HISTOIRE DE LA RÉVOLUTION FRANÇAISE . LIVRE III . CONVENTION NATIONALE. CHAPITRE XXII |
CHAPITRE XXII.
OPÉRATIONS DE L'ARMÉE DU NORD VERS LE MILIEU DE 1794. PRISE D'YPRES. FORMATION DE L'ARMÉE DE SAMBRE-ET-MEUSE. BATAILLE DE FLEURUS. OCCUPATION DE BRUXELLES.—DERNIERS JOURS DE LA TERREUR; LUTTE DE ROBESPIERRE ET DES TRIUMVIRS CONTRE LES AUTRES MEMBRES DES COMITÉS. JOURNÉES DES 8 ET 9 THERMIDOR; ARRESTATION ET SUPPLICE DE ROBESPIERRE, SAINT-JUST.—MARCHE DE LA RÉVOLUTION DEPUIS 89 JUSQU'AU 9 THERMIDOR.
Pendant que Barrère faisait tous ses efforts pour cacher la discorde des comités, Saint-Just, malgré le rapport qu'il avait à faire, était retourné à l'armée, où se passaient de grands événemens. Les mouvemens commencés sur les deux ailes s'étaient continués. Pichegru avait poursuivi ses opérations sur la Lys et l'Escaut, Jourdan avait commencé les siennes sur la Sambre. Profitant de l'attitude défensive que Cobourg avait prise à Tournay, depuis les batailles de Turcoing et de Pont-à-Chin, Pichegru projetait de battre Clerfayt isolément. Cependant il n'osait s'avancer jusqu'à Thielt, et il résolut de commencer le siège d'Ypres, dans le double but d'attirer Clerfayt à lui, et de prendre cette place, qui consoliderait l'établissement des Français dans la West-Flandre. Clerfayt attendait des renforts, et il ne fit aucun mouvement. Pichegru alors poussa le siège d'Ypres si vivement, que Cobourg et Clerfayt crurent devoir quitter leurs positions respectives pour aller au secours de la place menacée. Pichegru, pour empêcher Cobourg de poursuivre ce mouvement, fit sortir des troupes de Lille, et exécuter une démonstration si vive sur Orchies, que Cobourg fut retenu à Tournay; en même temps il se porta en avant, et courut à Clerfayt, qui s'avançait vers Rousselaer et Hooglède. Ses mouvemens prompts et bien conçus lui fournissaient encore l'occasion de battre Clerfayt isolément. Par malheur, une division s'était trompée de route; Clerfayt eut le temps de se reporter à son camp de Thielt, après une perte légère. Mais trois jours après, le 25 prairial (13 juin), renforcé par le détachement qu'il attendait, il se déploya à l'improviste en face de nos colonnes avec trente mille hommes. Nos soldats coururent rapidement aux armes, mais la division de droite, attaquée avec une grande impétuosité, se débanda, et laissa la division de gauche découverte sur le plateau d'Hooglède. Macdonald commandait cette division de gauche; il sut la maintenir contre les attaques réitérées de front et de flanc auxquelles elle fut long-temps exposée; par cette courageuse résistance, il donna à la brigade Devinthier le temps de le rejoindre, et il obligea alors Clerfayt à se retirer avec une perte considérable. C'était la cinquième fois que Clerfayt, mal secondé, était battu par notre armée du Nord. Cette action, si honorable pour la division Macdonald, décida la reddition de la place assiégée. Quatre jours après, le 29 prairial (17 juin), Ypres ouvrit ses portes, et une garnison de sept mille hommes mit bas les armes. Cobourg allait se porter au secours d'Ypres et de Clerfayt, lorsqu'il apprit qu'il n'était plus temps. Les événemens qui se passaient sur la Sambre l'obligèrent alors à se diriger vers le côté opposé du théâtre de la guerre. Il laissa le duc d'York sur l'Escaut, Clerfayt à Thielt, et marcha avec toutes les troupes autrichiennes vers Charleroi. C'était une véritable séparation entre les puissances principales, l'Angleterre et l'Autriche, qui vivaient assez mal d'accord, et dont les intérêts très différens éclataient ici d'une manière très visible. Les Anglais restaient en Flandre vers les provinces maritimes, et les Autrichiens couraient vers leurs communications menacées. Cette séparation n'augmenta pas peu leur mésintelligence. L'empereur d'Autriche s'était retiré à Vienne, dégoûté de cette guerre sans succès; et Mack, voyant ses plans renversés, avait de nouveau quitté l'état-major autrichien.
Nous avons vu Jourdan arrivant de la Moselle à Charleroi, au moment où les Français, repoussés pour la troisième fois, repassaient la Sambre en désordre. Après avoir donné quelques jours de répit aux troupes, dont les unes étaient abattues de leurs défaites, et les autres de leur marche rapide, on fit quelque changement à leur organisation. On composa des divisions Desjardins et Charbonnier, et des divisions arrivées de la Moselle, une seule armée, qui s'appela armée de Sambre-et-Meuse; elle s'élevait à soixante-six mille hommes environ, et fut mise sous les ordres de Jourdan. Une division de quinze mille hommes, commandée par Schérer, fut laissée pour garder la Sambre, de Thuin à Maubeuge.
Jourdan résolut aussitôt de repasser la Sambre et d'investir Charleroi. La division Hatry fut chargée d'attaquer la place, et le gros de l'armée fut disposé tout autour, pour protéger le siège. Charleroi est sur la Sambre. Au-delà de son enceinte, se trouvent une suite de positions formant un demi-cercle dont les extrémités s'appuient à la Sambre. Ces positions sont peu avantageuses, parce que le demi-cercle qu'elles décrivent est de dix lieues d'étendue, parce qu'elles sont peu liées entre elles, et qu'elles ont une rivière à dos. Kléber avec la gauche s'étendait depuis la Sambre jusqu'à Orchies et Traségnies, et faisait garder le ruisseau du Piéton, qui traversait le champ de bataille et venait tomber dans la Sambre. Au centre, Morlot gardait Gosselies; Championnet s'avançait entre Hépignies et Wagné; Lefèvre tenait Wagné, Fleurus et Lambusart. A la droite, enfin, Marceau s'étendait en avant du bois de Campinaire, et rattachait notre ligne à la Sambre. Jourdan, sentant le désavantage de ces positions, ne voulait pas y rester, et se proposait, pour en sortir, de prendre l'initiative de l'attaque le 28 prairial (16 juin) au matin. Dans ce moment, Cobourg ne s'était point encore porté sur ce point; il était à Tournay, assistant à la défaite de Clerfayt et à la prise d'Ypres. Le prince d'Orange, envoyé vers Charleroi, commandait l'armée des coalisés. Il résolut de son côté de prévenir l'attaque dont il était menacé, et dès le 28 au matin, ses troupes déployées obligèrent les Français à recevoir le combat sur le terrain qu'ils occupaient. Quatre colonnes, disposées contre notre droite et notre centre, avaient déjà pénétré dans le bois de Campinaire, où était Marceau, avaient enlevé Fleurus à Lefèvre, Hépignies à Championnet, et allaient replier Morlot de Pont-à-Migneloup sur Gosselies, lorsque Jourdan, accourant à propos avec une réserve de cavalerie, arrêta la quatrième colonne par une charge heureuse, ramena les troupes de Morlot dans leurs positions, et rétablit le combat au centre. A la gauche, Wartensleben avait fait les mêmes progrès vers Traségnies. Mais Kléber, par les dispositions les plus heureuses et les plus promptes, fit reprendre Traségnies; puis, saisissant le moment favorable, fit tourner Wartensleben, le rejeta au-delà du Piéton, et se mit à le poursuivre sur deux colonnes. Le combat s'était soutenu jusque-là avec avantage, la victoire allait même se déclarer pour les Français, lorsque le prince d'Orange, réunissant ses deux premières colonnes vers Lambusart, sur le point qui unissait l'extrême droite des Français à la Sambre, menaça leurs communications. Alors la droite et le centre durent se retirer. Kléber, renonçant à sa marche victorieuse, protégea la retraite avec ses troupes; elle se fit en bon ordre. Telle fut la première affaire du 28 (16 juin). C'était la quatrième fois que les Français étaient obligés de repasser la Sambre; mais cette fois c'était d'une manière bien plus honorable pour leurs armes. Jourdan ne se découragea pas. Il franchit encore la Sambre quelques jours après, reprit ses positions du 16, investit de nouveau Charleroi, et en fit pousser le bombardement avec une extrême vigueur.
Cobourg, averti des nouvelles opérations de Jourdan, s'approchait enfin de la Sambre. Il importait aux Français d'avoir pris Charleroi avant que les renforts attendus par l'armée autrichienne fussent arrivés. L'ingénieur Marescot poussa si vivement les travaux, qu'en huit jours les feux de la place furent éteints, et que tout fut préparé pour l'assaut. Le 7 messidor (26 juin), le commandant envoya un officier avec une lettre pour parlementer. Saint-Just, qui dominait toujours dans notre camp, refusa d'ouvrir la lettre, et renvoya l'officier en lui disant: Ce n'est pas un chiffon de papier, c'est la place qu'il nous faut. La garnison sortit de la place le soir même, au moment où Cobourg arrivait en vue des lignes françaises. La reddition de Charleroi resta ignorée des ennemis. La possession de la place assura mieux notre position, et rendit moins dangereuse la bataille qui allait se livrer, avec une rivière à dos. La division Hatry, devenue libre, fut portée à Ransart pour renforcer le centre, et tout se prépara pour une action décisive, le lendemain 8 messidor (27 juin).
Nos positions étaient les mêmes que le 28 prairial (16 juin). Kléber commandait à la gauche, à partir de la Sambre jusqu'à Traségnies. Morlot, Championnet, Lefèvre et Marceau, formaient le centre et la droite, et s'étendaient depuis Gosselies jusqu'à la Sambre. Des retranchemens avaient été faits à Hépignies, pour assurer notre centre. Cobourg nous fit attaquer sur tout ce demi-cercle, au lieu de diriger un effort concentrique sur l'une de nos extrémités, sur notre droite, par exemple, et de nous enlever tous les passages de la Sambre.
