ÉTAT DE L'EUROPE AU COMMENCEMENT DE L'ANNÉE 1794 (AN II).— PRÉPARATIFS UNIVERSELS DE GUERRE. POLITIQUE DE PITT. PLANS DES COALISÉS ET DES FRANÇAIS.— ÉTAT DE NOS ARMÉES DE TERRE ET DE MER; ACTIVITÉ ET ÉNERGIE DU GOUVERNEMENT POUR TROUVER ET UTILISER LES RESSOURCES.— OUVERTURE DE LA CAMPAGNE; OCCUPATION DES PYRÉNÉES ET DES ALPES.— OPÉRATIONS DANS LES PAYS-BAS. COMBATS SUR LA SAMBRE ET SUR LA LYS.— VICTOIRE DE TURCOING.— FIN DE LA GUERRE DE LA VENDÉE.— COMMENCEMENT DE LA GUERRE DES CHOUANS.— ÉVÉNEMENS DANS LES COLONIES.— DÉSASTRE DE SAINT-DOMINGUE.— PERTE DE LA MARTINIQUE.— BATAILLE NAVALE.
L'hiver avait été employé en Europe et en France à faire les préparatifs d'une nouvelle campagne. L'Angleterre était toujours l'âme de la coalition, et poussait les puissances du continent à venir détruire, sur les bords de la Seine, une révolution qui l'effrayait et une rivale qui lui était odieuse. L'implacable fils de Chatam avait fait cette année des efforts immenses pour écraser la France. Toutefois, ce n'était pas sans obstacle qu'il avait obtenu du parlement des moyens proportionnés à ses vastes projets. Lord Stanhope, dans la chambre haute, Fox, Sheridan, dans la chambre basse, étaient toujours opposés au système de la guerre. Ils refusaient tous les sacrifices demandés par les ministres; ils ne voulaient accorder que ce qui était nécessaire à l'armement des côtes, et surtout ils ne pouvaient pas souffrir que l'on qualifiât cette guerre de juste et nécessaire; elle était, disaient-ils, inique, ruineuse; et punie de justes revers. Les motifs tirés de l'ouverture de l'Escaut, des dangers de la Hollande, de la nécessité de défendre la constitution britannique, étaient faux. La Hollande n'avait pas été mise en péril par l'ouverture de l'Escaut, et la constitution britannique n'était point menacée. Le but des ministres était, selon eux, de détruire un peuple qui avait voulu devenir libre, et d'augmenter sans cesse leur influence et leur autorité personnelle, sous prétexte de résister aux machinations des jacobins français. Cette lutte avait été soutenue par des moyens iniques. On avait fomenté la guerre civile et le massacre; mais un peuple brave et généreux avait déjoué les tentatives de ses adversaires par un courage et des efforts sans exemple. Stanhope, Fox, Sheridan, concluaient qu'une lutte pareille déshonorait et ruinait l'Angleterre. Ils se trompaient sous un rapport. L'opposition anglaise peut souvent reprocher à son ministère de faire des guerres injustes, mais jamais désavantageuses. Si la guerre faite à la France n'avait aucun motif de justice, elle avait des motifs de politique excellens, comme on va le voir, et l'opposition, trompée par des sentimens généreux, oubliait les avantages qui allaient en résulter pour l'Angleterre.
Pitt feignait d'être effrayé des menaces de descente faites à la tribune de la convention; il prétendait que des paysans de Kent avaient dit: Voici les Français qui vont nous apporter les droits de l'homme. Il s'autorisait de ces propos (payés, dit-on, par lui-même) pour prétendre que la constitution était menacée; il avait dénoncé les sociétés constitutionnelles de l'Angleterre, devenues un peu plus actives par l'exemple des clubs de France, et il soutenait qu'elles voulaient établir une convention sous prétexte d'une réforme parlementaire. En conséquence il demanda la suspension de l'habeas corpus, la saisie des papiers de ces sociétés, et la mise en accusation de quelques-uns de leurs membres. Il demanda en outre la faculté d'enrôler des volontaires, et de les entretenir au moyen des benevolences ou souscriptions, d'augmenter l'armée de terre et la marine, de solder un corps de quarante mille étrangers, Français émigrés ou autres. L'opposition fit une vive résistance; elle soutint que rien ne motivait la suspension de la plus précieuse des libertés anglaises; que les sociétés accusées délibéraient en public, que leurs voeux hautement exprimés ne pouvaient être des conspirations, que ces voeux étaient ceux de toute l'Angleterre, puisqu'ils se bornaient à la réforme parlementaire; que l'augmentation démesurée de l'armée de terre était un danger pour le peuple anglais; que si les volontaires pouvaient être armés par souscription, il deviendrait loisible au ministre de lever des armées sans l'autorisation du parlement; que la solde d'un aussi grand nombre d'étrangers était ruineuse, et qu'elle n'avait d'autre but que de payer les Français traîtres à leur patrie; Malgré les remontrances de l'opposition, qui n'avait jamais été ni plus éloquente, ni moins nombreuse, car elle ne comptait pas plus de trente ou quarante voix, Pitt obtint tout ce qu'il voulut, et fit sanctionner tous les bills qu'il avait présentés.
Aussitôt que ses demandes furent accordées, il fit doubler les milices; il porta l'armée de terre à soixante mille hommes, celle de mer à quatre-vingt mille; il organisa de nouveaux corps d'émigrés, et fit mettre en accusation plusieurs membres des sociétés constitutionnelles. Le jury anglais, garantie plus solide que le parlement, acquitta les prévenus; mais peu importait à Pitt, qui avait maintenant dans les mains tous les moyens de réprimer le moindre mouvement politique, et de déployer une puissance colossale en Europe.
C'était le moment de profiter de cette guerre universelle pour accabler la France, pour ruiner à jamais sa marine, et lui enlever ses colonies; résultat beaucoup plus sûr et plus désirable aux yeux de Pitt que la répression de quelques doctrines politiques et religieuses. Il avait réussi l'année précédente à armer contre la France les deux puissances maritimes qui auraient toujours dû lui rester alliées, l'Espagne et la Hollande; il s'attachait à les maintenir dans leur erreur politique, et à en tirer le plus grand parti contre la marine française. L'Angleterre pouvait faire sortir de ses ports au moins cent vaisseaux de ligne, l'Espagne quarante, la Hollande vingt, sans compter encore une multitude de frégates. Comment la France, avec les cinquante ou soixante vaisseaux qui lui restaient depuis l'incendie de Toulon, pouvait-elle résister à de telles forces? Aussi, quoiqu'on n'eût pas livré encore un seul combat naval, le pavillon anglais dominait sur la Méditerranée, sur l'Océan atlantique et la mer des Indes. Dans la Méditerranée, les escadres anglaises menaçaient les puissances italiennes qui voulaient rester neutres, bloquaient la Corse pour nous l'enlever, et attendaient le moment de débarquer des troupes et des munitions dans la Vendée. En Amérique, elles entouraient nos Antilles, et cherchaient à profiter des affreuses discordes qui régnaient entre les blancs, les mulâtres et les noirs, pour s'en emparer. Dans la mer des Indes, elles achevaient l'établissement de la puissance britannique, et la ruine de Pondichéry. Avec une campagne encore, notre commerce était détruit, quelque fût le sort de nos armes sur le continent. Ainsi rien n'était plus politique que la guerre faite par Pitt à la France, et l'opposition avait tort de la critiquer sous le rapport de l'utilité. Elle n'aurait eu raison que dans un cas, et ce cas ne s'est pas réalisé encore; si la dette anglaise, continuellement accrue, et devenue aujourd'hui énorme, est réellement au-dessus de la richesse du pays et doit s'abîmer un jour, l'Angleterre aura excédé ses moyens, et aura eu tort de lutter pour un empire qui lui aura coûté ses forces. Mais c'est là un mystère de l'avenir.
