrible. On ne voyait que le résultat, et on perdait de vue la victime sur laquelle allait tomber le coup.
Les girondins, constans à poursuivre les jacobins, leur rappelaient sans cesse les crimes de septembre, et les présentaient comme des anarchistes qui voulaient dominer la convention par la terreur, et immoler le roi pour le remplacer par des triumvirs. Guadet réussit presque à les expulser de la convention, en faisant décréter que les assemblées électorales de toute la France seraient convoquées pour confirmer ou révoquer leurs députés. Cette proposition, décrétée et rapportée en quelques minutes, avait singulièrement effrayé les jacobins. D'autres circonstances les inquiétaient bien plus encore. Les fédérés continuaient d'arriver de toutes parts. Les municipalités envoyaient une multitude d'adresses dans lesquelles, en approuvant la république et en félicitant l'assemblée de l'avoir instituée, elles condamnaient les crimes et les excès de l'anarchie. Les sociétés affiliées reprochaient toujours à la société-mère d'avoir dans son sein des hommes de sang qui pervertissaient la morale publique, et voulaient attenter à la sûreté de la convention. Quelques-unes reniaient leur mère, déclaraient ne plus vouloir de l'affiliation, et annonçaient qu'au premier signal elles voleraient à Paris pour soutenir l'assemblée. Toutes demandaient surtout la radiation de Marat, et quelques-unes celle de Robespierre lui-même.
Les jacobins désolés avouaient que l'opinion se corrompait en France; ils se recommandaient de se tenir unis, de ne pas perdre de temps pour écrire dans les provinces, et éclairer leurs frères égarés; ils accusaient le traître Roland d'arrêter leur correspondance, et d'y substituer des écrits hypocrites qui pervertissaient les esprits. Ils proposaient un don volontaire pour répandre les bons écrits, et particulièrement les admirables discours de Robespierre, et ils cherchaient les moyens de les faire parvenir malgré Roland, qui violait, disaient-ils, la liberté des postes. Cependant ils convenaient d'une chose, c'est que Marat les compromettait par la violence de ses écrits; et il fallait, suivant eux, que la société-mère apprît à la France, quelle différence elle mettait entre Marat, que son tempérament enflammé emportait au-delà des bornes, et le sage, le vertueux Robespierre, qui, toujours dans la véritable limite, voulait sans faiblesse, mais sans exagération, ce qui était juste et possible. Une forte dispute s'était engagée sur ces deux hommes. On avait reconnu que Marat était une tête forte et hardie, mais trop emportée. Il avait été utile, disait-on, à la cause du peuple, mais il ne savait pas s'arrêter. Les partisans de Marat avaient répondu qu'il ne croyait pas nécessaire d'exécuter tout ce qu'il avait dit, et qu'il sentait mieux que personne le terme où il fallait s'arrêter. Ils citaient diverses paroles de lui. Marat avait dit: Il ne faut qu'un Marat dans la république.—Je demande le plus pour obtenir le moins.—Ma main sécherait plutôt que d'écrire, si je croyais que le peuple exécutât à la lettre tout ce que je lui conseille.—Je surfais au peuple, parce que je sais qu'il me marchande.» Les tribunes avaient appuyé cette justification de Marat par leurs applaudissemens. Pourtant la société avait résolu de faire une adresse, dans laquelle, décrivant le caractère de Marat et de Robespierre, elle montrerait quelle différence elle faisait entre la sagesse de l'un et la véhémence de l'autre. Après cette mesure, on en proposa plusieurs autres, et surtout on se promit de demander continuellement le départ des fédérés pour la frontière. Si on apprenait en effet que l'armée de Dumouriez s'affaiblissait par la désertion, les jacobins s'écriaient que le renfort des fédérés lui était indispensable. Marat écrivait que depuis plus d'un an on retenait les volontaires qui étaient partis les premiers, et qu'il était temps de les remplacer par ceux qui séjournaient à Paris: on venait d'apprendre que Custine avait été obligé d'abandonner Francfort, que Beurnonville avait inutilement attaqué l'électorat de Trèves, et les jacobins soutenaient que si ces deux généraux avaient eu avec eux les fédérés qui remplissaient inutilement la capitale, ils n'eussent pas essuyé cet échec.
