HISTOIRE DE LA RÉVOLUTION FRANÇAISE . LIVRE III . CONVENTION NATIONALE. CHAPITRE XXIV |
REPRISE DES OPÉRATIONS MILITAIRES.—REDDITION DE CONDÉ, VALENCIENNES, LANDRECIES ET LE QUESNOY. DÉCOURAGEMENT DES COALISÉS.—BATAILLE DE L'OURTHE ET DE LA ROËR.—PASSAGE DE LA MEUSE.—OCCUPATION DE TOUTE LA LIGNE DU RHIN.—SITUATION DES ARMÉES AUX ALPES ET AUX PYRÉNÉES. SUCCÈS DES FRANÇAIS SUR TOUS LES POINTS. ÉTAT DE LA VENDÉE ET DE LA BRETAGNE; GUERRE DES CHOUANS. PUISAYE, AGENT PRINCIPAL ROYALISTE EN BRETAGNE.—RAPPORT DU PARTI ROYALISTE AVEC LES PRINCES FRANÇAIS ET L'ÉTRANGER. INTRIGUES A L'INTÉRIEUR; RÔLE DES PRINCES ÉMIGRÉS.
L'activité des opérations militaires s'était un peu ralentie vers le milieu de la saison. Nos deux grandes armées du Nord et de Sambre-et-Meuse, entrées dans Bruxelles en thermidor (juillet), puis acheminées l'une sur Anvers, l'autre sur la Meuse, étaient demeurées dans un long repos, attendant la reprise des places de Landrecies, Le Quesnoy, Valenciennes et Condé, perdues dans la précédente campagne. Sur le Rhin, le général Michaud était occupé à recomposer son armée, pour réparer l'échec de Kayserslautern, et attendait un renfort de quinze mille hommes tirés de la Vendée. Les armées des Alpes et d'Italie, devenues maîtresses de la grande chaîne, campaient sur les hauteurs des Alpes, en attendant l'approbation d'un plan d'invasion proposé, disait-on, par le jeune officier qui avait décidé la prise de Toulon et des lignes de Saorgio. Aux Pyrénées-Orientales, Dugommier, depuis ses derniers succès au Boulou, s'était longtemps arrêté pour prendre Collioure, et bloquait maintenant Bellegarde. L'armée des Pyrénées-Occidentales s'organisait encore. Cette longue inaction qui signala le milieu de la campagne, et qu'il faut imputer aux grands événemens de l'intérieur et à de mauvaises combinaisons, aurait pu nuire à nos succès si l'ennemi avait su mettre le temps à profit. Mais il régnait un tel désordre d'esprit chez les coalisés, que notre faute ne leur profita pas, et ne fit que retarder un peu la marche extraordinaire de nos victoires.
Rien n'était plus mal calculé que notre inaction en Belgique, aux environs d'Anvers et sur les bords de la Meuse. Le meilleur moyen de hâter la prise des quatre places perdues eût été d'éloigner toujours davantage les grandes armées qui pouvaient les secourir. En profitant du désordre où la victoire de Fleurus et la retraite qui s'en était suivie avaient jeté les coalisés, il eût été facile d'arriver bientôt jusqu'au Rhin. Malheureusement on ignorait encore le grand art de profiter de la victoire, art le plus rare de tous, parce qu'il suppose qu'elle n'est pas seulement le fruit d'une attaque heureuse, mais le résultat de vastes combinaisons. Pour hâter la reddition des quatre places, la convention avait porté un décret formidable, à la manière de tous ceux qui se succédèrent depuis prairial jusqu'en thermidor. Se fondant sur la raison que les coalisés occupaient quatre places françaises, et que tout est permis pour éloigner l'ennemi de chez soi, elle décréta que si, vingt-quatre heures après la sommation, les garnisons ennemies ne se rendaient pas, elles seraient passées au fil de l'épée. La garnison de Landrecies se rendit seule. Le commandant de Condé fit cette belle réponse, qu'une nation n'avait pas le droit de décréter le déshonneur d'une autre. Le Quesnoy et Valenciennes continuèrent de se défendre. Le comité, sentant l'injustice d'un pareil décret, usa d'une subtilité pour en éviter l'exécution, et en même temps pour épargner à la convention la nécessité de le rapporter. Il supposa que le décret, n'ayant pas été notifié aux commandans des trois places, leur était resté inconnu. Avant de le leur signifier, il ordonna au général Schérer de pousser les travaux avec assez d'activité pour rendre la sommation imposante, et légitimer une capitulation de la part des garnisons ennemies. En effet, Valenciennes fut rendue le 12 fructidor (29 août); Condé et Le Quesnoy les jours suivans. Ces places, qui avaient tant coûté aux coalisés pendant la campagne précédente, nous furent donc restituées sans de grands efforts, et l'ennemi ne conserva plus aucun point de notre territoire dans les Pays-Bas. Nous étions maîtres, au contraire, de toute la Belgique, jusqu'à la Meuse et Anvers.