Pitt ne se refusait aucune violence pour augmenter ses moyens et aggraver les maux de la France. Les Américains, heureux sous Washington, parcouraient librement les mers, et commençaient à faire ce vaste commerce de transport qui les a enrichis pendant les longues guerres du continent. Les escadres anglaises arrêtaient les navires américains, et enlevaient les matelots de leurs équipages. Plus de cinq cents vaisseaux avaient déjà subi cette violence, et c'était l'objet de vives et jusqu'alors inutiles réclamations de la part du gouvernement américain. Ce n'est pas tout encore: à la faveur de la neutralité, les Américains, les Danois, les Suédois, fréquentaient nos ports, y apportaient des secours en grains que la disette rendait extrêmement précieux, beaucoup d'objets nécessaires à la marine, et emportaient en retour les vins et les autres produits que le sol de la France fournit au monde. Grâce à cet intermédiaire des neutres, le commerce n'était pas entièrement interrompu, et on avait pourvu aux besoins les plus indispensables de la consommation. L'Angleterre, considérant la France comme une place assiégée qu'il fallait affamer et réduire au désespoir, voulait porter atteinte à ces droits des neutres, et venait d'adresser aux cours du Nord des notes pleines de sophismes, pour obtenir une dérogation au droit des gens.
Pendant que l'Angleterre employait ces moyens de toute espèce, elle avait toujours quarante mille hommes dans les Pays-Bas, sous les ordres du duc d'York; lord Moira, qui n'avait pu arriver à temps vers Granville, mouillait à Jersey avec son escadre et dix mille hommes de débarquement; enfin la trésorerie anglaise tenait des fonds à la disposition de toutes les puissances belligérantes.
Sur le continent, le zèle n'était pas aussi grand. Les puissances qui n'avaient pas à la guerre le même intérêt que l'Angleterre, et qui ne la faisaient que pour de prétendus principes, n'y mettaient ni la même ardeur, ni la même activité. L'Angleterre s'efforçait de les ranimer toutes. Elle tenait toujours la Hollande sous son joug au moyen du prince d'Orange, et l'obligeait à fournir son contingent dans l'armée coalisée du Nord. Ainsi cette malheureuse nation avait ses vaisseaux et ses régimens au service de sa plus redoutable ennemie, et contre sa plus sûre alliée. La Prusse, malgré le mysticisme de son roi, était fort désabusée des illusions dont on l'avait nourrie depuis deux ans. La retraite de Champagne en 1792, et celle des Vosges en 1793, n'avaient rien eu d'encourageant pour elle. Frédéric-Guillaume, qui venait d'épuiser son trésor, d'affaiblir son armée pour une guerre qui ne pouvait avoir aucun résultat favorable à son royaume, et qui pouvait servir tout au plus la maison d'Autriche, aurait voulu y renoncer. Un objet d'ailleurs beaucoup plus intéressant pour lui l'appelait au Nord: c'était la Pologne qui se mettait en mouvement, et dont les membres épars tendaient à se rejoindre. L'Angleterre, le surprenant au milieu de ces incertitudes, l'engagea à continuer la guerre par le moyen tout-puissant de son or. Elle conclut à La Haye, en son nom et en celui de la Hollande, un traité par lequel la Prusse s'obligeait à fournir soixante-deux mille quatre cents hommes à la coalition. Cette armée devait avoir pour chef un Prussien, et ses conquêtes futures devaient appartenir en commun aux deux puissances maritimes, l'Angleterre et la Hollande. En retour, ces deux puissances promettaient de fournir cinquante mille livres sterling par mois à la Prusse pour l'entretien de ses troupes, et de lui payer de plus le pain et le fourrage; outre cette somme, elles accordaient encore trois cent mille livres sterling, pour les premières dépenses d'entrée en campagne, et cent mille pour le retour dans les états prussiens. A ce prix, la Prusse continua la guerre impolitique qu'elle avait commencée.
La maison d'Autriche n'avait plus rien à empêcher en France, puisque la reine, épouse de Louis XVI, avait expiré sur l'échafaud. Elle devait, moins qu'aucun autre pays, redouter la contagion de la révolution, puisque trente ans de discussions politiques n'ont pas encore éveillé les esprits chez elle. Elle ne nous faisait donc la guerre que par vengeance, engagement pris, et désir de gagner quelques places dans les Pays-Bas; peut-être aussi par le fol et vague espoir d'avoir une partie de nos provinces. Elle y mettait plus d'ardeur que la Prusse, mais pas beaucoup plus d'activité réelle, car elle ne fit que compléter et réorganiser ses régimens, sans en augmenter le nombre. Une grande partie de ses troupes était en Pologne, car elle avait, comme la Prusse, un puissant motif de regarder en arrière et de songer à la Vistule autant qu'au Rhin. Les Gallicies ne l'occupaient pas moins que la Belgique et l'Alsace.
La Suède et le Danemarck gardaient une sage neutralité, et répondaient aux sophismes de l'Angleterre, que le droit public était immuable, qu'il n'y avait aucune raison d'y manquer envers la France, et d'étendre à tout un pays les lois du blocus, lois applicables seulement à une place assiégée; que les vaisseaux danois et suédois étaient bien reçus en France, qu'ils n'y trouvaient pas des barbares, comme on le disait, mais un gouvernement qui faisait droit aux demandes des étrangers commerçans, et qui avait pour eux tous les égards dus aux nations avec lesquelles il était en paix; qu'il n'y avait donc aucune raison d'interrompre des relations avantageuses. En conséquence, bien que Catherine, toute disposée en faveur des projets des Anglais, semblât se prononcer contre les droits des nations neutres, la Suède et le Danemarck persistèrent dans leurs résolutions, gardèrent une neutralité prudente et ferme, et firent un traité par lequel les deux pays s'engageaient à maintenir les droits des neutres, et à faire observer la clause du traité de 1780, laquelle fermait la mer Baltique aux vaisseaux armés des puissances qui n'avaient aucun port dans cette mer. La France pouvait donc espérer de recevoir encore les grains du Nord, et les bois et chanvres nécessaires à sa marine.
La Russie, affectant toujours beaucoup d'indignation contre la révolution française, et donnant de grandes espérances aux émigrés, ne songeait qu'à la Pologne, et n'abondait si fort dans la politique des Anglais que pour obtenir leur adhésion à la sienne. C'est là ce qui explique le silence de l'Angleterre sur un événement aussi grand que la disparition d'un royaume de la scène politique. Dans ce moment de spoliation générale, où l'Angleterre recueillait une si grande part d'avantages dans le midi de l'Europe et sur toutes les mers, il lui convenait peu de parler le langage de la justice aux copartageans de la Pologne. Ainsi la coalition, qui accusait la France d'être tombée dans la barbarie, commettait au Nord le brigandage le plus audacieux que se soit jamais permis la politique, en méditait un pareil sur la France, et contribuait à détruire pour jamais la liberté des mers.
Les princes allemands suivaient l'impulsion de la maison d'Autriche. La Suisse, protégée par ses montagnes, et dispensée par ses institutions de se croiser pour la cause des monarchies, persistait à ne prendre aucun parti, et couvrait de sa neutralité nos provinces de l'Est, les moins défendues de toutes. Elle faisait sur le continent ce que les Américains, les Suédois et les Danois, faisaient sur mer; elle rendait au commerce français les mêmes services, et en recueillait la même récompense. Elle nous donnait des chevaux dont nos armées avaient besoin, des bestiaux qui nous manquaient depuis que la guerre avait ravagé les Vosges et la Vendée; elle exportait les produits de nos manufactures, et devenait ainsi l'intermédiaire du commerce le plus avantageux. Le Piémont continuait la guerre, sans doute avec regret; mais il ne pouvait consentir à mettre bas les armes, après avoir perdu deux provinces, la Savoie et Nice, à ce jeu sanglant et maladroit. Les puissances italiennes voulaient être neutres, mais elles étaient fort inquiétées dans ce projet. La république de Gênes avait vu les Anglais commettre dans son port un acte indigne, un véritable attentat au droit des gens. Ils s'étaient emparés d'une frégate française qui mouillait à l'abri de la neutralité générale, et en avaient massacré l'équipage. La Toscane avait été obligée de renvoyer le résident français. Naples, qui avait reconnu la république lorsque les escadres françaises menaçaient ses rivages, faisait de grandes démonstrations contre elle depuis que le pavillon anglais s'était déployé dans la Méditerranée, et promettait dix-huit mille hommes de secours au Piémont. Rome, heureusement impuissante, nous maudissait, et laissait égorger dans ses murs l'agent français Basseville. Venise enfin, quoique peu flattée du langage démagogique de la France, ne voulait nullement s'engager dans une guerre, et, à la faveur de sa position éloignée, espérait garder la neutralité. La Corse était prête à nous échapper depuis que Paoli s'était déclaré pour les Anglais; il ne nous restait plus, dans cette île, que Bastia et Calvi.
