HISTOIRE DE LA RÉVOLUTION FRANÇAISE . LIVRE III . CONVENTION NATIONALE. CHAPITRE XXIII |
CONSÉQUENCES DU 9 THERMIDOR.— MODIFICATIONS APPORTÉES AU GOUVERNEMENT RÉVOLUTIONNAIRE.— RÉORGANISATION DU PERSONNEL DES COMITÉS.— RÉVOCATION DE LA LOI DU 22 PRAIRIAL; DÉCRETS D'ARRESTATION CONTRE FOUQUIER-TINVILLE, LEBON, ROSSIGNOL, ET AUTRES AGENS DE LA DICTATURE; SUSPENSION DU TRIBUNAL RÉVOLUTIONNAIRE; ÉLARGISSEMENT DES SUSPECTS.— DEUX PARTIS SE FORMENT, LES MONTAGNARDS ET LES THERMIDORIENS.— RÉORGANISATION DES COMITÉS DE GOUVERNEMENT.— MODIFICATION DES COMITÉS RÉVOLUTIONNAIRES.— ÉTAT DES FINANCES, DU COMMERCE ET DE L'AGRICULTURE APRÈS LA TERREUR.— CCUSATION PORTÉE CONTRE LES MEMBRES DES ANCIENS COMITÉS, ET DÉCLARÉE CALOMNIEUSE PAR LA CONVENTION.— EXPLOSION DE LA POUDRIÈRE DE GRENELLE.— EXASPÉRATION DES PARTIS.— RAPPORT FAIT A LA CONVENTION SUR L'ÉTAT DE LA FRANCE.— NOMBREUX ET IMPORTANS DÉCRETS SUR TOUTES LES PARTIES DE L'ADMINISTRATION.— LES RESTES DE MARAT SONT TRANSPORTÉS AU PANTHÉON ET MIS A LA PLACE DE CEUX DE MIRABEAU.
Les événemens des 9 et 10 thermidor répandirent une joie que plusieurs jours ne purent calmer. L'ivresse était générale. Une foule de gens, qui avaient quitté leur province pour se cacher à Paris, se jetaient dans les voitures publiques pour aller annoncer chez eux la nouvelle de la commune délivrance. On les arrêtait partout sur les routes, pour leur demander des détails. En apprenant ces heureux événemens, les uns rentraient dans les demeures qu'ils avaient quittées depuis long-temps; les autres, ensevelis dans des caches souterraines, osaient reparaître à la lumière. Les détenus qui remplissaient les nombreuses prisons de la France, commençaient à espérer la liberté, ou du moins cessaient de craindre l'échafaud.
On ne s'expliquait pas encore bien la nature de la révolution qui venait de s'opérer; on ne se demandait pas jusqu'à quel point les membres survivans du comité de salut public étaient disposés à persister dans le système révolutionnaire, jusqu'à quel point la convention était disposée à entrer dans leurs vues; on ne voyait, on ne comprenait qu'une chose, la mort de Robespierre. C'était lui qui avait été le chef du gouvernement; c'est à lui qu'on imputait les emprisonnemens, les exécutions, tous les actes enfin de la dernière tyrannie. Robespierre mort, il semblait que tout devait changer, et prendre une face nouvelle.
A la suite d'un grand événement, l'attente publique devient un besoin irrésistible qu'il faut satisfaire. Après deux jours consacrés à recevoir les félicitations, à écouter les adresses où chacun répétait Catilina n'est plus, la république est sauvée, à récompenser les actes de courage, à voter des monumens pour rendre immortelle la grande journée du 9, la convention s'occupa enfin des mesures que réclamait sa situation.
Les commissions populaires instituées pour faire le triage des détenus, le tribunal révolutionnaire composé par Robespierre, le parquet de Fouquier-Tinville, étaient encore en fonction, et n'avaient besoin que d'un signe d'encouragement pour continuer leurs opérations terribles. Dans la séance même du 11 thermidor (29 juillet), on demanda et on décréta l'épuration des commissions populaires. Élie Lacoste appela l'attention sur le tribunal révolutionnaire, et en proposa la suspension, en attendant qu'il fût réorganisé d'après d'autres principes, et composé d'autres hommes. La proposition d'Élie Lacoste fut adoptée; et, pour ne pas retarder le jugement des complices de Robespierre, on convint de nommer, séance tenante, une commission provisoire pour remplacer le tribunal révolutionnaire. Dans la séance du soir, Barrère, qui continuait son rôle de rapporteur, vint annoncer encore une victoire, l'entrée des Français à Liège, et entretint ensuite l'assemblée de l'état des comités qui avaient été mutilés à plusieurs reprises, et réduits par l'échafaud ou par les missions à un petit nombre de membres. Robespierre, Saint-Just et Couthon avaient expiré la veille. Hérault-Séchelles était mort avec Danton. Jean-Bon-Saint-André, Prieur (de la Marne), étaient en mission. Il ne restait plus que Carnot, qui s'occupait exclusivement de la guerre, Prieur (de la Côte-d'Or), chargé du soin des armes et poudres, Robert Lindet des approvisionnemens et du commerce, Billaud-Varennes et Collot-d'Herbois de la correspondance avec les corps administratifs, Barrère enfin des rapports. Sur douze, ils n'étaient donc plus que six. Le comité de sûreté générale était plus complet, et suffisait bien à ses fonctions. Barrère proposait de remplacer les trois membres morts la veille sur l'échafaud par trois membres nouveaux, en attendant le renouvellement général des comités, qui était fixé au 20 de chaque mois, et qui avait cessé d'avoir lieu depuis le consentement tacite donné à la dictature. C'était aborder de grandes questions: allait-on renvoyer tous les hommes qui avaient fait partie du dernier gouvernement? Allait-on changer non-seulement les hommes, mais les choses, modifier la forme des comités, prendre des précautions contre leur trop grande influence, limiter leurs attributions, en un mot opérer une révolution complète dans l'administration? Telles étaient les questions soulevées par la proposition de Barrère. D'abord on s'éleva contre cette manière expéditive et dictatoriale de procéder, consistant à proposer et à nommer les membres des comités dans la même séance. On demanda l'impression de la liste, et l'ajournement pour les choix. Dubois-Crancé s'avança davantage, et se plaignit de l'absence prolongée des membres des comités. «Si on avait, dit-il, remplacé Hérault-Séchelles; si on n'avait pas toujours laissé Prieur (de la Marne) et Jean-Bon-Saint-André en mission, on aurait été plus assuré d'avoir une majorité, et on n'aurait pas hésité si long-temps à attaquer les triumvirs.» Il soutint ensuite que les hommes se fatiguaient au pouvoir, et y contractaient des goûts dangereux. En conséquence il proposa de décréter qu'à l'avenir aucun membre des comités ne pourrait aller en mission, et que chaque comité serait renouvelé par quart tous les mois. Cambon, poussant la discussion plus avant, dit qu'il fallait réorganiser le gouvernement en entier. Le comité de salut public, suivant lui, s'était emparé de tout, et il résultait de là que ses membres, même en travaillant jour et nuit, ne pouvaient suffire à leur tâche, et que les comités de finances, de législation, de sûreté générale, étaient réduits à une nullité complète. Il fallait faire, en conséquence, une nouvelle distribution des pouvoirs, de manière à empêcher que le comité de salut public ne fût accablé, et que les autres ne fussent annulés.
La discussion ainsi provoquée, on allait porter la main sur toutes les parties du gouvernement révolutionnaire. Bourdon (de l'Oise), dont l'opposition au système de Robespierre était bien connue, puisqu'il devait être l'une de ses premières victimes, arrêta ce mouvement inconsidéré. Il dit qu'on avait eu jusqu'ici un gouvernement habile et vigoureux, qu'on lui devait le salut de la France et d'immortelles victoires, qu'il fallait craindre de porter sur son organisation une main imprudente, que toutes les espérances des aristocrates venaient de se réveiller, et qu'il fallait, en se gardant d'une nouvelle tyrannie, modifier cependant avec ménagement une institution à laquelle on avait dû de si grands résultats. Cependant Tallien, le héros du 9, voulait qu'on abordât au moins certaines questions, et ne voyait aucun danger à les décider sur-le-champ. Pourquoi, par exemple, ne pas décréter à l'instant même que les comités seraient renouvelés par quart tous les mois? Cette proposition de Dubois-Crancé, reproduite par Tallien, fut accueillie avec enthousiasme, et adoptée aux cris de vive la république. A cette mesure le député Delmas voulut en faire ajouter une autre. «Vous venez, dit-il à l'assemblée, de tarir la source de l'ambition; pour compléter votre décret, je demande que vous décidiez que nul membre ne pourra rentrer dans un comité qu'un mois après en être sorti.» La proposition de Delmas, accueillie comme la précédente, fut aussitôt adoptée. Ces principes admis, il fut convenu qu'une commission présenterait un nouveau plan pour l'organisation de comités de gouvernement.
Le lendemain, six membres furent choisis pour remplacer, au comité de salut public, les membres morts ou absens. Cette fois la présentation faite par Barrère ne fut pas confirmée. On nomma Tallien, pour le récompenser de son courage; Bréard, Thuriot, Treilhard, membres du premier comité de salut public; enfin les deux députés Laloi et Eschassériaux l'aîné; ce dernier très versé dans les matières de finances et d'économie publique. Le comité de sûreté générale subit aussi des changemens. On s'élevait de toutes parts contre David, qu'on disait dévoué à Robespierre; contre Jagot et Lavicomterie, qu'on accusait d'avoir été d'horribles inquisiteurs. Une foule de voix demandèrent leur remplacement, il fut décrété. On désigna, pour les remplacer et pour compléter le comité de sûreté générale, plusieurs des athlètes qui s'étaient signalés dans la journée du 9; Legendre, Merlin (de Thionville), Goupilleau (de Fontenay), André Dumont, Jean Debry, Bernard (de Saintes). On rapporta ensuite la loi du 22 prairial à l'unanimité. On s'éleva avec indignation contre le décret qui permettait d'enfermer un député sans qu'il fût préalablement entendu par la convention, décret funeste qui avait conduit à la mort d'illustres victimes présentes à tous les souvenirs, Danton, Camille Desmoulins, Hérault-Séchelles, etc. Le décret fut rapporté. Ce n'était pas tout que de changer les choses; il était des hommes auxquels le ressentiment public ne pouvait pardonner. «Tout Paris, s'écria Legendre, vous demande le supplice justement mérité de Fouquier-Tinville.» Cette demande fut aussitôt décrétée, et Fouquier mis en accusation. «On ne peut plus siéger à côté de Lebon,» s'écria une autre voix, et tous les yeux se portèrent sur le proconsul qui avait ensanglanté la ville d'Arras, et dont les excès avaient provoqué des réclamations, même sous Robespierre. Lebon fut aussitôt décrété d'arrestation. On revint sur David, qu'on s'était contenté d'abord d'exclure du comité de sûreté générale, et il fut mis aussi en arrestation. On prit la même mesure contre Héron, le chef des agens de la police instituée par Robespierre; contre le général Rossignol, déjà bien connu; contre Hermann, président du tribunal révolutionnaire avant Dumas, et devenu, par les soins de Robespierre, le chef de la commission des tribunaux.
