HISTOIRE DE LA RÉVOLUTION FRANÇAISE. LIVRE III . CONVENTION NATIONALE. CHAPITRE 1 |
NOUVEAUX MASSACRES DES PRISONNIERS A VERSAILLES.— ABUS DE POUVOIR ET DILAPIDATIONS DE LA COMMUNE.— ÉLECTION DES DÉPUTÉS A LA CONVENTION.— COMPOSITION DE LA DÉPUTATION DE PARIS.— POSITION ET PROJETS DES GIRONDINS; CARACTÈRE DES CHEFS DE CE PARTI; DU FÉDÉRALISME.— ÉTAT DU PARTI PARISIEN ET DE LA COMMUNE.— OUVERTURE DE LA CONVENTION NATIONALE LE 20 SEPTEMBRE 1792; ABOLITION DE LA ROYAUTÉ; ÉTABLISSEMENT DE LA RÉPUBLIQUE.— PREMIÈRE LUTTE DES GIRONDINS ET DES MONTAGNARDS; DÉNONCIATION DE ROBESPIERRE ET DE MARAT.— DÉCLARATION DE L'UNITÉ ET DE L'INDIVISIBILITÉ DE LA RÉPUBLIQUE.— DISTRIBUTION ET FORCES DES PARTIS DANS LA CONVENTION. — CHANGEMENT DANS LE POUVOIR EXÉCUTIF.— DANTON QUITTE SON MINISTÈRE. — CRÉATION DE DIVERS COMITÉS ADMINISTRATIFS ET DU COMITÉ DE CONSTITUTION.
Tandis que les armées françaises arrêtaient la marche des coalisés, Paris était toujours dans le trouble et la confusion. On a déjà été témoin des débordemens de la commune, des fureurs si prolongées de septembre, de l'impuissance des autorités et de l'inaction de la force publique pendant ces journées désastreuses: on a vu avec quelle audace le comité de surveillance avait avoué les massacres, et en avait recommandé l'imitation aux autres communes de France. Cependant les commissaires envoyés par la commune avaient été partout repoussés, parce que la France ne partageait pas les fureurs que le danger avait excitées dans la capitale. Mais dans les environs de Paris, tous les meurtres ne s'étaient pas bornés à ceux dont on a déjà lu le récit. Il s'était formé dans cette ville une troupe d'assassins que les massacres de septembre avaient familiarisés avec le sang, et qui avaient besoin d'en répandre encore. Déjà quelques cents hommes étaient partis pour extraire des prisons d'Orléans les accusés de haute trahison. Ces malheureux, par un dernier décret, devaient être conduits à Saumur. Cependant leur destination fut changée en route, et ils furent acheminés vers Paris. Le 9 septembre on apprit qu'ils devaient arriver le 10 à Versailles. Aussitôt, soit que de nouveaux ordres fussent donnés à la bande des égorgeurs, soit que la nouvelle de cette arrivée suffît pour réveiller leur ardeur sanguinaire, ils envahirent Versailles du 9 au 10. A l'instant le bruit se répandit que de nouveaux massacres allaient être commis. Le maire de Versailles prit toutes les précautions pour empêcher de nouveaux malheurs. Le président du tribunal criminel courut à Paris avertir le ministre Danton du danger qui menaçait les prisonniers; mais il n'obtint qu'une réponse à toutes ses instances: Ces hommes-là sont bien coupables. «Soit, ajouta le président Alquier, mais la loi seule doit en faire justice.—Eh! ne voyez-vous pas, reprit Danton d'une voix terrible, que je vous aurais déjà répondu d'une autre manière si je le pouvais! Que vous importent ces prisonniers? Retournez à vos fonctions et ne vous occupez plus d'eux…»
Le lendemain, les prisonniers arrivèrent à Versailles. Une foule d'hommes inconnus se précipitèrent sur les voitures, parvinrent à les entourer et à les séparer de l'escorte, renversèrent de cheval le commandant Fournier, enlevèrent le maire, qui voulait généreusement se faire tuer à son poste, et massacrèrent les infortunés prisonniers, au nombre de cinquante-deux. Là périrent Delessart et d'Abancourt, mis en accusation comme ministres, et Brissac, comme chef de la garde constitutionnelle, licenciée sous la législative. Immédiatement après cette exécution, les assassins coururent aux prisons de la ville, et renouvelèrent les scènes des premiers jours de septembre, en employant les mêmes moyens, et en parodiant, comme à Paris, les formes judiciaires. Ce dernier événement, arrivé à cinq jours d'intervalle du premier, acheva de produire une terreur universelle. A Paris, le comité de surveillance ne ralentit point son action: tandis que les prisons venaient d'être vidées par la mort, il recommença à les remplir en lançant de nouveaux mandats d'arrêt. Ces mandats étaient en si grand nombre, que le ministre de l'intérieur, Roland, dénonçant à l'assemblée ces nouveaux actes arbitraires, put en déposer cinq à six cents sur le bureau, les uns signés par une seule personne, les autres par deux ou trois au plus, la plupart dépourvus de motifs, et beaucoup fondés sur le simple soupçon d'incivisme.
Pendant que la commune exerçait sa puissance à Paris, elle envoyait des commissaires dans les départemens pour y justifier sa conduite, y conseiller son exemple, y recommander aux électeurs des députés de son choix, et y décrier ceux qui la contrariaient dans l'assemblée législative. Elle se procurait ensuite des valeurs immenses, en saisissant les sommes trouvées chez le trésorier de la liste civile, Septeuil, en s'emparant de l'argenterie des églises et du riche mobilier des émigrés, en se faisant délivrer enfin par le trésor des sommes considérables, sous le prétexte de soutenir la caisse de secours, et de faire achever les travaux du camp. Tous les effets des malheureux massacrés dans les prisons de Paris et sur la route de Versailles avaient été séquestrés, et déposés dans les vastes salles du comité de surveillance. Jamais la commune ne voulut représenter ni les objets, ni leur valeur, et refusa même toute réponse à cet égard, soit au ministère de l'intérieur, soit au directoire du département, qui, comme on sait, avait été converti en simple commission de contributions. Elle fit plus encore, elle se mit à vendre de sa propre autorité le mobilier des grands hôtels, sur lesquels les scellés étaient restés apposés depuis le départ des propriétaires. Vainement l'administration supérieure lui faisait-elle des défenses: toute la classe des subordonnés chargés de l'exécution des ordres, ou appartenait à la municipalité, ou était trop faible pour agir. Les ordres ne recevaient ainsi aucune exécution.
La garde nationale, recomposée sous la dénomination de sections armées, et remplie d'hommes de toute espèce, était dans une désorganisation complète. Tantôt elle se prêtait au mal, tantôt elle le laissait commettre par négligence. Des postes étaient complètement abandonnés, parce que les hommes de garde, n'étant pas relevés, même après quarante-huit heures, se retiraient épuisés de dégoût et de fatigue. Tous les citoyens paisibles avaient quitté ce corps, naguère si régulier, si utile; et Santerre, qui le commandait, était trop faible et trop peu intelligent pour le réorganiser.
La sûreté de Paris était donc livrée au hasard, et d'une part la commune, de l'autre la populace, y pouvaient tout entreprendre. Parmi les dépouilles de la royauté, les plus précieuses, et par conséquent les plus convoitées, étaient celles que renfermait le Garde-Meuble, riche dépôt de tous les effets qui servaient autrefois à la splendeur du trône. Depuis le 10 août, ce dépôt avait éveillé la cupidité de la multitude, et plus d'une circonstance excitait la surveillance de l'inspecteur de l'établissement. Celui-ci avait fait réquisitions sur réquisitions pour obtenir une garde suffisante; mais soit désordre, soit difficulté de suffire à tous les postes, soit enfin négligence volontaire, on ne lui fournissait point les forces qu'il demandait. Pendant la nuit du 16 septembre, le Garde-Meuble fut volé, et la plus grande partie de ce qu'il contenait passa dans des mains inconnues, que l'autorité fit depuis d'inutiles efforts pour découvrir. On attribua ce nouvel événement aux hommes qui avaient secrètement ordonné les massacres. Cependant ils n'étaient plus excités ici ni par le fanatisme, ni par une politique sanguinaire; et, en leur supposant le motif du vol, ils avaient dans les dépôts de la commune de quoi satisfaire la plus grande ambition. On a dit, à la vérité, qu'on fit cet enlèvement pour payer la retraite du roi de Prusse, ce qui est absurde, et pour fournir aux dépenses du parti, ce qui est plus vraisemblable, mais ce qui n'est nullement prouvé. Au reste, le vol du Garde-Meuble doit peu influer sur le jugement qu'il faut porter de la commune et de ses chefs. Il n'en est pas moins vrai que, dépositaire de valeurs immenses, la commune n'en rendit jamais aucun compte; que les scellés apposés sur les armoires furent brisés, sans que les serrures fussent forcées, ce qui indique une soustraction et point un pillage populaire, et que tant d'objets précieux disparurent à jamais. Une partie fut impudemment volée par des subalternes, tels que Sergent, surnommé Agathe à cause d'un bijou précieux dont il s'était paré; une autre partie servit aux frais du gouvernement extraordinaire qu'avait institué la commune. C'était une guerre faite à l'ancienne société, et toute guerre est souillée du meurtre et du pillage.