Moreau venait de conquérir l'Écluse, et de rentrer en ligne; Schérer avait envoyé la brigade Osten à Pichegru, et avait rejoint Jourdan avec sa division. Grâce à cette réunion, l'armée du Nord, sous Pichegru, s'élevait à plus de soixante-dix mille hommes, présens sous les armes, et celle de la Meuse, sous Jourdan, à cent seize mille. L'administration, épuisée par les efforts qu'elle avait faits pour improviser l'équipement de ces armées, ne suffisait que très imparfaitement à leur entretien. On y suppléait par des réquisitions, faites avec ménagement, et par les plus belles vertus militaires. Les soldats savaient se passer des objets les plus nécessaires; ils ne campaient plus sous des tentes; ils bivouaquaient sous des branches d'arbres. Les officiers sans appointemens, ou payés avec des assignats, vivaient comme le soldat, mangeaient le même pain, marchaient à pied comme lui, et le sac sur le dos. L'enthousiasme républicain et la victoire soutenaient ces armées, les plus sages et les plus braves qu'ait jamais eues la France.
Les coalisés étaient dans un désordre singulier. Les Hollandais, mal soutenus par leurs alliés les Anglais, et doutant de leur bonne foi, étaient consternés. Ils formaient un cordon devant leurs places fortes, pour avoir le temps de les mettre en état de défense, ce qui aurait dû être achevé depuis long-temps. Le duc d'York, aussi ignorant que présomptueux, ne savait comment se servir de ses Anglais, et ne prenait aucun parti décisif. Il se retirait vers la Basse-Meuse et le Rhin, étendant ses ailes tantôt vers les Hollandais, tantôt vers les Impériaux. Cependant, réuni aux Hollandais, il aurait pu disposer encore de cinquante mille hommes, et tenter sur les flancs de l'une des deux armées du Nord et de la Meuse l'un de ces mouvemens hardis que le général Clerfayt, l'année suivante, et l'archiduc Charles, en 1796, surent exécuter avec à propos et honneur, et dont un grand capitaine donna depuis, tant de mémorables exemples. Les Autrichiens, retranchés le long de la Meuse, depuis l'embouchure de la Roër jusqu'à celle de l'Ourthe, étaient découragés par leurs revers, et manquaient des approvisionnemens nécessaires. Le prince de Cobourg, tout à fait déconsidéré par sa dernière campagne, avait cédé le commandement à Clerfayt, le plus digne de l'occuper entre tous les généraux autrichiens. Il n'était pas trop tard encore pour se rapprocher du duc d'York, et pour agir en masse contre l'une des deux armées françaises; mais on ne songeait qu'à garder la Meuse. Le cabinet de Londres, alarmé de la marche des événemens, avait envoyé commissaires sur commissaires pour réveiller le zèle de la Prusse, pour réclamer de sa part l'exécution du traité de La Haye, et pour engager l'Autriche par des promesses de secours à défendre vigoureusement la ligne que ses troupes occupaient encore. Une réunion de ministres et de généraux anglais, hollandais et autrichiens, eut lieu à Maestricht, et on convint de défendre les bords de la Meuse.
Les armées françaises s'étaient enfin remises en mouvement dans le milieu de fructidor (premiers jours de septembre). Pichegru s'avança d'Anvers vers l'embouchure des fleuves. Les Hollandais commirent alors la faute de se séparer des Anglais. Au nombre de vingt mille hommes ils se rangèrent le long de Berg-op-Zoom, Breda, Gertruydenberg, restant adossés à la mer, dans une position qui ne leur permettait plus d'agir pour les places qu'ils voulaient couvrir. Le duc d'York avec ses Anglais et ses Hanovriens se retira sur Bois-le-Duc, se liant avec les Hollandais par une chaîne de postes que l'armée française pouvait enlever dès qu'elle paraîtrait. A Boxtel, sur le bord de la Dommel, Pichegru joignit l'arrière-garde du duc d'York, enveloppa deux bataillons, et les enleva. Le lendemain, sur les bords de l'Aa, il rencontra le général Abercromby, lui fit encore des prisonniers, et continua de pousser le duc d'York, qui se hâta de passer la Meuse à Grave, sous le canon de la place. Pichegru avait fait dans cette marche quinze cents prisonniers; il arriva sur les bords de la Meuse, le jour de la deuxième sans-culottide (18 septembre).
Pendant ce temps, Jourdan s'avançait de son côté, et se préparait à franchir la Meuse. La Meuse a deux affluens principaux, l'Ourthe qui la joint vers Liège, et la Roër qui s'y jette vers Ruremonde. Ces deux affluens forment deux lignes qui divisent le pays entre la Meuse et le Rhin, et qu'il faut successivement emporter pour arriver à ce dernier fleuve. Les Français, maîtres de Liège, avaient franchi la Meuse, et étaient déjà venus se ranger en face de l'Ourthe; ils bordaient la Meuse de Liège à Maëstricht, et l'Ourthe de Liège à Gomblaine-au-Pont, formant ainsi un angle dont Liège était le sommet. Clerfayt avait rangé sa gauche derrière l'Ourthe, sur les hauteurs de Sprimont. Ces hauteurs sont bordées d'un côté par l'Ourthe, de l'autre par l'Ayvaille qui se jette dans l'Ourthe. Le général Latour y commandait les Autrichiens. Jourdan ordonna à Schérer d'attaquer la position de Sprimont du côté de l'Ayvaille, tandis que le général Bonnet y marcherait en traversant l'Ourthe. Le jour de la deuxième sans-culottide (18 septembre), Schérer divisa son corps en trois colonnes, commandées par les généraux Marceau, Mayer et Hacquin, et se porta sur les bords de l'Ayvaille, qui coule dans un lit profond, entre deux côtes escarpées. Les généraux donnèrent eux-mêmes l'exemple, entrèrent dans l'eau, et entraînèrent leurs soldats sur la rive opposée, malgré le feu d'une artillerie formidable. Latour était resté immobile sur les hauteurs de Sprimont, se préparant à fondre sur les colonnes françaises dès qu'elles auraient passé la rivière. Mais à peine eurent-elles franchi l'escarpement des bords, qu'elles se précipitèrent sur la position, sans donner à Latour le temps de les prévenir. Elles l'attaquèrent vivement, tandis que le général Hacquin débordait son flanc gauche, et que le général Bonnet, ayant passé l'Ourthe, marchait sur ses derrières; Latour fut alors obligé de décamper, et de se replier sur l'armée impériale.