Ainsi le tribunal révolutionnaire était suspendu, la loi du 22 prairial rapportée, les comités de salut public et de sûreté générale recomposés en partie, les principaux agens de la dernière dictature arrêtés et poursuivis. Le caractère de la dernière révolution se prononçait; l'essor était donné aux espérances et aux réclamations de toute espèce. Les détenus qui remplissaient les prisons, leurs familles, se disaient avec joie qu'ils allaient jouir des résultats de la journée du 9. Avant ce moment heureux, les parens des suspects n'osaient plus réclamer, même pour faire valoir les raisons les plus légitimes, dans la crainte, soit d'éveiller l'attention de Fouquier-Tinville, soit d'être incarcérés eux-mêmes pour avoir sollicité en faveur des aristocrates. Le temps dès terreurs était passé. On commença à se réunir de nouveau dans les sections; autrefois abandonnées aux sans-culottes payés à quarante sous par jour, elles furent aussitôt remplies de gens qui venaient de reparaître à la lumière, de parens des prisonniers, de pères, frères, ou fils des victimes immolées par le tribunal révolutionnaire. Le désir de délivrer leurs proches animait les uns; la vengeance animait les autres. On demanda dans toutes les sections la liberté des détenus, et on se rendit à la convention pour l'obtenir d'elle. Ces demandes furent renvoyées au comité de sûreté générale, qui était chargé de vérifier l'application de la loi des suspects. Quoiqu'il renfermât encore le plus grand nombre des individus qui avaient signé les ordres d'arrestation, la force des circonstances et l'adjonction de nouveaux membres devaient le faire incliner à la clémence. Il commença en effet à prononcer les élargissemens en foule. Quelques-uns de ses membres, tels que Legendre, Merlin et autres, parcoururent les prisons pour entendre les réclamations, et y répandirent la joie par leur présence et leurs paroles; les autres, siégeant jour et nuit, reçurent les sollicitations des parens, qui se pressaient pour demander des mises en liberté. Le comité était chargé d'examiner si les prétendus suspects avaient été enfermés sur les motifs de la loi du 17 septembre, et si ces motifs étaient spécifiés dans les mandats d'arrêt. Ce n'était là que revenir à la loi du 17 septembre mieux exécutée; cependant c'était assez pour vider presque en entier les prisons. La précipitation des agens révolutionnaires avait, en effet, été si grande, qu'ils arrêtaient le plus souvent sans énoncer les motifs, et sans en donner communication aux détenus. On élargit comme on avait enfermé, c'est-à-dire en masse. La joie, moins bruyante, devint alors plus réelle; elle se répandit dans les familles, qui recouvraient un père, un frère, un fils, dont elles avaient été long-temps privées, et qu'elles avaient même crus destinés à l'échafaud. On vit sortir ces hommes que leur tiédeur ou leurs liaisons avaient rendus suspects à une autorité ombrageuse, et ceux dont un patriotisme, même avéré, n'avait pu faire pardonner l'opposition. Ce jeune général qui, réunissant sur un seul versant des Vosges les deux armées de la Moselle et du Rhin, avait débloqué Landau par un mouvement digne des plus grands capitaines, Hoche, enfermé pour sa résistance au comité de salut public, fut élargi, et rendu à sa famille et aux armées qu'il devait conduire encore à la victoire. Kilmaine, qui sauva l'armée du Nord par la levée du camp de César en août 1793, Kilmaine, enfermé pour cette belle retraite, fut rendu aussi à la liberté. Cette jeune et belle femme, qui avait acquis tant d'empire sur Tallien, et qui n'avait cessé du fond de sa prison de stimuler son courage, fut délivrée par lui, et devint son épouse. Les élargissemens se multipliaient chaque jour, sans que les sollicitations dont le comité se voyait accablé devinssent moins nombreuses. «La victoire, dit Barrère, vient de marquer une époque où la patrie peut être indulgente sans danger, et regarder des fautes inciviques comme effacées par quelque temps de détention. Les comités ne cessent de statuer sur les libertés demandées; ils ne cessent de réparer les erreurs ou les injustices particulières. Bientôt la trace des vengeances particulières disparaîtra du sol de la république; mais l'affluence des personnes de tout sexe aux portes du comité de sûreté générale ne fait que retarder des travaux si utiles aux citoyens. Nous rendons justice aux mouvemens si naturels de l'impatience des familles; mais pourquoi retarder, par des sollicitations injurieuses aux législateurs et par des rassemblemens trop nombreux, la marche rapide que la justice nationale doit prendre à cette époque?»
[Illustration: LES MODÉRÉS MIS EN LIBERTÉ.]
Les sollicitations de toute espèce, en effet, assiégeaient le comité de sûreté générale. Les femmes surtout usaient de leur influence pour obtenir des actes de clémence, même en faveur d'ennemis connus de la révolution. Il y eut plus d'une surprise faite au comité: les ducs d'Aumont et de Valentinois furent élargis sous des noms supposés, et il y en eut un grand nombre d'autres qui se sauvèrent au moyen des mêmes subterfuges. Il y avait peu de mal à cela; car, comme l'avait dit Barrère, la victoire avait marqué l'époque où la république pouvait devenir facile et indulgente. Mais le bruit répandu qu'on élargissait beaucoup d'aristocrates pouvait de nouveau réveiller les défiances révolutionnaires, et rompre l'espèce d'unanimité avec laquelle on accueillait les mesures de douceur et de paix.
Les sections étaient agitées et devenaient tumultueuses. Il n'était pas possible, en effet, que les parens des détenus ou des victimes, que les suspects récemment élargis, que tous ceux enfin à qui la parole était rendue, se bornassent à demander la réparation d'anciennes rigueurs sans demander des vengeances. Presque tous étaient furieux contre les comités révolutionnaires, et s'en plaignaient hautement. Ils voulaient les recomposer, les abolir même; et ces discussions amenèrent quelques troubles dans Paris. La section de Montreuil vint dénoncer les actes arbitraires de son comité révolutionnaire; celle du Panthéon français déclara que son comité avait perdu sa confiance; celle du Contrat-Social prit aussi à l'égard du sien des mesures sévères, et nomma une commission pour vérifier ses registres.
C'était là une réaction naturelle de la classe modérée, long-temps réduite au silence et à la terreur par les inquisiteurs des comités révolutionnaires. Ces mouvemens ne pouvaient manquer de frapper l'attention de la Montagne.
Cette terrible Montagne n'avait pas péri avec Robespierre, et lui avait survécu. Quelques-uns de ses membres étaient restés convaincus de la probité, de la loyauté des intentions de Robespierre, et ne croyaient pas qu'il eût voulu usurper. Ils le regardaient comme la victime des amis de Danton et du parti corrompu, dont il n'avait pu réussir à détruire les restes; mais c'était le très petit nombre qui pensait de la sorte. La plus grande partie des montagnards, républicains sincères, exaltés, voyant avec horreur tout projet d'usurpation, avaient aidé au 9 thermidor, moins encore pour renverser un régime sanguinaire, que pour frapper un Cromwell naissant. Sans doute ils trouvaient inique la justice révolutionnaire telle que Robespierre, Saint-Just, Couthon, Fouquier et Dumas, l'avaient faite; mais ils n'entendaient diminuer en rien l'énergie du gouvernement, et ne voulaient faire aucun quartier à ce qu'on appelait les aristocrates. La plupart étaient des hommes purs et rigides, étrangers à la dictature et à ses actes, et nullement intéressés à la soutenir; mais aussi des révolutionnaires ombrageux, qui ne voulaient pas que le 9 thermidor se changeât en une réaction, et tournât au profit d'un parti. Parmi ceux de leurs collègues qui s'étaient coalisés pour renverser la dictature, ils voyaient avec défiance des hommes qui passaient pour des fripons, des dilapidateurs, des amis de Chabot, de Fabre d'Églantine, des membres enfin du parti concussionnaire, agioteur et corrompu. Ils les avaient secondés contre Robespierre, mais ils étaient prêts à les combattre s'ils les voyaient tendre ou à refroidir l'énergie révolutionnaire, ou à détourner les derniers événemens au profit d'une faction quelconque. On avait accusé Danton de corruption, de fédéralisme, d'orléanisme, de royalisme: il n'est pas étonnant qu'il s'élevât contre ses amis victorieux des soupçons du même genre. Au reste, aucune attaque n'était encore portée; mais les élargissemens nombreux, le soulèvement général contre le système révolutionnaire, commençaient à éveiller les craintes.
Les véritables auteurs du 9 thermidor, au nombre de quinze ou vingt, et dont les principaux étaient Legendre, Fréron, Tallien, Merlin (de Thionville), Barras, Thuriot, Bourdon (de l'Oise), Dubois-Crancé, Lecointre (de Versailles) ne voulaient pas plus que leurs collègues incliner au royalisme et à la contre-révolution; mais excités par le danger et par la lutte, ils étaient plus prononcés contre les lois révolutionnaires. Il avaient d'ailleurs beaucoup plus de cette propension à s'adoucir qui avait perdu leurs amis Danton et Desmoulins. Entourés, applaudis, sollicités, ils étaient plus entraînés que leurs collègues de la Montagne dans le système de la clémence. Il était même possible que plusieurs d'entre eux fissent quelques sacrifices à leur position nouvelle. Rendre des services à des familles éplorées, recevoir des témoignages de la plus vive reconnaissance, faire oublier d'anciennes rigueurs, était un rôle qui devait les tenter. Déjà ceux qui se défiaient de leur complaisance, comme ceux qui espéraient en elle, leur donnaient un nom à part: ils les appelaient les Thermidoriens.
Il s'élevait, souvent, les contestations les plus vives au sujet des élargissemens. Ainsi, par exemple, sur la recommandation d'un député, qui disait connaître un individu de son département, le comité ordonnait la mise en liberté; aussitôt un député du même département venait se plaindre de cette mise en liberté, et prétendait qu'on avait élargi un aristocrate. Ces contestations, l'apparition d'une multitude d'ennemis connus de la révolution, qui se montraient la joie sur le front, provoquèrent une mesure qui fut adoptée sans qu'on y attachât d'abord beaucoup d'importance. Il fut décidé qu'on imprimerait la liste de tous les individus élargis par les ordres du comité de sûreté générale, et qu'à côté du nom de l'individu élargi, serait inscrit le nom des personnes qui avaient réclamé pour lui, et qui avaient répondu de ses principes.
Cette mesure produisit une impression extrêmement fâcheuse. Frappés dé la récente oppression qu'ils venaient de subir, beaucoup de citoyens furent effrayés de voir leurs noms consignés sur une liste qui pourrait servir à exercer de nouvelles rigueurs si le régime de la terreur était jamais rétabli. Beaucoup de ceux qui avaient déjà réclamé et obtenu des élargissemens en eurent du regret, et beaucoup d'autres ne voulurent plus en demander. On se plaignit vivement dans les sections de ce retour à des mesures qui troublaient la confiance et la joie publiques, et on demanda qu'elles fussent révoquées.
