HISTOIRE DE LA RÉVOLUTION FRANÇAISE . LIVRE III . CONVENTION NATIONALE. CHAPITRE XV |
EFFETS DES LOIS RÉVOLUTIONNAIRES; PROSCRIPTIONS A LYON, A MARSEILLE ET A BORDEAUX.— PERSÉCUTIONS DIRIGÉES CONTRE LES SUSPECTS. INTÉRIEUR DES PRISONS DE PARIS; ÉTAT DES PRISONNIERS A LA CONCIERGERIE.— LA REINE MARIE-ANTOINETTE EST SÉPARÉE DE SA FAMILLE ET TRANSFÉRÉE A LA CONCIERGERIE; TOURMENS QU'ON LUI FAIT SUBIR. CONDUITE ATROCE D'HÉBERT. SON PROCÈS DEVANT LE TRIBUNAL RÉVOLUTIONNAIRE. ELLE EST CONDAMNÉE A MORT ET EXÉCUTÉE.— DÉTAILS DES PROCÈS ET DU SUPPLICE DES GIRONDINS.— EXÉCUTION DU DUC D'ORLÉANS, DE BAILLY, DE MADAME ROLAND.—TERREUR GÉNÉRALE. SECONDE LOI DU MAXIMUM. AGIOTAGE. FALSIFICATION D'UN DÉCRET PAR QUATRE DÉPUTÉS.— ÉTABLISSEMENT DU NOUVEAU SYSTÈME MÉTRIQUE ET DU CALENDRIER RÉPUBLICAIN.— ABOLITION DES ANCIENS CULTES; ABJURATION DE GOBEL, ÉVÊQUE DE PARIS. ÉTABLISSEMENT DU CULTE DE LA RAISON.
Les mesures révolutionnaires décrétées pour le salut de la France s'exécutaient dans toute son étendue avec la dernière vigueur. Imaginées par les hommes les plus ardens, elles étaient violentes dans leur principe; exécutées loin des chefs qui les avaient conçues, dans une région inférieure, où les passions moins éclairées étaient plus brutales, elles devenaient encore plus violentes dans l'application. On obligeait une partie des citoyens à quitter leurs foyers, on enfermait les autres comme suspects, on faisait enlever les denrées et les marchandises pour les besoins des armées, on imposait des corvées pour les transports accélérés, et on ne donnait en échange des objets requis ou des services exigés, que des assignats, ou une créance sur l'état, qui n'inspirait aucune confiance. On poursuivait rapidement la répartition de l'emprunt forcé, et les répartiteurs des communes disaient aux uns: Vous avez dix mille livres de rente; aux autres: Vous en avez vingt; et tous, sans pouvoir répliquer, étaient obligés de fournir la somme demandée. De grandes vexations résultaient de ce vaste arbitraire; mais les armées se remplissaient d'hommes, les vivres s'acheminaient en abondance vers les dépôts, et le milliard d'assignats qu'il fallait retirer de la circulation, commençait à être perçu. Ce n'est jamais sans de grandes douleurs qu'on opère si rapidement, et qu'on sauve un état menacé. Dans tous les lieux où le danger plus imminent avait exigé la présence des commissaires de la convention, les mesures révolutionnaires étaient devenues plus rigoureuses. Près des frontières et dans tous les départemens suspects de royalisme ou de fédéralisme, ces commissaires avaient fait lever la population en masse; ils avaient mis toutes choses en réquisition, frappé les riches de taxes révolutionnaires, en outre de la taxe générale résultant de l'emprunt forcé; ils avaient accéléré l'emprisonnement des suspects, et quelquefois enfin ils les avaient fait juger par des commissions révolutionnaires, instituées par eux. Laplanche, envoyé dans le département du Cher, disait, le 29 vendémiaire, aux Jacobins: «Partout j'ai mis la terreur à l'ordre du jour; partout j'ai imposé des contributions sur les riches et les aristocrates. Orléans m'a fourni cinquante mille livres, et deux jours m'ont suffi à Bourges pour une levée de deux millions. Ne pouvant être partout, mes délégués m'ont suppléé: un individu nommé Mamin, riche de sept millions, et taxé par l'un d'eux à quarante mille livres, s'est plaint à la convention, qui a applaudi à ma conduite; et s'il eût été imposé par moi-même, il eût payé deux millions. J'ai fait rendre, à Orléans, un compte public à mes délégués; c'est au sein de la société populaire qu'ils l'ont rendu, et ce compte a été sanctionné par le peuple. Partout j'ai fait fondre les cloches, et réuni plusieurs paroisses. J'ai destitué tous les fédéralistes, renfermé les gens suspects, mis les sans-culottes en force. Des prêtres avaient toutes leurs commodités dans les maisons de réclusion; les sans-culottes couchaient sur la paille dans les prisons; les premiers m'ont fourni des matelas pour les derniers. Partout j'ai fait marier les prêtres. Partout j'ai électrisé les coeurs et les esprits. J'ai organisé des manufactures d'armes, visité les ateliers, les hôpitaux, les prisons. J'ai fait partir plusieurs bataillons de la levée en masse. J'ai passé en revue quantité de gardes nationales pour les républicaniser, et j'ai fait guillotiner plusieurs royalistes. Enfin, j'ai suivi mon mandat impératif. J'ai agi partout en chaud montagnard, en représentant révolutionnaire.» C'est surtout dans les trois principales villes fédéralistes, Lyon, Marseille et Bordeaux, que les représentans venaient d'imprimer une profonde terreur. Le formidable décret rendu contre Lyon portait que les rebelles et leurs complices seraient militairement jugés par une commission, que les sans-culottes seraient nourris aux dépens des aristocrates, que les maisons des riches seraient détruites, et que la ville changerait son nom. L'exécution de ce décret était confiée à Collot-d'Herbois, Maribon-Montaut et Fouché de Nantes. Ils s'étaient rendus à Commune-Affranchie, emmenant avec eux quarante jacobins, pour organiser un nouveau club et propager les principes de la société-mère. Ronsin les avait suivis avec deux mille hommes de l'armée révolutionnaire, et ils avaient aussitôt déployé leurs fureurs. Les représentans donnèrent le premier coup de marteau sur l'une des maisons destinées a être démolies, et huit cents ouvriers se mirent sur-le-champ à l'ouvrage pour détruire les plus belles rues. Les proscriptions avaient commencé en même temps. Les Lyonnais soupçonnés d'avoir pris les armes étaient guillotinés ou fusillés au nombre de cinquante et soixante par jour. La terreur régnait dans cette malheureuse cité: les commissaires envoyés pour la punir, entraînés, enivrés par l'effusion du sang, croyant, à chaque cri de douleur, voir renaître la révolte, écrivaient à la convention que les aristocrates n'étaient pas réduits encore, qu'ils n'attendaient qu'une occasion pour réagir, et qu'il fallait, pour n'avoir plus rien à craindre, déplacer une partie de la population et détruire l'autre. Comme les moyens mis en usage ne paraissaient pas assez rapides, Collot-d'Herbois imagina d'employer la mine pour détruire les édifices, la mitraille pour immoler les proscrits; et il écrivit à la convention que bientôt il allait se servir de moyens plus prompts et plus efficaces pour punir la ville rebelle. A Marseille, plusieurs victimes avaient déjà succombé. Mais toute la colère des représentans était dirigée contre Toulon, dont ils poursuivaient le siége. Dans la Gironde, les vengeances s'exerçaient avec la plus grande fureur. Isabeau et Tallien s'étaient placés à la Réole: là, ils s'occupaient à former le noyau d'une armée révolutionnaire pour pénétrer dans Bordeaux, et, en attendant, ils tâchaient de désorganiser les sections de cette ville. Pour cela, ils s'étaient servis d'une section toute montagnarde, et qui, parvenant à effrayer les autres, avait fait fermer successivement le club fédéraliste et destituer les autorités départementales. Alors ils étaient entrés triomphalement dans Bordeaux, et avaient rétabli la municipalité et les autorités montagnardes. Immédiatement après, ils avaient rendu un arrêté portant que le gouvernement de Bordeaux serait militaire, que tous les habitans seraient désarmés, qu'une commission spéciale jugerait les aristocrates et les fédéralistes, et qu'on lèverait immédiatement sur les riches une taxe extraordinaire, pour fournir aux dépenses de l'armée révolutionnaire. Cet arrêté fut aussitôt mis à exécution, les citoyens furent désarmés, et une foule de têtes tombèrent. C'est à cette époque même que les députés fugitifs, qui s'étaient embarqués en Bretagne pour la Gironde, arrivaient à Bordeaux. Ils allèrent tous chercher un asile chez une parente de Guadet, dans les grottes de Saint-Émilion. On savait confusément qu'ils étaient cachés de ce côté, et Tallien faisait les plus grands efforts pour les découvrir. Il n'y avait pas réussi encore, mais il parvint malheureusement à saisir Biroteau, venu de Lyon pour s'embarquer à Bordeaux. Ce dernier était hors la loi. Tallien fit aussitôt constater l'identité et consommer l'exécution. Duchâtel fut aussi découvert; mais comme il n'était pas hors la loi, il fut transféré à Paris pour être jugé par le tribunal révolutionnaire. On lui adjoignit les trois jeunes amis Riouffe, Girey-Dupré et Marchenna, qui s'étaient, comme on l'a vu, attachés à la fortune des Girondins. Ainsi, toutes les grandes villes de France subissaient les vengeances de la Montagne. Mais Paris, tout plein des plus illustres victimes, allait devenir le théâtre de bien plus grandes cruautés. Tandis qu'on préparait le procès de Marie-Antoinette, des girondins, du duc d'Orléans, de Bailly, d'une foule de généraux et de ministres, on remplissait les prisons de suspects. La commune de Paris s'était arrogé, avons-nous dit, une espèce d'autorité législative sur tous les objets de police, de subsistance, de commerce, de culte, et, à chaque décret, elle rendait un arrêté explicatif pour étendre ou limiter les volontés de la convention. Sur les réquisitions de Chaumette, elle avait singulièrement étendu la définition des suspects, donnée par la loi du 17 septembre. Chaumette avait, dans une instruction municipale, énuméré les caractères auxquels il fallait les reconnaître. Cette instruction, adressée aux sections de Paris, et bientôt à toutes celles de la république, était conçue en ces termes: «Doivent être considérés comme suspects: 1º ceux qui, dans les assemblées du peuple, arrêtent son énergie par des discours astucieux des cris turbulens et des menaces; 2º ceux qui, plus prudens, parlent mystérieusement des malheurs de la république, s'apitoient sur le sort du peuple, et sont toujours prêts à répandre de mauvaises nouvelles avec une douleur affectée; 3º ceux qui ont changé de conduite et de langage selon les événemens; qui, muets sur les crimes des royalistes et des fédéralistes, déclament avec emphase contre les fautes légères des patriotes, et affectent, pour paraître républicains, une austérité, une sévérité étudiées, et qui cèdent aussitôt qu'il s'agit d'un modéré ou d'un aristocrate; 4º ceux qui plaignent les fermiers, les marchands avides, contre lesquels la loi est obligée de prendre des mesures; 5º ceux qui, ayant toujours les mots de liberté, république et patrie sur les lèvres, fréquentent les ci-devant nobles, les prêtres, les contre-révolutionnaires, les aristocrates, les feuillans, les modérés, et s'intéressent à leur sort; 6º ceux qui n'ont pris aucune part active dans tout ce qui intéresse la révolution, et qui, pour s'en disculper, font valoir le paiement de leurs contributions, leurs dons patriotiques, leurs services dans la garde nationale par remplacement ou autrement; 7º ceux qui ont reçu avec indifférence la constitution républicaine, et ont fait paraître de fausses craintes sur son établissement et sa durée; 8º ceux qui, n'ayant rien fait contre la liberté, n'ont aussi rien fait pour elle; 9º ceux qui ne fréquentent pas leurs sections, et donnent pour excuse qu'ils ne savent pas parler, ou que leurs affaires les en empêchent; 10º ceux qui parlent avec mépris des autorités constituées, des signes de la loi, des sociétés populaires, des défenseurs de la liberté; 11º ceux qui ont signé des pétitions contre-révolutionnaires, ou fréquenté des sociétés et clubs anticiviques; 12º ceux qui sont reconnus pour avoir été de mauvaise foi, partisans de Lafayette, et ceux qui ont marché au pas de charge au Champ-de-Mars.» Avec une telle définition, le nombre des suspects devait être illimité, et bientôt il s'éleva, dans les prisons de Paris, de quelques cents à trois mille. D'abord on les avait placés à la Mairie, à la Force, à la Conciergerie, à l'Abbaye, à Sainte-Pélagie, aux Madelonettes, dans toutes les prisons de l'état, mais ces vastes dépôts devenant insuffisans, on songea à établir de nouvelles maisons d'arrêt, spécialement consacrées aux détenus politiques. Les frais de garde étant à la charge des prisonniers, on loua des maisons à leurs dépens. On en choisit une dans la rue d'Enfer, qui fut connue sous le nom de maison de Port-Libre, une autre dans la rue de Sèvres, appelée maison Lazare. Le collège Duplessis devint un lieu de détention; enfin le palais du Luxembourg, d'abord destiné à recevoir les vingt-deux girondins, fut rempli d'un grand nombre de prisonniers, et renferma pêle-mêle tout ce qui restait de la brillante société du faubourg Saint-Germain. Ces arrestations subites ayant amené un encombrement dans les prisons, les détenus furent d'abord mal logés. Confondus avec les malfaiteurs et jetés sur la paille, les premiers momens de leur détention furent cruels. Bientôt, cependant, le temps amena l'ordre et les adoucissemens. Les communications avec le dehors leur étant permises, ils eurent la consolation d'embrasser leurs proches, et la faculté de se procurer de l'argent. Alors ils louèrent des lits ou s'en firent apporter; ils ne couchèrent plus sur la paille, et furent séparés des malfaiteurs. On leur accorda même toutes les commodités qui pouvaient rendre leur sort plus supportable: car le décret permettait de transporter dans les maisons d'arrêt tous les objets dont les détenus auraient besoin. Ceux qui habitaient les maisons nouvellement établies furent encore mieux traités. A Port-Libre, dans la maison Lazare, au Luxembourg, on se trouvaient de riches prisonniers, on vit régner la propreté et l'abondance. Les