Telle était la situation de Paris, pendant qu'on faisait les élections pour la convention nationale. C'était de cette nouvelle assemblée que les citoyens honnêtes attendaient la force et l'énergie nécessaires pour ramener l'ordre: ils espéraient que les quarante jours de confusion et de crimes, écoulés depuis le 10 août, ne seraient qu'un accident de l'insurrection, accident déplorable mais passager. Les députés même, siégeant avec tant de faiblesse dans l'assemblée législative, ajournaient l'énergie à la réunion de cette convention, espérance commune de tous les partis.
On s'agitait pour les élections dans la France entière. Les clubs exerçaient à cet égard une grande influence. Les jacobins de Paris avaient fait imprimer et répandre la liste de tous les votes émis pendant la session législative, afin qu'elle servît de documens aux électeurs. Les députés qui avaient voté contre les lois désirées par le parti populaire, et surtout ceux qui avaient absous Lafayette, étaient particulièrement désignés. Néanmoins, pour les provinces où les discordes de la capitale n'avaient pas encore pénétré, les girondins, même les plus odieux aux agitateurs de Paris, étaient nommés à cause de leurs talens reconnus. Presque tous les membres de l'assemblée actuelle étaient réélus. Beaucoup de constituans, que le décret de non-réélection avait exclus de la première législature, furent appelés à faire partie de cette convention. Dans le nombre on distinguait Buzot et Pétion. Parmi les nouveaux membres figuraient naturellement les hommes qui, dans leurs départemens, s'étaient signalés par leur énergie et leur exaltation, ou les écrivains qui, comme Louvet, s'étaient fait connaître, par leurs talens, à la capitale et aux provinces.
A Paris, la faction violente qui avait dominé depuis le 10 août, se rendit maîtresse des élections et mit en avant tous les hommes de son choix. Robespierre, Danton furent les premiers nommés. Les jacobins, le conseil de la commune accueillirent cette nouvelle par des applaudissemens. Après eux furent élus Camille Desmoulins, fameux par ses écrits; David, par ses tableaux; Fabre-d'Églantine, par ses ouvrages comiques et une grande participation aux troubles révolutionnaires; Legendre, Panis, Sergent, Billaud-Varennes, par leur conduite à la commune. On y ajouta le procureur-syndic Manuel, Robespierre jeune, frère du célèbre Maximilien; Collot-d'Herbois, ancien comédien; le duc d'Orléans, qui avait abdiqué ses titres, et s'appelait Philippe-Égalité. Enfin, après tous ces noms, on vit paraître avec étonnement le vieux Dusaulx, l'un des électeurs de 1789, qui s'était tant opposé aux fureurs de la multitude, qui avait tant versé de larmes sur ses excès, et qui fut réélu par un dernier souvenir de 89, et comme un être bon et inoffensif pour tous les partis. Il manquait à cette étrange réunion le cynique et sanguinaire Marat. Cet homme étrange avait, par l'audace de ses écrits, quelque chose de surprenant, même pour des gens qui venaient d'être témoins des journées de septembre. Le capucin Chabot, qui dominait aux Jacobins par sa verve, et y cherchait les triomphes qui lui étaient refusés dans l'assemblée législative, fut obligé de faire l'apologie de Marat; et, comme c'était chez les jacobins que toute chose se délibérait d'avance, son élection proposée chez eux fut bientôt consommée dans l'assemblée électorale. Marat, un autre journaliste, Fréron et quelques individus obscurs, complétèrent cette députation fameuse qui, renfermant des commerçans, un boucher, un comédien, un graveur, un peintre, un avocat, trois ou quatre écrivains, un prince déchu, représentait bien la confusion et la variété des existences qui s'agitaient dans l'immense capitale de la France.
Les députés arrivaient successivement à Paris, et à mesure que leur nombre devenait plus grand, et que les journées qui avaient produit une terreur si profonde s'éloignaient, on commençait à se rassurer, et à se prononcer contre les désordres de la capitale. La crainte de l'ennemi était diminuée par la contenance de Dumouriez dans l'Argonne: la haine des aristocrates se changeait en pitié, depuis l'horrible sacrifice qu'on en avait fait à Paris et à Versailles. Ces forfaits, qui avaient trouvé tant d'approbateurs égarés ou tant de censeurs timides, ces forfaits, devenus plus hideux par le vol qui venait de se joindre au meurtre, excitaient la réprobation générale. Les girondins indignés de tant de crimes, et courroucés de l'oppression personnelle qu'ils avaient subie pendant un mois entier, devenaient plus fermes et plus énergiques. Brillans de talent et de courage aux yeux de la France, invoquant la justice et l'humanité, ils devaient avoir l'opinion publique pour eux, et déjà ils en menaçaient hautement leurs adversaires.
Cependant, si les girondins étaient également prononcés contre les excès de Paris, ils n'éprouvaient et n'excitaient pas tous ces ressentimens personnels qui enveniment les haines de parti. Brissot par exemple, en ne cessant aux Jacobins de lutter d'éloquence avec Robespierre, lui avait inspiré une haine profonde. Avec des lumières, des talens, Brissot produisait beaucoup d'effet; mais il n'avait ni assez de considération personnelle, ni assez d'habileté pour être le chef du parti, et la haine de Robespierre le grandissait en lui imputant ce rôle. Lorsqu'à la veille de l'insurrection, les girondins écrivirent une lettre à Bose, peintre du roi, le bruit d'un traité se répandit, et on prétendit que Brissot, chargé d'or, allait partir pour Londres. Il n'en était rien; mais Marat, à qui les bruits les plus insignifians, ou même les mieux démentis, suffisaient pour établir ses accusations, n'en avait pas moins lancé un mandat d'arrêt contre Brissot, lors de l'emprisonnement général des prétendus conspirateurs du 10 août. Une grande rumeur s'en était suivie, et le mandat d'arrêt ne fut pas exécuté. Mais les jacobins n'en disaient pas moins que Brissot était vendu à Brunswick; Robespierre le répétait et le croyait, tant sa fausse intelligence était portée à croire coupables ceux qu'il haïssait. Louvet lui avait inspiré tout autant de haine, en se faisant le second de Brissot aux Jacobins et dans le journal la Sentinelle. Louvet, plein de talent et de hardiesse, s'attaquait directement aux hommes. Ses personnalités virulentes, reproduites chaque jour par la voie d'un journal, en avaient fait l'ennemi le plus dangereux et le plus détesté du parti Robespierre.
Le ministre Roland avait déplu à tout le parti jacobin et municipal par sa courageuse lettre du 3 septembre, et par sa résistance aux empiétemens de la commune; mais n'ayant rivalisé avec aucun individu, il n'inspirait qu'une colère d'opinion. Il n'avait offensé personnellement que Danton, en lui résistant dans le conseil, ce qui était peu dangereux, car de tous les hommes il n'y en avait pas dont le ressentiment fût moins à craindre que celui de Danton. Mais dans la personne de Roland c'était principalement sa femme qu'on détestait, sa femme, fière, sévère, courageuse, spirituelle, réunissant autour d'elle ces girondins si cultivés, si brillans, les animant de ses regards, les récompensant de son estime, et conservant dans son cercle, avec la simplicité républicaine, une politesse odieuse à des hommes obscurs et grossiers. Déjà ils s'efforçaient de répandre contre Roland un bas ridicule. Sa femme, disaient-ils, gouvernait pour lui, dirigeait ses amis, les récompensait même de ses faveurs. Dans son ignoble langage, Marat l'appelait la Circé du parti.
Guadet, Vergniaud, Gensonné, quoiqu'ils eussent répandu un grand éclat dans la législative, et qu'ils se fussent opposés au parti jacobin, n'avaient cependant pas éveillé encore toute la haine qu'ils excitèrent plus tard. Guadet même avait plu aux républicains énergiques par ses attaques hardies contre Lafayette et la cour. Guadet, vif, prompt à s'élancer en avant, passait du plus grand emportement au plus grand sang-froid; et, maître de lui à la tribune, il y brillait par l'à-propos et les mouvemens. Aussi devait-il, comme tous les hommes, aimer un exercice dans lequel il excellait, en abuser même, et prendre trop de plaisir à abattre avec la parole un parti qui lui répondrait bientôt avec la mort.
