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HISTOIRE DE LA RÉVOLUTION FRANÇAISE . LIVRE III . CONVENTION NATIONALE. CHAPITRE XVI

 

RETOUR DE DANTON.— DIVISION DANS LE PARTI DE LA MONTAGNE, DANTONISTES ET HÉBERTISTES.— POLITIQUE DE ROBESPIERRE ET DU COMITÉ DE SALUT PUBLIC.— DANTON, ACCUSÉ AUX JACOBINS, SE JUSTIFIE; IL EST DÉFENDU PAR ROBESPIERRE.— ABOLITION DU CULTE DE LA RAISON.— DERNIERS PERFECTIONNEMENS APPORTÉS AU GOUVERNEMENT DICTATORIAL RÉVOLUTIONNAIRE.— ÉNERGIE DU COMITÉ CONTRE TOUS LES PARTIS.— ARRESTATION DE RONSIN, DE VINCENT, DES QUATRE DÉPUTÉS AUTEURS DU FAUX DÉCRET, ET DES AGENS PRÉSUMÉS DE L'ÉTRANGER.

 

Depuis la chute des girondins, le parti montagnard, resté seul et victorieux, avait commencé à se fractionner. Les excès toujours plus grands de la révolution achevèrent de le diviser tout à fait, et on touchait à une rupture prochaine. Beaucoup de députés avaient été émus du sort des girondins, de Bailly, de Brunet, de Houchard; d'autres blâmaient les violences commises à l'égard du culte, les jugeaient impolitiques et dangereuses. Ils disaient que de nouvelles superstitions succédaient à celles qu'on voulait détruire, que le prétendu culte de la Raison n'était que celui de l'athéisme, que l'athéisme ne pouvait convenir à un peuple, et que ces extravagances étaient payées par l'étranger. Au contraire, le parti qui régnait aux Cordeliers et à la commune, qui avait Hébert pour écrivain, Ronsin et Vincent pour chefs, Chaumette et Clootz pour apôtres, soutenait que ses adversaires voulaient ressusciter une faction modérée, et amener une nouvelle division dans la république.

Danton était revenu de sa retraite. Il ne disait pas sa pensée, mais un chef de parti voudrait en vain la cacher; elle se répand de proche en proche, et devient bientôt manifeste à tous les esprits. On savait qu'il aurait voulu empêcher l'exécution des girondins, et qu'il avait été vivement touché de leur fin tragique; on savait que, partisan et inventeur des moyens révolutionnaires, il commençait à en blâmer l'emploi féroce et aveugle; que la violence ne lui semblait pas devoir se prolonger au-delà du danger, et qu'à la fin de la campagne actuelle et après l'expulsion entière des ennemis, il voulait faire rétablir le règne des lois douces et équitables. On n'osait pas l'attaquer à la tribune des clubs. Hébert n'osait pas l'insulter dans sa feuille du Père Duchêne; mais an répandait verbalement les bruits les plus insidieux; on insinuait des soupçons sur sa probité; on appelait avec plus de perfidie que jamais les concussions de la Belgique, et on lui en attribuait une partie; on était même allé jusqu'à dire, pendant sa retraite à Arcis-sur-Aube, qu'il avait émigré en emportant ses richesses. On lui associait, comme ne valant pas mieux, Camille Desmoulins, son ami, qui avait partagé sa pitié pour les girondins, et avait défendu Dillon; Philippeaux, qui revenait de la Vendée, furieux contre les désorganisateurs, et tout prêt à dénoncer Ronsin et Rossignol. On rangeait encore dans son parti tous ceux qui, de quelque manière, avaient démérité des révolutionnaires ardens, et le nombre commençait à en être assez grand.

Julien de Toulouse, déjà fort suspect par ses liaisons avec d'Espagnac et avec les fournisseurs, avait achevé de se compromettre par un rapport sur les administrations fédéralistes, dans lequel il s'efforçait d'excuser les torts de la plupart d'entre elles. A peine l'eut-il prononcé, que les cordeliers et les jacobins soulevés l'obligèrent à se rétracter. Ils firent une enquête sur sa vie privée; ils découvrirent qu'il vivait avec des agioteurs, et qu'il avait une ci-devant comtesse pour maîtresse, et ils le déclarèrent tout à la fois corrompu et modéré. Fabre-d'Églantine venait tout à coup de changer de situation, et déployait un luxe qu'on ne lui connaissait pas auparavant. Chabot, le capucin Chabot, qui, en entrant dans la révolution, n'avait que sa pension ecclésiastique, venait aussi d'étaler un beau mobilier, et d'épouser la jeune soeur des deux Frey, avec une dot de deux cent mille livres. Ce changement de fortune si prompt excita des soupçons contre les nouveaux enrichis, et bientôt une proposition qu'ils firent à la convention acheva de les perdre. Un député, Osselin, venait d'être arrêté pour avoir, dit-on, caché une émigrée. Fabre, Chabot, Julien, Delaunay, qui n'étaient pas tranquilles pour eux-mêmes; Bazire, Thuriot, qui n'avaient rien à se reprocher, mais qui voyaient avec effroi qu'on ne ménageât pas même les membres de la convention, proposèrent un décret, portant qu'aucun député ne pourrait être arrêté, sans auparavant être entendu à la barre. Ce décret fut adopté, mais tous les clubs et les jacobins se soulevèrent, et prétendirent qu'on voulait renouveler l'inviolabilité. Ils le firent rapporter, et commencèrent l'enquête la plus sévère sur ceux qui l'avaient proposé, sur leur conduite et sur l'origine de leur subite fortune. Julien, Fabre, Chabot, Delaunay, Bazire, Thuriot, dépopularisés en quelques jours, furent rangés dans le parti des hommes équivoques et modérés. Hébert les couvrit d'injures grossières dans sa feuille, et les livra à la vile populace.

