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HISTOIRE DE LA RÉVOLUTION FRANÇAISE . LIVRE III . CONVENTION NATIONALE. CHAPITRE XXI

 

SITUATION INTÉRIEURE AU COMMENCEMENT DE L'ANNÉE 1794.—TRAVAUX ADMINISTRATIFS DU COMITÉ.—LOIS DES FINANCES.—CAPITALISATION DES RENTES VIAGÈRES.—ÉTAT DES PRISONS.—PERSÉCUTIONS POLITIQUES.—NOMBREUSES EXÉCUTIONS.—TENTATIVE D'ASSASSINAT SUR ROBESPIERRE ET COLLOT D'HERBOIS.—DOMINATION DE ROBESPIERRE.-LA SECTE DE LA mère de Dieu.—DES DIVISIONS SE MANIFESTENT ENTRE LES COMITÉS.—FÊTE A L'ÊTRE SUPREME.—LOI DU 22 FRIMAIRE RÉORGANISANT LE TRIBUNAL RÉVOLUTIONNAIRE.—TERREUR EXTRÊME.-GRANDES EXÉCUTIONS A PARIS.—MISSIONS DE LEBON, CARRIER ET MAIGNET; CRUAUTÉS ATROCES COMMISES PAR EUX.—NOYADES DANS LA LOIRE.—RUPTURE ENTRE LES CHEFS DU COMITÉ DE SALUT PUBLIC; RETRAITE DE ROBESPIERRE.

 

Tandis qu'au dehors la république était victorieuse, son état intérieur n'avait pas cessé d'être violent. Ses maux étaient toujours les mêmes: c'étaient les assignats, le maximum, la rareté des subsistances, la loi des suspects, les tribunaux révolutionnaires.

Les embarras résultant de la nécessité de régler tous les mouvemens du commerce n'avaient fait que s'accroître. On était obligé de modifier sans cesse la loi du maximum; il fallait en excepter tantôt les fils retors et leur accorder dix pour cent au-dessus du tarif; tantôt les épingles, les baptistes, les linons, les mousselines, les gazes, les dentelles de fil et de soie, les soies et les soieries. Mais tandis qu'il fallait excepter du maximum une foule d'objets, il en était d'autres qu'il devenait urgent d'y soumettre. Ainsi, le prix des chevaux étant devenu excessif, on n'avait pu s'empêcher d'en déterminer la valeur suivant la taille et la qualité. De ces moyens résultait toujours le même inconvénient. Le commerce s'arrêtait et fermait ses marchés, ou bien s'en ouvrait de clandestins; et ici l'autorité devenait impuissante. Si par les assignats elle avait pu réaliser la valeur des biens nationaux, et si par le maximum elle avait pu mettre les assignats en rapport avec les marchandises, il n'y avait aucun moyen d'empêcher les marchandises de se supprimer ou de se cacher aux acheteurs. Aussi les plaintes ne cessaient de s'élever contre les marchands qui se retiraient, ou qui fermaient leurs magasins.

Cependant l'état des subsistances causait moins d'inquiétude cette année. Les convois arrivés du nord de l'Amérique, et une récolte abondante, avaient fourni une quantité suffisante de grains pour la consommation de la France. Le comité, administrant toutes choses avec la même vigueur, avait ordonné que le recensement de la récolte serait fait par la commission des subsistances, et qu'une partie des grains serait battue sur-le-champ pour suffire aux approvisionnemens des marchés. On avait eu quelque crainte de voir les moissonneurs errans qui se déplacent pour se rendre dans les provinces à grains, exiger des salaires extraordinaires; le comité déclara que tous les citoyens et citoyennes connus pour s'employer aux travaux des récoltes étaient en réquisition forcée, et que leurs salaires seraient déterminés par les autorités locales. Bientôt des garçons bouchers et boulangers s'étant mutinés, le comité prit une mesure plus générale, et mit en réquisition les ouvriers de toute espèce, qui s'employaient à la manipulation, au transport et au débit des marchandises de première nécessité.

Les approvisionnemens en viande étaient beaucoup plus difficiles et plus inquiétans. On en manquait surtout à Paris; et, depuis le moment où les hébertistes avaient voulu se servir de cette disette pour exciter un mouvement, le mal n'avait fait que s'accroître. On fut obligé de mettre la ville de Paris à la ration de viande. La commission des subsistances fixa la consommation journalière à soixante-quinze boeufs, cent cinquante quintaux de veau et de mouton, et deux cents cochons. Elle se procurait les bestiaux nécessaires, et les envoyait à l'hospice de l'Humanité, qui était désigné comme l'abattoir commun, et comme le seul autorisé. Les bouchers nommés par chaque section venaient y chercher la viande qui leur était destinée, et en recevaient une quantité proportionnée à la population qu'ils avaient à servir. Tous les cinq jours, ils devaient distribuer à chaque famille une demi-livre de viande par tête. On employait encore ici la ressource des cartes, délivrées par les comités révolutionnaires, pour la distribution du pain, et portant le nombre d'individus dont se composait chaque famille. Pour éviter les tumultes et les longues veilles, défense était faite de se rendre avant six heures du matin à la porte des bouchers.

L'insuffisance de ces règlemens se fit bientôt sentir; déjà il s'était établi, comme nous l'avons dit ailleurs, des boucheries clandestines. Le nombre en devint tous les jours plus grand. Les bestiaux n'avaient pas le temps d'arriver aux marchés de Neubourg, Poissy et Sceaux; les bouchers des campagnes les devançaient, et venaient les acheter dans les herbages même. Profitant de la négligence des communes rurales dans l'exécution de la loi, ces bouchers vendaient au-dessus du maximum, et fournissaient tous les habitans des grandes communes, et particulièrement ceux de Paris, qui ne se contentaient pas de la demi-livre distribuée tous les cinq jours. De cette manière, les bouchers de campagne absorbaient le commerce de ceux des villes, qui n'avaient presque plus rien à faire depuis qu'ils étaient bornés à distribuer les rations. Plusieurs d'entre eux demandèrent même une loi qui les autorisât à résilier les baux de leurs boutiques. Il fallut alors porter de nouveaux règlemens pour empêcher que les bestiaux fussent détournés des marchés; et on obligea les propriétaires d'herbages à des déclarations et à des formalités extrêmement gênantes. On fut forcé de descendre à des détails bien plus minutieux encore; le bois et le charbon n'arrivant plus, à cause du maximum, ce qui donnait lieu à des soupçons d'accaparement, on défendit d'avoir chez soi plus de quatre voies de bois, et plus de deux voies de charbon.

Le nouveau gouvernement suffisait avec une activité singulière à toutes les difficultés de la carrière où il se trouvait engagé. Tandis qu'il rendait ces règlemens si multipliés, il s'occupait de réformer l'agriculture, de changer la législation du fermage, pour diviser l'exploitation des terres; d'introduire les nouveaux assolemens, les prairies artificielles et l'éducation des bestiaux; il décrétait l'institution de jardins botaniques, dans tous les chefs-lieux de département, pour naturaliser les plantes exotiques, former des pépinières d'arbres de toute espèce, et ouvrir des cours d'agriculture à l'usage et à la portée des cultivateurs; il ordonnait le dessèchement général des marais, d'après un plan vaste et bien conçu; il décidait que l'état ferait les avances de cette grande entreprise, et que les propriétaires dont les terres seraient desséchées et assainies paieraient un droit, ou céderaient leurs terres moyennant un prix déterminé; enfin, il engageait tous les architectes à présenter des plans pour rebâtir les villages en démolissant les châteaux; il ordonnait des embellissemens pour rendre le jardin des Tuileries plus commode au public; il demandait à tous les artistes un projet pour changer la salle d'Opéra en une arène couverte, où le peuple s'assemblerait en hiver.

Ainsi donc, il exécutait ou du moins essayait presque tout à la fois; tant il est vrai que c'est lorsqu'on a le plus à faire, qu'on est le plus capable de beaucoup faire! Le soin des finances n'était pas le moins difficile et le moins inquiétant de tous. On a vu quelles ressources furent imaginées, au mois d'août 1793, pour remettre les assignats en valeur, en les retirant en partie de la circulation. Le milliard retiré par l'emprunt forcé, et les victoires qui terminèrent la campagne de 1793, les relevèrent, et, comme nous l'avons dit ailleurs, ils remontèrent presque au pair, grâce aux lois terribles qui rendaient la possession du numéraire si dangereuse. Cependant cette apparente prospérité dura peu; les assignats retombèrent bientôt, et la quantité des émissions les déprécia rapidement. Il en rentrait bien une partie par les ventes des biens nationaux, mais cette rentrée était insuffisante. Les biens se vendaient au-dessus de l'estimation, ce qui n'avait rien d'étonnant, car l'estimation avait été faite en argent, et le paiement se faisait en assignats. De cette manière, le prix était réellement fort au-dessous de l'estimation, quoiqu'il parût être au-dessus. D'ailleurs, cette absorption des assignats ne pouvait être que lente, tandis que l'émission était nécessairement immense et rapide. Douze cent mille hommes à solder et à armer, un matériel à créer, une marine à construire, avec un papier déprécié, exigeaient des quantités énormes de ce papier. Cette ressource étant devenue la seule, et le capital des assignats, d'ailleurs, s'augmentant chaque jour par les confiscations, on se résigna à en user autant que le besoin le réclamerait. On abolit la distinction entre la caisse de l'ordinaire et de l'extraordinaire, l'une réservée au produit des impôts, l'autre à la création des assignats. On confondit les deux natures de ressources, et chaque fois que le besoin l'exigeait, on suppléait au revenu par des émissions nouvelles. Au commencement de 1794 (an II), la somme totale des émissions s'était accrue du double. Près de quatre milliards avaient été ajoutés à la somme qui existait déjà, et l'avaient portée à environ huit milliards. En retranchant les sommes rentrées et brûlées, et celles qui n'avaient pas encore été dépensées, il restait en circulation réelle cinq milliards cinq cent trente six millions. On décréta, en messidor an II (juin 1794), la création d'un nouveau milliard d'assignats de toute valeur depuis 1,000 francs jusqu'à 15 sous. Le comité des finances eut encore recours à l'emprunt forcé sur les riches. On se servit des rôles de l'année précédente, et on imposa à ceux qui étaient portés sur ces rôles une contribution extraordinaire de guerre, du dixième de l'emprunt forcé, c'est-à-dire de cent millions. Cette somme ne leur fut pas imposée à titre d'emprunt remboursable, mais à titre d'impôt qui devait être payé par eux sans retour.

Pour compléter l'établissement du Grand-Livre, et le projet d'uniformiser la dette publique, il restait à capitaliser les rentes viagères, et à les convertir en une inscription. Ces rentes de toute espèce et de toute forme étaient l'objet de l'agiotage le plus compliqué; comme les anciens contrats sur l'état, elles avaient l'inconvénient de reposer sur un titre royal, et d'obtenir une préférence marquée sur les valeurs républicaines; car on se disait toujours que si la république consentait à payer les dettes de la monarchie, la monarchie ne consentirait pas à payer celles de la république. Cambon acheva donc son grand ouvrage de la régénération de la dette, en proposant et en faisant rendre la loi qui capitalisait les rentes viagères; les titres devaient être remis par les notaires, et brûlés ensuite, comme l'avaient été les contrats. Le capital fourni autrefois par le rentier était converti en une inscription, et portait un intérêt perpétuel de cinq pour cent, au lieu d'un revenu viager. Cependant, par égard pour les vieillards et les rentiers peu fortunés, qui avaient voulu doubler leurs ressources en les rendant viagères, on conserva les rentes modiques, en les proportionnant à l'âge des individus. De quarante à cinquante ans, on laissa exister toute rente de quinze cents à deux mille francs; de cinquante à soixante, toute rente de trois mille à quatre mille; et ainsi de suite jusqu'à l'âge de cent ans, et jusqu'à la somme de 10,500 francs. Si le rentier compris dans les cas ci-dessus avait une rente supérieure au taux désigné, le surplus était capitalisé. Certes, on ne pouvait garder plus de ménagemens pour les fortunes médiocres et la vieillesse; cependant aucune loi ne donna lieu à plus de réclamations et de plaintes, et la convention essuya, pour une mesure sage et ménagée avec humanité, plus de blâme que pour les mesures terribles qui signalaient chaque jour sa dictature. Les agioteurs étaient fort contrariés, parce que la loi exigeait, pour reconnaître les créances, les certificats de vie. Les porteurs de titres d'émigrés ne pouvaient pas se procurer aisément ces certificats; aussi les agioteurs, qui étaient lésés par cette condition, firent de grandes déclamations au nom des vieillards et des infirmes; ils disaient qu'on ne respectait ni l'âge ni l'indigence; ils persuadaient aux rentiers qu'ils ne seraient pas payés, parce que l'opération et les formalités qu'elle exigeait entraîneraient des délais interminables; cependant il n'en fut rien. Cambon fit modifier quelques clauses du décret, et, veillant sans cesse à la trésorerie, y fit exécuter le travail avec la plus grande promptitude. Les rentiers qui n'agiotaient pas sur les titres d'autrui, et qui vivaient de leur propre revenu, furent payés promptement; et, comme dit Barrère, au lieu d'attendre leur tour de paiement, dans des cours découvertes, et exposés à l'intempérie des saisons, ils l'attendaient dans les salles chaudes et couvertes de la trésorerie.

A côté de ces réformes utiles, les cruautés continuaient d'avoir leur cours. La loi qui expulsait les ex-nobles de Paris, des places fortes et maritimes, donnait lieu à une foule de vexations. Distinguer les vrais nobles, aujourd'hui que la noblesse était une calamité, n'était pas, plus facile qu'à l'époque où elle avait été une prétention. Les roturières mariées à des nobles, et devenues veuves, les acheteurs de charges qui avaient pris le titre d'écuyers, réclamaient pour être exemptés d'une distinction qu'ils avaient autrefois avidement recherchée. Cette loi ouvrait donc une nouvelle carrière à l'arbitraire et aux vexations les plus tyranniques.