Le 26 thermidor, on s'entretenait dans l'assemblée de l'agitation qui régnait dans les sections de Paris. La section de Montreuil était venue dénoncer son comité révolutionnaire. On lui avait répondu qu'il fallait s'adresser au comité de sûreté générale. Duhem, député de Lille, étranger aux actes de la dernière dictature, mais ami de Billaud, partageant toutes ses opinions, et convaincu qu'il ne fallait pas que l'autorité révolutionnaire se relâchât de ses rigueurs, s'éleva vivement contre l'aristocratie et le modérantisme, qui, disait-il, levaient déjà leurs têtes audacieuses, et s'imaginaient que le 9 thermidor s'était fait à leur profit. Baudot, Taillefer, qui avaient montré une opposition courageuse sous le régime de Robespierre, mais qui étaient montagnards aussi prononcés que Duhem, Vadier, membre fameux de l'ancien comité de sûreté générale, soutinrent aussi que l'aristocratie s'agitait, et qu'il fallait que le gouvernement fût juste, mais restât inflexible. Granet, député de Marseille, et siégeant à la Montagne, fit une proposition qui augmenta l'agitation de l'assemblée. Il demanda que les détenus déjà élargis, dont les répondans ne viendraient pas donner leurs noms, fussent réincarcérés sur-le-champ. Cette proposition excita un grand tumulte. Bourdon, Lecointre, Merlin (de Thionville), la combattirent de toutes leurs forces. La discussion, comme il arrive toujours dans ces occasions, s'étendit des listes à la situation politique, et on s'attaqua vivement sur les intentions qu'on se supposait déjà de part et d'autre. «Il est temps, s'écria Merlin (de Thionville), que toutes les factions renoncent à se servir des marches du trône de Robespierre. On ne doit rien faire à demi, et, il faut l'avouer, la convention, dans la journée du 9 thermidor, a fait beaucoup de choses à demi. Si elle a laissé des tyrans ici, au moins ils devraient se taire.» Des applaudissemens nombreux couvrirent ces paroles de Merlin, adressées surtout à Vadier, l'un de ceux qui avaient parlé contre les mouvemens des sections. Legendre prit la parole après Merlin. «Le comité, dit-il, s'est bien aperçu qu'on lui a surpris l'élargissement de quelques aristocrates, mais le nombre n'en est pas grand, et ils seront reincarcérés bientôt. Pourquoi nous accuser les uns les autres? pourquoi nous regarder comme ennemis, quand nos intentions nous rapprochent? calmons nos passions, si nous voulons assurer et accélérer le succès de la révolution. Citoyens, je vous demande le rapport de la loi du 23, qui ordonne l'impression des listes des citoyens élargis. Cette loi a dissipé la joie publique, et a glacé tous les coeurs.» Tallien succède à Legendre; il est écouté avec la plus grande attention comme le principal des thermidoriens. «Depuis quelques jours, dit-il, tous les bons citoyens voient avec douleur qu'on cherche à vous diviser, et à ranimer des haines qui devraient être ensevelies dans la tombe de Robespierre. En entrant ici, on m'a fait remettre un billet dans lequel on m'annonce que plusieurs membres devaient être attaqués dans cette séance. Sans doute ce sont les ennemis de la république qui font courir ces bruits; gardons-nous de les seconder par nos divisions.» Des applaudissemens interrompent Tallien; il reprend: «Continuateurs de Robespierre, s'écrie-t-il, n'espérez aucun succès, la convention est déterminée à périr plutôt que de souffrir une nouvelle tyrannie. La convention veut un gouvernement inflexible, mais juste. Il est possible que quelques patriotes aient été trompés sur le compte de certains détenus; nous ne croyons pas à l'infaillibilité des hommes. Mais qu'on dénonce les individus élargis mal à propos, et ils seront réincarcérés. Pour moi, je fais ici un aveu sincère; j'aime mieux voir aujourd'hui en liberté vingt aristocrates qu'on reprendra demain, que de voir un patriote rester dans les fers. Eh quoi! la république avec ses douze cent mille citoyens armés aurait peur de quelques aristocrates! Non, elle est trop grande, elle saura partout découvrir et frapper ses ennemis.»
Tallien, souvent interrompu par les applaudissemens, en reçoit de plus bruyans encore en finissant son discours. Après ces explications générales, on revient à la loi du 23, et à la disposition nouvelle que Granet voulait y faire ajouter. Les partisans de la loi soutiennent qu'on ne doit pas craindre de se montrer en faisant un acte patriotique, tel que celui de réclamer un citoyen injustement détenu. Ses adversaires répondent que rien n'est plus dangereux que les listes; que celles des vingt mille et des huit mille ont été le sujet d'un trouble continuel; que tous ceux qui s'y trouvaient inscrits ont vécu dans l'effroi; et que, n'eût-on plus aucune tyrannie à craindre, les individus portés sur les nouvelles listes n'auraient plus aucun repos. Enfin on transige. Bourdon propose d'imprimer les noms des prisonniers élargis, sans y ajouter ceux des répondans qui ont sollicité la mise en liberté. Cette proposition est accueillie, et il est décidé qu'on imprimera le nom des élargis seulement. Tallien, qui n'était pas satisfait de ce moyen, remonte aussitôt à la tribune. «Puisque vous avez décrété, dit-il, d'imprimer la liste des citoyens rendus à la liberté, vous ne pouvez refuser de publier celle des citoyens qui les ont fait incarcérer. Il est juste aussi que l'on connaisse ceux qui dénonçaient et faisaient renfermer de bons patriotes.» L'assemblée, surprise par la demande de Tallien, trouve d'abord la proposition juste, et la décrète aussitôt. A peine la décision est-elle rendue, que plusieurs membres de l'assemblée se ravisent. Voilà une liste, dit-on, qui sera opposée à la précédente; c'est la guerre civile. Bientôt on répète ce mot dans la salle, et plusieurs voix s'écrient: C'est la guerre civile! «Oui, reprend aussitôt Tallien qui remonte à la tribune, oui, c'est la guerre civile. Je le pense comme vous. Vos deux décrets mettront en présence deux espèces d'hommes qui ne pourront pas se pardonner. Mais j'ai voulu, en vous proposant le second décret, vous faire sentir l'inconvénient du premier. Maintenant je vous propose de les rapporter tous les deux.» De toutes parts on s'écrie: «Oui, oui, le rapport des deux décrets!» Amar le demande lui-même, et les deux décrets sont rapportés. Toute impression de liste est donc écartée, grâce à cette surprise adroite et hardie que Tallien venait de faire à l'assemblée.
Cette séance rendit la sécurité à une foule de gens qui commençaient à la perdre; mais elle prouva que toutes les passions n'étaient pas éteintes, que toutes les luttes n'étaient pas terminées. Les partis avaient tous été frappés à leur tour, et avaient perdu leurs têtes les plus illustres: les royalistes, à plusieurs époques; les girondins, au 31 mai; les dantonistes, en germinal; les montagnards exaltés, au 9 thermidor. Mais si les chefs les plus illustres avaient péri, leurs partis survivaient; car les partis ne succombent pas sous un seul coup, et leurs restes s'agitent long-temps après eux. Ces partis allaient tour à tour se disputer encore la direction de la révolution, et recommencer une carrière laborieuse et ensanglantée. Il fallait, en effet, que les esprits, arrivés par l'excitation du danger au dernier degré d'emportement, revinssent progressivement au point d'où ils étaient partis; pendant ce retour, le pouvoir devait repasser de mains en mains, et on allait voir les mêmes luttes de passions, de systèmes et d'autorité.
Après ces premiers soins donnés à la réparation de beaucoup de rigueurs, la convention songea à l'organisation des comités, et du gouvernement provisoire, qui devait, comme on sait, régir la France jusqu'à la paix générale. Une première discussion s'était élevée, comme on vient de le voir, sur le comité de salut public, et la question avait été renvoyée à une commission chargée de présenter un nouveau plan. Il était urgent de s'en occuper, et c'est ce que fit l'assemblée dans les premiers jours de fructidor (août). Elle était placée entre deux systèmes et deux écueils opposés: la crainte d'affaiblir l'autorité chargée du salut de la révolution, et la crainte de recontinuer la tyrannie. Le propre des hommes est d'avoir peur des dangers quand ils sont passés, et de prendre des précautions contre ce qui ne peut plus être. La tyrannie du dernier comité de salut public était née du besoin de suffire à une tâche extraordinaire, au milieu d'obstacles de tout genre. Quelques hommes s'étaient présentés pour faire ce qu'une assemblée ne pouvait, ne savait, n'osait faire elle-même; et au milieu de leurs travaux inouis pendant quinze mois, ils n'avaient pu ni motiver leurs opérations, ni en rendre compte à l'assemblée, que d'une manière très générale; ils n'avaient pas même le temps d'en délibérer entre eux, et chacun d'eux vaquait en maître absolu à la tâche qui lui était dévolue. Ils étaient devenus ainsi autant de dictateurs forcés, que les circonstances, plutôt que l'ambition, avaient rendus tout-puissans. Aujourd'hui que la tâche était presque achevée, que les périls extrêmes étaient passés, une pareille puissance ne pouvait plus se former, faute d'occasion. Il était puéril de se prémunir si fort contre un danger devenu impossible; il y avait même, dans cette prudence, un inconvénient grave, celui d'énerver l'autorité et de lui enlever toute énergie. Douze cent mille hommes avaient été levés, nourris, armés, et conduits aux frontières; mais il fallait pourvoir à leur entretien, à leur direction, et c'était un soin qui exigeait encore une grande application, une rare capacité, et des pouvoirs très étendus.
Déjà on avait décrété le principe du renouvellement des comités par quart chaque mois; et on avait décidé, en outre, que les membres sortans ne pourraient rentrer avant un mois. Ces deux conditions, en empêchant une nouvelle dictature, empêchaient aussi toute bonne administration. Il était impossible qu'il y eût aucune suite, aucune application constante, aucun secret dans ce ministère constamment renouvelé. Dans cette organisation, à peine un membre était-il au courant des affaires, qu'il était forcé de les quitter; et si une capacité se déclarait, comme celle de Carnot pour la guerre, de Prieur (de la Côte-d'Or) et de Robert Lindet pour l'administration, de Cambon pour les finances, elle était ravie à l'état au terme désigné; car l'absence seule pendant un mois exigée par la loi, rendait à peu près nuls les avantages d'une réélection ultérieure.
Mais il fallait subir la réaction. A une concentration extrême de pouvoir devait succéder une dissémination tout aussi extrême, et bien autrement dangereuse. L'ancien comité de salut public, chargé souverainement de ce qui intéressait le salut de l'état, avait droit d'appeler à lui les autres comités, et de se faire rendre compte de leurs opérations; il s'était emparé ainsi de tout ce qui était essentiel dans l'oeuvre de chacun d'eux. Pour empêcher à l'avenir de tels empiétemens, la nouvelle organisation sépara les attributions des comités et les rendit indépendans les uns des autres. Il en fut établi seize:
1 Comité de salut public;
2 Comité de sûreté générale;
3 Comité des finances;
4 Comité de législation;
5 Comité d'instruction publique;
6 Comité de l'agriculture et des arts;
7 Comité du commerce et d'approvisionnemens;
8 Comité des travaux publics;
9 Comité des transports en poste;
10 Comité militaire;
11 Comité de la marine et des colonies;
12 Comité des secours publics;
13 Comité de division;
14 Comité des procès-verbaux et archives;
15 Comité des pétitions, correspondances et dépêches;
16 Comité des inspecteurs du Palais-National.
Le comité de salut public était composé de douze membres; il conservait la direction des opérations militaires et diplomatiques; il était chargé de la levée et de l'équipement des armées, du choix des généraux, des plans de campagne, etc.; mais là se bornaient ses attributions. Le comité de sûreté générale, composé de seize membres, avait la police; celui des finances, composé de quarante-huit membres, avait l'inspection des revenus, du trésor, des monnaies, des assignats, etc. Les comités pouvaient se réunir pour les objets qui les concernaient en commun. Ainsi, l'autorité absolue de l'ancien comité de salut public était remplacée par une foule d'autorités rivales, exposées à s'embarrasser et à se gêner dans leur marche. Telle fut la nouvelle organisation du gouvernement.