L'attaque commença le 8 messidor au matin. Le prince d'Orange et le général Latour, qui étaient en face de Kléber, à la gauche, replièrent nos colonnes, les poussèrent à travers le bois de Monceaux, jusque sur les bords de la Sambre, à Marchienne-au-Pont. Kléber, qui heureusement était placé à la gauche pour y diriger toutes les divisions, accourt aussitôt sur le point menacé, porte des batteries sur les hauteurs, enveloppe les Autrichiens dans le bois de Monceaux et les fait attaquer en tous sens. Ceux-ci, ayant reconnu, en s'approchant de la Sambre, que Charleroi était aux Français, commençaient à montrer de l'hésitation; Kléber en profite, les fait charger avec vigueur, et les oblige à s'éloigner de Marchienne-au-Pont. Tandis que Kléber sauvait l'une de nos extrémités, Jourdan ne faisait pas moins pour le salut du centre et de la droite. Morlot, qui se trouvait en avant de Gosselies, s'était long-temps mesuré avec le général Kwasdanowich, et avait essayé plusieurs manoeuvres pour le tourner; il finit par l'être lui-même. Il se replia sur Gosselies, après les efforts les plus honorables. Championnet résistait avec la même vigueur, appuyé sur la redoute d'Hépignies; mais le corps de Kaunitz s'était avancé pour tourner la redoute, au moment même où un faux avis annonçait la retraite de Lefèvre, à droite; Championnet, trompé par cet avis, se retirait, et avait déjà abandonné la redoute, lorsque Jourdan, comprenant le danger, porte sur ce point une partie de la division Hatry, placée en réserve, fait reprendre Hépignies, et lance sa cavalerie dans la plaine sur les troupes de Kaunitz. Tandis qu'on se charge de part et d'autre avec un grand acharnement, un combat plus violent encore se livre près de la Sambre, à Wagné et Lambusart. Beaulieu, remontant à la fois les deux rives de la Sambre pour faire effort sur notre extrême droite, a repoussé la division Marceau. Cette division s'enfuit en toute hâte à travers les bois qui longent la Sambre, et passe même la rivière en désordre. Marceau alors réunit à lui quelques bataillons, et ne songeant plus au reste de sa division fugitive, se jette dans Lambusart, pour y mourir, plutôt que d'abandonner ce poste contigu à la Sambre, et appui indispensable de notre extrême droite. Lefèvre, qui était placé à Wagné, Hépignies et Lambusart, replie ses avant-postes de Fleurus sur Wagné, et jette des troupes à Lambusart, pour soutenir l'effort de Marceau. Ce point devient alors le point décisif de la bataille. Beaulieu s'en aperçoit, et y dirige une troisième colonne. Jourdan, attentif au danger, y porte le reste de sa réserve. On se heurte autour de ce village de Lambusart avec un acharnement singulier. Les feux sont si rapides qu'on ne distingue plus les coups. Les blés et les baraques du camp s'enflamment, et bientôt on se bat au milieu d'un incendie. Enfin les républicains restent maîtres de Lambusart.
Dans ce moment, les Français, d'abord repoussés, étaient parvenus à rétablir le combat sur tous les points: Kléber avait couvert la Sambre à la gauche; Morlot, replié à Gosselies, s'y maintenait; Championnet avait repris Hépignies, et un combat furieux à Lambusart nous avait assuré cette position. La fin du jour approchait. Beaulieu venait d'apprendre, sur la Sambre, ce que le prince d'Orange y avait appris déjà, c'est que Charleroi appartenait aux Français. Cobourg alors, n'osant pas insister davantage, ordonna la retraite générale.
Telle fut cette bataille décisive, qui fut une des plus acharnées de la campagne, et qui se livra sur un demi-cercle de dix lieues, entre deux armées d'environ quatre-vingt mille hommes chacune. Elle s'appela bataille de Fleurus, quoique ce village y jouât un rôle fort secondaire, parce que le duc de Luxembourg avait déjà illustré ce nom sous Louis XIV. Quoique ses résultats sur le terrain fussent peu considérables, et qu'elle se bornât à une attaque repoussée, elle décidait la retraite des Autrichiens, et amenait par là des résultats immenses. Les Autrichiens ne pouvaient pas livrer une seconde bataille. Il leur aurait fallu se joindre ou au duc d'York ou à Clerfayt, et ces deux généraux étaient occupés au Nord par Pichegru. D'ailleurs, menacés sur la Meuse, il devenait important pour eux de rétrograder, pour ne pas compromettre leurs communications. Dès ce moment, la retraite des coalisés devint générale, et ils résolurent de se concentrer vers Bruxelles, pour couvrir cette ville.
La campagne était évidemment décidée; mais une faute du comité de salut public empêcha d'obtenir des résultats aussi prompts et aussi décisifs que ceux qu'on avait lieu d'espérer. Pichegru avait formé un plan qui était la meilleure de toutes ses idées militaires. Le duc d'York était sur l'Escaut à la hauteur de Tournay; Clerfayt, très loin de là, à Thielt, dans la Flandre. Pichegru persistant dans son projet de détruire Clerfayt isolément, voulait passer l'Escaut à Oudenarde, couper ainsi Clerfayt du duc d'York, et le battre encore une fois séparément. Il voulait ensuite, lorsque le duc d'York resté seul songerait à se réunir à Cobourg, le battre à son tour, puis enfin venir prendre Cobourg par derrière, ou se réunir à Jourdan. Ce plan qui, outre l'avantage d'attaquer isolément Clerfayt et le duc d'York, avait celui de rapprocher toutes nos forces de la Meuse, fut contrarié par une fort sotte idée du comité de salut public. On avait persuadé à Carnot de porter l'amiral Venstabel avec des troupes de débarquement dans l'île de Walcheren, pour soulever la Hollande. Afin de favoriser ce projet, Carnot prescrivit à l'armée de Pichegru de longer les côtes de l'Océan, et de s'emparer de tous les ports de la West-Flandre; il ordonna de plus à Jourdan de détacher seize mille hommes de son armée pour les porter vers la mer. Ce dernier ordre surtout était des plus mal conçus et des plus dangereux. Les généraux en démontrèrent l'absurdité à Saint-Just, et il ne fut pas exécuté; mais Pichegru n'en fut pas moins obligé de se porter vers la mer, pour s'emparer de Bruges et d'Ostende, tandis que Moreau occupait Nieuport.
Les mouvemens se continuèrent sur les deux ailes. Pichegru laissa Moreau, avec une partie de l'armée, faire les sièges de Nieuport et de l'Écluse, et s'empara avec l'autre de Bruges, Ostende et Gand. Il s'avança ensuite vers Bruxelles. Jourdan y marchait de son côté. Nous n'eûmes plus à livrer que des combats d'arrière-garde, et enfin, le 22 messidor (10 juillet), nos avant-gardes entrèrent dans la capitale des Pays-Bas. Peu de jours après, les deux armées du Nord et de Sambre-et-Meuse y firent leur jonction. Rien n'était plus important que cet événement; cent cinquante mille Français, réunis dans la capitale des Pays-Bas, pouvaient fondre de ce point sur les armées de l'Europe, qui, battues de toutes parts, cherchaient à regagner, les unes la mer, les autres le Rhin. On investit aussitôt les places de Condé, Landrecies, Valenciennes et Le Quesnoy, que les coalisés nous avaient prises; et la convention, prétendant que la délivrance du territoire donnait tous les droits, décréta que si les garnisons ne se rendaient pas de suite, elles seraient passées au fil de l'épée. Elle avait déjà rendu un autre décret portant qu'on ne ferait plus de prisonniers anglais, pour punir tous les forfaits de Pitt envers la France. Nos soldats n'exécutèrent pas ce décret. Un sergent ayant pris quelques Anglais, les amena à un officier. «Pourquoi les as-tu pris? lui dit l'officier.—Parce que ce sont autant de coups de fusils de moins à recevoir, répondit le sergent.—Oui, répliqua l'officier; mais les représentans vont nous obliger de les fusiller.—Ce ne sera pas nous, ajouta le sergent, qui les fusillerons; envoyez-les aux représentans, et puis, s'ils sont des barbares, qu'ils les tuent et les mangent, si ça leur plaît.»
Ainsi nos armées agissant d'abord sur le centre ennemi, et le trouvant trop fort, s'étaient partagées en deux ailes, et avaient marché, l'une sur la Lys, et l'autre sur la Sambre. Pichegru avait d'abord battu Clerfayt à Moucroën et à Courtray, puis Cobourg et le duc d'York à Turcoing, et enfin Clerfayt encore à Hooglède. Après plusieurs passages de la Sambre toujours infructueux, Jourdan, amené par une heureuse idée de Carnot sur la Sambre, avait décidé le succès de notre aile droite à Fleurus. Dès cet instant, débordés sur les deux ailes, les coalisés nous avaient abandonné les Pays-Bas. Tel était le résultat de la campagne. De toutes parts on célébrait nos étonnans succès. La victoire de Fleurus, l'occupation de Charleroi, Ypres, Tournay, Oudenarde, Ostende, Bruges, Gand et Bruxelles, la réunion enfin de nos armées dans cette capitale, étaient vantées comme des prodiges. Ces succès ne réjouissaient pas Robespierre, qui voyait grandir la réputation du comité, et surtout celle de Carnot, auquel, il faut le dire, on attribuait beaucoup trop les avantages de la campagne. Tout ce que les comités faisaient de bien ou gagnaient de gloire en l'absence de Robespierre devait s'élever contre lui, et faire sa propre condamnation. Une défaite, au contraire, eût ranimé à son profit les fureurs révolutionnaires, lui aurait permis d'accuser les comités d'inertie ou de trahison, aurait justifié sa retraite depuis quatre décades, aurait donné une haute idée de sa prévoyance, et porté sa puissance au comble. Il s'était donc mis dans la plus triste des positions, celle de désirer des défaites; et tout prouve qu'il les désirait. Il ne lui convenait ni de le dire, ni de le laisser apercevoir; mais malgré lui, on l'entrevoyait dans ses discours; il s'efforçait, en parlant aux jacobins, de diminuer l'enthousiasme qu'inspiraient les succès de la république; il insinuait que les coalisés se retiraient devant nous comme ils l'avaient fait devant Dumouriez, mais pour revenir bientôt; qu'en s'éloignant momentanément de nos frontières, ils voulaient nous livrer aux passions que développe la prospérité. Il ajoutait du reste «que la victoire sur les armées ennemies n'était pas celle après laquelle on devait le plus aspirer. La véritable victoire, disait-il, est celle que les amis de la liberté remportent sur les factions; c'est cette victoire qui rappelle chez les peuples la paix, la justice et le bonheur. Une nation n'est pas illustrée pour avoir abattu des tyrans ou enchaîné des peuples. Ce fut le sort des Romains et de quelques autres nations: notre destinée, beaucoup plus sublime, est de fonder sur la terre l'empire de la sagesse, de la justice et de la vertu.»
Robespierre était absent du comité depuis les derniers jours de prairial. On était aux premiers de thermidor. Il y avait près de quarante jours qu'il s'était séparé de ses collègues; il était temps de prendre une résolution. Ses affidés disaient hautement qu'il fallait un 31 mai: les Dumas, les Henriot, les Payan, le pressaient d'en donner le signal. Il n'avait pas, pour les moyens violens, le même goût qu'eux, et il ne devait pas partager leur impatience brutale. Habitué à tout faire par la parole, et respectant davantage les lois, il aimait mieux essayer d'un discours dans lequel il dénoncerait les comités, et demanderait leur renouvellement. S'il réussissait par cette voie de douceur, il était maître absolu, sans danger, et sans soulèvement. S'il ne réussissait pas, ce moyen pacifique n'excluait pas les moyens violens; il devait au contraire les devancer. Le 31 mai avait été précédé de discours réitérés, de sommations respectueuses, et ce n'était qu'après avoir demandé, sans obtenir, qu'on avait fini par exiger. Il résolut donc d'employer les mêmes moyens qu'au 31 mai, de faire d'abord présenter une pétition par les jacobins, de prononcer après un grand discours, et enfin de faire avancer Saint-Just avec un rapport. Si tous ces moyens ne suffisaient pas, il avait les jacobins, la commune et la force armée de Paris. Mais il espérait du reste n'être pas réduit à renouveler la scène du 2 juin. Il n'avait pas assez d'audace, et avait encore trop de respect envers la convention, pour le désirer.