Ce combat bien conçu, vivement exécuté, était aussi honorable pour le général en chef que pour l'armée. Il nous valut trente-six pièces de canon et cent caissons; il fit perdre quinze cents hommes à l'ennemi, tant tués que blessés, et décida Clerfayt à quitter la ligne de l'Ourthe. Ce général craignait, en effet, en voyant sa gauche battue, d'être coupé de sa retraite sur Cologne. En conséquence, il abandonna les bords de la Meuse et de l'Ourthe, et se replia sur Aix-la-Chapelle.
Il ne restait plus aux Autrichiens que la ligne de la Roër. Ils occupaient cette rivière depuis Dueren et Juliers jusqu'à son embouchure dans la Meuse, c'est-à-dire jusqu'à Ruremonde. Ils avaient cédé du cours de la Meuse tout ce qui est compris de l'Ourthe à la Roër, entre Liège et Ruremonde; il ne leur restait que l'étendue de Ruremonde à Grave, point par lequel ils se liaient au duc d'York.
La Roër était la ligne qu'il fallait bien défendre, pour ne pas perdre la rive gauche du Rhin. Clerfayt concentra toutes ses forces sur les bords de la Roër, entre Dueren, Juliers et Linnich. Il avait depuis quelque temps ordonné des travaux considérables pour assurer sa ligne; il avait placé des corps avancés au-delà de la Roër sur le plateau d'Aldenhoven, garni de retrançhemens; il occupait ensuite la ligne de la Roër et ses bords escarpés, et il était campé derrière cette ligne avec son armée et une artillerie nombreuse.
Le 10 vendémiaire an III (1er octobre 1794), Jourdan se trouva en présence de l'ennemi avec toutes ses forces. Il ordonna au général Schérer, commandant l'aile droite, de se porter sur Dueren en passant la Roër par tous les points guéables; au général Hatry de traverser vers le centre de la position, à Altorp; aux divisions Championnet et Morlot, soutenues de la cavalerie, d'enlever le plateau d'Aldenhoven placé en avant de la Roër, de balayer la plaine, de passer l'eau, et de masquer Juliers pour empêcher les Autrichiens d'en déboucher; au général Lefèvre de s'emparer de Linnich, et de traverser à tous les gués existant dans les environs; enfin à Kléber, qui était vers l'embouchure même de la rivière, de la remonter jusqu'à Ratem, et de la passer sur ce point mal défendu, afin de couvrir la bataille du côté de Ruremonde.
Le lendemain, 11 vendémiaire, les Français se mirent en mouvement sur toute la ligne.
Cent mille jeunes républicains marchaient à la fois avec un ordre et une précision dignes des plus vieilles troupes. On ne les avait pas encore vus en aussi grand nombre sur le même champ de bataille. Ils s'avançaient vers la Roër, but de leurs efforts. Malheureusement ils étaient encore éloignés de ce but, et ils n'y arrivèrent que vers le milieu du jour. Le général, de l'avis des militaires, n'avait commis qu'une faute, celle de prendre un point de départ trop éloigné du point d'attaque, et de ne pas employer un jour à se rapprocher de la ligne ennemie. Le général Schérer, chargé de la droite, dirigea ses brigades sur les différens points de la Roër, et ordonna au général Hacquin d'aller la passer fort au-dessus, au gué de Winden, pour tourner le flanc gauche de l'ennemi. Il était onze heures quand il fit ces dispositions. Hacquin mit long-temps à parcourir le circuit qu'on lui avait tracé. Schérer attendait qu'il fût arrivé au point indiqué, pour lancer ses divisions dans la Roër, et il laissait ainsi à Clerfayt le temps de préparer tous ses moyens, le long des hauteurs de la rive opposée. Il était trois heures; enfin Schérer ne veut pas attendre davantage, et met ses divisions en mouvement. Marceau se jette dans l'eau avec ses troupes, et passe au gué de Mirveiller; Lorges fait de même, se porte sur Dueren, et en chasse l'ennemi après un combat sanglant. Les Autrichiens abandonnent Dueren un moment; mais, retirés en arrière, ils reviennent bientôt avec des forces considérables. Marceau se jette aussitôt dans Dueren, pour y soutenir la brigade de Lorges. Mayer, qui a passé la Roër un peu au-dessus, à Niederau, et qui vient d'être accueilli par une artillerie meurtrière, se replie aussi vers Dueren. C'est là que se concentrent alors tous les efforts. L'ennemi, qui n'avait encore fait agir que ses avant-gardes, était rangé en arrière sur les hauteurs, avec soixante bouches à feu. Il les fait agir aussitôt, et couvre les Français d'une grêle de mitraille et de boulets. Nos jeunes soldats résistent, soutenus par leurs généraux. Malheureusement Hacquin ne paraît pas encore sur le flanc gauche de l'ennemi, manoeuvre de laquelle on attendait le gain de la bataille.