Quatre ou cinq autres individus partagèrent encore le même sort, quoique jusqu'ici reconnus excellens patriotes. C'étaient Proli, Pereyra, Gusman, Dubuisson et Desfieux. Nés presque tous sur le sol étranger, ils étaient venus, comme les deux Frey et comme Clootz, se jeter dans la révolution française, par enthousiasme, et probablement aussi par besoin de faire fortune. On ne s'inquiéta pas de ce qu'ils étaient tant qu'on les vit abonder dans le sens de la révolution. Proli, qui était de Bruxelles, fut envoyé avec Pereyra et Desfieux auprès de Dumouriez, pour découvrir ses intentions. Ils le firent expliquer, et vinrent, comme nous l'avons rapporté, le dénoncer à la convention et aux Jacobins. C'était bien jusque-là; mais ils avaient été employés par Lebrun, parce qu'étant étrangers et instruits, ils pouvaient rendre des services aux relations extérieures. En approchant Lebrun, ils apprirent à l'estimer, et ils le défendirent plus tard. Proli avait connu beaucoup Dumouriez, et, malgré la défection de ce général, il avait persisté à vanter ses talens et à dire qu'on aurait pu le conserver à la république; enfin presque tous, connaissant mieux les pays voisins, avaient blâmé l'application du système jacobin à la Belgique et aux provinces réunies à la France. Leurs propos furent recueillis, et lorsqu'une défiance générale fit imaginer l'intervention secrète d'une faction étrangère, on commença à les soupçonner, et à se raviser sur leurs discours. On sut que Proli était fils naturel de Kaunitz; on supposa qu'il était le meneur en chef, et on les métamorphosa tous en espions de Pitt et de Cobourg. Bientôt la fureur n'eut plus de bornes, et l'exagération même de leur patriotisme, qu'ils croyaient propre à les justifier, ne servit qu'à les compromettre davantage. On les confondit avec le parti des équivoques, des modérés. Ainsi, dès que Danton ou ses amis avaient quelque observation à faire sur les fautes des agens ministériels, ou sur les violences exercées contre le culte, le parti Hébert, Vincent et Ronsin, répondait en criant à la modération, à la corruption, à la faction étrangère.

Suivant l'usage, les modérés renvoyaient à leurs adversaires cette accusation, et leur disaient: C'est vous qui êtes les complices de ces étrangers; tout vous rapproche, et la commune violence de vôtre langage, et le projet de tout bouleverser en poussant tout au pire. Voyez, ajoutaient-ils, cette commune qui s'arroge une autorité législative, et rend des lois sous le titre modeste d'arrêtés; qui règle tout, police, subsistances, culte; qui substitue de son chef une religion à une autre, remplace les anciennes superstitions par des superstitions nouvelles, prêche l'athéisme, et se fait imiter par toutes les municipalités de la république; voyez ces bureaux de la guerre, d'où s'échappent une foule d'agens qui vont dans les provinces rivaliser avec les représentans, exercer les plus grandes vexations, et décrier la révolution par leur conduite; voyez cette commune et ces bureaux! que veulent-ils, sinon usurper l'autorité législative et exécutive, déposséder la convention, les comités, et dissoudre le gouvernement? Qui peut les pousser à ce but, sinon l'étranger?

Au milieu de ces agitations et de ces querelles, l'autorité devait prendre un parti vigoureux. Robespierre pensait, avec tout le comité, que ces accusations réciproques étaient extrêmement dangereuses. Sa politique, comme on l'a déjà vu, avait consisté, depuis le 31 mai, à empêcher un nouveau débordement révolutionnaire, à rallier l'opinion autour de la convention, et la convention autour du comité, afin de créer un pouvoir énergique, et il s'était servi pour cela des jacobins tout-puissans alors sur l'opinion. Ces nouvelles accusations contre les patriotes accrédités, comme Danton, Camille Desmoulins, lui semblaient très dangereuses. Il avait peur qu'aucune réputation ne résistât aux imaginations déchaînées; il craignait que les violences à l'égard du culte n'indisposassent une partie de la France, et ne fissent passer la révolution pour athée; il croyait voir enfin la main de l'étranger dans cette vaste confusion. Aussi ne manqua-t-il pas l'occasion que bientôt Hébert lui offrit, de s'en expliquer aux Jacobins.

Les dispositions de Robespierre avaient percé. On répandait sourdement qu'il allait faire sévir contre Pache, Hubert, Chaumette, Clootz, auteurs du mouvement contre le culte. Proli, Desfieux, Pereyra, déjà compromis et menacés, voulaient rattacher leur cause à celle de Pache, Chaumette, Hébert; ils virent ces derniers, et leur dirent qu'il y avait une conspiration contre les meilleurs patriotes; qu'ils étaient tous également en danger, et qu'il fallait se soutenir et se garder réciproquement. Hébert se rend alors aux Jacobins, le 1er frimaire (21 novembre 1798), et se plaint d'un plan de désunion tendant à diviser les patriotes. «De toutes parts, dit-il, je rencontre des gens qui me complimentent de n'être pas arrêté. On répand que Robespierre doit me dénoncer, moi, Chaumette et Pache.... Quant à moi, qui me mets tous les jours en avant pour les intérêts de la patrie, et qui dis tout ce qui me passe par la tête, cela pourrait avoir quelque fondement; mais Pache.... Je connais toute l'estime qu'a pour lui Robespierre, et je rejette bien loin de moi une pareille idée. On a dit aussi que Danton avait émigré, qu'il était allé en Suisse chargé des dépouilles du peuple.... Je l'ai rencontré ce matin dans les Tuileries, et puisqu'il est à Paris, il faut qu'il vienne s'expliquer fraternellement aux Jacobins. Tous les patriotes se doivent de démentir les bruits injurieux qui courent sur leur compte.» Hébert rapporte ensuite qu'il tient une partie de ces bruits de Dubuisson, lequel a voulu lui dévoiler une conspiration contre les patriotes; et, suivant l'usage de tout rejeter sur les vaincus, il ajoute que la cause des troubles est dans les complices de Brissot qui vivent encore, et dans les Bourbons qui restent au Temple. Robespierre monte aussitôt à la tribune:

«Est-il vrai, dit-il, que nos plus dangereux ennemis soient les restes impurs de la race de nos tyrans? Je vote en mon coeur pour que la race des tyrans disparaisse de la terre; mais puis-je m'aveugler sur la situation de mon pays, au point de croire que cet événement suffirait pour éteindre le foyer des conspirations qui nous déchirent? A qui persuadera-t-on que la punition de la méprisable soeur de Capet en imposerait plus à nos ennemis que celle de Capet lui-même et de sa criminelle compagne? «Est-il vrai encore que la cause de nos maux soit le fanatisme? Le fanatisme! il expire. Je pourrais même dire qu'il est mort. En dirigeant depuis quelques jours toute notre attention contre lui, ne la détourne-t-on pas de nos véritables dangers? Vous avez peur des prêtres, et ils s'empressent d'abdiquer leurs titres pour les échanger contre ceux de municipaux, d'administrateurs, et même de présidens de sociétés populaires.... Ils étaient naguère fort attachés à leur ministère quand il leur valait soixante-dix mille livres de rente; ils l'ont abdiqué dès qu'il n'en a plus valu que six mille.... Oui, craignez non pas leur fanatisme, mais leur ambition! non pas l'habit qu'ils portaient, mais la peau nouvelle qu'ils ont revêtue! craignez non pas l'ancienne superstition, mais la nouvelle et fausse superstition qu'on veut feindre pour nous perdre!»

Ici, Robespierre, abordant franchement la question des cultes, ajoute:

«Que des citoyens animés par un zèle pur viennent déposer sur l'autel de la patrie les monumens inutiles et pompeux de la superstition, pour les faire servir aux triomphes de la liberté, la patrie et la raison sourient à ces offrandes; mais de quel droit l'aristocratie et l'hypocrisie viendraient-elles mêler ici leur influence à celle du civisme? De quel droit des hommes inconnus jusqu'à ce jour dans la carrière de la révolution viendraient-ils chercher, au milieu de tous ces événemens, les moyens d'usurper une fausse popularité, d'entraîner les patriotes même à de fausses mesures, et de jeter parmi nous le trouble et la discorde? De quel droit viendraient-ils troubler la liberté des cultes au nom de la liberté, et attaquer le fanatisme par un fanatisme nouveau? De quel droit feraient-ils dégénérer les hommages solennels rendus à la vérité pure en des farces éternelles et ridicules?

«On a supposé qu'en accueillant des offrandes civiques, la convention avait proscrit le culte catholique. Non, la convention n'a point fait cette démarche, et ne la fera jamais. Son intention est de maintenir la liberté des cultes qu'elle a proclamée, et de réprimer en même temps tous ceux qui en abuseraient pour troubler l'ordre public. Elle ne permettra pas qu'on persécute les ministres paisibles des diverses religions, et elle les punira avec sévérité, toutes les fois qu'ils oseront se prévaloir de leurs fonctions pour tromper les citoyens, et pour armer les préjugés ou le royalisme contre la république.

«Il est des hommes qui veulent aller plus loin; qui, sous le prétexte de détruire la superstition, veulent faire une sorte de religion de l'athéisme lui-même. Tout philosophe, tout individu peut adopter là-dessus l'opinion qui lui plaira: quiconque voudrait lui en faire un crime est un insensé; mais l'homme public, mais le législateur serait cent fois plus insensé, qui adopterait un pareil système. La convention nationale l'abhorre. La convention n'est point un faiseur de livres et de systèmes. Elle est un corps politique et populaire. L'athéisme est aristocratique. L'idée d'un grand Être qui veille sur l'innocence opprimée et qui punit le crime triomphant, est toute populaire. Le peuple, les malheureux m'applaudissent; si je trouvais des censeurs, ce serait parmi les riches et parmi les coupables. J'ai été, dès le collège, un assez mauvais catholique; je n'ai jamais été ni un ami froid, ni un défenseur infidèle de l'humanité. Je n'en suis que plus attaché aux idées morales et politiques que je viens de vous exposer. Si Dieu n'existait pas, il faudrait l'inventer.»

Robespierre, après avoir fait cette profession de foi, impute à l'étranger les persécutions dirigées contre le culte, et les calomnies répandues contre les meilleurs patriotes. Robespierre, qui était extrêmement défiant, et qui avait supposé les girondins royalistes, croyait beaucoup à la faction de l'étranger, laquelle n'était représentée, comme nous l'avons dit, que par quelques espions envoyés aux armées, et quelques banquiers intermédiaires de l'agiotage, et correspondans des émigrés. «Les étrangers, dit-il, ont deux espèces d'armées; l'une sur nos frontières, est impuissante et près de sa ruine, grâce à nos victoires; l'autre, plus dangereuse, est au milieu de nous. C'est une armée d'espions, de fripons stipendiés, qui s'introduisent partout, même au sein des sociétés populaires. C'est une faction qui a persuadé à Hébert que je voulais faire arrêter Pache, Chaumette, Hébert, toute la commune. Moi, poursuivre Pache, dont j'ai toujours admiré et défendu la vertu simple et modeste, moi qui ai combattu pour lui contre les Brissot et ses complices!» Robespierre loue Pache et se tait sur Hébert. Il se contente de dire qu'il n'a pas oublié les services de la commune dans les jours où la liberté était en péril. Se déchaînant ensuite contre ce qu'il appelle la faction étrangère, il fait tomber le courroux des jacobins sur Proli, Dubuisson, Pereyra, Desfieux. Il raconte leur histoire, il les dépeint comme des agens de Lebrun et de l'étranger, chargés d'envenimer les haines, de diviser les patriotes, et de les animer les uns contre les autres. A la manière dont il s'exprime, on voit que la haine qu'il éprouve contre d'anciens amis de Lebrun se mêle pour beaucoup à sa défiance. Enfin il les fait chasser tous quatre de la société, au bruit des plus grands applaudissemens, et il propose un scrutin épuratoire pour tous les jacobins.