L'Espagne, la moins coupable de tous nos ennemis, continuait une guerre impolitique, et persistait à commettre la même faute que la Hollande. Les prétendus devoirs des trônes, les victoires de Ricardos et l'influence anglaise la décidèrent à essayer encore d'une campagne, quoiqu'elle fût fort épuisée, qu'elle manquât de soldats, et surtout d'argent. Le célèbre Alcudia fit disgracier d'Aranda pour avoir conseillé la paix.
La politique avait donc peu changé depuis l'année précédente. Intérêts, erreurs, fautes et crimes, étaient, en 1794, les mêmes qu'en 1793. L'Angleterre seule avait augmenté ses forces. Les coalisés possédaient toujours dans les Pays-Bas cent cinquante mille hommes, Autrichiens, Allemands, Hollandais et Anglais. Vingt-cinq ou trente mille Autrichiens étaient à Luxembourg; soixante-cinq mille Prussiens et Saxons aux environs de Mayence. Cinquante mille Autrichiens, mêlés de quelques émigrés, bordaient le Rhin, de Manheim à Bâle. L'armée piémontaise était toujours de quarante mille hommes et de sept ou huit mille Autrichiens auxiliaires. L'Espagne avait fait quelques recrues pour recomposer ses bataillons, et avait demandé des secours pécuniaires au clergé; mais son armée n'était pas plus considérable que l'année précédente, et se bornait toujours aune soixantaine de mille hommes, répartis entre les Pyrénées occidentales et orientales.
C'est au Nord que l'on se proposait de nous porter les coups les plus décisifs, en s'appuyant sur Condé, Valenciennes et le Quesnoy. Le célèbre Mack avait rédigé à Londres un plan duquel on espérait de grands résultats. Cette fois, le tacticien allemand, se montrant un peu plus hardi, avait fait entrer dans son projet une marche sur Paris. Malheureusement, il était trop tard pour déployer de la hardiesse, car les Français ne pouvaient plus être surpris, et leurs forces étaient immenses. Le plan consistait à prendre encore une place, celle de Landrecies, de se grouper en force sur ce point, d'amener les Prussiens des Vosges vers la Sambre, et de marcher en avant en laissant deux corps sur les ailes, l'un en Flandre, l'autre sur la Sambre. En même temps, lord Moira devait débarquer des troupes dans la Vendée, et aggraver nos dangers par une double marche sur Paris.
Prendre Landrecies quand on avait Valenciennes, Condé et le Quesnoy, était un soin puéril; couvrir ses communications vers la Sambre était fort sage; mais placer un corps pour garder la Flandre était fort inutile, quand il s'agissait de former une masse puissante d'invasion: amener les Prussiens sur la Sambre était fort douteux, comme nous le verrons; enfin, la diversion dans la Vendée était depuis un an devenue impossible, car la grande Vendée avait péri. On va voir, par la comparaison du projet avec l'événement, la vanité de ces plans écrits à Londres.
La coalition n'avait pas, disons-nous, déployé de grandes ressources. Il n'y avait dans ce moment que trois puissances vraiment actives en Europe, l'Angleterre, la Russie et la France. La raison en est simple: l'Angleterre voulait envahir les mers, la Russie s'assurer la Pologne, et la France sauver son existence et sa liberté. Il n'y avait d'énergiques que ces trois grands intérêts; il n'y avait de noble que celui de la France; et elle déploya pour cet intérêt les plus grands efforts dont l'histoire fasse mention.
La réquisition permanente, décrétée au mois d'août de l'année précédente, avait déjà procuré des renforts aux armées, et contribué aux succès qui terminèrent la campagne; mais cette grande mesure ne devait produire tous ses effets que dans la campagne suivante. Grâce à ce mouvement extraordinaire, douze cent mille hommes avaient quitté leurs foyers, et couvraient les frontières, ou remplissaient les dépôts de l'intérieur. On avait commencé l'embrigadement de ces nouvelles troupes. On réunissait un bataillon de ligne avec deux bataillons de la nouvelle levée, et on formait ainsi d'excellens régimens. On avait déjà organisé sur ce plan sept cent mille hommes, envoyés aussitôt sur les frontières et dans les places. Il y en avait, les garnisons comprises, deux cent cinquante mille au Nord, quarante dans les Ardennes, deux cents sur le Rhin et la Moselle, cent aux Alpes, cent vingt aux Pyrénées, et quatre-vingts depuis Cherbourg jusqu'à La Rochelle. Les moyens pour les équiper n'avaient été ni moins prompts, ni moins extraordinaires que pour les réunir. Les manufactures d'armes établies à Paris et dans les provinces eurent bientôt atteint le degré d'activité qu'on voulait leur donner, et produit des quantités étonnantes de canons, de fusils et de sabres. Le comité de salut public, profitant habilement du caractère français, avait su mettre à la mode la fabrication du salpêtre. Déjà, l'année précédente, il avait ordonné la visite des caves pour en extraire la terre salpêtrée. Bientôt il fit mieux; il rédigea une instruction, modèle de simplicité et de clarté, pour apprendre à tous les citoyens à lessiver eux-mêmes la terre des caves. Il paya en outre quelques ouvriers chimistes pour leur enseigner la manipulation. Bientôt ce goût s'introduisit; on se transmit les instructions qu'on avait reçues, et chaque maison fournit quelques livres de ce sel précieux. Des quartiers de Paris se réunissaient pour apporter en pompe à la convention et aux Jacobins le salpêtre qu'ils avaient fabriqué. On imagina une fête dans laquelle chacun venait déposer ses offrandes sur l'autel de la patrie. On donnait à ce sel des formes emblématiques; on lui prodiguait toutes sortes d'épithètes: on l'appelait sel vengeur, sel libérateur. Le peuple s'en amusait, mais il en produisait des quantités considérables, et le gouvernement avait atteint son but. Un peu de désordre se mêlait naturellement à tout cela. Les caves étaient creusées, et la terre, après avoir été lessivée, gisait dans les rues quelle embarrassait et dégradait. Un arrêté du comité de salut public mit un terme à cet abus, et les terres lessivées furent replacées dans les caves. Les salins manquaient; le comité ordonna que toutes les herbes qui n'étaient employées ni à la nourriture des animaux, ni aux usages domestiques ou ruraux, seraient de suite brûlées, pour servir à l'exploitation du salpêtre ou être converties en salins.
Le gouvernement eut l'art d'introduire encore une autre mode non moins avantageuse. Il était plus facile de lever des hommes et de fabriquer des armes que de trouver des chevaux: l'artillerie et la cavalerie en manquaient. La guerre les avait rendus rares; le besoin et le renchérissement général de toutes choses en augmentaient beaucoup le prix. Il fallut recourir au grand moyen des réquisitions, c'est-à-dire prendre de force ce qu'un besoin indispensable exigeait. On leva dans chaque canton un cheval sur vingt-cinq, en le payant neuf cents francs. Cependant, quelque puissante que soit la force, la bonne volonté est plus efficace encore. Le comité imagina de se faire offrir un cavalier tout équipé par les jacobins. L'exemple fut alors suivi partout. Communes, clubs, sections, s'empressaient d'offrir à la république ce qu'on appela des cavaliers jacobins, tous parfaitement montés et équipés.
On avait des soldats, il fallait des officiers. Le comité agit ici avec sa promptitude ordinaire. «La révolution, dit Barrère, doit tout hâter pour ses besoins. La révolution est à l'esprit humain ce que le soleil de l'Afrique est à la végétation.» On rétablit l'école de Mars; des jeunes gens, choisis dans toutes les provinces, se rendirent à pied et militairement, à Paris. Campés sous des tentes, au milieu de la plaine des Sablons, ils devaient s'y instruire rapidement dans toutes les parties de l'art de la guerre, et se répandre ensuite dans les armées.