Dans le même moment on se battait au centre, sur le plateau avancé d'Aldenhoven. Les Français y étaient arrivés à la baïonnette. Leur cavalerie s'y était déployée, avait reçu et exécuté plusieurs charges. Les Autrichiens, voyant la Roër franchie au-dessus et au-dessous d'Aldenhoven, avaient abandonné ce plateau, et s'étaient retirés à Juliers, au-delà de la rivière. Championnet, qui les avait suivis jusque sur les glacis, canonnait et était canonné par l'artillerie de la place. A Linnich, Lefèvre avait repoussé les Autrichiens et joint la Roër; mais ayant trouvé le pont brûlé, il s'occupait à le rétablir. A Ratem, Kléber avait rencontré des batteries rasantes, et leur répondait par un violent feu d'artillerie.
L'action décisive était donc à droite vers Dueren, où se trouvaient accumulés Marceau, Lorges, Mayer, qui tous attendaient le mouvement d'Hacquin. Jourdan avait ordonné à Hatry de se replier sur Dueren au lieu d'effectuer le passage à Altorp; mais le trajet était trop long pour que cette colonne pût devenir utile au point décisif. Enfin, à cinq heures du soir, Hacquin paraît sur le flanc gauche de Latour. Alors les Autrichiens, qui se voient menacés sur la gauche par Hacquin, et qui ont Lorges, Marceau et Mayer en face, se décident à se retirer, et replient leur aile gauche, la même qui avait combattu à Sprimont. A leur extrême droite, Kléber les menace d'un mouvement audacieux. Le pont qu'il avait voulu jeter étant trop court, les soldats demandent à se précipiter dans la rivière. Kléber, pour soutenir leur ardeur, réunit toute son artillerie, et foudroie l'ennemi sur l'autre rive. Alors les impériaux sont encore obligés de se retirer sur ce point, et bientôt ils s'éloignent de tous les autres. Ils abandonnent la Roër, laissant huit cents prisonniers et trois mille hommes hors de combat.
Le lendemain, les Français trouvèrent Juliers évacué, et purent passer la Roër sur tous les points. Telle fut l'importante bataille qui nous valut la conquête définitive de la rive gauche du Rhin. C'est l'une de celles qui ont le plus mérité au général Jourdan la reconnaissance de sa patrie et l'estime des militaires. Néanmoins les critiques lui ont reproché de n'avoir pas pris un point de départ plus rapproché du point d'attaque, et de n'avoir pas porté le gros de ses forces à Mirveiller et Dueren.
Clerfayt prit la grande route de Cologne; Jourdan le suivit, et occupa cette ville, le 15 vendémiaire (6 octobre); il s'empara de Bonn, le 29 (20 octobre). Kléber alla faire avec Marescot le siège de Maëstricht.
Tandis que Jourdan remplissait si vaillamment sa tâche, et prenait possession de l'importante ligne du Rhin, Pichegru, de son côté, se préparait à franchir la Meuse pour venir joindre ensuite le Wahal, bras principal du Rhin vers son embouchure. Ainsi que nous venons de le rapporter tout à l'heure, le duc d'York avait passé la Meuse à Grave, abandonnant Bois-le-Duc à ses propres forces. Avant de tenter le passage de la Meuse, Pichegru devait s'emparer de Bois-le-Duc; ce qui n'était pas facile dans l'état de la saison, et avec l'insuffisance du matériel de siège. Cependant l'audace des Français et le découragement des ennemis rendaient tout possible. Le fort de Crèvecoeur, près de la Meuse, menacé par une batterie dirigée à propos sur un point où l'ennemi ne croyait pas possible d'en établir, se rendit. Le matériel qu'on y trouva servit à presser le siège de Bois-le-Duc. Cinq attaques consécutives épouvantèrent le gouverneur, qui rendit la place le 19 vendémiaire (10 octobre). Ce succès inespéré procura aux Français une base solide et des munitions considérables pour pousser leurs opérations au-delà de la Meuse, et jusqu'au bord du Wahal.
Moreau, qui formait la droite, s'était, depuis les victoires de l'Ourthe et de la Roër, avancé jusqu'à Venloo. Le duc d'York, effrayé de ce mouvement, avait retiré toutes ses troupes au-delà du Wahal, et abandonné tout l'espace compris entre la Meuse et le Wahal ou le Rhin. Cependant, voyant que Grave (sur la Meuse) allait se trouver sans communications et sans appui, il repassa le Wahal, et entreprit de défendre l'espace compris entre les deux cours d'eau. Le sol, comme il arrive toujours vers l'embouchure des grands fleuves, était inférieur au lit des eaux; il présentait de vastes prairies coupées de canaux et de chaussées, et inondées dans certaines parties. Le général Hammerstein, placé intermédiairement entre la Meuse et le Wahal, avait ajouté à la difficulté des lieux en coupant les routes, en couvrant les digues d'artillerie, en jetant sur les canaux des ponts, que son armée devait détruire en se retirant. Le duc d'York, dont il formait l'avant-garde, était placé en arrière, sur les bords du Wahal, dans le camp de Nimègue.