Vergniaud n'avait pas aussi bien réussi que Guadet auprès des esprits violens, parce qu'il ne montra jamais autant d'ardeur contre la cour, mais il avait été moins exposé aussi à les blesser, parce que, dans son abandon et sa nonchalance, il heurtait moins les personnes que son ami Guadet. Les passions éveillaient peu ce tribun, le laissaient sommeiller au milieu des agitations de parti, et, ne le portant pas au-devant des hommes, ne l'exposaient guère à leur haine. Cependant il n'était point indifférent. Il avait un coeur noble, une belle et lucide intelligence, et le feu oisif de son être, s'y portant par intervalle, l'échauffait, l'élevait jusqu'à la plus sublime énergie. Il n'avait pas la vivacité des reparties de Guadet, mais il s'animait à la tribune, il y répandait une éloquence abondante, et, grâce à une souplesse d'organe extraordinaire, il rendait ses pensées avec une facilité, une fécondité d'expression, qu'aucun homme n'a égalées. L'élocution de Mirabeau était, comme son caractère, inégale et forte; celle de Vergniaud, toujours élégante et noble, devenait, avec les circonstances, grande et énergique. Mais toutes les exhortations de l'épouse de Roland ne réussissaient pas toujours à éveiller cet athlète, souvent dégoûté des hommes, souvent opposé aux imprudences de ses amis, et peu convaincu surtout de l'utilité des paroles contre la force.
Gensonné, plein de sens et de probité, mais doué d'une facilité d'expression médiocre, et capable seulement de faire de bons rapports, avait peu figuré encore à la tribune. Cependant des passions fortes, un caractère obstiné, devaient lui valoir chez ses amis beaucoup d'influence, et chez ses ennemis la haine, qui atteint le caractère toujours plus que le talent.
Condorcet, autrefois marquis et toujours philosophe, esprit élevé, impartial, jugeant très bien les fautes de son parti, peu propre aux terribles agitations de la démocratie, se mettait rarement en avant, n'avait encore aucun ennemi direct pour son compte, et se réservait pour tous les genres de travaux qui exigeaient des méditations profondes. Buzot, plein de sens, d'élévation d'âme, de courage, joignant à une belle figure une élocution ferme et simple, imposait aux passions par toute la noblesse de sa personne, et exerçait autour de lui le plus grand ascendant moral.
Barbaroux, élu par ses concitoyens, venait d'arriver du Midi, avec un de ses amis député comme lui à la convention nationale. Cet ami se nommait Rebecqui. C'était un homme peu cultivé, mais hardi, entreprenant, et tout dévoué à Barbaroux. On se souvient que ce dernier idolâtrait Roland et Pétion, qu'il regardait Marat comme un fou atroce, Robespierre comme un ambitieux, surtout depuis que Panis le lui avait proposé comme un dictateur indispensable. Révolté des crimes commis depuis son absence, il les imputait volontiers à des hommes qu'il détestait déjà, et il se prononça, dès son arrivée, avec une énergie qui rendait toute réconciliation impossible. Inférieur à ses amis par l'esprit, mais doué d'intelligence et de facilité, beau, héroïque, il se répandit en menaces, et en quelques jours il obtint autant de haine que ceux qui pendant toute la législative n'avaient cessé de blesser les opinions et les hommes.
Le personnage autour duquel se rangeait tout le parti, et qui jouissait d'une considération universelle, était Pétion. Maire pendant la législative, il avait, par sa lutte avec la cour, acquis une popularité immense. A la vérité il avait, le 9 août, préféré une délibération à un combat; depuis il s'était prononcé contre septembre, et s'était séparé de la commune, comme Bailly en 1790; mais cette opposition tranquille et silencieuse, sans le brouiller encore avec la faction, le lui avait rendu redoutable. Plein de lumières, de calme, parlant rarement, ne voulant jamais rivaliser de talent avec personne, il exerçait sur tout le monde, et sur Robespierre lui-même, l'ascendant d'une raison froide, équitable, et universellement respectée. Quoique réputé girondin, tous les partis voulaient son suffrage, tous le redoutaient, et, dans la nouvelle assemblée, il avait pour lui non-seulement le côté droit, mais toute la masse moyenne, et beaucoup même du côté gauche.
Telle était donc la situation des girondins en présence de la faction parisienne: ils avaient pour eux l'opinion générale, qui réprouvait les excès; ils s'étaient emparés d'une grande partie des députés qui arrivaient chaque jour à Paris; ils avaient tous les ministres, excepté Danton, qui souvent dominait le conseil, mais ne se servait pas de sa puissance contre eux; enfin ils montraient à leur tête le maire de Paris, l'homme le plus respecté du moment. Mais à Paris, ils n'étaient pas chez eux, ils se trouvaient au milieu de leurs ennemis, et ils avaient à redouter la violence des classes inférieures, qui s'agitaient au-dessous d'eux, et surtout la violence de l'avenir, qui allait croître avec les passions révolutionnaires.
Le premier reproche qu'on leur adressa fut de vouloir sacrifier Paris. Déjà on leur avait imputé de vouloir se réfugier dans les départemens et au-delà de la Loire. Les torts de Paris à leur égard étant plus grands depuis les 2 et 3 septembre, on leur supposa d'autant plus l'intention de l'abandonner, on prétendit qu'ils avaient voulu réunir la convention ailleurs. Peu à peu les soupçons, s'arrangeant, prirent une forme plus régulière. On leur reprochait de vouloir rompre l'unité nationale, et composer des quatre-vingt-trois départements, quatre-vingt-trois états, tous égaux entre eux, et unis par un simple lien fédératif. On ajoutait qu'ils voulaient par-là détruire la suprématie de Paris, et s'assurer une domination personnelle dans leurs départemens respectifs. C'est alors que fut imaginée la calomnie du fédéralisme. Il est vrai que, lorsque la France était menacée par l'invasion des Prussiens, ils avaient songé, en cas d'extrémité, à se retrancher dans les départemens méridionaux; il est encore vrai qu'en voyant les excès et la tyrannie de Paris, ils avaient quelquefois reposé leur pensée sur les départemens; mais de là à un projet de régime fédératif il y avait loin encore. Et d'ailleurs, entre un gouvernement fédératif et un gouvernement unique et central, toute la différence consistant dans le plus ou moins d'énergie des institutions locales, le crime d'une telle idée était bien vague, s'il existait. Les girondins, n'y voyant au resté rien de coupable, ne s'en défendaient pas, et beaucoup d'entre eux, indignés de l'absurdité avec laquelle on poursuivait ce système, demandaient si, après tout, la Nouvelle-Amérique, la Hollande, la Suisse, n'étaient pas heureuses et libres sous un régime fédératif, et s'il y aurait une grande erreur ou un grand forfait à préparer à la France un sort pareil. Buzot surtout soutenait souvent cette doctrine, et Brissot, grand admirateur des Américains, la défendait également, plutôt comme opinion philosophique que comme projet applicable à la France. Ces conversations divulguées donnèrent plus de poids à la calomnie du fédéralisme. Aux Jacobins, on agita gravement la question du fédéralisme, et on souleva mille fureurs contre les girondins. On prétendit qu'ils voulaient détruire le faisceau de la puissance révolutionnaire, lui enlever cette unité qui en faisait la force, et cela, pour se faire rois dans leurs provinces.
Les girondins répondirent de leur côté par des reproches plus réels, mais qui malheureusement étaient exagérés aussi, et qui perdaient de leur force en perdant de leur vérité. Ils reprochaient à la commune de s'être rendue souveraine, d'avoir par ses usurpations empiété sur la souveraineté nationale, et de s'être arrogé à elle seule une puissance qui n'appartenait qu'à la France entière. Ils lui reprochaient de vouloir dominer la convention, comme elle avait opprimé l'assemblée législative; ils disaient qu'en siégeant auprès d'elle, les mandataires nationaux n'étaient pas en sûreté, et qu'ils siégeraient au milieu des assassins de septembre. Ils l'accusaient d'avoir déshonoré la révolution pendant les quarante jours qui suivirent le 10 août, et de n'avoir rempli la députation de Paris que d'hommes signalés pendant ces horribles saturnales. Jusque-là tout était vrai. Mais ils ajoutaient des reproches aussi vagues que ceux de fédéralisme dont eux-mêmes étaient l'objet. Ils accusaient hautement Marat, Danton et Robespierre, d'aspirer à la suprême puissance; Marat, parce qu'il écrivait tous les jours qu'il fallait un dictateur pour purger la société des membres impurs qui la corrompaient; Robespierre, parce qu'il avait dogmatisé à la commune, et parlé avec insolence à l'assemblée, et parce que, à la veille du 10 août, Panis l'avait proposé à Barbaroux comme dictateur; Danton enfin, parce qu'il exerçait sur le ministère, sur le peuple, et partout où il se montrait, l'influence d'un être puissant. On les nommait les triumvirs, et cependant il n'y avait guère d'union entre eux. Marat n'était qu'un systématique insensé; Robespierre n'était encore qu'un jaloux, mais il n'avait pas assez de grandeur pour être un ambitieux; Danton enfin était un homme actif, passionné pour le but de la révolution, et qui portait la main sur toutes choses, par ardeur plus que par ambition personnelle. Mais parmi ces hommes, il n'y avait encore ni un usurpateur, ni des conjurés d'accord entre eux; et il était imprudent de donner à des adversaires, déjà plus forts que soi, l'avantage d'être accusés injustement. Cependant les girondins ménageaient plus Danton, parce qu'il n'y avait rien de personnel entre lui et eux, et ils méprisaient trop Marat pour l'attaquer directement; mais ils se déchaînaient impitoyablement contre Robespierre, parce que le succès de ce qu'on appelait sa vertu et son éloquence les irritait davantage: ils avaient pour lui le ressentiment qu'éprouve la véritable supériorité contre la médiocrité orgueilleuse et trop vantée.