Les représentans en mission exerçaient leur autorité avec la dernière rigueur, et quelques-uns se livraient à des cruautés extravagantes et monstrueuses. A Paris, les prisons se remplissaient tous les jours davantage. Le comité de sûreté générale avait institué une police qui répandait la terre en tous lieux. Le chef était un nommé Héron, qui avait sous sa direction une nuée d'agens, tous dignes de lui. Ils étaient ce qu'on appelait les porteurs d'ordre des comités. Les uns faisaient l'espionnage; les autres, munis d'ordres secrets, souvent même d'ordres en blanc, allaient faire des arrestations soit dans Paris, soit dans les provinces. On leur allouait des sommes pour chacune de leurs expéditions; ils en exigeaient en outre des prisonniers, et ils ajoutaient ainsi la rapine à la cruauté. Tous les aventuriers licenciés avec l'armée révolutionnaire, ou renvoyés des bureaux de Bouchotte, avaient passé dans ces nouveaux emplois, et en étaient devenus bien plus redoutables. Ils s'introduisaient partout; dans les promenades, les cafés, les spectacles; à chaque instant on se croyait poursuivi ou écouté par l'un de ces inquisiteurs. Grâce à leurs soins, le nombre des suspects avait été porté à sept ou huit mille dans Paris seulement. Les prisons n'offraient plus le même spectacle qu'autrefois; on n'y voyait plus les riches contribuant pour les pauvres, et des hommes de toute opinion, de tout rang, menant à frais communs une vie assez douce, et se consolant, par les plaisirs des arts, des rigueurs de la captivité. Ce régime avait paru trop supportable pour ce qu'on appelait des aristocrates; on avait prétendu que le luxe et l'abondance régnaient chez les suspects, tandis qu'au dehors le peuple était réduit à la ration; que les riches détenus se plaisaient à gaspiller des subsistances qui auraient pu servir à alimenter les citoyens indigens, et il avait été décidé que le régime des prisons serait changé. En conséquence il avait été établi des réfectoires et des tables communes; on donnait aux prisonniers, à des heures fixées et dans de grandes salles, une nourriture détestable et malsaine, qu'on leur faisait payer très cher. Il ne leur était plus permis d'acheter des alimens pour suppléer à ceux qu'ils ne pouvaient pas manger. On faisait des visites, on leur enlevait leurs assignats, et on leur ôtait ainsi tout moyen de se procurer des soulagemens. On ne leur donnait plus la même liberté de se voir et de vivre en commun; et aux tourmens de l'isolement venaient s'ajouter les terreurs de la mort, qui devenait chaque jour plus active et plus prompte. Le tribunal révolutionnaire commençait, depuis le procès des hébertistes et des dantonistes, à immoler les victimes par troupes de vingt à la fois. Il avait condamné la famille des Malesherbes, et leur parenté, au nombre de quinze ou vingt personnes. Le respectable chef de cette maison était allé à la mort avec la sérénité et la gaieté d'un sage. Faisant un faux pas tandis qu'il marchait à l'échafaud, il avait dit: «Ce faux pas est d'un mauvais augure; un Romain serait rentré chez lui.» Aux Malesherbes avaient été joints vingt-deux membres du parlement. Le parlement de Toulouse fut immolé presque tout entier. Enfin les fermiers-généraux venaient d'être mis en jugement à cause de leurs anciens marchés avec le fisc. On leur prouva que ces marchés renfermaient des conditions onéreuses à l'état, et le tribunal révolutionnaire les envoya à l'échafaud, pour des exactions sur le tabac, le sel, etc. Dans le nombre était un savant illustre, le chimiste Lavoisier, qui demanda en vain quelques jours de sursis pour écrire une découverte.

L'impulsion était donnée; on administrait, on combattait, on égorgeait avec un ensemble effrayant. Les comités, placés au centre, gouvernaient avec la même vigueur. La convention, toujours silencieuse, décernait des pensions aux veuves et aux enfans des soldats morts pour la patrie, réformait des jugemens de tribunaux, interprétait des décrets, réglait l'échange de certaines propriétés du domaine, s'occupait en un mot des soins les plus insignifians et les plus accessoires. Barrère venait tous les jours lui lire les rapports des victoires: il appelait ces rapports des carmagnoles. A la fin de chaque mois, il annonçait, pour la forme, que les pouvoirs des comités étaient expirés, et qu'il fallait les renouveler. Alors on lui répondait avec des applaudissemens que les comités n'avaient qu'à poursuivre leurs travaux. Quelquefois même il oubliait cette formalité, et les comités n'en restaient pas moins en fonctions.

C'est dans ces momens d'une soumission absolue que les âmes exaspérées éclatent, et que les coups de poignard sont à redouter pour les autorités despotiques. Il se trouvait alors à Paris un homme, employé comme garçon de bureau à la loterie nationale, qui avait été autrefois au service de plusieurs grandes familles, et qui éprouvait une violente haine contre le régime actuel. Il était âgé de cinquante ans, et se nommait Ladmiral. Il avait formé le projet d'assassiner l'un des membres les plus influens du comité de salut public, Robespierre ou Collot-d'Herbois. Depuis quelque temps il s'était logé dans la même maison que Collot d'Herbois, rue Favart, et il hésitait entre Collot et Robespierre. Le 3 prairial (22 mai), résolu de frapper Robespierre, il se rendit au comité de salut public, et l'attendit toute la journée dans la galerie qui aboutissait à la salle du comité. N'ayant pu l'y rencontrer, il était revenu chez lui, et s'était placé dans l'escalier afin de frapper Collot-d'Herbois. Vers minuit, Collot rentrait et montait son escalier, lorsque Ladmiral lui tire un coup de pistolet à bout portant. Le pistolet fait faux feu. Ladmiral tire un second coup, et l'arme se refuse encore à son dessein. Il tire une troisième fois; cette fois le coup part, mais il n'atteint que les murailles; alors une lutte s'engage. Collot-d'Herbois crie à l'assassin. Heureusement pour lui une patrouille passait dans la rue, elle accourt à ce bruit; Ladmiral prend la fuite alors, remonte dans sa chambre, et s'y enferme. On le suit et on veut enfoncer la porte. Il déclare qu'il est armé, et qu'il va faire feu sur ceux qui se présenteront pour le saisir. Cette menace n'intimide pas la patrouille. On force la porte; un serrurier, nommé Geffroy, s'avance le premier, et reçoit un coup de fusil qui le blesse presque mortellement. Ladmiral est aussitôt arrêté et conduit en prison. Interrogé par Fouquier-Tinville, il raconte sa vie, ses projets, et les tentatives qu'il a faites pour frapper Robespierre avant de songer à Collot-d'Herbois. On lui demande qui l'a porté à commettre ce crime. Il répond avec fermeté que ce n'est point un crime; que c'est un service qu'il a voulu rendre à son pays; que lui seul a conçu ce projet sans aucune suggestion étrangère, et que son unique regret est de n'avoir pas réussi.

Le bruit de cette tentative se répand avec rapidité, et, suivant l'usage, elle augmente la puissance de ceux contre lesquels elle était dirigée. Barrère s'empresse le lendemain, 4 prairial, de venir à la convention faire le récit de cette nouvelle machination de Pitt. «Les factions intérieures, dit-il, ne cessent de correspondre avec ce gouvernement marchand de coalitions, acheteur d'assassinats, qui poursuit la liberté comme sa plus grande ennemie. Tandis que nous mettons à l'ordre du jour la justice et la vertu, les tyrans coalisés mettent à l'ordre du jour le crime et l'assassinat. Partout vous trouverez le fatal génie de l'Anglais: dans nos marchés, dans nos achats, sur les mers, dans le continent, chez les roitelets de l'Europe comme dans nos cités. C'est la même tête qui dirige les mains qui assassinent Basseville à Rome, les marins français dans le port de Gênes, les Français fidèles en Corse; c'est la même tête qui dirige le fer contre Lepelletier et Marat, la guillotine sur Chalier, et les armes à feu sur Collot-d'Herbois.» Barrère produit ensuite des lettres de Londres et de Hollande qui ont été interceptées, et qui annoncent que les complots de Pitt sont dirigés contre les comités et particulièrement contre Robespierre. Une de ces lettres dit en substance: «Nous craignons beaucoup l'influence de Robespierre. Plus le gouvernement français républicain sera concentré, plus il aura de force, et plus il sera difficile de le renverser.»

Une pareille manière de présenter les faits était bien propre à exciter le plus vif intérêt en faveur des comités, et surtout de Robespierre, et à identifier leur existence avec celle de la république. Barrère raconte ensuite le fait avec toutes ses circonstances, parle de l'empressement attendrissant que les autorités constituées ont montré pour protéger la représentation nationale, et raconte en termes magnifiques la conduite du citoyen Geffroy, qui a reçu une blessure grave en saisissant l'assassin. La convention couvre d'applaudissemens le rapport de Barrère; elle ordonne des recherches pour s'assurer si Ladmiral n'aurait pas des complices; elle décrète des remerciemens pour le citoyen Geffroy, et décide, pour le récompenser, que le bulletin de ses blessures sera lu tous les jours à la tribune. Couthon fait ensuite un discours fulminant, pour demander que le rapport de Barrère soit traduit en toutes les langues, et répandu dans tous les pays. «Pitt, Cobourg, s'écrie-t-il, et vous tous, lâches et petits tyrans, qui regardez le monde comme votre héritage, et qui, dans les derniers instans de votre agonie, vous débattez avec tant de fureur, aiguisez, aiguisez vos poignards; nous vous méprisons trop pour vous craindre, et vous savez bien que nous sommes trop grands pour vous imiter.» La salle retentit d'applaudissemens. Couthon ajoute: «Mais la loi dont le règne vous épouvante a son glaive levé sur vous: elle vous frappera tous. Le genre humain a besoin de cet exemple, et le ciel, que vous outragez, l'a ordonné!»

Collot-d'Herbois arrive alors comme pour recevoir les marques d'intérêt de l'assemblée; il est accueilli par des acclamations redoublées, et il a peine à se faire entendre. Robespierre, beaucoup plus adroit, ne paraît pas, et semble se soustraire aux hommages qui l'attendent.

Dans cette même journée du 4, une jeune fille, nommée Cécile Renault, se présente à la porte de Robespierre, avec un paquet sous le bras; elle demande à le voir; et insiste avec force pour être introduite auprès de lui. Elle dit qu'un fonctionnaire public doit toujours être prêt à recevoir ceux qui ont à l'entretenir, et finit même par injurier les hôtes de Robespierre, les Duplaix, qui ne voulaient pas la recevoir. Aux instances de cette jeune fille, et à son air étrange, on conçoit des soupçons; on se saisit d'elle, et on la livre à la police. On ouvre son paquet, et on y trouve des hardes et deux couteaux. Aussitôt on prétend qu'elle a voulu assassiner Robespierre, on l'interroge; elle s'explique avec autant d'assurance que Ladmiral. On lui demande ce qu'elle voulait de Robespierre, elle dit que c'était pour voir comment était fait un tyran. On la presse, on veut savoir pourquoi ce paquet, pourquoi ces hardes, ces couteaux; elle répond qu'elle n'a voulu faire aucun usage des couteaux; que quant aux hardes, elle s'en était munie parce qu'elle s'attendait à être conduite en prison, et de la prison à la guillotine. Elle ajoute qu'elle est royaliste, parce qu'elle aime mieux un roi que cinquante mille. On insiste davantage, on lui fait de nouvelles questions, mais elle refuse de répondre, et demande à être conduite à l'échafaud.

Il suffisait de ces indices pour en conclure que la jeune Renault était un des assassins armés contre Robespierre. A ce dernier fait vint s'en ajouter un autre. Le lendemain, à Choisy-sur-Seine, un citoyen racontait dans un café la tentative d'assassinat commise sur Collot-d'Herbois, et se réjouissait de ce qu'elle n'avait pas réussi. Un nommé Saintanax, moine, qui écoutait ce récit, répond qu'il est malheureux que ces scélérats du comité aient échappé, mais qu'il espère que tôt ou tard ils seront atteints. On s'empare sur-le-champ du malheureux, et on le traduit dans la nuit même à Paris. C'était plus qu'il n'en fallait pour supposer de vastes ramifications; on prétendit qu'il y avait une bande d'assassins préparée, on s'empressa d'accourir autour des membres du comité, on les engagea à se garder, et à veiller sur leurs jours si précieux à la patrie. Les sections s'assemblèrent, et envoyèrent de nouveau des députations et des adresses à la convention. Elles disaient que parmi les miracles que la Providence avait faits en faveur de la république, la manière dont Robespierre et Collot-d'Herbois venaient d'échapper aux coups des assassins n'était pas le moindre. L'une d'elles proposa même de fournir une garde de vingt-cinq hommes pour veiller sur les jours des membres du comité.

Le surlendemain était le jour où s'assemblaient les jacobins. Robespierre et Collot-d'Herbois s'y rendirent, et furent reçus avec un enthousiasme extrême. Quand le pouvoir a su s'assurer une soumission générale, il n'a qu'à laisser faire les âmes basses, elles viennent achever elles-mêmes l'oeuvre de sa domination, et y ajouter un culte et des honneurs divins. On regardait Robespierre et Collot-d'Herbois avec une avide curiosité.—«Voyez, disait-on, ces hommes précieux, le Dieu des hommes libres les a sauvés; il les a couverts de son égide, et les a conservés à la république! Il faut leur faire partager les honneurs que la France a décernés aux martyrs de la liberté; elle aura ainsi la satisfaction de les honorer, sans avoir à pleurer sur leur urne funèbre.» Collot prend le premier la parole avec sa véhémence ordinaire, et dit que l'émotion qu'il éprouve dans le moment lui prouve combien il est doux de servir la patrie, même au prix des plus grands périls. «Il recueille, dit-il, cette vérité que celui qui a couru quelque danger pour son pays reçoit de nouvelles forces du fraternel intérêt qu'il inspire. Ces applaudissemens bienveillans sont un nouveau pacte d'union entre toutes les âmes fortes. Les tyrans réduits aux abois, et sentant leur fin approcher, veulent en vain recourir aux poignards, au poison, au guet-apens, les républicains ne s'intimideront pas. Les tyrans ne savent-ils pas que lorsqu'un patriote expire sous leurs coups, c'est sur sa tombe que les patriotes qui lui survivent jurent la vengeance du crime et l'éternité de la liberté?»

