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HISTOIRE DE LA RÉVOLUTION FRANÇAISE. CONVENTION NATIONALE. CHAPITRE II.

 

 

SITUATION MILITAIRE A LA FIN D'OCTOBRE 1792.—BOMBARDEMENT DE LILLE PAR LES AUTRICHIENS; PRISE DE WORMS ET DE MAYENCE PAR CUSTINE.—FAUTE DE NOS GÉNÉRAUX.—MAUVAISES OPÉRATIONS DE CUSTINE.—ARMÉE DES ALPES.—CONQUÊTE DE LA SAVOIE ET DE NICE.—DUMOURIEZ SE REND A PARIS: SA POSITION A L'ÉGARD DES PARTIS.—INFLUENCE ET ORGANISATION DU CLUB DES JACOBINS.—ÉTAT DE LA SOCIÉTÉ FRANÇAISE; SALONS DE PARIS.—ENTREVUE DE MARAT ET DE DUMOURIEZ. —ANECDOTE.—SECONDE LUTTE DES GIRONDINS AVEC LES MONTAGNARDS; LOUVET DÉNONCE ROBESPIERRE; RÉPONSE DE ROBESPIERRE; L'ASSEMBLÉE NE DONNE PAS SUITE A SON ACCUSATION.—PREMIÈRES PROPOSITIONS SUR LE PROCÈS DE LOUIS XVI.

 

Dans ce moment, la situation militaire de la France était bien changée. On touchait à la mi-octobre; déjà l'ennemi était repoussé de la Champagne et de la Flandre, et le sol étranger envahi sur trois points, le Palatinat, la Savoie et le comté de Nice.

On a vu les Prussiens se retirant du camp de la Lune, reprenant la route de l'Argonne, jonchant les défilés de morts et de malades, et n'échappant à une perte totale que par la négligence de nos généraux qui poursuivaient chacun un but différent. Le duc de Saxe-Teschen n'avait pas mieux réussi dans son attaque sur les Pays-Bas. Tandis que les Prussiens marchaient sur l'Argonne, ce prince, ne voulant pas rester en arrière, avait cru devoir essayer quelque entreprise éclatante. Cependant, quoique notre frontière du Nord fût dégarnie, ses moyens n'étaient pas beaucoup plus grands que les nôtres, et il put à peine réunir quinze mille hommes avec un matériel médiocre. Feignant alors de fausses attaques sur toute la ligne des places fortes, il provoqua la déroute de l'un de nos petits camps, et se porta tout à coup sur Lille, pour essayer un siège que les plus grands généraux n'avaient pu exécuter avec de puissantes armées et un matériel considérable. Il n'y a que la possibilité du succès qui justifie à la guerre les entreprises cruelles. Le duc ne put aborder qu'un point de la place, et y établit des batteries d'obusiers, qui la bombardèrent pendant six jours consécutifs, et incendièrent plus de deux cents maisons. On dit que l'archiduchesse Christine voulut assister elle-même à ce spectacle horrible. S'il en est ainsi, elle ne put être témoin que de l'héroïsme des assiégés, et de l'inutilité des barbaries autrichiennes. Les Lillois, résistant avec une noble obstination, ne consentirent jamais à se rendre; et, le 8 octobre, tandis que les Prussiens abandonnaient l'Argonne, le duc Albert était obligé de quitter Lille. Le général Labourdonnaie, arrivant de Soissons, Beurnonville, revenant de la Champagne, le forcèrent à s'éloigner rapidement de nos frontières, et la résistance des Lillois, publiée par toute la France, ne fit qu'augmenter l'enthousiasme général.

A peu près à la même époque, Custine tentait dans le Palatinat des entreprises hardies, mais d'un résultat plus brillant que solide. Attaché à l'armée de Biron, qui campait le long du Rhin, il était placé avec dix-sept mille hommes à quelque distance de Spire. La grande armée d'invasion n'avait que faiblement protégé ses derrières, en s'avançant dans l'intérieur de la France. De faibles détachemens couvraient Spire, Worms et Mayence. Custine s'en aperçut, marcha sur Spire, et y entra sans résistance le 30 septembre. Enhardi par le succès, il pénétra le 5 octobre dans Worms, sans rencontrer plus de difficultés, et obligea une garnison de deux mille sept cents hommes à mettre bas les armes. Il prit ensuite Franckenthal, et songea sur-le-champ à l'importante place de Mayence, qui était le point de retraite le plus important pour les Prussiens, et dans lequel ils avaient eu l'imprudence de ne laisser qu'une médiocre garnison. Custine, avec dix-sept mille hommes et sans matériel, ne pouvait tenter un siège, mais il essaya d'un coup de main. Les idées qui avaient soulevé la France agitaient toute l'Allemagne, et particulièrement les villes à université; Mayence en était une, et Custine y pratiqua des intelligences. Il s'approcha des murs, s'en éloigna sur la fausse nouvelle de l'arrivée d'un corps autrichien, s'y reporta de nouveau, et, faisant de grands mouvemens, trompa l'ennemi sur la force de son armée. On délibéra dans la place. Le projet de capitulation fut fortement appuyé par les partisans des Français, et le 21 octobre les portes furent ouvertes à Custine. La garnison mit bas les armes, excepté huit cents Autrichiens, qui rejoignirent la grande armée. La nouvelle de ces succès se répandit avec éclat, et causa une sensation extraordinaire. Ils avaient sans doute bien peu coûté, ils étaient bien peu méritoires, comparés à la constance des Lillois et au magnanime sang-froid déployé à Sainte-Menehould; mais on était enchanté de passer de la simple résistance à la conquête. Jusque-là tout était bien de la part de Custine, si, appréciant sa position, il eût su terminer la campagne par un mouvement qui était possible et décisif.

En cet instant, les trois armées de Dumouriez, de Kellermann et de Custine, étaient, par la plus heureuse rencontre, placées de manière à détruire les Prussiens et à conquérir par une seule marche toute la ligne du Rhin jusqu'à la mer. Si Dumouriez, moins préoccupé d'une autre idée, eût gardé Kellermann sous ses ordres, et eût poursuivi les Prussiens avec ses quatre-vingt mille hommes; si en même temps Custine, descendant le Rhin de Mayence à Coblentz, se fût jeté sur leurs derrières, on les aurait accablés infailliblement. Suivant ensuite le cours du Rhin jusqu'en Hollande, on prenait le duc Albert à revers, on l'obligeait à déposer les armes ou à se faire jour, et tous les Pays-Bas étaient soumis. Trèves et Luxembourg, compris dans la ligne que nous avions décrite, tombaient nécessairement; tout était France jusqu'au Rhin, et la campagne se trouvait terminée en un mois. Le génie abondait chez Dumouriez, mais ses idées avaient pris un autre cours. Brûlant de retourner en Belgique, il ne songeait qu'à y marcher directement, pour secourir Lille et pousser de front le duc Albert. Il laissa donc Kellermann seul à la poursuite des Prussiens. Celui-ci pouvait encore se porter sur Coblentz, en passant entre Luxembourg et Trèves, tandis que Custine descendrait de Mayence. Mais Kellermann, peu entreprenant, ne présuma pas assez de ses troupes, qui paraissaient harassées, et se cantonna autour de Metz. Custine, de son côté, voulant se rendre indépendant et faire des incursions brillantes, n'avait aucune envie de se joindre à Kellermann et de se renfermer dans la limite du Rhin. Il ne pensa donc jamais à venir à Coblentz. Ainsi fut négligé ce beau plan, si bien saisi et développé par le plus grand de nos historiens militaires.