Depuis quelque temps il travaillait à un discours volumineux, où il s'attachait à dévoiler les abus du gouvernement, et à rejeter tous les maux qu'on lui imputait sur ses collègues. Il écrivit à Saint-Just de revenir de l'armée; il retint son frère qui aurait dû partir pour la frontière d'Italie; il parut chaque jour aux jacobins, et disposa tout pour l'attaque. Comme il arrive toujours dans les situations extrêmes, divers incidens vinrent augmenter l'agitation générale. Un nommé Magenthies fit une pétition ridicule, pour demander la peine de mort contre ceux qui se permettraient des juremens dans lesquels le nom de Dieu serait prononcé. Enfin, un comité révolutionnaire fit enfermer comme suspects quelques ouvriers qui s'étaient enivrés. Ces deux faits donnaient lieu à beaucoup de propos contre Robespierre; on disait que son Être suprême allait devenir plus oppresseur que le Christ, et qu'on verrait bientôt l'inquisition rétablie pour le déisme. Sentant le danger de pareilles accusations, il se hâta de dénoncer Magenthies aux jacobins, comme un aristocrate payé par l'étranger pour déconsidérer les croyances adoptées par la convention; il le fit même livrer au tribunal révolutionnaire. Usant enfin de son bureau de police, il fit arrêter tous les membres du comité révolutionnaire de l'Indivisibilité.
L'événement approchait, et il paraît que les membres du comité de salut public, Barrère surtout, auraient voulu faire la paix avec leur redoutable collègue; mais il était devenu si exigeant qu'on ne pouvait plus s'entendre avec lui. Barrère, rentrant un soir avec l'un de ses confidens, lui dit en se jetant sur un siège: «Ce Robespierre est insatiable. Qu'il demande Tallien, Bourdon (de l'Oise), Thuriot, Guffroy, Rovère, Lecointre, Panis, Barras, Fréron, Legendre, Monestier, Dubois-Crancé, Fouché, Cambon, et toute la séquelle dantoniste, à la bonne heure: mais Duval, Audouin, mais Léonard-Bourdon, Vadier, Vouland, il est impossible d'y consentir.» On voit que Robespierre exigeait même le sacrifice de quelques membres du comité de sûreté générale, et dès lors il n'y avait plus de paix possible; il fallait rompre, et courir les chances de la lutte. Cependant aucun des adversaires de Robespierre n'aurait osé prendre l'initiative; les membres des comités attendaient d'être dénoncés; les montagnards proscrits attendaient qu'on leur demandât leur tête; tous voulaient se laisser attaquer avant de se défendre; et ils avaient raison. Il valait bien mieux laisser Robespierre commencer l'engagement, et se compromettre aux yeux de la convention par la demande de nouvelles proscriptions. Alors on avait la position de gens défendant et leur vie, et même celle des autres; car on ne pouvait plus prévoir de terme aux immolations si on en souffrait encore une seule.
Tout était préparé, et les premiers mouvemens commencèrent le 3 thermidor aux Jacobins. Parmi les affidés de Robespierre se trouvait un nommé Sijas, adjoint de la commission du mouvement des armées. On en voulait à cette commission pour avoir ordonné la sortie successive d'un grand nombre de compagnies de canonniers, et pour avoir diminué ainsi la force armée de Paris. Cependant on n'osait pas lui en faire un reproche direct; le nommé Sijas commença par se plaindre du secret dont s'enveloppait le chef de la commission, Pyle, et tous les reproches qu'on n'osait adresser ni à Carnot ni au comité de salut public, furent adressés à ce chef de la commission. Sijas prétendit qu'il ne restait qu'un moyen, c'était de s'adresser à la convention, et de lui dénoncer Pyle. Un autre jacobin dénonça un des agens du comité de sûreté générale. Couthon prit alors la parole, et dit qu'il fallait remonter plus haut, et faire à la convention nationale une adresse sur toutes les machinations qui menaçaient de nouveau la liberté. «Je vous invite, dit-il, à lui présenter vos réflexions. Elle est pure; elle ne se laissera pas subjuguer par quatre ou cinq scélérats. Quant à moi, je déclare qu'ils ne me subjugueront pas.» La proposition de Couthon fut aussitôt adoptée. On rédigea la pétition; elle fut approuvée le 5, et présentée le 7 thermidor à la convention.
Le style de cette pétition était, comme toujours, respectueux dans la forme, mais impérieux au fond. Elle disait que les jacobins venaient déposer dans le sein de la convention les sollicitudes du peuple; elle répétait les déclamations accoutumées contre l'étranger et ses complices, contre le système d'indulgence, contre les craintes répandues à dessein de diviser la représentation nationale, contre les efforts qu'on faisait pour rendre le culte de Dieu ridicule, etc. Elle ne portait pas de conclusions précises, mais elle disait d'une manière générale: «Vous ferez trembler les traîtres, les fripons, les intrigans; vous rassurerez l'homme de bien; vous maintiendrez cette union qui fait votre force; vous conserverez dans toute sa pureté ce culte sublime dont tout citoyen est le ministre, dont la vertu est la seule pratique; et le peuple, confiant en vous, placera son devoir et sa gloire à respecter et à défendre ses représentans jusqu'à la mort.» C'était dire assez clairement: Vous ferez ce que vous dictera Robespierre, ou vous ne serez ni respectés ni défendus. La lecture de cette pétition fut écoutée avec un morne silence. On n'y fit aucune réponse. À peine était-elle achevée, que Dubois-Crancé monta à la tribune, et sans parler de la pétition ni des jacobins, se plaignit des amertumes dont on l'abreuvait depuis six mois, de l'injustice dont on avait payé ses services, et demanda que le comité de salut public fût chargé de faire un rapport sur son compte, quoique dans ce comité, dit-il, se trouvassent deux de ses accusateurs. Il demanda le rapport sous trois jours. On accorda ce qu'il demandait, sans ajouter une seule réflexion, et toujours au milieu du même silence. Barrère lui succéda à la tribune; il vint faire un grand rapport sur l'état comparatif de la France en juillet 93 et en juillet 94. Il est certain que la différence était immense, et que si on comparait la France déchirée à la fois par le royalisme, le fédéralisme et l'étranger, à la France victorieuse sur toutes les frontières et maîtresse des Pays-Bas, on ne pouvait s'empêcher de rendre des actions de grâces au gouvernement qui avait opéré ce changement en une année. Ces éloges donnés au comité étaient la seule manière dont Barrère osât indirectement attaquer Robespierre; il le louait même expressément dans son rapport. A propos des agitations sourdes qu'on voyait régner et des cris imprudens de quelques perturbateurs qui demandaient un 31 mai, il disait «qu'un représentant qui jouissait d'une réputation patriotique méritée par cinq années de travaux, par ses principes imperturbables d'indépendance et de liberté, avait réfuté avec chaleur ces propos contre-révolutionnaires.» La convention écouta ce rapport, et chacun se sépara ensuite dans l'attente de quelque événement important. On se regardait en silence, et on n'osait ni s'interroger, ni s'expliquer.
Le lendemain 8 thermidor, Robespierre se décida à prononcer son fameux discours. Tous ses agens étaient disposés, et Saint-Just arrivait dans la journée. La convention, en le voyant paraître à cette tribune où il ne se montrait que rarement, s'attendait à une scène décisive. On l'écouta avec un morne silence. «Citoyens, dit-il, que d'autres vous tracent des tableaux flatteurs; je viens vous dire des vérités utiles. Je ne viens point réaliser des terreurs ridicules, répandues par la perfidie; mais je veux étouffer, s'il est possible, les flambeaux de la discorde par la seule force de la vérité. Je vais défendre devant vous votre autorité outragée et la liberté violée. Je me défendrai moi-même: vous n'en serez pas surpris, vous ne ressemblez point aux tyrans que vous combattez. Les cris de l'innocence outragée n'importunent point votre oreille, et vous n'ignorez pas que cette cause ne vous est point étrangère.» Robespierre fait ensuite le tableau des agitations qui ont régné depuis quelque temps, des craintes qui ont été répandues, des projets qu'on a supposés au comité et à lui contre la convention. «Nous, dit-il, attaquer la convention! et que sommes-nous sans elle! Qui l'a défendue au péril de sa vie? Qui s'est dévoué pour l'arracher aux mains des factions?» Robespierre répond que c'est lui; et il appelle avoir défendu la convention contre les factions, d'avoir arraché de son sein Brissot, Vergniaud, Gensonné, Pétion, Barbaroux, Danton, Camille Desmoulins, etc. Après les preuves de dévouement qu'il a données, il s'étonne que des bruits sinistres aient été répandus. «Est-il vrai, dit-il, qu'on ait colporté des listes odieuses où l'on désignait pour victimes un certain nombre de membres de la convention, et qu'on prétendait être l'ouvrage du comité de salut public, et ensuite le mien? Est-il vrai qu'on ait osé supposer des séances du comité, des arrêtés rigoureux qui n'ont jamais existé, des arrestations non moins chimériques? Est-il vrai qu'on ait cherché à persuader à un certain nombre de représentans irréprochables que leur perte était résolue? à tous ceux qui, par quelque erreur, avaient payé un tribut inévitable à la fatalité des circonstances et à la faiblesse humaine, qu'ils étaient voués au sort des conjurés? Est-il vrai que l'imposture ait été répandue avec tant d'art et d'audace, qu'une foule de membres ne couchaient plus chez eux? Oui, les faits sont constans, et les preuves en sont au comité de salut public!»
Il se plaint ensuite de ce que l'accusation, portée en masse contre les comités, a fini par se diriger sur lui seul. Il expose qu'on a donné son nom à tout ce qui s'est fait de mal dans le gouvernement; que si on enfermait des patriotes au lieu d'enfermer des aristocrates, on disait: C'est Robespierre qui le veut; que si quelques patriotes avaient succombé, on disait: C'est Robespierre qui l'a ordonné; que si des agens nombreux du comité de sûreté générale étendaient partout leurs vexations et leurs rapines, on disait: C'est Robespierre qui les envoie; que si une loi nouvelle tourmentait les rentiers, on disait: C'est Robespierre qui les ruine. Il dit enfin qu'on l'a présenté comme l'auteur de tous les maux pour le perdre, qu'on l'a appelé un tyran, et que le jour de la fête à l'Être suprême, ce jour où la convention a frappé d'un même coup l'athéisme et le despotisme sacerdotal, où elle a rattaché à la révolution tous les coeurs généreux, ce jour enfin de félicité et de pure ivresse, le président de la convention nationale, parlant au peuple assemblé, a été insulté par des hommes coupables, et que ces hommes étaient des représentans. On l'a appelé un tyran! et pourquoi? parce qu'il a acquis quelque influence en parlant le langage de la vérité. «Et que prétendez-vous, s'écrie-t-il, vous qui voulez que la vérité soit sans force dans la bouche des représentans du peuple français? La vérité sans doute a sa puissance, elle a sa colère, son despotisme; elle a ses accens touchans, terribles, qui retentissent avec force dans les coeurs purs comme dans les consciences coupables, et qu'il n'est pas plus donné au mensonge d'imiter qu'à Salmonée d'imiter les foudres du ciel. Mais accusez-en la nation, accusez-en le peuple qui la sent et qui l'aime.—Qui suis-je, moi qu'on accuse? un esclave de la liberté, un martyr vivant de la république, la victime autant que l'ennemi du crime. Tous les fripons m'outragent; les actions les plus indifférentes, les plus légitimes de la part des autres, sont des crimes pour moi. Un homme est calomnié dès qu'il me connaît. On pardonne à d'autres leurs forfaits; on me fait à moi un crime de mon zèle. Ôtez-moi ma conscience, je suis le plus malheureux des hommes; je ne jouis pas même des droits de citoyen, que dis-je? il ne m'est pas même permis de remplir les devoirs d'un représentant du peuple.»