tables étaient délicatement servies, moyennant les droits d'entrée que prélevaient les geôliers. Cependant l'affluence des visiteurs étant devenue trop considérable, et les communications avec le dehors paraissant une trop grande faveur, cette consolation fut interdite, et les détenus ne purent plus communiquer avec personne que par écrit, et seulement pour se procurer les objets dont ils avaient besoin. Dès cet instant, la société parut devenir plus intime entre ces malheureux, condamnés à exister exclusivement ensemble. Chacun se rapprocha suivant ses goûts, et de petites sociétés se formèrent. Des règlemens furent établis; on se partagea les soins domestiques, et chacun en eut la charge à son tour. Une souscription fut ouverte pour les frais de logement et de nourriture, et les riches contribuèrent ainsi pour les pauvres. Après avoir vaqué aux soins de leur ménage, les différentes chambrées se réunissaient dans des salles communes. Autour d'une table, d'une poêle, d'une cheminée, se formaient des groupes. On se livrait au travail, à la lecture, à la conversation. Des poètes, jetés dans les fers avec tout ce qui avait excité la défiance par une supériorité quelconque, lisaient des vers. Des musiciens donnaient des concerts, et on entendait chaque jour de l'excellente musique dans ces lieux de proscription. Bientôt le luxe accompagna les plaisirs. Les femmes se parèrent, des liaisons d'amitié et d'amour s'établirent, et on vit se reproduire, jusqu'à la veille de l'échafaud, toutes les scènes ordinaires de la société. Singulier exemple du caractère français, de son insouciance, de sa gaieté, de son aptitude au plaisir dans toutes les situations de la vie! Des vers charmans, des aventures romanesques, des actes de bienfaisance, une confusion singulière de rangs, de fortune et d'opinion, signalèrent ces trois premiers mois de la détention des suspects. Une sorte d'égalité volontaire réalisa dans ces lieux cette égalité chimérique que des sectaires opiniâtres voulaient faire régner partout, et qu'ils ne réussirent à établir que dans les prisons. Il est vrai que l'orgueil de quelques prisonniers résista à cette égalité du malheur. Tandis qu'on voyait des hommes, fort inégaux d'ailleurs en fortune, en éducation, vivre très bien entre eux, et se réjouir, avec un admirable désintéressement, des victoires de cette république qui les persécutait, quelques ci-devant nobles et leurs femmes, trouvés par hasard dans les hôtels déserts du faubourg Saint-Germain, vivaient à part, s'appelaient encore des noms proscrits de comte et de marquis, et laissaient voir leur dépit quand on venait dire que les Autrichiens avaient fui devant Watignies, ou que les Prussiens n'avaient pu franchir les Vosges. Cependant la douleur ramène tous les coeurs à la nature et à l'humanité: bientôt, lorsque Fouquier-Tinville, frappant chaque jour à la porte de ces demeures désolées, demanda sans cesse de nouvelles têtes; quand les amis, les parens, furent chaque jour séparés par la mort, ceux qui restaient gémirent, se consolèrent ensemble, et n'eurent plus qu'un même sentiment au milieu des mêmes malheurs. Cependant les prisons n'offraient pas toutes les mêmes scènes. La Conciergerie, tenant au Palais de Justice, et renfermant, à cause de cette proximité, les prisonniers destinés au tribunal révolutionnaire, présentait le douloureux spectacle de quelques cents malheureux n'ayant jamais plus de trois ou quatre jours à vivre. On les y transférait la veille de leur jugement, et ils n'y passaient que le court intervalle qui séparait leur jugement de leur exécution. Là se trouvaient les girondins qu'on avait tirés du Luxembourg, leur première prison; madame Roland, qui, après avoir fait évader son mari, s'était laissé enfermer sans songer à fuir; les jeunes Riouffe, Girey-Dupré, Bois-Guion, attachés à la cause des députés proscrits, et traduits de Bordeaux à Paris pour y être jugés conjointement avec eux; Bailly, qu'on avait arrêté à Melun; l'ex-ministre des finances Clavières, qui n'avait pas réussi à s'enfuir comme Lebrun; le duc d'Orléans, transféré des prisons de Marseille dans celles de Paris; les généraux Houchard, Brunet, tous réservés au même sort; et enfin l'infortunée Marie-Antoinette, qui était destinée à devancer à l'échafaud ces illustres victimes. Là, on ne songeait pas même à se procurer les commodités qui adoucissaient le sort des détenus dans les autres prisons. On habitait de sombres et de tristes réduits, où ne pénétraient ni la lumière, ni les consolations, ni les plaisirs. A peine les prisonniers jouissaient-ils du privilège d'être couchés sur des lits, au lieu de l'être sur la paille. Ne pouvant se distraire du spectacle de la mort comme les simples suspects, qui espéraient n'être que détenus jusqu'à la paix, ils tâchaient de s'en amuser, et faisaient du tribunal révolutionnaire et de la guillotine les plus étranges parodies. Les girondins, dans leur prison, improvisaient et jouaient des drames singuliers et terribles, dont leur destinée et la révolution étaient le sujet. C'est à minuit, lorsque tous les geôliers reposaient; qu'ils commençaient ces divertissemens lugubres. Voici l'un de ceux qu'ils avaient imaginés. Assis chacun sur un lit, ils figuraient et les juges et les jurés du tribunal révolutionnaire, et Fouquier-Tinville lui-même. Deux d'entre eux, placés vis-à-vis, représentaient l'accusé avec son défenseur. Suivant l'usage du sanglant tribunal, l'accusé était toujours condamné. Étendu aussitôt sur une planche de lit que l'on renversait, il subissait le simulacre du supplice jusque dans ses moindres détails. Après beaucoup d'exécutions, l'accusateur devenait accusé, et succombait à son tour. Revenant alors couvert d'un drap de lit, il peignait les tortures qu'il endurait aux enfers, prophétisait leur destinée à tous ces juges iniques, et, s'emparant d'eux avec des cris lamentables, il les entraînait dans les abîmes.... «C'est ainsi, dit Riouffe, que nous badinions dans le sein de la mort, et que dans nos jeux prophétiques nous disions la vérité au milieu des espions et des bourreaux.» Depuis la mort de Custine, on commençait à s'habituer à ces procès politiques, où de simples torts d'opinion étaient transformés en crimes dignes de mort. On s'accoutumait, par une sanglante pratique, à chasser tous les scrupules, et à regarder comme naturel d'envoyer à l'échafaud tout membre d'un parti contraire. Les cordeliers et les jacobins avaient fait décréter la mise en jugement de la reine, des girondins, de plusieurs généraux et du duc d'Orléans. Ils exigeaient impérieusement qu'on leur tînt parole, et c'est surtout par la reine qu'ils voulaient commencer cette longue suite d'immolations. Il semblé qu'une femme aurait dû désarmer les fureurs politiques; mais on portait plus de haine encore à Marie-Antoinette qu'à Louis XVI. C'est à elle qu'on reprochait les trahisons de la cour, les dilapidations du trésor, et surtout la guerre acharnée de l'Autriche. Louis XVI, disait-on, avait tout laissé faire; mais Marie-Antoinette avait tout fait, et c'est sur elle qu'il fallait tout punir. Déjà on a vu quelles réformes avaient été faites au Temple. Marie-Antoinette avait été séparée de sa soeur, de sa fille et de son fils. En vertu du décret qui ordonnait le jugement ou la déportation des derniers membres de la famille des Bourbons, on l'avait transférée à la Conciergerie; et là, seule, dans une prison étroite, elle était réduite au plus strict nécessaire comme tous les autres prisonniers. L'imprudence d'un ami dévoué rendit sa situation encore plus pénible. Un membre de la municipalité, Michonnis, auquel elle inspirait un vif intérêt, voulut introduire auprès d'elle un individu qui voulait, disait-il, la voir par curiosité. Cet individu était un émigré courageux, mais imprudent, qui lui jeta un oeillet renfermant ces mots écrits sur un papier très-fin: Vos amis sont prêts. Espérance fausse, et aussi dangereuse pour celle qui la recevait que pour celui qui la donnait! Michonnis et l'émigré furent découverts et arrêtés sur-le-champ; la surveillance exercée à l'égard de l'infortunée prisonnière devint dès ce jour encore plus rigoureuse. Des gendarmes devaient être sans cesse de garde à la porte de sa prison, et il leur était expressément défendu de répondre à aucune de ses paroles. Le misérable Hébert, substitut de Chaumette, et rédacteur de la dégoûtante feuille du Père Duchêne, l'écrivain du parti dont Vincent, Ronsin, Varlet, Leclerc, étaient chefs, Hébert s'était particulièrement attaché à tourmenter les restes infortunés de la famille détrônée. Il prétendait que la famille du tyran ne devait pas être mieux traitée qu'une famille sans-culotte; et il avait fait rendre un arrêté qui supprimait l'espèce de luxe avec lequel on avait nourri jusque-là les prisonniers du Temple. On interdisait aux détenues la volaille et la pâtisserie; on les réduisait à une seule espèce d'aliment à déjeuner; à un potage, à un bouilli et un plat quelconque à dîner; à deux plats à souper, et une demi-bouteille de vin par tête. La bougie était remplacée par la chandelle, l'argenterie par l'étain, et la porcelaine par la faïence. Les porteurs d'eau ou de bois pouvaient seuls entrer dans leur chambre, accompagnés de deux commissaires. Les alimens ne leur parvenaient qu'au moyen d'un tour. Le nombreux domestique était réduit à un cuisinier, un aide, deux servans, et une femme de charge pour le linge. Immédiatement après cet arrêté, Hébert s'était rendu au Temple, et avait inhumainement arraché aux deux infortunées prisonnières jusqu'à de petits meubles auxquels elles tenaient beaucoup. Quatre-vingts louis que madame Élisabeth avait en réserve, et qu'elle avait reçus de madame de Lamballe, lui furent enlevés. Nul n'est plus dangereux, plus cruel que l'homme sans lumières et sans éducation, revêtu d'une autorité récente. S'il a, surtout, une âme vile; si, comme Hébert, qui distribuait des contre-marques à la porte d'un théâtre, et volait sur les recettes, il est sans moralité naturelle, et s'il arrive tout à coup de la fange de sa condition au pouvoir, il se montrera aussi bas qu'atroce. Tel fut Hébert dans sa conduite au Temple. Il ne se borna pas aux vexations que nous venons de rapporter; lui et quelques autres imaginèrent de séparer le jeune prince de sa tante et de sa soeur. Un cordonnier, nommé Simon, et sa femme, furent les instituteurs auxquels on crut devoir le confier pour lui donner l'éducation des sans-culottes. Simon et sa femme s'enfermèrent au Temple, et devenant prisonniers avec le malheureux enfant, se chargèrent de le soigner à leur manière. Leur nourriture était meilleure que celle des princesses, et ils partageaient la table des commissaires municipaux qui étaient de garde. Simon pouvait, accompagné de deux commissaires, descendre dans la cour du Temple avec le jeune prince, afin de lui procurer un peu d'exercice. Hébert conçut la pensée infâme d'arracher à cet enfant des révélations contre sa malheureuse mère. Soit que ce misérable prêtât à l'enfant de fausses révélations, soit qu'il eût abusé de son âge et de son état pour lui arracher tout ce qu'il voulait, il provoqua une déposition révoltante; et comme l'âge du jeune prince ne permettait pas de le conduire au tribunal, Hébert vint y rapporter à sa place les infamies que lui-même avait dictées ou supposées. Ce fut le 14 octobre que Marie-Antoinette parut devant ses juges. Traînée au sanglant tribunal par l'inexorable vengeance révolutionnaire, elle n'y paraissait avec aucune chance d'acquittement, car ce n'était pas pour l'y faire absoudre que les jacobins l'y avaient appelée. Cependant il fallait énoncer des griefs. Fouquier recueillit les bruits répandus dans le peuple, depuis l'arrivée de la princesse en France; et, dans l'acte d'accusation, il lui reprocha d'avoir dilapidé le trésor, d'abord pour ses plaisirs, puis pour faire passer des fonds à l'empereur son frère. Il insista sur les scènes des 5 et 6 octobre, et sur le repas des gardes-du-corps, prétendant qu'elle avait tramé à cette époque un complot qui obligea le peuple à se transporter à Versailles pour le déjouer. Il lui imputa ensuite de s'être emparée de son époux, de s'être mêlée du choix des ministres, d'avoir conduit elle-même les intrigues avec les députés gagnés à la cour, d'avoir préparé le voyage à Varennes, d'avoir amené la guerre, et livré aux généraux ennemis tous nos plans de campagne. Il l'accusa d'avoir préparé une nouvelle conspiration au 10 août, d'avoir fait tirer ce jour-là sur le peuple, et engagé son époux à se défendre en le taxant de lâcheté; enfin de n'avoir cessé de machiner et de correspondre au dehors depuis sa captivité au Temple, et d'y avoir traité son jeune fils en roi. On voit comment tout est travesti et tourné à crime au jour terrible ou les vengeances des peuples long-temps différées éclatent enfin, et frappent ceux de leurs princes qui ne les ont pas méritées. On voit comment la prodigalité, l'amour des plaisirs, si naturels chez une jeune princesse, comment son attachement à son pays, son influence sur son époux, ses regrets, plus indiscrets toujours chez une femme que chez un homme, son courage même plus hardi, se peignaient dans ces imaginations irritées ou méchantes. Il fallait des témoins: on appela Lecointre, député de Versailles, qui avait vu les 5 et 6 octobre; Hébert, qui avait souvent visité le Temple; divers employés des ministères, et plusieurs domestiques de l'ancienne cour. On tira de leurs prisons, pour les faire comparaître, l'amiral d'Estaing, ancien commandant