Des efforts non moins grands étaient faits pour recomposer notre marine. Elle était, en 1789, de cinquante vaisseaux et d'autant de frégates. Les désordres de la révolution et les malheurs de Toulon l'avaient réduite à une cinquantaine de bâtimens, dont trente au plus pouvaient être mis en mer. Ce qui manquait surtout, c'étaient les équipages et les officiers. La marine exigeait des hommes expérimentés; et tous les hommes expérimentés étaient incompatibles avec la révolution. La réforme opérée dans les états-majors de l'armée de terre, était donc plus inévitable encore dans les états-majors de l'armée de mer, et devait y causer une bien plus grande désorganisation. Les deux ministres Monge et d'Albarade avaient succombé à ces difficultés, et avaient été renvoyés. Le comité résolut encore ici l'emploi des moyens extraordinaires. Jean-Bon-Saint-André et Prieur (de la Marne) furent envoyés à Brest avec les pouvoirs accoutumés des commissaires de la convention. L'escadre de Brest, après avoir péniblement croisé, pendant quatre mois, le long des côtes de l'Ouest, pour empêcher les communications des Vendéens avec les Anglais, s'était révoltée, par suite de ses longues souffrances. A peine fut-elle rentrée, que l'amiral Morard de Gales fut arrêté par les représentans, et rendu responsable des désordres de l'escadre. Les équipages furent entièrement décomposés, et réorganisés à la manière prompte et violente des jacobins. Des paysans, qui n'avaient jamais navigué, furent placés à bord des vaisseaux de la république, pour manoeuvrer contre les vieux matelots anglais; on éleva de simples officiers aux plus hauts grades, et le capitaine de vaisseau Villaret-Joyeuse fut promu au commandement de l'escadre. En un mois de temps une flotte de trente vaisseaux se trouva prête à appareiller; elle sortit pleine d'enthousiasme, et aux acclamations du peuple de Brest, non pas, il est vrai, pour aller braver les formidables escadres de l'Angleterre, de la Hollande et de l'Espagne, mais pour protéger un convoi de deux cents voiles, apportant d'Amérique une quantité considérable de grains, et pour se battre à outrance si le salut du convoi l'exigeait. Pendant ce temps, Toulon était le théâtre de créations non moins rapides. On réparait les vaisseaux échappés à l'incendie, on en construisait de nouveaux. Les frais étaient pris sur les propriétés des Toulonnais qui avaient contribué à livrer leur port aux ennemis. A défaut des grandes flottes qui étaient en réparation, une multitude de corsaires couvraient la mer, et faisaient des prises considérables. Une nation hardie et courageuse, à qui les moyens de faire la guerre d'ensemble manquent, peut toujours recourir à la guerre de détail, et y déployer son intelligence et sa valeur; elle fait sur terre la guerre des partisans, et sur mer celle des corsaires. Au rapport de lord Stanhope, nous avions, de 1793 à 1794, pris quatre cent dix bâtimens, tandis que les Anglais ne nous en avaient pris que trois cent seize. Le gouvernement ne renonçait donc pas à rétablir nos forces, même sur mer.
De si prodigieux travaux devaient porter leurs fruits, et nous allions recueillir en 1794 le prix des efforts de 1793.
La campagne s'ouvrit d'abord sur les Pyrénées et les Alpes. Peu active aux Pyrénées occidentales, elle devait l'être davantage sur les Pyrénées orientales, où les Espagnols avaient conquis la ligne du Tech, et occupaient encore le fameux camp du Boulou. Ricardos était mort, et cet habile général avait été remplacé par un de ses lieutenans, le comte de La Union, excellent soldat, mais chef médiocre. N'ayant pas reçu encore les nouveaux renforts qu'il attendait, La Union songeait tout au plus à garder le Boulou. Les Français étaient commandés par le brave Dugommier, le vainqueur de Toulon. Une partie du matériel et des troupes qui lui servirent à prendre cette place, avaient été transportés devant Perpignan, tandis que les nouvelles recrues s'organisaient sur les derrières. Dugommier pouvait mettre trente-cinq mille hommes en ligne, et profiter du mauvais état où se trouvaient actuellement les Espagnols. Dagobert, toujours ardent malgré son âge, proposait un plan d'invasion par la Cerdagne, qui, portant les Français au-delà des Pyrénées, et sur les derrières de l'armée espagnole, aurait obligé celle-ci à rétrograder. On préféra d'essayer d'abord l'attaque du camp de Boulou, et Dagobert, qui était avec sa division dans la Cerdagne, dut attendre le résultat de cette attaque. Le camp de Boulou, placé sur les bords du Tech, et adossé aux Pyrénées, avait pour issue la chaussée de Bellegarde, qui forme la grande route de France en Espagne. Dugommier, au lieu d'aborder de front les positions ennemies, qui étaient très bien fortifiées, songea à pénétrer par quelque moyen entre le Boulou et la chaussée de Bellegarde, de manière à faire tomber le camp espagnol. Tout lui réussit à merveille. La Union avait porté le gros de ses forces à Céret, et avait laissé les hauteurs de Saint-Christophe, qui dominent le Boulou, mal gardées. Dugommier passa le Tech, jeta une partie de ses forces vers Saint-Christophe, attaqua avec le reste le front des positions espagnoles, et, après un combat assez vif, resta maître des hauteurs. Dès ce moment, le camp n'était plus tenable, il fallait se retirer par la chaussée de Bellegarde; mais Dugommier s'en empara, et ne laissa plus aux Espagnols qu'une route étroite et difficile à travers le col de Porteil. Leur retraite se changea bientôt en déroute. Chargés avec à-propos et vivacité, ils s'enfuirent en désordre, et nous laissèrent quinze cents prisonniers, cent quarante pièces de canon, huit cents mulets chargés dé leurs bagages, et des effets de campement pour vingt mille hommes. Cette victoire, remportée au milieu de floréal (commencement de mai), nous rendit le Tech, et nous porta au-delà des Pyrénées. Dugommier bloqua aussitôt Collioure, Port-Vendre et Saint-Elme, pour les reprendre aux Espagnols. Pendant cette importante victoire, le brave Dagobert, atteint d'une fièvre, achevait sa longue et glorieuse carrière. Ce noble vieillard, âgé de 76 ans, emporta les regrets et l'admiration de l'armée.
Rien n'était plus brillant que notre début aux Pyrénées orientales; du côté des Pyrénées occidentales, nous enlevâmes la vallée de Bastan, et ces triomphes sur les Espagnols que nous n'avions pas encore vaincus jusqu'alors, excitèrent une joie universelle.
Du côté des Alpes, il nous restait toujours à établir notre ligne de défense sur la grande chaîne. Vers la Savoie, nous avions, l'année précédente, rejeté les Piémontais dans les vallées du Piémont, mais il nous restait à prendre les postes du petit Saint-Bernard et du Mont-Cenis. Du côté de Nice, l'armée d'Italie campait toujours en présence de Saorgio, sans pouvoir forcer ce formidable camp des Fourches. Le général Dugommier avait été remplacé par le vieux Dumerbion, brave, mais presque toujours malade de la goutte. Heureusement, il se laissait entièrement diriger par le jeune Bonaparte, qui, comme on l'a vu, avait décidé la prise de Toulon en conseillant l'attaque du Petit-Gibraltar. Ce service avait valu à Bonaparte le grade de général de brigade, et une grande considération dans l'armée. Après avoir observé les positions ennemies, et reconnu l'impossibilité d'enlever le camp des Fourches, il fut frappé d'une idée aussi heureuse que celle qui rendit Toulon à la république. Saorgio est placé dans la vallée de la Roya. Parallèlement à cette vallée se trouve celle d'Oneille, dans laquelle coule la Taggia. Bonaparte imagina de jeter une division de quinze mille hommes dans la vallée d'Oneille, de faire remonter cette division jusqu'aux sources du Tanaro, de la porter ensuite jusqu'au mont Tanarello, qui borde la Roya supérieure, et d'intercepter ainsi la chaussée de Saorgio, entre le camp des Fourches et le col de Tende. Par ce moyen, le camp des Fourches, isolé des grandes Alpes, tombait nécessairement. Il n'y avait qu'une objection à faire à ce plan, c'est qu'il obligeait l'armée à emprunter le territoire de Gênes. Mais la république ne devait pas s'en faire un scrupule, car l'année précédente deux mille Piémontais avaient traversé le territoire génois, et étaient venus s'embarquer à Oneille pour Toulon; d'ailleurs, l'attentat commis par les Anglais sur la frégate la Modeste, dans le port même de Gênes, était la plus éclatante violation du pays neutre. Il y avait en outre un grand avantage à étendre la droite de l'armée d'Italie jusqu'à Oneille; on pouvait par là couvrir une partie de la rivière de Gênes, chasser les corsaires du petit port d'Oneille où ils se réfugiaient habituellement, et assurer ainsi le commerce de Gênes avec le midi de la France. Ce commerce, qui se faisait par le cabotage, était fort troublé par les corsaires et les escadres anglaises, et il importait de le protéger, parce qu'il contribuait à alimenter le midi en grains. On ne devait donc pas hésiter à adopter le plan de Bonaparte. Les représentans demandèrent au comité de salut public l'autorisation nécessaire, et l'exécution de ce plan fut aussitôt ordonnée.