Cependant on essaya de s'entendre avant l'ouverture de la convention nationale, et il y eut diverses réunions dans lesquelles on proposa de s'expliquer franchement, et de terminer des disputes funestes. Danton s'y prêtait de très bonne foi, parce qu'il n'y apportait aucun orgueil, et qu'il souhaitait avant tout le succès de la révolution. Pétion montra beaucoup de froideur et de raison; mais Robespierre fut aigre comme un homme blessé; les girondins furent fiers et sévères comme des hommes innocens, indignés, et qui croient avoir dans les mains leur vengeance assurée. Barbaroux dit qu'il n'y avait aucune alliance possible entre le crime et la vertu, et de part et d'autre on se retira plus éloigné d'une réconciliation qu'avant de s'être vu. Tous les jacobins se rangèrent autour de Robespierre, les girondins et la masse sage et modérée autour de Pétion. L'avis de celui-ci et des hommes sensés était de cesser toute accusation, puisqu'il était impossible de saisir les auteurs des massacres de septembre et du vol du Garde-Meuble; de ne plus parler des triumvirs, parce que leur ambition n'était ni assez prouvée ni assez manifeste pour être punie; de mépriser une vingtaine de mauvais sujets introduits dans l'assemblée par les élections de Paris; enfin de se hâter de remplir le but de la convention, en faisant une constitution-et en décidant du sort de Louis XVI. Tel était l'avis des hommes froids; mais d'autres moins calmes firent, comme d'usage, des projets qui, ne pouvant être encore exécutés, avaient le danger d'avertir et d'irriter leurs adversaires. Ils proposèrent de casser la municipalité, de déplacer au besoin la convention, de transporter son siège ailleurs qu'à Paris, de la former en cour de justice, pour juger sans appel les conspirateurs, de lui composer enfin une garde particulière prise dans les quatre-vingt-trois départemens. Ces projets n'eurent aucune suite et ne servirent qu'à irriter les passions. Les girondins s'en reposèrent sur la conscience publique, qui, suivant eux, allait se soulever aux accens de leur éloquence et au récit des crimes qu'ils devaient dénoncer. Ils se donnèrent rendez-vous à la tribune de la convention pour y écraser leurs adversaires.
Enfin, le 20 septembre, les députés à la convention se réunirent aux Tuileries pour constituer la nouvelle assemblée. Leur nombre étant suffisant, ils se constituèrent provisoirement, vérifièrent leurs pouvoirs, et procédèrent de suite à la nomination du bureau. Pétion fut presque à l'unanimité proclamé président. Brissot, Condorcet, Rabaud Saint-Étienne, Lasource, Vergniaud et Camus, furent élus secrétaires. Ces choix prouvent quelle était alors dans rassemblée l'influence du parti girondin.
L'assemblée législative, qui depuis le 10 août avait été en permanence, fut informée, le 21, par une députation, que la convention nationale était formée, et que la législature était terminée. Les deux assemblées n'eurent qu'à se confondre l'une dans l'autre, et la convention alla occuper la salle de la législative.
Dès le 21, Manuel, procureur-syndic de la commune, suspendu après le 20 juin avec Pétion, devenu très populaire à cause de cette suspension, enrôlé dès-lors avec les furieux de la commune, mais depuis éloigné d'eux, et rapproché des girondins à la vue des massacres de l'Abbaye; Manuel fait le jour même une proposition qui excite une grande rumeur parmi les ennemis de la Gironde: «Citoyens représentans, dit-il, il faut ici que tout respire un caractère de dignité et de grandeur qui impose à l'univers. Je demande que le président de là France soit logé dans le palais national des Tuileries, qu'il soit précédé de la force publique et des signes de la loi, et que les citoyens se lèvent à son aspect.» À ces mots, le capucin Chabot, le secrétaire de la commune Tallien, s'élèvent avec véhémence contre ce cérémonial, imité de la royauté. Chabot dit que les représentans du peuple doivent s'assimiler aux citoyens des rangs desquels ils sortent, aux sans-culottes, qui forment la majorité de la nation. Tallien ajoute qu'on ira chercher le président de la convention à un cinquième étage, et que c'est là que logent le génie et la vertu. La proposition de Manuel est donc rejetée, et les ennemis de la Gironde prétendent qu'elle a voulu décerner à son chef Pétion les honneurs souverains.
Après cette proposition, une foule d'autres se succèdent sans interruption. De toutes parts on veut constater par des déclarations authentiques les sentimens qui animent l'assemblée et la France. On demande que la nouvelle constitution ait pour base l'égalité absolue, que la souveraineté du peuple soit décrétée, que haine soit jurée à la royauté, à la dictature, au triumvirat, à toute autorité individuelle, et que la peine de mort soit décrétée contre quiconque en proposerait une pareille. Danton met fin à toutes les motions, en faisant décréter que la nouvelle constitution ne sera valable qu'après avoir été sanctionnée par le peuple. On ajoute que les lois existantes continueront provisoirement d'avoir leur effet, que les autorités non remplacées seront provisoirement maintenues, et que les impôts seront perçus comme par le passé, en attendant les nouveaux systèmes de contribution. Après ces propositions et ces décrets, Manuel, Collot-d'Herbois, Grégoire, entreprennent la question de la royauté, et demandent que son abolition soit prononcée sur-le-champ. Le peuple, disent-ils, vient d'être déclaré souverain, mais il ne le sera réellement que lorsque vous l'aurez délivré d'une autorité rivale, celle des rois. L'assemblée, les tribunes se lèvent pour exprimer une réprobation unanime contre la royauté. Cependant Bazire voudrait, dit-il, une discussion solennelle sur une question aussi importante, «Qu'est-il besoin de discuter, reprend Grégoire, lorsque tout le monde est d'accord? Les cours sont l'atelier du crime, le foyer de la corruption, l'histoire des rois est le martyrologe des nations. Dès que nous sommes tous également pénétrés de ces vérités, qu'est-il besoin de discuter?»
La discussion est en effet fermée. Il se fait un profond silence, et, sur la déclaration unanime de l'assemblée, le président déclare que la royauté est abolie en France. Ce décret est accueilli par des applaudissemens universels; la publication en est ordonnée sur-le-champ, ainsi que l'envoi aux armées et à toutes les municipalités.
Lorsque cette institution de la république fut proclamée, les Prussiens menaçaient encore le territoire. Dumouriez, comme on l'a vu, s'était porté à Sainte-Menehould, et la canonnade du 21, si heureuse pour nos armes, n'était pas encore connue à Paris. Le lendemain 22, Billaud-Varennes proposa de dater, non plus de l'an 4 de la liberté, mais de l'an 1er de la république. Cette proposition fut adoptée. L'année 1789 ne fut plus considérée comme ayant commencé la liberté, et la nouvelle ère républicaine s'ouvrit ce jour même, 22 septembre 1792.
Le soir on apprit la canonnade de Valmy, et la joie commença à se répandre. Sur la demande des citoyens d'Orléans, qui se plaignaient de leurs magistrats, il fut décrété que tous les membres des corps administratifs et des tribunaux seraient réélus, et que les conditions d'éligibilité, fixées par la constitution de 91, seraient considérées comme nulles. Il n'était plus nécessaire de prendre les juges parmi les légistes, ni les administrateurs dans une certaine classe de propriétaires. Déjà l'assemblée législative avait aboli le marc d'argent, et attribué à tous les citoyens en âge de majorité la capacité électorale. La convention acheva d'effacer les dernières démarcations, en appelant tous les citoyens à toutes les fonctions les plus diverses. Ainsi fut commencé le système de l'égalité absolue.
Le 23, tous les ministres furent entendus. Le député Gambon fit un rapport sur l'état des finances. Les précédentes assemblées avaient décrété la fabrication de deux milliards sept cents millions d'assignats; deux milliards cinq cents millions avaient été dépensés; restait deux cents millions, dont cent soixante-seize étaient encore à fabriquer, et dont vingt-quatre se trouvaient en caisse. Les impôts étaient retenus par les départemens pour les achats de grains ordonnés par la dernière assemblée; il fallait de nouvelles ressources extraordinaires. La masse des biens nationaux s'augmentant tous les jours par l'émigration, on ne craignait pas d'émettre le papier qui les représentait, et on n'hésita pas à le faire: une nouvelle création d'assignats fut donc ordonnée.