Dans les journées des 27 et 28 vendémiaire (18 et 19 octobre), Pichegru fit franchir la Meuse à deux de ses divisions, sur un pont de bateaux. Les Anglais, qui étaient sous le canon de Nimègue, et l'avant-garde d'Hammerstein disposée le long des canaux et des digues, se trouvaient trop éloignés pour empêcher ce passage. Le reste de l'armée débarqua sur l'autre rive, sous la protection de ces deux divisions. Le 28, Pichegru décida l'attaque de tous les ouvrages qui couvraient l'espace intermédiaire de la Meuse au Wahal. Il lança quatre colonnes, formant une masse supérieure à l'ennemi, dans ces prairies inondées et coupées de canaux. Les Français bravèrent le feu de l'artillerie avec un rare courage, puis se jetèrent dans les fossés, ayant de l'eau jusqu'aux épaules, tandis que les tirailleurs, du bord des fossés, fusillaient par dessus leurs têtes. L'ennemi épouvanté se retira, ne songeant plus qu'à sauver son artillerie. Il vint se réfugier dans le camp de Nimègue, sur les bords du Wahal, et les Français vinrent bientôt l'y insulter journellement.
Ainsi, vers la Hollande comme vers le Luxembourg, les Français étaient enfin parvenus à atteindre cette formidable ligne du Rhin, que la nature semble avoir assignée pour limite à leur belle patrie, et qu'ils ont toujours ambitionné de lui donner pour frontière. Pichegru, il est vrai, arrêté par Nimègue, n'était pas maître du cours du Wahal, et s'il songeait à conquérir la Hollande, il voyait devant lui de nombreux cours d'eaux, des places fortes, des inondations et une saison affreuse; mais il touchait à la limite tant désirée, et avec encore un acte d'audace, il pouvait entrer dans Nimègue ou dans l'île de Bommel, et s'établir solidement sur le Wahal. Moreau, appelé le général des sièges, venait, par un acte de hardiesse, d'entrer dans Venloo; Jourdan était fortement établi sur le Rhin. Le long de la Moselle et de l'Alsace, les armées venaient aussi de joindre ce grand fleuve.
Depuis l'échec de Kayserslautern, les armées de la Moselle et du Haut-Rhin, commandées par Michaud, avaient passé leur temps à se renforcer de détachemens tirés des Alpes et de la Vendée. Le 14 messidor (2 juillet), une attaque avait été essayée sur toute la ligne, depuis le Rhin jusqu'à la Moselle, sur les deux versans des Vosges. Cette attaque trop divisée n'avait eu aucun succès. Une seconde tentative, dirigée sur de meilleurs principes, fut faite le 25 messidor (13 juillet). Le principal effort avait porté sur le centre des Vosges, dans le but de s'emparer des passages, et avait amené, comme toujours, la retraite générale des armées coalisées au-delà de Franckenthal. Le comité avait ordonné alors une diversion sur Trèves, dont on s'était emparé pour punir l'électeur. Par ce mouvement, un corps principal s'était trouvé en flèche entre les armées impériales du Bas-Rhin et l'armée prussienne des Vosges, sans que celles-ci songeassent à en tirer avantage. Cependant les Prussiens, profitant enfin de la diminution de nos forces vers Kayserslautern, nous avaient attaqués de nouveau à l'improviste, et ramenés en arrière de Kayserslautern. Heureusement Jourdan venait d'être victorieux sur la Roër; Clerfayt venait de repasser le Rhin à Cologne. Les coalisés n'eurent pas alors le courage de rester dans les Vosges; ils se retirèrent, nous abandonnant tout le Palatinat, et jetant une forte garnison dans Mayence. Il ne leur restait donc plus que Luxembourg et Mayence sur la rive gauche. Le comité en ordonna aussitôt le blocus. Kléber fut appelé de la Belgique à Mayence, pour commander le siège de cette place, qu'il avait contribué à défendre en 1793, et où il avait commencé son illustration. Nos conquêtes s'étendaient donc sur tous les points, et atteignaient partout le Rhin.
Aux Alpes, l'inaction avait continué, et la grande chaîne nous était restée. Le plan d'invasion habilement imaginé par le général Bonaparte, et communiqué au comité par Robespierre le jeune, qui était en mission à l'armée d'Italie, avait été adopté. Il consistait à réunir les deux armées des Alpes et d'Italie dans la vallée de la Stura pour envahir le Piémont. Les ordres de marche étaient donnés lorsqu'arriva le 9 thermidor; l'exécution fut alors suspendue. Les commandans des places qui avaient été obligés de céder une partie de leurs garnisons, les représentans, les municipalités, et tous les partisans de la réaction, prétendirent que ce plan avait pour but de perdre l'armée en la jetant en Piémont, de rouvrir Toulon aux Anglais, et de servir les desseins secrets de Robespierre. Jean-Bon-Saint-André surtout, qui avait été envoyé à Toulon pour y réparer la marine, et qui nourrissait des projets sur la Méditerranée, se montra l'un des plus grands adversaires du plan. Le jeune Bonaparte fut même accusé d'être complice des Robespierre, à cause de la confiance que ses talens et ses projets avaient inspirée au plus jeune des deux frères. L'armée fut ramenée en désordre sur la grande chaîne, où elle reprit ses positions. Cependant la campagne s'acheva par un avantage éclatant. Les Autrichiens, d'accord avec les Anglais, voulurent faire une tentative sur Savone, pour couper la communication avec Gênes, qui par sa neutralité rendait de grands services au commerce des subsistances. Le général Colloredo s'avança avec un corps de huit à dix mille hommes, ne mit aucune célérité dans sa marche, et donna aux Français le temps de se prémunir. Saisi au milieu des montagnes par les Français, dont le général Bonaparte dirigeait les mouvemens, il perdit huit cents hommes, et se retira honteusement, accusant les Anglais, qui l'accusèrent à leur tour. La communication avec Gênes fut rétablie, et l'armée consolidée dans toutes ses positions.