Robespierre se défend ainsi par des déclamations subtiles et diffuses, et, pour la première fois, il trouve la convention morne, silencieuse, et comme ennuyée de la longueur de ce discours. Il arrive enfin au plus vif de la question: il accuse. Parcourant toutes les parties du gouvernement, il critique d'abord avec une méchanceté inique le système financier. Auteur de la loi du 22 prairial, il s'étend avec une pitié profonde sur la loi des rentes viagères; il n'y a pas jusqu'au maximum, contre lequel il semble s'élever, en disant que les intrigans ont entraîné la convention dans des mesures violentes. «Dans les mains de qui sont vos finances? dans les mains, s'écrie-t-il, de feuillans, de fripons connus, des Cambon, des Mallarmé, des Ramel.» Il passe ensuite à la guerre, il parle avec dédain de ces victoires, «qu'on vient décrire avec une légèreté académique, comme si elles n'avaient coûté ni sang ni travaux. Surveillez, s'écrie-t-il, surveillez la victoire; surveillez la Belgique. Vos ennemis se retirent et vous laissent à vos divisions intestines; songez à la fin de la campagne. On a semé la division parmi les généraux; l'aristocratie militaire est protégée; les généraux fidèles sont persécutés; l'administration militaire s'enveloppe d'une autorité suspecte. Ces vérités valent bien des épigrammes.» Il n'en disait pas davantage sur Carnot et Barrère; il laissait à Saint-Just le soin d'accuser les plans de Carnot. On voit que ce misérable répandait sur toutes choses le fiel dont il était dévoré. Ensuite il s'étend sur le comité de sûreté générale, sur la foule de ses agens, sur leurs cruautés, sur leurs rapines; il dénonce Amar et Jagot comme s'étant emparés de la police, et faisant tout pour décrier le gouvernement révolutionnaire. Il se plaint de ces railleries qu'on a débitées à la tribune à propos de Catherine Théot, et prétend qu'on a voulu supposer de feintes conjurations pour en cacher de réelles. Il montre les deux comités comme livrés à des intrigues, et engagés en quelque sorte dans les projets de la faction antinationale. Dans tout ce qui existe, il ne trouve de bien que le gouvernement révolutionnaire, mais seulement encore le principe, et non l'exécution. Le principe est à lui, c'est lui qui a fait instituer ce gouvernement, mais ce sont ses adversaires qui le dépravent.
Tel est le sens des volumineuses déclamations de Robespierre. Enfin il termine par ce résumé: «Disons qu'il existe une conspiration contre la liberté publique, qu'elle doit sa force à une coalition criminelle qui intrigue au sein même de la convention; que cette coalition a des complices au sein du comité de sûreté générale, et dans les bureaux de ce comité qu'ils dominent; que les ennemis de la république ont opposé ce comité au comité de salut public, et constitué ainsi deux gouvernemens; que des membres du comité de salut public entrent dans ce complot; que la coalition ainsi formée cherche à perdre les patriotes et la patrie. Quel est le remède à ce mal? Punir les traîtres, renouveler les bureaux du comité de sûreté générale, épurer ce comité lui-même et le subordonner au comité de salut public, épurer le comité de salut public lui-même, constituer le gouvernement sous l'autorité suprême de la convention nationale, qui est le centre et le juge, et écraser ainsi toutes les factions du poids de l'autorité nationale, pour élever sur leurs ruines la puissance de la justice et de la liberté. Tels sont les principes. S'il est impossible de les réclamer sans passer pour un ambitieux, j'en conclurai que les principes sont proscrits, et que la tyrannie règne parmi nous, mais non que je doive le taire; car que peut-on objecter à un homme qui a raison, et qui sait mourir pour son pays? Je suis fait pour combattre le crime, non pour le gouverner. Le temps n'est point encore arrivé où les hommes de bien pourront servir impunément la patrie.»
Robespierre avait commencé son discours dans le silence, il l'achève dans le silence. Dans toutes les parties de la salle on reste muet en le regardant. Ces députés, autrefois si empressés, sont devenus de glace; ils n'expriment plus rien, et semblent avoir le courage de rester froids depuis que les tyrans, divisés entre eux, les prennent pour juges. Tous les visages sont devenus impénétrables. Une espèce de rumeur sourde s'élève peu à peu dans l'assemblée; mais personne n'ose encore prendre la parole. Lecointre (de Versailles), l'un des ennemis les plus énergiques de Robespierre, se présente le premier, mais c'est pour demander l'impression du discours, tant les plus hardis hésitent encore à livrer l'attaque. Bourdon (de l'Oise) ose s'opposer à l'impression, en disant que ce discours renferme des questions trop graves, et il demande le renvoi aux deux comités. Barrère, toujours prudent, appuie la demande de l'impression, en disant que dans un pays libre il faut tout imprimer. Couthon s'élance à la tribune, indigné de voir une contestation au lieu d'un élan d'enthousiasme, et réclame non seulement l'impression, mais l'envoi à toutes les communes et à toutes les armées. Il a besoin, dit-il, d'épancher son coeur ulcéré, car depuis quelque temps on abreuve de dégoûts les députés les plus fidèles à la cause du peuple; on les accuse de verser le sang, d'en vouloir verser encore; et cependant, s'il croyait avoir contribué à la perte d'un seul innocent, il s'immolerait de douleur. Les paroles de Couthon réveillèrent tout ce qui restait de soumission dans l'assemblée; elle vota l'impression et l'envoi du discours à toutes les municipalités.
Les adversaires de Robespierre allaient avoir le désavantage; mais Vadier, Cambon, Billaud-Varennes, Panis, Amar, demandent la parole pour répondre aux accusations de Robespierre. Les courages sont ranimés par le danger, et la lutte commence. Tous veulent parler à la fois. On fixe le tour de chacun. Vadier est admis le premier à s'expliquer. Il justifie le comité de sûreté générale, et soutient que le rapport de Catherine Théot avait pour objet de révéler une conspiration réelle, profonde, et il ajoute d'un ton significatif qu'il a des pièces pour en prouver l'importance et le danger. Cambon justifie ses lois de finances, et sa probité, qui était universellement connue et admirée dans un poste où les tentations étaient si grandes. Il parle avec son impétuosité ordinaire; il prouve que les agioteurs ont seuls pu être lésés par ses lois de finances, et rompant enfin la mesure observée jusque-là: «Il est temps, s'écrie-t-il, de dire la vérité tout entière. Est-ce moi qu'il faut accuser de m'être rendu maître en quelque chose? l'homme qui s'était rendu maître de tout, l'homme qui paralysait votre volonté, c'est celui qui vient de parler, c'est Robespierre.» Cette véhémence déconcerte Robespierre: comme s'il avait été accusé d'avoir fait le tyran en matière de finances, il dit qu'il ne s'est jamais mêlé de finances, qu'il n'a donc jamais pu gêner la convention en cette matière, et que du reste, en attaquant les plans de Cambon, il n'a pas entendu attaquer ses intentions. Il l'avait pourtant qualifié de fripon. Billaud-Varennes, non moins redoutable, dit qu'il est temps de mettre toutes les vérités en évidence; il parle de la retraite de Robespierre des comités, du déplacement des compagnies de canonniers, dont on n'a fait sortir que quinze, quoique la loi permît d'en faire sortir vingt-quatre; il ajoute qu'il va arracher tous les masques, et qu'il aime mieux que son cadavre serve de marche-pied à un ambitieux que d'autoriser ses attentats par son silence. Il demande le rapport du décret qui ordonne l'impression. Panis se plaint des calomnies continuelles de Robespierre, qui a voulu le faire passer pour auteur des journées de septembre; il veut que Robespierre et Couthon s'expliquent sur les cinq ou six députés, dont ils ne cessent depuis un mois de demander le sacrifice aux jacobins. Aussitôt la même chose est réclamée de toutes parts. Robespierre répond avec hésitation qu'il est venu dévoiler des abus, et qu'il ne s'est pas chargé de justifier ou d'accuser tel ou tel. «Nommez, nommez les individus! s'écrie-t-on.» Robespierre divague encore, et dit que lorsqu'il a eu le courage de déposer dans le sein de la convention des avis qu'il croyait utiles, il ne pensait pas…. On l'interrompt encore. Charlier lui crie: «Vous qui prétendez avoir le courage de la vertu, ayez celui de la vérité. Nommez, nommez les individus.» La confusion augmente. On revient à la question de l'impression. Amar insiste pour le renvoi du discours aux comités. Barrère, voyant l'avantage se prononcer pour ceux qui veulent le renvoi aux comités, vient s'excuser en quelque sorte d'avoir demandé le contraire. Enfin la convention révoque sa décision, et déclare que le discours de Robespierre, au lieu d'être imprimé, sera renvoyé à l'examen des deux comités.
Cette séance était un événement vraiment extraordinaire. Tous les députés, habituellement si soumis, avaient repris courage. Robespierre, qui n'avait jamais eu que de la morgue et point d'audace, était surpris, dépité, abattu. Il avait besoin de se remettre. Il court chez ses fidèles jacobins pour retrouver des amis, et leur emprunter du courage. On y était déjà instruit de l'événement, et on l'attendait avec impatience. A peine paraît-il qu'on le couvre d'applaudissemens. Couthon le suit et partage les mêmes acclamations. On demande la lecture du discours. Robespierre emploie encore deux grandes heures à le leur répéter. A chaque instant il est interrompu par des cris et des applaudissemens frénétiques. A peine a-t-il achevé, qu'il ajoute quelques paroles d'épanchement et de douleur. «Ce discours que vous venez d'entendre, leur dit-il, est mon testament de mort. Je l'ai vu aujourd'hui; la ligue des méchans est tellement forte que je ne puis pas espérer de lui échapper. Je succombe sans regret; je vous laisse ma mémoire; elle vous sera chère, et vous la défendrez.» A ces paroles, on s'écrie qu'il n'est pas temps de craindre et de désespérer, qu'au contraire on vengera le père de la patrie de tous les méchans réunis. Henriot, Dumas, Coffinhal, Payan, l'entourent, et se déclarent tout prêts à agir. Henriot dit qu'il connaît encore le chemin de la convention. «Séparez, leur dit Robespierre, les méchans des hommes faibles; délivrez la convention des scélérats qui l'oppriment; rendez-lui le service qu'elle attend de vous, comme au 31 mai et au 2 juin. Marchez, sauvez encore la liberté! Si malgré tous ces efforts il faut succomber, eh bien! mes amis, vous me verrez boire la ciguë avec calme.—Robespierre, s'écrie un député, je la boirai avec toi!» Couthon propose à la société un nouveau scrutin épuratoire, et veut qu'on expulse à l'instant même les députés qui ont voté contre Robespierre; il en avait sur lui la liste, et la fournit sur-le-champ. Sa proposition est adoptée au milieu d'un tumulte épouvantable. Collot-d'Herbois essaie de présenter quelques réflexions, on l'accable de huées; il parle de ses services, de ses dangers, des deux coups de feu de Ladmiral: on le raille, on l'injurie, on le chasse de la tribune. Tous les députés présens et désignés par Couthon sont chassés; quelques-uns même sont battus. Collot se sauve au milieu des couteaux dirigés contre lui. La société se trouvait augmentée ce jour-là de tous les gens d'action qui, dans les momens de trouble, pénétraient sans avoir de cartes ou avec une carte fausse. Ils joignaient aux paroles la violence; et ils étaient même tout prêts à y ajouter l'assassinat. L'agent national Payan, qui était homme d'exécution, proposait un projet hardi. Il voulait que l'on allât sur-le-champ enlever tous les conspirateurs, et on le pouvait, car ils étaient en ce moment même réunis ensemble dans les comités dont ils étaient membres. On aurait ainsi terminé la lutte sans combat et par un coup de main. Robespierre s'y opposa; il n'aimait pas les actions si promptes; il pensait qu'il fallait suivre tous les procédés du 31 mai. On avait déjà fait une pétition solennelle; il avait fait un discours; Saint-Just, qui venait d'arriver de l'armée, ferait un rapport le lendemain matin; lui Robespierre parlerait de nouveau, et, si on ne réussissait pas, les magistrats du peuple, réunis pendant ce temps à la commune, et appuyés par la force armée des sections, déclareraient que le peuple était rentré dans sa souveraineté, et viendraient délivrer la convention des scélérats qui l'égaraient. Le plan se trouvait ainsi tracé par les précédens. On se sépara en se promettant pour le lendemain, Robespierre d'être à la convention, les jacobins dans leur salle, les magistrats municipaux à la commune, et Henriot à la tête des sections. On comptait de plus sur les jeunes gens de l'école de Mars, dont le commandant, Labretèche, était dévoué à la cause de la commune.