Collot achève au milieu des applaudissemens. Bentabolle demande que le président donne à Collot et à Robespierre l'accolade fraternelle, au nom de toute la société. Legendre, avec l'empressement d'un homme qui avait été ami de Danton, et qui était obligé à plus de bassesse pour faire oublier cette amitié, dit que la main du crime s'est levée pour frapper la vertu, mais que le Dieu de la nature a empêché que le forfait fût consommé; Il engage tous les citoyens à former une garde autour des membres du comité, et s'offre à veiller le premier sur leurs jours précieux. Dans ce moment, des sections demandent à être introduites dans la salle; l'empressement est extrême, mais la foule est si grande qu'on est obligé de les laisser à la porte.

On offrait au comité les insignes du pouvoir souverain, et c'était le moment de les repousser. Il suffit à des chefs adroits de se les faire offrir, et ils doivent se donner le mérite du refus. Les membres présens du comité combattent avec une indignation affectée la proposition de se donner des gardes. Couthon prend aussitôt la parole. Il s'étonne, dit-il, de la proposition qui vient d'être faite aux Jacobins, et qui l'a déjà été à la convention. Il veut bien l'attribuer à des intentions pures, mais il n'y a que des despotes qui s'entourent de gardes, et les membres du comité ne veulent point être assimilés à des despotes. Ils n'ont pas besoin de gardes pour les défendre. C'est la vertu, c'est la confiance du peuple et la Providence qui veillent sur leurs jours; il ne leur faut pas d'autres garanties pour leur sûreté. D'ailleurs ils sauront mourir à leur poste et pour la liberté.

Legendre se hâte de justifier sa proposition. Il dit qu'il n'a pas voulu précisément donner une garde organisée aux membres du comité, mais engager les bons citoyens à veiller sur leurs jours; que si du reste il s'est trompé, il se rétracte et que son intention a été pure. Robespierre lui succède à la tribune. C'est pour la première fois qu'il prend la parole. Des applaudissemens éclatent, et se prolongent long-temps; enfin on fait silence, et on lui permet de se faire entendre. «Je suis, dit-il, un de ceux que les événemens qui se sont passés doivent le moins intéresser, cependant je ne puis me défendre de quelques réflexions. Que les défenseurs de la liberté soient en butte aux poignards de la tyrannie, il fallait s'y attendre. Je l'avais déjà dit: si nous battons les ennemis, si nous déjouons les factions, nous serons assassinés. Ce que j'avais prévu est arrivé: les soldats des tyrans ont mordu la poussière, les traîtres ont péri sur l'échafaud, et les poignards ont été aiguisés contre nous. Je ne sais quelle impression doivent vous faire éprouver ces événemens, mais voici celle qu'ils ont produite sur moi. J'ai senti qu'il était plus facile de nous assassiner que de vaincre nos principes et de subjuguer nos armées. Je me suis dit que plus la vie des défenseurs du peuple est incertaine et précaire, plus ils doivent se hâter de remplir leurs derniers jours d'actions utiles à la liberté. Moi, qui ne crois pas à la nécessité de vivre, mais seulement à la vertu et à la Providence, je me trouve placé dans un état où sans doute les assassins n'ont pas voulu me mettre; je me sens plus indépendant que jamais de la méchanceté des hommes. Les crimes des tyrans et le fer des assassins m'ont rendu plus libre et plus redoutable pour tous les ennemis du peuple; mon âme est plus disposée que jamais à dévoiler les traîtres, et à leur arracher le masque dont ils osent se couvrir. Français, amis de l'égalité, reposez-vous sur nous du soin d'employer le peu de vie que la Providence nous accorde à combattre les ennemis qui nous environnent!» Les acclamations redoublent après ce discours, et des transports éclatent dans toutes les parties de la salle. Robespierre, après avoir joui quelques instans de cet enthousiasme, prend encore une fois la parole contre un membre de la société, qui avait demandé qu'on rendît des honneurs civiques à Geffroy. Il rapproche cette motion de celle qui tendait à donner des gardes aux membres des comités, et soutient que ces motions ont pour but d'exciter l'envie et la calomnie contre le gouvernement, en l'accablant d'honneurs superflus. En conséquence il propose et fait prononcer l'exclusion contre celui qui avait demandé pour Geffroy les honneurs civiques.

Au degré de puissance auquel il était parvenu, le comité devait tendre à écarter les apparences de la souveraineté. Il exerçait une dictature absolue, mais il ne fallait pas qu'on s'en aperçût trop; et tous les dehors, toutes les pompes du pouvoir, ne pouvaient que le compromettre inutilement. Un soldat ambitieux qui est maître par son épée, et qui veut un trône, se hâte de caractériser son autorité le plus tôt qu'il peut, et d'ajouter les insignes de la puissance à la puissance même; mais les chefs d'un parti qui ne gouvernent ce parti que par leur influence, et qui veulent en rester maîtres, doivent le flatter toujours, rapporter sans cesse à lui le pouvoir dont ils jouissent, et, tout en le gouvernant, paraître lui obéir.

Le membres du comité de salut public, chefs de la Montagne, ne devaient pas s'isoler d'elle et de la convention, et devaient repousser au contraire tout ce qui paraîtrait les élever trop au-dessus de leurs collègues. Déjà on s'était ravisé, et l'étendue de leur puissance frappait les esprits, même dans leur propre parti. Déjà on voyait en eux des dictateurs, et c'était Robespierre surtout dont la haute influence commençait à offusquer les yeux. On s'habituait à dire, non plus, le comité le veut, mais Robespierre le veut. Fouquier-Tinville disait à un individu qu'il menaçait du tribunal révolutionnaire: Si Robespierre le veut, tu y passeras. Les agens du pouvoir nommaient sans cesse Robespierre dans leurs opérations, et semblaient rapporter tout à lui, comme à la cause de laquelle tout émanait. Les victimes ne manquaient pas de lui imputer leurs maux, et dans les prisons on ne voyait qu'un oppresseur, Robespierre. Les étrangers eux-mêmes dans leurs proclamations appelaient les soldats français soldats de Robespierre. Cette expression se trouvait dans une proclamation du duc d'York. Sentant combien était dangereux l'usage qu'on faisait de son nom, Robespierre s'empressa de prononcer à la convention un discours, pour repousser ce qu'il appelait des insinuations perfides, dont le but était de le perdre; il le répéta aux Jacobins, et il s'attira les applaudissemens qui accueillaient toutes ses paroles. Le Journal de la Montagne et le Moniteur, ayant le lendemain répété ce discours, et ayant dit que c'était un chef-d'oeuvre dont l'analyse était impossible, parce que chaque mot valait une phrase, et chaque phrase une page, il s'emporta vivement, et vint le lendemain se plaindre aux Jacobins des journaux qui flagornaient avec affectation les membres du comité, afin de les perdre en leur donnant les apparences de la toute-puissance. Les deux journaux furent obligés de se rétracter, et de s'excuser d'avoir loué Robespierre, en assurant que leurs intentions étaient pures.

Robespierre avait de la vanité, mais il n'était pas assez grand pour être ambitieux. Avide de flatteries et de respects, il s'en nourrissait, et se justifiait de les recevoir en assurant qu'il ne voulait pas de la toute-puissance. Il avait autour de lui une espèce de cour composée de quelques hommes, mais surtout de beaucoup de femmes, qui lui prodiguaient les soins les plus délicats. Toujours empressées à sa porte, elles témoignaient pour sa personne la sollicitude la plus constante; elles ne cessaient de célébrer entre elles sa vertu, son éloquence, son génie; elles l'appelaient un homme divin et au-dessus de l'humanité. Une vieille marquise était la principale de ces femmes, qui soignaient en véritables dévotes ce pontife sanglant et orgueilleux. L'empressement des femmes est toujours le symptôme le plus sûr de l'engouement public. Ce sont elles qui, par leurs soins actifs, leurs discours, leurs sollicitudes, se chargent d'y ajouter le ridicule.

Aux femmes qui adoraient Robespierre s'était jointe une secte ridicule et bizarre, formée depuis peu. C'est au moment de l'abolition des cultes que les sectes abondent, parce que le besoin impérieux de croire cherche à se repaître d'autres illusions, à défaut de celles qui sont détruites. Une vieille femme dont le cerveau s'était enflammé dans les prisons de la Bastille, et qui se nommait Catherine Théot, se disait mère de Dieu, et annonçait la prochaine apparition d'un nouveau Messie. Il devait, suivant elle, apparaître au milieu des bouleversemens, et, au moment où il paraîtrait, commencerait une vie éternelle pour les élus. Ces élus devaient propager leur croyance par tous les moyens, et exterminer les ennemis du vrai Dieu. Le chartreux dom Gerle, qui figura sous la constituante et dont l'imagination faible avait été égarée par des rêves mystiques, était l'un des deux prophètes, Robespierre était l'autre. Son déisme lui avait sans doute valu cet honneur. Catherine Théot l'appelait son fils chéri; les initiés le considéraient avec respect, et voyaient en lui un être surnaturel, appelé à des destinées mystérieuses et sublimes. Probablement il était instruit de leurs folies, et sans être leur complice il jouissait de leur erreur. Il est certain qu'il avait protégé dom Gerle, qu'il en recevait des visites fréquentes, et qu'il lui avait donné un certificat de civisme signé de sa main, pour le soustraire aux poursuites d'un comité révolutionnaire. Cette secte s'était fort répandue; elle avait son culte et ses pratiques, ce qui ne contribuait pas peu à sa propagation; elle se réunissait chez Catherine Théot, dans un quartier reculé de Paris, près du Panthéon. C'était là que se faisaient les initiations, en présence de la mère de Dieu, de dom Gerle et des principaux élus. Cette secte commençait à être connue, et on savait vaguement que Robespierre était pour elle un prophète. Ainsi tout contribuait à le grandir et à le compromettre.

C'était surtout parmi ses collègues que les ombrages commençaient à naître. Des divisions se prononçaient déjà, et c'était naturel, car la puissance du comité étant établie, le temps des rivalités était venu. Le comité s'était partagé en plusieurs groupes distincts. La mort de Hérault-Séchelles avait réduit à onze les douze membres qui le composaient. Jean-Bon-Saint-André et Prieur (de la Marne) n'avaient pas cessé d'être en mission. Carnot était entièrement occupé de la guerre, Prieur (de la Côte-d'Or) des approvisionnemens, Robert Lindet des subsistances. On appelait ceux-ci les gens d'examen. Ils ne prenaient aucune part ni à la politique ni aux rivalités. Robespierre, Saint-Just, Couthon, s'étaient rapprochés. Une espèce de supériorité d'esprit et de manières, le grand cas qu'ils semblaient faire d'eux-mêmes, et le mépris qu'ils semblaient avoir pour leurs autres collègues, les avaient portés à se ranger à part; on les nommait les gens de la haute main. Barrère n'était à leurs yeux qu'un être faible et pusillanime, ayant de la facilité au service de tout le monde, Collot-d'Herbois qu'un déclamateur de clubs, Billaud-Varennes qu'un esprit médiocre, sombre et envieux. Ces trois derniers ne leur pardonnaient pas leurs dédains secrets. Barrère n'osait se prononcer; mais Collot-d'Herbois, et surtout Billaud, dont le caractère était indomptable, ne pouvaient dissimuler la haine dont ils commençaient à s'enflammer. Ils cherchaient à s'appuyer sur leurs collègues appelés gens d'examen, et à les mettre de leur côté. Ils pouvaient espérer un appui de la part du comité de sûreté générale, qui commençait à être importuné de la suprématie du comité de salut public. Spécialement borné à la police, et souvent surveillé ou contrôlé dans ses opérations par le comité de salut public, le comité de sûreté générale supportait impatiemment cette dépendance. Amar, Vadier, Vouland, Jagot, Louis (du Bas-Rhin), ses membres les plus cruels, étaient en même temps les plus disposés à secouer le joug. Deux de leurs collègues, qu'on appelait les écouteurs, les observaient pour le compte de Robespierre, et cet espionnage leur était devenu insupportable. Les mécontens de l'un et l'autre comité pouvaient donc se réunir et devenir dangereux pour Robespierre, Couthon et Saint-Just. Il faut bien le remarquer: c'étaient les rivalités d'orgueil et de pouvoir qui commençaient la division, et non une différence d'opinion politique, car Billaud-Varennes, Collot-d'Herbois, Vadier, Vouland, Amar, Jagot et Louis, étaient des révolutionnaires non moins redoutables que les trois adversaires qu'ils voulaient renverser.

Une circonstance indisposa encore davantage le comité de sûreté générale contre les dominateurs du comité de salut public. On se plaignait beaucoup des arrestations, qui devenaient toujours plus nombreuses, et qui étaient souvent injustes, car elles portaient contre une foule d'individus connus pour excellens patriotes; on se plaignait des rapines et des vexations des agens nombreux auxquels le comité de sûreté générale avait délégué son inquisition. Robespierre, Saint-Just et Couthon, n'osant ni faire abolir, ni faire renouveler ce comité, imaginèrent d'établir un bureau de police dans le sein du comité de salut public. C'était, sans détruire le comité de sûreté générale, envahir ses fonctions et l'en dépouiller. Saint-Just devait avoir la direction de ce bureau; mais, appelé à l'armée, il n'avait pu remplir ce soin, et Robespierre s'en était chargé à sa place. Le bureau de police élargissait ceux que faisait arrêter le comité de sûreté générale, et ce dernier comité rendait la pareille à l'autre. Cet envahissement de fonctions amena une brouille ouverte. Le bruit s'en répandit, et malgré le secret qui enveloppait le gouvernement, on sut bientôt que ses membres n'étaient pas d'accord.