Aux Pyrénées, nos succès avaient recommencé leur cours. Dugommier faisait toujours le siège de Bellegarde, voulant s'emparer de cette place avant de descendre en Catalogne. La Union avait voulu, par une attaque générale sur la ligne française, venir au secours des assiégés; mais repoussé sur tous les points, il venait de s'éloigner, et la place, plus découragée que jamais par cette déroute de l'armée espagnole, s'était rendue le 6 vendémiaire (27 septembre). Dugommier, entièrement rassuré sur ses derrières, se préparait à s'avancer en Catalogne. Aux Pyrénées occidentales, les Français, sortant enfin de leur repos, venaient d'envahir la vallée de Bastan, d'enlever Fontarabie et Saint-Sébastien, et, grâce au climat de ces contrées, se disposaient, comme aux Pyrénées orientales, à pousser leurs succès malgré l'approche de l'hiver.
Dans la Vendée, la guerre continuait, non pas vive et dangereuse, mais lente et dévastatrice. Stofflet, Sapinaud, Charette, s'étaient enfin partagé le commandement. Depuis la mort de La Rochejaquelein, Stofflet lui avait succédé dans l'Anjou et le Haut-Poitou. Sapinaud avait toujours conservé la petite division du centre; Charette, illustré par cette campagne du dernier hiver, où, avec des forces presque détruites, il était toujours parvenu à se soustraire à la poursuite des républicains, commandait dans la Basse-Vendée, mais ambitionnait le commandement général. On s'était réuni à Jallais, et on avait fait des conventions dictées par l'abbé Bernier, curé de Saint-Lô, conseiller et ami de Stofflet, et gouvernant le pays sous son nom. Cet abbé était aussi ambitieux que Charette, et désirait une combinaison qui lui fournit le moyen d'exercer sur tous les chefs l'empire qu'il avait sur Stofflet. On convint de former un conseil supérieur d'après les ordres duquel tout se ferait à l'avenir. Stofflet, Sapinaud et Charette se confirmèrent réciproquement leurs commandemens respectifs de l'Anjou, du centre et de la Basse-Vendée. M. de Marigny, qui avait survécu à la grande expédition vendéenne sur Granville, ayant enfreint l'un des ordres de ce conseil, fut saisi. Stofflet eut la cruauté de le faire fusiller sur un rapport de Charette. On attribua à la jalousie cet acte de rigueur, qui produisit une funeste impression sur tous les royalistes.
La guerre, sans aucun résultat possible, n'était plus qu'une guerre de dévastation. Les républicains avaient établi quatorze camps retranchés qui enveloppaient tout le pays insurgé. De ces camps partaient des colonnes incendiaires qui, sous le commandement en chef du général Turreau, exécutaient le formidable décret de la convention. Elles brûlaient les bois, les haies, les genêts, souvent même les villages, s'emparaient des moissons et des bestiaux, et, s'autorisant du décret qui ordonnait à tout habitant étranger à la révolte de se retirer à vingt lieues du pays insurgé, traitaient en ennemis tous ceux qu'elles rencontraient. Les Vendéens qui, obligés de vivre, ne cessaient pas de cultiver leurs champs au milieu de ces horribles scènes, résistaient à cette guerre de manière à la rendre éternelle. Au signal de leurs chefs, ils formaient des rassemblemens imprévus, se jetaient sur les derrières des camps, et les enlevaient; ou bien, laissant pénétrer les colonnes, ils fondaient sur elles quand elles étaient engagées dans le pays, et s'ils parvenaient à les rompre, ils égorgeaient jusqu'au dernier homme. Ils s'emparaient alors des armes, des munitions, dont ils étaient avides, et, sans avoir rien fait pour affaiblir un ennemi trop supérieur, ils s'étaient procuré seulement les moyens de continuer cette guerre atroce.
Tel était l'état des choses sur la rive gauche de la Loire. Sur la rive droite, dans cette partie de la Bretagne qui est comprise entre la Loire et la Vilaine, s'était formé un nouveau rassemblement, composé en grande partie des restes de la colonne vendéenne détruite à Savenay et des paysans qui habitaient ces plaines. M. de Scépeaux en était le chef. Ce corps était à peu près de la force de celui de M. de Sapinaud, et liait la Vendée à la Bretagne.
La Bretagne était devenue le théâtre d'une guerre toute différente de celle de la Vendée, et non moins déplorable. Les chouans, dont nous avons déjà parlé, étaient des contrebandiers que l'abolition des barrières avait laissés sans état, des jeunes gens qui n'avaient pas voulu obéir à la réquisition, et quelques Vendéens échappés, comme ceux de M. de Scépeaux, à la déroute de Savenay. Ils se livraient au brigandage dans les rochers et les vastes bois de la Bretagne, particulièrement dans la grande forêt du Pertre. Ils ne formaient pas, comme les Vendéens, des rassemblemens nombreux, capables de tenir la campagne; ils marchaient en troupes de trente et cinquante, arrêtaient les courriers, les voitures publiques, assassinaient les juges de paix, les maires, les fonctionnaires républicains, et surtout les acquéreurs de biens nationaux. Quant à ceux qui étaient non pas acquéreurs, mais fermiers de ces biens, ils se rendaient chez eux, et se faisaient payer le prix du fermage. Ils avaient ordinairement le soin de détruire les ponts, de briser les routes, de couper l'essieu des charrettes, pour empêcher le transport des subsistances dans les villes. Ils faisaient des menaces terribles à ceux qui apportaient leurs denrées dans les marchés, et ils exécutaient ces menaces en pillant et incendiant leurs propriétés. Ne pouvant pas occuper militairement le pays, leur but évident était de le bouleverser, en empêchant les citoyens d'accepter aucune fonction de la république, en punissant l'acquisition des biens nationaux, et en affamant les villes. Moins réunis, moins forts que les Vendéens, ils étaient cependant plus redoutables, et méritaient véritablement le nom de brigands.