Custine, avec de l'esprit, était hautain, emporté et inconséquent. Il tendait surtout à se rendre indépendant de Biron et de tout autre général, et il eut l'idée de conquérir autour de lui. Prendre Manheim, l'exposait à violer la neutralité de l'électeur palatin, ce qui lui était défendu par le conseil exécutif; il songea donc à désemparer le Rhin pour s'avancer en Allemagne. Francfort, placé sur le Mein, lui sembla une proie digne d'envie, et il résolut de s'y porter. Cependant cette ville libre, commerçante, toujours neutre dans les diverses guerres, et bien disposée pour les Français, ne méritait pas cette fâcheuse préférence. N'étant point défendue, il était facile d'y entrer, mais difficile de s'y maintenir, et par conséquent inutile de l'occuper. Cette excursion ne pouvait avoir qu'un but, celui de frapper des contributions, et il n'y avait aucune justice à les imposer à un peuple habituellement neutre, comptant tout au plus par ses voeux, et par ses voeux mêmes méritant la bienveillance de la France, dont il approuvait les principes et souhaitait les succès; Custine commit la faute d'y entrer. Ce fut le 27 octobre. Il leva des contributions, indisposa les habitans, dont il fit des ennemis pour les Français, et s'exposa, en se jetant ainsi sur le Mein, à être coupé du Rhin, ou par les Prussiens, s'ils fussent remontés jusqu'à Bingen, ou par l'électeur palatin, si, rompant la neutralité, il fût sorti de Manheim.

La nouvelle de ces courses sur le territoire ennemi continua de causer une grande joie à la France, qui était tout étonnée de conquérir, quelques jours après avoir tant craint d'être conquise elle-même. Les Prussiens alarmés jetèrent un pont volant sur le Rhin, pour remonter le long de la rive droite, et chasser les Français. Heureusement pour Custine, ils mirent douze jours à passer le fleuve. Le découragement, les maladies, et la séparation des Autrichiens, avaient réduit cette armée à cinquante mille hommes. Clerfayt, avec ses dix-huit mille Autrichiens, avait suivi le mouvement général de nos troupes vers la Flandre, et se portait au secours du duc Albert. Le corps des émigrés avait été licencié, et cette brillante milice s'était réunie au corps de Condé, ou avait passé à la solde étrangère.

Tandis que ces événements se passaient à la frontière du Nord et du Rhin, nous remportions d'autres avantages sur la frontière des Alpes. Montesquiou, placé à l'armée du Midi, envahissait la Savoie et faisait occuper le comté de Nice par un de ses lieutenans. Ce général, qui avait fait voir dans la constituante toutes les lumières d'un homme d'état, et qui n'eut pas le temps de montrer les qualités d'un militaire, dont on assure qu'il était doué, avait été mandé à la barre de la législative pour rendre compte de sa conduite, accusée de trop de lenteur. Il était parvenu à convaincre ses accusateurs que ses retards tenaient au défaut de moyens, et non au manque de zèle, et il était retourné aux Alpes. Cependant il appartenait à la première génération révolutionnaire, et se trouvait ainsi incompatible avec la nouvelle. Mandé encore une fois, il allait être destitué, lorsqu'on apprit enfin son entrée en Savoie. Sa destitution fut alors suspendue, et on lui laissa continuer sa conquête.

D'après le plan conçu par Dumouriez, lorsqu'en qualité de ministre des affaires étrangères il régissait à la fois la diplomatie et la guerre, la France devait pousser ses armées jusqu'à ses frontières naturelles, le Rhin et la haute chaîne des Alpes. Pour cela, il fallait conquérir la Belgique, la Savoie et Nice. La France avait ainsi l'avantage, en rentrant dans les principes naturels de sa politique, de ne dépouiller, que les deux seuls ennemis qui lui fissent la guerre, la maison d'Autriche et la cour de Turin. C'est de ce plan, manqué en avril dans la Belgique, et différé jusqu'ici dans la Savoie, que Montesquiou allait exécuter sa partie. Il donna une division au général Anselme, pour passer le Var et se porter sur Nice à un signal donné; il marcha lui-même, avec la plus grande partie de son armée, de Grenoble sur Chambéry; il fit menacer les troupes sardes par Saint-Geniès; et s'avançant lui-même du fort Barraux sur Montmélian, il parvint à les diviser et à les rejeter dans les vallées. Tandis que ses lieutenans les poursuivaient, il se porta sur Chambéry, le 28 septembre, et y fit son entrée triomphale, à la grande satisfaction des habitans, qui aimaient la liberté en vrais enfans des montagnes, et la France comme des hommes qui parlent la même langue, ont les mêmes moeurs, et appartiennent au même bassin. Il forma aussitôt une assemblée de Savoisiens, pour y faire délibérer sur une question qui ne pouvait pas être douteuse, cette de la réunion à la France.

Au même instant, Anselme, renforcé de six mille Marseillais, qu'il avait demandés comme auxiliaires, s'était approché du Var, torrent inégal, comme tous ceux qui descendent des hautes montagnes, tour à tour immense ou desséché, et ne pouvant pas même recevoir un pont fixe. Anselme passa très hardiment le Var, et occupa Nice que le comte Saint-André venait d'abandonner, et où les magistrats l'avaient pressé d'entrer pour arrêter les désordres de la populace, qui se livrait à d'affreux pillages. Les troupes sardes se rejetèrent vers les hautes vallées; Anselme les poursuivit; mais il s'arrêta devant un poste redoutable, celui de Saorgio, dont il ne put jamais chasser les Piémontais. Pendant ce temps, l'escadre de l'amiral Truguet, combinant ses mouvemens avec ceux du général Anselme, avait obtenu la reddition de Villefranche, et s'était portée devant la petite principauté d'Oneille. Beaucoup de corsaires trouvaient ordinairement un asile dans ce port, et par cette raison, il n'était pas inutile de le réduire. Mais, tandis qu'un canot français s'avançait pour parlementer, plusieurs hommes furent, en violation du droit des gens, tués par une décharge générale. L'amiral, embossant alors ses vaisseaux devant le port, l'écrasa de ses feux, y débarqua ensuite quelques troupes, qui saccagèrent la ville, et firent un grand carnage des moines qui s'y trouvaient en grand nombre, et qui étaient, dit-on, les instigateurs de ce manque de foi. Telle est la rigueur des lois militaires, et la malheureuse ville d'Oneille les subit sans aucune miséricorde. Après cette expédition, l'escadre française retourna devant Nice, où Anselme, séparé par les crues du Var du reste de son armée, se trouvait dangereusement compromis. Cependant, en se gardant bien contre le poste de Saorgio, et en ménageant les habitans plus qu'il ne le faisait, sa position était tenable, et il pouvait conserver sa conquête.

Sur ces entrefaites, Montesquiou s'avançait de Chambéry sur Genève, et allait se trouver en présence de la Suisse, très diversement disposée pour les Français, et qui prétendait voir dans l'invasion de la Savoie un danger pour sa neutralité.

Les sentimens des cantons étaient très partagés à notre égard. Toutes les républiques aristocratiques condamnaient notre révolution. Berne surtout, et son avoyer Stinger, la détestaient profondément, et d'autant plus que le pays de Vaud, si opprimé, la chérissait davantage. L'aristocratie helvétique, excitée par l'avoyer Stinger et par l'ambassadeur anglais, demandait la guerre contre nous, et faisait valoir le massacre des gardes-Suisses au 10 août, le désarmement d'un régiment à Aix, et enfin l'occupation des gorges du Porentruy, qui dépendaient de l'évêché de Bâle, et que Biron avait fait occuper pour fermer le Jura. Le parti modéré l'emporta néanmoins, et on résolut une neutralité armée. Le canton de Berne, plus irrité et plus défiant, porta un corps d'armée à Nyon, et, sous le prétexte d'une demande des magistrats de Genève, plaça garnison dans cette ville. D'après les anciens traités, Genève, en cas dé guerre entre la France et la Savoie, ne devait recevoir garnison ni de l'une ni de l'autre puissance. Notre envoyé en sortit aussitôt, et le conseil exécutif, poussé par Clavière, autrefois exilé de Genève, et jaloux d'y faire entrer la révolution, ordonna à Montesquiou de faire exécuter les traités. De plus, on lui enjoignit de mettre lui-même garnison dans la place, c'est-à-dire d'imiter la faute reprochée aux Bernois. Montesquiou sentait d'abord qu'il n'avait pas actuellement les moyens de prendre Genève, et ensuite qu'en rompant la neutralité et en se mettant en guerre avec la Suisse, on ouvrait l'est de la France, et on découvrait le flanc droit de notre défensive. Il résolut d'un côté d'intimider Genève, tandis que de l'autre il tâcherait de faire entendre raison au conseil exécutif. Il demanda donc hautement la sortie des troupes bernoises, et essaya de persuader au ministère français qu'on ne pouvait exiger davantage. Son projet était, en cas d'extrémité, de bombarder Genève, et de se porter par une marche hardie sur le canton de Vaud, pour le mettre en révolution. Genève consentit à la sortie des troupes bernoises, à condition que Montesquiou se retirerait à dix lieues, ce qu'il exécuta sur-le-champ. Cependant cette concession fut blâmée à Paris, et Montesquiou, placé à Carouge, où l'entouraient les exilés génevois qui voulaient rentrer dans leur patrie, se trouvait là entre la crainte de brouiller la France avec la Suisse, et la crainte de désobéir au conseil exécutif, qui méconnaissait les vues militaires et politiques les plus sages. Cette négociation, prolongée par la distance des lieux, n'était pas encore près de finir, quoiqu'on fût à la fin d'octobre.