Ainsi Robespierre avait frappé d'anathème le nouveau culte, avait donné une leçon sévère à tous les brouillons, n'avait rien dit de bien rassurant pour Hébert, ne s'était pas compromis jusqu'à louer ce sale écrivain, et avait fait retomber tout l'orage sur des étrangers qui eurent le malheur d'être amis de Lebrun, d'admirer Dumouriez, et de blâmer notre système politique dans les pays de conquête. Enfin il s'était arrogé la recomposition de la société, en faisant décider qu'il y aurait un scrutin épuratoire.

Pendant les jours suivans, Robespierre poursuit son système; il vient lire aux Jacobins des lettres anonymes, d'autres interceptées, prouvant que l'étranger, s'il n'est pas l'auteur des extravagances du nouveau culte et des calomnies à l'égard des meilleurs patriotes, les approuve au moins et les désire. Danton avait en quelque sorte reçu d'Hébert l'invitation de s'expliquer. Il ne le fait pas d'abord, pour ne pas obéir à une sommation; mais quinze jours après, il saisit une circonstance favorable pour prendre la parole. Il s'agissait de fournir à toutes les sociétés populaires un local aux dépens de l'état. Il présente à ce sujet diverses observations, et en prend occasion de dire que si la constitution doit être endormie pendant que le peuple frappe et épouvante les ennemis de ses opérations révolutionnaires, il faut cependant se défier de ceux qui veulent porter ce même peuple au-delà des bornes de la révolution. Coupé de l'Oise réplique à Danton, et dénature ses idées en les combattant. Danton remonte aussitôt à la tribune, et essuie des murmures. Il somme alors ceux qui ont contre lui des motifs de défiance de préciser leurs accusations, afin qu'il puisse y répondre publiquement. Il se plaint de cette défaveur qui se manifeste en sa présence. «Ai-je donc perdu, s'écrie-t-il, ces traits qui caractérisent la figure d'un homme libre?» Et en proférant ces mots, il agitait cette tête qu'on avait tant vue, tant rencontrée dans les orages de la révolution, et qui avait toujours soutenu l'audace des républicains et jeté la terreur chez les aristocrates. «Ne suis-je plus, ajoute-t-il, ce même homme qui s'est trouvé à vos côtés dans tous les momens de crise? Ne suis-je plus cet homme tant persécuté, tant connu de vous; cet homme que vous avez si souvent embrassé comme votre ami, et avec lequel vous avez fait le serment de mourir dans les mêmes périls?» Il rappelle alors qu'il fut le défenseur de Marat, et il est ainsi obligé de se couvrir de l'ombre de cet être, qu'il avait autrefois protégé et dédaigné. «Vous serez étonnés, dit-il, quand je vous ferai connaître ma conduite privée, de voir que la fortune colossale que mes ennemis et les vôtres m'ont prêtée, se réduit à la petite portion de bien que j'ai toujours eue. Je défie les malveillans de fournir aucune preuve contre moi. Tous leurs efforts ne pourront m'ébranler. Je veux rester debout en face du peuple, vous me jugerez en sa présence. Je ne déchirerai pas plus la page de mon histoire que vous ne déchirerez la vôtre....» Danton demande, en finissant, une commission, pour examiner les accusations portées contre lui. Robespierre s'élance alors à la tribune avec un empressement extrême. «Danton, s'écrie-t-il, vous demande une commission pour examiner sa conduite; j'y consens, s'il pense que cette mesure lui soit utile. Il veut qu'on précise les griefs portés contre lui; eh bien! je vais le faire. Danton, tu es accusé d'avoir émigré. On a dit que tu avais passé en Suisse; que ta maladie était feinte pour cacher au peuple ta fuite; on a dit que ton ambition était d'être régent sous Louis XVII; qu'à une époque déterminée tout a été préparé pour proclamer ce rejeton des Capets; que tu étais le chef de la conspiration; que ni Pitt, ni Cobourg, ni l'Angleterre, ni l'Autriche, ni la Prusse, n'étaient nos véritables ennemis, mais que c'était toi seul; que la Montagne était composée de tes complices; qu'il ne fallait pas s'occuper des agens envoyés par les puissances étrangères; que leurs conspirations étaient des fables dignes de mépris; en un mot, qu'il fallait t'égorger toi, toi seul!...» Des applaudissemens universels couvrent la voix de Robespierre. Il reprend: «Ne sais-tu pas, Danton, que plus un homme a de courage et de patriotisme, plus les ennemis de la chose publique s'attachent à sa perte? Ne sais-tu pas, et ne savez-vous pas tous, citoyens, que cette méthode est infaillible? Eh! si le défenseur de la liberté n'était pas calomnié, ce serait une preuve que nous n'aurions plus ni nobles, ni prêtres à combattre!» Faisant alors allusion aux feuilles d'Hébert, où lui, Robespierre, était fort loué, il ajoute: «Les ennemis de la patrie semblent m'accabler de louanges exclusivement. Mais je les répudie. Croit-on qu'à côté de ces éloges que l'on répète dans certaines feuilles, je ne voie pas le couteau avec lequel on a voulu égorger la patrie? La cause des patriotes est comme celle des tyrans; ils sont tous solidaires. Je me trompe peut-être sur Danton; mais, vu dans sa famille, il ne mérite que des éloges. Sous les rapports politiques, je l'ai observé; une différence d'opinion me le faisait étudier avec soin, souvent avec colère; il ne s'est pas assez hâté, je le sais, de soupçonner Dumouriez; il n'a pas assez haï Brissot et ses complices; mais s'il n'a pas toujours été de mon avis, en conclurai-je qu'il trahissait la patrie? Non, je la lui ai toujours vu servir avec zèle. Danton veut qu'on le juge; il a raison. Qu'on me juge aussi! qu'ils se présentent ces hommes qui sont plus patriotes que nous! Je parie que ce sont des nobles, des privilégiés, des prêtres. Vous y trouverez un marquis, et vous aurez la juste mesure du patriotisme des gens qui nous accusent.»