Roland fut entendu sur l'état de la France et de la capitale. Aussi sévère et plus hardi encore qu'au 3 septembre, il exposa avec énergie les désordres de Paris, les causes et les moyens de les prévenir. Il recommanda l'institution prompte d'un gouvernement fort et vigoureux, comme la seule garantie d'ordre dans les états libres. Son rapport, entendu avec faveur, fut couvert d'applaudissemens, et n'excita cependant aucune explosion chez ceux qui se regardaient comme accusés dès qu'il s'agissait des troubles de Paris.
Mais à peine ce premier coup d'oeil était-il jeté sur la situation de la France, qu'on apprend la nouvelle de la propagation du désordre dans certains départemens. Roland écrit une lettre à la convention pour lui dénoncer de nouveaux excès, et en demander la répression. Aussitôt cette lecture achevée, les députés Kersaint, Buzot, s'élancent à la tribune pour dénoncer les violences de tout genre qui commencent à se commettre partout. «Les assassinats, disent-ils, sont imités dans les départemens. Ce n'est pas l'anarchie qu'il faut en accuser, mais des tyrans d'une nouvelle espèce, qui s'élèvent sur la France à peine affranchie. C'est de Paris que partent tous les jours ces funestes inspirations du crime. Sur tous les murs de la capitale, on lit des affiches qui provoquent aux meurtres, aux incendies, aux pillages, et des listes de proscription où sont désignées chaque jour de nouvelles victimes. Comment préserver le peuple d'une affreuse misère, si tant de citoyens sont condamnés à cacher leur existence? Comment faire espérer à la France une constitution, si la convention, qui doit la décréter, délibère sous les poignards? Il faut, pour l'honneur de la révolution, arrêter tant d'excès, et distinguer entre la bravoure civique qui a bravé le despotisme au 10 août, et la cruauté servant, aux 2 et 3 septembre, une tyrannie muette et cachée.»
En conséquence, les orateurs demandent l'établissement d'un comité chargé,
1. De rendre compte de l'état de la république et de Paris en particulier;
2. De présenter un projet de loi contre les provocateurs au meurtre et à l'assassinat;
3. De rendre compte des moyens de donner à la convention nationale une force publique à sa disposition, prise dans les quatre-vingt-trois départemens.
A cette proposition, tous les membres du côté gauche, où s'étaient rangés les esprits les plus ardens de la nouvelle assemblée, poussent des cris tumultueux. On exagère, suivant eux, les maux de la France. Les plaintes hypocrites qu'on vient d'entendre partent du fond des cachots, où ont été justement plongés les suspects qui, depuis trois ans, appelaient la guerre civile sur leur patrie. Les maux dont on se plaint étaient inévitables; le peuple est en état de révolution, et il devait prendre des mesures énergiques pour son salut. Aujourd'hui, ces momens critiques sont passés, et les déclarations que vient de faire la convention suffiront pour apaiser les troubles. D'ailleurs, pourquoi une juridiction Extraordinaire? Les anciennes lois existent, et suffisent pour les provocations au meurtre. Serait-ce encore une nouvelle loi martiale qu'on voudrait établir?
Par une contradiction bien ordinaire chez les partis, ceux qui avaient demandé la juridiction extraordinaire du 17 août, ceux qui allaient demander le tribunal révolutionnaire, s'élevaient contre une loi qui, disaient-ils, était une loi de sang! «Une loi de sang, répond Kersaint, lorsque je veux au contraire en prévenir l'effusion!» Cependant l'ajournement est vivement demandé. «Ajourner la répression des meurtres, s'écrie Vergniaud, c'est les ordonner! Les ennemis de la France sont en armes sur notre territoire, et l'on veut que les citoyens français, au lieu de combattre, s'entr'égorgent comme les soldats de Cadmus!…»
Enfin la proposition de Kersaint et Buzot est adoptée tout entière. On décrète qu'il sera préparé des lois pour la punition des provocateurs au meurtre, et pour l'organisation d'une garde départementale.
Cette séance du 24 septembre avait causé une grande émotion dans les esprits; cependant aucun nom n'avait été prononcé, et les accusations étaient restées générales. Le lendemain, on s'aborde avec les ressentimens de la veille, et d'une part on murmure contre les décrets rendus, de l'autre on éprouve le regret de n'avoir pas assez dit contre la façon appelée désorganisatrice. Tandis qu'on attaque les décrets, ou qu'on les défend, Merlin, autrefois huissier et officier municipal à Thionville, puis député à la législative, où il se signala parmi les patriotes les plus prononcés, Merlin, fameux par son ardeur et sa bravoure, demande la parole. «L'ordre du jour, dit-il, est d'éclaircir si, comme Lasource me l'a assuré hier, il existe, au sein de la convention nationale, une faction qui veuille établir un triumvirat ou une dictature: il faut ou que les défiances cessent, ou que Lasource indique les coupables, et je jure de les poignarder en face de l'assemblée.» Lasource, si vivement sommé de s'expliquer, rapporte sa conversation avec Merlin, et désigne de nouveau, sans les nommer, les ambitieux qui veulent s'élever sur les ruines de la royauté détruite. «Ce sont ceux qui ont provoqué le meurtre et le pillage, qui ont lancé des mandats d'arrêt contre des membres de la législative, qui désignent aux poignards les membres courageux de la convention, et qui imputent au peuple les excès qu'ils ordonnent eux-mêmes. Lorsqu'il en sera temps, il arrachera le voile qu'il ne fait que soulever, dût-il périr sous leurs coups.»
Cependant les triumvirs n'étaient pas nommés. Osselin monte à la tribune et désigne la députation de Paris, dont il est membre; il dit que c'est contre elle qu'on s'étudie à exciter des défiances, qu'elle n'est ni assez profondément ignorante, ni assez profondément scélérate, pour avoir conçu des projets de triumvirat et de dictature; qu'il fait serment du contraire, et demande l'anathème et la mort contre le premier qui serait surpris méditant de pareils projets. «Que chacun, ajoute-t-il, me suive à la tribune, et y fasse la même déclaration:—Oui, s'écrie Rebecqui, le courageux ami de Barbaroux; oui, ce parti accusé de projets tyranniques existe, et je le nomme: c'est le parti Robespierre. Marseille le connaît, et nous envoie ici pour le combattre.»
Cette apostrophe hardie cause une grande rumeur dans l'assemblée. Les yeux se dirigent sur Robespierre. Danton se hâte de prendre la parole pour apaiser ces divisions, et écarter des accusations qu'il savait en partie dirigées contre lui-même. «Ce sera, dit-il, un beau jour pour la république que celui où une explication franche et fraternelle calmera toutes ces défiances. On parle de dictateurs, de triumvirs; mais cette accusation est vague et doit être signée.—Moi je la signerai, s'écrie de nouveau Rebecqui, en s'élançant au bureau.—Soit, répond Danton; s'il est des coupables, qu'ils soient immolés, fussent-ils les meilleurs de mes amis. Pour moi, ma vie est connue. Dans les sociétés patriotiques, au 10 août, au conseil exécutif, j'ai servi la cause de la liberté sans aucune vue personnelle, et avec l'énergie de mon tempérament. Je ne crains donc pas les accusations pour moi-même; mais je veux les épargner à tout le monde. Il est, j'en conviens, dans la députation de Paris, un homme qu'on pourrait appeler le Royou des républicains: c'est Marat. Souvent on m'a accusé d'être l'instigateur de ses placards; mais j'invoque le témoignage du président, et je lui demande de déclarer si, dans la commune et les comités, il ne m'a pas vu souvent aux prises avec Marat. Au reste, cet écrivain tant accusé a passé une partie de sa vie dans les souterrains et les cachots. La souffrance a altéré son humeur, il faut excuser ses emportemens. Mais laissez là des discussions tout individuelles, et tâchez de les faire servir à la chose publique. Portez la peine de mort contre quiconque proposera la dictature ou le triumvirat.» Cette motion est couverte d'applaudissemens. «Ce n'est pas tout, reprend Danton, il est une autre crainte répandue dans le public, et il faut la dissiper. On prétend qu'une partie des députés médite le régime fédératif, et la division de la France en une foule de sections. Il nous importe de former un tout. Déclarez donc, par un autre décret, l'unité de la France et de son gouvernement. Ces bases posées, écartons nos défiances, soyons unis, et marchons à notre but!»
Buzot répond à Danton que la dictature se prend, mais ne se demande pas, et que porter des lois contre cette demande est illusoire; que quant au système fédératif, personne n'y a songé; que la proposition d'une garde départementale est un moyen d'unité, puisque tous les départemens seront appelés à garder en commun la représentation nationale; qu'au reste, il peut être bon de faire une loi sur ce sujet, mais qu'elle doit être mûrement réfléchie, et qu'en conséquence il faut renvoyer les propositions de Danton à la commission des six; décrétée la veille.