Tel était donc, en octobre 1792, depuis Dunkerque jusqu'à Bâle, et depuis Bâle jusqu'à Nice, l'état de nos armes. La frontière de la Champagne était délivrée de la grande invasion; les troupes se portaient de cette province vers la Flandre, pour secourir Lille et envahir la Belgique. Kellermann prenait ses quartiers en Lorraine. Custine, échappé des mains de Biron, maître de Mayence, et courant imprudemment dans le Palatinat et jusqu'au Mein, réjouissait la France par ses conquêtes, effrayait l'Allemagne, et s'exposait imprudemment à être coupé par les Prussiens, qui remontaient la rive droite du Rhin, en troupes malades et battues, mais nombreuses, et capables encore d'envelopper la petite armée française. Biron campait toujours le long du Rhin. Montesquiou, maître de la Savoie par la retraite des Piémontais au-delà des Alpes, et préservé de nouvelles attaques par les neiges, avait à décider la question de la neutralité suisse ou par les armes ou par des négociations. Enfin Anselme, maître de Nice, et soutenu, par une escadre, pouvait résister dans sa position malgré les crues du Var, et malgré les Piémontais groupés au-dessus de lui dans le poste de Saorgio.

Tandis que la guerre allait se transporter de la Champagne dans la Belgique, Dumouriez avait demandé la permission de se rendre à Paris pour deux ou trois jours seulement, afin de concerter avec les ministres l'invasion des Pays-Bas et le plan général de toutes les opérations militaires. Ses ennemis répandirent qu'il venait se faire applaudir, et qu'il quittait le soin de son commandement pour une frivole satisfaction de vanité. Ces reproches étaient exagérés, car le commandement de Dumouriez ne souffrait pas de cette absence, et de simples marches de troupes pouvaient se faire sans lui. Sa présence au contraire devait être fort utile au conseil pour la détermination d'un plan général, et d'ailleurs on pouvait lui pardonner une impatience de gloire, si générale chez les hommes, et si excusable quand elle ne nuit pas à des devoirs.

Il arriva le 11 octobre à Paris. Sa position était embarrassante, car il ne pouvait se trouver bien avec aucun des deux partis. La violence des jacobins lui répugnait, et il avait rompu avec les girondins, en les expulsant quelques mois auparavant du ministère. Cependant, fort bien accueilli dans toute la Champagne, il le fut encore mieux à Paris, surtout par les ministres et par Roland lui-même, qui mettait ses ressentimens personnels au néant, quand il s'agissait de la chose publique. Il se présenta le 12 à la convention. A peine l'eut-on annoncé, que des applaudissemens mêlés d'acclamations s'élevèrent de toutes parts. Il prononça un discours simple, énergique, où était brièvement retracée toute la campagne de l'Argonne, et où ses troupes et Kellermann lui-même étaient traités avec les plus grands éloges. Son état-major présenta ensuite un drapeau pris sur les émigrés, et l'offrit à l'assemblée comme un monument de la vanité de leurs projets. Aussitôt après, les députés se hâtèrent de l'entourer, et on leva la séance pour donner un libre cours aux félicitations. Ce furent surtout les nombreux députés de la Plaine, les impartiaux, comme on les appelait, qui, n'ayant à lui reprocher ni rupture ni tiédeur révolutionnaire, lui témoignèrent le plus vif et le plus sincère empressement. Les girondins ne restèrent pas en arrière; cependant, soit par la faute de Dumouriez, soit par la leur, la réconciliation ne fut pas entière, et on put apercevoir entre eux un reste de froideur. Les montagnards, qui lui avaient reproché un moment d'attachement pour Louis XVI, et qui le trouvaient, par ses manières, son mérite et son élévation, déjà trop semblable aux girondins, lui surent mauvais gré des témoignages qu'il obtint de leur part, et supposèrent ces témoignages plus significatifs qu'ils ne l'étaient réellement.

Après la convention, restait à visiter les jacobins, et cette puissance était alors devenue si imposante, que le général victorieux ne pouvait se dispenser de lui rendre hommage. C'est là que l'opinion en fermentation formait tous ses projets et rendait tous ses arrêts. S'agissait-il d'une loi importante, d'une haute question politique, d'une grande mesure révolutionnaire, les jacobins, toujours plus prompts, se hâtaient d'ouvrir la discussion et de donner leur avis. Immédiatement après, ils se répandaient dans la commune, dans les sections, ils écrivaient à tous les clubs affiliés; et l'opinion qu'ils avaient émise, le voeu qu'ils avaient formé, revenaient sous forme d'adresse de tous les points de la France, et sous forme de pétition armée, de tous les quartiers de Paris. Lorsque, dans les conseils municipaux, dans les sections, et dans toutes les assemblées revêtues d'une autorité quelconque, on hésitait encore sur une question, par un dernier respect de la légalité, les jacobins, qui s'estimaient aussi libres que la pensée, la tranchaient hardiment, et toute insurrection était proposée chez eux long-temps à l'avance. Ils avaient pendant tout un mois délibéré sur celle du 10 août. Outre cette initiative dans chaque question, ils s'arrogeaient encore, dans tous les détails du gouvernement, une inquisition inexorable. Un ministre, un chef de bureau, un fournisseur étaient-ils accusés, des commissaires partaient des Jacobins, se faisaient ouvrir les bureaux, et demandaient des comptes rigoureux, qu'on leur rendait sans hauteur, sans dédain, sans impatience. Tout citoyen qui croyait avoir à se plaindre d'un acte quelconque, n'avait qu'à se présenter à la société, et il y trouvait des défenseurs officieux pour lui faire rendre justice. Un jour c'étaient des soldats qui se plaignaient de leurs officiers, des ouvriers de leurs entrepreneurs; un autre jour on voyait une actrice réclamer contre son directeur; une fois même un jacobin vint demander réparation de l'adultère commis avec sa femme par l'un de ses collègues.

Chacun s'empressait de se faire inscrire sur les registres de la société pour faire preuve de zèle patriotique. Presque tous les députés nouvellement arrivés à Paris s'étaient hâtés de s'y présenter; on en avait compté cent treize dans une semaine, et ceux même qui n'avaient pas l'intention de suivre les séances ne laissaient pas que de demander leur admission. Les sociétés affiliées écrivaient du fond des provinces, pour s'informer si les députés de leurs départemens s'étaient fait recevoir, et s'ils étaient assidus. Les riches de la capitale tâchaient de se faire pardonner leur opulence en allant aux Jacobins se couvrir du bonnet rouge, et leurs équipages encombraient la porte de ce séjour de l'égalité. Tandis que la salle était remplie du grand nombre de ses membres, que les tribunes regorgeaient de peuple, une foule immense, mêlée aux équipages, attendait à la porte, et demandait à grands cris à être introduite. Quelquefois cette multitude s'irritait, lorsque la pluie, si fréquente sous le ciel de Paris, ajoutait aux ennuis de l'attente, et alors quelque membre demandait l'admission du bon peuple, qui souffrait aux portes de la salle. Marat avait souvent réclamé dans de pareilles occasions; et quand l'admission était accordée, quelquefois même avant, une multitude immense d'hommes et de femmes venaient inonder la société, et se mêler à ses membres. C'était à la fin du jour qu'on s'assemblait. La colère, excitée et contenue à la convention, venait faire là une libre explosion. La nuit, la multitude des assistans, tout contribuait à échauffer les têtes; souvent la séance, se prolongeant, dégénérait en un tumulte épouvantable, et les agitateurs y puisaient, pour le lendemain, le courage des plus audacieuses tentatives. Cependant cette société, si avancée en démagogie, n'était pas encore ce qu'elle devint plus tard. On y souffrait encore à la porte les équipages de ceux qui venaient ab jurer l'inégalité des conditions. Quelques membres avaient fait de vains efforts pour y parler le chapeau sur la tête, et on les avait obligés à se découvrir. Brissot, à la vérité, venait d'en être exclu par une décision solennelle; mais Pétion continuait d'y présider, au milieu des applaudissemens. Chabot, Collot-d'Herbois, Fabre d'Églantine, y étaient les orateurs favorisés. Marat y paraissait étrange encore, et Chabot disait, en langage du lieu, que Marat était un porc-épic qu'on ne pouvait saisir d'aucun côté.