Robespierre demande ensuite que tous ceux qui ont quelque reproche à faire à Danton, prennent la parole. Personne ne l'ose. Momoro lui-même, l'un des amis d'Hébert, est le premier à s'écrier que, personne ne se présentant, c'est une preuve qu'il n'y a rien à dire contre Danton. Un membre demande alors que le président lui donne l'accolade fraternelle. On y consent, et Danton, s'approchant du bureau, reçoit l'accolade au milieu des applaudissemens universels.

La conduite de Robespierre dans cette circonstance avait été généreuse et habile. Le danger commun à tous les bons patriotes, l'ingratitude qui payait les services de Danton, enfin une supériorité décidée, avaient arraché Robespierre à son égoïsme habituel; et, cette fois, plein de bons sentimens, il avait été plus éloquent qu'il n'était donné à sa nature de l'être. Mais le service qu'il rendit à Danton fut plus utile à la cause du gouvernement et des vieux patriotes qui le composaient, qu'à Danton lui-même, dont la popularité était perdue. On ne refait pas l'enthousiasme, et on ne pouvait pas présumer encore d'assez grands dangers publics pour que Danton trouvât, par son courage, le moyen de regagner son influence.

Robespierre, poursuivant son ouvrage, ne manquait pas d'être présent à chaque séance d'épuration. Le tour de Clootz arrivé, on l'accuse de liaisons avec les banquiers étrangers Vandeniver. Il essaie de se justifier; mais Robespierre prend la parole. Il rappelle les liaisons de Clootz avec les girondins, sa rupture avec eux par un pamphlet intitulé: ni Roland ni Marat, pamphlet dans lequel il n'attaquait pas moins la Montagne que la Gironde, ses exagérations extravagantes, son obstination à parler d'une république universelle, à inspirer la rage des conquêtes, et à compromettre la France auprès de toute l'Europe, «Et comment M. Clootz, ajoute Robespierre, pouvait-il s'intéresser si fort au bonheur de la France, lorsqu'il s'intéressait si fort au bonheur de la Perse et du Monomotapa? Il est une dernière crise dont il pourra se vanter. Je veux parler du mouvement contre le culte, mouvement qui, ménagé avec raison et lenteur, aurait pu devenir excellent, mais dont la violence pouvait entraîner les plus grands malheurs.... M. Clootz eut avec l'évêque Gobel une conférence de nuit.... Gobel donna parole pour le lendemain, et il vint, changeant subitement de langage et d'habit, déposer ses lettres de prêtrise.... M. Clootz croyait que nous serions dupes de ces mascarades. Non, non; les jacobins ne regarderont jamais comme un ami du peuple ce prétendu sans-culotte, qui est Prussien et baron, qui possède cent mille livres de rentes, qui dîne avec les banquiers conspirateurs, et qui est, non pas l'orateur du peuple français, mais du genre humain.»

Clootz fut exclu sur-le-champ de la société; et, sur la proposition de Robespierre, on décida qu'on chasserait sans distinction tous les nobles, les prêtres, les banquiers et les étrangers.

A la séance suivante vint le tour de Camille Desmoulins. On lui reprochait sa lettre à Dillon, et un mouvement de sensibilité en faveur des girondins. «J'avais, dit Camille, j'avais cru Dillon brave et habile, et je l'ai défendu. Quant aux girondins, j'étais à leur égard dans une position particulière. J'ai toujours aimé et servi là république, mais je me suis souvent trompé sur ceux qui la servaient; j'ai adoré Mirabeau; j'ai chéri Barnave et les Lameth; j'en conviens; mais j'ai sacrifié mon amitié et mon admiration dès que j'ai su qu'ils avaient cessé d'être jacobins. Une fatalité bien marquée a voulu que de soixante révolutionnaires qui avaient signé mon contrat de mariage, il ne me restât plus que deux amis, Danton et Robespierre. Tous les autres sont émigrés ou guillotinés. De ce nombre étaient sept des vingt-deux. Un mouvement de sensibilité était donc bien pardonnable en cette occasion. J'ai dit, ajoute Desmoulins, qu'ils mouraient en républicains, mais en républicains fédéralistes; car, je vous l'assure, je ne crois pas qu'il y eût beaucoup de royalistes parmi eux.»

On aimait le caractère facile, l'esprit naïf et original de Camille Desmoulins. «Camille a mal choisi ses amis, s'écrie un jacobin; prouvez-lui que nous savons mieux choisir les nôtres en le recevant avec empressement.» Robespierre, toujours protecteur de ses vieux collègues, mais en gardant cependant un ton de supériorité, défend Camille Desmoulins. «Il est faible et confiant, dit-il, mais il a toujours été républicain. Il a aimé Mirabeau, Lameth, Dillon; mais il a lui-même brisé ses idoles dès qu'il a été détrompé. Qu'il poursuive sa carrière et soit plus réservé à l'avenir.» Après cet avis, Camille est admis au milieu des applaudissemens. Danton est ensuite admis sans aucune observation. Fabre-d'Églantine l'est à son tour, mais il essuie quelques questions sur sa fortune, qu'on veut bien attribuer à ses talens littéraires. Cette épuration fut poursuivie, et devint fort longue. Commencée en novembre 1793, elle dura plusieurs mois.