D'autres mécontentemens, non moins graves, éclataient dans la convention. Elle était toujours fort soumise, mais quelques-uns de ses membres, qui avaient conçu des craintes pour eux-mêmes, recevaient du danger un peu plus de hardiesse. C'étaient d'anciens amis de Danton, compromis par leurs liaisons avec lui, et menacés quelquefois comme restes du parti des corrompus et des indulgens. Les uns avaient malversé dans leurs fonctions, et craignaient l'application du système de la vertu; les autres avaient paru opposés à un déploiement de rigueurs tous les jours croissant. Le plus compromis d'entre eux était Tallien. On disait qu'il avait malversé à la commune lorsqu'il en était membre, et à Bordeaux lorsqu'il y était en mission. On ajoutait que dans cette dernière ville il s'était laissé amollir et séduire par une jeune et belle femme qui l'avait accompagné à Paris, et qui venait d'être jetée en prison. Après Tallien on citait Bourdon (de l'Oise), compromis par sa lutte avec le parti de Saumur, et expulsé des Jacobins, conjointement avec Fabre, Camille et Philippeau; on citait encore Thuriot, exclu aussi des Jacobins; Legendre, qui, malgré ses soumissions journalières, ne pouvait se faire pardonner ses anciennes liaisons avec Danton; enfin Fréron, Barras, Lecointre, Revère, Monestier, Panis, etc., tous, ou amis de Danton, ou désapprobateurs du système suivi par le gouvernement. Ces inquiétudes personnelles se propageaient, le nombre des mécontens augmentait chaque jour, et ils étaient prêts à s'unir aux membres de l'un ou de l'autre comité qui voudraient leur tendre la main.

Le 20 prairial (8 juin) approchait; c'était le jour fixé pour la fête à l'Être suprême. Le 16, il fallait nommer un président; la convention nomma à l'unanimité Robespierre pour occuper le fauteuil. C'était lui assurer le premier rôle dans la journée du 20. Ses collègues, comme on le voit, cherchaient encore à le flatter et à l'apaiser à force d'honneurs. De vastes préparatifs avaient été faits conformément au plan conçu par David. La fête devait être magnifique. Le 20, au matin, le soleil brillait de tout son éclat. La foule, toujours prête à assister aux représentations que lui donne le pouvoir, était accourue. Robespierre se fit attendre long-temps. Il parut enfin au milieu de la convention. Il était soigneusement paré; il avait la tête couverte de plumes, et tenait à la main, comme tous les représentans, un bouquet de fleurs, de fruits et d'épis de blé. Sur son visage, ordinairement si sombre, éclatait une joie qui ne lui était pas ordinaire. Un amphithéâtre était placé au milieu du jardin des Tuileries. La convention l'occupait; à droite et à gauche, se trouvaient plusieurs groupes d'enfans, d'hommes, de vieillards et de femmes. Les enfans étaient couronnés de violette, les adolescens de myrte, les hommes de chêne, les vieillards de pampre et d'olivier. Les femmes tenaient leurs filles par la main, et portaient des corbeilles de fleurs. Vis-à-vis de l'amphithéâtre, se trouvaient des figures représentant l'Athéisme, la Discorde, l'Égoïsme. Elles étaient destinées à être brûlées. Dès que la convention eut pris sa place, une musique ouvrit la cérémonie. Le président fit ensuite un premier discours sur l'objet de la fête. «Français républicains, dit-il, il est enfin arrivé le jour à jamais fortuné que le peuple français consacre à l'Être suprême! Jamais le monde qu'il a créé ne lui offrit un spectacle aussi digne de ses regards. Il a vu régner sur la terre la tyrannie, le crime et l'imposture: il voit dans ce moment une nation entière, aux prises avec tous les oppresseurs du genre humain, suspendre le cours de ses travaux héroïques pour élever sa pensée et ses voeux vers le grand Être qui lui donna la mission de les entreprendre, et le courage de les exécuter!»

Après avoir parlé quelques minutes, le président descend de l'amphithéâtre, et, se saisissant d'une torche, met le feu aux monstres de l'Athéisme, de la Discorde et de l'Égoïsme. Du milieu de leurs cendres paraît la statue de la Sagesse, mais on remarque qu'elle est enfumée par les flammes au milieu desquelles elle vient de paraître. Robespierre retourne à sa place, et prononce un second discours sur l'extirpation des vices ligués contre la république. Après cette première cérémonie, on se met en marche pour se rendre au Champ-de-Mars. L'orgueil de Robespierre semble redoubler, et il affecte de marcher très en avant de ses collègues. Mais quelques-uns, indignés, se rapprochent de sa personne, et lui prodiguent les sarcasmes les plus amers. Les uns se moquent du nouveau pontife, et lui disent, en faisant allusion à la statue de la Sagesse, qui avait paru enfumée, que sa sagesse est obscurcie. D'autres font entendre le mot de tyran, et s'écrient qu'il est encore des Brutus. Bourdon de l'Oise lui dit ces mots: La roche Tarpéienne est près du Capitole.

Le cortège arrive enfin au Champ-de-Mars. Là se trouvait, au lieu de l'ancien autel de la patrie, une vaste montagne. Au sommet de cette montagne était un arbre: la convention s'assied sous ses rameaux. De chaque côté de la montagne se placent les différens groupes des enfans, des vieillards et des femmes. Une symphonie commence; les groupes chantent ensuite des strophes en se répondant alternativement; enfin, à un signal donné, les adolescens tirent leurs épées et jurent, dans les mains des vieillards, de défendre la patrie: les mères élèvent leurs enfans dans leurs bras; tous les assistans lèvent leurs mains vers le ciel, et les sermens de vaincre se mêlent aux hommages rendus à l'Être suprême. On retourne ensuite au jardin des Tuileries, et la fête se termine par des jeux publics.

Telle fut la fameuse fête célébrée en l'honneur de l'Être suprême. Robespierre, en ce jour, était parvenu au comble des honneurs; mais il n'était arrivé au faîte que pour en être précipité. Son orgueil avait blessé tout le monde. Les sarcasmes étaient parvenus jusqu'à son oreille, et il avait vu chez quelques-uns de ses collègues une hardiesse qui ne leur était pas ordinaire. Le lendemain il se rend au comité de salut public, et exprime sa colère contre les députés qui l'ont outragé la veille. Il se plaint de ces amis de Danton, de ces restes impurs du parti indulgent et corrompu, et en demande le sacrifice. Billaud-Varennes et Collot-d'Herbois, qui n'étaient pas moins blessés que leurs collègues du rôle que Robespierre avait joué la veille, se montrent très froids et peu empressés à le venger. Ils ne défendent pas les députés dont se plaint Robespierre, mais ils reviennent sur la dernière fête, ils expriment des craintes sur ses effets. Elle a indisposé, disent-ils, beaucoup d'esprits. D'ailleurs ces idées d'Être suprême, d'immortalité de l'âme, ces pompes semblent un retour vers les superstitions d'autrefois, et peuvent faire rétrograder la révolution. Robespierre s'irrite alors de ces remarques; il soutient qu'il n'a jamais voulu faire rétrograder la révolution, qu'il a tout fait au contraire pour accélérer sa marche. En preuve, il cite un projet de loi qu'il vient de rédiger avec Couthon, et qui tend à rendre le tribunal révolutionnaire encore plus meurtrier. Voici quel était ce projet:

Depuis deux mois il avait été question d'apporter quelques modifications à l'organisation du tribunal révolutionnaire. La défense de Danton, Camille, Fabre, Lacroix, avait fait sentir l'inconvénient des restes de formalités qu'on avait laissé exister. Tous les jours encore il fallait entendre des témoins et des avocats, et quelque briève que fût l'audition des témoins, quelque restreinte que fût la défense des avocats, néanmoins elles emportaient une grande perte de temps, et amenaient toujours un certain éclat. Les chefs de ce gouvernement, qui voulaient que tout se fît promptement et sans bruit, désiraient supprimer ces formalités incommodes. S'étant habitués à penser que la révolution avait le droit de détruire tous ses ennemis, et qu'à la simple inspection on devait les distinguer, ils croyaient qu'on ne pouvait rendre la procédure révolutionnaire trop expéditive. Robespierre, particulièrement chargé du tribunal, avait préparé la loi avec Couthon seul, car Saint-Just était absent. Il n'avait pas daigné consulter ses autres collègues du comité de salut public, et il venait seulement leur lire le projet avant de le présenter. Quoique Barrère et Collot-d'Herbois fussent tout aussi disposés que lui à en admettre les dispositions sanguinaires, ils devaient l'accueillir froidement, puisqu'il était conçu et arrêté sans leur participation. Cependant il fut convenu qu'il serait proposé le lendemain, et que Couthon en ferait le rapport. Mais aucune satisfaction ne fut accordée à Robespierre pour les outrages qu'il avait reçus la veille.

Le comité de sûreté générale ne fut pas plus consulté sur la loi que ne l'avait été le comité de salut public. Il sut qu'une loi se préparait, mais il ne fut point appelé à y prendre part. Il voulut du moins, sur cinquante jurés qui devaient être désignés, en faire nommer vingt; mais Robespierre les rejeta tous, et ne choisit que ses créatures. La proposition fut faite le 22 prairial; Couthon fut le rapporteur. Après les déclamations habituelles sur l'inflexibilité et la promptitude qui devaient être les caractères de la justice révolutionnaire, il lut le projet, qui était rédigé dans un style effrayant. Le tribunal devait se diviser en quatre sections, composées d'un président, trois juges et neuf jurés. Il était nommé douze juges, et cinquante jurés qui devaient se succéder dans l'exercice de leurs fonctions, de manière que le tribunal pût siéger tous les jours. La seule peine était la mort. Le tribunal, disait la loi, était institué pour punir les ennemis du peuple, suivant la définition la plus vague et la plus étendue des ennemis du peuple. Dans le nombre étaient compris les fournisseurs infidèles et les alarmistes qui débitaient de mauvaises nouvelles. La faculté de traduire les citoyens au tribunal révolutionnaire était attribuée aux deux comités, à la convention, aux représentans en mission, et à l'accusateur public, Fouquier-Tinville. S'il existait des preuves, soit matérielles, soit morales, il ne devait pas être entendu de témoins. Enfin, un article portait ces mots: La loi donne pour défenseurs aux patriotes calomniés des jurés patriotes; elle n'en accorde point aux conspirateurs.

Une loi qui supprimait toutes les garanties, qui bornait l'instruction à un simple appel nominal, et qui, en attribuant aux deux comités la faculté de traduire les citoyens au tribunal révolutionnaire, leur donnait aussi droit de vie et de mort; une pareille loi dut causer un véritable effroi, surtout chez les membres de la convention, déjà inquiets pour eux-mêmes. Il n'était pas dit dans le projet si les comités auraient la faculté de traduire les représentans au tribunal sans demander un décret préalable d'accusation, dès lors les comités pouvaient envoyer leurs collègues à la mort, sans autre formalité que celle de les désigner à Fouquier-Tinville. Aussi les restes de la prétendue faction des indulgens se soulevèrent, et, pour la première fois depuis long-temps, on vit une opposition se manifester dans le sein de l'assemblée. Ruamps demanda l'impression et l'ajournement du projet, disant que si cette loi était adoptée sans ajournement, il ne restait qu'à se brûler la cervelle. Lecointre de Versailles appuya l'ajournement. Robespierre se présenta aussitôt pour combattre cette résistance inattendue. «Il y a, dit-il, deux opinions aussi anciennes que notre révolution; l'une, qui tend à punir d'une manière prompte et inévitable les conspirateurs; l'autre, qui tend à absoudre les coupables: cette dernière n'a cessé de se reproduire dans toutes les occasions. Elle se manifeste de nouveau aujourd'hui, et je viens la repousser. Depuis deux mois, le tribunal se plaint des entraves qui embarrassent sa marche; il se plaint de manquer de jurés; il faut donc une loi. Au milieu des victoires de la république, les conspirateurs sont plus actifs et plus ardens que jamais; il faut les frapper. Cette opposition inattendue qui se manifeste n'est pas naturelle. On veut diviser la convention, on veut l'épouvanter.—Non, non, s'écrient plusieurs voix, on ne nous divisera pas!—C'est nous, ajoute Robespierre, qui avons toujours défendu la convention, ce n'est pas nous qu'elle a à craindre. Du reste, nous en sommes arrivés au point où l'on pourra nous tuer, mais où l'on ne nous empêchera pas de sauver la patrie.»

Robespierre ne manquait plus une seule fois de parler de poignards et d'assassins, comme s'il avait toujours été menacé. Bourdon de l'Oise lui répond, et dit que si le tribunal a besoin de jurés, on n'a qu'à adopter sur-le-champ la liste proposée, car personne ne veut arrêter la marche de la justice, mais qu'il faut ajourner le reste du projet. Robespierre remonte à la tribune, et répond que la loi n'est ni plus compliquée ni plus obscure qu'une foule d'autres qui ont été adoptées sans discussion, et que, dans un moment où les défenseurs de la liberté sont menacés du poignard, on ne devrait pas chercher à ralentir la répression dés conspirateurs. Enfin il propose de discuter toute la loi, article par article, et de siéger jusqu'au milieu de la nuit, s'il le faut, pour la décréter le jour même. La domination de Robespierre l'emporte encore; la loi est lue, et adoptée en quelques instans.

Cependant Bourdon, Tallien, tous les membres qui avaient des craintes personnelles, étaient effrayés d'une loi pareille. Les comités pouvant traduire tous les citoyens au tribunal révolutionnaire, et les membres de la représentation nationale n'en étant pas exceptés, ils tremblaient d'être enlevés tous en une nuit, et livrés à Fouquier sans que la convention même fût prévenue. Le lendemain, 23 prairial, Bourdon demande la parole. «En donnant, dit-il, aux comités de salut public et de sûreté générale le droit de traduire les citoyens au tribunal révolutionnaire, la convention n'a pas entendu sans doute que le pouvoir des comités s'étendrait sur tous ses membres, sans un décret préalable.—Non, non, s'écrie-t-on de toutes parts.—Je m'attendais, reprend Bourdon, à ces murmures; ils me prouvent que la liberté est impérissable.» Cette réflexion causa une sensation profonde. Bourdon proposa de déclarer que les membres de la convention ne pourraient être livrés au tribunal révolutionnaire sans un décret d'accusation. Les comités étaient absens; la proposition de Bourdon fut accueillie. Merlin demanda la question préalable; on murmura contre lui; mais il s'expliqua et demanda la question préalable avec un considérant, c'est que la convention n'avait pu se dessaisir du droit de décréter seule ses propres membres. Le considérant fut adopté à la satisfaction générale.