Dumouriez fut reçu par Danton, qui présidait la séance. De nombreux applaudissemens l'accueillirent, et en le voyant on lui pardonna l'amitié supposée des girondins. Il prononça quelques mots convenables à la situation, et promit avant la fin du mois de marcher à la tête de soixante mille hommes, pour attaquer les rois, et sauver les peuples de la tyrannie.

Danton répondant en style analogue, lui dit que, ralliant les Français au camp de Sainte-Menehould, il avait bien mérité de la patrie, mais qu'une nouvelle carrière s'ouvrait, qu'il devait faire tomber les couronnes devant le bonnet rouge dont la société l'avait honoré, et que son nom figurerait alors parmi les plus beaux noms de la France. Collot-d'Herbois le harangua ensuite, et lui tint un discours qui montre et la langue de l'époque, et les dispositions du moment à l'égard du général.

«Ce n'est pas un roi qui t'a nommé, ô Dumouriez, ce sont tes concitoyens. Souviens-toi qu'un général de la république ne doit jamais servir qu'elle seule. Tu as entendu parler de Thémistocle; il venait de sauver la Grèce à Salamine; mais, calomnié par ses ennemis, il se vit obligé de chercher un asile chez les tyrans. On lui offrit de servir contre sa patrie: pour toute réponse, il s'enfonça son épée dans le coeur. Dumouriez, tu as des ennemis, tu seras calomnié, souviens-toi de Thémistocle!

«Des peuples esclaves t'attendent pour les secourir: bientôt tu les délivreras. Quelle glorieuse mission!… Il faut cependant te défendre de quelque excès de générosité envers tes ennemis. Tu as reconduit le roi de Prusse un peu trop à la manière française…. Mais, nous l'espérons, l'Autriche paiera double.

«Tu iras à Bruxelles, Dumouriez … je n'ai rien à te dire…. Cependant si tu y trouvais une femme exécrable qui, sous les murs de Lille, est venue repaître sa férocité du spectacle des boulets rouges!… Mais cette femme ne t'attend pas….

«A Bruxelles la liberté va renaître sous tes pas … citoyens, filles, femmes, enfans, se presseront autour de toi; de quelle félicité tu vas jouir, Dumouriez!… Ma femme … est de Bruxelles, elle t'embrassera aussi.»

Danton sortit ensuite avec Dumouriez, dont il s'était emparé, et auquel il faisait en quelque sorte les honneurs de la nouvelle république. Danton ayant montré à Paris une contenance aussi ferme que Dumouriez à Sainte-Menehould, on les regardait l'un et l'autre comme les deux sauveurs de la révolution, et on les applaudissait ensemble dans tous les spectacles où ils se montraient. Un certain instinct rapprochait ces deux hommes, malgré la différence de leurs habitudes. C'étaient les corrompus des deux régimes qui s'unissaient avec un même génie, un même goût pour les plaisirs, mais avec une corruption différente. Danton avait celle du peuple, et Dumouriez celle des cours; mais plus heureux que son collègue, ce dernier n'avait servi que généreusement et les armes à la main, et Danton avait eu le malheur de souiller un grand caractère par les atrocités de septembre.

Ces salons si brillans, où les hommes célèbres jouissaient autrefois de la gloire, où, pendant tout le dernier siècle, on avait écouté et applaudi Voltaire, Diderot, d'Alembert, Rousseau, ces salons n'existaient plus. Il restait la société simple et choisie de madame Roland, où se réunissaient tous les girondins; le beau Barbaroux, le spirituel Louvet, le grave Buzot, le brillant Guadet, l'entraînant Vergniaud, et où régnaient encore une langue pure, des entretiens pleins d'intérêt, et des moeurs élégantes et polies. Les ministres s'y réunissaient deux fois la semaine, et on y faisait un repas composé d'un seul service. Telle était la nouvelle société républicaine, qui joignait aux grâces de l'ancienne France le sérieux de la nouvelle, et qui allait bientôt disparaître devant la grossièreté démagogique. Dumouriez assista à l'un de ces festins si simples, éprouva d'abord quelque gêne à l'aspect de ces anciens amis qu'il avait chassés du ministère, de cette femme qui lui semblait trop sévère, et à laquelle il paraissait trop licencieux; mais il soutint cette situation avec son esprit accoutumé, et fut touché surtout de la cordialité sincère de Roland. Après la société des girondins, celle des artistes était la seule qui eût survécu à la dispersion de l'ancienne aristocratie. Presque tous les artistes avaient embrassé chaudement une révolution qui les vengeait des dédains nobiliaires, et qui ne promettait de faveur qu'au génie. Ils accueillirent Dumouriez à leur tour, et lui donnèrent une fête où furent réunis tous les talens que renfermait la capitale. Mais au milieu même de la fête, une scène étrange vint l'interrompre, et causer autant de dégoût que de surprise.

Marat, toujours prompt à devancer les méfiances révolutionnaires, n'était point satisfait du général. Dénonciateur acharné de tous les hommes entourés de la faveur publique, il avait toujours provoqué, par ses dégoûtantes invectives, les disgrâces encourues par les chefs populaires. Mirabeau, Bailly, Lafayette, Pétion, les girondins, avaient été accablés de ses outrages, lorsqu'ils jouissaient encore de toute leur popularité. Depuis le 10 août surtout, il s'était livré à tous les désordres de son esprit; et, quoique révoltant pour les hommes raisonnables et honnêtes, et étrange au moins pour les révolutionnaires emportés, il avait été encouragé par un commencement de succès. Aussi ne manquait-il pas de se regarder en quelque sorte comme un homme public, essentiel au nouvel ordre de choses. Il passait une partie de sa vie à recueillir des bruits, à les répandre dans sa feuille, et à parcourir les bureaux pour y redresser les torts des administrateurs envers le peuple. Faisant au public la confidence de sa vie, il disait un jour dans l'un de ses numéros, que ses occupations étaient accablantes; que sur les vingt-quatre heures de la journée, il n'en donnait que deux au sommeil, et une seule à la table et aux soins domestiques; qu'en outre des heures consacrées à ses devoirs de député, il en employait régulièrement six à recueillir et à faire valoir les plaintes d'une foule de malheureux et d'opprimés; qu'il consacrait les heures restantes à lire une multitude de lettres et à y répondre, à écrire ses observations sur les événemens, à recevoir des dénonciations, à s'assurer de la véracité des dénonciateurs, enfin à faire sa feuille, et à veiller à l'impression d'un grand ouvrage. Depuis trois années il n'avait pas pris, disait-il, un quart d'heure de récréation; et on tremble en se figurant ce que peut produire dans une révolution une intelligence aussi désordonnée, servie par cette activité dévorante.