La politique de Robespierre et du gouvernement était bien connue. L'énergie avec laquelle cette politique avait été manifestée, intimida les brouillons, promoteurs du nouveau culte, et ils songèrent à se rétracter, et à revenir sur leurs premières démarches. Chaumette, qui avait la faconde d'un orateur de club ou de commune, mais qui n'avait ni l'ambition ni le courage d'un chef de parti, ne prétendait nullement rivaliser avec la convention et se faire le créateur d'un nouveau culte; il s'empressa donc de chercher une occasion pour réparer sa faute. Il résolut de faire interpréter l'arrêté qui fermait tous les temples, et il proposa à la commune de déclarer qu'elle ne voulait pas gêner la liberté religieuse, et qu'elle n'interdisait pas aux divers partisans de chaque religion le droit de se réunir dans des lieux payés et entretenus à leurs frais. «Qu'on ne prétende pas, dit-il, que c'est la faiblesse ou la politique qui me font agir; je suis également incapable de l'une ou de l'autre. C'est la conviction que nos ennemis veulent abuser de notre zèle pour le pousser au-delà des bornes, et nous engager dans de fausses démarches; c'est la conviction que si nous empêchons les catholiques d'exercer leur culte publiquement et avec l'aveu de la loi, des êtres bilieux iront s'exalter ou conspirer dans les cavernes; c'est cette conviction qui seule m'inspire et me fait parler.» L'arrêté proposé par Chaumette, et fortement appuyé par le maire Pache, fut enfin adopté après quelques murmures bientôt couverts par de nombreux applaudissemens. La convention déclara de son côté qu'elle n'avait jamais entendu par ses décrets gêner la liberté religieuse, et elle défendit de toucher à l'argenterie qui restait encore dans les églises, vu que le trésor n'avait plus besoin de ce genre de secours. De ce jour, les farces indécentes que le peuple s'était permises cessèrent dans Paris, et les pompes du culte de la Raison, dont il s'était tant diverti, furent abolies.

Le comité de salut public, au milieu de cette grande confusion, sentait tous les jours davantage la nécessité de rendre l'autorité plus forte, plus prompte et plus obéie. Chaque jour, l'expérience des obstacles le rendait plus habile, et il ajoutait de nouvelles pièces à cette machine révolutionnaire, créée pour la durée de la guerre. Déjà il avait empêché la transmission du pouvoir à des mains nouvelles et inexpérimentées, en prorogeant la convention, et en déclarant le gouvernement révolutionnaire jusqu'à la paix. En même temps, il avait concentré ce pouvoir dans ses mains en mettant sous sa dépendance le tribunal révolutionnaire, la police, les opérations militaires, et la distribution même des subsistances. Deux mois d'expérience lui firent sentir les obstacles que les autorités locales, soit par excès ou défaut de zèle, faisaient éprouver à l'action de l'autorité supérieure. L'envoi des décrets était souvent interrompu ou retardé; et leur promulgation négligée dans certains départemens. Il restait beaucoup de ces administrations fédéralistes qui s'étaient insurgées, et la faculté de se coaliser ne leur était pas encore interdite. Si, d'une part, les administrations de département présentaient quelque danger de fédéralisme, les communes, au contraire, agissant en sens opposé, exerçaient, à l'imitation de celle de Paris, une autorité vexatoire, rendaient des lois, imposaient des taxes; les comités révolutionnaires déployaient contre les personnes un pouvoir arbitraire et inquisitorial; des armées révolutionnaires, instituées dans différentes localités, complétaient ces petits gouvernemens particuliers, tyranniques, désunis entre eux, et embarrassans pour le gouvernement supérieur. Enfin l'autorité des représentans, ajoutée à toutes les autres, augmentait la confusion des pouvoirs souverains; car les représentans levaient des impôts, rendaient des lois pénales, comme les communes et la convention elle-même.

Billaud-Varennes, dans un rapport mal écrit, mais habile, dévoila ces inconvéniens, et fit rendre le décret du 14 frimaire an II (4 décembre), modèle du gouvernement provisoire, énergique et absolu. L'anarchie, dit le rapporteur, menace les républiques à leur naissance et dans leur vieillesse. Tâchons de nous en garantir. Ce décret instituait le Bulletin des Lois, belle et neuve invention dont on n'avait pas encore eu l'idée: car les lois envoyées par l'assemblée aux ministres, par les ministres aux autorités locales, sans délais fixes, sans procès-verbaux qui garantissent leur envoi ou leur arrivée, étaient souvent rendues depuis long-temps, sans être ni promulguées ni connues. D'après le nouveau décret, une commission, une imprimerie, un papier particulier, étaient consacrés à l'impression et à l'envoi des lois. La commission, formée de quatre individus indépendans de toute autorité, libres de tout autre soin, recevait la loi, la faisait imprimer, l'envoyait par la poste dans des délais fixés et invariables. Les envois et les remises étaient constatés par les moyens ordinaires de la poste; et ces mouvemens, ainsi régularisés, devenaient infaillibles. La convention était ensuite déclarée centre d'impulsion du gouvernement. Sous ces mots, on cachait la souveraineté des comités, qui faisaient tout pour la convention. Les autorités du département étaient en quelque sorte abolies; on leur enlevait toute attribution politique, on ne leur abandonnait, comme au département de Paris à l'époque du 10 août, que la répartition des contributions, l'entretien des routes, enfin les soins purement économiques. Ainsi, ces intermédiaires trop puissans entre le peuple et l'autorité suprême, étaient supprimés. On ne laissait exister, avec toutes leurs attributions, que les administrations de district et de commune. Il était défendu à toute administration locale de se réunir à d'autres, de se déplacer, d'envoyer des agens, de prendre des arrêtés extensifs ou limitatifs des décrets, de lever des impôts ou des hommes. Toutes les armées révolutionnaires établies dans les départemens étaient licenciées, et il ne devait subsister que la seule armée révolutionnaire établie à Paris pour le service de toute la république. Les comités révolutionnaires étaient obligés de correspondre avec les districts chargés de les surveiller, et avec le comité de sûreté générale. Ceux de Paris ne pouvaient correspondre qu'avec le comité de sûreté générale, et point avec la commune. Il était défendu aux représentans de lever des taxes, à moins que la convention ne les autorisât, et de porter des lois pénales.

Ainsi, toutes les autorités étant ramenées dans leur sphère, leur conflit ou leur coalition devenaient impossibles. Elles recevaient les lois d'une manière infaillible; elles ne pouvaient ni les modifier ni en différer l'exécution. Les deux comités conservaient toujours leur domination. Celui de salut public, outre sa suprématie sur le comité de sûreté générale, continuait d'avoir la diplomatie, la guerre, et la surveillance universelle de toutes choses. Seul désormais, il pouvait s'appeler comité de salut public. Aucun comité dans les communes ne pouvait prendre ce titre.