Le 17 germinal (6 avril), une division de quatorze mille hommes, partagés en cinq brigades, passa la Roya. Le général Masséna se porta sur le mont Tanardo, et Bonaparte avec trois brigades se dirigea sur Oneille, en chassa une division autrichienne, et y fit son entrée. Il trouva dans Oneille douze pièces de canon, et purgea le port de tous les corsaires qui infestaient ces parages. Tandis que Masséna remontait du Tanardo jusqu'à Tanarello, Bonaparte continua son mouvement, et marcha d'Oneille jusqu'à Orméa dans la vallée du Tanaro. Il y entra le 15 avril (28 germinal), et y trouva quelques fusils, vingt pièces de canon, et des magasins pleins de draps pour l'habillement des troupes. Dès que les brigades françaises furent réunies dans la vallée du Tanaro, elles se portèrent vers la haute Roya, pour exécuter le mouvement prescrit sur la gauche des Piémontais. Le général Dumerbion attaqua de front les positions des Piémontais, pendant que Masséna arrivait sur leurs flancs et sur leurs derrières. Après plusieurs actions assez vives, les Piémontais abandonnèrent Saorgio, et se replièrent sur le col de Tende, et enfin abandonnèrent le col de Tende même pour se réfugier à Limone, au-delà de la grande chaîne. Tandis que ces choses se passaient dans la vallée de la Roya, les vallées de la Tinéa et de la Vésubia étaient balayées par la gauche de l'armée d'Italie; et bientôt après, l'armée des grandes Alpes, piquée d'émulation, prit de vive force le Saint-Bernard et le Mont-Cenis. Ainsi, dès le milieu de floréal (commencement de mai) nous étions victorieux sur toute la chaîne des Alpes, et nous l'occupions depuis les premiers mamelons de l'Apennin jusqu'au Mont-Blanc. Notre droite, appuyée à Orméa, s'étendait jusqu'aux portes de Gênes, couvrait une grande partie de la rivière du Ponant, et mettait ainsi le commerce à l'abri des pirateries. Nous avions pris trois ou quatre mille prisonniers, cinquante ou soixante pièces de canon, beaucoup d'effets d'équipement, et deux places fortes. Notre début était donc aussi heureux aux Alpes qu'aux Pyrénées, puisque sur les deux points il nous donnait une frontière et une partie des ressources de l'ennemi.
La campagne s'était ouverte un peu plus tard sur le grand théâtre de la guerre, c'est-à-dire au Nord. Là, cinq cent mille hommes allaient se heurter depuis les Vosges jusqu'à la mer. Les Français avaient toujours leurs principales forces vers Lille, Guise et Maubeuge. Pichegru était devenu leur général. Chef de l'armée du Rhin, l'année précédente, il était parvenu à se donner l'honneur du déblocus de Landau, qui appartenait au jeune Hoche; il avait capté la confiance de Saint-Just, tandis que Hoche était jeté en prison, et avait obtenu le commandement de l'armée du Nord. Jourdan, estimé comme général sage, ne fut pas jugé assez énergique pour conserver le grand commandement du Nord, et il remplaça Hoche à l'armée de la Moselle. Michaud remplaçait Pichegru à celle du Rhin. Carnot présidait toujours aux opérations militaires, et les dirigeait de ses bureaux. Saint-Just et Lebas avaient été envoyés à Guise pour ranimer l'énergie de l'armée.
La nature des lieux commandait un plan d'opérations fort simple, et qui pouvait avoir des résultats très prompts et très vastes: c'était de porter la plus grande masse des forces françaises sur la Meuse, vers Namur, et de menacer ainsi les communications des Autrichiens. C'est là qu'était la clef du théâtre de la guerre, et qu'elle sera toujours, tant que la guerre se fera dans les Pays-Bas contre des Autrichiens venus du Rhin. Toute diversion en Flandre était une imprudence; car si l'aile jetée en Flandre se trouvait assez forte pour tenir tête aux coalisés, elle ne contribuait qu'à les repousser de front, sans compromettre leur retraite; et si elle n'était pas assez considérable pour obtenir des résultats décisifs, les coalisés n'avaient qu'à la laisser s'avancer dans la West-Flandre, et pouvaient ensuite l'enfermer et l'acculer à la mer. Pichegru, avec des connaissances, de l'esprit et assez de résolution, mais un génie militaire assez médiocre, jugea mal la position, et Carnot, préoccupé de son plan de l'année précédente, persista à attaquer directement le centre de l'ennemi, et à le faire inquiéter sur ses deux ailes. En conséquence, la masse principale dut agir de Guise sur le centre des coalisés, tandis que deux fortes divisions, opérant l'une sur la Lys, l'autre sur la Sambre, devaient faire une double diversion. Tel fut le plan opposé au plan offensif de Mack.
Cobourg commandait toujours en chef les coalisés. L'empereur d'Allemagne s'était rendu en personne dans les Pays-Bas pour exciter son armée, et surtout pour terminer par sa présence les divisions qui s'élevaient à chaque instant entre les généraux alliés. Cobourg réunit une masse d'environ cent mille hommes, dans les plaines du Cateau, pour bloquer Landrecies. C'était là le premier acte par lequel les coalisés voulaient débuter, en attendant qu'ils pussent obtenir des Prussiens la marche de la Moselle sur la Sambre.
Les mouvemens commencèrent vers les derniers jours de germinal (mars). La masse ennemie, après avoir repoussé les divisions françaises disséminées devant elle, s'établit autour de Landrecies; le duc d'York fut placé en observation vers Cambray; Cobourg vers Guise. Par le mouvement que venaient de faire les coalisés, les divisions françaises du centre, ramenées en arrière, se trouvaient séparées des divisions de Maubeuge, qui formaient l'aile droite. Le 2 floréal (21 avril), un effort fut tenté pour se rattacher à ces divisions de Maubeuge. Un combat meurtrier fut livré sur la Helpe. Nos colonnes, toujours trop divisées, furent repoussées sur tous les points, et ramenées dans les positions d'où elles étaient parties.
On résolut alors une nouvelle attaque, mais générale, au centre et sur les deux ailes. La division Desjardins, qui était vers Maubeuge, devait faire un mouvement pour se réunir à la division Charbonnier, qui venait des Ardennes. Au centre, sept colonnes devaient agir à la fois et concentriquement, sur toute la masse ennemie groupée autour de Landrecies. Enfin, à la gauche, Souham et Moreau, partant de Lille avec deux divisions, formant en tout cinquante mille hommes, avaient ordre de s'avancer en Flandre, et d'enlever sous les yeux de Clerfayt, Menin et Courtray.
La gauche de l'armée française opéra sans obstacles, car le prince de Kaunitz, avec la division qu'il avait sur la Sambre, ne pouvait empêcher la jonction de Charbonnier et de Desjardins. Les colonnes du centre s'ébranlèrent le 7 floréal (26 avril), et marchèrent de sept points différens sur l'armée autrichienne. Ce système d'attaques simultanées et décousues, qui nous avait si mal réussi l'année précédente, ne nous réussit pas mieux cette fois. Ces colonnes, trop séparées les unes des autres, ne purent se soutenir, et n'obtinrent sur aucun point un avantage décisif. L'une d'elles, celle du général Chappuis, fut même entièrement défaite. Ce général, parti de Cambray, se trouva opposé au duc d'York, qui, avons-nous dit, couvrait Landrecies de ce côté. Il éparpilla ses troupes sur divers points, et se trouva devant les positions retranchées de Trois-Villes avec des forces insuffisantes. Accablé par le feu des Anglais, chargé en flanc par la cavalerie, il fut mis en déroute, et sa division dispersée rentra pêle-mêle dans Cambray. Ces échecs provenaient moins de nos troupes que de la mauvaise conduite des opérations. Nos jeunes soldats, étonnés quelquefois d'un feu nouveau pour eux, étaient cependant faciles à conduire et à ramener à l'attaque, et ils déployaient souvent une ardeur et un enthousiasme extraordinaires.