de la garde nationale de Versailles, l'ex-procureur de la commune Manuel, Latour-du-Pin, ministre de la guerre en 1789, le vénérable Bailly, qui, disait-on, avait été, avec Lafayette, complice du voyage à Varennes; enfin Valazé, l'un des girondins destinés à l'échafaud. Aucun fait précis ne fut articulé. Les uns avaient vu la reine joyeuse lorsque les gardes-du-corps lui témoignaient leur dévouement; les autres l'avaient vue triste et courroucée lorsqu'on la conduisait à Paris, ou lorsqu'on la ramenait de Varennes; ceux-ci avaient assisté à des fêtes splendides qui devaient coûter des sommes énormes; ceux-là avaient entendu dire dans les bureaux ministériels que la reine s'opposait à la sanction des décrets. Une ancienne femme de service à la cour avait, en 1788, ouï dire au duc de Coigny que l'empereur avait déjà reçu deux cents millions de la France pour faire la guerre aux Turcs. Le cynique Hébert, amené devant l'infortunée reine, osa enfin apporter les accusations arrachées au jeune prince. Il dit que Charles Capet avait raconté à Simon le voyage à Varennes, et désigné Lafayette et Bailly comme en étant les coopérateurs. Puis il ajouta que cet enfant avait des vices funestes et bien prématurés pour son âge; que Simon, l'ayant surpris et l'ayant interrogé, avait appris qu'il tenait de sa mère les vices auxquels il se livrait. Hébert ajouta que Marie-Antoinette voulait sans doute, en affaiblissant de bonne heure la constitution physique de son fils, s'assurer le moyen de le dominer, s'il remontait sur le trône. Les bruits échappés d'une cour méchante, pendant vingt années, avaient donné au peuple l'opinion la plus défavorable des moeurs de la reine. Cependant cet auditoire tout jacobin fut révolté des accusations d'Hébert. Celui-ci n'en persista pas moins à les soutenir. Cette mère infortunée ne répondait pas; pressée de nouveau de s'expliquer, elle dit avec une émotion extraordinaire: «Je croyais que la nature me dispenserait de répondre à une telle imputation; mais j'en appelle au coeur de toutes les mères ici présentes.» Cette réponse si noble et si simple remua tous les assistans. Cependant tout ne fut pas aussi amer pour Marie-Antoinette dans les dépositions des témoins. Le brave d'Estaing, dont elle avait été l'ennemie, refusa de rien dire à sa charge, et ne parla que du courage qu'elle montra les 5 et 6 octobre, de la noble résolution qu'elle exprima de mourir auprès de son époux plutôt que de fuir. Manuel, malgré ses hostilités avec la cour pendant la législative déclara ne pouvoir rien dire contre l'accusée. Quand le vénérable Bailly fut amené, Bailly qui autrefois avait si souvent prédit à la cour les maux qu'entraîneraient ses imprudences, il parut douloureusement affecté; et comme on lui demandait s'il connaissait la femme Capet: «Oui, dit-il en s'inclinant avec respect, oui, j'ai connu madame.» Il déclara ne rien savoir, et soutint que les déclarations arrachées au jeune prince, relativement au voyage à Varennes, étaient fausses. En récompense de sa déposition, il reçut des reproches outrageans, et put juger du sort qui lui était bientôt réservé. Il n'y eut dans l'instruction que deux faits graves, attestés par Latour-du-Pin et Valazé, qui ne déposèrent que parce qu'ils ne pouvaient pas s'en dispenser. Latour-du-Pin avoua que Marie-Antoinette lui avait demandé un état exact des armées pendant qu'il était ministre de la guerre. Valazé, toujours froid, mais respectueux pour le malheur, ne voulut rien dire à la charge de l'accusée; cependant il ne put s'empêcher de déclarer que, membre de la commission des vingt-quatre, et chargé avec ses collègues de vérifier les papiers trouvés chez Septeuil, trésorier de la liste civile, il avait vu des bons pour diverses sommes, signés Antoinette, ce qui était fort naturel; mais il ajouta qu'il avait vu une lettre où le ministre priait le roi de transmettre à la reine la copie d'un plan de campagne qu'il avait entre ses mains. Ces deux faits, la demande de l'état des armées et la communication du plan de campagne, furent interprétés sur-le-champ d'une manière funeste, et on en conclut que c'était pour les envoyer à l'ennemi; car on ne supposait pas qu'une jeune princesse s'occupât, seulement par goût, d'administration et de plans militaires. Après ces dépositions, on en recueillit plusieurs autres sur les dépenses de la cour, sur l'influence de la reine dans les affaires, sur la scène du 10 août, sur ce qui se passait au Temple; et les bruits les plus vagues, les circonstances les plus insignifiantes, furent accueillis comme des preuves. Marie-Antoinette répéta souvent avec présence d'esprit et avec force, qu'il n'y avait aucun fait précis contre elle; que d'ailleurs, épouse de Louis XVI, elle ne répondait d'aucun des actes du règne. Fouquier néanmoins la déclara suffisamment convaincue. Chauveau-Lagarde fit d'inutiles efforts pour la défendre; et cette reine infortunée fut condamnée à partager le supplice de son époux. Ramenée à la Conciergerie, elle y passa avec assez de calme la nuit qui précéda son exécution; et le lendemain, 16 octobre, au matin, elle fut transportée, au milieu d'une populace nombreuse, sur la place fatale où, dix mois auparavant, avait succombé Louis XVI. Elle écoutait avec calme les exhortations de l'ecclésiastique qui l'accompagnait, et promenait un regard indifférent sur ce peuple qui tant de fois avait applaudi à sa beauté et à sa grâce, et qui aujourd'hui applaudissait à son supplice avec le même empressement. Arrivée au pied de l'échafaud, elle aperçut les Tuileries, et parut émue; mais elle se hâta de monter l'échelle fatale, et s'abandonna avec courage aux bourreaux. L'infâme exécuteur montra la tête au peuple, comme il faisait toujours quand il avait immolé une victime illustre. Les jacobins furent comblés de joie. «Qu'on porte cette nouvelle à l'Autriche, dirent-ils; les Romains vendaient le terrain occupé par Annibal; nous faisons tomber les têtes les plus chères aux souverains qui ont envahi notre territoire.» Mais ce n'était là que le commencement des vengeances. Immédiatement après le jugement de Marie-Antoinette, il fallut procéder à celui des girondins enfermés à la Conciergerie. Avant la révolte du Midi, on ne pouvait leur reprocher que des opinions. On disait bien, à la vérité, qu'ils étaient complices de Dumouriez, de la Vendée, de d'Orléans; mais cette complicité, facile à imputer à la tribune, était impossible à prouver, même devant un tribunal révolutionnaire. Depuis le jour, au contraire, où ils levèrent l'étendard de la guerre civile, et où l'on eut contre eux des faits positifs, il devint facile de les condamner. A la vérité, les députés détenus n'étaient pas ceux qui avaient provoqué l'insurrection du Calvados et du Midi, mais c'étaient les membres du même parti, les soutiens de la même cause; on avait la conviction intime qu'ils avaient correspondu les uns avec les autres; et quoique les lettres interceptées ne prouvassent pas suffisamment la complicité, elles suffisaient à un tribunal qui, par son institution, devait se contenter de la vraisemblance. Toute la modération des girondins fut donc transformée en une vaste conspiration, dont la guerre civile avait été le dénouement. Leur lenteur, sous la législative, à s'insurger contre le trône, leur opposition au projet du 10 août, leur lutte avec la commune depuis le 10 août jusqu'au 20 septembre, leurs énergiques protestations contre les massacres, leur pitié pour Louis XVI, leurs résistances au système inquisiteur qui dégoûtait les généraux, leur opposition au tribunal extraordinaire, au maximum, à l'emprunt forcé, à tous les moyens révolutionnaires: enfin leurs efforts pour créer une autorité répressive en instituant la commission des douze, leur désespoir après leur défaite à Paris, désespoir qui les fit recourir aux provinces, tout cela fut travesti en une conspiration dans laquelle tout était inséparable. Dans ce système d'accusation, les opinions proférées à la tribune n'étaient que les symptômes, les préparatifs de la guerre civile qui éclata bientôt; et quiconque avait parlé dans la législative et la convention, comme les députés réunis à Caen, à Bordeaux, à Lyon, à Marseille, était coupable comme eux. Quoiqu'on n'eût aucune preuve directe du concert, on en trouvait dans leur communauté d'opinion, dans l'amitié qui avait uni la plupart d'entre eux, dans leurs réunions habituelles chez Roland et chez Valazé. Les girondins, au contraire, ne croyaient pas pouvoir être condamnés, si on consentait à discuter avec eux. Leurs opinions, disaient-ils, avaient été libres; ils avaient pu différer d'avis avec les montagnards sur le choix des moyens révolutionnaires, sans être coupables: leurs opinions ne prouvaient ni ambition personnelle, ni complot prémédité. Elles attestaient au contraire que sur une foule de points ils n'avaient pas été d'accord entre eux. Enfin leur complicité avec les députés révoltés n'était que supposée, et leurs lettres, leur amitié, leur habitude de siéger sur les mêmes bancs, ne suffisaient nullement pour la démontrer. «Si on nous laisse parler, disaient les girondins, nous sommes sauvés.» Funeste idée, qui, sans assurer leur salut, leur fit perdre une partie de cette dignité, seul dédommagement d'une mort injuste! Si les partis avaient plus de franchise, ils seraient du moins bien plus nobles. Le parti vainqueur aurait pu dire au parti vaincu: «Vous avez poussé l'attachement à votre système de modération, jusqu'à nous faire la guerre, jusqu'à mettre la république à deux doigts de sa perte, par une diversion désastreuse; vous êtes vaincus, il faut mourir.» De leur côté, les girondins avaient un beau discours à tenir à leurs vainqueurs. Ils pouvaient leur répondre: «Nous vous regardons comme des scélérats qui bouleversez la république, qui la déshonorez en prétendant la défendre, et nous avons voulu vous combattre et vous détruire. Oui, nous sommes tous également coupables, nous sommes tous complices de Buzot, de Barbaroux, de Pétion, de Guadet; ce sont de grands et vertueux citoyens, dont nous proclamons les vertus à votre face. Tandis qu'ils sont allés venger la république, nous sommes restés ici pour la glorifier en présence des bourreaux. Vous êtes vainqueurs, donnez-nous la mort.» Mais l'esprit de l'homme n'est pas fait de telle sorte, qu'il cherche ainsi à tout simplifier par de la franchise. Le parti vainqueur veut convaincre, et il ment; un reste d'espoir engage le parti vaincu à se défendre, et il ment; et l'on voit, dans les discordes civiles, ces honteux procès, où le plus fort écoute pour ne pas croire, où le plus faible parle pour ne pas persuader, et demande la vie sans l'obtenir. C'est après l'arrêt prononcé, c'est après que tout espoir est perdu, que la dignité humaine se retrouve, et c'est à la vue du fer qu'on la voit reparaître tout entière. Les girondins résolurent donc de se défendre, et il leur fallut pour cela employer les concessions, les réticences. On voulut leur prouver leurs crimes, et on envoya, pour les convaincre, au tribunal révolutionnaire tous leurs ennemis, Pache, Hébert, Chaumette, Chabot, et autres, ou aussi faux, ou aussi vils. L'affluence était considérable, car c'était un spectacle encore nouveau que celui de tant de républicains condamnés pour la cause de la république. Les accusés étaient au nombre de vingt-un, tous à la fleur de l'âge, dans la force du talent, quelques-uns même dans tout l'éclat de la jeunesse et de la beauté. La seule déclaration de leurs noms et de leur âge avait de quoi toucher. Brissot, Gardien et Lasource, avaient trente-neuf ans; Vergniaud, Gensonné et Lehardy, trente-cinq; Mainvielle et Ducos, vingt-huit; Boyer-Fonfrède et Duchastel, vingt-sept; Duperret, quarante-six; Carra, cinquante; Valazé et Lacase, quarante-deux; Duprat, trente-trois; Sillery, cinquante-sept; Fauchet, quarante-neuf; Lesterp-Beauvais, quarante-trois; Boileau, quarante-un; Antiboul, quarante; Vigée, trente-six. Gensonné était calme et froid; Valazé indigné et méprisant; Vergniaud était plus ému que de coutume; le jeune Ducos était gai; et Fonfrède, qu'on avait épargné dans la journée du 2 juin, parce qu'il n'avait pas voté pour les arrestations de la commission des douze, et qui, par ses instances réitérées en faveur de ses amis, avait mérité depuis de partager leur sort, Fonfrède semblait, pour une si belle cause, abandonner avec facilité, et sa grande fortune, et sa jeune épouse, et sa vie. Amar avait rédigé, au nom du comité de sûreté générale, l'acte d'accusation. Pache fut le premier témoin entendu à l'appui. Cauteleux et prudent, comme il l'était toujours, il dit qu'il avait aperçu depuis long-temps une faction contraire à la révolution, mais il n'articula aucun fait prouvant un complot prémédité. Il dit seulement que, lorsque la convention était menacée par Dumouriez, il se rendit au comité des finances pour obtenir des fonds et approvisionner Paris, et que le comité les refusa; il ajouta qu'il avait été maltraité dans le comité de sûreté générale, et que Guadet l'avait menacé de demander l'arrestation des autorités municipales. Chaumette raconta toutes les luttes de la commune avec le côté droit, telles qu'on les avait apprises par les journaux; il n'ajouta qu'un seul fait particulier, c'est que Brissot avait fait nommer Santonax commissaire aux colonies, et que Brissot était par conséquent l'auteur de tous les maux du Nouveau-Monde. Le misérable Hébert raconta son arrestation par la commission des douze, et dit que Roland corrompait tous les écrivains, car madame Roland