Telle fut cette journée du 8 thermidor, la dernière de la tyrannie sanglante qui s'était appesantie sur la France. Cependant, ce jour encore, l'horrible machine révolutionnaire ne cessa pas d'agir. Le tribunal siégea, des victimes furent conduites à l'échafaud. Dans le nombre étaient deux poètes célèbres, Roucher, l'auteur des Mois, et le jeune André Chénier, qui laissa d'admirables ébauches, et que la France regrettera autant que tous ces jeunes hommes de génie, orateurs, écrivains, généraux, dévorés par l'échafaud et par la guerre. Ces deux enfans des Muses se consolaient sur la fatale charrette, en répétant des vers de Racine. Le jeune André, en montant à l'échafaud, poussa le cri du génie arrêté dans sa carrière: Mourir si jeune! s'écria-t-il en se frappant le front; il y avait quelque chose là!
Pendant la nuit qui suivit, on s'agita de toutes parts, et chacun songea à recueillir ses forces. Les comités s'étaient réunis, et délibéraient sur les grands événemens de la journée et sur ceux du lendemain. Ce qui venait de se passer aux Jacobins prouvait que le maire et Henriot soutiendraient les triumvirs, et que le lendemain on aurait à lutter contre toutes les forces de la commune. Faire arrêter ces deux principaux chefs eût été le plus prudent, mais les comités hésitaient encore; ils voulaient, ne voulaient pas; ils se sentaient comme une espèce de regret d'avoir commencé la lutte. Ils voyaient que si la convention était assez forte pour vaincre Robespierre, elle rentrerait dans tous ses pouvoirs, et qu'ils seraient arrachés aux coups de leur rival, mais dépossédés de la dictature. S'entendre avec lui eût bien mieux valu sans doute; mais il n'était plus temps. Robespierre s'était bien gardé de se rendre au milieu d'eux, après la séance des jacobins. Saint-Just, arrivé de l'armée depuis quelques heures, les observait. Il était silencieux. On lui demanda le rapport dont on l'avait chargé dans la dernière entrevue, et on voulut en entendre la lecture; il répondit qu'il ne pouvait le communiquer, l'ayant donné à lire à l'un de ses collègues. On lui demanda d'en faire au moins connaître la conclusion; il s'y refusa encore. Dans ce moment, Collot entre tout irrité de la scène qu'il venait d'essuyer aux Jacobins. «Que se passe-t-il aux Jacobins? lui dit Saint-Just.—Tu le demandes? réplique Collot avec colère; n'es-tu pas le complice de Robespierre? n'avez-vous pas combiné ensemble tous vos projets? Je le vois, vous avez formé un infâme triumvirat, vous voulez nous assassiner; mais si nous succombons, vous ne jouirez pas long-temps du fruit de vos crimes.» Alors s'approchant de Saint-Just avec véhémence: «Tu veux, lui dit-il, nous dénoncer demain matin; tu as ta poche pleine de notes contre nous, montre-les….» Saint-Just vide ses poches, et assure qu'il n'en a aucune. On apaise Collot, et on exige de Saint-Just qu'il vienne à onze heures du matin communiquer son rapport, avant de le lire à l'assemblée. Les comités, avant de se séparer, conviennent de demander à la convention la destitution d'Henriot, et l'appel à la barre du maire et de l'agent national.
Saint-Just courut à la hâte écrire son rapport qui n'était pas encore rédigé, et dénonça avec plus de brièveté et de force que ne l'avait fait Robespierre, la conduite des comités envers leurs collègues, l'envahissement de toutes les affaires, l'orgueil de Billaud-Varennes, et les fausses manoeuvres de Carnot, qui avait transporté l'armée de Pichegru sur les côtes de la Flandre, et avait voulu arracher seize mille hommes à Jourdan. Ce rapport était aussi perfide, mais bien autrement habile que celui de Robespierre. Saint-Just résolut de le lire à la convention sans le montrer aux comités.
Tandis que les conjurés se concertaient entre eux, les montagnards, qui jusqu'ici s'étaient bornés à se communiquer leurs craintes, mais qui n'avaient pas formé de complot, couraient les uns chez les autres, et se promettaient pour le lendemain d'attaquer Robespierre d'une manière plus formelle, et de le faire décréter s'il était possible. Il leur fallait pour cela le concours des députés de la Plaine, qu'ils avaient souvent menacés, et que Robespierre, affectant le rôle de modérateur, avait autrefois défendus. Ils avaient donc peu de titres à leur faveur. Ils allèrent cependant trouver Boissy-d'Anglas, Durand-Maillane, Palesne-Champeaux, tous trois constituans, dont l'exemple devait décider les autres. Ils leur dirent qu'ils seraient responsables de tout le sang que verserait encore Robespierre, s'ils ne consentaient à voter contre lui. Repoussés d'abord ils revinrent à la charge jusqu'à trois fois, et obtinrent enfin la promesse désirée. On courut encore toute la matinée du 9; Tallien promit de livrer la première attaque, et demanda seulement qu'on osât le suivre.
Chacun courait à son poste; le maire Fleuriot, l'agent national Payan, étaient à la commune. Henriot était à cheval avec ses aides-de-camp, et parcourait les rues de Paris. Les Jacobins avaient commencé une séance permanente. Les députés, debout dès le matin, s'étaient rendus à la convention avant l'heure accoutumée. Ils parcouraient les couloirs en tumulte, et les montagnards les entretenaient avec vivacité, pour les décider en leur faveur. Il était onze heures et demie. Tallien, à l'une des portes de la salle, parlait à quelques-uns de ses collègues, lorsqu'il voit entrer Saint-Just, qui monte à la tribune: «C'est le moment, s'écrie-t-il, entrons!» On le suit, les bancs se garnissent, et on attend en silence l'ouverture de cette scène, l'une des plus grandes de notre orageuse république.
Saint-Just, qui a manqué à la parole donnée à ses collègues, et qui n'est pas allé leur lire son rapport, est à la tribune. Les deux Robespierre, Lebas, Couthon, sont assis à côté les uns des autres. Collot-d'Herbois est au fauteuil. Saint-Just se dit chargé par les comités de faire un rapport, et obtient la parole. Il débute en disant qu'il n'est d'aucune faction, et qu'il n'appartient qu'à la vérité; que la tribune pourra être pour lui, comme pour beaucoup d'autres, la roche Tarpéienne, mais qu'il n'en dira pas moins son opinion tout entière sur les divisions qui ont éclaté. Tallien lui laisse à peine achever ces premières phrases, et demande la parole pour une motion d'ordre. Il l'obtient. «La république, dit-il, est dans l'état le plus malheureux, et aucun bon citoyen ne peut s'empêcher de verser des larmes sur elle. Hier un membre du gouvernement s'est isolé, et a dénoncé ses collègues, un autre vient en faire de même aujourd'hui. C'est assez aggraver nos maux; je demande qu'enfin le voile soit entièrement déchiré.» A peine ces paroles sont-elles prononcées que les applaudissemens éclatent, se prolongent, recommencent encore, et retentissent une troisième fois. C'était le signal avant-coureur de la chute des triumvirs. Billaud-Varennes, qui s'est emparé de la tribune après Tallien, dit que les jacobins ont tenu la veille une séance séditieuse, où se trouvaient des assassins apostés, qui ont annoncé le projet d'égorger la convention. Une indignation générale se manifeste. «Je vois, ajoute Billaud-Varennes, je vois dans les tribunes un des hommes qui menaçaient hier les députés fidèles. Qu'on le saisisse!» On s'en empare aussitôt, et on le livre aux gendarmes. Billaud soutient ensuite que Saint-Just n'a pas le droit de parler au nom des comités, parce qu'il ne leur a pas communiqué son rapport; que c'est le moment pour l'assemblée de ne pas mollir, car elle périra si elle est faible. «Non, non, s'écrient les députés en agitant leurs chapeaux, elle ne sera pas faible, et ne périra pas!» Lebas réclame la parole, que Billaud n'a pas cédée encore; il s'agite, et fait du bruit pour l'obtenir. Sur la demande de tous les députés, il est rappelé à l'ordre. Il veut insister de nouveau. «A l'Abbaye le séditieux!» s'écrient plusieurs voix de la Montagne. Billaud continue, et ne gardant plus aucun ménagement, dit que Robespierre a toujours cherché à dominer les comités; qu'il s'est retiré lorsqu'on a résisté à sa loi du 22 prairial, et à l'usage qu'il se proposait d'en faire; qu'il a voulu conserver le noble Lavalette, conspirateur à Lille, dans la garde nationale; qu'il a empêché l'arrestation d'Henriot, complice d'Hébert, pour s'en faire une créature; qu'il s'est opposé en outre à l'arrestation d'un secrétaire du comité, qui avait volé cent quatorze mille francs; qu'il a fait enfermer au moyen de son bureau de police, le meilleur comité révolutionnaire de Paris; qu'il a toujours fait en tout sa volonté, et qu'il a voulu se rendre maître absolu. Billaud ajoute qu'il pourrait citer encore beaucoup d'autres faits, mais qu'il suffira de dire qu'hier les agens de Robespierre aux Jacobins, les Dumas, les Coffinhal se sont promis de décimer la convention nationale. Tandis que Billaud énumérait ces griefs, l'assemblée laissait échapper par intervalle des mouvemens d'indignation. Robespierre, livide de colère, avait quitté son siège et gravi l'escalier de la tribune. Placé derrière Billaud, il demandait la parole au président avec une extrême violence. Il saisit le moment où Billaud vient d'achever, pour la redemander encore plus vivement. «A bas le tyran! à bas le tyran!» s'écrie-t-on dans toutes les parties de la salle. Deux fois ce cri accusateur s'élève, et annonce que l'assemblée ose enfin lui donner le nom qu'il méritait. Tandis qu'il insiste, Tallien, qui s'est élancé à la tribune, réclame la parole, et l'obtient avant lui. «Tout à l'heure, dit-il, je demandais que le voile fût entièrement déchiré; je m'aperçois qu'il vient de l'être. Les conspirateurs sont démasqués. Je savais que ma tête était menacée, et jusqu'ici j'avais gardé le silence; mais hier j'ai assisté à la séance des jacobins, j'ai vu se former l'armée du nouveau Cromwell, j'ai frémi pour la patrie, et je me suis armé d'un poignard pour lui percer le sein, si la convention n'avait pas le courage de le décréter d'accusation.» En achevant ces mots, Tallien montre son poignard, et l'assemblée le couvre d'applaudissemens. Il propose alors l'arrestation du chef des conspirateurs, Henriot. Billaud propose d'y ajouter celle du président Dumas, et du nommé Boulanger, qui, la veille, a été l'un des agitateurs les plus ardens aux Jacobins. On décrète sur-le-champ l'arrestation de ces trois coupables.