On opérait en même temps d'autres réformes qui n'étaient pas jugées moins pressantes. Les comités révolutionnaires établis dans les moindres bourgs, et chargés d'y exercer l'inquisition, étaient la plus vexatoire et la plus abhorrée des institutions attribuées au parti Robespierre. Pour rendre leur action moins étendue et moins tracassière, on en réduisit le nombre à un seul par district. Cependant il dut y en avoir un dans toute commune de huit mille âmes, qu'elle fût ou non chef-lieu de district. Dans Paris, le nombre fut réduit de quarante-huit à douze. Ces comités devaient être composés de douze membres; il fallait pour un mandat d'amener la signature de trois membres au moins, et de sept pour un mandat d'arrêt. Ils étaient, comme les comités de gouvernement, soumis au renouvellement par quart chaque mois. A toutes ces dispositions, la convention en ajouta de non moins importantes, en décidant que les assemblées des sections n'auraient plus lieu qu'une fois par décade, tous les jours de décadi, et que les citoyens présens cesseraient d'avoir quarante sous par séance. C'était resserrer la démagogie dans des limites moins étendues, en rendant plus rares les assemblées populaires, et surtout en ne payant plus les basses classes pour y assister. C'était couper ainsi un abus qui était devenu excessif à Paris. On payait par section douze cents membres présens, tandis qu'il y en avait à peine trois cents en séance. Des présens répondaient pour les absens, et on se rendait alternativement ce service. Ainsi cette milice ouvrière, si dévouée à Robespierre, se trouvait éconduite, et renvoyée à ses travaux.
La plus importante détermination prise par la convention fut l'épuration des individus composant toutes les autorités locales, comités révolutionnaires, municipalités, etc. C'était là que se trouvaient, comme nous l'avons dit, les révolutionnaires les plus ardens; ils étaient devenus dans chaque localité ce que Robespierre, Saint-Just et Couthon étaient à Paris, et ils avaient usé de leurs pouvoirs avec toute la brutalité des autorités inférieures. Le décret du gouvernement révolutionnaire, en suspendant là constitution jusqu'à la paix, avait prohibé les élections de toute espèce, afin d'éviter les troubles et de concentrer l'autorité dans les mêmes mains. La convention, par des raisons absolument semblables, c'est-à-dire pour prévenir les luttes entre les jacobins et les aristocrates, maintint les dispositions du décret, et confia aux représentans en mission le soin d'épurer les administrations dans toute la France. C'était là le moyen de s'assurer à elle-même le choix et la direction des autorités locales, et d'éviter le débordement des deux factions l'une sur l'autre. Enfin le tribunal révolutionnaire, suspendu récemment, fut remis en activité; les juges et les jurés n'étant pas tous nommés encore, ceux qui étaient déjà réunis durent entrer en fonctions sur-le-champ, et juger d'après les lois existantes antérieures à celles du 22 prairial. Ces lois étaient encore fort redoutables; mais les hommes dont on avait fait choix pour les appliquer, et la docilité avec laquelle les justices extraordinaires suivent la direction du gouvernement qui les institue, étaient une garantie contre de nouvelles cruautés.
Toutes ces formes furent exécutées du 1er au 15 fructidor (fin d'août). Il restait une institution importante à établir, c'était la liberté de la presse. Aucune loi ne lui traçait de bornes; elle était même consacrée d'une manière illimitée dans la déclaration des droits; néanmoins elle avait été proscrite de fait, sous le régime de la terreur. Une seule parole imprudente pouvant compromettre la tête des citoyens, comment auraient-ils osé écrire? Le sort de l'infortuné Camille Desmoulins avait assez prouvé l'état de la presse à cette époque. Durand-Maillane, ex-constituant, et l'un de ces esprits timides qui s'étaient complètement annulés pendant les orages de la convention, demanda que la liberté de la presse fût de nouveau formellement garantie. «Nous n'avons jamais pu, dit cet excellent homme à ses collègues, nous faire entendre dans cette enceinte, sans être exposés à des insultes et à des menaces. Si vous voulez notre avis dans les discussions qui s'élèveront à l'avenir; si vous voulez que nous puissions contribuer de nos lumières à l'oeuvre commune, il faut donner de nouvelles sûretés à ceux qui voudront ou parler ou écrire.»
Quelques jours après, Fréron, l'ami et le collègue de Barras dans sa mission à Toulon, le familier de Danton et de Camille Desmoulins, et depuis leur mort, l'ennemi le plus fougueux du comité de salut public, Fréron unit sa voix à celle de Durand-Maillane, et demanda la liberté illimitée de la presse. Les avis se partagèrent. Ceux qui avaient vécu dans la contrainte pendant la dernière dictature, et qui voulaient enfin donner impunément leur avis sur toutes choses, ceux qui étaient disposés à réagir énergiquement contre la révolution, demandaient une déclaration formelle, pour garantir la liberté de parler et d'écrire. Les montagnards, qui pressentaient l'usage qu'on se proposait de faire de cette liberté, qui voyaient un débordement d'accusations se préparer contre tous les hommes qui avaient exercé quelques fonctions pendant la terreur; beaucoup d'autres encore qui, sans avoir de crainte personnelle, appréciaient le dangereux moyen qu'on allait fournir aux contre-révolutionnaires, déjà fourmillant de toutes parts, s'opposaient à une déclaration expresse. Ils donnaient pour raison que la déclaration des droits consacrait la liberté de la presse; que la consacrer de nouveau, était inutile, puisque c'était proclamer un droit déjà reconnu, et que si on avait pour but de la rendre illimitée, on commettait une imprudence. «Vous allez donc, dirent Bourdon (de l'Oise) et Cambon, permettre au royalisme de surgir, et d'imprimer ce qui lui plaira contre l'institution de la république?» Toutes ces propositions furent renvoyées aux comités compétens, pour examiner s'il y avait lieu de faire une nouvelle déclaration.
Ainsi, le gouvernement provisoire, destiné à régir la révolution jusqu'à la paix, était entièrement modifié d'après les nouvelles dispositions de clémence et de générosité qui se manifestaient depuis le 9 thermidor. Comités de gouvernement, tribunal révolutionnaire, administrations locales, étaient réorganisés et épurés; la liberté de la presse était déclarée, et tout annonçait une marche nouvelle.
L'effet que devaient produire ces réformes ne tarda pas à se faire sentir. Jusqu'ici, le parti des révolutionnaires ardens s'était trouvé placé dans le gouvernement même; il composait les comités, et commandait à la convention; il régnait aux Jacobins, il remplissait les administrations municipales et les comités révolutionnaires dont la France entière était couverte: dépossédé aujourd'hui, il allait se trouver en dehors du gouvernement et former contre lui un parti hostile.
Les jacobins avaient été suspendus dans la nuit du 9 au 10 thermidor. Legendre avait fermé leur salle, et en avait déposé les clefs sur le bureau de la convention. Les clefs furent rendues, et il fut permis à la société de se reconstituer à la condition, de s'épurer. Quinze membres des plus anciens furent choisis pour examiner la conduite de tous les associés, pendant la nuit du 9 au 10. Ils ne devaient admettre que ceux qui, pendant cette fameuse nuit, avaient été à leur poste de citoyens, au lieu de se rendre à la commune pour conspirer contre la convention. En attendant l'épuration, les anciens membres furent admis dans la salle comme membres provisoires. L'épuration commença. Une enquête sur chacun d'eux eût été difficile, on se contentait de les interroger, et on les jugeait sur leurs réponses. On pense combien l'examen devait être fait avec indulgence, puisque c'étaient les jacobins qui se jugeaient eux-mêmes. En quelques jours, plus de six cents membres furent réinstallés, sur leur simple déclaration qu'ils avaient été, pendant la fameuse nuit, au poste assigné par leurs devoirs. La société fut bientôt recomposée comme elle l'était auparavant, et remplie de tous les individus qui, dévoués à Robespierre, à Saint-Just et Couthon, les regrettaient comme des martyrs de la liberté, et des victimes de la contre-révolution. A côté de la société-mère existait encore ce fameux club électoral, vers lequel se retiraient ceux qui avaient à faire des propositions qu'on ne pouvait entendre aux Jacobins, et où s'étaient tramées les plus grandes journées de la révolution. Il siégeait toujours à l'Évêché, et se composait des anciens cordeliers, des jacobins les plus déterminés, et des hommes les plus compromis pendant la terreur. Les jacobins et ce club devaient naturellement devenir l'asile de ces employés que la nouvelle épuration allait chasser de leurs places. C'est ce qui ne manqua pas d'arriver. Les jurés et juges du tribunal révolutionnaire, les membres des quarante-huit comités, au nombre de quatre cents environ, les agens de la police secrète de Saint-Just et de Robespierre, les porteurs d'ordres des comités, qui formaient la bande du fameux Héron, les commis de différentes administrations, les employés en un mot de toute espèce, exclus des fonctions qu'ils avaient exercées, se réunirent aux jacobins et au club électoral, soit qu'ils en fussent déjà membres, soit qu'ils se fissent recevoir pour la première fois. Ils allaient exhaler là leurs plaintes et leurs ressentimens. Ils étaient inquiets pour leur sûreté, et craignaient les vengeances de ceux qu'ils avaient persécutés; ils regrettaient en outre des fonctions lucratives, ceux-là surtout qui, membres des comités révolutionnaires, avaient pu joindre à leurs appointemens des dilapidations de toute espèce. La réunion de ces hommes composait un parti violent, opiniâtre, qui à l'ardeur naturelle de ses opinions joignait aujourd'hui l'irritation de l'intérêt lésé. Ce qui se passait à Paris avait lieu de même par toute la France. Les membres des municipalités, des comités révolutionnaires, des directoires de district, se réunissaient dans les sociétés affiliées à la société-mère, et venaient y mettre en commun leurs craintes et leurs haines. Ils avaient pour eux le bas peuple destitué aussi de ses fonctions, depuis qu'il ne recevait plus quarante sous pour assister aux assemblées de section.