avait voulu acheter sa feuille du Père Duchêne. Destournelles, ministre de la justice, et autrefois employé à la commune, déposa d'une manière aussi vague, et répéta ce qu'on savait, c'est que les accusés avaient poursuivi la commune, tonné contre les massacres, et voulu instituer une garde départementale, etc., etc. Le témoin le plus prolixe, le plus acharné dans sa déposition, qui dura plusieurs heures, fut l'ex-capucin Chabot. Âme bouillante, faible et vile, Chabot avait toujours été traité par les girondins comme un extravagant; il ne leur pardonnait pas leurs dédains; il était fier d'avoir voulu le 10 août contre leur avis; il prétendait que, s'ils avaient consenti à l'envoyer aux prisons, il aurait sauvé les prisonniers comme il avait sauvé les Suisses; il voulait donc se venger des girondins, et surtout recouvrer, en les calomniant, sa popularité, qu'il commençait à perdre aux jacobins, parce qu'on le soupçonnait de prendre part à l'agiotage. Il imagina une longue et méchante accusation, où il montra les girondins cherchant d'abord à s'emparer du ministre Narbonne, puis, après avoir chassé Narbonne, occupant trois ministères à la fois, faisant le 20 juin pour ranimer leurs créatures, s'opposant au 10 août, parce qu'ils ne voulaient pas la république, enfin suivant toujours un plan calculé d'ambition, et, ce qui est plus atroce que tout le reste, souffrant les massacres de septembre et le vol du Garde-Meuble, pour perdre la réputation des patriotes. «S'ils avaient voulu, disait Chabot, j'aurais sauvé les prisonniers. Pétion a fait boire les égorgeurs, et Brissot n'a pas voulu qu'on les arrêtât, parce qu'il y avait dans les prisons un de ses ennemis, Morande!» Tels sont les êtres vils qui s'acharnent sur les hommes de bien, dès que le pouvoir leur en a donné le signal! Aussitôt que les chefs ont jeté la première pierre, tout ce qui vit dans la fange se soulève, et accable la victime; Fabre-d'Églantine, devenu suspect comme Chabot, pour cause d'agiotage, avait besoin aussi de se populariser, et il fit une déposition plus ménagée, mais plus perfide, où il insinua que l'intention de laisser commettre les massacres et le vol du Garde-Meuble, avait bien pu entrer dans la politique des girondins. Vergniaud, n'y résistant pas davantage, s'écria avec indignation: «Je ne suis pas tenu de me justifier de complicité avec des voleurs et des assassins.» Cependant il n'y avait aucun fait précis allégué contre les accusés, on ne leur reprochait que des opinions publiquement soutenues, et ils répondaient que ces opinions avaient pu être erronées, mais qu'ils avaient eu le droit de se tromper. On leur objectait que leurs doctrines étaient non le résultat d'une erreur involontaire et dès lors excusable, mais d'un complot tramé chez Roland et chez Valazé. Ils répliquaient de nouveau que ces doctrines étaient si peu l'effet d'un accord fait entre eux, qu'elles n'avaient pas été conformes sur tous les points. L'un disait: Je n'ai pas voté pour l'appel au peuple; l'autre: Je n'ai pas voté pour la garde départementale; un troisième: Je n'étais pas de l'avis de la commission des douze, je n'étais pas pour l'arrestation d'Hébert et de Chaumette. Tout cela était vrai, mais alors la défense n'était plus commune à tous les inculpés; ils semblaient presque s'abandonner les uns les autres, et chacun paraissait condamner la mesure à laquelle il n'avait pas pris part. L'accusé Boileau poussa le soin de se justifier jusqu'à la plus extrême faiblesse, et se couvrit même de honte. Il avoua qu'il avait existé une conspiration contre l'unité et l'indivisibilité de la république, qu'il en était convaincu maintenant, et le déclarait à la justice; qu'il ne pouvait pas désigner les coupables, mais qu'il souhaitait leur punition et se déclarait franc montagnard. Gardien eut aussi la faiblesse de désavouer tout à fait la commission des douze. Cependant Gensonné, Brissot, Vergniaud, et surtout Valazé, corrigèrent le mauvais effet de la conduite de leurs deux collègues. Ils alléguèrent bien qu'ils n'avaient pas toujours pensé de même, que par conséquent ils ne s'étaient pas concertés dans leurs opinions, mais ils ne désavouèrent ni leur amitié, ni leurs doctrines. Valazé avoua franchement les réunions qui avaient eu lieu chez lui, et soutint qu'ils avaient eu le droit de se réunir et de s'éclairer de leurs idées, comme tous les autres citoyens. Lorsqu'on leur objecta enfin leur connivence avec les fugitifs, ils la nièrent. Hébert alors s'écria: «Les accusés nient la conspiration! Quand le sénat de Rome eut à prononcer sur la conspiration de Catilina, s'il eût interrogé chaque conjuré et qu'il se fût contenté d'une dénégation, ils auraient tous échappé au supplice qui les attendait; mais les réunions chez Catilina, mais la fuite de celui-ci, mais les armes trouvées chez Lecca, étaient des preuves matérielles, et elles suffirent pour déterminer le jugement du sénat.—Eh bien! répondit Brissot, j'accepte la comparaison qu'on fait de nous avec Catilina. Cicéron lui dit: On a trouvé des armes chez toi; les ambassadeurs des Allobroges t'accusent; les signatures de Lentulus, de Céthégus et de Statilius, tes complices, prouvent tes infâmes projets. Ici le sénat nous accuse, il est vrai, mais a-t-on trouvé chez nous des armes? Nous oppose-t-on des signatures?» Malheureusement, on avait découvert des plaintes écrites à Bordeaux par Vergniaud, qui respiraient la plus vive indignation. On avait trouvé une lettre d'un cousin de l'accusé Lacase, où les préparatifs de l'insurrection étaient annoncés; enfin on avait intercepté une lettre de Duperret à madame Roland, où celui-ci disait qu'il avait reçu des nouvelles de Buzot et de Barbaroux, et qu'ils se préparaient à punir les attentats commis à Paris. Vergniaud interpellé répondit: «Si je vous rappelais les motifs qui m'ont engagé à écrire, peut-être vous paraîtrais-je plus à plaindre qu'à blâmer. J'ai dû croire, d'après les complots du 10 mars, que le projet de nous assassiner était lié à celui de dissoudre la représentation nationale. Marat l'a écrit ainsi le 11 mars. Les pétitions faites depuis contre nous avec tant d'acharnement m'ont confirmé dans cette opinion. C'est dans cette circonstance que mon âme s'est brisée de douleur, et que j'ai écrit à mes concitoyens que j'étais sous le couteau. J'ai réclamé contre la tyrannie de Marat. C'est le seul que j'aie nommé. Je respecte l'opinion du peuple sur Marat, mais enfin Marat était mon tyran!...»—A ces paroles, un juré se lève et dit: «Vergniaud se plaint d'avoir été persécuté par Marat. J'observe que Marat a été assassiné, et que Vergniaud est encore ici.» Cette sotte observation est applaudie par une partie des spectateurs, et toute la franchise, toute la raison de Vergniaud, restent sans effet sur la multitude aveuglée. Cependant Vergniaud était parvenu à se faire écouter, et avait retrouvé, en parlant de la conduite de ses amis, de leur dévouement, de leurs sacrifices à la république, toute son éloquence. L'auditoire entier avait été remué; et cette condamnation, quoique commandée, ne semblait plus irrévocable. Les débats avaient duré plusieurs jours. Les jacobins, indignés des lenteurs du tribunal, adressèrent une nouvelle pétition à la convention, pour accélérer la procédure. Robespierre fit rendre un décret par lequel, après trois jours de discussion, les jurés étaient autorisés à se déclarer suffisamment éclairés, et à procéder au jugement sans plus rien entendre. Et pour rendre le titre plus conforme à la chose, il fit décider en outre que le nom de tribunal extraordinaire serait changé en celui de TRIBUNAL RÉVOLUTIONNAIRE. Ce décret rendu, les jurés n'osèrent pas s'en servir sur-le-champ, et déclarèrent n'être pas suffisamment éclairés. Mais, le lendemain, ils usèrent de leur nouveau pouvoir d'abréger les débats, et en demandèrent la clôture. Les accusés avaient déjà perdu toute espérance, et ils étaient résolus à mourir noblement. Ils se rendirent à la dernière séance du tribunal avec un visage serein. Tandis qu'on les fouillait à la porte de la Conciergerie, pour leur enlever les armes meurtrières avec lesquelles ils auraient pu attenter à leur vie, Valazé, donnant une paire de ciseaux à son ami Riouffe, lui dit en présence des gendarmes: «Tiens, mon ami, voilà une arme défendue; il ne faut pas attenter à nos jours!» Le 30 octobre, à minuit, les jurés entrent pour prononcer la sentence. Antonelle, leur président, avait le visage altéré. Camille Desmoulins, en entendant prononcer l'arrêt, s'écria: «Ah! c'est moi qui les tue, c'est mon Brissot dévoilé! [Titre d'une brochure qu'il avait écrite contre les girondins] Je m'en vais,» dit-il; et il sort désespéré. Les accusés rentrent. En entendant prononcer le mot fatal de mort, Brissot laisse tomber ses bras, sa tête se penche subitement sur sa poitrine; Gensonné veut dire quelques mots sur l'application de la loi, mais il ne peut se faire entendre. Sillery, en laissant échapper ses béquilles, s'écrie: Ce jour est le plus beau de ma vie. On avait conçu quelques espérances pour les deux jeunes frères Ducos et Fonfrède, qui avaient paru moins compromis, et qui s'étaient attachés aux girondins, moins encore par conformité d'opinion que par admiration pour leur caractère et leurs talens. Cependant ils sont condamnés comme les autres. Fonfrède embrasse Ducos en lui disant: «Mon frère, c'est moi qui te donne la mort.—Console-toi, répond Ducos, nous mourrons ensemble.» L'abbé Fauchet, le visage baissé, semble prier le ciel, Carra conserve son air de dureté, Vergniaud a dans toute sa personne quelque chose de dédaigneux et de fier; Lasource prononce ce mot d'un ancien: «Je meurs le jour où le peuple a perdu la raison; vous mourrez le jour où il l'aura recouvrée.» Le faible Boileau, le faible Gardien, ne sont pas épargnés. Boileau, en jetant son chapeau en l'air, s'écrie: «Je suis innocent.—Nous sommes innocens, répètent tous les accusés; peuple, on vous trompe.» Quelques-uns d'entre eux ont le tort de jeter quelques assignats, comme pour engager la multitude à voler à leur secours, mais elle reste immobile. Les gendarmes les entourent alors pour les conduire dans leur cachot. Tout à coup l'un des condamnés tombe à leurs pieds; ils le relèvent noyé dans son sang. C'était Valazé, qui, en donnant ses ciseaux à Riouffe, avait gardé un poignard, et s'en était frappé. Le tribunal décide sur-le-champ que son cadavre sera transporté sur une charrette, à la suite des condamnés. En sortant du tribunal, ils entonnent tous ensemble, par un mouvement spontané, l'hymne des Marseillais: Contre nous de la tyrannie L'étendard sanglant est levé. Leur dernière nuit fut sublime. Vergniaud avait du poison, il le jeta pour mourir avec ses amis. Ils firent en commun un dernier repas, où ils furent tour à tour gais, sérieux, éloquens. Brissot Gensonné, étaient graves et réfléchis; Vergniaud parla de la liberté expirante avec les plus nobles regrets, et de la destinée humaine avec une éloquence entraînante. Ducos répéta des vers qu'il avait faits en prison, et tous ensemble chantèrent des hymnes à la France et à la liberté. Le lendemain, 31 octobre, une foule immense s'était portée sur leur passage. Ils répétaient, en marchant à l'échafaud, cet hymne des Marseillais que nos soldats chantaient en marchant à l'ennemi. Arrivés à la place de la Révolution, et descendus de leurs charrettes, ils s'embrassèrent en criant: Vive la république! Sillery monta le premier sur l'échafaud, et après avoir salué gravement le peuple, dans lequel il respectait encore l'humanité faible et trompée, il reçut le coup fatal. Tous imitèrent Sillery, et moururent avec la même dignité. En trente-une minutes, le bourreau fit tomber ces illustres têtes, et détruisit ainsi en quelques instans, jeunesse, beauté, vertus, talens. Telle fut la fin de ces nobles et courageux citoyens, victimes de leur généreuse utopie. Ne comprenant ni l'humanité, ni ses vices, ni les moyens de la conduire dans une révolution, ils s'indignèrent de ce qu'elle ne voulait pas être meilleure, et se firent dévorer par elle, en s'obstinant à la contrarier. Respect à leur mémoire! jamais tant de vertus, de talens, ne brillèrent dans les guerres civiles; et il faut le dire à leur gloire, s'ils ne comprirent pas la nécessité des moyens violens pour sauver la cause de la France, la plupart de leurs adversaires, qui préférèrent ces moyens, se décidèrent par passion plutôt que par génie. On ne pourrait mettre au dessus d'eux que celui des montagnards qui se serait décidé pour les moyens révolutionnaires, par politique seule et non par l'entraînement de la haine. A peine les girondins eurent-ils expiré, que de nouvelles victimes furent immolées après eux. Le glaive ne se reposa pas un instant. Le 2 novembre, on mit à mort l'infortunée Olympe de Gouges, pour des écrits prétendus contre-révolutionnaires, et Adam Lux, député de Mayence, accusé du même délit. Le 6 novembre, le malheureux duc d'Orléans, transféré de Marseille à Paris, fut traduit au tribunal révolutionnaire, et condamné pour les soupçons qu'il avait inspirés à tous les partis. Odieux à l'émigration, suspect aux girondins et aux jacobins, il n'inspirait aucun de ces regrets qui consolent d'une mort injuste. Plus ennemi de la cour qu'enthousiaste de la république, il n'éprouvait pas cette conviction qui soutient au moment suprême; et il fut de toutes les victimes la moins dédommagée et la plus à plaindre. Un dégoût universel, un scepticisme absolu, furent ses derniers sentimens, et il marcha à l'échafaud avec un calme et une