Pendant qu'on faisait cette infructueuse tentative sur le centre, la diversion opérée en Flandre contre Clerfayt, réussissait pleinement. Souham et Moreau étaient partis de Lille et s'étaient portés à Menin et Courtray, le 7 floréal (26 avril). On sait que ces deux places sont situées à la suite l'une de l'autre sur la Lys. Moreau investit la première, Souham s'empara de la seconde. Clerfayt, trompé sur la marche des Français, les cherchait où ils n'étaient pas. Bientôt, cependant, il apprit l'investissement de Menin et la prise de Courtray, et voulut essayer de nous faire rétrograder en menaçant nos communications avec Lille. Le 9 floréal (28 avril), en effet, il se porta à Moucroën avec dix-huit mille hommes, et vint s'exposer imprudemment aux coups de cinquante mille Français, qui auraient pu l'écraser en se repliant. Moreau et Souham, ramenant aussitôt une partie de leurs troupes vers leurs communications menacées, marchèrent sur Moucroën et résolurent de livrer bataille à Clerfayt. Il était retranché sur une position à laquelle on ne pouvait parvenir que par cinq défilés étroits, défendus par une formidable artillerie. Le 10 floréal (29 avril), l'attaque fut ordonnée. Nos jeunes soldats, dont la plupart voyaient le feu pour la première fois, n'y résistèrent pas d'abord; mais les généraux et les officiers bravèrent tous les dangers pour les rallier; ils y réussirent, et les positions furent enlevées. Clerfayt perdit douze cents prisonniers, dont quatre-vingt-quatre officiers, trente-trois pièces de canon, quatre drapeaux et cinq cents fusils. C'était notre première victoire au Nord, et elle releva singulièrement le courage de l'armée. Menin fut pris immédiatement après. Une division d'émigrés, qui s'y trouvait renfermée, se sauva bravement, en se faisant jour le fer à la main.
Le succès de la gauche et les revers du centre décidèrent Pichegru et Carnot à abandonner tout à fait le centre pour agir exclusivement sur les ailes. Pichegru envoya le général Bonnaud avec vingt mille hommes à Sanghien, près Lille, afin d'assurer les communications de Moreau et de Souham. Il ne laissa à Guise que vingt mille hommes sous les ordres du général Ferrand, et détacha le reste vers Maubeuge, pour le réunir aux divisions Desjardins et Charbonnier. Ces forces réunies portèrent à cinquante-six mille hommes l'aile droite destinée à agir sur la Sambre. Carnot, jugeant encore mieux que Pichegru la situation des choses, donna un ordre qui décida le destin de la campagne. Commençant à sentir que le point sur lequel il fallait frapper les coalisés était la Sambre et la Meuse; que, battus sur cette ligne, ils étaient séparés de leurs base, il ordonna à Jourdan d'amener à lui quinze mille hommes de l'armée du Rhin, de laisser sur le versant occidental des Vosges les troupes indispensables pour couvrir cette frontière, de quitter ensuite la Moselle, avec quarante-cinq mille hommes, et de se porter sur la Sambre à marches forcées. L'armée de Jourdan, réunie à celle de Maubeuge, devait former une masse de quatre-vingt-dix ou cent mille hommes, et entraîner la défaite des coalisés sur le point décisif. Cet ordre, le plus beau de la campagne, celui auquel il faut en attribuer tous les résultats, partit le 11 floréal (30 avril) des bureaux du comité de salut public.
Pendant ce temps, Cobourg avait pris Landrecies. N'attachant pas une assez grande importance à la défaite de Clerfayt, il se contenta de détacher le duc d'York vers Lamain, entre Tournay et Lille.
Clerfayt s'était porté dans la West-Flandre, entre la gauche avancée des Français et la mer; de cette manière, il était encore plus éloigné qu'auparavant de la grande armée, et du secours que lui apportait le duc d'York. Les Français échelonnés à Lille, Menin et Courtray, formaient une colonne avancée en Flandre; Clerfayt, transporté à Thielt, se trouvait entre la mer et cette colonne; le duc d'York, posté à Lamain, devant Tournay, était entre cette colonne et la grande masse coalisée. Clerfayt voulut faire une tentative sur Courtray, et vint l'attaquer le 21 floréal (10 mai). Souham se trouvait dans ce moment en arrière de Courtray; il fit promptement ses dispositions, revint dans la place au secours de Vandamme, et, tandis qu'il préparait une sortie, il détacha Macdonald et Malbranck sur Menin, pour y passer la Lys, et venir tourner Clerfayt. Le combat se livra le 22 (11 mai). Clerfayt avait fait sur la chaussée de Bruges et dans les faubourgs les meilleures dispositions; mais nos jeunes réquisitionnaires bravèrent hardiment le feu des maisons et des batteries, et après un choc violent, obligèrent Clerfayt à se retirer. Quatre mille hommes des deux partis couvrirent le champ de bataille; et si, au lieu de tourner l'ennemi du côté de Menin, on l'avait tourné du côté opposé, on aurait pu lui couper sa retraite sur la Flandre.
C'était la seconde fois que Clerfayt était battu par notre aile gauche victorieuse. Notre aile droite, sur la Sambre, n'était pas aussi heureuse. Commandée par plusieurs généraux, qui délibéraient en conseil de guerre avec les représentans Saint-Just et Lebas, elle ne fut pas aussi bien dirigée que les deux divisions commandées par Souham et Moreau. Kléber et Marceau, qu'on y avait transportés de la Vendée, auraient pu la conduire à la victoire, mais leurs avis étaient peu écoutés. Le mouvement prescrit à cette aile droite consistait à passer la Sambre pour se diriger sur Mons. Un premier passage fut tenté le 20 floréal (9 mai); mais les dispositions nécessaires n'ayant pas été faites sur l'autre rive, l'armée ne put s'y maintenir, et fut obligée de repasser la Sambre en désordre. Le 22, Saint-Just voulut tenter un nouveau passage, malgré le mauvais succès du premier. Il eût bien mieux valu attendre l'arrivée de Jourdan, qui, avec ses quarante-cinq mille hommes, devait rendre les succès de l'aile droite infaillibles. Mais Saint-Just ne voulait ni hésitation ni retard; et il fallut obéir à ce proconsul terrible. Le nouveau passage ne fut pas plus heureux. L'armée franchit une seconde fois la Sambre; mais, attaquée encore sur l'autre rive, avant de s'y être solidement établie, elle eût été perdue, sans la bravoure de Marceau et la fermeté de Kléber.
Ainsi, depuis un mois, on se battait de Maubeuge jusqu'à la mer, avec un acharnement incroyable, et sans succès décisifs. Heureux à la gauche, nous étions malheureux à la droite; mais nos troupes se formaient, et le mouvement habile et hardi prescrit à Jourdan préparait des résultats immenses.
Le plan de Mack était devenu inexécutable. Le général prussien Moellendorf refusait de se rendre sur la Sambre, et disait n'avoir pas d'ordre de sa cour. Les négociateurs anglais étaient allés faire expliquer le cabinet prussien sur le traité de La Haye, et, en attendant, Cobourg, menacé sur l'une de ses ailes, avait été obligé de dissoudre son centre à l'exemple de Pichegru. Il avait renforcé Kaunitz sur la Sambre, et porté le gros de son armée vers la Flandre, aux environs de Tournay. Une action décisive se préparait donc à la gauche, car le moment approchait où de grandes masses allaient s'aborder et se combattre.