Ce nouveau décret sur l'institution du gouvernement révolutionnaire, quoique restrictif de l'autorité des communes, et rendu même contre leurs abus de pouvoir, fut reçu par la commune de Paris avec de grandes démonstrations d'obéissance. Chaumette, qui affectait la docilité comme le patriotisme, fît un long discours en l'honneur du décret. Par son maladroit empressement à entrer dans le système de l'autorité supérieure, il donna même une occasion de se faire réprimander; et il eut l'art de désobéir en voulant trop obéir. Le décret mettait les comités révolutionnaires de Paris en communication directe et exclusive avec le comité de sûreté générale. Dans leur zèle fougueux, ils se permettaient des arrestations en tous sens; on les accusait d'avoir fait incarcérer une foule de patriotes, et d'être composés d'hommes qu'on commençait à appeler ultra-révolutionnaires. Chaumette se plaignit au conseil général de leur conduite, et proposa de les convoquer à la commune, pour leur faire une admonition sévère. La proposition de Chaumette fut adoptée. Mais celui-ci, avec son ostentation d'obéissance, avait oublié que, d'après le nouveau décret, les comités révolutionnaires de Paris ne devaient correspondre qu'avec le comité de sûreté générale. Le comité de salut public ne voulant pas plus d'une obéissance exagérée que de la désobéissance, peu disposé surtout à souffrir que la commune se permît de donner des leçons, même bonnes, à des comités placés sous l'autorité supérieure, fit casser l'arrêté de Chaumette, et défendre aux comités de se réunir à la commune. Chaumette reçut cette correction avec une soumission parfaite. «Tout homme, dit-il à la commune, est sujet à l'erreur. Je confesse franchement que je me suis trompé. La convention a cassé mon réquisitoire et l'arrêté que j'avais fait prendre; elle a fait justice de la faute que j'avais commise; elle est notre mère commune, unissons-nous à elle.» (19 frimaire.)

Ce n'est qu'au moyen de cette énergie que le comité pouvait parvenir à arrêter tous les mouvemens désordonnés, soit de zèle, soit de résistance, et à produire la plus grande précision possible dans l'action du gouvernement. Les ultra-révolutionnaires, compromis et réprimés depuis leurs manifestations contre le culte, essuyèrent une nouvelle répression, plus sévère que les précédentes. Ronsin était revenu de Lyon, où il avait accompagné Collot-d'Herbois avec un détachement de l'armée révolutionnaire. Il était arrivée à Paris au moment où le bruit des sanglantes exécutions commises à Lyon excitait la pitié. Ronsin fit placarder une affiche qui révolta la convention. Il y disait que sur les cent quarante mille Lyonnais, quinze cents seulement n'étaient pas complices de la révolte, qu'avant la fin de frimaire tous les coupables auraient péri, et que le Rhône aurait roulé leurs cadavres jusqu'à Toulon. On citait de lui d'autres propos atroces; on parlait beaucoup du despotisme de Vincent dans les bureaux de la guerre, de la conduite des agens ministériels dans les provinces, et de leur rivalité avec les représentans. On répétait des mots échappés à quelques-uns d'entre eux, annonçant encore le projet de faire organiser constitutionnellement le pouvoir exécutif. L'énergie que Robespierre et le comité venaient de déployer encourageaient à se prononcer contre ces agitateurs. Dans la séance du 27 frimaire (17 décembre), on commence par se plaindre de certains comités révolutionnaires. Lecointre dénonce l'arrestation d'un courrier du comité de salut public par l'un des agens du ministère. Boursault dit qu'en passant à Lonjumeau, il a été arrêté par la commune, qu'il a fait connaître sa qualité de député, et que cette commune a voulu néanmoins que son passeport fût légalisé par l'agent du conseil exécutif présent sur les lieux. Fabre-d'Églantine dénonce Maillard, le chef des égorgeurs de septembre, qui a été envoyé en mission à Bordeaux par le conseil exécutif, tandis qu'il devrait être expulsé de partout; il dénonce Ronsin et son affiche, dont tout le monde a frémi; il dénonce enfin Vincent, qui a réuni tous les pouvoirs dans les bureaux de la guerre, et qui a dit qu'il ferait sauter la convention, ou la forcerait à organiser le pouvoir exécutif, parce qu'il ne voulait pas être le valet des comités. La convention met aussitôt en état d'arrestation Vincent, secrétaire-général de la guerre, Ronsin, général de l'armée révolutionnaire, Maillard, envoyé à Bordeaux, trois autres agens du pouvoir exécutif dont on signale encore les vexations à Saint-Girons, et un nommé Mazuel, adjudant dans l'armée révolutionnaire, qui a dit que la convention conspirait, et qu'il cracherait au visage des députés. La convention porte ensuite peine de mort contre les officiers des armées révolutionnaires, illégalement formées dans les provinces, qui ne se sépareraient pas sur-le-champ. Elle ordonne enfin que le conseil exécutif viendra se justifier le lendemain.

Cet acte d'énergie causa une grande douleur aux Cordeliers, et provoqua des explications aux Jacobins. Ces derniers ne se prononcèrent pas encore sur le compte de Vincent et de Ronsin, mais ils demandèrent qu'il fût fait une enquête pour constater la nature de leurs torts. Le conseil exécutif vint se justifier très humblement à la convention; il assura que son intention n'avait point été de rivaliser avec la représentation nationale, et que l'arrestation des courriers, les difficultés essuyées par le représentant Boursault, ne provenaient que d'un ordre du comité de salut public lui-même; ordre qui enjoignait de vérifier tous les passeports et toutes les dépêches. Tandis que Vincent et Ronsin venaient d'être incarcérés comme ultra-révolutionnaires, le comité sévit en même temps contre le parti des équivoques et des agioteurs. Il mit en arrestation Proli, Dubuisson, Desfieux, Pereyra, accusés d'être agens de l'étranger et complices de tous les partis. Enfin il fit enlever, au milieu de la nuit, les quatre députés Bazire, Chabot, Delaunay d'Angers et Julien de Toulouse, accusés d'être modérés, et d'avoir fait une fortune subite. On a déjà vu l'histoire de l'association clandestine de ces représentans, et du faux qui en avait été la suite.