Les diverses nouvelles de l'inutile tentative de Beurnonville et de l'échec de Custine avaient singulièrement agité l'opinion. Elles étaient faciles à prévoir, car Beurnonville, attaquant par une mauvaise saison, et sans moyens suffisans, des positions inabordables, ne pouvait réussir; et Custine, s'obstinant à ne pas reculer spontanément sur le Rhin, pour ne pas avouer sa témérité, devait infailliblement être réduit à une retraite à Mayence. Les malheurs publics sont pour les partis une occasion de reproches. Les jacobins, qui n'aimaient pas les généraux suspects d'aristocratie, déclamèrent contre eux, et les accusèrent d'être feuillans et girondins. Marat ne manqua pas de s'élever de nouveau contre la fureur des conquêtes, qu'il avait, disait-il, toujours blâmée, et qui n'était qu'une ambition déguisée des généraux pour arriver à un degré de puissance redoutable. Robespierre, dirigeant le reproche selon les inspirations de sa haine, soutint que ce n'était pas les généraux qu'il fallait accuser, mais la faction infâme qui dominait l'assemblée et le pouvoir exécutif. Le perfide Roland, l'intrigant Brissot, les scélérats Louvet, Guadet, Vergniaud, étaient les auteurs de tous les maux de la France. Il demandait à être le premier assassiné par eux; mais il voulait avant tout avoir le plaisir de les dénoncer. Dumouriez et Custine, ajoutait-il, les connaissaient et se gardaient bien de se ranger avec eux: mais tout le monde les craignait parce qu'ils disposaient de l'or, des places et de tous les moyens de la république. Leur intention était de l'asservir, et pour cela ils enchaînaient tous les vrais patriotes, ils empêchaient le développement de leur énergie; et exposaient ainsi la France à être vaincue; par ses ennemis. Leur intention était principalement de détruire la société des jacobins, et de poignarder quiconque aurait le courage de résister. «Et pour moi, s'écriait Robespierre, je demande à être assassiné par Roland!» (Séance des Jacobins du 12 décembre.)
Cette haine furibonde, se communiquant à toute la société, la soulevait comme une mer orageuse. On se promettait un combat à mort contre la faction; on repoussait d'avance toute idée de réconciliation, et comme il avait été question d'un nouveau projet de transaction, on s'engageait à refuser à jamais le baiser Lamourette.
Les mêmes scènes se reproduisaient dans l'assemblée pendant le délai qui avait été accordé à Louis XVI pour préparer sa défense. On ne manquait pas d'y répéter que partout les royalistes menaçaient les patriotes, et répandaient des pamphlets en faveur du roi. Thuriot proposa un moyen, c'était de punir de mort quiconque méditerait de rompre l'unité de la république ou d'en détacher quelque partie. C'était là un décret contre la fable du fédéralisme, c'est-à-dire contre les girondins. Buzot se hâte de répondre par un autre projet de décret, et demande l'exil de la famille d'Orléans. Les partis échangent les faussetés, et se vengent des calomnies par d'autres calomnies. Tandis que les jacobins accusaient les girondins de fédéralisme, ceux-ci reprochaient aux premiers de destiner le duc d'Orléans au trône, et de ne vouloir immoler Louis XVI que pour rendre la place vacante.
Le duc d'Orléans existait à Paris, s'efforçant en vain de se faire oublier dans le sein de la convention. Cette place sans doute ne lui convenait pas au milieu de furieux démagogues; mais où fuir? En Europe, l'émigration l'attendait, et les outrages, peut-être même les supplices, menaçaient ce parent de la royauté qui avait répudié sa naissance et son rang. En France, il s'efforçait de cacher son rang sous les titres des plus humbles, et il se nommait Égalité. Mais il restait l'ineffaçable souvenir de son ancienne existence, et le témoignage toujours présent de ses immenses richesses. A moins de prendre les haillons, de se rendre méprisable à force de cynisme, comment échapper aux soupçons? Dans les rangs girondins, il eût été perdu dès le premier jour, et tous les reproches de royalisme qu'on leur faisait eussent été justifiés. Dans ceux des jacobins, il avait la violence de Paris pour appui; mais il ne pouvait pas échapper aux accusations des girondins, et c'est ce qui lui arriva en effet. Ceux-ci, ne lui pardonnant pas de se ranger avec leurs ennemis, supposaient que, pour se rendre supportable, il prodiguait ses trésors aux anarchistes, et leur fournissait le secours de sa puissante fortune.