En haine de ce parti, et pour le combattre, s'en formait un autre, qui ne faisait d'ailleurs que revivre. Il comprenait tous ceux qui avaient souffert ou gardé le silence pendant la terreur, et qui pensaient que le moment était venu de se réveiller et de diriger à leur tour la marche de la révolution. On vient de voir, au sujet des élargissemens, les parens des détenus ou des victimes reparaître dans les sections, et s'y agiter, soit pour faire ouvrir les prisons, soit pour dénoncer et poursuivre les comités révolutionnaires. La marche nouvelle de la convention, les réformes commencées, augmentèrent les espérances et le courage de ces premiers opposans. Ils appartenaient à toutes les classes qui avaient été opprimées, quel que fût leur rang, mais surtout au commerce, à la bourgeoisie, à ce tiers-état laborieux, opulent et modéré, qui, monarchique et constitutionnel avec les constituans, républicain avec les girondins, s'était effacé dès le 31 mai, et avait été exposé à des persécutions de tout genre. Dans ses rangs se cachaient maintenant les restes fort rares d'une noblesse qui n'osait pas encore se plaindre de son abaissement, mais qui se plaignait de la violation des droits de l'humanité à son égard, et quelques partisans de la royauté, créatures ou agens de l'ancienne cour, qui n'avaient cessé de susciter des obstacles à la révolution, en se jetant dans toutes les oppositions naissantes, quel qu'en fût le système et le caractère. C'étaient, comme d'usage, les jeunes gens de ces différentes classes qui se prononçaient avec le plus de vivacité et d'énergie, car c'est toujours la jeunesse qui est la première à se soulever contre un régime oppresseur. Ils remplissaient les sections, le Palais-Royal, les lieux publics, et manifestaient leur opinion contre ce que l'on appelait les terroristes, de la manière la plus énergique. Ils donnaient les plus nobles motifs. Les uns avaient vu leurs familles persécutées, les autres craignaient de les voir persécuter un jour, si le régime de la terreur était rétabli, et ils juraient de s'y opposer de toutes leurs forces. Mais le secret de l'opposition, de beaucoup d'entre eux était dans la réquisition; les uns s'y étaient soustraits en se cachant, quelques autres venaient de quitter les armées en apprenant le 9 thermidor. A eux se joignaient les écrivains, persécutés pendant les derniers temps, et toujours aussi prompts que les jeunes gens à se ranger dans toutes les oppositions; ils remplissaient déjà les journaux et les brochures de diatribes violentes contre le régime de la terreur.
Les deux partis se prononcèrent de la manière la plus vive et la plus opposée, sur les modifications apportées par la convention au régime révolutionnaire. Les jacobins et les clubistes crièrent à l'aristocratie; ils se plaignirent du comité de sûreté générale qui élargissait les contre-révolutionnaires, et de la presse dont on faisait déjà un usage cruel contre ceux qui avaient sauvé la France. La mesure qui les blessait le plus, était l'épuration générale de toutes les autorités. Ils n'osaient pas précisément s'élever contre le renouvellement des individus, car c'eût été avouer des motifs trop personnels, mais ils s'élevaient contre le mode de réélection; ils soutenaient qu'il fallait rendre au peuple le droit d'élire ses magistrats; que faire nommer par les députés en mission les membres des municipalités, des districts, des comités révolutionnaires, c'était commettre une usurpation; que réduire les sections à une séance par décade, c'était violer le droit qu'avaient les citoyens de s'assembler pour délibérer sur la chose publique. Ces plaintes étaient en contradiction avec le principe du gouvernement révolutionnaire, qui interdisait toute élection jusqu'à la paix; mais les partis ne craignent pas les contradictions, quand leur intérêt est compromis: les révolutionnaires savaient qu'une élection populaire les aurait ramenés à leurs postes.
Les bourgeois dans les sections, les jeunes gens au Palais-Royal et dans les lieux publics, les écrivains dans les journaux, demandaient avec véhémence l'usage illimité de la presse, se plaignaient de voir encore dans les comités actuels et dans les administrations trop d'agens de la précédente dictature; ils osaient déjà faire des pétitions contre les représentans qui avaient rempli certaines missions; ils méconnaisaient tous les services rendus, et commençaient à diffamer la convention elle-même. Tallien qui, en sa qualité de principal thermidorien, se regardait comme particulièrement responsable de la marche nouvelle imprimée aux choses, aurait voulu qu'on déterminât cette marche avec vigueur, sans fléchir dans un sens ni dans un autre. Dans un discours rempli de distinctions subtiles entre la terreur et le gouvernement révolutionnaire, et dont le sens général était que, sans employer une cruauté systématique, il fallait conserver néanmoins une énergie suffisante, Tallien proposa de déclarer que le gouvernement révolutionnaire était maintenu, que par conséquent les assemblées primaires ne devaient pas être convoquées pour faire d'élections; mais il proposa de déclarer en même temps que tous les moyens de terreur étaient proscrits, et que les poursuites dirigées contre les écrivains qui auraient librement émis leurs opinions, seraient considérées comme des moyens de terreur.
Ces propositions, qui ne présentaient aucune mesure précise, et qui étaient seulement une profession de foi des thermidoriens, qui voulaient se placer entre les deux partis, sans en favoriser aucun, furent renvoyées aux trois comités de salut public, de sûreté générale et de législation, auxquels on renvoyait tout ce qui avait trait à ces questions. Cependant ces moyens n'étaient pas faits pour calmer la colère des partis. Ils continuaient à s'invectiver avec la même violence; et ce qui contribuait surtout à augmenter l'inquiétude générale, et à multiplier les sujets de plaintes et d'accusation, c'était la situation économique de la France, plus déplorable peut-être en ce moment qu'elle n'avait jamais été, même aux époques les plus calamiteuses de la révolution.
Les assignats, malgré les victoires de la république, avaient subi une baisse rapide, et ne comptaient plus dans le commerce que pour le sixième ou le huitième de leur valeur; ce qui apportait un trouble effrayant dans les échanges, et rendait le maximum plus inexécutable et plus vexatoire que jamais. Évidemment ce n'était plus le défaut de confiance qui dépréciait les assignats, car on ne pouvait plus craindre pour l'existence de la république; c'était leur émission excessive et toujours croissante au fur et à mesure de la baisse. Les impôts, difficilement perçus et payés en papier, fournissaient à peine le quart ou le cinquième de ce que la république dépensait chaque mois pour les frais extraordinaires de la guerre, et il fallait y suppléer par de nouvelles émissions. Aussi, depuis l'année précédente, la quantité d'assignats en circulation, qu'on avait espéré réduire à moins de deux milliards, par le moyen de différentes combinaisons, s'était élevée au contraire à 4 milliards 600 millions.
A cette accumulation excessive de papier-monnaie, et à la dépréciation qui s'ensuivait, se joignaient encore toutes les calamités résultant soit de la guerre, soit des mesures inouïes qu'elle avait commandées. On se souvient que, pour établir un rapport forcé entre la valeur nominale des assignats et les marchandises, on avait imaginé la loi du maximum, qui réglait le prix de tous les objets, et ne permettait pas aux marchands de l'élever au fur et à mesure de l'avilissement du papier; on se souvient qu'à ces mesures on avait ajouté les réquisitions, qui donnaient aux représentans ou aux agens de l'administration la faculté de requérir toutes les marchandises nécessaires aux armées et aux grandes communes, en les payant en assignats, et au taux du maximum. Ces mesures avaient sauvé la France, mais en apportant un trouble extraordinaire dans les échanges et la circulation.
On a déjà vu quels étaient les inconvéniens principaux du maximum: établissement de deux marchés, l'un public, dans lequel les marchands n'exposaient que ce qu'ils avaient de plus mauvais et en moindre quantité possible, l'autre, clandestin, dans lequel les marchands vendaient ce qu'ils avaient de meilleur contre de l'argent et à prix libre; enfouissement général des denrées, que les fermiers parvenaient à soustraire à toute la vigilance des agens chargés de faire les réquisitions; enfin, troubles, ralentissement dans la fabrication, parce que les manufacturiers ne trouvaient pas dans le prix fixé à leurs produits les frais même de la production. Tous ces inconvéniens d'un double commerce, de l'enfouissement des subsistances, de l'interruption de la fabrication, n'avaient fait que s'accroître. Il s'était établi partout deux commerces, l'un public et insuffisant, l'autre secret et usuraire. Il y avait deux qualités de pain, deux qualités de viande, deux qualités de toutes choses, l'une pour les riches qui pouvaient payer en argent ou excéder le maximum, l'autre pour le pauvre, l'ouvrier, le rentier, qui ne pouvaient donner que la valeur nominale de l'assignat. Les fermiers étaient devenus tous les jours plus ingénieux à soustraire leurs denrées; ils faisaient de fausses déclarations; ils ne battaient pas leur blé, et prétextaient le défaut de bras, défaut qui, au reste, était réel, car la guerre avait absorbé plus de quinze cent mille hommes; ils arguaient de la mauvaise saison, qui, en effet, ne fut pas aussi favorable qu'on l'avait cru au commencement de l'année, lorsqu'à la fête de l'Être suprême on remerciait le ciel des victoires et de l'abondance des récoltes. Quant aux fabricans, ils avaient tout à fait suspendu leurs travaux. On a vu que, l'année précédente, la loi, pour n'être pas inique envers les marchands, avait dû remonter jusqu'aux fabricans, et fixer le prix de la marchandise sur le lieu de fabrique, en ajoutant à ce prix celui des transports; mais cette loi était devenue injuste à son tour. La matière première, la main-d'oeuvre, ayant subi le renchérissement général, les manufacturiers n'avaient plus trouvé le moyen de faire leurs frais, et avaient cessé leurs travaux. Il en était de même des commerçans. Le fret pour les marchandises de l'Inde était monté, par exemple, de 100 francs le tonneau à 400; les assurances de 5 et 6 pour cent à 50 et 60. Les commerçans ne pouvaient donc plus vendre les produits rendus dans les ports au prix fixé par le maximum; et ils interrompaient aussi leurs expéditions. Comme nous l'avons fait remarquer ailleurs, en forçant un prix, il aurait fallu les forcer tous; mais c'était impossible.
Le temps avait dévoilé encore d'autres inconvéniens particuliers au maximum. Le prix des blés avait été fixé d'une manière uniforme dans toute la France. Mais la production du blé étant inégalement coûteuse et abondante dans les différentes provinces, le taux légal se trouvait sans aucune proportion avec les localités. La faculté laissée aux municipalités de fixer les prix de toutes les marchandises amenait une autre espèce de désordre. Quand des marchandises manquaient dans une commune, les autorités en élevaient le prix; alors ces marchandises y étaient apportées au préjudice des communes voisines; il y avait quelquefois engorgement dans un lieu, disette dans un autre, à la volonté des régulateurs du tarif; et les mouvemens du commerce, au lieu d'être réguliers et naturels, étaient capricieux, inégaux et convulsifs.
Les résultats des réquisitions étaient bien plus fâcheux encore. On se servait des réquisitions pour nourrir les armées, pour fournir les grandes manufactures d'armes et les arsenaux de ce qui leur était nécessaire, pour approvisionner les grandes communes, et quelquefois pour procurer aux fabricans et aux manufacturiers les matières dont ils avaient besoin. C'étaient les représentans, les commissaires près des armées, les agens de la commission du commerce et des approvisionnemens, qui avaient la faculté de requérir. Dans le moment pressant du danger, les réquisitions s'étaient faites avec précipitation et confusion. Souvent elles se croisaient pour les mêmes objets, et celui qui était requis ne savait à qui entendre. Elles étaient presque toujours illimitées. Quelquefois on frappait de réquisition toute une denrée dans une commune ou un département. Alors les fermiers ou les marchands ne pouvaient plus vendre qu'aux agens de la république; le commerce étant interrompu, l'objet requis gisait long-temps sans être enlevé ou payé, et la circulation se trouvait arrêtée. Dans la confusion qui résultait de l'urgence, on ne calculait pas les distances, et on frappait de réquisition le département le plus éloigné de la commune ou de l'armée que l'on voulait approvisionner; ce qui multipliait les transports. Beaucoup de rivières et de canaux étant privés d'eau par une sécheresse extraordinaire, il n'était resté que le roulage, et on avait enlevé à l'agriculture ses chevaux pour suffire aux charrois. Cet emploi extraordinaire joint à une levée forcée de quarante-quatre mille chevaux pour l'armée, les avait rendus très rares, et avait épuisé presque tous les moyens de transport. Par l'effet de ces mouvemens mal calculés et souvent inutiles, des masses énormes de subsistances ou de marchandises se trouvaient dans les magasins publics, entassées sans aucun soin, et souvent exposées à toute espèce d'avaries. Les bestiaux acquis par la république étaient mal nourris; ils arrivaient amaigris dans les abattoirs, ce qui faisait manquer les corps gras, le suif, la graisse, etc. Aux transports inutiles se joignaient donc les dégâts, et souvent les abus les plus coupables. Des agens infidèles revendaient secrètement, au cours le plus élevé, les marchandises qu'ils avaient obtenues au maximum par le moyen des réquisitions. Cette fraude était pratiquée aussi par des marchands, des fabricans qui, ayant invoqué d'abord un ordre de réquisition pour s'approvisionner, revendaient ensuite secrètement et au cours, ce qu'ils avaient acheté au maximum.