indifférence extraordinaire. Traîné le long de la rue Saint-Honoré, il vit son palais d'un oeil sec, et ne démentit pas un moment son dégoût des hommes et de la vie. Son aide-de-camp Coustard, député comme lui, fut associé à son sort. Deux jours après, l'intéressante et courageuse épouse de Roland les suivit à l'échafaud. Cette femme, réunissant aux grâces d'une Française l'héroïsme d'une Romaine, portait toutes les douleurs dans son âme. Elle respectait et chérissait son époux comme un père; elle éprouvait pour l'un des girondins proscrits une passion profonde, qu'elle avait toujours contenue; elle laissait une fille, jeune et orpheline, confiée à des amis; tremblante pour tant d'êtres si chers, elle croyait à jamais perdue cette cause de la liberté dont elle était enthousiaste, et à laquelle elle avait fait de si grands sacrifices. Ainsi elle souffrait dans toutes ses affections à la fois. Condamnée pour cause de complicité avec les girondins, elle entendit son arrêt avec une sorte d'enthousiasme, sembla inspirée depuis le moment de sa condamnation jusqu'à celui de son exécution, et excita, chez tous ceux qui la virent, une espèce d'admiration religieuse. Elle alla à l'échafaud vêtue en blanc; pendant toute la route, elle ranima les forces d'un compagnon d'infortune qui devait périr avec elle, et qui n'avait pas le même courage; deux fois même elle parvint à lui arracher un sourire. Arrivée sur le lieu du supplice, elle s'inclina devant la statue de la liberté en s'écriant: O liberté! que de crimes on commet en ton nom! Elle subit ensuite la mort avec un courage inébranlable (10 novembre). Ainsi périt cette femme charmante et courageuse, qui méritait de partager la destinée de ses amis, mais qui, plus modeste et plus soumise au rôle passif de son sexe, aurait, non pas évité la mort, due à ses talens et à ses vertus, mais épargné à son époux et à elle-même des ridicules et des calomnies. Son époux s'était réfugié du côté de Rouen. En apprenant sa fin tragique, il ne voulut pas lui survivre. Il quitta la maison hospitalière où il avait reçu un asile; et, pour ne compromettre aucun ami, il vint se donner la mort sur la grande route. On le trouva percé au coeur d'une épée, et gisant au pied d'un arbre contre lequel il avait appuyé l'arme meurtrière. Dans sa poche était renfermé un écrit sur sa vie et sur sa conduite au ministère. Ainsi, dans cet épouvantable délire qui rendait suspects et le génie, et la vertu, et le courage, tout ce qu'il y avait de plus noble, de plus généreux en France, périssait ou par le suicide ou par le fer des bourreaux! Entre tant de morts illustres et courageuses, il y en eut une surtout plus lamentable et plus sublime que toutes les autres, ce fut celle de Bailly. Déjà on avait pu voir, à la manière dont il avait été traité dans le procès de la reine, comment il serait accueilli au tribunal révolutionnaire. La scène du Champ-de-Mars, la proclamation de la loi martiale et la fusillade qui s'en était suivie, étaient les événemens le plus souvent et le plus amèrement reprochés au parti constituant. C'était sur Bailly, l'ami de Lafayette, c'était sur le magistrat qui avait fait déployer le drapeau rouge, qu'on voulait punir tous les prétendus forfaits de la constituante. Il fut condamné, et dut être exécuté au Champ-de-Mars, théâtre de ce qu'on appelait son crime. Ce fut le 11 novembre, et par un temps froid et pluvieux, qu'eut lieu son supplice. Conduit à pied, et au milieu des outrages d'une populace barbare, qu'il avait nourrie pendant qu'il était maire, il demeura calme et d'une sérénité inaltérable. Pendant le long trajet de la Conciergerie au Champ-de-Mars, on lui agitait sous le visage le drapeau rouge qu'on avait retrouvé à la mairie, enfermé dans un étui en acajou. Arrivé au pied de l'échafaud, il semblait toucher au terme de son supplice; mais un des forcenés, attachés à le poursuivre, s'écrie qu'il ne faut pas que le champ de la fédération soit souillé de son sang. Alors on se précipite sur la guillotine, on la transporte avec le même empressement qu'on mit autrefois à creuser ce même champ de la fédération; on court l'élever enfin sur le bord de la Seine, sur un tas d'ordures, et vis-à-vis le quartier de Chaillot, où Bailly avait passé sa vie et composé ses ouvrages. Cette opération dure plusieurs heures. Pendant ce temps, on lui fait parcourir plusieurs fois le Champ-de-Mars. La tête nue, les mains derrière le dos, il se traîne avec peine. Les uns lui jettent de la boue, d'autres lui donnent des coups de pied ou de bâton, Accablé, il tombe; on le relève de nouveau. La pluie, le froid, ont communiqué à ses membres un tremblement involontaire. «Tu trembles,» lui dit un soldat.—«Mon ami, répond le vieillard, c'est de froid.» Après plusieurs heures de cette torture, on lui brûle sous le nez le drapeau rouge; le bourreau s'empare de lui enfin, et on nous enlève encore un savant illustre, et l'un des hommes les plus vertueux qui aient honoré notre patrie. Depuis ces temps où Tacite la vit applaudir aux crimes des empereurs, la vile populace n'a pas changé. Toujours brusque en ses mouvemens, tantôt elle élève l'autel de la patrie, tantôt elle dresse des échafauds, et n'est belle et noble à voir que lorsque, entraînée dans les armées, elle se précipite sur les bataillons ennemis. Que le despotisme n'impute pas ses crimes à la liberté; car, sous le despotisme, elle fut toujours aussi coupable que sous la république; mais invoquons sans cesse les lumières et l'instruction pour ces barbares, pullulant au fond des sociétés, et toujours prêts à les souiller de tous les crimes, à l'appel de tous les pouvoirs, et pour le déshonneur de toutes les causes. Le 25 novembre, eut encore lieu la mort du malheureux Manuel, qui était devenu de procureur de la commune, député à la convention, et qui donna sa démission lors du procès de Louis XVI, parce qu'on l'accusait d'avoir dérobé le scrutin. Au tribunal, on lui reprocha d'avoir favorisé les massacres de septembre pour soulever les départemens contre Paris. C'est Fouquier-Tinville qui était chargé d'imaginer ces perfides calomnies, plus atroces encore que la condamnation. Ce même jour, fut condamné le malheureux général Brunet, pour n'avoir pas envoyé une partie de son armée de Nice devant Toulon; et le lendemain 26, la mort fut prononcée contre le victorieux Houchard, pour n'avoir pas compris le plan qui lui fut tracé, et ne s'être pas rapidement porté sur la chaussée de Furnes, de manière à prendre toute l'armée anglaise. Sa faute était criante, mais ne méritait pas la mort. Ces exécutions commençaient à répandre une terreur générale, et à rendre l'autorité formidable. L'effroi n'était pas seulement dans les prisons, dans la salle du tribunal révolutionnaire, à la place de la Révolution; il régnait partout, dans les marchés, dans les boutiques, où le maximum et les lois contre l'accaparement venaient d'être mis en vigueur. On a déjà vu comment le discrédit des assignats et le renchérissement des denrées avaient conduit à décréter le maximum, dans le but de remettre en rapport les denrées et la monnaie. Les premiers effets de ce maximum furent des plus malheureux, et amenèrent la clôture d'une grande quantité de boutiques. En fixant un tarif pour les marchandises de première nécessité, on n'avait atteint que la marchandise rendue chez le détaillant, et prête à passer des mains de celui-ci dans celles du consommateur. Mais le détaillant qui l'avait achetée chez le marchand en gros ou chez le fabricant, avant le maximum, et à un prix supérieur à celui du nouveau tarif, faisait des pertes énormes et se plaignait amèrement. Les pertes n'étaient pas moindres pour lui, même lorsqu'il avait acheté après le maximum. En effet, dans le tarif des marchandises dites de première nécessité, on ne les désignait que déjà tout ouvrées et prêtes à être consommées, et on ne fixait leur prix que parvenues à ce dernier état. Mais on ne disait pas quel prix elles devaient avoir, sous forme de matière première, quel prix il fallait payer à l'ouvrier qui les travaillait, au roulier, au navigateur qui les transportaient; par conséquent le détaillant, qui était obligé de vendre au consommateur selon le tarif, et qui ne pouvait traiter avec l'ouvrier, le fabricant, le commerçant en gros, d'après ce même tarif, était dans l'impossibilité de continuer un commerce aussi désavantageux. La plupart des marchands fermaient leurs boutiques, ou bien échappaient à la loi par la fraude; ils ne vendaient au maximum que la plus mauvaise marchandise, et réservaient la bonne pour ceux qui venaient secrètement la payer sa valeur. Le peuple, qui s'apercevait de ces fraudes, et voyait se fermer un grand nombre de boutiques, se déchaînait avec fureur, et venait assaillir la commune de ses réclamations; il voulait qu'on obligeât tous les marchands à tenir leurs boutiques ouvertes, et à continuer leur commerce malgré eux. Disposé à se plaindre de tout, il dénonçait les bouchers et les charcutiers, qui achetaient des animaux malsains ou morts d'accidens, et qui ne saignaient pas assez les viandes dans l'intention de les rendre plus pesantes; les boulangers, qui, pour fournir de la belle farine au riche, réservaient la mauvaise au pauvre, et ne faisaient pas assez cuire le pain afin qu'il pesât davantage; les marchands de vin, qui mêlaient aux boissons les drogues les plus malfaisantes; les marchands de sel, qui pour augmenter le poids de cette denrée, en altéraient la qualité; les épiciers, tous les détaillans enfin, qui falsifiaient les denrées de mille manières. De ces abus, les uns étaient éternels, les autres tenaient à la crise actuelle, mais, quand l'impatience du mal saisit les esprits, on se plaint de tout, on veut tout réformer, tout punir. Le procureur-général Chaumette fit à ce sujet un discours fulminant contre les marchands. «On se rappelle, dit-il, qu'en 89, et les années suivantes, tous ces hommes ont fait un très grand commerce, mais avec qui? avec l'étranger. On sait que ce sont eux qui ont fait tomber les assignats, et que c'est au moyen de l'agiotage sur le papier-monnaie qu'ils se sont enrichis. Qu'ont-ils fait après que leur fortune a été complète? Ils se sont retirés du commerce, ils ont menacé le peuple de la pénurie des marchandises; mais s'ils ont de l'or et des assignats, la république a quelque chose de plus précieux, elle a des bras. Ce sont des bras et non pas de l'or qu'il faut pour faire mouvoir les fabriques et les manufactures. Eh bien! si ces individus abandonnent les fabriques, la république s'en emparera, et elle mettra en réquisition toutes les matières premières. Qu'ils sachent qu'il dépend de la république de réduire, quand elle le voudra, en boue et en cendres, l'or et les assignats qui sont en leurs mains. Il faut que le géant du peuple écrase les spéculateurs mercantiles. «Nous sentons les maux du peuple, parce que nous sommes peuple nous-mêmes. Le conseil tout entier est composé de sans-culottes, il est le législateur-peuple. Peu nous importe que nos têtes tombent, pourvu que la postérité daigne ramasser nos crânes.... Ce n'est pas l'Évangile que j'invoquerai, c'est Platon. Celui qui frappera du glaive, dit ce philosophe, périra par le glaive; celui qui frappera du poison, périra par le poison; la famine étouffera celui qui voudrait affamer le peuple.... Si les subsistances et les marchandises viennent à manquer, à qui s'en prendra le peuple? aux autorités constituées? non.... A la convention? non.... Il s'en prendra aux fournisseurs et aux approvisionneurs. Rousseau était peuple aussi, et il disait: Quand le peuple n'aura plus rien à manger, il mangera le riche.» (Commune du 14 octobre.) Les moyens forcés conduisent aux moyens forcés, comme nous l'avons dit ailleurs. On s'était occupé, dans les premières lois, de la marchandise ouvrée, il fallait maintenant passer à la matière première; l'idée même de s'emparer de la matière première et de l'ouvrer pour le compte de la république, germait dans les têtes. C'est une redoutable obligation que celle de violenter la nature, et de vouloir régler tous ses mouvemens. On est bientôt obligé de suppléer la spontanéité en toutes choses, et de remplacer la vie même par les commandemens de la loi. La commune et la convention furent forcées de prendre de nouvelles mesures, chacune suivant sa compétence. La commune de Paris obligea chaque marchand à déclarer la quantité de denrées qu'il possédait, les demandes qu'il avait faites pour s'en procurer, et l'espérance qu'il avait des arrivages. Tout marchand qui, faisant un commerce depuis un an, l'abandonnait ou le laissait languir, était déclaré suspect, et enfermé comme tel. Pour empêcher la confusion et l'engorgement provenant de l'empressement à s'approvisionner, la commune décida encore que le consommateur ne pourrait s'adresser qu'au marchand détaillant, le détaillant qu'au marchand en gros, et elle fixa les quantités que chacun pourrait exiger. Ainsi l'épicier ne pouvait exiger que vingt-cinq livres de sucre à la fois chez le marchand en gros, et le limonadier que douze. C'étaient les comités révolutionnaires qui délivraient les bons d'achat, et fixaient les quantités. La commune ne borna pas là ses règlemens. Comme l'affluence à la porte des boulangers était toujours la même, et occasionnait des scènes tumultueuses, et que beaucoup de gens passaient une partie des nuits à attendre, Chaumette fit décider que la distribution ne commencerait que par les derniers arrivés, ce qui ne diminua ni le tumulte ni l'empressement. Comme le peuple se plaignait