Une scène qui se passa dans la soirée donna encore plus d'éclat à cette opposition si nouvelle. Tallien et Bourdon se promenaient dans les Tuileries; des espions du comité de salut public les suivaient de très près. Tallien fatigué se retourne, les provoque, les appelle de vils espions du comité, et leur dit d'aller rapporter à leurs maîtres ce qu'ils ont vu et entendu. Cette scène causa une grande sensation. Couthon et Robespierre étaient indignés. Le lendemain ils se présentent à la convention, décidés à se plaindre vivement de la résistance qu'ils essuyaient. Delacroix et Mallarmé leur en fournissent l'occasion. Delacroix demande qu'on caractérise d'une manière plus précise ceux que la loi a qualifiés de dépravateurs des moeurs. Mallarmé demande ce qu'elle a voulu dire par ces mots: la loi ne donne pour défenseurs aux patriotes calomniés que la conscience des jurés patriotes. Couthon monte alors à la tribune, se plaint des amendemens proposés aujourd'hui. «On a calomnié, dit-il, le comité de salut public, en paraissant supposer qu'il voulait avoir la faculté d'envoyer les membres de la convention à l'échafaud. Que les tyrans calomnient le comité, c'est naturel; mais que la convention elle-même semble écouter la calomnie, une pareille injustice est insupportable, et il ne peut s'empêcher de s'en plaindre. On s'est applaudi hier d'une heureuse clameur qui prouvait que la liberté était impérissable, comme si la liberté avait été menacée. On a choisi, pour porter cette attaque, le moment où les membres du comité étaient absens. Une telle conduite est déloyale, et je propose de rapporter les amendemens adoptés hier, et ceux qu'on vient de proposer aujourd'hui.» Bourdon répond que demander des explications sur une loi n'est pas un crime; que s'il s'est applaudi d'une clameur, c'est qu'il a été satisfait de se trouver d'accord avec la convention; que si de part et d'autre on montrait la même aigreur, il serait impossible de discuter. «On m'accuse, dit-il, de parler comme Pitt et Cobourg; si je répondais de même, où en serions-nous? J'estime Couthon, j'estime les comités, j'estime la Montagne qui a sauvé la liberté.» On applaudit ces explications de Bourdon; mais ces explications étaient des excuses, et l'autorité des dictateurs était trop forte encore pour être bravée sans égards. Robespierre prend la parole, et fait un discours diffus, plein d'orgueil et d'amertume. «Montagnards, dit-il, vous serez toujours le boulevart de la liberté publique, mais vous n'avez rien de commun avec les intrigans et les pervers, quels qu'ils soient. S'ils s'efforcent de se ranger parmi vous, ils n'en sont pas moins étrangers à vos principes. Ne souffrez pas que quelques intrigans, plus méprisables que les autres, parce qu'ils sont plus hypocrites, s'efforcent d'entraîner une partie d'entre vous, et de se faire les chefs d'un parti….» Bourdon de l'Oise interrompt Robespierre en disant qu'il n'a jamais voulu se faire le chef d'un parti. Robespierre ne répond pas, et reprend: «Ce serait, dit-il, le comble de l'opprobre, si des calomniateurs, égarant nos collègues….» Bourdon l'interrompt de nouveau. «Je demande, s'écrie-t-il, qu'on prouve ce qu'on avance; on vient de dire assez clairement que j'étais un scélérat.—Je n'ai pas nommé Bourdon, répond Robespierre; malheur à qui se nomme lui-même! Oui, la Montagne est pure, elle est sublime; les intrigans ne sont pas de la Montagne.» Robespierre s'étend ensuite longuement sur les efforts qu'on fait pour effrayer les membres de la convention, et pour leur persuader qu'ils sont en danger; il dit qu'il n'y a que des coupables qui soient ainsi effrayés, et qui veuillent effrayer les autres. Il raconte alors ce qui s'est passé la veille entre Tallien et les espions, qu'il appelle des courriers du comité. Ce récit amène des explications très vives de la part de Tallien, et vaut à ce dernier beaucoup d'injures. Enfin on termine toutes ces discussions par l'adoption des demandes faites par Couthon et Robespierre. Les amendemens de la veille sont rapportés, ceux du jour sont repoussés, et l'affreuse loi du 22 reste telle qu'elle avait été proposée.

Les meneurs du comité triomphaient donc encore une fois; leurs adversaires tremblaient. Tallien, Bourdon, Ruamps, Delacroix, Mallarmé, tous ceux qui avaient fait des objections à la loi, se croyaient perdus, et craignaient à chaque instant d'être arrêtés. Bien que le décret préalable de la convention fût nécessaire pour la mise en accusation, elle était encore tellement intimidée qu'elle pouvait accorder tout ce qu'on lui demanderait. Elle avait rendu le décret contre Danton; elle pouvait bien le rendre encore contre ceux de ses amis qui lui survivaient. Le bruit se répandit que la liste était faite; on portait le nombre des victimes à douze, puis à dix-huit. On les nommait. Bientôt l'effroi se répandit, et plus de soixante membres de la convention ne couchaient plus chez eux.

Cependant un obstacle s'opposait à ce qu'on disposât de leur vie aussi aisément qu'ils le craignaient. Les chefs du gouvernement étaient divisés. On a déjà vu que Billaud-Varennes, Collot, Barrère, avaient froidement répondu aux premières plaintes de Robespierre contre ses collègues. Les membres du comité de sûreté générale lui étaient plus opposés que jamais, car ils venaient d'être éloignés de toute coopération à la loi du 22, et il paraît même que quelques-uns d'entre eux étaient menacés. Robespierre et Couthon poussaient l'exigence fort loin; ils auraient voulu sacrifier un grand nombre de députés; ils parlaient de Tallien, Bourdon de l'Oise, Thuriot, Rovère, Lecointre, Panis, Monestier, Legendre, Fréron, Barras; ils demandaient même Cambon, dont la renommée financière les gênait, et qui avait paru opposé à leurs cruautés; enfin ils auraient voulu porter leurs coups jusque sur plusieurs membres de la Montagne les plus prononcés, tels que Duval, Audouin, Léonard Bourdon. Les membres du comité de salut public, Billaud, Collot, Barrère, et tous ceux du comité de sûreté générale, refusaient d'y consentir. Le danger, en s'étendant sur un aussi grand nombre de têtes, pouvait finir bientôt par les menacer eux-mêmes.

Ils étaient dans ces dispositions hostiles, et peu portés à s'entendre sur un nouveau sacrifice, lorsqu'une dernière circonstance amena une rupture définitive. Le comité de sûreté générale avait fait la découverte des assemblées qui se tenaient chez Catherine Théot. Il avait appris que cette secte extravagante faisait de Robespierre un prophète, et que celui-ci avait donné un certificat de civisme à dom Gerle. Aussitôt Vadier, Vouland, Jagot, Amar, résolurent de se venger, en présentant cette secte comme une réunion de conspirateurs dangereux, en la dénonçant à la convention, et en faisant partager ainsi à Robespierre le ridicule et l'odieux qui s'attacheraient à elle. On envoya un agent, Sénart, qui, sous prétexte de se faire initier, s'introduisit dans l'une des réunions. Au milieu de la cérémonie, il s'approcha d'une fenêtre, donna le signal à la force armée, et fit saisir la secte presque entière. Dom Gerle, Catherine Théot furent arrêtés. On trouva le certificat de civisme donné par Robespierre à dom Gerle; on découvrit même dans le lit de la mère de Dieu une lettre qu'elle écrivait à son fils chéri, au premier prophète, à Robespierre enfin. Quand Robespierre apprit qu'on allait poursuivre la secte, il voulut s'y opposer, et provoqua une discussion sur ce sujet dans le comité de salut public. On a déjà vu que Billaud et Collot n'étaient pas déjà très portés pour le déisme, et qu'ils voyaient avec ombrage l'usage politique que Robespierre voulait faire de cette croyance. Ils opinaient pour les poursuites. Robespierre insistant pour les empêcher, la discussion devint extrêmement vive; il essuya les expressions les plus injurieuses, ne réussit pas, et se retira en pleurant de rage. La querelle avait été si forte, que pour éviter d'être entendus de ceux qui traversaient les galeries, les membres du comité résolurent de transporter le lieu de leurs séances à l'étage supérieur. Le rapport contre la secte de Catherine Théot fut fait à la convention. Barrère, pour se venger de Robespierre à sa manière, avait rédigé secrètement le rapport que Vouland devait prononcer. La secte y était représentée comme aussi ridicule qu'atroce. La convention, tantôt révoltée, tantôt égayée par le tableau tracé par Barrère, décréta d'accusation les principaux chefs de la secte, et les envoya au tribunal révolutionnaire.

Robespierre, indigné et de la résistance qu'il rencontrait, et des propos injurieux qu'il avait essuyés, renonça de paraître au comité, et résolut de ne plus prendre part à ses délibérations. Il se retira dans les derniers jours de prairial (milieu de juin). Cette retraite prouve de quelle nature était son ambition. Un ambitieux n'a jamais d'humeur; il s'irrite par les obstacles, s'empare du pouvoir, et en écrase ceux qui l'ont outragé. Un rhéteur faible et vaniteux se dépite, et cède quand il ne trouve plus ni flatteries ni respects. Danton s'était retiré par paresse et dégoût, Robespierre par vanité blessée. Cette retraite lui fut aussi funeste qu'à Danton. Couthon restait seul contre Billaud-Varennes, Collot-d'Herbois, Barrère, et ces derniers allaient s'emparer de toutes les affaires.

Ces divisions n'étaient pas encore ébruitées; on savait seulement que les comités de salut public et de sûreté générale n'étaient pas d'accord; on était enchanté de cette mésintelligence, on espérait qu'elle empêcherait de nouvelles proscriptions. Ceux qui étaient menacés se rapprochaient du comité de sûreté générale, le flattaient, l'imploraient, et avaient même reçu de quelques membres les promesses les plus rassurantes. Élie, Lacoste, Moyse Bayle, Lavicomterie, Dubarran, les meilleurs des membres du comité de sûreté générale, avaient promis de refuser leur signature à toute nouvelle liste de proscription.

Au milieu de ces luttes, les jacobins étaient toujours dévoués à Robespierre; ils n'établissaient pas encore de distinction entre les divers membres du comité, entre Couthon, Robespierre, Saint-Just d'un côté, et Billaud-Varennes, Collot, Barrère de l'autre. Ils ne voyaient que le gouvernement révolutionnaire d'une part, et de l'autre quelques restes de la faction des indulgens, quelques amis de Danton, qui, à propos de la loi du 22 prairial, venaient de s'élever contre ce gouvernement salutaire. Robespierre, qui avait défendu ce gouvernement en défendant la loi, était toujours pour eux le premier et le plus grand citoyen de la république: tous les autres n'étaient que des intrigans qu'il fallait achever de détruire. Aussi ne manquèrent-ils pas d'exclure Tallien de leur comité de correspondance, parce qu'il n'avait pas répondu aux accusations dirigées contre lui dans la séance du 24. Dès ce jour, Collot et Billaud-Varennes, sentant l'influence de Robespierre, s'abstinrent de paraître aux Jacobins. Qu'auraient-ils pu dire? Ils n'auraient pu exposer leurs griefs tout personnels, et faire le public juge entre leur orgueil et celui de Robespierre. Il ne leur restait qu'à se taire et à attendre. Robespierre et Couthon avaient donc le champ libre. Le bruit d'une nouvelle proscription ayant produit un effet dangereux, Couthon se hâta de démentir devant la société les projets qu'on leur supposait contre vingt-quatre et même soixante membres de la convention. «Les ombres de Danton, d'Hébert, de Chaumette, se promènent, dit-il, encore parmi nous; elles cherchent à perpétuer le trouble et la division. Ce qui s'est passé dans la séance du 24 en est un exemple frappant; on veut diviser le gouvernement, discréditer ses membres, en les peignant comme des Sylla et des Néron; on délibère en secret, on se réunit, on forme de prétendues listes de proscription, on effraie les citoyens pour en faire des ennemis de l'autorité publique. On répandait, il y a peu de jours, le bruit que les comités devaient faire arrêter dix-huit membres de la convention; déjà même on les nommait. Défiez-vous de ces insinuations perfides; ceux qui répandent ces bruits sont des complices d'Hébert et de Danton; ils craignent la punition de leur conduite criminelle; ils cherchent à s'accoler des gens purs, dans l'espoir que, cachés derrière eux, ils pourront aisément échapper à l'oeil de la justice. Mais rassurez-vous, le nombre des coupables est heureusement très petit; il n'est que de quatre, de six peut-être; et ils seront frappés, car le temps est venu de délivrer la république des derniers ennemis qui conspirent contre elle. Reposez-vous de son salut sur l'énergie et la justice des comités.»

Il était adroit de réduire à un petit nombre les proscrits que Robespierre voulait frapper. Les jacobins applaudirent, suivant l'usage, le discours de Couthon; mais ce discours ne rassura aucune des victimes menacées, et ceux qui se croyaient en péril n'en continuèrent pas moins de coucher hors de leurs maisons. Jamais la terreur n'avait été plus grande, non-seulement dans la convention, mais dans les prisons, et par toute la France.