Marat prétendait ne voir dans Dumouriez qu'un aristocrate de mauvaises moeurs, dont il fallait se défier. Par surcroît de motifs, il apprit que Dumouriez venait de sévir avec la plus grande rigueur contre deux bataillons de volontaires qui avaient égorgé des déserteurs émigrés. Sur-le-champ il se rend aux Jacobins, dénonce le général à leur tribune, et demande deux commissaires pour aller l'interroger sur sa conduite. On lui adjoint aussitôt les nommés Montaut et Bentabolle, et sur l'heure il se met en marche avec eux. Dumouriez n'était point à sa demeure. Marat court aux divers spectacles, et enfin apprend que Dumouriez assistait à une fête que lui donnaient les artistes chez mademoiselle Candeille, femme célèbre alors. Marat n'hésite pas à s'y rendre, malgré son dégoûtant costume. Les équipages, les détachemens de la garde nationale qu'il trouve à la porte du lieu où se donnait la fête, la présence du commandant Santerre, d'une foule de députés, les apprêts d'un festin, irritent son humeur. Il s'avance hardiment et demande Dumouriez. Une espèce de rumeur s'élève à son approche. Son nom prononcé fait disparaître une foule de visages, qui, disait-il, fuyaient des regards accusateurs. Marchant droit vers Dumouriez, il l'interpelle vivement, et lui demande compte des traitemens exercés envers les deux bataillons. Le général le regarde, puis lui dit avec une curiosité méprisante: «Ah! c'est vous qu'on appelle Marat?» Il le considère encore des pieds à la tête, et lui tourne le dos, sans lui adresser une parole. Cependant les jacobins qui accompagnaient Marat paraissant plus doux et plus honnêtes, Dumouriez leur donne quelques explications, et les renvoie satisfaits. Marat, qui ne l'était pas, pousse de grands cris dans les antichambres, gourmande Santerre, qui fait, dit-il, auprès du général le métier d'un laquais; déclame contre les gardes nationaux qui contribuaient à l'éclat de la fête, et se retire en menaçant de sa colère tous les aristocrates composant la réunion. Aussitôt il court transcrire dans son journal cette scène ridicule, qui peint si bien la situation de Dumouriez, les fureurs de Marat et les moeurs de cette époque.

Dumouriez avait passé quatre jours à Paris, et pendant ce temps il n'avait pu s'entendre avec les girondins, quoiqu'il eût parmi eux un ami intime dans la personne de Gensonné. Il s'était borné à conseiller à ce dernier de se réconcilier avec Danton, comme avec l'homme le plus puissant, et celui qui, malgré ses vices, pouvait devenir le plus utile aux gens de bien. Dumouriez ne s'était pas mieux entendu avec les jacobins, dont il était dégoûté, et auxquels il était suspect à cause de son amitié supposée avec les girondins. Son séjour à Paris l'avait donc peu servi auprès des deux partis, mais lui avait été plus utile sous le rapport militaire.

Suivant son usage, il avait conçu un plan général adopté par le conseil exécutif. D'après ce plan, Montesquiou devait se maintenir le long des Alpes, et s'assurer la grande chaîne pour limite, en achevant la conquête de Nice, et en s'efforçant de conserver la neutralité suisse. Biron devait être renforcé, afin de garder le Rhin depuis Bâle jusqu'à Landan. Un corps de douze mille hommes, aux ordres du général Meusnier, était destiné à se porter sur les derrières de Custine, afin de couvrir ses communications. Kellermann avait ordre de quitter ses quartiers, de passer rapidement entre Luxembourg et Trèves, pour courir à Coblentz, et de faire ainsi ce qu'on lui avait déjà conseillé, et ce que lui et Custine auraient dû exécuter depuis long-temps. Prenant enfin l'offensive lui-même avec quatre-vingt mille hommes, Dumouriez devait compléter le territoire français par l'acquisition projetée de la Belgique. Gardant ainsi la défensive sur toutes les frontières protégées par la nature du sol, on n'attaquait hardiment que sur la frontière ouverte, celle des Pays-Bas, là où, comme le disait Dumouriez, on ne pouvait SE DÉFENDRE QU'EN GAGNANT DES BATAILLES.

Il obtint, par le crédit de Santerre, que l'absurde idée du camp sous Paris serait abandonnée; que tous les rassemblemens qu'on avait faits en hommes, en artillerie, en munitions, en effets de campement, seraient reportés en Flandre, pour servir à son armée qui manquait de tout; qu'on y ajouterait des souliers, des capotes, et six millions de numéraire pour fournir le prêt aux soldats, en attendant l'entrée dans les Pays-Bas, après laquelle il espérait se suffire à lui-même. Il partit, vers le 16 octobre, un peu désabusé de ce qu'on appelle reconnaissance publique, un peu moins d'accord avec les partis qu'auparavant, et tout au plus dédommagé de son voyage par quelques arrangemens militaires, faits avec le conseil exécutif.

Pendant cet intervalle, la convention avait continué d'agir contre la commune en pressant son renouvellement, et en surveillant tous ses actes. Pétion avait été nommé maire à une majorité de treize mille huit cent quatre-vingt-dix-neuf voix, tandis que Robespierre n'en avait obtenu que vingt-trois, Billaud-Varennes quatorze, Panis quatre-vingts, et Danton onze. Cependant il ne faut point mesurer la popularité de Robespierre et de Pétion d'après cette différence dans le nombre des voix, parce qu'on avait l'habitude de voir dans l'un un maire, et dans l'autre un député, et qu'on ne songeait pas à faire autre chose de chacun d'eux; mais cette immense majorité prouve la popularité dont jouissait encore le principal chef du parti girondin. Il ne faut pas oublier de dire que Bailly obtint deux voix, singulier souvenir donné à ce vertueux magistrat de 1789. Pétion refusa la mairie, fatigué qu'il était des convulsions de la commune, et préférant les fonctions de député à la convention nationale.

Les trois mesures principales projetées dans la fameuse séance du 24 septembre étaient, une loi contre les provocations au meurtre, un décret sur la formation d'une garde départementale, et enfin un compte exact de l'état de Paris. Les deux premières, confiées à la commission des neuf, excitaient un cri continuel aux Jacobins, à la commune et dans les sections. La commission des neuf n'en continuait pas moins ses travaux, et de divers départemens, entre autres de Marseille et du Calvados, arrivaient spontanément et comme avant le 10 août, des bataillons qui devançaient le décret sur la garde départementale. Roland, chargé de la troisième mesure, c'est-à-dire du rapport sur l'état de la capitale, le fit sans faiblesse et avec une rigoureuse vérité. Il peignit et excusa la confusion inévitable de la première insurrection; mais il retraça avec énergie et frappa de réprobation les crimes ajoutés par le 2 septembre à la révolution du 10 août; il montra tous les débordemens de la commune, ses abus de pouvoir, ses emprisonnemens arbitraires, et ses immenses dilapidations. Il finit par ces mots:

«Département sage, mais peu puissant; commune active et despote; peuple excellent mais dont une partie saine est intimidée ou contrainte, tandis que l'autre est travaillée par les flatteurs et enflammée par la calomnie; confusion des pouvoirs, abus et mépris des autorités; force publique faible et nulle par un mauvais commandement; voilà Paris! [Séance du 29 octobre.]

Son rapport fut couvert d'applaudissemens par la majorité ordinaire, bien que, pendant la lecture, certains murmures eussent éclaté vers la Montagne. Cependant une lettre écrite par un particulier à un magistrat, communiquée par ce magistrat au conseil exécutif, et dévoilant le projet d'un nouveau 2 septembre contre une partie de la convention, excita une grande agitation. Une phrase de cette lettre, relative aux conspirateurs, disait: Ils ne veulent entendre parler que de Robespierre. A ce mot tous les regards se dirigèrent sur lui; les uns lui témoignaient de l'indignation, les autres l'excitaient à prendre la parole. Il la prit pour s'opposer à l'impression du rapport de Roland, qu'il qualifia de roman diffamatoire, et il soutint qu'on ne devait pas donner de publicité à ce rapport, avant que ceux qui s'y trouvaient accusés, et lui-même particulièrement, eussent été entendus. S'étendant alors sur ce qui lui était personnel, il commença à se justifier, mais il ne pouvait se faire entendre, à cause du bruit qui régnait dans la salle. «Parle, lui disait Danton, parle; les bons citoyens sont là qui t'entendent.» Robespierre, parvenant à dominer le bruit, recommence son apologie, et défie ses adversaires de l'accuser en face, et de produire contre lui une seule preuve positive. A ce défi, Louvet s'élance: «C'est moi, lui dit-il, moi qui t'accuse.» Et en achevant ces mots il occupait déjà le pied de la tribune, et Barbaroux, Rebecqui, l'y suivaient pour soutenir l'accusation. A cette vue, Robespierre est ému, et son visage paraît altéré; il demande que son accusateur soit entendu, et que lui-même le soit ensuite. Danton, lui succédant à la tribune, se plaint du système de calomnie organisé contre la commune et la députation de Paris, et répète sur Marat, qui était la principale cause de toutes les accusations, ce qu'il avait déjà déclaré, c'est-à-dire qu'il ne l'aimait pas, qu'il avait fait l'expérience de son tempérament volcanique et insociable, et que toute idée d'une coalition triumvirale était absurde. Il finit en demandant qu'on fixe un jour pour discuter le rapport. L'assemblée en décrète l'impression, mais elle en ajourne la distribution aux départemens jusqu'à ce qu'on ait entendu Louvet et Robespierre.