Barrère entre dans ce moment, pour faire à l'assemblée les propositions que le comité a délibérées dans la nuit avant de se séparer. Robespierre, qui n'avait pas quitté la tribune, profite de cet intervalle pour demander encore la parole. Ses adversaires étaient décidés à la lui refuser, de peur qu'un reste de crainte et de servilité ne se réveillât à sa voix. Placés tous au sommet de la Montagne, ils poussent de nouvelles clameurs, et, tandis que Robespierre se tourne tantôt vers le président, tantôt vers l'assemblée: «A bas! à bas le tyran!» s'écrient-ils avec des voix de tonnerre. Barrère obtient encore la parole avant Robespierre. On dit que cet homme, qui par vanité avait voulu jouer un rôle, et qui, par faiblesse, tremblait maintenant de s'en être donné un, avait deux discours dans sa poche, l'un pour Robespierre, l'autre pour les comités. Il développe la proposition convenue la nuit: c'est d'abolir le grade de commandant-général, de rétablir l'ancienne loi de la législative, par laquelle chaque chef de légion commandait à son tour la force armée de Paris, et enfin d'appeler le maire et l'agent national à la barre, pour y répondre de la tranquillité de la capitale. Ce décret est adopté sur-le-champ, et un huissier va le communiquer à la commune au milieu des plus grands périls.
Lorsque le décret proposé par Barrère a été adopté, on reprend l'énumération des torts de Robespierre; chacun vient à son tour lui faire un reproche. Vadier, qui voulait avoir découvert une conspiration importante en saisissant Catherine Théot, rapporte, ce qu'il n'avait pas dit la veille, que dom Gerle possédait un certificat de civisme signé par Robespierre, et que, dans un matelas de Catherine, se trouvait une lettre dans laquelle elle appelait Robespierre son fils chéri. Il s'étend ensuite sur l'espionnage dont les comités étaient entourés, avec la diffusion d'un vieillard et une lenteur qui ne convenait pas à l'agitation du moment. Tallien, impatient, remonte à la tribune et prend encore la parole, en disant qu'il faut ramener la question à son véritable point. En effet, on avait décrété Henriot, Dumas, Boulanger, on avait appelé Robespierre un tyran, mais on n'avait pris aucune résolution décisive. Tallien fait observer que ce n'est pas à quelques détails de la vie de cet homme, appelé un tyran, qu'il faut s'attacher, mais qu'il faut en montrer l'ensemble. Alors, il commence un tableau énergique de la conduite de ce rhéteur lâche, orgueilleux et sanguinaire…. Robespierre, suffoqué de colère, l'interrompt par des cris de fureur. Louchet dit: «Il faut en finir; l'arrestation contre Robespierre!—Loseau ajoute: L'accusation contre ce dénonciateur!—L'accusation! l'accusation!» crient une foule de députés. Louchet se lève, et regardant autour de lui, demande si on l'appuie. «Oui, oui, répondent cent voix.» Robespierre le jeune dit de sa place: «Je partage les crimes de mon frère, unissez-moi à lui.» On fait à peine attention à ce dévouement. «L'arrestation! l'arrestation!» crie-t-on encore. Dans ce moment, Robespierre, qui n'avait pas cessé d'aller de sa place au bureau, et du bureau à sa place, s'approche de nouveau du président et lui demande la parole. Mais Thuriot, qui remplaçait Collot-d'Herbois au fauteuil, ne lui répond qu'en agitant sa sonnette. Alors Robespierre se tourne vers la Montagne et n'y trouve que des amis glacés ou des ennemis furieux; il dirige ensuite ses yeux vers la Plaine. «C'est à vous, dit-il, hommes purs, hommes vertueux, c'est à vous que je m'adresse et non aux brigands.» On détourne la tête, ou on le menace. Enfin, il se reporte encore vers le président, et s'écrie: «Pour la dernière fois, président des assassins, je te demande la parole.» Il prononce ces derniers mots d'une voix étouffée et presque éteinte. «Le sang de Danton t'étouffe,» lui dit Garnier (de l'Aube). Duval, impatient de cette lutte, se lève et dit: «Président, est-ce que cet homme sera encore long-temps le maître de la convention?—Ah! qu'un tyran est dur à abattre! ajoute Fréron.—Aux voix! aux voix!» s'écrie Loseau. L'arrestation tant proposée est enfin mise aux voix et décrétée au milieu d'un tumulte épouvantable. A peine le décret est-il rendu, que de tous les côtés de la salle on se lève en criant: Vive la liberté! vive la république! les tyrans ne sont plus! Une foule de membres se lèvent, et disent qu'ils ont entendu voter pour l'arrestation des complices de Robespierre, Saint-Just et Couthon. Aussitôt on les ajoute au décret. Lebas demande à y être adjoint; on lui accorde sa demande ainsi qu'à Robespierre jeune. Ces hommes inspiraient encore une telle appréhension, que les huissiers de la salle n'avaient pas osé se présenter pour les traduire à la barre. En voyant qu'ils étaient restés sur leurs sièges, on demande pourquoi ils ne descendent pas à la place des accusés; le président répond que les huissiers n'ont pas pu faire exécuter l'ordre. Le cri: A la barre! à la barre! devient aussitôt général. Les cinq accusés y descendent, Robespierre furieux, Saint-Just calme et méprisant, les autres consternés de cette humiliation si nouvelle pour eux. Ils étaient enfin à cette place où ils avaient envoyé Vergniaud, Brissot, Pétion, Camille Desmoulins, Danton, et tant d'autres de leurs collègues, pleins ou de vertu, ou de génie, ou de courage.
Il était cinq heures. L'assemblée avait déclaré la séance permanente; mais en ce moment, accablée de fatigue, elle prend la résolution dangereuse de suspendre la séance jusqu'à sept pour se donner un peu de repos. Les députés se séparent alors, et laissent ainsi à la commune, si elle a quelque audace, la faculté de fermer le lieu de leurs séances et de s'emparer de la domination dans Paris. Les cinq accusés sont conduits au comité de sûreté générale et interrogés par leurs collègues en attendant d'être traduits dans les prisons.
Pendant que ces événemens si importans se passaient dans la convention, la commune était restée dans l'attente. L'huissier Courvol était allé lui signifier le décret qui mettait Henriot en arrestation, et mandait le maire et l'agent national à la barre. Il avait été fort mal accueilli. Ayant demandé un reçu, le maire lui avait répondu: Un jour comme aujourd'hui on ne donne pas de reçu. Va à la convention, va lui dire que nous saurons le maintenir et dis à Robespierre qu'il n'ait pas peur, car nous sommes ici. Le maire s'était exprimé ensuite devant le conseil général de la manière la plus mystérieuse sur le motif de la réunion; il ne parla que du décret qui ordonnait à la commune de veiller à la tranquillité de Paris; il rappela les époques où cette commune avait déployé un grand courage, désignant assez clairement le 31 mai. L'agent national Payan, parlant après le maire, avait proposé d'envoyer deux membres du conseil sur la place de la commune, où se trouvait une foule immense, pour haranguer le peuple et l'inviter à se réunir à ses magistrats pour sauver la patrie. Ensuite on avait rédigé une adresse dans laquelle on disait que des scélérats opprimaient Robespierre, ce citoyen vertueux qui fit décréter le dogme consolateur de l'Être suprême et de l'immortalité de l'ame; Saint-Just, cet apôtre de la vertu, qui fit cesser la trahison au Rhin et au Nord; Couthon, ce citoyen vertueux qui n'a que le coeur et la tête de vivans, mais qui les a brûlans de patriotisme. Aussitôt après, on avait arrêté que les sections seraient convoquées, que les présidens et les commandans de la force armée seraient mandés à la commune pour y recevoir ses ordres. Une députation avait été envoyée aux jacobins pour qu'ils vinssent fraterniser avec la commune, et qu'ils envoyassent au conseil général leurs membres les plus énergiques et un bon nombre de citoyens et citoyennes des tribunes. Sans énoncer encore l'insurrection, la commune en prenait tous les moyens et marchait ouvertement à ce but. Elle ignorait l'arrestation des cinq députés, et c'est pourquoi elle gardait encore quelque réserve.
Pendant ce temps, Henriot était monté à cheval et courait les rues de Paris. Chemin faisant, il apprend qu'on a arrêté cinq représentans; alors il se met à exciter le peuple, en criant que des scélérats oppriment les députés fidèles, qu'ils ont arrêté Couthon, Saint-Just et Robespierre. Ce misérable était à moitié ivre; il s'agitait sur son cheval et brandissait son sabre comme un frénétique. Il se rend d'abord au faubourg Saint-Antoine pour soulever les ouvriers, qui comprenaient à peine ce qu'il voulait dire, et qui d'ailleurs commençaient à s'apitoyer en voyant passer tous les jours de nouvelles victimes. Par un hasard fatal, Henriot rencontre les charrettes. En apprenant l'arrestation de Robespierre, on les avait entourées; et comme Robespierre était supposé l'auteur de tous les meurtres, on s'imaginait que, lui arrêté, les exécutions devaient finir. On voulait, en conséquence, faire rebrousser chemin aux condamnés. Henriot, survenant en cet instant, s'y oppose et fait consommer encore cette dernière exécution. Il revient ensuite, toujours au galop, jusqu'au Luxembourg, et ordonne à la gendarmerie de se réunir à la place de la maison commune. Il prend un détachement à sa suite, descend le long des quais pour se rendre à la place du Carrousel et aller délivrer les prisonniers qui se trouvaient au comité de sûreté générale. En courant sur les quais avec ses aides-de-camp, il renverse plusieurs personnes. Un homme qui avait sa femme sous son bras, se tourne vers les gendarmes, et s'écrie: «Gendarmes, arrêtez ce brigand, il n'est plus votre général!» Un aide-de-camp lui répond par un coup de sabre. Henriot continue sa route, et se jette dans la rue Saint-Honoré; arrivé sur la place du Palais-Égalité (Palais-Royal), il aperçoit Merlin de Thionville, et pousse à lui en criant: «Arrêtez ce coquin! c'est un de ceux qui persécutent les représentans fidèles!» On s'empare aussitôt de Merlin, on le maltraite et on le conduit au premier corps-de-garde. Dans les cours du Palais-National, Henriot fait mettre pied à terre à ceux qui l'accompagnent, et veut pénétrer dans le palais. Les grenadiers lui en refusent l'entrée et croisent la baïonnette. Dans ce moment, un huissier s'avance et dit: «Gendarmes, arrêtez ce rebelle; un décret de la convention vous l'ordonne!» Aussitôt on entoure Henriot, on le désarme, lui et plusieurs de ses aides-de-camp, on les garrotte et on les conduit dans la salle du comité de sûreté générale, auprès de Robespierre, Couthon, Saint-Just et Lebas.
[Illustration: LA DERNIÈRE CHARRETTE.]
Jusqu'ici tout allait bien pour la convention; ses décrets, hardiment rendus, étaient heureusement exécutés; mais la commune et les jacobins, qui n'avaient pas encore proclamé ouvertement l'insurrection, allaient éclater maintenant, et réaliser leur projet d'un 2 juin. Par bonheur, tandis que la convention suspendait imprudemment sa séance, la commune faisait de même, et le temps était perdu pour tout le monde.