Les cruels agens de Robespierre, l'accusateur Fouquier-Tinville, le président Dumas, s'étaient emparés de la loi du 22 prairial, et allaient s'en servir pour ravager les prisons. Bientôt, disait Fouquier, on mettra sur leurs portes cet écriteau: Maison à louer. Le projet était de se délivrer de la plus grande partie des suspects. On s'était accoutumé à les considérer comme des ennemis irréconciliables, qu'il fallait détruire pour le salut de la république. Immoler des milliers d'individus n'ayant d'autre tort que de penser d'une certaine manière, et souvent même ne pensant pas autrement que leurs persécuteurs, semblait une chose toute naturelle, par l'habitude qu'on avait prise de se détruire les uns les autres. La facilité à faire mourir et à mourir soi-même était devenue extraordinaire. Sur les champs de bataille, sur l'échafaud, des milliers d'hommes périssaient chaque jour, et on n'en était plus étonné. Les premiers meurtres commis en 93 provenaient d'une irritation réelle et motivée par le danger. Aujourd'hui les périls avaient cessé, la république était victorieuse, on n'égorgeait plus par indignation, mais par l'habitude funeste qu'on avait contractée du meurtre. Cette machine formidable qu'on fut obligé de construire pour résister à des ennemis de toute espèce commençait à n'être plus nécessaire; mais une fois mise en action, on ne savait plus l'arrêter. Tout gouvernement doit avoir son excès, et ne périt que lorsqu'il a atteint cet excès. Le gouvernement révolutionnaire ne devait pas finir le jour même où les ennemis de la république seraient assez terrifiés; il devait aller au-delà, il devait s'exercer jusqu'à ce qu'il eût révolté tous les coeurs par son atrocité même. Les choses humaines ne vont pas autrement. Pourquoi d'affreuses circonstances avaient-elles obligé de créer un gouvernement de mort, qui ne régnerait et ne vaincrait que par la mort?

Ce qui est plus effrayant encore, c'est que lorsque le signal est donné, lorsque l'idée est établie qu'il faut sacrifier des vies, et qu'en les sacrifiant on sauvera l'état, tout se dispose pour ce but affreux avec une singulière facilité. Chacun agit sans remords, sans répugnance; on s'habitue à cela comme le juge à envoyer des coupables au supplice, le médecin à voir des êtres souffrans sous son instrument, le général à ordonner le sacrifice de vingt mille soldats. On se fait un affreux langage suivant ses nouvelles oeuvres; on sait même le rendre gai, on trouve des mots piquans pour exprimer des idées sanguinaires. Chacun marche, entraîné, étourdi avec l'ensemble; et on voit des hommes, qui la veille s'occupaient doucement des arts et du commerce, s'occuper avec la même facilité de mort et de destruction.

Le comité avait donné le signal par la loi du 22; Dumas et Fouquier l'avaient trop bien compris. Il fallait cependant des prétextes pour immoler tant de malheureux. Quel crime pouvait-on leur supposer, lorsque la plupart d'entre eux étaient des citoyens paisibles, inconnus, qui n'avaient jamais donné à l'état aucun signe de vie? On imagina que, plongés dans les prisons, ils devaient songer à en sortir, que leur nombre devait leur inspirer le sentiment de leurs forces, et leur donner l'idée de s'en servir pour se sauver. La prétendue conspiration de Dillon fut le germe de cette idée, qu'on développa d'une manière atroce. On se servit de quelques misérables qui étaient détenus, et qui consentirent à jouer le rôle infâme de délateurs. Ils désignèrent au Luxembourg cent soixante prisonniers qui, disaient-ils, avaient pris part au complot de Dillon. On se procura quelques-uns de ces faiseurs de listes dans toutes les autres maisons d'arrêt, et ils dénoncèrent dans chacune cent ou deux cents individus comme complices de la conspiration des prisons. Une tentative d'évasion faite à la Force ne servit qu'à autoriser cette fable indigne, et sur-le-champ on commença à envoyer des centaines de malheureux au tribunal révolutionnaire. On les acheminait des diverses prisons à la Conciergerie, pour aller de là au tribunal et à l'échafaud. Dans la nuit du 18 au 19 messidor (6 juin), on traduisit les cent soixante désignés au Luxembourg. Ils tremblaient en entendant cet appel; ils ne savaient ce qu'on leur imputait, et ce qu'ils voyaient de plus probable, c'était la mort qu'on leur réservait. L'affreux Fouquier, depuis qu'il était nanti de la loi du 22, avait opéré de grands changemens dans la salle du tribunal. Au lieu des sièges des avocats, et du banc des accusés qui ne contenait que 18 ou 20 places, il avait fait construire un amphithéâtre qui pouvait contenir cent ou cent cinquante accusés à la fois. Il appelait cela ses petits gradins. Poussant son ardeur jusqu'à une espèce d'extravagance, il avait fait élever l'échafaud dans la salle même du tribunal, et il se proposait de faire juger en une même séance les cent soixante accusés du Luxembourg.

Le comité de salut public, en apprenant l'espèce de délire de son accusateur public, l'envoya chercher, lui ordonna de faire enlever l'échafaud de la salle où il était dressé, et lui défendit de traduire plus de soixante individus à la fois. Tu veux donc, lui dit Collot-d'Herbois dans un transport de colère, démoraliser le supplice? Il faut cependant remarquer que Fouquier a prétendu le contraire, et soutenu que c'était lui qui avait demandé le jugement des cent soixante en trois fois. Cependant tout prouve que c'est le comité qui fut moins extravagant que son ministre, et qui réprima son délire. Il fallut renouveler une seconde fois à Fouquier-Tinville l'ordre d'enlever la guillotine de la salle du tribunal.

Les cent soixante furent partagés en trois troupes, jugés et exécutés en trois jours. La procédure était devenue aussi expéditive et aussi affreuse que celle qui s'employait dans le guichet de l'Abbaye dans les nuits des 2 et 3 septembre. Les charrettes, commandées pour tous les jours, attendaient dès le matin dans la cour du Palais-de-Justice, et les accusés pouvaient les voir en montant au tribunal. Le président Dumas, siégeant comme un furieux, avait deux pistolets sur la table. Il demandait aux accusés leur nom seulement, et y ajoutait à peine une question fort générale. Dans l'interrogatoire des cent soixante, le président dit à l'un d'eux, Dorival: Connaissez-vous la conspiration?—Non.—Je m'attendais que vous feriez cette réponse, mais elle ne réussira pas. A un autre. Il s'adresse au nommé Champigny: N'êtes-vous pas ex-noble?—Oui.—A un autre. A Guédreville: Êtes-vous prêtre?—Oui, mais j'ai prêté le serment.—Vous n'avez plus la parole. A un autre. Au nommé Ménil: N'étiez-vous pas domestique de l'ex-constituant Menou?—Oui.—A un autre. Au nommé Vély: N'étiez-vous pas architecte de Madame?—Oui, mais j'ai été disgracié en 1788.—A un autre. A Gondrecourt: N'avez-vous pas votre beau-père au Luxembourg?—Oui.—A un autre. A Durfort: N'étiez-vous pas garde-du-corps?—Oui, mais j'ai été licencié en 1789.—A un autre.

C'est ainsi que s'instruisait le procès de ces malheureux. La loi portait qu'on ne serait dispensé de faire entendre des témoins que lorsqu'il y aurait des preuves matérielles ou morales; néanmoins on n'en faisait jamais appeler, prétendant toujours qu'il existait des preuves de cette espèce. Les jurés ne se donnaient pas même la peine de rentrer dans la salle du conseil. Ils opinaient à l'audience même, et le jugement était aussitôt prononcé. Les accusés avaient eu à peine le temps de se lever et d'énoncer leurs noms. Un jour, il y en eut un dont le nom n'était pas sur la liste des accusés, et qui dit au tribunal: «Je ne suis pas accusé, mon nom n'est pas dans votre liste.—Eh qu'importe! lui dit Fouquier; donne-le vite.» Il le donna, et fut envoyé à la mort comme les autres. La plus grande négligence régnait dans cette espèce d'administration barbare. Souvent on omettait, par l'effet de la grande précipitation, de signifier les actes d'accusation, et on les donnait aux accusés à l'audience même. On commettait les plus étranges erreurs. Un digne vieillard, Loizerolles, entend prononcer à côté de son nom les prénoms de son fils; il se garde de réclamer, et il est envoyé à la mort. Quelque temps après, le fils est jugé à son tour; et il se trouve qu'il aurait dû ne plus exister, car un individu ayant tous ses noms avait été exécuté: c'était son père. Il n'en périt pas moins. Plus d'une fois on appela des détenus qui avaient déjà été exécutés depuis long-temps. Il y avait des centaines d'actes d'accusation tout prêts, auxquels on ne faisait qu'ajouter la désignation des individus. On faisait de même pour les jugemens. L'imprimerie était à côté de la salle même du tribunal; les planches étaient toutes prêtes, le titre, les motifs étaient tout composés; il n'y avait que les noms à y ajouter; on les transmettait par une petite lucarne au prote. Sur-le-champ des milliers d'exemplaires étaient tirés, et allaient répandre la douleur dans les familles et l'effroi dans les prisons. Les petits colporteurs venaient vendre le bulletin du tribunal sous les fenêtres des prisonniers, en criant: Voici ceux qui ont gagné à la loterie de la sainte guillotine! Les accusés étaient exécutés au sortir de l'audience, ou tout au plus le lendemain, si la journée était trop avancée.

[Illustration: L'APPEL DES CONDAMNÉS.]

Les têtes tombaient, depuis la loi du 22 prairial, par cinquante ou soixante chaque jour. Ça va bien, disait Fouquier, les têtes tombent comme des ardoises; et il ajoutait: Il faut que ça aille mieux encore la décade prochaine; il m'en faut quatre cent cinquante au moins. Pour cela, on faisait ce qu'ils appelaient des commandes aux moutons qui se chargeaient d'espionner les suspects. Ces infames étaient devenus la terreur des prisons. Enfermés comme suspects, on ne savait pas au juste quels étaient ceux d'entre eux qui se chargeaient de désigner les victimes; mais on s'en doutait à leur insolence, aux préférences qu'ils obtenaient des geôliers, aux orgies qu'ils faisaient dans les guichets avec les agens de la police. Souvent ils laissaient connaître leur importance pour en trafiquer. Ils étaient caressés, implorés par les prisonniers tremblans; ils recevaient même des sommes pour ne pas mettre un nom sur leur liste. Ils faisaient leurs choix au hasard; ils disaient de celui-ci qu'il avait tenu un propos aristocrate; de celui-là, qu'il avait bu un jour où l'on annonçait une défaite des armées; et leur seule désignation équivalait à un arrêt de mort. On portait les noms fournis par eux sur autant d'actes d'accusation, et on venait le soir signifier ces actes aux prisonniers, et les traduire à la Conciergerie. Cela s'appelait dans la langue des geôliers le journal du soir. Quand ces infortunés entendaient le roulement des tombereaux qui venaient les chercher, ils étaient dans une anxiété aussi cruelle que la mort; ils accouraient aux guichets, se collaient contre les grilles pour écouter la liste, et tremblaient d'entendre leur nom dans la bouche des huissiers. Quand ils avaient été nommés, ils embrassaient leurs compagnons d'infortune, et recevaient les adieux de mort. Souvent on voyait les séparations les plus douloureuses: c'était un père qui se détachait de ses enfans, un époux de son épouse. Ceux qui survivaient étaient aussi malheureux que ceux que l'on conduisait à la caverne de Fouquier-Tinville; ils rentraient en attendant d'être promptement réunis à leurs proches. Quand ce funeste appel était achevé, les prisons respiraient, mais jusqu'au lendemain seulement. Alors les angoisses recommençaient de nouveau, et le funeste roulement des charrettes ramenait la terreur.

Cependant la pitié publique commençait à éclater d'une manière inquiétante pour les exterminateurs. Les marchands de la rue Saint-Honoré, où passaient tous les jours les charrettes, fermaient leurs boutiques. Pour priver les victimes de ces témoignages de douleur, on transporta l'échafaud à la barrière du Trône, et on ne rencontra pas moins de pitié dans ce quartier des ouvriers que dans les rues les mieux habitées de Paris. Le peuple, dans un moment d'enivrement, peut devenir impitoyable pour des victimes qu'il égorge lui-même; mais voir expirer chaque jour cinquante et soixante malheureux, contre lesquels il n'est pas entraîné par la fureur, est un spectacle qui finit bientôt par l'émouvoir. Cependant cette pitié était silencieuse et timide encore. Tout ce que les prisons renfermaient de plus distingué avait succombé; la malheureuse soeur de Louis XVI avait été immolée à son tour; des rangs élevés on descendait déjà aux derniers rangs de la société. Nous voyons sur les listes du tribunal révolutionnaire à cette époque, des tailleurs, des cordonniers, des perruquiers, des bouchers, des cultivateurs, des limonadiers, des ouvriers même, condamnés pour sentimens et propos réputés contre-révolutionnaires. Pour donner enfin une idée du nombre des exécutions de cette époque, il suffira de dire que du mois de mars 1793, époque où le tribunal entra en exercice, jusqu'au mois de juin 1794 (22 prairial an II), il avait condamné cinq cent soixante-dix-sept personnes; et que du 10 juin (22 prairial) au 9 thermidor (27 juillet), il en condamna mille deux cent quatre-vingt-cinq; ce qui porte en tout le nombre des victimes jusqu'au 9 thermidor, à mille huit cent soixante-deux.

Cependant les exécuteurs n'étaient pas tranquilles. Dumas était troublé, et Fouquier n'osait sortir la nuit; il voyait les parens de ses victimes toujours prêts à le frapper. Traversant un jour les guichets du Louvre avec Sénart, il s'effraie d'un bruit léger; c'était un individu qui passait tout près de lui.—«Si j'avais été seul, s'écria-t-il, il me serait arrivé quelque chose.»