Louvet était plein de hardiesse et de courage; son patriotisme était sincère; mais dans sa haine contre Robespierre entrait le ressentiment d'une lutte personnelle, commencée aux Jacobins, continuée dans la Sentinelle, renouvelée dans l'assemblée électorale, et devenue plus violente depuis qu'il se trouvait face à face avec son jaloux rival dans la convention nationale. A une extrême pétulance de caractère Louvet joignait une imagination romanesque et crédule qui l'égarait, et lui faisait supposer un concert et des complots là où il n'y avait que l'effet spontané des passions. Il croyait à ses propres suppositions, et voulait forcer ses amis à y ajouter la même foi. Mais il rencontrait dans le froid bon sens de Pétion et de Roland, dans l'indolente impartialité de Vergniaud, une opposition qui le désolait. Buzot, Barbaroux, Guadet, sans être aussi crédules, sans supposer des trames aussi compliquées, croyaient à la méchanceté de leurs adversaires, et secondaient les attaques de Louvet par indignation et par courage. Salles, député de la Meurthe, ennemi opiniâtre des anarchistes dans la constituante et dans la convention; Salles, doué d'une imagination sombre et violente, était seul accessible à toutes les suggestions de Louvet, et croyait, comme lui, à de vastes complots tramés dans la commune et aboutissant à l'étranger. Amis passionnés de la liberté, Louvet et Salles ne pouvaient consentir à lui imputer tant de maux, et ils aimaient mieux croire que les Montagnards, surtout Marat, étaient stipendiés par l'émigration et l'Angleterre, pour pousser la révolution au crime, au déshonneur et à la confusion générale. Plus incertains sur le compte de Robespierre, ils voyaient au moins en lui un tyran dévoré d'orgueil et d'ambition, et marchant par tous les moyens au suprême pouvoir.

Louvet, résolu d'attaquer hardiment Robespierre et de ne lui laisser aucun repos, tenait son discours tout prêt, et s'en était muni le jour où Roland devait faire son rapport: aussi fut-il tout préparé a soutenir l'accusation lorsqu'on lui donna la parole. Il la prit sur-le-champ, et immédiatement après Roland.

Déjà les girondins avaient assez de penchant à mal juger les événemens, et à supposer des projets criminels là où il n'y avait que des passions emportées: mais pour le crédule Louvet, la conspiration était encore bien plus évidente et plus fortement combinée. Dans l'exagération croissante des jacobins, dans le succès que la morgue de Robespierre y avait obtenu pendant 1792, il voyait un complot tramé par l'ambitieux tribun. Il le montra, s'entourant de satellites à la violence desquels il livrait ses contradicteurs; se rendant lui-même l'objet d'un culte idolâtre, faisant dire partout, avant le 10 août, que lui seul pouvait sauver la liberté et la France, et le 10 août arrivé, se cachant à la lumière, reparaissant deux jours après le danger, marchant alors droit à la commune, malgré la promesse de ne jamais accepter de place, et, de sa pleine autorité, s'asseyant lui-même au bureau du conseil-général; là, s'emparant d'une bourgeoisie aveugle, la poussant à son gré à tous les excès, allant insulter pour elle l'assemblée législative, et exigeant de cette assemblée des décrets sous peine du tocsin, ordonnant, sans jamais paraître, les massacres et les vols de septembre, pour appuyer l'autorité municipale par la terreur; envoyant ensuite par toute la France des émissaires qui allaient conseiller les mêmes crimes, et engager les provinces à reconnaître la supériorité et l'autorité de Paris. Robespierre, ajoute Louvet, voulait détruire la représentation nationale pour lui substituer la commune dont il disposait, et nous donner le gouvernement de Rome, où, sous le nom de municipes, les provinces étaient soumises à la souveraineté de la métropole. Maître ainsi de Paris, qui l'eût été de la France, il aurait succédé à la royauté détruite. Cependant, voyant approcher le moment de la réunion d'une nouvelle assemblée, il avait passé du conseil-général à l'assemblée électorale, et avait dirigé ses choix par la terreur, afin d'être maître de la convention par la députation de Paris.

C'est lui, Robespierre, qui avait désigné aux électeurs cet homme de sang dont les placards incendiaires remplissaient la France de surprise et d'épouvante. Ce libelliste, du nom duquel Louvet ne voulait pas, disait-il, souiller ses lèvres, n'était que l'enfant perdu de l'assassinat, doué, pour prêcher le crime et calomnier les citoyens les plus purs, d'un courage qui manquait au cauteleux Robespierre. Quant à Danton, Louvet le séparaitde l'accusation, et s'étonnait même qu'il se fût élancé à la tribune pour repousser une attaque qui ne se dirigeait pas contre lui. Cependant il ne le séparait pas de septembre, parce que dans ces jours malheureux, lorsque toutes les autorités, l'assemblée, les ministres, le maire, parlaient en vain pour arrêter les massacres, le ministre seul de la justice ne parlait pas, parce qu'enfin, dans les fameux placards, il était excepté seul des calomnies répandues contre les plus purs des citoyens. «Et puisses-tu, s'écriait Louvet, puisses-tu, «ô Danton, te laver aux yeux de la postérité de «cette déshonorante exception!» Des applaudissemens avaient accueilli ces paroles aussi généreuses qu'imprudentes.

Cette accusation, constamment applaudie, n'avait cependant pas été entendue sans beaucoup de murmures; mais un mot souvent répété pendant la séance les avait arrêtés. «Assurez-moi du silence, avait dit Louvet au président, car je vais toucher le mal, et on criera.—Appuie, avait dit Danton, touche le mal.» Et chaque fois que s'élevaient des murmures: Silence! criait-on, silence, les blessés!

Louvet résume enfin son accusation. «Robespierre, «s'écrie-t-il, je t'accuse d'avoir calomnié «les plus purs citoyens, et de l'avoir fait le jour «où les calomnies étaient des proscriptions; je t'accuse de t'être produit toi-même comme un objet d'idolâtrie, et d'avoir fait répandre que tu étais le seul homme capable de sauver la France; je t'accuse d'avoir avili, insulté et persécuté la représentation nationale, d'avoir tyrannisé l'assemblée électorale de Paris, et d'avoir marché au suprême pouvoir par la calomnie, la violence et la terreur, et je demande un comité pour examiner ta conduite.» Louvet propose une loi qui condamne au bannissement quiconque aura fait de son nom un sujet de division entre les citoyens. Il veut qu'aux mesures dont la commission des neuf prépare le projet, on en ajoute une nouvelle, c'est de mettre la force armée à la disposition du ministre de l'intérieur. «Enfin, dit-il, je demande sur l'heure un décret d'accusation contre Marat!… Dieux! s'écrie-t-il, dieux! je l'ai nommé!»

Robespierre, étourdi des applaudissemens prodigués à son adversaire, veut prendre la parole. Au milieu du bruit et des murmures qu'excite sa présence, il hésite; ses traits et sa voix sont altérés; il se fait entendre cependant, et demande un délai pour préparer sa défense. Le délai lui est accordé, et la défense est ajournée au 5 novembre. Le renvoi était heureux pour l'accusé, car, excitée par Louvet, l'assemblée ressentait ce jour-là une vive indignation.

Le soir, vive rumeur aux Jacobins, où se faisait le contrôle de toutes les séances de la convention. Une foule de membres accoururent éperdus pour raconter la conduite horrible de Louvet, et pour demander sa radiation. Il avait calomnié la société, inculpé Danton, Santerre, Robespierre et Marat; il avait demandé une accusation contre les deux derniers, proposé des lois sanguinaires, attentatoires à la liberté de la presse, et enfin proposé l'ostracisme d'Athènes. Legendre dit que c'était un coup monté, puisque Louvet avait son discours tout prêt, et que bien évidemment le rapport de Roland n'avait eu d'autre objet que de fournir une occasion à cette diatribe.