Robespierre, personnellement accusé, demande à son tour la parole. D'abord il annonce que ce n'est pas lui qu'il va défendre, mais la chose publique, attaquée dans sa personne. S'adressant à Rebecqui: «Citoyen, lui dit-il, qui n'avez pas craint de m'accuser, je vous remercie. Je reconnais à votre courage la cité célèbre qui vous a député. La patrie, vous et moi, nous gagnerons tous à cette accusation.
«On désigne, continue-t-il, un parti qui médite une nouvelle tyrannie, et c'est moi qu'on en nomme le chef. L'accusation est vague; mais, grâce à tout ce que j'ai fait pour la liberté, il me sera facile d'y répondre. C'est moi qui, dans la constituante, ai pendant trois ans combattu toutes les factions, quelque nom qu'elles empruntassent; c'est moi qui ai combattu contre la cour, dédaigné ses présens; c'est moi…—Ce n'est pas la question, s'écrient plusieurs députés.—Il faut qu'il se justifie, répond Tallien.—Puisqu'on m'accuse, reprend Robespierre, de trahir la patrie, n'ai-je pas le droit d'opposer ma vie toute entière?» Il recommence alors l'énumération de ses doubles services contre l'aristocratie et contre les faux patriotes qui prenaient le masque de la liberté. En disant ces mots, il montrait le côté droit de la Convention. Osselin lui-même, fatigué de cette énumération, interrompt Robespierre, et lui demande de donner une explication franche. «Il ne s'agit pas de ce que tu as fait, dit Lecointe-Puiravaux, mais de ce qu'on t'accuse de faire aujourd'hui.» Robespierre se replie alors sur la liberté des opinions, sur le droit sacré de la défense, sur la chose publique, aussi compromise que lui-même dans cette accusation. On l'invite encore à être plus bref, mais il continue avec la même diffusion. Rappelant les fameux décrets qu'il a fait rendre contre la réélection des constituans et contre la nomination des députés à des places données par le gouvernement, il demande si ce sont là des preuves d'ambition. Récriminant ensuite contre ses adversaires, il renouvelle l'accusation de fédéralisme, et finit en demandant l'adoption des décrets proposés par Danton, et un examen sérieux de l'accusation intentée contre lui. Barbaroux, impatient, s'élance à la barre: «Barbaroux de Marseille, s'écrie-t-il, se présente pour signer la dénonciation faite par Rebecqui contre Robespierre.» Alors il raconte une histoire fort insignifiante et souvent répétée: c'est qu'avant le 10 août Panis le conduisit chez Robespierre, et qu'en sortant de cette entrevue Panis lui présenta Robespierre comme le seul homme, le seul dictateur capable de sauver la chose publique; et qu'à cela lui, Barbaroux, répondit que jamais les Marseillais ne baisseraient la tête devant un roi ni devant un dictateur.
Déjà nous avons rapporté ces faits, et on a pu juger si ces vagues et insignifians propos des amis de Robespierre pouvaient servir de base à une accusation. Barbaroux reprend une à une les imputations adressées aux girondins; il demande qu'on proscrive le fédéralisme par un décret; que tous les membres de la convention nationale jurent de se laisser bloquer dans la capitale, et d'y mourir plutôt que de la quitter. Après beaucoup d'applaudissemens, Barbaroux reprend, et dit que, quant aux projets de dictature, on ne saurait les contester; que les usurpations de la commune, les mandats lancés contre les membres de la représentation nationale, les commissaires envoyés dans les départemens, tout prouve un projet de domination; mais que la ville de Marseille veille à la sûreté de ses députés; que, toujours prompte à devancer les bons décrets, elle envoya le bataillon des fédérés, malgré le veto royal, et que maintenant encore elle envoie huit cents de ses citoyens, auxquels leurs pères ont donné deux pistolets, un sabre, un fusil, et un assignat de cinq cents livres; qu'elle y a joint deux cents hommes de cavalerie, bien équipés, et que cette force servira à commencer la garde départementale proposée pour la sûreté de la convention! «Pour Robespierre, ajoute Barbaroux, j'éprouve un vif regret de l'avoir accusé, car je l'aimais, je l'estimais autrefois. Oui, nous l'aimions, et nous l'estimions tous, et cependant nous l'avons accusé! Mais qu'il reconnaisse ses torts, et nous nous désistons. Qu'il cesse de se plaindre, car s'il a sauvé la liberté par ses écrits, nous l'avons défendue de nos personnes. Citoyens, quand le jour du péril sera arrivé, alors on nous jugera, alors nous verrons si les faiseurs de placards sauront mourir avec nous!» De nombreux applaudissemens accompagnent Barbaroux jusqu'à sa place. Au mot de placards, Marat réclame la parole. Cambon la demande après lui, et obtient la préférence. Il dénonce alors des placards où la dictature est proposée comme indispensable, et qui sont signés du nom de Marat. A ces mots, chacun s'éloigne de celui-ci, et il répond par un sourire aux mépris qu'on lui témoigne. A Cambon succèdent d'autres accusateurs de Marat et de la commune. Marat fait de longs efforts pour obtenir la parole; mais Panis l'obtient encore avant lui, pour répondre aux allégations de Barbaroux. Panis nie maladroitement des faits vrais, mais peu probans, et qu'il valait mieux avouer, en se repliant sur leur peu de valeur. Il est alors interrompu par Brissot, qui lui demande raison du mandat d'arrêt lancé contre sa personne. Panis se replie sur les circonstances, qu'on a, dit-il, trop facilement oubliées, sur la terreur et le désordre qui régnaient alors dans les esprits, sur la multitude des dénonciations contre les conspirateurs du 10 août, sur la force des bruits répandus contre Brissot, et sur la nécessité de les éclaircir.
Après ces longues explications, à tout moment interrompues et reprises, Marat, insistant toujours pour avoir la parole, l'obtient enfin, lorsqu'il n'est plus possible de la lui refuser. C'était la première fois qu'il paraissait à la tribune. Son aspect produit un mouvement d'indignation, et un bruit affreux s'élève contre lui. A bas! à bas! est le cri général. Négligemment vêtu, portant une casquette, qu'il dépose sur la tribune, et promenant sur son auditoire un sourire convulsif et méprisant: «J'ai, dit-il, un grand nombre d'ennemis personnels dans cette assemblée… —Tous! tous! s'écrient la plupart des députés.—J'ai dans cette assemblée, reprend Marat avec la même assurance, un grand nombre d'ennemis personnels, je les rappelle à la pudeur. Qu'ils s'épargnent les clameurs furibondes contre un homme qui a servi la liberté, et eux-mêmes, plus qu'ils ne pensent.
«On parle de triumvirat, de dictature, on en attribue le projet à la députation de Paris; eh bien! je dois à la justice de déclarer que mes collègues, et notamment Robespierre et Danton, s'y sont toujours opposés, et que j'ai toujours eu à les combattre sur ce point. Moi le premier, et le seul en France, entre tous les écrivains politiques, j'ai songé à cette mesure, comme au seul moyen d'écraser les traîtres et les conspirateurs. C'est moi seul qu'il faut punir; mais avant de punir il faut entendre.» Ici quelques applaudissemens éclatent, mais peu nombreux. Marat reprend: «Au milieu des machinations éternelles d'un roi perfide, d'une cour abominable, et des faux patriotes qui, dans les deux assemblées, vendaient la liberté publique, me reprocherez-vous d'avoir imaginé le seul moyen de salut, et d'avoir appelé la vengeance sur les têtes criminelles? non, car le peuple vous désavouerait. Il a senti qu'il ne lui restait plus que ce moyen, et c'est en se faisant dictateur lui-même qu'il s'est délivré des traîtres.
«J'ai frémi plus qu'un autre à l'idée de ces mouvemens terribles, et c'est pour qu'ils ne fussent pas éternellement vains que j'aurais désiré qu'ils fussent dirigés par une main juste et ferme! Si, à la prise de la Bastille, on eût compris la nécessité de cette mesure, cinq cents têtes scélérates seraient tombées à ma voix; et la paix eût été affermie dès cette époque. Mais faute d'avoir employé cette énergie aussi sage que nécessaire, cent mille patriotes ont été égorgés, et cent mille sont menacés de l'être! Au reste, la preuve que je ne voulais point faire de cette espèce de dictateur, de tribun, de triumvir (le nom n'y fait rien), un tyran tel que la sottise pourrait l'imaginer, mais une victime dévouée à la patrie, dont nul ambitieux n'aurait envié le sort, c'est que je voulais en même temps que son autorité ne durât que quelques jours, qu'elle fût bornée au pouvoir de condamner les traîtres, et même qu'on lui attachât durant ce temps un boulet au pied, afin qu'il fût toujours sous la main du peuple. Mes idées, quelque révoltantes qu'elles vous parussent, ne tendaient qu'au bonheur public. Si vous n'étiez point vous-mêmes à la hauteur de m'entendre, tant pis pour vous!
Le profond silence qui avait régné jusque-là est interrompu par quelques éclats de rire, qui ne déconcertent point l'orateur, beaucoup plus effrayant que risible. Il continue: «Telle était mon opinion, écrite, signée, publiquement soutenue. Si elle était fausse, il fallait la combattre, m'éclairer, et ne point me dénoncer au despotisme.»