L'ombrageux Louvet croyait mieux, et s'imaginait sincèrement qu'il nourrissait toujours l'espoir de la royauté. Sans partager cette opinion, mais pour combattre la sortie de Thuriot par une autre, Buzot monte à la tribune. «Si le décret proposé par Thuriot doit ramener la confiance, je vais, dit-il, vous en proposer un qui ne la ramènera pas moins. La monarchie est renversée, mais elle vit encore dans les habitudes, dans les souvenirs de ses anciennes créatures. Imitons les Romains, ils ont chassé Tarquin et sa famille: comme eux, chassons la famille des Bourbons. Une partie de cette famille est dans les fers, mais il en est une autre bien plus dangereuse, parce qu'elle fut plus populaire, c'est celle d'Orléans. Le buste d'Orléans fut promené dans Paris; ses fils, bouillans de courage, se distinguent dans nos armées, et les mérites mêmes de cette famille la rendent dangereuse pour la liberté. Qu'elle fasse un dernier sacrifice à la patrie en s'exilant de son sein; qu'elle aille porter ailleurs le mal heur d'avoir approché du trône, et le malheur plus grand encore de porter un nom qui nous est odieux, et dont l'oreille d'un homme libre ne peut manquer d'être blessée.» Louvet succédant à Buzot, et s'adressant à d'Orléans lui-même, lui cite l'exil volontaire de Collatin, et l'engage à l'imiter. Lanjuinais rappelle les élections de Paris dont Égalité fait partie, et qui se firent sous le poignard de la faction anarchique; il rappelle les efforts qu'on a tentés pour nommer ministre de la guerre un chancelier de la maison d'Orléans, l'influence que les fils de cette famille ont acquise dans les armées, et, par toutes ces raisons, il demande le bannissement des Bourbons. Bazire, Saint-Just, Chabot, s'y refusent, plutôt par opposition aux girondins que par intérêt pour d'Orléans. Ils soutiennent que ce n'est pas le moment de sévir contre le seul des Bourbons qui se soit loyalement conduit envers la nation, qu'il faut d'abord punir le Bourbon prisonnier, faire ensuite la constitution, et qu'après on s'occupera des citoyens devenus dangereux; qu'au reste, envoyer d'Orléans hors de France, c'est l'envoyer à la mort, et qu'il faut au moins ajourner cette cruelle mesure. Néanmoins le bannissement est décrété par acclamation. Il ne s'agit plus que de décider l'époque du bannissement en rédigeant le décret. «Puisque vous employez l'ostracisme contre Égalité, dit Merlin, employez-le contre tous les hommes dangereux, et tout d'abord je le demande contre le pouvoir exécutif.—Contre Roland! s'écrie Albitte.—Contre Roland et Pache! Ajoute Barrère, qui sont devenus une cause de division parmi nous. Qu'ils soient bannis l'un et l'autre du ministère, pour nous rendre le calme et l'union.» Cependant Kersaint craint que l'Angleterre ne profite de cette désorganisation du ministère pour nous faire une guerre désastreuse; comme elle fit en 1757, lorsque d'Argenson et Machau furent disgraciés.
Rewbell demande si on peut bannir un représentant du peuple, et si Philippe Égalité n'appartient pas à ce titre à la nation qui l'a nommé. Ces diverses observations arrêtent le mouvement des esprits. On s'interrompt, on revient, et sans révoquer le décret de bannissement contre les Bourbons, on ajourne la discussion à trois jours, pour se calmer, et pour réfléchir plus mûrement à la question de savoir si on pouvait bannir Égalité, et destituer sans danger les deux ministres de l'intérieur et de la guerre.
Après cette discussion, on devine quel désordre dut régner dans les sections, à la commune et aux jacobins. On cria de toutes parts à l'ostracisme, et les pétitions se préparèrent pour la reprise de la discussion. Les trois jours écoulés, la discussion recommença; le maire vint à la tête des sections demander le rapport des décrets. L'assemblée passa à l'ordre du jour après la lecture de l'adresse; mais Pétion, voyant quel tumulte excitait cette question, en demanda l'ajournement après le jugement de Louis XVI. Cette espèce de transaction fut adoptée, et on se jeta de nouveau sur la victime contre laquelle s'acharnaient toutes les passions. Le célèbre procès fut donc aussitôt repris...