Fabre d'Églantine se plaint de ce que le scandale augmente tous les jours, de ce qu'on s'évertue à calomnier Paris et les patriotes. «On lie, dit-il, de petites conjectures à de petites suppositions, on en fait sortir une vaste conspiration, et on ne veut nous dire ni où elle est, ni quels en sont les agens et les moyens. S'il y avait un homme qui eût tout vu, tout apprécié dans l'un et l'autre parti, vous ne pourriez douter que cet homme, ami de la vérité, ne fût très propre à la faire connaître. Cet homme c'est Pétion. Forcez sa vertu à dire tout ce qu'il a vu, et à prononcer sur les crimes imputés aux patriotes. Quelque condescendance qu'il puisse avoir pour ses amis, j'ose dire que les intrigues ne l'ont point corrompu. Pétion est toujours pur et sincère; il voulait parler aujourd'hui, forcez-le à s'expliquer.»

Merlin s'oppose à ce qu'on fasse Pétion juge entre Robespierre et Louvet, car c'est violer l'égalité que d'instituer ainsi un citoyen juge suprême des autres. D'ailleurs Pétion est respectable, sans doute; mais s'il venait à dévier! n'est-il pas homme? Pétion n'est-il pas ami de Brissot, de Roland? Pétion ne reçoit-il pas Lasource, Vergniaud, Barbaroux? tous les intrigans qui compromettent la liberté?

La motion de Fabre est abandonnée, et Robespierre jeune, prenant un ton lamentable, comme faisaient à Rome les parens des accusés, exprime sa douleur, et se plaint de n'être pas calomnié comme son frère. «C'est le moment, dit-il, des plus grands dangers, tout le peuple n'est pas pour nous. Il n'y a que les citoyens de Paris qui soient suffisamment éclairés; les autres ne le sont que très imparfaitement… Il serait donc possible que l'innocence succombât lundi!… car la convention a entendu tout entier le long mensonge de Louvet. Citoyens, s'écrie-t-il, j'ai eu un grand effroi; il me semblait que des assassins allaient poignarder mon frère. J'ai entendu des hommes dire qu'il ne périrait que de leurs mains; un autre m'a dit qu'il «voulait être son bourreau.» A ces mots, plusieurs membres se lèvent, et déclarent qu'eux aussi ont été menacés, qu'ils l'ont été par Barbaroux, par Rebecqui et par plusieurs citoyens des tribunes; que ceux qui les menaçaient leur ont dit: «Il faut se débarrasser de Marat et de Robespierre.» On entoure alors Robespierre jeune, on lui promet de veiller sur son frère, et on décide que tous ceux qui ont des amis ou des parens dans les départemens écriront pour éclairer l'opinion. Robespierre jeune, en quittant la tribune, ne manque pas d'ajouter une calomnie. Anacharsis Clootz, dit-il, lui avait assuré que tous les jours il rompait, chez Roland, des lances contre le fédéralisme.

Vient à son tour le fougueux Chabot. Ce qui le blesse surtout dans le discours de Louvet, c'est qu'il s'attribue le 10 août à lui et à ses amis, et le 2 septembre à deux cents assassins. «Moi, dit Chabot, je me souviens que je m'adressai, le 9 août au soir, à messieurs du côté droit, pour leur proposer l'insurrection, et qu'ils me répondirent par un sourire du bout des lèvres. Je ne vois donc pas quel droit ils ont de s'attribuer le 10 août. Quant au 2 septembre, l'auteur en est encore ce même peuple qui a fait le 10 août malgré eux, et qui après la victoire a voulu se venger. Louvet dit qu'il n'y avait pas deux cents assassins, et moi j'assure que j'ai passé avec les «commissaires de la législative sous une voûte de dix mille sabres. J'ai reconnu plus de cent cinquante fédérés. Il n'y a point de crimes en révolution. Marat, tant accusé, n'est poursuivi que pour des faits de révolution. Aujourd'hui on accuse Marat, Danton, Robespierre; demain ce sera Santerre, Chabot, Merlin, etc.»

Excité par ces audacieuses paroles, un fédéré présent à la séance fait ce qu'aucun homme n'avait encore publiquement osé: il déclare qu'il agissait avec un grand nombre de ses camarades aux prisons, et qu'il avait cru n'égorger que des conspirateurs, des fabricateurs de faux assignats, et sauver Paris du massacre et de l'incendie; il ajoute qu'il remercie la société de la bienveillance qu'elle leur a témoignée à tous, qu'ils partent le lendemain pour l'armée, et n'emportent qu'un regret, c'est de laisser les patriotes dans d'aussi grands périls.

Cette affreuse déclaration termina la séance. Robespierre n'avait point paru, et il ne parut pas de toute cette semaine, préparant sa réponse, et laissant ses partisans disposer l'opinion. Pendant ce temps, la commune de Paris persistait dans sa conduite et son système. On disait qu'elle avait enlevé jusqu'à dix millions, dans la caisse de Septeuil, trésorier de la liste civile; et, dans le moment même, elle faisait répandre une adresse, à toutes les municipalités contre le projet de donner une garde à la convention. Barbaroux proposa aussitôt quatre décrets formidables et parfaitement conçus.

Par le premier, la capitale devait perdre le droit de posséder la représentation nationale, quand elle n'aurait pas su la protéger contre les insultes ou les violences;

Par le second, les fédérés et les gendarmes nationaux devaient, concurremment avec les sections armées de Paris, garder la représentation nationale et les établissemens publics;

Par le troisième, la convention devait se constituer en cour de justice pour juger les conspirateurs;

Par le quatrième enfin, la convention cassait la municipalité de Paris.

Ces quatres décrets étaient parfaitement adaptés, aux circonstances, et convenaient aux vrais dangers du moment; mais, pour les rendre, il aurait fallu avoir toute la puissance qui ne pouvait résulter que des décrets mêmes. Pour se créer des moyens d'énergie, il faut l'énergie, et tout parti modéré qui veut arrêter un parti violent, est dans un cercle vicieux dont il ne peut jamais sortir. Sans doute la majorité, penchant pour les girondins, aurait pu rendre les décrets, mais c'était sa modération qui la faisait pencher pour eux, et sa modération même lui conseillait d'attendre, de temporiser, de se fier à l'avenir, et d'écarter tout moyen trop tôt énergique. L'assemblée repoussa même un décret beaucoup moins rigoureux; c'était le premier de ceux dont on avait confié la rédaction à la commission des neuf. Buzot le proposait, et il était relatif aux provocateurs au meurtre et à l'incendie. Toute provocation directe était punie de mort, et la provocation indirecte punie de dix années de fers. L'assemblée trouva la provocation directe trop sévèrement punie, et la provocation indirecte trop vaguement définie et trop difficile à atteindre. Buzot dit en vain qu'il fallait des mesures révolutionnaires, et par conséquent arbitraires, contre les adversaires qu'on voulait combattre; il ne fut pas écouté, et il ne pouvait pas l'être en s'adressant à une majorité qui condamnait dans le parti violent les mesures révolutionnaires mêmes, et qui par conséquent était peu propre à les employer contre lui. La loi fut ajournée; et la commission des neuf, instituée pour aviser aux moyens de maintenir le bon ordre, devint pour ainsi dire inutile.

L'assemblée cependant montrait un peu plus d'énergie, dès qu'il s'agissait de réprimer les écarts de la commune. Alors elle semblait défendre son autorité avec une espèce de jalousie et de force. Le conseil-général de la commune, mandé à la barre à cause de la pétition contre le projet d'une garde départementale, vint se justifier. Il n'était plus, disait-il, celui du 10 août. Quelques prévaricateurs s'étaient rencontrés parmi ses membres, on avait eu raison de les dénoncer, mais ils ne se trouvaient plus dans son sein. «Ne confondez pas, ajoutait-il, les innocens et les coupables. Rendez-nous la confiance dont nous avons besoin. Nous voulons ramener le calme nécessaire à la convention pour l'établissement de bonnes lois. Quant à l'envoi de cette pétition, ce sont les sections qui l'ont voulu, nous ne sommes que leurs mandataires; mais on les engagera à s'en désister.»