Le conseil ne se rassemble de nouveau qu'à six heures. A cette reprise de la séance, l'arrestation des cinq députés et d'Henriot était connue. Le conseil, à cette nouvelle, ne se contient plus, et déclare qu'il s'insurge contre les oppresseurs du peuple, qui veulent faire périr ses défenseurs. Il ordonne de sonner le tocsin à l'Hôtel-de-Ville et dans toutes les sections. Il députe un de ses membres dans chacune d'elles, pour les pousser à l'insurrection, et les décider à envoyer leurs bataillons à la commune. Il envoie des gendarmes fermer les barrières, et enjoint à tous les concierges des prisons de refuser les prisonniers qui leur seraient présentés. Enfin il nomme une commission exécutive de douze membres, dans laquelle se trouvent Payan et Coffinhal, pour diriger l'insurrection, et user de tous les pouvoirs souverains du peuple. Dans ce moment, on avait déjà réuni sur la place de la commune quelques bataillons des sections, plusieurs compagnies de canonniers, et une grande partie de la gendarmerie. On commence à faire prêter le serment aux commandans des bataillons actuellement réunis. Ensuite on ordonne à Coffinhal de se rendre avec quelques cents hommes à la convention, pour délivrer les prisonniers.
Déjà Robespierre aîné avait été conduit au Luxembourg, Robespierre jeune à maison Lazare, Couthon à Port-Libre, Saint-Just aux Écossais, Lebas à la maison de justice du département. L'ordre donné par la commune aux concierges fut exécuté, et on refusa les prisonniers. Les administrateurs de police s'en emparèrent, et les conduisirent en voiture à la mairie. Quand Robespierre parut, on l'embrassa, on le combla de témoignages de dévouement, et on jura de mourir pour le défendre lui et tous les députés fidèles. Pendant ce temps, Henriot était seul resté au comité de sûreté générale. Coffinhal, vice-président des jacobins, y arriva le sabre à la main, avec quelques compagnies des sections, envahit les salles du comité, en chassa les membres, et délivra Henriot et ses aides-de-camp. Henriot, délivré, courut sur la place du Carrousel, retrouva encore ses chevaux, s'élança sur l'un d'eux, et, avec assez de présence d'esprit, dit aux compagnies des sections et aux canonniers qui se trouvaient autour de lui, que le comité venait de le déclarer innocent, et de lui restituer le commandement. Alors on l'entoura, il se fit suivre par une foule assez nombreuse, se mit à donner des ordres contre la convention, et à préparer le siège de la salle.
Il était sept heures du soir. La convention rentrait à peine en séance, et dans l'intervalle la commune avait acquis de grands avantages. Elle avait, comme on vient de le voir, proclamé l'insurrection, envoyé des commissaires aux sections, réuni déjà autour d'elle beaucoup de compagnies de canonniers et de gendarmes, et délivré les prisonniers. Elle pouvait, avec de l'audace, marcher promptement sur la convention, et lui faire révoquer ses décrets. Elle comptait en outre sur l'école de Mars, dont le commandant Labretèche lui était entièrement dévoué.
Les députés s'assemblent en tumulte, et se communiquent avec effroi les nouvelles de la soirée. Les membres des comités, incertains, effrayés, sont réunis dans une petite salle, à côté du bureau du président. Là, ils délibèrent sans savoir à quel parti s'arrêter. Plusieurs députés se succèdent à la tribune, et racontent ce qui se passe dans Paris. On rapporte que les prisonniers sont élargis, que la commune s'est réunie aux jacobins, qu'elle dispose déjà d'une force considérable, et que la convention va bientôt être assiégée. Bourdon propose de sortir en corps et de se montrer au peuple, pour le ramener. Legendre s'efforce de rassurer l'assemblée, en lui disant qu'elle ne trouvera partout que de purs et fidèles montagnards prêts à la défendre, et il montre dans ce moment de péril un courage qu'il n'avait pas eu contre Robespierre. Billaud monte à la tribune, et annonce qu'Henriot est sur la place du Carrousel, qu'il a égaré les canonniers, qu'il a fait tourner les canons contre la salle de la convention, et qu'il va commencer l'attaque. Collot-d'Herbois se place alors au fauteuil, qui, par la disposition de la salle, devait recevoir les premiers boulets, et dit en s'asseyant: «Représentans, voici le moment de mourir à notre poste. Des scélérats ont envahi le Palais-National.» A ces mots, tous les députés, dont les uns étaient debout, dont les autres erraient dans la salle, reprennent leurs places, et demeurent assis dans un silence majestueux. Tous les citoyens des tribunes s'enfuient avec un bruit épouvantable, et ne laissent après eux qu'un nuage de poussière. La convention reste abandonnée, et convaincue qu'elle va être égorgée, mais résolue à périr plutôt que de souffrir un Cromwell. Admirons ici l'empire de l'occasion sur les courages! Ces mêmes hommes si long-temps soumis au rhéteur qui les haranguait, bravent aujourd'hui les canons qu'il a fait diriger contre eux, avec une sublime résignation. Des membres de l'assemblée entrent et sortent, et apportent des nouvelles de ce qui se passe au Carrousel. Henriot y donne toujours des ordres. «Hors la loi, hors la loi le brigand!» s'écrie-t-on dans la salle. On rend aussitôt le décret de mise hors la loi, et des députés vont le publier devant le Palais-National.
Dans ce moment, Henriot, qui avait égaré les canonniers, et avait fait tourner les pièces contre la salle, voulait les engager à tirer. Il ordonne le feu, mais ceux-ci hésitent. Des députés s'écrient: «Canonniers, vous déshonorerez-vous? ce brigand est hors la loi!» Les canonniers alors refusent positivement d'obéir à Henriot. Abandonné des siens, il n'a que le temps de tourner bride, et de s'enfuir à la commune.
Ce premier danger passé, la convention met hors la loi les députés qui se sont soustraits à ses décrets, et tous les membres de la commune qui sont en révolte. Cependant, ce n'était pas tout. Si Henriot n'était plus à la place du Carrousel, les révoltés étaient encore à la commune avec toutes leurs forces, et avaient encore la ressource d'un coup de main. Il fallait obvier à ce grand péril. On délibérait sans agir. Dans la petite salle située derrière le bureau où se trouvaient les comités et beaucoup de représentans, on proposa de nommer un commandant de la force armée, pris dans le sein de l'assemblée. «Qui? demande-t-on.—Barras, répond une voix, et il aura le courage d'accepter.» Aussitôt Vouland court à la tribune, et propose de nommer le représentant Barras pour diriger la force armée. La convention accepte la proposition, nomme Barras, et lui adjoint sept autres députés, pour commander sous ses ordres, Fréron, Ferrand, Rovère, Delmas, Bolleti, Léonard Bourdon, et Bourdon (de l'Oise). A cette proposition, un membre de l'assemblée en ajoute une autre, qui n'est pas moins importante, c'est de choisir des représentans pour aller éclairer les sections, et leur demander le secours de leurs bataillons. Cette dernière mesure était la plus nécessaire, car il était urgent de décider les sections incertaines ou trompées.
Barras court vers les bataillons déjà réunis, pour leur signifier ses pouvoirs, et les distribuer autour de la convention. Les députés envoyés aux sections s'y rendent pour les haranguer. Dans ce moment, la plupart étaient incertaines; très peu tenaient pour la commune et pour Robespierre. Chacun avait horreur de ce système atroce qu'on imputait à Robespierre, et désirait un événement qui en délivrât la France. Cependant la crainte paralysait encore tous les citoyens. On n'osait pas se décider. La commune, à laquelle les sections étaient habituées à obéir, les avait mandées, et quelques-unes, n'osant résister, avaient envoyé des commissaires, non pas pour adhérer au projet de l'insurrection, mais pour s'instruire des événemens. Paris était dans l'incertitude et l'anxiété. Les parens des prisonniers, leurs amis, tous ceux qui souffraient de ce régime cruel, sortaient de leurs maisons, s'approchaient de rue en rue vers les lieux où régnait le bruit, et tâchaient de recueillir quelques nouvelles. Les malheureux détenus ayant aperçu de leurs fenêtres grillées beaucoup de mouvement, et entendu beaucoup de rumeur, se doutaient de quelque chose, mais ils tremblaient encore que ce nouvel événement n'aggravât leur sort. Cependant la tristesse des geôliers, des mots dits à l'oreille des faiseurs de listes, la consternation qui s'en était suivie, avaient un peu dissipé les doutes. Bientôt on avait su par des mots échappés que Robespierre était en péril; des parens étaient venus se placer sous les fenêtres des prisons, et indiquer par des signes ce qui se passait; alors les prisonniers se réunissant avaient laissé éclater l'allégresse la plus vive. Les infâmes délateurs tremblans avaient pris quelques-uns des suspects à part, s'étaient efforcés de se justifier, et de persuader qu'ils n'étaient pas les auteurs des listes de proscription. Quelques-uns s'avouant coupables, disaient cependant avoir retranché des noms; l'un n'en avait donné que quarante, sur deux cents qu'on lui demandait; un autre avait détruit des listes entières. Dans leur effroi, ces misérables s'accusaient réciproquement, et se renvoyaient l'infamie les uns aux autres.
Les députés répandus dans les sections n'avaient pas eu de peine à l'emporter sur les obscurs envoyés de la commune. Les sections qui avaient acheminé leurs bataillons à l'Hôtel-de-Ville les rappelaient, les autres dirigeaient les leurs vers le Palais-National. Déjà ce palais était suffisamment entouré. Barras vint l'annoncer à l'assemblée, et courut ensuite à la plaine des Sablons, pour remplacer Labretèche, qui était destitué, et amener l'école de Mars au secours de la convention.
La représentation nationale se trouvait maintenant à l'abri d'un coup de main. En effet, c'était le cas de marcher sur la commune, et de prendre l'initiative qu'elle ne prenait pas elle-même. On se décide à marcher sur l'Hôtel-de-Ville. Léonard Bourdon, qui était à la tête d'un grand nombre de bataillons, se met en marche. Au moment où il annonce qu'il va s'acheminer sur les rebelles. «Pars, lui dit Tallien qui occupait le fauteuil, et que le soleil en se levant ne trouve plus les conspirateurs vivans.» Léonard Bourdon débouche par les quais, et arrive sur la place de l'Hôtel-de-Ville. Un grand nombre de gendarmes, de canonniers, et de citoyens armés des sections, s'y trouvaient encore. Un agent du comité de salut public, nommé Dulac, a le courage de se glisser dans leurs rangs, et de leur lire le décret de la convention qui mettait la commune hors la loi. Le respect qu'on avait contracté pour cette assemblée, au nom de qui tout se faisait depuis deux ans, le respect pour les mots de loi et de république, l'emportent. Les bataillons se séparent: les uns retournent chez eux, les autres se réunissent à Léonard Bourdon, et la place de la commune reste déserte. Ceux qui la gardaient, et ceux qui viennent d'arriver pour l'attaquer, se rangent dans les rues environnantes pour occuper toutes les avenues.