Ces causes diverses, s'ajoutant aux effets de la guerre continentale et maritime, avaient réduit le commerce à un état déplorable. Il n'y avait plus de communications avec les colonies, devenues presque inaccessibles par les croisières des Anglais, et presque toutes ravagées par la guerre. La principale, Saint-Domingue, était mise à feu et à sang par les divers partis qui se la disputaient. Ce concours de circonstances rendait déjà toute communication extérieure presque impossible; une autre mesure révolutionnaire avait contribué aussi à amener cet état d'isolement; c'était le séquestre ordonné sur les biens des étrangers avec lesquels la France était en guerre. On se souvient que la convention, en ordonnant ce séquestre, avait eu pour but d'arrêter l'agiotage sur le papier étranger, et d'empêcher les capitaux d'abandonner les assignats pour se convertir en lettres de change sur Francfort, Amsterdam, Londres, etc. En saisissant les valeurs que les Espagnols, les Allemands, les Hollandais, les Anglais, avaient sur la France, on provoqua une mesure pareille de la part de l'étranger, et toute circulation d'effets de crédit avait cessé entre la France et l'Europe. Il n'existait plus de relations qu'avec les pays neutres, le Levant, la Suisse, le Danemark, la Suède et les États-Unis; mais la commission du commerce et des approvisionnemens en avait usé toute seule, pour se procurer des grains, des fers et différens objets nécessaires à la marine. Elle avait requis pour cela tout le papier; elle en donnait aux banquiers français la valeur en assignats, et s'en servait en Suisse, en Suède, en Danemark, en Amérique, pour payer les grains et les différens produits qu'elle achetait.
Tout le commerce de la France se trouvait donc réduit aux approvisionnemens que le gouvernement faisait dans les pays étrangers, au moyen des valeurs requises forcément chez les banquiers français. A peine arrivait-il dans les ports quelques marchandises venues par le commerce libre, qu'elles étaient aussitôt frappées de réquisition, ce qui décourageait entièrement, comme nous venons de le montrer, les négocians auxquels le fret et les assurances avaient coûté énormément, et qui étaient obligés de vendre au maximum. Les seules marchandises un peu abondantes dans les ports étaient celles qui provenaient des prises faites sur l'ennemi; mais les unes étaient immobilisées par les réquisitions, les autres par les prohibitions portées contre tous les produits des nations ennemies. Nantes, Bordeaux, déjà dévastées par la guerre civile, étaient réduites par cet état du commerce à une inertie absolue et à une détresse extrême. Marseille, qui vivait autrefois de ses relations avec le Levant, voyait son port bloqué par les Anglais, ses principaux négocians dispersés par la terreur, ses savonneries détruites ou transportées en Italie, et faisait à peine quelques échanges désavantageux avec les Génois. Les villes de l'intérieur n'étaient pas dans un état moins triste. Nîmes avait cessé de produire ses soieries, dont elle exportait autrefois pour 20 millions. L'opulente ville de Lyon, ruinée par les bombes et la mine, était maintenant en démolition, et ne fabriquait plus les riches tissus dont elle fournissait autrefois pour plus de 60 millions au commerce. Un décret qui arrêtait les marchandises destinées aux communes rebelles en avait immobilisé autour de Lyon une quantité considérable, dont une partie devait rester dans cette ville, et l'autre la traverser seulement pour de là se rendre sur les points nombreux auxquels aboutit la route du Midi. Les villes de Châlons, Mâcon, Valence, avaient profité de ce décret pour arrêter les marchandises voyageant sur cette route si fréquentée. La manufacture de Sedan avait été obligée d'interrompre la fabrication des draps fins, pour se livrer à celle du drap à l'usage des troupes, et ses principaux fabricans étaient poursuivis en outre comme complices du mouvement projeté par Lafayette après le 10 août. Les départemens du Nord, du Pas-de-Calais, de la Somme et de l'Aisne, si riches par la culture du lin et du chanvre, avaient été entièrement ravagés par la guerre. Vers l'Ouest, dans la malheureuse Vendée, plus de six cents lieues carrées étaient entièrement ravagées par le feu et le fer. Les champs étaient en partie abandonnés, et des bestiaux nombreux erraient au hasard sans pâture et sans étable. Partout enfin où des désastres particuliers n'ajoutaient pas aux calamités générales, la guerre avait singulièrement diminué le nombre des bras, et la terreur chez les uns, la préoccupation politique chez les autres, avaient éloigné ou dégoûté du travail un nombre considérable de citoyens laborieux. Combien préféraient à leurs ateliers et à leurs champs, les clubs, les conseils municipaux, les sections, où ils recevaient quarante sous pour aller s'agiter et s'émouvoir!
Ainsi, désordre dans tous les marchés, rareté des subsistances; interruption dans les manufactures par l'effet du maximum; déplacemens désordonnés, amas inutiles, dégâts de marchandises; épuisement de moyens de transport par l'effet des réquisitions; interruption de communication avec toutes les nations voisines par l'effet de la guerre, du blocus maritime, du séquestre; dévastation des villes manufacturières et de plusieurs contrées agricoles par la guerre civile; diminution de bras par la réquisition; oisiveté amenée par le goût de la vie politique: tel est le tableau de la France sauvée du fer étranger, mais épuisée un moment par les efforts inouïs qu'on avait exigés d'elle.
Qu'on se figure après le 9 thermidor deux partis aux prises, dont l'un s'attache aux moyens révolutionnaires comme indispensables, et veut prolonger indéfiniment un état essentiellement passager; dont l'autre, irrité des maux inévitables d'une organisation extraordinaire, oublie les services rendus par cette organisation, et veut l'abolir comme atroce; qu'on se figure deux partis de cette nature en lutte, et on concevra combien, dans l'état de la France, ils trouvaient de sujets d'accusations réciproques. Les jacobins se plaignaient du relâchement de toutes les lois; de la violation du maximum par les fermiers, les marchands, les riches commerçans; de l'inexécution des lois contre l'agiotage, et de l'avilissement des assignats; ils recommençaient ainsi les cris des hébertistes contre les riches, les accapareurs et les agioteurs. Leurs adversaires, au contraire, osant pour la première fois attaquer les mesures révolutionnaires, s'élevaient contre l'émission excessive des assignats, contre les injustices du maximum, contre la tyrannie des réquisitions, contre les désastres de Lyon, Sedan, Nantes, Bordeaux, enfin contre les prohibitions et les entraves de toute espèce qui paralysaient et ruinaient le commerce. C'étaient là, avec la liberté de la presse, et le mode de nomination des fonctionnaires publics, les sujets ordinaires des pétitions des clubs ou des sections. Toutes les réclamations à cet égard étaient renvoyées aux comités de salut public, de finances et de commerce, pour qu'ils eussent à faire des rapports et à présenter leurs vues.
Deux partis étaient ainsi en présence, cherchant et trouvant dans ce qui s'était fait, dans ce qui se faisait encore, des sujets continuels d'attaque et de reproches. Tout ce qui avait eu lieu, bon ou mauvais, on l'imputait aux membres des anciens comités, qui étaient maintenant en butte à toutes les attaques des auteurs de la réaction. Quoiqu'ils eussent contribué à renverser Robespierre, on disait qu'ils ne s'étaient brouillés avec lui que par ambition, et pour le partage de la tyrannie, mais qu'au fond ils pensaient de même, qu'ils avaient les mêmes principes, et qu'ils voulaient continuer à leur profit le même système. Parmi les thermidoriens était Lecointre (de Versailles), esprit ardent et inconsidéré, qui se prononçait avec une imprudence désapprouvée de ses collègues. Il avait formé le projet de dénoncer Billaud-Varennes, Collot-d'Herbois et Barrère, de l'ancien comité de salut public; David, Vadier, Amar et Vouland, du comité de sûreté générale, comme complices et continuateurs de Robespierre. Il ne pouvait ni n'osait porter la même accusation contre Carnot, Prieur (de la Côte-d'Or), Robert Lindet, que l'opinion séparait entièrement de leurs collègues, et qui passaient pour s'être occupés exclusivement des travaux auxquels on devait le salut de la France. Il n'osait pas attaquer non plus tous les membres du comité de sûreté générale, parce qu'ils n'étaient pas tous également accusés par l'opinion. Il fit part de son projet à Tallien et à Legendre, qui cherchèrent à l'en dissuader; mais il n'en persista pas moins à l'exécuter, et, dans la séance du 12 fructidor (29 août), il présenta vingt-six chefs d'accusation contre les membres des anciens comités. Ces vingt-six chefs se réduisaient aux vagues imputations d'avoir été les complices du système de terreur que Robespierre avait fait peser sur la convention et sur la France; d'avoir contribué aux actes arbitraires des deux comités, d'avoir signé les ordres de proscription; d'avoir été sourds à toutes les réclamations élevées par des citoyens injustement poursuivis; d'avoir fortement contribué à la mort de Danton; d'avoir défendu la loi du 22 prairial; d'avoir laissé ignorer à la convention que cette loi n'était pas l'ouvrage du comité; de ne point avoir dénoncé Robespierre lorsqu'il abandonna le comité de salut public; enfin de n'avoir rien fait les 8, 9 et 10 thermidor pour mettre la convention à couvert des projets des conspirateurs.