de ce qu'on lui réservait la plus mauvaise farine, il fut arrêté que, dans la ville de Paris, il ne serait plus fait qu'une seule espèce de pain, composée de trois quarts de froment et d'un quart de seigle. Enfin, on institua une commission d'inspection aux subsistances, pour vérifier l'état des denrées, constater les fraudes, et les punir. Ces mesures, imitées par les autres communes, souvent même converties en décrets, devenaient aussitôt des lois générales; et c'est ainsi, comme nous l'avons déjà dit, que la commune exerçait une influence immense dans tout ce qui tenait au régime intérieur et à la police. La convention, pressée de réformer la loi du maximum, en imagina une nouvelle qui remontait de la marchandise à la matière première. Il devait être fait un tableau du prix, que coûtait la marchandise en 1790, sur le lieu même de production. A ce prix, il était ajouté premièrement, un tiers en sus, à cause des circonstances; secondement, un prix fixe pour le transport du lieu de production au lieu de consommation; troisièmement enfin, une somme de cinq pour cent pour le profit du marchand en gros, et de dix pour le marchand détailliste; de tous ces élémens on devait composer, pour l'avenir, le prix delà marchandises de première nécessité. Les administrations locales étaient chargées de faire ce travail chacune pour ce qui se produisait et se consommait chez elles. Une indemnité était accordée à tout marchand détailliste qui, ayant moins de dix mille francs de capital, pouvait prouver qu'il avait perdu ce capital par le maximum. Les communes devaient juger le cas à vue-d'oeil, comme on jugeait toute chose alors, comme on juge tout en temps de dictature. Ainsi la loi, sans remonter encore à la production, à la matière brute, à la main-d'oeuvre, fixait le prix de la marchandise au sortir de la fabrique, le prix des transports, le gain du commerçant et du détaillant, et remplaçait, dans la moitié au moins de l'oeuvre sociale, la mobilité de la nature par des règles absolues. Mais tout cela, nous le répétons, provenait inévitablement du premier maximum, le premier maximum des assignats, et les assignats des besoins impérieux de la révolution. Pour suffire à ce système de gouvernement introduit dans le commerce, il fut nommé une commission des subsistances et approvisionnemens, dont l'autorité s'étendait sur toute la république, et qui était composée de trois membres, choisis par la convention, jouissant presque de l'importance des ministres eux-mêmes, et ayant voix au conseil. Cette commission était chargée de faire exécuter les tarifs, de surveiller la conduite des communes à cet égard, de faire incessamment continuer le recensement des subsistances et des denrées dans toute la France, d'en ordonner le versement d'un département dans l'autre, de fixer les réquisitions pour les armées, conformément au célèbre décret qui instituait le gouvernement révolutionnaire. La situation financière n'était pas moins extraordinaire que tout le reste. Les deux emprunts, l'un forcé, l'autre volontaire, se remplissaient avec rapidité. On s'empressait surtout de contribuer au second, parce que les avantages qu'il présentait le rendaient bien préférable; et ainsi le moment approchait où un milliard d'assignats allait être retiré de la circulation. Il y avait dans les caisses, pour les besoins courans, quatre cents millions à peu près, restant des anciennes créations, et cinq cents millions d'assignats royaux, rentrés par le décret qui les démonétisait, et convertis en une somme égale d'assignats républicains. Il restait donc pour le service neuf cents millions environ. Ce qui paraîtra extraordinaire, c'est que l'assignat, qui perdait trois quarts et même quatre cinquièmes, était remonté au pair avec l'argent. Il y avait, dans cette hausse, du réel et du factice. La suppression graduelle d'un milliard flottant, le succès de la première levée, qui venait de produire six cent mille hommes en un mois de temps, les dernières victoires de la république, qui assuraient presque son existence, avaient hâté le débit des biens nationaux, et rendu quelque confiance aux assignats, mais point assez cependant pour les égaler à l'argent. Voici les causes qui les mirent, en apparence, au pair avec le numéraire. On se souvient qu'une loi défendait, sous des peines graves, le commerce de l'argent, c'est-à-dire l'échange à perte de l'assignat contre l'argent; qu'une autre loi punissait aussi de peines sévères celui qui, dans les achats, traiterait à des prix différens, selon que le paiement aurait lieu en papier ou en numéraire. De cette manière, l'argent, échangé soit contre l'assignat, soit contre la marchandise, ne pouvait valoir son prix réel, et il ne restait plus qu'à l'enfouir. Mais une dernière loi portait que l'argent, l'or ou les bijoux enfouis, appartiendraient, partie à l'état, partie au dénonciateur. Dès lors on ne pouvait ni se servir de l'argent dans le commerce, ni le cacher; il était à charge, il exposait le détenteur à passer pour suspect; on commençait à s'en défier et à préférer l'assignat pour l'usage journalier. C'est là ce qui rétablit momentanément le pair, qui n'avait jamais réellement existé pour le papier, même au premier jour de sa création. Beaucoup de communes, y ajoutant leurs lois à celles de la convention, avaient même défendu la circulation du numéraire, et ordonné qu'il fût apporté dans les caisses pour y être changé en assignats. La convention, il est vrai, avait aboli toutes ces décisions particulières des communes; mais les lois générales portées par elle n'en rendaient pas moins le numéraire inutile et dangereux. Beaucoup de gens le portaient à l'impôt ou à l'emprunt, ou bien le donnaient aux étrangers qui en faisaient un grand commerce, et qui venaient dans les villes frontières le recevoir contre des marchandises. Les Italiens, et les Génois surtout, qui nous apportaient beaucoup de blé, accouraient dans les ports du Midi, et achetaient au plus bas prix les matières d'or et d'argent. Le numéraire avait donc reparu par l'effet de ces lois terribles; et le parti des révolutionnaires ardens, craignant que son apparition ne fût de nouveau nuisible au papier-monnaie, voulait que le numéraire, qui, jusqu'ici, n'était pas exclu de la circulation, fût prohibé tout à fait; ils demandaient que la transmission en fût interdite, et qu'on ordonnât à tous ceux qui en possédaient de se présenter aux caisses publiques pour l'échanger contre des assignats. La terreur avait presque fait cesser l'agiotage. Les spéculations sur le numéraire étaient, comme on vient de le voir, devenues impossibles. Le papier étranger, frappé de réprobation, ne circulait plus comme deux mois auparavant; et les banquiers, accusés de toutes parts d'être les intermédiaires des émigrés, et de se livrer à l'agiotage, étaient dans le plus grand effroi. Pour un moment, le scellé avait été mis chez eux, mais on sentit bientôt le danger d'interrompre les opérations de la banque, d'arrêter ainsi la circulation de tous les capitaux, et on retira le scellé. Néanmoins, l'effroi était assez grand pour qu'on ne songeât plus à aucune espèce de spéculation. La compagnie des Indes venait enfin d'être abolie. On a vu quelle intrigue s'était formée entre quelques députés pour spéculer sur les actions de cette compagnie. Le baron de Batz, s'entendant avec Julien de Toulouse, Delaunay d'Angers, et Chabot, voulait, par des motions effrayantes, faire baisser les actions, les acheter alors, puis, par des motions plus douces, les faire remonter, les revendre, et réaliser les profits de cette hausse frauduleuse. L'abbé d'Espagnac, que Julien favorisait auprès du comité des marchés, devait prêter les fonds pour ces spéculations. Ces misérables réussirent, en effet, à faire tomber les actions de 4500 à 650 livres, et recueillirent des profits considérables. Cependant on ne pouvait éviter la suppression de la compagnie; alors ils se mirent à traiter avec elle pour adoucir le décret de suppression. Delaunay et Julien de Toulouse le discutaient avec ses directeurs, et leur disaient: «Si vous donnez telle somme, nous présenterons tel décret; si non, nous en présenterons tel autre.» Ils convinrent d'une somme de cinq cent mille francs, moyennant laquelle ils devaient, en proposant la suppression de la compagnie, qui était inévitable, lui faire attribuer à elle-même le soin de sa liquidation, ce qui pouvait prolonger pour long-temps encore sa durée. La somme devait être partagée entre Delaunay, Julien de Toulouse, Chabot, et Bazire, que son ami Chabot avait mis au fait de l'intrigue, mais qui refusa d'y prendre part. Delaunay présenta le décret de suppression le 17 vendémiaire. Il proposait de supprimer la compagnie, de l'obliger à restituer les sommes qu'elle devait à l'état, et surtout de lui faire payer le droit sur les transferts, qu'elle était parvenue à éluder en transformant ses actions en inscriptions sur ses livres. Il proposait enfin de lui laisser à elle-même le soin de sa liquidation. Fabre d'Églantine, qui n'était pas encore dans le secret, et qui spéculait, à ce qu'il paraît, en sens contraire, s'éleva aussitôt contre ce projet, en disant que permettre à la compagnie de se liquider elle-même, c'était l'éterniser, et que sous ce prétexte elle demeurerait indéfiniment en exercice. Il conseilla donc de transporter au gouvernement le soin de cette liquidation. Cambon demanda, par un sous-amendement, que l'état, en faisant la liquidation, ne restât pas chargé des dettes, si le passif de la compagnie excédait son actif. Le décret et les deux amendemens furent adoptés, et on les renvoya à la commission, pour en arrêter la rédaction définitive. Aussitôt les membres du complot pensèrent qu'il fallait s'emparer de Fabre pour obtenir, au moyen de la rédaction, quelques modifications au décret. Chabot fut dépêché à Fabre avec cent mille francs, et parvint à le gagner. Voici alors ce qui fut fait: on rédigea le décret tel qu'il avait été adopté par la convention, et on le donna à signer à Cambon et aux membres de la commission qui n'étaient pas complices du projet. Ensuite on ajouta à cette copie authentique quelques mots qui en altéraient tout à fait le sens. A l'article des transferts qui avaient échappé au droit, et qui devaient le supporter, on ajouta ces mots: Excepté ceux faits en fraude, ce qui faisait revivre toutes les prétentions de la compagnie à l'égard de l'exemption du droit. A propos de la liquidation, il fut encore ajouté ces mots: D'après les statuts et règlemens de la compagnie, ce qui donnait entrée à celle-ci dans la liquidation. Ces mots intercalés changeaient gravement le dispositif du décret. Chabot, Fabre, Delaunay, Julien de Toulouse, signèrent ensuite, et remirent la copie falsifiée à la commission de l'envoi des lois, qui la fit imprimer et promulguer comme décret authentique. Ils espéraient que les membres qui avaient signé avant cette légère altération, ou ne s'en souviendraient pas, ou ne s'en apercevraient pas, et ils se partagèrent la somme de cinq cent mille francs. Bazire refusa seul sa part, en disant qu'il ne voulait pas participer à de telles turpitudes. Cependant Chabot, dont on commençait à dénoncer le luxe, tremblait de se voir compromis. Il avait suspendu les cent mille francs, reçus pour son compte, dans des lieux d'aisance; et comme ses complices le voyaient prêt à les trahir, ils menaçaient de prendre les devans, et de tout révéler s'il les abandonnait. Telle avait été l'issue de cette honteuse intrigue liée entre le baron de Batz et trois ou quatre députés. La terreur générale qui grondait sur toutes les têtes, même innocentes, s'était communiquée à eux, et ils avaient peur de se voir découverts et punis. Pour le moment donc, toutes les spéculations étaient suspendues, et personne ne songeait plus à se livrer à l'agiotage. C'est dans cet instant, où l'on ne craignait pas de faire violence à toutes les idées reçues, à toutes les habitudes établies, que le projet de renouveler le système des poids et mesures et de changer le calendrier fut exécuté. Le goût de la régularité et le mépris des obstacles devaient signaler une révolution qui était à la fois philosophique et politique. Elle avait divisé le territoire en quatre-vingt-trois portions égales; elle avait uniformisé l'administration civile, religieuse et militaire; elle avait égalisé toutes les parties de la dette publique. Elle ne pouvait manquer de régulariser les poids, les mesures et la division du temps. Sans doute ce goût pour l'uniformité, dégénérant en esprit de système, en fureur même, a fait oublier trop souvent les variétés nécessaires et attrayantes de la nature; mais ce n'est que dans ces sortes d'accès que l'esprit humain opère les régénérations grandes et difficiles. Le nouveau système des poids et mesures, l'une des plus belles créations du siècle, fut le résultat de cet audacieux esprit d'innovation. On imagina de prendre pour unité de poids et pour unité de mesures, des quantités naturelles et invariables dans tous les pays. Ainsi, l'eau distillée fut prise pour unité de poids, et une partie du méridien pour unité de mesure. Ces unités, multipliées ou divisées par dix, à l'infini, formèrent ce beau système connu sous le nom de calcul décimal. La même régularité devait être appliquée à la division du temps; et la difficulté de changer les habitudes d'un peuple, dans ce qu'elles ont de plus invincible, ne devait pas arrêter des hommes aussi résolus que ceux qui présidaient alors aux destinées de la France. Déjà ils avaient changé l'ère grégorienne