On avait une telle idée de la résolution des conspirateurs, et on était si étonné de les voir presque immobiles dans l'Hôtel-de-Ville, qu'on hésitait à approcher. Léonard Bourdon craignait qu'ils n'eussent miné l'Hôtel-de-Ville. Cependant il n'en était rien; ils délibéraient en tumulte, proposaient d'écrire aux armées et aux provinces, ne savaient pas au nom de qui ils devaient écrire, et n'osaient pas prendre un parti décisif. Si Robespierre eût osé, en homme d'action, se montrer et marcher sur la convention, elle eût été mise en péril. Mais il n'était qu'un rhéteur, et d'ailleurs il sentait, et tous ses partisans sentaient avec lui, que l'opinion les abandonnait. La fin de cet affreux régime était arrivée; la convention était partout obéie, et les mises hors la loi produisaient un effet magique. Eût-il été doué d'une plus grande énergie, il aurait été découragé par ces circonstances, supérieures à toute force individuelle. Le décret de mise hors la loi frappa tout le monde de stupeur, lorsque de la place de la commune il parvint à l'Hôtel-de-Ville. Payan, qui le reçut, le lut à haute voix, et, avec une grande présence d'esprit, ajouta à la liste des personnes mises hors la loi le peuple des tribunes, ce qui n'était pas dans le décret. Contre son attente le peuple des tribunes s'échappa avec effroi, ne voulant pas partager l'anathème lancé par la convention. Alors le plus grand découragement s'empara des conjurés. Henriot descendit sur la place pour haranguer les canonniers, mais il ne trouva plus un seul homme. Il s'écria en jurant: «Comment! ces scélérats de canonniers, qui m'ont sauvé il y a quelques heures, m'abandonnent maintenant!» Alors il remonte furieux pour annoncer cette nouvelle au conseil. Les conjurés sont plongés dans le désespoir; ils se voient abandonnés par leurs troupes, et cernés de tous côtés par celles de la convention; ils s'accusent, et se reprochent leur malheur. Coffinhal, homme énergique, et qui avait été mal secondé, s'indigne contre Henriot, et lui dit: «Scélérat, c'est ta lâcheté qui nous a perdus.» Il se précipite sur lui, et, le saisissant au milieu du corps, le jette par une fenêtre. Le misérable Henriot tombe sur un tas d'ordures, qui amortissent la chute, et empêchent qu'elle ne soit mortelle. Lebas se tire un coup de pistolet; Robespierre jeune se jette par une fenêtre; Saint-Just reste calme et immobile, une arme à la main, et sans vouloir se frapper; Robespierre se décide enfin à terminer sa carrière, et trouve dans cette extrémité le courage de se donner la mort. Il se tire un coup de pistolet qui, portant au-dessous de la lèvre, lui perce seulement la joue, et ne lui fait qu'une blessure peu dangereuse.
Dans ce moment, quelques hommes hardis, le nommé Dulac, le gendarme Méda, et plusieurs autres, laissant Bourdon avec ses bataillons sur la place de la commune, montent armés de sabres et de pistolets, et entrent dans la salle du conseil, à l'instant même où le bruit des deux coups de feu venait de se faire entendre. Les officiers municipaux allaient ôter leur écharpe, mais Dulac menace de sabrer le premier qui songera à s'en dépouiller. Tout le monde reste immobile; on s'empare de tous les officiers municipaux, des Payan, des Fleuriot, des Dumas, des Coffinhal, etc.; on emporte les blessés sur des brancards, et on se rend triomphalement à la convention…. Il était trois heures du matin. Les cris de victoire retentissent autour de la salle, et pénètrent jusque sous ses voûtes. Alors les cris de vive la liberté! vive la convention! à bas les tyrans! s'élèvent de toutes parts. Le président dit ces paroles: «Représentans, Robespierre et ses complices sont à la porte de votre salle; voulez-vous qu'on les transporte devant vous?—Non, non, s'écrie-t-on de tous côtés; au supplice les conspirateurs!»
Robespierre est transporté avec les siens dans la salle du comité de salut public. On l'étend sur une table, et on lui met quelques cartons sous la tête. Il conservait sa présence d'esprit, et paraissait impassible. Il avait un habit bleu, le même qu'il portait à la fête de l'Être suprême, des culottes de nankin, et des bas blancs, qu'au milieu de ce tumulte il avait laissé retomber sur ses souliers. Le sang jaillissait de sa blessure, il l'essuyait avec un fourreau de pistolet. On lui présentait de temps en temps des morceaux de papier, qu'il prenait pour s'essuyer le visage. Il demeura ainsi plusieurs heures exposé à la curiosité et aux outrages d'une foule de gens. Quand le chirurgien arriva pour le panser, il se leva lui-même, descendit de dessus la table, et alla se placer sur un fauteuil. Il subit un pansement douloureux, sans faire entendre aucune plainte. Il avait l'insensibilité et la sécheresse de l'orgueil humilié. Il ne répondait à aucune parole. On le transporta ensuite avec Saint-Just, Couthon et les autres, à la Conciergerie. Son frère et Henriot avaient été recueillis à moitié morts, dans les rues qui avoisinent l'Hôtel-de-Ville.
La mise hors la loi dispensait d'un jugement; il suffisait de constater l'identité. Le lendemain matin, 10 thermidor (28 juillet), les coupables comparaissent au nombre de vingt-un devant le tribunal où ils avaient envoyé tant de victimes. Fouquier-Tinville fait constater l'identité, et à quatre heures de l'après-midi il les fait conduire au supplice. La foule, qui depuis long-temps avait déserté le spectacle des exécutions, était accourue ce jour-là avec un empressement extrême. L'échafaud avait été élevé à la place de la Révolution. Un peuple immense encombrait la rue Saint-Honoré, les Tuileries, et la grande place. De nombreux parens des victimes suivaient les charrettes en vomissant des imprécations; beaucoup s'approchaient en demandant à voir Robespierre: les gendarmes le leur désignaient avec la pointe de leur sabre. Quand les coupables furent arrivés à l'échafaud, les bourreaux montrèrent Robespierre à tout le peuple, ils détachèrent la bande qui entourait sa joue, et lui arrachèrent le premier cri qu'il eût poussé jusque-là. Il expira avec l'impassibilité qu'il montrait depuis vingt-quatre heures. Saint-Just mourut avec le courage dont il avait toujours fait preuve. Couthon était abattu; Henriot et Robespierre le jeune étaient presque morts de leurs blessures. Des applaudissemens accompagnaient chaque coup de la hache fatale, et la foule faisait éclater une joie extraordinaire. L'allégresse était générale dans Paris. Dans les prisons on entendait retentir des cantiques; on s'embrassait avec une espèce d'ivresse, et on payait jusqu'à 30 fr. les feuilles qui rapportaient les derniers événemens. Quoique la convention n'eût pas déclaré qu'elle abolissait le système de la terreur, quoique les vainqueurs eux-mêmes fussent ou les auteurs ou les apôtres de ce système, on le croyait fini avec Robespierre, tant il en avait assumé sur lui toute l'horreur.
[Illustration: ST. JUST.]
Telle fut cette heureuse catastrophe, qui termina la marche ascendante de la révolution, pour commencer sa marche rétrograde. La révolution avait, au 14 juillet 1789, renversé l'ancienne constitution féodale; elle avait, au 5 et au 6 octobre, arraché le roi à sa cour, pour s'assurer de lui; elle s'était fait ensuite une constitution, et l'avait confiée au monarque en 1791 comme à l'essai. Regrettant bientôt d'avoir fait cet essai malheureux, désespérant de concilier la cour avec la liberté, elle avait envahi les Tuileries au 10 août, et plongé Louis XVI dans les fers. L'Autriche et la Prusse s'avançant pour la détruire, elle jeta, pour nous servir de son langage terrible, elle jeta, comme gant du combat, la tête d'un roi et de six mille prisonniers; elle s'engagea d'une manière irrévocable dans cette lutte, et repoussa les coalisés par un premier effort. Sa colère doubla le nombre de ses ennemis; l'accroissement de ses ennemis et du danger redoubla sa colère, et la changea en fureur. Elle arracha violemment du temple des lois des républicains sincères, mais qui, ne comprenant pas ses extrémités, voulaient la modérer. Alors elle eut à combattre une moitié de la France, la Vendée et l'Europe. Par l'effet de cette action et de cette réaction continuelles des obstacles sur sa volonté, et de sa volonté sur les obstacles, elle arriva au dernier degré de péril et d'emportement; elle éleva des échafauds, et envoya un million d'hommes sur les frontières. Alors sublime et atroce à la fois, on la vit détruire avec une fureur aveugle, administrer avec une promptitude surprenante et une prudence profonde. Changée par le besoin d'une action forte, de démocratie turbulente en dictature absolue, elle devint réglée, silencieuse et formidable. Pendant toute la fin de 93 jusqu'au commencement de 94, elle marcha unie par l'imminence du péril. Mais quand la victoire eut couronné ses efforts, à la fin de 93, un dissentiment put naître alors, car des coeurs généreux et forts, calmés par le succès, criaient: «Miséricorde aux vaincus!» Mais tous les coeurs n'étaient pas calmés encore; le salut de la révolution n'était pas évident à tous les esprits; la pitié des uns excita la fureur des autres, et il y eut des extravagans qui voulurent pour tout gouvernement un tribunal de mort. La dictature frappa les deux nouveaux partis qui embarrassaient sa marche. Hébert, Ronsin, Vincent, périrent avec Danton, Camille Desmoulins. La révolution continua ainsi sa carrière, se couvrit de gloire dès le commencement de 1794, vainquit toute l'Europe, et la couvrit de confusion. C'était le moment où la pitié devait enfin l'emporter sur la colère. Mais il arriva ce qui arrive toujours: de l'incident d'un jour on voulut faire un système. Les chefs du gouvernement avaient systématisé la violence et la cruauté, et, lorsque les dangers et les fureurs étaient passés, voulaient égorger et égorger encore; mais l'horreur publique s'élevait de toutes parts. A l'opposition, ils voulaient répondre par le moyen accoutumé: la mort! Alors un même cri partit à la fois de leurs rivaux de pouvoir, de leurs collègues menacés, et ce cri fut le signal du soulèvement général. Il fallut quelques instans pour secouer l'engourdissement de la crainte; mais on y réussit bientôt, et le système de la terreur fut renversé.
On se demande ce qui serait arrivé si Robespierre l'eût emporté. L'abandon où il se trouva prouve que c'était impossible. Mais eût-il été vainqueur, il aurait fallu ou qu'il cédât au sentiment général, ou qu'il succombât plus tard. Comme tous les usurpateurs, il aurait été forcé de faire succéder aux horreurs des factions, un régime calme et doux. Mais d'ailleurs ce n'est pas à lui qu'il appartenait d'être cet usurpateur. Notre révolution était trop vaste pour que le même homme, député à la constituante en 1789, fût proclamé empereur ou protecteur en 1804, dans l'église Notre-Dame. Dans un pays moins avancé et moins étendu, comme l'était l'Angleterre, où le même homme pouvait encore être tribun et général, et réunir ces deux fonctions, un Cromwell a pu être à la fois homme de parti au commencement, soldat usurpateur à la fin. Mais dans une révolution aussi étendue que la nôtre, et où la guerre a été si terrible et si dominante, où le même individu ne pouvait occuper en même temps la tribune et les camps, les hommes de parti se sont d'abord dévorés entre eux; après eux sont venus les hommes de guerre, et un soldat est resté le dernier maître.
Robespierre ne pouvait donc remplir chez nous le rôle d'usurpateur. Pourquoi lui fut-il donné de survivre à tous ces révolutionnaires fameux, qui lui étaient si supérieurs en génie et en puissance, à un Danton, par exemple?… Robespierre était intègre, et il faut une bonne réputation pour captiver les masses. Il était sans pitié, et elle perd ceux qui en ont dans les révolutions. Il avait un orgueil opiniâtre et persévérant, et c'est le seul moyen de se rendre toujours présent aux esprits. Avec cela, il dut survivre à tous ses rivaux. Mais il fut de la pire espèce des hommes. Un dévot sans passions, sans les vices auxquels elles exposent, mais sans le courage, la grandeur et la sensibilité qui les accompagnent ordinairement; un dévot ne vivant que de son orgueil et de sa croyance, se cachant au jour du danger, revenant se faire adorer après la victoire remportée par d'autres, est un des êtres les plus odieux qui aient dominé les hommes, et on dirait les plus vils, s'il n'avait eu une conviction forte et une intégrité reconnue.