Dans les principales villes de France la terreur n'était pas moins grande qu'à Paris. Carrier avait été envoyé à Nantes pour y punir la Vendée. Carrier, jeune encore, était un de ces êtres médiocres et violens qui, dans l'entraînement de ces guerres civiles, deviennent des monstres de cruauté et d'extravagance. Il débuta par dire, en arrivant à Nantes, qu'il fallait tout égorger, et que, malgré la promesse de grâce faite aux Vendéens qui mettraient bas les armes, il ne fallait accorder quartier à aucun d'entre eux. Les autorités constituées ayant parlé de tenir la parole donnée aux rebelles, «Vous êtes des j…. f…., leur dit Carrier, vous ne savez pas votre métier, je vous ferai tous guillotiner;» et il commença par faire fusiller et mitrailler par troupes de cent et de deux cents les malheureux qui se rendaient. Il se présentait à la société populaire le sabre à la main, l'injure à la bouche, menaçant toujours de la guillotine. Bientôt cette société ne lui convenant plus, il la fit dissoudre. Il intimida les autorités à un tel point, qu'elles n'osaient plus paraître devant lui. Un jour elles voulaient lui parler des subsistances, il répondit aux officiers municipaux que ce n'était pas son affaire, que le premier b—— qui lui parlerait de subsistances, il lui ferait mettre la tête à bas, et qu'il n'avait pas le temps de s'occuper de leurs sottises. Cet insensé ne croyait avoir d'autre mission que celle d'égorger.

[Illustration: CARRIER À NANTES.]

Il voulait punir à la fois et les Vendéens rebelles, et les Nantais fédéralistes, qui avaient essayé un mouvement en faveur des girondins, après le siège de leur ville. Chaque jour, les malheureux qui avaient échappé au massacre du Mans et de Savenay arrivaient en foule, chassés par les armées qui les pressaient de tous côtés. Carrier les faisait enfermer dans les prisons de Nantes, et en avait accumulé là près de dix mille. Il avait ensuite formé une compagnie d'assassins, qui se répandaient dans les campagnes des environs, arrêtaient les familles nantaises, et joignaient les rapines à la cruauté. Carrier avait d'abord institué une commission révolutionnaire devant laquelle il faisait passer les Vendéens et les Nantais. Il faisait fusiller les Vendéens, et guillotiner les Nantais suspects de fédéralisme ou de royalisme. Bientôt il trouva la formalité trop longue, et le supplice de la fusillade sujet à des inconvéniens. Ce supplice était lent; il était difficile d'enterrer les cadavres. Souvent ils restaient sur le champ du carnage, et infectaient l'air à tel point, qu'une épidémie régnait dans la ville. La Loire, qui traverse Nantes, suggéra une affreuse idée à Carrier: ce fut de se débarrasser des prisonniers en les plongeant dans le fleuve. Il fit un premier essai, chargea une gabarre de quatre-vingt-dix prêtres, sous prétexte de les déporter, et la fit échouer à quelque distance de la ville. Ce moyen trouvé, il se décida à en user plus largement. Il n'employa plus la formalité dérisoire de faire passer les condamnés devant une commission: il les faisait prendre la nuit dans les prisons, par bandes de cent et deux cents, et conduire sur des bateaux. De ces bateaux on les transportait sur de petits bâtimens préparés pour cette horrible fin. On jetait les malheureux à fond de cale; on clouait les sabords, on fermait l'entrée des ponts avec des planches; puis les exécuteurs se retiraient dans des chaloupes, et des charpentiers placés dans des batelets, ouvraient les flancs des bâtimens à coups de hache, et les faisaient couler bas. Quatre ou cinq mille individus périrent de cette manière affreuse. Carrier se réjouissait d'avoir trouvé ce moyen plus expéditif et plus salubre de délivrer la république de ses ennemis. Il noya non-seulement des hommes, mais un grand nombre de femmes et d'enfans. Lorsque les familles vendéennes s'étaient dispersées après la déroute de Savenay, une foule de Nantais avaient recueilli des enfans pour les élever. «Ce sont des louveteaux» dit Carrier; et il ordonna qu'ils fussent restitués à la république. Ces malheureux enfans furent noyés pour la plupart.

La Loire était chargée de cadavres; les vaisseaux, en jetant l'ancre, soulevaient quelquefois des bateaux remplis de noyés. Les oiseaux de proie couvraient les rivages du fleuve, et se nourrissaient de débris humains. Les poissons étaient repus d'une nourriture qui en rendait l'usage dangereux, et la municipalité avait défendu d'en pêcher. A ces horreurs se joignaient une maladie contagieuse et la disette. Au milieu de ce désastre, Carrier, toujours bouillant de colère, défendait le moindre mouvement de pitié, saisissait au collet, menaçait de son sabre ceux qui venaient lui parler, et avait fait afficher que quiconque viendrait solliciter pour un détenu serait jeté en prison. Heureusement le comité de salut public venait de le remplacer, car il voulait bien l'extermination, mais sans extravagance. On évalue à quatre ou cinq mille les victimes de Carrier. La plupart étaient des Vendéens.

Bordeaux, Marseille, Toulon, expiaient leur fédéralisme. A Toulon, les représentans Fréron et Barras avaient fait mitrailler deux cents habitans, et avaient puni sur eux un crime dont les véritables auteurs s'étaient sauvés sur les escadres étrangères. Maignet exerçait dans le département de Vaucluse une dictature aussi redoutable que les autres envoyés de la convention. Il avait fait incendier le bourg de Bédouin, pour cause de révolte, et, à sa requête, le comité de salut public avait institué à Orange un tribunal révolutionnaire, dont le ressort comprenait tout le Midi. Ce tribunal était organisé sur le modèle même du tribunal révolutionnaire de Paris, avec cette différence, qu'il n'y avait point de jurés, et que cinq juges condamnaient, sur ce qu'ils appelaient des preuves morales, les malheureux que Maignet recueillait dans ses tournées. A Lyon, les sanglantes exécutions ordonnées par Collot-d'Herbois avaient cessé. La commission révolutionnaire venait de rendre compte de ses travaux, et avait fourni le nombre des acquittés et des condamnés. Mille six cent quatre-vingt-quatre individus avaient été guillotinés, fusillés ou mitraillés. Mille six cent quatre-vingt-deux avaient été mis en liberté, par la justice de la commission.

Le Nord avait aussi son proconsul. C'était Joseph Lebon. Il avait été prêtre, et avouait lui-même que dans sa jeunesse il aurait poussé le fanatisme religieux jusqu'à tuer son père et sa mère, si on le lui avait ordonné. C'était un véritable aliéné, moins féroce peut-être que Carrier, mais encore plus frappé de folie. A ses paroles, à sa conduite, on voyait que sa tête était égarée. Il avait fixé sa principale résidence à Arras. Il avait institué un tribunal avec l'autorisation du comité de salut public, et parcourait les départemens du Nord, suivi de ses juges et d'une guillotine. Il avait visité Saint-Pol, Saint-Omer, Béthune, Bapaume, Aire, etc., et avait laissé partout des traces sanglantes. Les Autrichiens s'étant approchés de Cambray, et Saint-Just ayant cru apercevoir que les aristocrates de cette ville entretenaient des liaisons cachées avec l'ennemi, il y appela Lebon, qui en quelques jours envoya à l'échafaud une multitude de malheureux, et prétendit avoir sauvé Cambray par sa fermeté. Quand Lebon avait fini ses tournées, c'est à Arras qu'il revenait. Là, il se livrait aux plus dégoûtantes orgies, avec ses juges et divers membres des clubs. Le bourreau était admis à sa table, et y était traité avec la plus grande considération. Lebon assistait aux exécutions, placé sur un balcon; de là il parlait au peuple, et faisait jouer la ça ira pendant que le sang coulait. Un jour, il venait de recevoir la nouvelle d'une victoire, il courut à son balcon, et fit suspendre l'exécution, afin que les malheureux qui allaient recevoir la mort eussent connaissance des succès de la république.

Lebon avait mis tant de folie dans sa conduite, qu'il était accusable, même devant le comité de salut public. Des habitans d'Arras s'étaient réfugiés à Paris, et faisaient tous leurs efforts pour parvenir auprès de leur concitoyen Robespierre, et lui faire entendre leurs plaintes. Quelques-uns l'avaient connu, et même obligé dans sa jeunesse; mais ils ne pouvaient parvenir à le voir. Le député Guffroy, qui était d'Arras, et qui avait un grand courage, se donna beaucoup de mouvement auprès des comités pour appeler leur attention sur la conduite de Lebon. Il eut même la noble audace de faire à la convention une dénonciation expresse. Le comité de salut public en prit connaissance, et ne put s'empêcher de mander Lebon. Cependant, comme le comité ne voulait pas désavouer ses agens, ni avoir l'air de convenir qu'on pût être trop sévère envers les aristocrates, il renvoya Lebon à Arras, et employa en lui écrivant les expressions suivantes. «Continue de faire le bien, et fais-le avec la sagesse et avec la dignité qui ne laissent point prise aux calomnies de l'aristocratie.» Les réclamations élevées contre Lebon par Guffroy, dans la convention, exigeaient un rapport du comité. Barrère en fut chargé. «Toutes les réclamations contre les représentans, dit-il, doivent être jugées par le comité, pour éviter des débats qui troubleraient le gouvernement et la convention. C'est ce que nous avons fait ici, à l'égard de Lebon; nous avons recherché les motifs de sa conduite. Ces motifs sont-ils purs? le résultat est-il utile à la révolution? profite-t-il à la liberté? les plaintes sont-elles récriminatoires, ou ne sont-elles que les cris vindicatifs de l'aristocratie? c'est ce que le comité a vu dans cette affaire. Des formes un peu acerbes ont été employées; mais ces formes ont détruit les pièges de l'aristocratie. Le comité a pu sans doute les improuver; mais Lebon a complètement battu les aristocrates et sauvé Cambray; d'ailleurs que n'est-il pas permis à la haine d'un républicain contre l'aristocratie! de combien de sentimens généreux un patriote ne trouve-t-il pas à couvrir ce qu'il peut y avoir d'acrimonieux dans la poursuite des ennemis du peuple! Il ne faut parler de la révolution qu'avec respect, des mesures révolutionnaires qu'avec égard. La liberté est une vierge dont il est coupable de soulever le voile

De tout cela il résulta que Lebon fut autorisé à continuer, et que Guffroy fut rangé parmi les censeurs importuns du gouvernement révolutionnaire, et exposé à partager leurs périls. Il était évident que le comité tout entier voulait le régime de la terreur. Robespierre, Couthon, Billaud, Collot-d'Herbois, Vadier, Vouland, Amar, pouvaient être divisés entre eux sur leurs prérogatives, sur le nombre et le choix de leurs collègues à sacrifier; mais ils étaient d'accord sur le système d'exterminer tous ceux qui faisaient obstacle à la révolution. Ils ne voulaient pas que ce système fût appliqué avec extravagance par les Lebon, les Carrier; mais ils voulaient qu'à l'exemple de ce qui se faisait à Paris, on se délivrât d'une manière prompte, sûre, et la moins bruyante possible, des ennemis qu'ils croyaient conjurés contre la république. Tout en blâmant certaines cruautés folles, ils avaient l'amour-propre du pouvoir, qui ne veut jamais désavouer ses agens; ils condamnaient ce qui se faisait à Arras, à Nantes, mais ils l'approuvaient en apparence, pour ne pas reconnaître un tort à leur gouvernement. Entraînés dans cette affreuse carrière, ils avançaient aveuglément, et ne sachant où ils allaient aboutir. Telle est la triste condition de l'homme engagé dans le mal, qu'il ne peut plus s'y arrêter. Dès qu'il commence à concevoir un doute sur la nature de ses actions, dès qu'il peut entrevoir qu'il s'égare, au lieu de rétrograder, il se précipite en avant, comme pour s'étourdir, comme pour écarter les lueurs qui l'assiègent. Pour s'arrêter, il faudrait qu'il se calmât, qu'il s'examinât, et qu'il portât sur lui-même un jugement effrayant dont aucun homme n'a le courage.

Il n'y avait qu'un soulèvement général qui pût arrêter les auteurs de cet affreux système. Dans ce soulèvement devaient entrer, et les membres des comités, jaloux du pouvoir suprême, et les montagnards menacés, et la convention indignée, et tous les coeurs révoltés de cette horrible effusion de sang. Mais, pour arriver à cette alliance de la jalousie, de la crainte, de l'indignation, il fallait que la jalousie fît des progrès dans les comités, que la crainte devînt extrême à la Montagne, que l'indignation rendît le courage à la convention et au public. Il fallait qu'une occasion fît éclater tous ces sentimens à la fois; il fallait que les oppresseurs portassent les premiers coups, pour qu'on osât les leur rendre.

L'opinion était disposée, et le moment arrivait où un mouvement au nom de l'humanité contre la violence révolutionnaire était possible. La république étant victorieuse, et ses ennemis terrifiés, on allait passer de la crainte et de la fureur à la confiance et à la pitié. C'était la première fois, dans la révolution, qu'un tel événement devenait possible. Quand les girondins, quand les dantonistes périrent, il n'était pas temps encore d'invoquer l'humanité. Le gouvernement révolutionnaire n'avait encore perdu alors ni son utilité ni son crédit.

En attendant le moment, on s'observait, et les ressentimens s'accumulaient dans les coeurs. Robespierre avait entièrement cessé de paraître au comité de salut public. Il espérait discréditer le gouvernement de ses collègues, en n'y prenant plus aucune part; il ne se montrait qu'aux Jacobins, où Billaud et Collot n'osaient plus paraître, et où il était tous les jours plus adoré. Il commençait à y faire des ouvertures sur les divisions intestines des comités. «Autrefois, disait-il (13 messidor), la faction sourde qui s'est formée des restes de Danton et de Camille Desmoulins, attaquait les comités en masse; aujourd'hui, elle aime mieux attaquer quelques membres en particulier, pour parvenir à briser le faisceau. Autrefois, elle n'osait pas attaquer la justice nationale; aujourd'hui elle se croit assez forte pour calomnier le tribunal révolutionnaire, et le décret concernant son organisation; elle attribue ce qui appartient à tout le gouvernement à un seul individu; elle ose dire que le tribunal révolutionnaire a été institué pour égorger la convention nationale, et malheureusement elle n'a obtenu que trop de confiance. On a cru à ses calomnies, on les a répandues avec affectation; on a parlé de dictateur, on l'a nommé; c'est moi qu'on a désigné, et vous frémiriez si je vous disais en quel lieu. La vérité est mon seul asile contre le crime. Ces calomnies ne me décourageront pas sans doute, mais elles me laissent indécis sur la conduite que j'ai à tenir. En attendant que j'en puisse dire davantage, j'invoque pour le salut de la république les vertus de la convention, les vertus des comités, les vertus des bons citoyens, et les vôtres enfin, qui ont été si souvent utiles à la patrie.»