Dès que Lecointre eut achevé la lecture de ces vingt-six chefs, Goujon, député de l'Ain, républicain jeune, sincère, fervent, et montagnard désintéressé, car il n'avait pris aucune part aux actes reprochés au dernier gouvernement, Goujon se leva, et prit la parole avec toutes les apparences d'un profond chagrin. «Je suis, dit-il, douloureusement affligé quand je vois avec quelle froide tranquillité on vient jeter ici de nouvelles semences de division, et proposer la perte de la patrie. Tantôt on vient vous proposer de flétrir, sous le nom de système de la terreur, tout ce qui s'est fait pendant une année; tantôt on vous propose d'accuser des hommes qui ont rendu de grands services à la révolution. Ils peuvent être coupables; je l'ignore. J'étais aux armées, je n'ai rien pu juger, mais si j'avais eu des pièces qui fissent charge contre des membres de la convention, je ne les aurais pas produites, ou ne les aurais apportées ici qu'avec une profonde douleur. Avec quel sang-froid, au contraire, on vient plonger le poignard dans le sein d'hommes recommandables à la patrie par leurs importans services! Remarquez bien que les reproches qu'on leur fait portent sur la convention elle-même. Oui, c'est la convention qu'on accuse, c'est au peuple français qu'on fait le procès, puisqu'ils ont souffert l'un et l'autre la tyrannie de l'infâme Robespierre. J. Debry vous le disait tout à l'heure, ce sont les aristocrates qui font ou qui commandent toutes ces propositions.—Et les voleurs, ajoutent quelques voix.—Je demande, reprend Goujon, que la discussion cesse à l'instant.» Beaucoup de députés s'y opposent. Billaud-Varennes s'élance à la tribune, et demande avec instance que la discussion soit continuée. «Il n'y a pas de doute, dit-il, que si les faits allégués sont vrais, nous ne soyons de grands coupables, et que nos têtes ne doivent tomber. Mais nous défions Lecointre de les prouver. Depuis la chute du tyran nous sommes en butte aux attaques de tous les intrigans, et nous déclarons que la vie n'a aucun prix pour nous s'ils doivent l'emporter.» Billaud continue, et raconte que depuis long-temps ses collègues et lui méditaient le 9 thermidor; que s'ils ont différé, c'est parce que les circonstances l'exigeaient ainsi; qu'ils ont été les premiers à dénoncer Robespierre, et à lui arracher le masque dont il se couvrait; que si on leur fait un crime de la mort de Danton, il s'en accusera tout le premier; que Danton était le complice de Robespierre, qu'il était le point de ralliement de tous les contre-révolutionnaires, et que, s'il avait vécu, la liberté aurait été perdue. «Depuis quelque temps, s'écrie Billaud, nous voyons s'agiter les intrigans, les voleurs….» A ce dernier mot, Bourdon l'interrompt en lui disant: «Le mot est prononcé; il faudra le prouver.—Je me charge, s'écrie Duhem, de le prouver pour un.—Nous le prouverons pour d'autres,» ajoutent plusieurs voix de la Montagne. C'était là le reproche que les montagnards étaient toujours prêts à faire aux amis de Danton, presque tous devenus des thermidoriens. Billaud, qui, au milieu de ce tumulte et de ces interruptions, n'avait pas abandonné la tribune, insiste, et demande une instruction pour que les coupables soient connus. Cambon lui succède, et dit qu'il faut éviter le piège tendu à la convention; que les aristocrates veulent l'obliger à se déshonorer elle-même en déshonorant quelques-uns de ses membres; que si les comités sont coupables, elle l'est aussi; «et toute la nation avec elle,» ajoute Bourdon (de l'Oise). Au milieu de ce tumulte, Vadier paraît à la tribune, un pistolet à la main, disant qu'il ne survivra pas à la calomnie, si on ne le laisse pas se justifier. Plusieurs membres l'entourent, et l'obligent à descendre. Le président Thuriot déclare qu'il va lever la séance si le tumulte ne s'apaise pas. Duhem et Amar veulent que l'on continue la discussion, parce que c'est un devoir de l'assemblée à l'égard des membres inculpés. Thuriot, l'un des thermidoriens les plus ardens, mais cependant montagnard zélé, voyait avec peine qu'on agitât de pareilles questions. Il prend la parole de son fauteuil, et dit à l'assemblée: «D'une part, l'intérêt public veut qu'une pareille discussion finisse sur-le-champ; de l'autre, l'intérêt des inculpés veut qu'elle continue: concilions l'un et l'autre en passant à l'ordre du jour sur la proposition de Lecointre, et en déclarant que l'assemblée n'a reçu cette proposition qu'avec une profonde indignation.» L'assemblée adopte avec empressement l'avis de Thuriot, et passe à l'ordre du jour en flétrissant la proposition de Lecointre.
Tous les hommes sincèrement attachés à leur pays avaient vu cette discussion avec la plus grande peine. Comment, en effet, revenir sur le passé, distinguer le mal du bien, et discerner à qui appartenait la tyrannie qu'on venait de subir? Comment faire la part de Robespierre et des comités qui avaient partagé le pouvoir, celle de la convention qui les avait supportés, celle enfin de la nation, qui avait souffert et la convention et les comités de Robespierre? Comment d'ailleurs juger cette tyrannie? Était-elle un crime d'ambition, ou bien l'action énergique et irréfléchie d'hommes voulant sauver leur cause à tout prix, et s'aveuglant sur les moyens dont ils faisaient usage? Comment distinguer dans cette action confuse la part de la cruauté, de l'ambition, du zéle égaré, du patriotisme sincère et énergique? Démêler tant d'obscurités, juger tant de coeurs d'hommes, était impossible. Il fallait oublier le passé, recevoir des mains de ceux qu'on venait d'exclure du pouvoir, la France sauvée, régler des mouvemens désordonnés, adoucir des lois trop cruelles, et songer qu'en politique il faut réparer les maux et jamais les venger.
Tel était l'avis des hommes sages. Les ennemis de la révolution s'applaudissaient de la démarche de Lecointre, et en voyant la discussion fermée, ils répandirent que la convention avait eu peur, et n'avait osé aborder des questions trop dangereuses pour elle-même. Les jacobins, au contraire, et les montagnards, tout pleins encore de leur fanatisme, et nullement disposés à désavouer le régime de la terreur, ne craignaient pas la discussion, et étaient furieux qu'on l'eût fermée. Dès le lendemain, en effet, 13 fructidor, une foule de montagnards se levèrent, disant que le président avait fait, la veille, une surprise à l'assemblée en décidant la clôture; qu'il avait émis son avis sans quitter le fauteuil; que, comme président, il n'avait aucun avis à donner; que la clôture était une injustice; qu'on devait aux membres inculpés, à la convention elle-même, et à la révolution, d'aborder franchement une discussion que les patriotes n'avaient pas à redouter. Vainement les thermidoriens, Legendre, Tallien et autres, qu'on accusait d'avoir poussé Lecointre, et qui au contraire avaient cherché à le dissuader de son projet, demandèrent-ils que la discussion fût écartée. L'assemblée, qui n'avait pas encore perdu l'habitude de craindre la Montagne et de lui céder, consentit à rapporter sa décision de la veille, et rouvrit la carrière.
Lecointre fut appelé à la tribune pour lire ses vingt-six chefs, et pour les appuyer de pièces probantes. Lecointre n'avait pu réunir les pièces de ce singulier procès, car il aurait fallu avoir la preuve de ce qui s'était passé dans l'intérieur des comités, pour juger jusqu'à quel point les membres inculpés avaient participé à ce qu'on appelait la tyrannie de Robespierre. Lecointre ne pouvait invoquer sur chaque chef que la notoriété publique, que des discours prononcés aux Jacobins ou à l'assemblée, que les originaux de quelques ordres d'arrestation, lesquels ne prouvaient rien par eux-mêmes. A chaque grief nouveau, les montagnards furieux criaient: Les pièces! les pièces! et ne voulaient point qu'il parlât sans produire les preuves écrites. Lecointre, réduit souvent à l'impuissance de les fournir, s'adressait aux souvenirs de l'assemblée, et lui demandait si elle n'avait pas toujours considéré Billaud, Collot-d'Herbois et Barrère, comme d'accord avec Robespierre. Mais cette preuve, la seule d'ailleurs possible, montrait l'absurdité d'un pareil procès. Avec de telles preuves, on aurait démontré que la convention était complice du comité, et la France de la convention. Les montagnards ne voulaient pas laisser achever Lecointre: ils lui disaient: Tu es un calomniateur! et ils l'obligeaient à passer à un autre grief. A peine avait-il lu le suivant, qu'ils s'écriaient de nouveau: Les pièces! les pièces! et Lecointre ne les fournissant pas: A un autre! s'écriaient-ils encore. Lecointre arriva ainsi au vingt-sixième chef, sans avoir pu prouver rien de ce qu'il avançait. Il n'avait qu'une raison à donner, c'est que le procès était politique, et n'admettait pas la forme ordinaire de discussion; à quoi on pouvait répondre qu'il était impolitique d'en inventer un pareil. Après une séance longue et orageuse, la convention déclara l'accusation de Lecointre fausse et calomnieuse, et réhabilita ainsi les anciens comités.
Cette scène avait rendu à la Montagne toute son énergie, et à la convention un peu de son ancienne déférence pour la Montagne. Cependant Billaud-Varennes et Collot-d'Herbois donnèrent leur démission de membres du comité de salut public. Barrère en sortit par la voie du sort. De son côté, Tallien se démit volontairement, et ils furent remplacés tous quatre par Delmas, Merlin (de Douai), Cochon et Fourcroy. Ainsi, des anciens membres du grand comité de salut public, il ne restait que Carnot, Prieur (de la Côte-d'Or) et Robert Lindet. Au comité de sûreté générale, on opéra aussi un renouvellement par quart. Élie Lacoste, Vouland, Vadier et Moïse Bayle sortirent. Il manquait déjà David, Jagot, Lavicomterie, exclus par une décision de l'assemblée: ces sept membres furent remplacés par Bourdon (de l'Oise), Colombelle, Meaulle, Clauzel, Mathieu, Mon-Mayau, Lesage-Senault.
Un événement imprévu et entièrement fortuit vint augmenter l'agitation qui régnait. Le feu prit à la poudrière de Grenelle qui sauta. Cette explosion soudaine et épouvantable consterna Paris, et on crut que c'était l'effet d'une conspiration nouvelle. Aussitôt on accusa les aristocrates, et les aristocrates accusèrent les jacobins. De nouvelles attaques eurent lieu à la tribune entre les deux partis, sans amener aucun éclaircissement, A cet événement s'en ajouta un autre. Le 23 fructidor au soir (9 septembre), Tallien regagnait sa demeure. Un homme enveloppé d'une grande redingote, fondit sur lui en disant: «Je t'attendais, … tu ne m'échapperas pas.» Au même instant il lui tira un coup de pistolet à bout portant, qui lui fracassa une épaule. Le lendemain, nouvelle rumeur dans Paris: on se disait qu'on ne pouvait donc plus espérer le repos, que deux partis acharnés l'un contre l'autre avaient juré de troubler éternellement la république. Les uns attribuaient l'assassinat de Tallien aux jacobins, les autres aux aristocrates; d'autres mêmes allaient jusqu'à dire que Tallien, imitant l'exemple de Grangeneuve avant le 10 août, s'était fait blesser à l'épaule pour en accuser les jacobins, et avoir l'occasion de demander leur dissolution. Legendre, Merlin (de Thionville) et autres amis de Tallien, s'élancèrent à la tribune avec véhémence, et soutinrent que le crime de la veille était l'oeuvre des jacobins. Tallien, dirent-ils, n'a pas abandonné la cause de la révolution; cependant des furieux prétendent qu'il a passé aux modérés et aux aristocrates. Ce ne sont donc pas ceux-ci qui peuvent avoir eu l'idée de le frapper, ce ne peuvent être que les furieux qui l'accusent, c'est-à-dire les jacobins. Merlin dénonça leur dernière séance, et cita un mot de Duhem: Les crapauds du Marais lèvent la tête, tant mieux, elle sera plus facile à couper. Merlin demanda, avec sa hardiesse accoutumée, la dissolution de cette société célèbre, qui avait rendu, dit-il, les plus grands services, qui avait contribué puissamment à abattre le trône, mais qui, n'ayant plus de trône à renverser, voulait renverser aujourd'hui la convention elle-même. On n'admit point les conclusions de Merlin; mais, comme à l'ordinaire, on renvoya les faits aux comités compétens, pour faire un rapport. Déjà on avait fait, sur toutes les questions qui divisaient les deux partis, des renvois de ce genre. On avait demandé des rapports sur la question de la presse, sur les assignats, sur le maximum, sur les réquisitions, sur les entraves du commerce, et enfin sur tout ce qui était devenu un sujet de controverse et de division. On voulut alors que tous ces rapports fussent confondus en un seul, et on chargea le comité de salut public de présenter un rapport général sur l'état actuel de la république. La rédaction en fut confiée à Robert Lindet, le membre le plus instruit de l'état des choses, parce qu'il appartenait aux anciens comités, et le plus désintéressé dans ces questions, parce qu'il avait été exclusivement occupé à servir son pays, en se chargeant du travail énorme des subsistances et des transports. Le jour où il devait être entendu fut fixé à la quatrième sans-culottide de l'an II (20 septembre 1794).