On conçut alors dans l'état-major autrichien un plan qui fut appelé de destruction, et qui avait pour but de couper l'armée française de Lille, de l'envelopper et de l'anéantir. Une pareille opération était possible, car les coalisés pouvaient faire agir près de cent mille hommes contre soixante-dix, mais ils firent des dispositions singulières pour arriver à ce but. Les Français étaient toujours distribués comme il suit: Souham et Moreau à Menin et Courtray, avec cinquante mille hommes, et Bonnaud aux environs de Lille avec vingt. Les coalisés étaient toujours répartis sur les deux flancs de cette ligne avancée; la division de Clerfayt à gauche dans la West-Flandre, la masse des coalisés à droite du côté de Tournay. Les coalisés résolurent de faire un effort concentrique sur Turcoing, qui sépare Menin et Courtray de Lille. Clerfayt dut y marcher de la West-Flandre, en passant par Werwick et Lincelles. Les généraux de Busch, Otto et le duc d'York eurent ordre d'y marcher du côté opposé, c'est-à-dire de Tournay. De Busch devait se rendre à Moucroën, Otto à Turcoing même, et le duc d'York, s'avançant sur Roubaix et Mouvaux, devait donner la main à Clerfayt. Par cette dernière jonction, Souham et Moreau se trouvaient coupés de Lille. Le général Kinsky et l'archiduc Charles étaient chargés, avec deux fortes colonnes, de replier Bonnaud dans Lille. Ces dispositions, pour réussir, exigeaient un ensemble de mouvemens impossible à obtenir. La plupart de ces corps, en effet, partaient de points extrêmement éloignés, et Clerfayt avait à marcher au travers de l'armée française.
Ces mouvemens devaient s'exécuter le 28 floréal (17 mai). Pichegru s'était porté dans ce moment à l'aile droite de la Sambre, pour y réparer les échecs que cette aile venait d'essuyer. Souham et Moreau dirigeaient l'armée en l'absence de Pichegru. Le premier signe des projets des coalisés leur fut donné par la marche de Clerfayt sur Werwick; ils se portèrent aussitôt de ce côté; mais, en apprenant que la masse de l'ennemi arrivait du côté opposé, et menaçait leurs communications, ils prirent une résolution prompte et habile: ce fut de diriger un effort sur Turcoing pour s'emparer de cette position décisive entre Menin et Lille. Moreau resta avec la division Vandamme devant Clerfayt, afin de ralentir sa marche, et Souham marcha sur Tourcoing avec quarante-cinq mille hommes. Les communications avec Lille n'étant pas encore interrompues, on put ordonner à Bonnaud de se porter de son côté sur Turcoing, et de faire un effort puissant pour conserver la communication de cette position avec Lille. Les dispositions des généraux français eurent un plein succès. Clerfayt n'avait pu s'avancer que lentement; retardé à Werwick, il n'arriva pas à Lincelles au jour convenu. Le général de Busch s'était d'abord emparé de Moucroën; mais il avait éprouvé ensuite un léger échec, et Otto, s'étant morcelé pour le secourir, n'était pas resté assez en forces à Turcoing; enfin le duc d'York s'était avancé à Roubaix et à Mouvaux, sans voir venir Clerfayt, et sans pouvoir se lier à lui; Kinsky et l'archiduc Charles n'arrivèrent vers Lille que fort tard dans la journée du 28 (17 mai). Le lendemain matin 29 (18 mai), Souham marcha vivement sur Turcoing, culbuta tout ce qui se rencontra devant lui, et s'empara de cette position importante. De son côté, Bonnaud, marchant de Lille sur le duc d'York, qui devait s'interposer entre cette place et Turcoing, le trouva morcelé sur une ligne étendue. Les Anglais, quoique surpris, voulurent résister; mais nos jeunes réquisitionnaires, marchant avec ardeur, les obligèrent à céder et à fuir en jetant leurs armes. La déroute fut telle, que le duc d'York, courant à toute bride, ne dut son salut qu'à la vitesse de son cheval. Dès ce moment la confusion devint générale chez les coalisés, et l'empereur d'Autriche, des hauteurs de Templeuve, vit toute son armée en fuite. Pendant ce temps, l'archiduc Charles, mal averti, mal placé, demeurait inactif au-dessous de Lille, et Clerfayt, arrêté vers la Lys, était réduit à se retirer. Telle fut l'issue de ce plan de destruction. Il nous valut plusieurs milliers de prisonniers, beaucoup de matériel, et le prestige d'une grande victoire, remportée avec soixante-dix mille hommes sur près de cent mille.
Pichegru arriva lorsque la bataille était gagnée. Tous les corps coalisés se replièrent sur Tournay, et Clerfayt, regagnant la Flandre, reprit sa position de Thielt. Pichegru profita mal de cette importante victoire. Les coalisés s'étaient groupés près de Tournay, ayant leur droite appuyée à l'Escaut. Le général français voulut faire enlever quelques fourrages qui remontaient l'Escaut, et fit combattre toute l'armée pour ce but puéril. S'approchant du fleuve, il resserra les coalisés dans leur position demi-circulaire de Tournay. Bientôt tous ses corps se trouvèrent successivement engagés sur ce demi-cercle. Le combat le plus vif fut livré à Pont-à-Chin, le long de l'Escaut. Il y eut pendant douze heures un carnage affreux, et sans aucun résultat possible. Il périt des deux côtés sept à huit mille hommes. L'armée française se replia après avoir brûlé quelques bateaux, et en perdant une partie de l'ascendant que la bataille de Turcoing lui avait valu.
Cependant nous pouvions nous considérer comme victorieux en Flandre, et la nécessité où se trouvait Cobourg de porter des renforts ailleurs allait y rendre notre supériorité plus décidée. Sur la Sambre, Saint-Just avait voulu opérer un troisième passage, et investir Charleroi; mais Kaunitz, renforcé, avait fait lever le siège au moment même où, par bonheur, Jourdan arrivait avec toute l'armée de la Moselle. Dès ce moment quatre-vingt-dix mille hommes allaient agir sur la ligne véritable d'opérations, et terminer les hésitations de la victoire. Au Rhin, il ne s'était rien passé d'important. Seulement, le général Moëllendorf, profitant de la diminution de nos forces sur ce point, nous avait enlevé le poste de Kayserslautern; mais il était rentré dans l'inaction aussitôt après cet avantage. Ainsi, dès le mois de prairial (fin de mai), et sur toute la ligne du Nord, nous avions non-seulement résisté à la coalition, mais triomphé d'elle en plusieurs rencontres; nous avions remporté une grande victoire, et nous nous avancions sur deux ailes dans la Flandre et sur la Sambre. La perte de Landrecies n'était rien auprès de ces avantages et de ceux que la situation présente nous assurait.
La guerre de la Vendée n'avait pas entièrement fini après la déroute de Savenay. Trois chefs s'étaient sauvés, La Rochejaquelein, Stofflet et Marigny. Outre ces trois chefs, Charette, qui, au lieu de passer la Loire, avait pris l'île de Noirmoutiers, restait dans la Basse-Vendée. Mais cette guerre se bornait maintenant à de simples escarmouches, et n'avait plus rien d'inquiétant pour la république. Le général Turreau avait reçu le commandement de l'Ouest. Il avait partagé l'armée disponible en colonnes mobiles qui parcouraient le pays, en se dirigeant concentriquement sur un même point; elles battaient les bandes fugitives, et, quand elles n'avaient pas à se battre, elles exécutaient le décret de la convention, c'est-à-dire, brûlaient les forêts et les villages, et enlevaient la population pour la transporter ailleurs. Plusieurs engagemens avaient eu lieu, mais sans grands résultats. Haxo, après avoir repris sur Charette les îles de Noirmoutiers et de Bouin, avait espéré plusieurs fois de se saisir de lui; mais ce partisan hardi lui échappait toujours et reparaissait bientôt sur le champ de bataille, avec une constance non moins admirable que son adresse. Cette malheureuse guerre n'était plus désormais qu'une guerre de dévastation. Le général Turreau fut contraint de prendre une mesure cruelle, c'était d'ordonner aux habitans des bourgs d'abandonner le pays, sous peine d'être traités en ennemis s'ils y restaient. Cette mesure les réduisait ou à quitter le sol sur lequel ils avaient tous leurs moyens d'existence, ou à se soumettre aux exécutions militaires. Tels sont les inévitables maux des guerres civiles.
La Bretagne était devenue le théâtre d'un nouveau genre de guerre, la guerre des Chouans. Déjà cette province avait montré quelques dispositions à imiter la Vendée; cependant le penchant à s'insurger n'étant pas aussi général, quelques individus seulement, profitant de la nature des lieux, s'étaient livrés à des brigandages isolés. Bientôt les débris de la colonne vendéenne qui avait passé en Bretagne accrurent le nombre de ces partisans. Leur principal établissement était dans la forêt du Perche, et ils parcouraient le pays en troupes de quarante ou cinquante, attaquant quelquefois la gendarmerie, faisant contribuer les petites communes, et commettant ces désordres au nom de la cause royale et catholique. Mais la véritable guerre était finie, et il ne restait plus qu'à déplorer les calamités particulières qui affligeaient ces malheureuses provinces.