«On m'a accusé d'ambition! mais voyez, et jugez-moi. Si j'avais seulement voulu mettre un prix à mon silence, je serais gorgé d'or, et je suis pauvre! Poursuivi sans cesse, j'ai erré de souterrains en souterrains, et j'ai prêché la vérité sur le billot!»
«Pour vous, ouvrez les yeux; loin de consumer votre temps en discussions scandaleuses, perfectionnez la déclaration des droits, établissez la constitution, et posez les bases du gouvernement juste et libre, qui est le véritable objet de vos travaux.»
Une attention universelle avait été accordée à cet homme étrange, et l'assemblée, stupéfaite d'un système aussi effrayant et aussi calculé, avait gardé le silence. Quelques partisans de Marat, enhardis par ce silence, avaient applaudi; mais ils n'avaient pas été imités, et Marat avait repris sa place sans recevoir ni applaudissemens, ni marques de colère.
Vergniaud, le plus pur, le plus sage des girondins, croit devoir prendre la parole pour réveiller l'indignation de l'assemblée. Il déplore le malheur d'avoir à répondre à un homme chargé de décrets!… Chabot, Tallien, se récrient à ces mots, et demandent si ce sont les décrets lancés par le Châtelet pour avoir dévoilé Lafayette. Vergniaud insiste, et déplore d'avoir à répondre à un homme qui n'a pas purgé les décrets dont il est chargé, à un homme tout dégouttant de calomnies, de fiel et de sang! Les murmures se renouvellent; mais il continue avec fermeté, et après avoir distingué, dans la députation de Paris, David, Dusaulx et quelques autres membres, il prend en mains la fameuse circulaire de la commune que nous avons déjà citée, et la lit tout entière. Cependant comme elle était déjà connue, elle ne produit pas autant d'effet qu'une autre pièce, dont le député Boileau fait à son tour la lecture. C'est une feuille imprimée par Marat, le jour même, et dans laquelle il dit: «Une seule réflexion m'accable, c'est que tous mes efforts pour sauver le peuple n'aboutiront à rien sans une nouvelle insurrection. A voir la trempe de la plupart des députés à la convention nationale, je désespère du salut public. Si dans les huit premières séances les bases de la constitution ne sont pas posées, n'attendez plus rien de cette assemblée. Cinquante ans d'anarchie vous attendent, et vous n'en sortirez que par un dictateur, vrai patriote et homme d'état… O peuple babillard! si tu savais agir!…»
La lecture de cette pièce est souvent interrompue par des cris d'indignation. A peine est-elle achevée, qu'une foule de membres se déchaînent contre Marat. Les uns le menacent et crient: A l'Abbaye! à la guillotine! D'autres l'accablent de paroles de mépris. Il ne répond que par un nouveau sourire à toutes les attaques dont il est l'objet. Boileau demande un décret d'accusation, et la plus grande partie de l'assemblée veut aller aux voix. Marat insiste avec sang-froid pour être entendu. On ne veut l'écouter qu'à la barre; enfin il obtient la tribune. Selon son expression accoutumée, il rappelle ses ennemis à la pudeur. Quant aux décrets qu'on n'a pas rougi de lui opposer, il s'en fait gloire, parce qu'ils sont le prix de son courage. D'ailleurs le peuple, en l'envoyant dans cette assemblée nationale, a purgé les décrets, et décidé entre ses accusateurs et lui. Quant à l'écrit dont on vient dé faire la lecture, il ne le désavouera pas, car le mensonge, dit il, n'approcha jamais de ses lèvres, et la crainte est étrangère à son coeur. «Me demander une rétractation, ajoute-il, c'est exiger que je ne voie pas ce que je vois, que je ne sente pas ce que je sens, et il n'est aucune puissance sous le soleil qui soit capable de ce renversement d'idées: je puis répondre de la pureté de mon coeur, mais je ne puis changer mes pensées; elles sont ce que la nature des choses me suggère.»
Marat apprend ensuite à l'assemblée que cet écrit, imprimé en placards, il y a dix jours, a été réimprimé, contre son gré, par son libraire; mais qu'il vient de donner, dans le premier numéro du Journal de la République, un nouvel exposé de ses principes, dont assurément l'assemblée sera satisfaite, si elle veut l'écouter.
On consent en effet à lire l'article, et l'assemblée apaisée par les expressions modérées de Marat, dans cet article intitulé Sa nouvelle marche, le traite avec moins de rigueur; il obtient même quelques marques de satisfaction. Mais il remonte à la tribune avec son audace ordinaire, et prétend donner une leçon à ses collègues sur le danger de l'emportement et de la prévention. Si son journal n'avait pas paru le jour même, pour le disculper, on l'envoyait aveuglément dans les fers. «Mais, dit-il, en montrant un pistolet qu'il portait toujours dans sa poche, et qu'il s'applique sur le front, j'avais de quoi rester libre, et si vous m'aviez décrété d'accusation, je me brûlais la cervelle à cette tribune même. Voilà le fruit de mes travaux, de mes dangers, de mes souffrances! Eh bien, je resterai parmi vous, pour braver vos fureurs!» A ce dernier mot de Marat, ses collègues, rendus à leur indignation, s'écrient que c'est un fou, un scélérat, et se livrent à un long tumulte.
La discussion avait duré plusieurs heures, et cependant qu'avait-on appris?… rien sur le projet prétendu d'une dictature au profit d'un triumvirat, mais beaucoup sur le caractère des partis, et sur leur force respective. On avait vu Danton, facile et plein de bonne volonté pour ses collègues, à condition qu'on ne l'inquiéterait pas sur sa conduite; Robespierre, plein de fiel et d'orgueil; Marat, étonnant de cynisme et d'audace, repoussé même par son parti, mais tâchant d'habituer les esprits à ses atroces systèmes: tous trois enfin réussissant dans la révolution par des facultés et des vices différens, n'étant point d'accord les uns avec les autres, se désavouant réciproquement, et n'ayant évidemment que ce goût pour l'influence, naturel à tous les hommes, et qui n'est point encore un projet de tyrannie. On s'accorda avec les girondins pour proscrire septembre et ses horreurs; on leur décerna l'estime due à leurs talens et à leur probité; mais on trouva leurs accusations exagérées et imprudentes, et on ne put s'empêcher de voir dans leur indignation quelques sentimens personnels. Dès ce moment l'assemblée se distribua en côté droit et côté gauche, comme dans les premiers jours de la constituante. Au côté droit se placèrent tous les girondins, et ceux qui, sans, être aussi personnellement liés à leur sort, partageaient cependant leur indignation généreuse. Au centre s'accumulèrent, en nombre considérable, tous les députés honnêtes, mais paisibles, qui, n'étant portés ni par leur caractère, ni par leur talent, à prendre part à la lutte des partis autrement que par leur vote, cherchaient, en se confondant dans la multitude, l'obscurité et la sécurité. Leur grand nombre dans l'assemblée, le respect encore très grand qu'on avait pour elle, l'empressement que le parti jacobin et municipal mettait à se justifier à ses yeux, tout les rassurait. Ils aimaient à croire que l'autorité de la convention suffirait, avec le temps, pour dompter les agitateurs; ils n'étaient pas fâchés d'ajourner l'énergie, et de pouvoir dire aux girondins que leurs accusations étaient hasardées. Ils ne se montraient encore que raisonnables et impartiaux, parfois un peu jaloux de l'éloquence trop fréquente et trop brillante du côté droit; mais bientôt, en présence de la tyrannie, ils allaient devenir faibles et lâches. On les nomma la Plaine, et par opposition on appela Montagne le côté gauche, où tous les jacobins s'étaient amoncelés les uns au-dessus des autres. Sur les degrés de cette Montagne, on voyait les députés de Paris et ceux des départemens qui devaient leur nomination à la correspondance des clubs, ou qui avaient été gagnés, depuis leur arrivée, par l'idée qu'il ne fallait faire aucun quartier aux ennemis de la révolution. On y comptait aussi quelques esprits distingués, mais exacts, rigoureux, positifs, auxquels les théories et la philanthropie des girondins déplaisaient comme de vaines abstractions. Cependant les montagnards étaient peu nombreux encore. La Plaine, unie au côté droit, composait une majorité immense, qui avait donné la présidence à Pétion, et qui approuvait les attaques des girondins contre septembre, sauf les personnalités, qui semblaient trop précoces et trop peu fondées.
On avait passé à l'ordre du jour sur les accusations réciproques des deux partis; mais on avait maintenu le décret de la veille, et trois objets demeuraient arrêtés:
1° demander au ministère de l'intérieur un compte exact et fidèle de l'état de Paris;
2° rédiger un projet de loi contre les provocateurs au meurtre et au pillage;
3° aviser au moyen de réunir autour de la convention une garde départementale. Quant au rapport sur l'état de Paris, on savait avec quelle énergie et dans quel sens il serait fait, puisqu'il était confié à Roland: la commission chargée des deux projets contre les provocations écrites et pour la composition d'une garde, ne donnait pas moins d'espoir, puisqu'elle était toute composée de girondins: Buzot, Lasource, Kersaint, en faisaient partie.