On attendait avec impatience son rapport et les décrets qu'il amènerait, et on continuait dans l'intervalle à s'agiter. C'était au jardin du Palais-Royal que se réunissait la jeunesse coalisée contre les jacobins. Là, elle lisait les journaux et les brochures, qui paraissaient en grand nombre contre le dernier régime révolutionnaire, et qui se vendaient chez les libraires des galeries. Souvent elle y formait des groupes, et en partait pour venir troubler les séances des jacobins. Le jour de la deuxième sans-culottide, un de ces groupes se forme: il était composé de ces jeunes gens qui, pour se distinguer des jacobins, s'habillaient avec soin, portaient des cravates élevées, ce qui leur fit donner le nom de muscadins. Dans l'un de ces groupes, un assistant disait que, s'il arrivait quelque chose, il fallait se réunir à la convention; que les jacobins n'étaient que des intrigans et des scélérats. Un jacobin voulut lui répondre. Alors une rixe s'engagea; d'une part on criait: Vive la convention! à bas les jacobins! à bas la queue de Robespierre! de l'autre: A bas les aristocrates et les muscadins! vive la convention et les jacobins! Le tumulte augmenta bientôt. Le jacobin qui avait pris la parole, et le petit nombre de ceux qui voulurent le soutenir, furent très maltraités; la garde accourut, et dispersa le rassemblement qui était déjà très considérable, et empêcha un engagement général.
Le surlendemain, jour fixé pour le rapport des trois comités de salut public, de législation, et de sûreté générale, Robert Lindet fut enfin entendu. Le tableau qu'il avait à tracer de la France était triste. Après avoir exposé la marche successive des factions, le progrès de la puissance de Robespierre jusqu'à sa chute, il montra deux partis, l'un composé de patriotes ardens, craignant pour la révolution et pour eux-mêmes; et l'autre, des familles éplorées dont les parens avaient été immolés ou gémissaient encore dans les fers. «Des esprits inquiets, dit Lindet, s'imaginent que le gouvernement va manquer d'énergie; ils emploient tous les moyens pour propager leur opinion et leurs craintes. Ils envoient des députations et des adresses à la convention. Ces craintes sont chimériques: dans vos mains le gouvernement conservera toute sa force. Les patriotes, les fonctionnaires publics peuvent-ils craindre que les services qu'ils ont rendus s'effacent de la mémoire? Quel courage ne leur a-t-il pas fallu pour accepter et pour remplir des fonctions périlleuses? Mais aujourd'hui la France les rappelle à leurs travaux et à leurs professions, qu'ils ont trop long-temps abandonnés. Ils savent que leurs fonctions étaient temporaires; que le pouvoir, conservé trop long-temps dans les mêmes mains, devient un sujet d'inquiétude; et ils ne doivent pas craindre que la France les abandonne aux ressentimens et aux vengeances.»
Lindet, passant ensuite à ce qui concernait le parti de ceux qui avaient souffert, continua en disant: «Rendez la liberté à ceux que des haines, des passions, l'erreur des fonctionnaires publics et la fureur des derniers conspirateurs ont fait précipiter en masse dans les maisons d'arrêt; rendez-la aux laboureurs, aux commerçans, aux parens des jeunes héros qui défendent la patrie. Les arts ont été persécutés; cependant c'est par eux que vous avez appris à forger la foudre; c'est par eux que l'art des Montgolfier a servi à éclairer la marche des armées; c'est par eux que les métaux se préparent et s'épurent, que les cuirs se tannent, s'apprêtent et se mettent en oeuvre dans huit jours. Protégez-les, secourez-les. Beaucoup d'hommes utiles sont encore dans les cachots.»
Robert Lindet fit ensuite le tableau de l'état agricole et commercial de la France. Il montra les calamités résultant des assignats, du maximum, des réquisitions, de l'interruption des communications avec l'étranger. «Le travail, dit-il, a beaucoup perdu de son activité, d'abord parce que quinze cent mille hommes ont été transportés sur les frontières, qu'une multitude d'autres se sont voués à la guerre civile, et parce qu'ensuite les esprits, distraits par les passions politiques, se sont détournés de leurs occupations habituelles. Il y a de nouvelles terres défrichées, mais beaucoup de négligées. Le grain n'est pas battu, la laine n'est pas filée, les cultivateurs ne font ni rouir leur lin, ni teiller leurs chanvres. Tâchons de réparer des maux si nombreux, si divers; rendons la paix aux grandes villes maritimes et manufacturières. Qu'on cesse de démolir à Lyon. Avec de la paix, de la sagesse et de l'oubli, les Nantais, les Bordelais, les Marseillais, les Lyonnais, reprendront leurs travaux. Révoquons les lois destructives du commerce; rendons aux marchandises leur circulation; permettons d'exporter, pour qu'on nous apporte ce qui nous manque. Que les villes, les départemens cessent de se plaindre contre le gouvernement, qui, disent-ils, a épuisé leurs ressources en subsistances, qui n'a pas observé des proportions assez exactes, et a fait peser inégalement le fardeau des réquisitions. Que ne peuvent-ils, ceux qui se plaignent, jeter les yeux sur les tableaux, les déclarations, les adresses de leurs concitoyens des autres districts! Ils y verraient les mêmes plaintes, les mêmes réclamations, la même énergie, inspirées par le sentiment des mêmes besoins. Rappelons le repos d'esprit et le travail dans les campagnes; ramenons les ouvriers à leurs ateliers, les cultivateurs à leurs champs. Surtout, ajoute Lindet, efforçons-nous de ramener parmi nous l'union et la confiance. Cessons de nous reprocher nos malheurs et nos fautes. Avons-nous toujours été, avons-nous pu être ce que nous aurions voulu être en effet? Nous avons tous été lancés dans la même carrière: les uns ont combattu avec courage, avec réflexion; les autres se sont précipités, dans leur bouillante ardeur, contre tous les obstacles qu'ils voulaient détruire et renverser. Qui voudra nous interroger, et nous demander compte de ces mouvemens qu'il est impossible de prévoir et de diriger? La révolution est faite: elle est l'ouvrage de tous. Quels généraux, quels soldats n'ont jamais fait dans la guerre que ce qu'il fallait faire, et ont su s'arrêter où la raison froide et tranquille aurait désiré qu'ils s'arrêtassent? N'étions-nous pas en état de guerre contre les plus nombreux et les plus redoutables ennemis? Quelques revers n'ont-ils pas irrité notre courage, enflammé notre colère? Que nous est-il arrivé qui n'arrive à tous les hommes jetés à une distance infinie du cours ordinaire de la vie.»
Ce rapport, si sage, si impartial, si complet, fut couvert d'applaudissemens. Tout le monde approuvait les sentimens qu'il renfermait, et il eût été à désirer que tout le monde pût les partager. Lindet proposa ensuite une série de décrets, qui furent accueillis comme l'avait été son rapport, et qui furent adoptés sur-le-champ.
Par le premier décret, le comité de sûreté générale et les représentans en mission étaient chargés d'examiner les réclamations des commerçans, des laboureurs, des artistes, des pères et mères des citoyens présens aux armées, qui étaient ou avaient des parens en prison. Par un second, les municipalités et les comités des sections étaient tenus de motiver leurs refus, quand ils n'accordaient pas de certificats de civisme. C'étaient là des satisfactions données à ceux qui se plaignaient sans cesse de la terreur et qui craignaient de la voir renaître. Un troisième décret ordonnait la rédaction d'une instruction morale, tendant à ramener l'amour du travail et des lois, à éclairer les citoyens sur les principaux événemens de la révolution, et destinée à être lue au peuple, dans les fêtes décadaires. Un quatrième décret ordonnait un projet d'école normale, pour former de jeunes professeurs, et répandre ainsi l'instruction et les lumières par toute la France.
Enfin, à ces décrets en étaient joints plusieurs, ordonnant aux comités des finances et du commerce d'examiner promptement:
1 Les avantages de la libre exportation des marchandises de luxe, sous la condition d'en faire rentrer la valeur en France en marchandises de toute espèce;
2 Les avantages ou désavantages de la libre exportation du superflu des denrées de première nécessité, sous la condition d'un retour et de différentes formalités;
3 Les moyens les plus avantageux de remettre en circulation les marchandises destinées aux communes en rébellion, et retenues sous le scellé;
4 Enfin les réclamations des négocians qui, en vertu de la loi du séquestre, étaient tenus de déposer dans les caisses de district les sommes qu'ils devaient aux étrangers avec lesquels la France était en guerre.
On voit que ces décrets donnaient des satisfactions à ceux qui se plaignaient d'avoir été persécutés, et renfermaient quelques-unes des mesures capables d'améliorer l'état du commerce. Le parti jacobin seul n'avait pas un décret pour lui, mais il n'en avait pas besoin. Il n'avait été ni poursuivi ni emprisonné; on n'avait fait que le priver du pouvoir; il n'y avait donc aucune réparation à lui accorder. Tout ce qu'on pouvait, c'était de le rassurer sur la marche du gouvernement, et le rapport de Lindet était fait et écrit dans ce but. Aussi l'effet de ce rapport et des décrets qui l'accompagnaient, fut-il des plus favorables sur tous les partis.
On parut un peu se calmer. Le lendemain, dernier jour de l'année et cinquième sans-culottide de l'an II (21 septembre 1794), la fête ordonnée depuis long-temps pour placer Marat au Panthéon et en exclure Mirabeau, fut célébrée. Déjà elle n'était plus conforme à l'état des opinions et des esprits. Marat n'était plus assez saint, ni Mirabeau assez coupable, pour qu'on décernât tant d'honneurs au sanglant apôtre de la terreur, et qu'on infligeât tant d'ignominie au plus grand orateur de la révolution. Mais pour ne pas alarmer la Montagne, et pour éviter les apparences d'une réaction trop prompte, la fête ne fut pas révoquée. Le jour fixé, les restes de Marat furent portés en pompe au Panthéon, et ceux de Mirabeau en furent ignominieusement retirés par une porte latérale.
Ainsi le pouvoir, retiré aux jacobins et aux montagnards, était possédé aujourd'hui par les partisans de Danton, de Camille Desmoulins, par les indulgens enfin, qui étaient devenus les thermidoriens. Ces derniers cependant, tandis qu'ils tâchaient de réparer les maux produits par la révolution, tandis qu'ils élargissaient les suspects et s'efforçaient de rendre quelque liberté et quelque sécurité au commerce, étaient pleins encore de ménagement pour la Montagne qu'ils avaient dépossédée, et décernaient à Marat la place qu'ils ravissaient à Mirabeau.