Aux colonies et sur mer, la guerre n'était pas moins active que sur le continent. Le riche établissement de Saint-Domingue avait été le théâtre des plus grandes horreurs dont l'histoire fasse mention. Les blancs avaient embrassé avec enthousiasme la cause de la révolution, qui, selon eux, devait amener leur indépendance de la métropole; les mulâtres ne l'avaient pas embrassée avec moins de chaleur, mais ils en espéraient autre chose que l'indépendance politique de la colonie, et ils aspiraient aux droits de bourgeoisie qu'on leur avait toujours refusés. L'assemblée constituante avait reconnu les droits des mulâtres; mais les blancs, qui ne voulaient de la révolution que pour eux, s'étaient alors révoltés, et la guerre civile avait commencé entre l'ancienne race des hommes libres et les affranchis. Profitant de cette guerre, les nègres avaient paru à leur tour sur la scène, et s'y étaient annoncés par le feu et le sang. Ils avaient égorgé leurs maîtres et incendié leurs propriétés. Dès ce moment, la colonie se trouva livrée à la plus horrible confusion; chaque parti reprochait à l'autre le nouvel ennemi qui venait de se présenter, et l'accusait de lui avoir donné des armes. Les nègres, sans se ranger encore pour aucune cause, ravageaient le pays. Bientôt cependant, excités par les envoyés de la partie espagnole, ils prétendirent servir la cause royale. Pour ajouter encore à la confusion, les Anglais étaient intervenus. Une partie des blancs les avaient appelés dans un moment de danger, et leur avaient cédé le fort important de Saint-Nicolas. Le commissaire Santhonax, aidé surtout des mulâtres et d'une partie des blancs, résista à l'invasion des Anglais, et ne trouva enfin qu'un moyen de la repousser: ce fut de reconnaître la liberté des nègres qui se déclareraient pour la république. La convention avait confirmé cette mesure et proclamé par un décret tous les nègres libres. Dès cet instant, une portion d'entre eux, qui servaient la cause royale, passèrent du côté des républicains; et les Anglais, retranchés dans le fort de Saint-Nicolas, n'eurent plus aucun espoir d'envahir cette riche possession, qui, long-temps ravagée, devait enfin n'appartenir qu'à elle-même. La Guadeloupe, après avoir été prise et reprise, nous était enfin restée, mais la Martinique était définitivement perdue.
Tels étaient les désordres des colonies. Sur l'Océan se passait un événement important; c'était l'arrivée de ce convoi d'Amérique si impatiemment attendu dans nos ports. L'escadre de Brest, au nombre de trente vaisseaux, était sortie, comme on l'a vu, avec l'ordre de croiser, et de ne combattre que dans le cas où le salut du convoi l'exigerait impérieusement. Nous avons déjà dit que Jean-Bon-Saint-André était à bord du vaisseau amiral; que Villaret-Joyeuse avait été fait, de simple capitaine, chef d'escadre; que des paysans n'ayant jamais vu la mer avaient été placés dans les équipages; et que ces matelots, ces officiers, ces amiraux d'un jour, étaient chargés de lutter contre la vieille marine anglaise. L'amiral Villaret-Joyeuse appareilla le 1er prairial (20 mai), et fit voile vers les îles Coves et Flores pour attendre le convoi. Il prit en route beaucoup de vaisseaux de commerce anglais, et les capitaines lui disaient: Vous nous prenez en détail, mais l'amiral Howe va vous prendre en gros. En effet, cet amiral croisait sur les côtes de la Bretagne et de la Normandie, avec trente-trois vaisseaux et douze frégates. Le 9 prairial (28 mai), l'escadre française aperçut une flotte. Les équipages impatiens regardaient grossir à l'horizon ces points noirs; et, lorsqu'ils reconnurent les Anglais, ils poussèrent des cris d'enthousiasme, et demandèrent le combat avec cette chaleur de patriotisme qui a toujours distingué nos habitans des côtes. Quoique les instructions données au général ne lui permissent de se battre que pour sauver le convoi, cependant Jean-Bon-Saint-André, entraîné lui-même par l'enthousiame universel, consentit au combat, et fit donner l'ordre de s'y préparer. Vers le soir, un vaisseau de l'arrière-garde, le Révolutionnaire, qui avait diminué de voiles, se trouva engagé contre les Anglais, fit une résistance opiniâtre, perdit son capitaine, et fut obligé de se faire remorquer à Rochefort. La nuit empêcha l'action de devenir générale.
Le lendemain 10 (29 mai), les deux escadres se trouvèrent en présence. L'amiral anglais manoeuvra contre notre arrière-garde. Le mouvement que nous fîmes pour la protéger amena l'engagement général. Les Français ne manoeuvrant pas aussi bien, deux de leurs vaisseaux, l'Indomptable et le Tyrannicide, se trouvèrent en présence de forces supérieures, et se battirent avec un courage opiniâtre. Villaret-Joyeuse donna l'ordre de secourir les vaisseaux engagés; mais ses ordres n'étant ni bien compris, ni bien exécutés, il se porta seul en avant, au risque de n'être pas suivi. Cependant il le fut bientôt après: toute notre escadre s'avança sur l'escadre ennemie, et l'obligea de reculer. Malheureusement nous avions perdu l'avantage du vent; nous fîmes un feu terrible sur les Anglais, mais nous ne pûmes pas les poursuivre. Il nous resta cependant les deux vaisseaux et le champ de bataille.
Le 11 et le 12 (30 et 31 mai), une brume épaisse enveloppa les deux armées navales. Les Français tâchèrent d'entraîner les Anglais au nord et à l'ouest de la route que devait suivre le convoi. Le 13, la brume se dissipa; un soleil éclatant éclaira les deux flottes. Les Français n'avaient plus que vingt-six vaisseaux, tandis que leurs ennemis en avaient trente-six; ils demandaient de nouveau le combat, et il convenait de céder à leur ardeur pour occuper les Anglais, et les éloigner de la route du convoi, qui devait passer sur le champ de bataille du 10.
Ce combat, l'un des plus mémorables dont l'Océan ait été le témoin, commença à neuf heures du matin. L'amiral Howe s'avança pour couper notre ligne. Une fausse manoeuvre du vaisseau la Montagne lui permit d'y pénétrer, d'isoler notre aile gauche, et de l'accabler de toutes ses forces. Notre droite et notre avant-garde restèrent isolées. L'amiral voulait les rallier à lui pour se reporter sur l'escadre anglaise, mais il avait perdu l'avantage du vent, et resta cinq heures sans pouvoir se rapprocher du champ de bataille. Pendant ce temps, les vaisseaux engagés se battaient avec un héroïsme extraordinaire. Les Anglais, supérieurs dans la manoeuvre, perdaient leur avantage dans les luttes de vaisseau à vaisseau, trouvaient des feux terribles et des abordages formidables. C'est au milieu de cette action acharnée que le vaisseau le Vengeur, démâté, à moitié détruit, et près de couler, refusa d'amener son pavillon, au risque de s'abîmer sous les eaux. Les Anglais cessèrent les premiers le feu, et se retirèrent étonnés d'une pareille résistance. Ils avaient pris six de nos vaisseaux. Le lendemain Villaret-Joyeuse, ayant réuni son avant-garde et sa droite, voulait fondre sur eux et leur enlever leur proie. Les Anglais, fort endommagés, nous auraient peut-être cédé la victoire. Jean-Bon-Saint-André s'opposa à un nouveau combat malgré l'enthousiasme des équipages. Les Anglais purent donc regagner paisiblement leurs ports; ils y rentrèrent épouvantés de leur victoire, et pleins d'admiration pour la bravoure de nos jeunes marins. Mais le but essentiel de ce terrible combat était rempli. L'amiral Venstabel avait traversé, pendant cette journée du 13, le champ de bataille du 10, l'avait trouvé couvert de débris; et était entré heureusement dans les ports de France.
Ainsi, victorieux aux Pyrénées et aux Alpes, menaçans dans les Pays-Bas, héroïques sur mer, et assez forts pour disputer chèrement une victoire navale aux Anglais, nous commencions l'année 1794 de la manière la plus brillante et la plus glorieuse.