C'est surtout contre ces deux derniers projets que les montagnards étaient le plus soulevés. Ils demandaient si on voulait renouveler la loi martiale et les massacres du Champ-de-Mars, si la convention voulait se faire des satellites et des gardes-du-corps, comme le dernier roi. Ils renouvelaient ainsi, comme le disaient les girondins, toutes les raisons données par la cour contre le camp sous Paris.
Beaucoup des membres du côté gauche, et même les plus ardens, étaient, en leur qualité de membres de la convention, très prononcés contre les usurpations de la commune; et, à part les députés de Paris, aucun ne la défendait lorsqu'elle était attaquée, ce qui avait lieu tous les jours. Aussi les décrets se succédèrent-ils vivement. Comme la commune tardait à se renouveler, en exécution du décret qui prescrivait la réélection de tous les corps administratifs, on ordonna au conseil exécutif de veiller à son renouvellement, et d'en rendre compte à l'assemblée sous trois jours. Une commission de six membres fut nommée pour recevoir la déclaration, signée de tous ceux qui avaient déposé des effets à l'Hôtel-de-Ville, et pour rechercher l'existence de ces effets, ou vérifier l'emploi qu'en avait fait la municipalité. Le directoire du département, que la commune insurrectionnelle avait réduit au titre et aux fonctions de simple commission administrative, fut réintégré dans toutes ses attributions, et reprit son titre de directoire. Les élections communales pour la nomination du maire, de la municipalité, et du conseil général, que les jacobins avaient récemment imaginé de faire à haute voix, pour intimider les faibles, furent de nouveau rendues secrètes par une confirmation de la loi existante. Les élections déjà opérées d'après ce mode illégal, furent annulées, et les sections se soumirent à les recommencer dans la forme prescrite. On décréta enfin que tous les prisonniers enfermés sans mandat d'arrêt, seraient élargis sur-le-champ. C'était là un grand coup porté au comité de surveillance, acharné surtout contre les personnes.
Tous ces décrets avaient été rendus dans les premiers jours d'octobre, et la commune, vivement poussée, se voyait obligée à plier sous l'ascendant de la convention. Cependant le comité de surveillance n'avait pas voulu se laisser battre sans résistance. Ses membres s'étaient présentés à l'assemblée, disant qu'ils venaient confondre leurs ennemis. Dépositaires des papiers trouvés chez Laporte, intendant de la liste civile, et condamné, comme on s'en souvient, par le tribunal du 17 août, ils avaient découvert, disaient-ils, une lettre où il était parlé de ce qu'avaient coûté certains décrets, rendus dans les précédentes assemblées. Ils venaient démasquer les députés vendus à la cour, et prouver la fausseté de leur patriotisme. «Nommez-les! s'était écriée l'assemblée avec indignation.—Nous ne pouvons les désigner encore, avaient répondu les membres du comité.» Sur-le-champ, pour repousser la calomnie, il fut nommé une commission de vingt-quatre députés, étrangers à la constituante et à la législative, chargés de vérifier ces papiers et d'en faire leur rapport. Marat, inventeur de cette ressource, publia dans son journal qu'il avait rendu aux Rolandistes, accusateurs de la commune, la monnaie de leur pièce; et il annonça la prétendue découverte d'une trahison des girondins. Cependant les papiers examinés, aucun des députés actuels ne se trouva compromis, et le comité de surveillance fut déclaré calomniateur. Les papiers étant trop volumineux pour que les vingt-quatre députés en continuassent l'examen à l'Hôtel-de-Ville, on les transporta dans l'un des comités de l'assemblée. Marat, se voyant ainsi privé de riches matériaux pour ses accusations journalières, s'en irrita beaucoup, et prétendit, dans son journal, qu'on avait voulu détruire la preuve de toutes les trahisons.
Après avoir ainsi réprimé les débordemens de la commune, l'assemblée s'occupa du pouvoir exécutif, et décida que les ministres ne pourraient plus être pris dans son sein. Danton, obligé d'opter entre les fonctions de ministre de la justice et de membre de la convention, préféra, comme Mirabeau, celles qui lui assuraient la tribune, et quitta le ministère sans rendre compte des dépenses secrètes, disant qu'il avait rendu ce compte au conseil. Ce fait n'était pas très-exact; mais on n'y regarda pas de plus près, et on passa outre. Sur le refus de François de Neuchâteau, Garat, écrivain distingué, idéologue spirituel, et devenu fameux par l'excellente rédaction du Journal de Paris, occupa la place de ministre de la justice. Servan, fatigué d'une administration laborieuse, et au-dessus non de ses facultés, mais de ses forces, préféra le commandement de l'armée d'observation qu'on formait le long des Pyrénées. Le ministre Lebrun fut provisoirement chargé d'ajouter le portefeuille de la guerre à celui des affaires étrangères. Roland enfin offrit aussi sa démission, fatigué qu'il était d'une anarchie si contraire à sa probité et à son inflexible amour de l'ordre. Les girondins proposèrent à l'assemblée de l'inviter à garder le portefeuille. Les montagnards, et particulièrement Danton, qu'il avait beaucoup contrarié, s'opposèrent à cette démarche comme peu digne de l'assemblée. Danton se plaignit de ce qu'il était faible et gouverné par sa femme; on répondit à ce reproche de faiblesse par la lettre du 3 septembre, et on aurait pu répondre encore en citant l'opposition que lui, Danton, avait rencontrée dans le conseil. Cependant on passa à l'ordre du jour. Pressé par les girondins et tous les gens de bien, Roland demeura au ministère. «J'y reste, écrivit-il noblement à l'assemblée, puisque la calomnie m'y attaque, puisque des dangers m'y attendent, puisque la convention a paru désirer que j'y fusse encore. Il est trop glorieux, ajouta-t-il en finissant sa lettre, qu'on n'ait eu à me reprocher que mon union avec le courage et la vertu.»
L'assemblée se partagea ensuite en divers comités. Elle créa un comité de surveillance composé de trente membres; un second de la guerre, de vingt-quatre; un troisième des comptes, de quinze; un quatrième de législation criminelle et civile, de quarante-huit; un cinquième des assignats, monnaies et finances, de quarante-deux. Un sixième comité, plus important que tous les autres, fut chargé du principal objet pour lequel la convention était réunie, c'est-à-dire, de préparer un projet de constitution. On le composa de neuf membres diversement célèbres, et presque tous choisis dans les intérêts du côté droit. La philosophie y eut ses représentans dans la personne de Sieyès, de Condorcet, et de l'Américain Thomas Payne, récemment élu citoyen français et membre de la convention nationale; la Gironde y fut particulièrement représentée par Gensonné, Vergniaud, Pétion et Brissot, le centre par Barrère, et la Montagne par Danton. On est sans doute étonné de voir ce tribun si remuant, mais si peu spéculatif, placé dans ce comité tout philosophique, et il semble que le caractère de Robespierre, sinon ses talens, aurait dû lui valoir ce rôle. Il est certain que Robespierre ambitionnait bien davantage cette distinction, et qu'il fut profondément blessé de ne pas l'obtenir. On l'accorda de préférence à Danton, que son esprit naturel rendait propre à tout, et qu'aucun ressentiment profond ne séparait encore de ses collègues. Ce fut cette composition du comité qui fit renvoyer si long-temps le travail de la constitution.
Après avoir pourvu de la sorte au rétablissement de l'ordre dans la capitale, à l'organisation du pouvoir exécutif, à la distribution des comités et aux préparatifs de la constitution, il restait un dernier objet à régler, l'un des plus graves dont l'assemblée eût à s'occuper, le sort de Louis XVI et de sa famille. Le plus profond silence avait été observé à cet égard dans l'assemblée, et on en parlait partout, aux Jacobins, à la commune, dans tous les lieux particuliers ou publics, excepté seulement à la convention. Des émigrés avaient été saisis les armes à la main, et on les conduisait à Paris pour leur appliquer les lois criminelles. A ce sujet, une voix s'éleva (c'était la première), et demanda si, au lieu de s'occuper de ces coupables subalternes, on ne songerait pas à ces coupables plus élevés renfermés au Temple. A ce mot, un profond silence régna dans l'assemblée. Barbaroux prit le premier la parole, et demanda qu'avant de savoir si la convention jugerait Louis XVI, on décidât si la convention serait corps judiciaire, car elle avait d'autres coupables à juger que ceux du Temple. En élevant cette question, Barbaroux faisait allusion au projet d'instituer la convention en cour extraordinaire, pour juger elle-même les agitateurs, les triumvirs, etc. Après quelques débats, la proposition fut renvoyée au comité de législation, pour examiner les questions auxquelles elle donnait naissance...