On a vu que Chabot, déjà ébranlé, se préparait à dénoncer ses collègues, et à rejeter tout sur eux. Les bruits qui couraient sur son mariage, les dénonciations qu'Hébert répétait chaque jour, achevèrent de l'intimider, et il courut tout dévoiler à Robespierre. Il prétendit qu'il n'avait eu d'autre projet, en entrant dans le complot, que celui de le suivre et de le révéler; il attribua ce complot à l'étranger, qui voulait, disait-il, corrompre les députés, pour avilir la représentation nationale, et qui se servait ensuite d'Hébert et de ses complices pour les diffamer après les avoir corrompus. Il y avait ainsi, selon lui, deux branches dans la conspiration, la branche corruptrice et la branche diffamatrice, qui toutes deux se concertaient pour déshonorer et dissoudre la convention. La participation des banquiers étrangers à cette intrigue, les projets de Julien de Toulouse et de Delaunay, qui disaient que la convention finirait bientôt par se dévorer elle-même, et qu'il fallait faire fortune le plus tôt possible, quelques liaisons de la femme d'Hébert avec les maîtresses de Julien de Toulouse et de Delaunay, servirent à Chabot de moyens pour étayer cette fable d'une conspiration à deux branches, dans laquelle les corrupteurs et les diffamateurs s'entendaient secrètement pour arriver au même but. Chabot eut cependant un reste de scrupule, et justifia Bazire. Comme il avait été le corrupteur de Fabre, et qu'il s'exposait à une dénonciation de celui-ci en l'accusant, il prétendit que ses offres avaient été rejetées, et que les cent mille francs en assignats, suspendus avec un fil dans des lieux d'aisances, étaient les cent mille francs destinés à Fabre, et refusés par lui. Ces fables de Chabot n'avaient aucune apparence de vérité, car il eût été bien plus naturel, en entrant dans la conspiration pour la découvrir, d'en prévenir quelques membres de l'un ou de l'autre comité, et de déposer l'argent dans leurs mains. Robespierre renvoya Chabot au comité de sûreté générale, qui fit arrêter dans la nuit les députés désignés. Julien de Toulouse parvint à s'évader; Bazire, Delaunay et Chabot, furent seuls arrêtés.

La découverte de cette trame honteuse causa une grande rumeur, et confirma toutes les calomnies que les partis dirigeaient les uns contre les autres. On répandit plus que jamais le bruit d'une faction étrangère, corrompant les patriotes, les excitant à entraver la marche de la révolution, les uns par une modération intempestive, et les autres par une exagération folle, par des diffamations continuelles, et par une odieuse profession d'athéisme. Cependant qu'y avait-il de réel dans toutes ces suppositions? D'un côté, des hommes moins fanatiques, plus prompts à s'apitoyer sur les vaincus, et plus susceptibles par cette même raison de céder à l'attrait du plaisir et de la corruption; d'un autre côté, des hommes plus violens et plus aveugles, s'aidant de la partie basse du peuple, poursuivant de leurs reproches ceux qui ne partageaient pas leur insensibilité fanatique, profanant les vieux objets du culte, sans ménagement et sans décence; au milieu de ces deux partis, des banquiers, profitant de toutes les crises pour agioter; quatre députés sur sept cent cinquante, se laissant corrompre et devenant les complices de cet agiotage; enfin quelques révolutionnaires sincères, mais étrangers, suspects à ce titre, et se compromettant par l'exagération même, à la faveur de laquelle ils voulaient faire oublier leur origine: voilà ce qu'il y avait de réel, et il n'y avait là rien que de très ordinaire, rien qui exigeât la supposition d'une machination profonde.

Le comité de salut public, voulant se placer au-dessus des partis, résolut de les frapper et de les flétrir tous, et pour cela il chercha à montrer qu'ils étaient tous complices de l'étranger. Robespierre avait déjà dénoncé une faction étrangère, à laquelle son esprit défiant lui faisait ajouter foi. La faction turbulente contrariant l'autorité supérieure, et déshonorant la révolution, il l'accusa aussitôt d'être complice de la faction étrangère; cependant il ne dit rien encore de pareil contre la faction modérée, il la défendit même, comme on l'a vu, dans la personne de Danton. S'il la ménageait encore, c'est qu'elle n'avait rien fait jusque-là qui pût contrarier la marche de la révolution, c'est qu'elle ne formait pas un parti opiniâtre et nombreux comme les anciens girondins, et qu'elle se composait tout au plus de quelques individus isolés qui désapprouvaient les extravagances ultra-révolutionnaires.

Telle était la situation des partis, et la politique du comité de salut public à leur égard, en frimaire an II (décembre 1793). Tandis qu'il se servait de l'autorité avec tant de force, et achevait de compléter à l'intérieur la machine du pouvoir révolutionnaire, il déployait une égale énergie au dehors, et assurait le salut de la révolution par des victoires éclatantes. NOTES: [6] 27 brumaire (17 novembre).

 

 

LIVRE III . CONVENTION NATIONALE

CHAPITRE XVII.

FIN DE LA CAMPAGNE DE 1793.—MANOEUVRE DE HOCHE DANS LES VOSGES.—RETRAITE DES AUTRICHIENS ET DES PRUSSIENS.—DÉBLOCUS DE LANDAU.—OPÉRATIONS A L'ARMÉE D'ITALIE.—SIÉGE ET PRISE DE TOULON PAR L'ARMÉE RÉPUBLICAINE.—DERNIERS COMBATS ET ÉCHECS AUX PYRÉNÉES.—EXCURSION DES VENDÉENS AU-DELA DE LA LOIRE.—NOMBREUX COMBATS; ÉCHECS DE L'ARMÉE RÉPUBLICAINE.—DÉFAITE DES VENDÉENS AU MANS, ET LEUR DESTRUCTION COMPLÈTE A SAVENAY.—COUP D'OEIL GÉNÉRAL SUR LA CAMPAGNE DE 1793.