On voit par quelles insinuations perfides Robespierre commençait à dénoncer les comités, et à rattacher exclusivement à lui les jacobins. On le payait de ces marques de confiance par une adulation sans bornes. Le système révolutionnaire lui étant imputé à lui seul, il était naturel que toutes les autorités révolutionnaires lui fussent attachées et embrassassent sa cause avec chaleur. Aux jacobins devaient se joindre la commune, toujours unie de principes et de conduite avec les jacobins, et tous les juges et jurés du tribunal révolutionnaire. Cette réunion formait une force assez considérable, et, avec plus de résolution et d'énergie, Robespierre aurait pu devenir très redoutable. Par les jacobins, il possédait une masse turbulente, qui jusqu'ici avait représenté et dominé l'opinion; par la commune, il dominait l'autorité locale, qui avait pris l'initiative de toutes les insurrections, et surtout la force armée de Paris. Le maire Pache, le commandant Henriot, sauvés par lui lorsqu'on allait les adjoindre à Chaumette, lui étaient dévoués entièrement. Billaud et Collot avaient profité, il est vrai, de son absence du comité pour enfermer Pache; mais le nouveau maire Fleuriot, l'agent national Payan, lui étaient tout aussi attachés; et on n'osa plus lui enlever Henriot. Ajoutez à ces personnages le président du tribunal Dumas, le vice-président Coffinhal, et tous les autres juges et jurés, et on aura une idée des moyens que Robespierre avait dans Paris. Si les comités et la convention ne lui obéissaient pas, il n'avait qu'à se plaindre aux Jacobins, y exciter un mouvement, communiquer ce mouvement à la commune, faire déclarer par l'autorité municipale que le peuple rentrait dans ses pouvoirs souverains, mettre les sections sur pied, et envoyer Henriot demander à la convention cinquante ou soixante députés. Dumas et Coffinhal, et tout le tribunal, étaient ensuite à ses ordres, pour égorger les députés qu'Henriot aurait obtenus à main armée. Tous les moyens enfin d'un 31 mai, plus prompt, plus sûr que le premier, étaient dans ses mains. Aussi ses partisans, ses sicaires l'entouraient et le pressaient d'en donner le signal. Henriot offrait encore le déploiement de ses colonnes, et promettait d'être plus énergique qu'au 2 juin. Robespierre, qui aimait mieux tout faire par la parole, et qui croyait encore pouvoir beaucoup par elle, voulait attendre. Il espérait dépopulariser les comités par sa retraite et par ses discours aux Jacobins, et il se proposait ensuite de saisir un moment favorable pour les attaquer ouvertement à la convention. Il continuait, malgré son espèce d'abdication, de diriger le tribunal et d'exercer une police active au moyen du bureau qu'il avait institué. Il surveillait par là ses adversaires, et s'instruisait de toutes leurs démarches. Il se donnait maintenant un peu plus de distractions qu'autrefois. On le voyait se rendre dans une fort belle maison de campagne, chez une famille qui lui était dévouée, à Maisons-Alfort, à trois lieues de Paris. Là, tous ses partisans l'accompagnaient; là, se rendaient Dumas, Coffinhal, Payan, Fleuriot. Henriot y venait souvent avec tous ses aides-de-camp; ils traversaient les routes sur cinq de front, et au galop, renversant les personnes qui étaient devant eux, et répandant par leur présence la terreur dans le pays. Les hôtes, les amis de Robespierre faisaient soupçonner par leur indiscrétion beaucoup plus de projets qu'il n'en méditait, et qu'il n'avait le courage d'en préparer. A Paris, il était toujours entouré des mêmes personnages; il était suivi de loin en loin par quelques jacobins ou jurés du tribunal, gens dévoués, portant des bâtons et des armes secrètes, et prêts à courir à son secours au premier danger. On les nommait ses gardes-du-corps.

De leur côté, Billaud-Varennes, Collot-d'Herbois, Barrère, s'emparaient du maniement de toutes les affaires, et, en l'absence de leur rival, s'attachaient Carnot, Robert Lindet et Prieur (de la Côte-d'Or). Un intérêt commun rapprochait d'eux le comité de sûreté générale; du reste, ils gardaient tous le plus grand silence. Ils cherchaient à diminuer peu à peu la puissance de leur adversaire, en réduisant la force armée de Paris. Il existait quarante-huit compagnies de canonniers, appartenant aux quarante-huit sections, parfaitement organisées, et ayant fait preuve dans toutes les circonstances de l'esprit le plus révolutionnaire. Toujours elles s'étaient rangées pour le parti de l'insurrection, depuis le 10 août jusqu'au 31 mai. Un décret ordonnait d'en laisser la moitié au moins dans Paris, mais permettait de déplacer le reste. Billaud et Collot ordonnèrent au chef de la commission du mouvement des armées, de les acheminer successivement vers la frontière. Dans toutes leurs opérations, ils se cachaient beaucoup de Couthon, qui, ne s'étant pas retiré comme Robespierre, les observait soigneusement, et leur était incommode. Pendant que ces choses se passaient, Billaud, sombre, atrabilaire, quittait rarement Paris; mais le spirituel et voluptueux Barrère allait à Passy avec les principaux membres du comité de sûreté générale, avec le vieux Vadier, avec Vouland et Amar. Ils se réunissaient chez Dupin, ancien fermier-général, fameux dans l'ancien régime par sa cuisine, et dans la révolution par le rapport qui envoya les fermiers-généraux à la mort. Là, ils se livraient à tous les plaisirs avec de belles femmes, et Barrère exerçait son esprit contre le pontife de l'Être suprême, le premier prophète, le fils chéri de la mère de Dieu. Après s'être égayés, ils sortaient des bras de leurs courtisanes, pour revenir à Paris, au milieu du sang et des rivalités.

De leur côté, les vieux membres de la Montagne qui se sentaient menacés se voyaient secrètement, et tâchaient de s'entendre. La femme généreuse qui, à Bordeaux, s'était attachée à Tallien, et lui avait arraché une foule de victimes, l'excitait du fond de sa prison à frapper le tyran. A Tallien, Lecointre, Bourdon (de l'Oise), Thuriot, Panis, Barras, Fréron, Monestier, s'étaient joints Guffroy, l'antagoniste de Lebon; Dubois-Crancé, compromis au siège de Lyon et détesté par Couthon; Fouché (de Nantes), qui était brouillé avec Robespierre, et auquel on reprochait de ne s'être pas conduit à Lyon d'une manière assez patriotique. Tallien et Lecointre étaient les plus audacieux et les plus impatiens. Fouché était surtout fort redouté par son habileté à nouer et à conduire une intrigue, et c'est sur lui que se déchaînèrent le plus violemment les triumvirs.

A propos d'une pétition des jacobins de Lyon, dans laquelle ils se plaignaient aux jacobins de Paris de leur situation actuelle, on revint sur toute l'histoire de cette malheureuse cité. Couthon dénonça Dubois-Crancé, comme il l'avait déjà fait quelques mois auparavant, l'accusa d'avoir laissé échapper Précy, et le fit rayer de la liste des jacobins. Robespierre accusa Fouché, et lui imputa les intrigues qui avaient conduit le patriote Gaillard à se donner la mort. Il fit décider que Fouché serait appelé devant la société pour y justifier sa conduite. C'étaient moins les menées de Fouché à Lyon, que ses menées à Paris, que Robespierre redoutait et voulait punir. Fouché, qui sentait le péril, adressa une lettre évasive aux jacobins, et les pria de suspendre leur jugement, jusqu'à ce que le comité auquel il venait de soumettre sa conduite et de fournir toutes les pièces à l'appui, eût prononcé une sentence. «Il est étonnant, s'écria Robespierre, que Fouché implore aujourd'hui le secours de la convention contre les jacobins. Craint-il les yeux et les oreilles du peuple? craint-il que sa triste figure ne révèle le crime? craint-il que six mille regards fixés sur lui ne découvrent son ame dans ses yeux, et qu'en dépit de la nature qui les a cachés, on n'y lise ses pensées? La conduite de Fouché est celle d'un coupable; vous ne pouvez le garder plus long-temps dans votre sein; il faut l'en exclure.» Fouché fut aussitôt exclu, comme venait de l'être Dubois-Crancé. Ainsi tous les jours l'orage grondait plus fortement contre les montagnards menacés, et de tous côtés l'horizon se chargeait de nuages.

Au milieu de cette tourmente, les membres des comités qui craignaient Robespierre auraient mieux aimé s'expliquer, et concilier leur ambition, que se livrer un combat dangereux. Robespierre avait mandé son jeune collègue Saint-Just, et celui-ci était revenu aussitôt de l'armée. On proposa de se réunir, pour essayer de s'entendre. Robespierre se fit beaucoup prier avant de consentir à une entrevue; il y consentit enfin, et les deux comités s'assemblèrent; on se plaignit réciproquement avec beaucoup d'amertume. Robespierre s'exprima sur lui-même avec son orgueil accoutumé, dénonça des conciliabules secrets, parla de députés conspirateurs à punir, blâma toutes les opérations du gouvernement, et trouva tout mauvais, administration, guerre et finances. Saint-Just appuya Robespierre, en fit un éloge magnifique, et dit ensuite que le dernier espoir de l'étranger était de diviser le gouvernement. Il raconta ce qu'avait dit un officier fait prisonnier devant Maubeuge. On attendait, suivant cet officier, qu'un parti plus modéré abattît le gouvernement révolutionnaire, et fît prévaloir d'autres principes. Saint-Just s'appuya sur ce fait, pour faire sentir davantage la nécessité de se concilier et de marcher d'accord. Les antagonistes de Robespierre étaient bien de cet avis, et ils consentirent à s'entendre pour rester maîtres de l'état; mais pour s'entendre il fallait consentir à tout ce que voulait Robespierre, et de pareilles conditions ne pouvaient leur convenir. Les membres du comité de sûreté générale se plaignirent beaucoup de ce qu'on leur avait enlevé leurs fonctions; Élie Lacoste poussa la hardiesse jusqu'à dire que Couthon, Saint-Just et Robespierre formaient un comité dans les comités, et osa même prononcer le mot de triumvirat. Cependant on convint de quelques concessions réciproques. Robespierre consentit à borner son bureau de police générale à la surveillance des agens du comité de salut public; et en retour, ses adversaires consentirent à charger Saint-Just de faire un rapport à la convention, sur l'entrevue qui venait d'avoir lieu. Dans ce rapport, comme on le pense bien, on ne devait pas convenir des divisions qui avaient régné entre les comités, mais on devait parler des commotions que l'opinion publique venait de ressentir dans les derniers temps, et fixer la marche que le gouvernement se proposait de suivre. Billaud et Collot insinuèrent qu'il ne fallait pas trop y parler de l'Être suprême, car ils avaient toujours le pontificat de Robespierre devant les yeux. Cependant Billaud, avec son air sombre et peu rassurant, dit à Robespierre qu'il n'avait jamais été son ennemi, et on se sépara sans s'être véritablement réconciliés, mais en paraissant un peu moins divisés qu'auparavant. Une pareille réconciliation ne pouvait rien avoir de réel, car les ambitions restaient les mêmes; elle ressemblait à ces essais de transaction que font tous les partis avant d'en venir aux mains; elle était un vrai baiser Lamourette; elle ressemblait à toutes les réconciliations proposées entre les constituans et les girondins, entre les girondins et les jacobins, entre Danton et Robespierre.

Cependant si elle ne mit pas d'accord les divers membres des comités, elle effraya beaucoup les montagnards; ils crurent que leur perte serait le gage de la paix, et ils s'efforcèrent de savoir quelles étaient les conditions du traité. Les membres du comité de sûreté générale s'empressèrent de dissiper leurs craintes. Élie Lacoste, Dubarran, Moyse Bayle, les membres les meilleurs du comité, les tranquillisèrent, et leur dirent qu'aucun sacrifice n'avait été convenu. Le fait était vrai, et c'était une des raisons qui empêchaient la réconciliation de pouvoir être entière. Néanmoins Barrère, qui tenait beaucoup à ce qu'on fût d'accord, ne manqua pas de répéter dans ses rapports journaliers que les membres du gouvernement étaient parfaitement unis, qu'ils avaient été injustement accusés de ne pas l'être, et qu'ils tendaient, par des efforts communs, à rendre la république partout victorieuse. Il feignit d'assumer sur tous, les reproches élevés contre les triumvirs, et il repoussa ces reproches comme des calomnies coupables et dirigées également contre les deux comités. «Au milieu des cris de la victoire, dit-il, des bruits sourds se font entendre, des calomnies obscures circulent, des poisons subtils sont infusés dans les journaux, des complots funestes s'ourdissent, des mécontentemens factices se préparent, et le gouvernement est sans cesse vexé, entravé dans ses opérations, tourmenté dans ses mouvemens, calomnié dans ses pensées, et menacé dans ceux qui le composent. Cependant qu'a-t-il fait?» Ici Barrère ajoutait l'énumération accoutumée des travaux et des services du gouvernement.

 

 

LIVRE III . CONVENTION NATIONALE

CHAPITRE XXII.

OPÉRATIONS DE L'ARMÉE DU NORD VERS LE MILIEU DE 1794. PRISE D'YPRES. FORMATION DE L'ARMÉE DE SAMBRE-ET-MEUSE. BATAILLE DE FLEURUS. OCCUPATION DE BRUXELLES.—DERNIERS JOURS DE LA TERREUR; LUTTE DE ROBESPIERRE ET DES TRIUMVIRS CONTRE LES AUTRES MEMBRES DES COMITÉS. JOURNÉES DES 8 ET 9 THERMIDOR; ARRESTATION ET SUPPLICE DE ROBESPIERRE, SAINT-JUST.—MARCHE DE LA RÉVOLUTION DEPUIS 89 JUSQU'AU 9 THERMIDOR.