Ils avaient un chef secret que nous avons déjà nommé, M. de Puisaye, autrefois membre de l'assemblée constituante. Il s'était retiré après le 10 août en Normandie, s'était jeté, comme on l'a vu, dans l'insurrection fédéraliste, et, après la défaite de Vernon, était venu se cacher en Bretagne et y recueillir les restes de la conspiration de La Rouarie. A une grande intelligence, à une rare habileté pour réunir les élémens d'un parti, il joignait une extrême activité de corps et d'esprit, et une vaste ambition. Puisaye, frappé de la position péninsulaire de la Bretagne, de la vaste étendue de ses côtes, de la configuration particulière de son sol, couvert de forêts, de montagnes, de retraites impénétrables, frappé surtout de la barbarie de ses habitans, parlant une langue étrangère, privés ainsi de toute communication avec les autres habitans de la France, entièrement soumis à l'influence des prêtres, et trois ou quatre fois plus nombreux que les Vendéens, Puisaye croyait pouvoir préparer en Bretagne une insurrection bien plus formidable que celle qui avait eu pour chefs les Cathelineau, les d'Elbée, les Bonchamp, les Lescure. Le voisinage surtout de l'Angleterre, l'heureux intermédiaire des îles de Jersey et de Guernesey, lui avaient inspiré le projet de faire concourir le cabinet de Londres à ses projets. Il ne voulait donc pas que l'énergie du pays s'usât en inutiles brigandages, et il travaillait à l'organiser de manière à pouvoir le tenir tout entier sous sa main. Aidé des prêtres, il avait fait enrôler tous les hommes en état de porter les armes, sur des registres ouverts dans les paroisses. Chaque paroisse formait une compagnie; chaque canton une division; les divisions réunies formaient quatre divisions principales, celles du Morbihan, du Finistère, des Côtes-du-Nord et d'Ille-et-Vilaine, aboutissant toutes quatre à un comité central, qui représentait l'autorité suprême du pays. Puisaye présidait le comité central en qualité de général en chef, et, par le moyen de ces ramifications, faisait parvenir ses ordres à toute la contrée. Il recommandait, en attendant l'exécution de ses vastes projets, de commettre le moins d'hostilités possible, pour ne pas attirer trop de troupes en Bretagne; de se contenter de réunir des munitions, et d'empêcher le transport des subsistances dans les villes. Mais les chouans, peu propres au genre de guerre générale qu'il méditait, se livraient individuellement à des brigandages qui étaient plus profitables pour eux et plus de leur goût. Puisaye se hâtait de mettre la dernière main à son ouvrage, et se proposait, dès qu'il aurait achevé l'organisation de son parti, de passer à Londres, pour ouvrir une négociation avec le cabinet anglais et les princes français.
Comme on l'a vu dans la campagne précédente, les Vendéens n'avaient pas encore communiqué avec les étrangers; on leur avait envoyé M. de Tinténiac, pour savoir qui et combien ils étaient, quel but ils avaient, et pour leur offrir des armes et des secours, s'ils s'emparaient d'un port sur la côte. C'est là ce qui les avait engagés à venir à Granville, et à faire la tentative dont on a vu la malheureuse issue. L'escadre de lord Moira, après avoir inutilement croisé sur nos côtes, avait porté en Hollande les secours destinés à la Vendée. Puisaye espérait provoquer une expédition pareille et s'entendre avec les princes, qui n'avaient encore témoigné aucune reconnaissance, ni donné aucun encouragement aux royalistes insurgés dans l'intérieur.
De leur côté, les princes, espérant peu de l'appui des puissances, commençaient à reporter les yeux sur leurs partisans de l'intérieur de la France. Mais rien n'était disposé autour d'eux pour mettre à profit le dévouement des braves gens qui voulaient se sacrifier à leur cause. Quelques vieux seigneurs, quelques anciens amis, avaient suivi Monsieur, qui était devenu régent, et qui demeurait à Vérone depuis que le pays du Rhin n'était habitable que pour les gens de guerre. Le prince de Condé, brave, mais peu capable, continuait de réunir sur le Haut-Rhin tout ce qui voulait se servir de son épée. Une jeune noblesse suivait M. le comte d'Artois dans ses voyages, et l'avait accompagné jusqu'à Saint-Pétersbourg. Catherine avait fait au prince une réception magnifique, lui avait donné une frégate, un million, une épée, et le brave comte de Vauban, pour l'engager à s'en bien servir. Elle avait promis en outre les plus grands secours, dès que le prince serait descendu en Vendée. Cependant la descente ne s'était pas effectuée; et le comte d'Artois était revenu en Hollande au quartier-général du duc d'York.