en ère républicaine, et fait dater celle-ci de l'an premier de la liberté. Ils firent commencer l'année et la nouvelle ère au 22 septembre 1792, jour qui par une rencontre heureuse, était celui de l'institution de la république et de l'équinoxe d'automne. L'année aurait dû être divisée en dix parties, conformément au système décimal; mais en prenant pour base de la division des mois les douze révolutions de la lune autour de la terre, il fallait admettre douze mois. La nature commandait ici l'infraction au système décimal. Le mois fut de trente jours; il se divisa en trois dizaines de jours, nommées décades, et remplaçant les quatre semaines. Le dixième jour de chaque décade fut consacré au repos, et remplaça l'ancien dimanche. C'était un jour de repos de moins par mois. La religion catholique avait multiplié les fêtes à l'infini; la révolution, préconisant le travail, croyait devoir les réduire le plus possible. Les mois s'appelèrent du nom des saisons auxquelles ils appartenaient. L'année commençant en automne, les trois premiers mois appartenaient à cette saison; on les nomma, le 1er, vendémiaire, le 2e, brumaire, le 3e, frimaire; les trois suivans, correspondant à l'hiver, s'appelaient nivôse, pluviôse, ventôse; les trois autres, répondant au printemps, germinal, floréal, prairial; les trois derniers enfin, comprenant l'été, furent nommés messidor, thermidor, fructidor. Ces douze mois, de trente jours chacun, ne faisaient que trois cent soixante jours en tout. Il restait cinq jours pour compléter l'année; ils furent appelés complémentaires, et on eut la belle idée de les réserver pour des fêtes nationales, sous le nom de sans-culottides, nom qu'il faut accorder au temps, et qui n'est pas plus absurde que beaucoup d'autres adoptés par les peuples. La première dut être consacrée au génie; la seconde au travail; la troisième, aux belles actions; la quatrième, aux récompenses; la cinquième enfin, à l'opinion. Cette dernière fête, tout à fait originale, et parfaitement adaptée au caractère français, devait être une espèce de carnaval politique de vingt-quatre heures, pendant lequel il serait permis de dire et d'écrire impunément sur tout homme public, tout ce qu'il plairait au peuple et aux écrivains d'imaginer. C'était à l'opinion à faire justice de l'opinion même, et à tous les magistrats à se défendre par leurs vertus contre les vérités et les calomnies de ce jour. Rien n'était plus grand et plus moral que cette idée. Il ne faut point, parce qu'une destinée plus forte a emporté les pensées et les institutions de cette époque, frapper de ridicule ses vastes et hardies conceptions. Les Romains ne sont pas restés ridicules, parce que, le jour du triomphe, le soldat placé derrière le char du triomphateur, pouvait dire tout ce que lui suggérait sa haine ou sa gaieté. Tous les quatre ans, l'année bissextile, amenant six jours complémentaires au lieu de cinq, cette sixième sans-culottide devait s'appeler fête de la révolution, et être consacrée à une grande solennité, dans laquelle les Français viendraient célébrer l'époque de leur affranchissement et l'institution de la république. Le jour fut divisé, suivant le système décimal, en dix parties ou heures, celles-ci en dix autres, et ainsi de suite. De nouveaux cadrans furent ordonnés pour mettre en pratique cette nouvelle manière de calculer le temps; cependant, pour ne pas tout faire à la fois, on ajourna à une année cette dernière réforme. La dernière révolution, la plus difficile, la plus accusée de tyrannie, fut celle qu'on essaya à l'égard du culte. Les lois révolutionnaires, relatives à la religion, étaient restées telles que l'assemblée constituante les avait faites. On se souvient que cette première assemblée, désirant ramener l'administration ecclésiastique à l'uniformité de l'administration civile, voulut que les circonscriptions des diocèses fussent les mêmes que celles des départemens, que l'évêque fût électif comme tous les autres fonctionnaires, et qu'en un mot, sans toucher au dogme, la discipline fût régularisée, comme venaient de l'être toutes les parties de l'organisation politique. Telle fut la constitution civile du clergé, à laquelle on obligea les ecclésiastiques de prêter serment. Dès ce jour, on s'en souvient, il y eut un schisme; on appela prêtres constitutionnels ou assermentés, ceux qui avaient adhéré à la nouvelle institution, et prêtres réfractaires ceux qui s'y étaient refusés. Ces derniers seulement étaient privés de leurs fonctions et pourvus d'une pension. L'assemblée législative, voyant qu'ils s'attachaient à indisposer l'opinion contre le nouveau régime, les soumit à la surveillance des autorités des départemens, et décréta même que sur un jugement de ces autorités, ils pourraient être bannis du territoire de la France. La convention, plus sévère enfin, à mesure que leur conduite devenait plus séditieuse, condamna à la déportation tous les prêtres réfractaires. L'emportement des esprits augmentant chaque jour, on se demandait pourquoi, en abolissant toutes les anciennes superstitions monarchiques, on conservait encore un fantôme de religion, à laquelle presque personne ne croyait plus, et qui formait le contraste le plus tranchant avec les nouvelles institutions, les nouvelles moeurs de la France républicaine. Déjà on avait demandé des lois pour favoriser les prêtres mariés, et les protéger contre certaines administrations locales qui voulaient les priver de leurs fonctions. La convention, très réservée en cette matière, n'avait rien voulu statuer à leur égard, mais par son silence même elle les avait autorisés à conserver leurs fonctions et leurs traitemens. Il s'agissait en outre, dans certaines pétitions, de ne plus salarier aucun culte, de laisser chaque secte payer ses ministres, d'interdire les cérémonies extérieures, et d'obliger toutes les religions à se renfermer dans leurs temples. La convention se borna à réduire le revenu des évêques au maximum de six mille francs, vu qu'il y en avait dont le revenu s'élevait à soixante-dix mille. Quant à tout le reste elle ne voulut rien prendre sur elle, et garda le silence, laissant la France prendre l'initiative de l'abolition des cultes. Elle craignait, en touchant elle-même aux croyances, d'indisposer une partie de la population, encore attachée à la religion catholique. La commune de Paris, moins réservée, saisit cette occasion importante d'une grande réforme, et s'empressa de donner le premier exemple de l'abjuration du catholicisme. Tandis que les patriotes de la convention et des Jacobins, tandis que Robespierre, Saint-Just et les autres chefs révolutionnaires, s'arrêtaient au déisme, Chaumette, Hébert, tous les notables de la commune et des Cordeliers, placés plus bas par leurs fonctions et leurs lumières, devaient, suivant la loi ordinaire, dépasser les bornes, et aller jusqu'à l'athéisme. Ils ne professaient pas ouvertement cette doctrine, mais on pouvait la leur supposer; jamais dans leurs discours ou leurs feuilles, ils ne prononçaient le nom de Dieu, et ils répétaient sans cesse qu'un peuple ne devait se gouverner que par la raison, et n'admettre aucun culte que celui de la raison. Chaumette n'était ni bas, ni méchant, ni ambitieux comme Hébert; il ne cherchait pas, en exagérant les opinions régnantes, à supplanter les chefs actuels de la révolution; mais, dénué de vues politiques, plein d'une philosophie commune, entraîné par un extraordinaire penchant à la déclamation, il prêchait, avec l'ardeur et l'orgueil dévot d'un missionnaire, les bonnes moeurs, le travail, les vertus patriotiques, et la raison enfin, en s'abstenant toujours de nommer Dieu. Il s'était élevé avec véhémence contre les pillages; il avait fortement réprimandé les femmes qui négligeaient le soin de leur ménage pour se mêler de troubles politiques, et avait eu le courage de faire fermer leur club; il avait provoqué l'abolition de la mendicité et l'établissement d'ateliers publics pour fournir du travail aux pauvres; il avait tonné contre la prostitution, et avait fait prohiber par la commune la profession des filles publiques, partout tolérée comme inévitable. Il était défendu à ces malheureuses de se montrer en public, d'exercer même dans l'intérieur des maisons leur déplorable industrie. Chaumette disait qu'elles appartenaient aux pays monarchiques et catholiques, où il y avait des citoyens oisifs, des prêtres non mariés, et que le travail et le mariage devaient les chasser des républiques. Chaumette, prenant donc l'initiative au nom de ce système de la raison, s'éleva à la commune contre la publicité du culte catholique. Il soutint que c'était un privilège dont ce culte ne devait pas plus jouir qu'un autre; que si chaque secte avait cette faculté, bientôt les rues et les places publiques seraient le théâtre des farces les plus ridicules. La commune ayant la police locale, il fit décider, le 23 vendémiaire (14 octobre), que les ministres d'aucune religion ne pourraient exercer leur culte hors des temples. Il fit instituer de nouvelles cérémonies funèbres pour rendre les derniers devoirs aux morts. Les amis et les parens devaient seuls accompagner le cercueil. Tous les signes religieux furent supprimés dans les cimetières, et remplacés par une statue du Sommeil, à l'exemple de ce que Fouché avait fait dans le département de l'Allier. Au lieu de cyprès et d'arbustes lugubres, les cimetières furent plantés des arbres les plus rians et les plus odorans. «Il faut, dit Chaumette, que l'éclat et le parfum des fleurs rappellent les idées les plus douces; je voudrais, s'il était possible, pouvoir respirer l'âme de mon père!» Tous les signes extérieurs du culte furent entièrement abolis. On décida encore dans un même arrêté, et toujours sur les réquisitoires de Chaumette, qu'on ne pourrait plus vendre dans les rues toutes espèces de jongleries, telles que des saints-suaires, des mouchoirs de sainte Véronique, des ecce-homo, des croix, des agnus Dei, des Vierges, des cors et bagues de saint Hubert, ni pareillement des poudres, des eaux médicinales, et autres drogues falsifiées. L'image de la Vierge fut partout supprimée, et toutes les madones qui se trouvaient dans des niches, aux coins des rues, furent remplacées par les bustes de Marat et de Lepelletier. Anacharsis Clootz, ce même baron prussien qui, riche à cent mille livres de rentes, avait quitté son pays pour venir à Paris représenter, disait-il, le genre humain, qui avait figuré à la première fédération de 1790, à la tête des prétendus envoyés de tous les peuples, et qui ensuite fut nommé député à la convention nationale, Anacharsis Clootz prêchait sans cesse la république universelle et le culte de la raison. Plein de ces deux idées, il les développait sans relâche dans ses écrits, et, tantôt dans des manifestes, tantôt dans des adresses, il les proposait à tous les peuples. Le déisme lui paraissait aussi coupable que le catholicisme même; il ne cessait de proposer la destruction des tyrans et de toutes les espèces de dieux, et prétendait qu'il ne devait rester chez l'humanité, affranchie et éclairée, que la raison pure, et son culte bienfaisant et immortel. Il disait à la convention: «Je n'ai pu échapper à tous les tyrans sacrés et profanes que par des voyages continuels; j'étais à Rome quand on voulait m'incarcérer à Paris, et j'étais à Londres quand on voulait me brûler à Lisbonne. C'est en faisant ainsi la navette d'un bout de l'Europe à l'autre, que j'échappais aux alguazils, aux mouchards, à tous les maîtres, à tous les valets. Mes émigrations cessèrent quand l'émigration des scélérats commença. C'est dans le chef-lieu du globe, c'est à Paris, qu'était le poste de l'orateur du genre humain. Je ne le quittai plus depuis 1789; c'est alors que je redoublai de zèle contre les prétendus souverains de la terre et du ciel. Je prêchai hautement qu'il n'y a pas d'autre Dieu que la nature, d'autre souverain que le genre humain, le peuple-dieu. Le peuple se suffit à lui-même, il sera toujours debout. La nature ne s'agenouille point devant elle-même. Jugez de la majesté du genre humain libre par celle du peuple français, qui n'en est qu'une fraction. Jugez de l'infaillibilité du tout par la sagacité d'une portion qui, elle seule, fait trembler le monde esclave. Le comité de surveillance de la république universelle aura moins de besogne que le comité de la moindre section de Paris. Une confiance générale remplacera une méfiance universelle. Il y aura dans ma république peu de bureaux, peu d'impôts, et point de bourreau. La raison réunira tous les hommes dans un seul faisceau représentatif, sans autre lien que la correspondance épistolaire. Citoyens, la religion est le seul obstacle à cette utopie; le temps est venu de la détruire. Le genre humain a brûlé ses lisières. On n'a de vigueur, dit un ancien, que le jour qui suit un mauvais règne; profitons de ce premier jour, que nous prolongerons jusqu'au lendemain de la délivrance du monde!» Les réquisitoires de Chaumette ranimèrent toutes les espérances de Clootz; il alla trouver Gobel, intrigant de Porentruy, devenu évêque constitutionnel du département de Paris, par ce mouvement rapide qui avait élevé Chaumette, Hébert et tant d'autres aux premières fonctions municipales. Il lui persuada que le moment était venu d'abjurer à la face de la France le culte catholique, dont il était le premier pontife; que son exemple entraînerait tous les ministres du culte, éclairerait la nation, provoquerait une abjuration générale, et obligerait la convention à prononcer alors l'abolition du