La situation des trois princes français n'était ni brillante ni heureuse. L'Autriche, la Prusse et l'Angleterre avaient refusé de reconnaître le régent; car reconnaître un autre souverain de France que le souverain de fait, c'eût été s'ingérer dans ses affaires intérieures, ce qu'aucune puissance ne voulait avoir l'air de faire. Aujourd'hui surtout qu'elles étaient battues, toutes affectaient de dire qu'elles avaient pris les armes dans l'intérêt seul de leur propre sûreté. Reconnaître le régent avait encore un autre inconvénient: c'était se condamner à ne faire la paix qu'après la destruction de la république, chose sur laquelle on commençait à ne plus compter. En attendant, les puissances souffraient les agens des princes, mais ne leur reconnaissaient aucun titre public. Le duc d'Harcourt à Londres, le duc d'Havre à Madrid, le duc de Polignac à Vienne, transmettaient des notes peu lues, rarement écoutées; ils étaient les intermédiaires des secours fort rares dispensés aux émigrés, plutôt que les organes d'une puissance avouée. Aussi le plus grand mécontentement contre les puissances régnait dans les trois cours émigrées. On commençait à reconnaître que ce beau zèle de la coalition pour la royauté cachait la plus violente haine contre la France. L'Autriche, en plaçant son drapeau à Valenciennes et à Condé, avait, suivant les émigrés, déterminé l'élan du patriotisme français. La Prusse, dont ils avaient entrevu déjà les dispositions pacifiques, manquait, disaient-ils, à tous ses engagemens. Pitt, qui était de tous les coalisés le plus positif et le plus dédaigneux à leur égard, leur était aussi le plus odieux. Ils ne l'appelaient que le perfide Anglais, et disaient qu'il fallait prendre son argent, et le tromper ensuite si l'on pouvait. Ils prétendaient qu'il n'y avait à compter que sur l'Espagne; l'Espagne seule était une fidèle parente, une sincère alliée; ce n'était que sur elle qu'on devait fonder toutes les espérances.
Les trois petites cours fugitives, si peu unies déjà avec les puissances, ne vivaient pas entre elles dans un meilleur accord. La cour de Vérone, peu agissante, donnant aux émigrés des ordres mal obéis, faisant aux cabinets des communications mal écoutées, par des agens non reconnus, se défiait des deux autres, jalousait le rôle actif du prince de Condé sur le Rhin, l'espèce de considération que son courage peu éclairé, mais énergique, lui valait auprès des cabinets, et enviait jusqu'aux voyages de M. le comte d'Artois en Europe. De son côté, le prince de Condé, aussi dépourvu d'esprit que brave, ne voulait entrer dans aucun plan, et montrait peu d'empressement pour les deux cours, qui ne se battaient pas. Enfin la petite cour réunie à Arnheim fuyait et la vie qu'on menait sur le Rhin, et l'autorité supérieure qu'il fallait subir à Vérone, et se tenait au quartier-général anglais, sous prétexte de différens projets sur les côtes de France.
Une cruelle expérience ayant appris aux princes français qu'ils ne devaient pas compter sur les ennemis de leur patrie pour rétablir leur trône, ils aimaient assez à dire qu'il ne fallait compter désormais que sur les partisans de l'intérieur et sur la Vendée. Dès que la terreur cessa de régner en France, les brouillons commencèrent malheureusement à respirer aussitôt que les honnêtes gens. Les correspondances des émigrés avec l'intérieur venaient de recommencer. La cour de Vérone, par l'intermédiaire du comte d'Entraigues, correspondait avec un nommé Lemaître, intrigant qui avait été successivement avocat, secrétaire au conseil, pamphlétaire, prisonnier à la Bastille, et qui finissait par être agent des princes. On lui avait adjoint un nommé Laville-Heurnois, ancien maître des requêtes et créature de Calonne, et un abbé Brothier, précepteur des neveux de l'abbé Maury. On demandait à ces intrigans des détails sur la situation de la France, sur l'état des partis, sur leurs dispositions, et des plans de conspiration. Ils répondaient par des renseignemens le plus souvent faux; ils se vantaient faussement de leurs prétendues relations avec les chefs du gouvernement, et contribuaient de toutes leurs forces à persuader aux princes français qu'il fallait tout attendre d'un mouvement dans l'intérieur. On les avait chargés de correspondre avec la Vendée et surtout avec Charette, qui par sa longue résistance était le héros des royalistes, mais avec lequel on n'avait pu entamer encore aucune négociation.
Telle était donc la situation du parti royaliste au dedans et au dehors de la France. Il faisait dans la Vendée une guerre peu alarmante par ses dangers, mais affligeante par ses ravages; il formait en Bretagne des projets étendus, mais lointains encore, et soumis à une condition bien difficile, l'union et le concert d'une foule d'individus; hors de France, il était divisé, peu considéré, peu soutenu; désabusé enfin sur l'efficacité des secours étrangers, il entretenait avec les royalistes du dedans des correspondances puériles.
La république avait donc peu à craindre des efforts de l'Europe et de la royauté. A part le sujet de peine qu'elle trouvait dans les ravages de la Vendée, elle n'avait qu'à s'applaudir de ses brillans triomphes. Sauvée l'année précédente de l'invasion, elle s'était vengée cette année-ci par des conquêtes; elle avait acquis la Belgique, le Brabant hollandais, le pays de Luxembourg, de Liège et de Juliers, l'électorat de Trèves, le Palatinat, la Savoie, Nice, une place en Catalogne, la vallée de Bastan, et menaçait ainsi à la fois la Hollande, le Piémont et l'Espagne. Tels étaient les résultats des immenses efforts du célèbre comité de salut public.