christianisme. Gobel ne voulut pas précisément abjurer sa croyance même, et déclarer par là qu'il avait trompé les hommes pendant toute sa vie, mais il consentit à venir abdiquer l'épiscopat. Gobel décida ensuite ses vicaires à suivre cet exemple. Il fut convenu aussi avec Chaumette et les membres du département que toutes les autorités constituées de Paris accompagneraient Gobel, et feraient partie de la députation, pour lui donner plus de solennité. Le 17 brumaire (7 novembre 1793), Momoro, Pache, Lhuillier, Chaumette, Gobel et tous ses vicaires, se rendent à la convention. Chaumette et Lhuillier, tous deux procureurs, l'un de la commune, l'autre du département, annoncent que le clergé de Paris vient rendre à la raison un hommage éclatant et sincère. Alors ils présentent Gobel. Celui-ci, coiffé du bonnet rouge, et tenant à la main sa mitre, sa crosse, sa croix et son anneau, prend la parole: «Né plébéien, dit-il, curé dans le Porentruy, envoyé par mon clergé à la première assemblée, puis élevé à l'archevêché de Paris, je n'ai jamais cessé d'obéir au peuple. J'ai accepté les fonctions que ce peuple m'avait autrefois confiées, et aujourd'hui je lui obéis encore en venant les déposer. Je m'étais fait évêque quand le peuple voulait des évêques, je cesse de l'être maintenant que le peuple n'en veut plus.» Gobel ajoute que tout son clergé, animé des mêmes sentimens, le charge de faire la même déclaration. En achevant ces paroles, il dépose sa mitre, sa croix et son anneau. Son clergé ratifie sa déclaration. Le président lui répond avec adresse, que la convention a décrété la liberté des cultes, qu'elle a dû la laisser tout entière à chaque secte, qu'elle ne s'est jamais ingérée dans leurs croyances, mais qu'elle applaudit à celles qui, éclairées par la raison, viennent abjurer leurs superstitions et leurs erreurs. Gobel n'avait pas abjuré le sacerdoce et le catholicisme, et n'avait pas osé se déclarer un imposteur qui venait enfin avouer ses mensonges; mais d'autres étendent pour lui cette déclaration. «Revenu, dit le curé de Vaugirard, des préjugés que le fanatisme avait mis dans mon coeur et dans mon esprit, je dépose mes lettres de prêtrise.» Divers évêques et curés, membres de la convention, suivent cet exemple, et déposent leurs lettres de prêtrise ou abjurent le catholicisme. Julien de Toulouse abdique aussi sa qualité de ministre protestant. Des applaudissemens furieux de l'assemblée et des tribunes accueillent ces abdications. Dans ce moment, Grégoire, évêque de Blois, entre dans l'assemblée. On lui raconte ce qui vient de se passer, et on l'engage à imiter l'exemple de ses collègues. Il refuse avec courage: «S'agit-il du revenu attaché aux fonctions d'évêque? je l'abandonne, dit-il, sans regret. S'agit-il de ma qualité de prêtre et d'évêque? je ne puis m'en dépouiller; ma religion me le défend. J'invoque la liberté des cultes.» Les paroles de Grégoire s'achèvent dans le tumulte, mais n'arrêtent point cependant l'explosion de joie que cette scène a excitée. La députation quitte l'assemblée au milieu d'une foule immense, et va se rendre à l'Hôtel-de-Ville pour recevoir les félicitations de la commune. Il n'était pas difficile, une fois cet exemple donné, d'exciter toutes les sections de Paris et toutes les communes de la république à l'imiter. Bientôt les sections se réunissent, et viennent déclarer, l'une après l'autre, qu'elles renoncent à toutes les erreurs de la superstition, et qu'elles ne reconnaissent plus qu'un seul culte, celui de la raison. La section de l'Homme-Armé déclare qu'elle ne reconnaît d'autre culte que celui de la vérité et de la raison, d'autre fanatisme que celui de la liberté et de l'égalité, d'autre dogme que celui de la fraternité et des lois républicaines décrétées depuis le 31 mai 1793. Celle de la Réunion annonce qu'elle fera un feu de joie de tous les confessionnaux, de tous les livres qui servaient aux catholiques, et qu'elle fera fermer l'église de Saint-Méry. Celle de Guillaume-Tell renonce pour toujours au culte de l'erreur et du mensonge. Celle de Mucius Scaevola abjure le catholicisme, et fera, décadi prochain, sur le maître-autel de Saint-Sulpice, l'inauguration des bustes de Marat, de Lepelletier et de Mucius Scaevola. Celle des Piques n'adorera d'autre Dieu que le Dieu de la liberté et de l'égalité. Celle de l'Arsenal abdique aussi le culte catholique. Ainsi les sections, prenant l'initiative, abjuraient le catholicisme comme religion publique, et s'emparaient de ses édifices et de ses trésors comme d'édifices et de trésors appartenant au domaine communal. Déjà les députés en mission dans les départemens avaient engagé une foule de communes à se saisir du mobilier des églises qui n'était pas nécessaire, disaient-ils, à la religion, qui, d'ailleurs, comme toute propriété publique, appartenait à l'état, et pouvait être consacré à ses besoins. Fouché avait envoyé du département de l'Allier plusieurs caisses d'argenterie. Il en était venu beaucoup aussi de divers départemens. Bientôt le même exemple, suivi à Paris et aux environs, fit affluer à la barre de la convention des monceaux de richesses. On dépouilla toutes les églises, et les communes envoyèrent des députations avec l'or et l'argent accumulés dans les niches des saints, ou dans les lieux consacrés par une ancienne dévotion. On se rendait en procession à la convention, et le peuple, se livrant à ses goûts burlesques, parodiait de la manière la plus bizarre les scènes de la religion, et trouvait autant de plaisir à les profaner qu'il en avait trouvé jadis à les célébrer. Des hommes, vêtus de surplis, de chasubles, de chappes, venaient en chantant des alleluia et en dansant la carmagnole à la barre de la convention; ils y déposaient les ostensoirs, les crucifix, les saints ciboires, les statues d'or et d'argent; ils prononçaient des discours burlesques, et souvent adressaient aux saints eux-mêmes les allocutions les plus singulières. «O vous! s'écriait une députation de Saint-Denis, ô vous, instrumens du fanatisme! saints, bienheureux de toute espèce, soyez enfin patriotes, levez-vous en masse, servez la patrie en allant vous fondre à la Monnaie, et faites en ce monde notre bonheur que vous vouliez faire dans l'autre!» A ces scènes de gaieté succédaient tout à coup des scènes de respect et de recueillement. Ces mêmes individus, qui foulaient aux pieds les saints du christianisme, portaient un dais; ils en ouvraient les voiles, et montrant les bustes de Marat et de Lepelletier: «Voici, disaient-ils, non pas des dieux faits par des hommes, mais l'image de citoyens respectables, assassinés par les esclaves des rois.» On défilait ensuite devant la convention, en chantant encore des alleluia et en dansant la carmagnole; on allait déposer les riches dépouilles des autels à la Monnaie, et les bustes vénérés de Marat et de Lepelletier dans les églises, devenues désormais les temples d'un nouveau culte. Sur le réquisitoire de Chaumette, il fut arrêté que l'église métropolitaine de Notre-Dame serait convertie en un édifice républicain, appelé Temple de la Raison; une fête fut instituée pour tous les jours de décade. Elle dut remplacer les cérémonies catholiques du dimanche. Le maire, les officiers municipaux, les fonctionnaires publics, se rendaient dans le temple de la Raison, y lisaient la déclaration des droits de l'homme, ainsi que l'acte constitutionnel, y faisaient l'analyse des nouvelles des armées, et racontaient les actions d'éclat qui avaient eu lieu dans la décade. Une bouche de vérité, semblable aux bouches de dénonciations qui se trouvaient à Venise, était placée dans le temple de la Raison pour recevoir les avis, reproches ou conseils, utiles au bien public. On faisait la levée de ces lettres chaque jour de décade; on procédait à leur lecture; un orateur prononçait un discours de morale; après, on exécutait des morceaux de musique, et on finissait par chanter des hymnes républicains. Il y avait dans le temple deux tribunes, l'une pour les vieillards, l'autre pour les femmes enceintes, avec ces mots: Respect à la vieillesse, respect et soins aux femmes enceintes. La première fête de la raison fut célébrée avec pompe le 20 brumaire (10 novembre). Toutes les sections s'y rendirent avec les autorités constituées. Une jeune femme représentait la déesse de la Raison; c'était l'épouse de l'imprimeur Momoro, l'un des amis de Vincent, Ronsin, Chaumette, Hébert, et pareils. Elle était vêtue d'une draperie blanche; un manteau bleu céleste flottait sur ses épaules; ses cheveux épars étaient recouverts du bonnet de la liberté. Elle était assise sur un siége antique, entouré de lierre et porté par quatre citoyens. Des jeunes filles, vêtues de blanc et couronnées de rosés, précédaient et suivaient la déesse. Puis venaient les bustes de Lepelletier et de Marat, des musiciens, des troupes, et toutes les sections armées. Des discours furent prononcés, et des hymnes chantés dans le temple de la Raison; on se rendit ensuite à la convention; Chaumette prit la parole en ces termes: «Législateurs, le fanatisme a cédé la place à la raison. Ses yeux louches n'ont pu soutenir l'éclat de la lumière. Aujourd'hui un peuple immense s'est porté sous ces voûtes gothiques, qui pour la première fois ont servi d'écho à la vérité. Là, les Français ont célébré le seul vrai culte, celui a de la liberté, celui de la raison. Là, nous avons formé des voeux pour la prospérité des armes de la république. Là, nous avons abandonné des idoles inanimées, pour la raison, pour cette image animée, chef-d'oeuvre de la nature.» En disant ces mots, Chaumette montrait la déesse vivante de la Raison. La jeune et belle femme qui la représentait, descend de son siége, et s'approche du président, qui lui donne l'accolade fraternelle au milieu des bravos universels, et des cris de vive la république! vive la Raison! à bas le fanatisme! La convention, qui n'avait encore pris aucune part à ces représentations, est entraînée et obligée de suivre le cortège, qui retourne une seconde fois au temple de la Raison, et va y chanter un hymne patriotique. Une nouvelle importante, celle de la reprise de Noirmoutiers sur Charette, augmentait la joie générale et lui donnait un motif plus réel que celui de l'abolition du fanatisme. On voit sans doute avec dégoût ces scènes sans recueillement, sans bonne foi, où un peuple changeait son culte sans comprendre ni l'ancien ni le nouveau. Mais quand le peuple est-il de bonne foi? quand est-il capable de comprendre les dogmes qu'on lui donne à croire? Ordinairement, que lui faut-il? De grandes réunions qui satisfassent son besoin d'être assemblé, des spectacles symboliques, où on lui rappelle sans cesse l'idée d'une puissance supérieure à la sienne, enfin des fêtes où l'on rende hommage aux hommes qui ont le plus approché du bien, du beau, du grand, en un mot des temples, des cérémonies et des saints. Il avait ici des temples, la Raison, Marat, et Lepelletier. Il était réuni, il adorait une puissance mystérieuse, il célébrait deux hommes. Tous ses besoins étaient donc satisfaits, et il n'y cédait pas autrement qu'il n'y cède toujours. Si l'on considère le tableau de la France à cette époque, on verra que jamais plus de contraintes ne furent exercées à la fois sur cette partie inerte et patiente de la population, sur laquelle se font les expériences politiques. On n'osait plus émettre aucune opinion; on craignait de voir ses amis ou ses parens, de peur d'être compromis avec eux, et de perdre la liberté et quelquefois la vie. Cent mille arrestations et quelques centaines de condamnations rendaient la prison et l'échafaud toujours présens à la pensée de vingt-cinq millions de Français. On supportait des impôts considérables. Si on était, d'après une classification tout arbitraire, rangé dans la classe des riches, on perdait pour cette année, une portion de son revenu. Quelquefois, sur une réquisition d'un représentant ou d'un agent quelconque, il fallait donner ou sa récolte, ou son mobilier le plus précieux, en or et en argent. On n'osait plus afficher aucun luxe, ni se livrer à des plaisirs bruyans. On ne pouvait plus se servir de la monnaie métallique; il fallait accepter ou donner un papier déprécié, et avec lequel il était difficile de se procurer les objets dont on avait besoin. Il fallait, si on était marchand, vendre à un prix fictif; si on était acheteur, se contenter de la plus mauvaise marchandise, parce que la bonne fuyait le maximum et les assignats; quelquefois même il fallait s'en passer tout à fait, parce que la bonne et la mauvaise se cachaient également. On n'avait plus qu'une seule espèce de pain noir, commun au riche et au pauvre, qu'il fallait se disputer à la porte des boulangers, en faisant queue pendant plusieurs heures. Les noms des poids et mesures, les noms des mois et des jours étaient changés; on n'avait plus que trois dimanches au lieu de quatre; enfin, les femmes, les vieillards, se voyaient privés des cérémonies du culte, auxquelles ils avaient assisté toute leur vie. Jamais donc le pouvoir ne bouleversa plus violemment les habitudes d'un peuple: menacer toutes les existences, décimer les fortunes, régler obligatoirement le taux des échanges, renouveler les appellations de toutes choses, détruire les pratiques du culte, c'était sans contredit la plus atroce des tyrannies; mais on doit tenir compte du danger de l'état, des crises inévitables du commerce, et de l'esprit de système inséparable de l'esprit d'innovation.
LIVRE III . CONVENTION NATIONALE
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