Cette soumission désarma les girondins eux-mêmes, et, à la requête de Gensonné, les honneurs de la séance furent accordés au conseil général. Cette docilité des administrateurs pouvait bien satisfaire l'orgueil de l'assemblée, mais elle ne pouvait rien quant aux véritables dispositions de Paris. Le tumulte augmentait à mesure qu'on approchait du 5 novembre, jour fixé pour entendre Robespierre. La veille, il y eut des rumeurs en sens divers. Des bandes parcoururent Paris, les unes en criant: «A la guillotine, Robespierre, Danton, Marat!» les autres en criant: «A la mort, Roland, Lasource, Guadet!» On s'en plaignit aux Jacobins, où il ne fut parlé que des cris poussés contre Robespierre, Danton et Marat. On accusait de ces cris des dragons et des fédérés, qui alors étaient encore dévoués à la convention. Robespierre jeune parut de nouveau à la tribune, se lamenta sur les dangers de l'innocence, repoussa un projet de conciliation proposé par un membre de la société, en disant que le parti opposé était décidément contre-révolutionnaire, et qu'on ne devait garder avec lui ni paix ni trêve; que sans doute l'innocence périrait dans la lutte, mais qu'il fallait qu'elle se sacrifiât, et qu'on laissât succomber Maximilien Robespierre, parce que la perte d'un seul homme n'entraînerait pas celle de la liberté. Tous les jacobins applaudirent à ces beaux sentimens, en assurant au jeune Robespierre qu'il n'en serait rien, et que son frère ne périrait pas.

Des plaintes toutes différentes furent proférées à l'assemblée, et là, on dénonça les cris poussés contre Roland, Lasource, Guadet, etc. Roland se plaignit de l'inutilité de ses réquisitions au département et à la commune pour obtenir la force armée. On discuta beaucoup, on échangea des reproches, et la journée s'écoula sans prendre aucune mesure. Le lendemain, 5 novembre, Robespierre parut enfin à la tribune.

Le concours était général, et on attendait avec impatience le résultat de cette discussion solennelle. Le discours de Robespierre était volumineux et préparé avec soin. Ses réponses aux accusations de Louvet furent celles qu'on ne manque jamais de faire en pareil cas: «Vous m'accusez, dit-il, d'aspirer à la tyrannie; mais, pour y parvenir, il faut des moyens, et où sont mes trésors et mes armées? Vous prétendez que j'ai élevé dans les Jacobins l'édifice de ma puissance. Mais que prouve cela? c'est que j'y étais plus écouté, que je m'adressais peut-être mieux que vous à la raison de cette société, et que vous ne voulez ici venger que les disgrâces de votre amour-propre. Vous prétendez que cette société célèbre est dégénérée; mais demandez un décret d'accusation contre elle, alors je prendrai le soin de la justifier, et nous verrons si vous serez plus heureux ou plus persuasifs que Léopold et Lafayette. Vous prétendez que je n'ai paru à la commune que deux jours après le 10 août, et qu'alors je me suis moi-même installé au bureau. Mais d'abord je n'y ai pas été appelé plus tôt; et, quand je me suis présenté au bureau, ce n'était pas pour m'y installer, mais pour faire vérifier mes pouvoirs. Vous ajoutez que j'ai insulté l'assemblée législative; que je l'ai menacée du tocsin: le fait est faux. Quelqu'un, placé près de moi, m'accusa de sonner le tocsin; je répondis à l'interlocuteur que les sonneurs de tocsin étaient ceux qui, par l'injustice, aigrissaient les esprits; et alors l'un de mes collègues, moins réservé, ajouta qu'on le sonnerait. Voilà le fait unique sur lequel mon accusateur a bâti cette fable. Dans l'assemblée électorale, j'ai pris la parole, mais on était convenu de la prendre; j'y ai présenté quelques observations, et plusieurs ont usé du même droit. Je n'ai accusé ni recommandé personne. Cet homme dont vous m'imputez de me servir, Marat, ne fut jamais ni mon ami ni mon recommandé. Si je jugeais de lui par ceux qui l'attaquent, il serait absous; mais je ne prononce pas. Je dirai seulement qu'il me fut constamment étranger; qu'une fois il vint chez moi, que je lui adressai quelques observations sur ses écrits, sur leur exagération et sur le regret qu'éprouvaient les patriotes de lui voir compromettre notre cause par la violence de ses opinions; mais il me trouva politique à vues étroites, et le publia le lendemain. C'est donc une calomnie que de me supposer l'instigateur et l'allié de cet homme.» De ces accusations personnelles passant aux accusations générales dirigées contre la commune, Robespierre répète avec tous ses défenseurs, que le 2 septembre a été la suite du 10 août; qu'on ne peut après coup marquer le point précis où devaient se briser les flots de l'insurrection populaire; que sans doute les exécutions étaient illégales, mais que sans mesures illégales on ne pouvait secouer le despotisme; qu'il fallait faire ce même reproche à toute la révolution; car tout y était illégal, et la chute du trône, et la prise de la Bastille! Il peint ensuite les dangers de Paris, l'indignation de ses citoyens, leur concours autour des prisons, leur irrésistible fureur en songeant qu'ils laissaient derrière eux des conspirateurs qui égorgeraient leurs familles. «On assure qu'un innocent a péri, s'écrie l'orateur avec emphase, un seul; c'est beaucoup trop, sans doute. Citoyens! pleurez cette méprise cruelle! nous l'avons pleurée dès long-temps; c'était un bon citoyen, c'était un de nos amis! Pleurez même les victimes qui devaient être réservées à la vengeance des lois, et qui sont tombées sous le glaive de la justice populaire! Mais que votre douleur ait un terme comme toutes les choses humaines. Gardons quelques larmes pour des calamités plus touchantes: pleurez cent mille patriotes immolés par la tyrannie! pleurez nos citoyens expirant sous leurs toits embrasés, et les fils des citoyens massacrés au berceau ou dans les bras de leurs mères! pleurez donc l'humanité abattue sous le joug des tyrans….. Mais consolez-vous, si, imposant silence à toutes les viles passions, vous voulez assurer le bonheur de votre pays, et préparer celui du monde.

«La sensibilité qui gémit presque exclusivement pour les ennemis de la liberté m'est suspecte: «Cessez d'agiter sous mes yeux la robe sanglante du tyran, ou je croirai que vous voulez remettre Rome dans les fers!»

C'est avec ce mélange de logique astucieuse et de déclamation révolutionnaire que Robespierre parvint à captiver son auditoire et à obtenir des applaudissemens unanimes. Tout ce qui lui était personnel était juste, et il y avait de l'imprudence de la part des girondins à signaler un projet d'usurpation là où il n'y avait encore qu'une ambition d'influence, rendue odieuse par un caractère envieux; il y avait de l'imprudence à vouloir trouver dans les actes de la commune la preuve d'une vaste conspiration, lorsqu'il n'existait que les effets naturels du débordement des passions populaires. Les girondins fournissaient ainsi à l'assemblée l'occasion de leur donner tort contre leurs adversaires. Flattée, pour ainsi dire, de voir le prétendu chef des conspirateurs réduit à se justifier, charmée de voir tous les crimes expliqués par une insurrection désormais impossible, et de rêver un meilleur avenir, la convention crut plus digne, plus prudent de mettre toutes ces personnalités au néant. On proposa donc l'ordre du jour. Aussitôt Louvet s'élance pour le combattre, et demande à répliquer. Une foule d'orateurs se présentent, et veulent parler pour, sur, ou contre l'ordre du jour. Barbaroux, désespérant de se faire entendre, s'élance à la barre pour être écouté au moins comme pétitionnaire. Lanjuinais propose qu'on engage la discussion sur les importantes questions que renferme le rapport de Roland. Enfin Barrère parvient à obtenir la parole: «Citoyens, dit-il, s'il existait dans la république un homme né avec le génie de César ou l'audace de Cromwell, un homme qui, avec le talent de Sylla, en aurait les dangereux moyens; s'il existait ici quelque législateur d'un grand génie, d'une ambition vaste, d'un caractère profond; un général, par exemple, le front ceint de lauriers, et revenant au milieu de vous pour vous commander des lois ou insulter aux droits du peuple, je proposerais contre lui un décret d'accusation. Mais que vous fassiez cet honneur à des hommes d'un jour, à de petits entrepreneurs d'émeute, à ceux dont les couronnes civiques sont mêlées de cyprès, voilà ce que je ne puis concevoir!»

Ce singulier médiateur proposa de motiver ainsi l'ordre du jour: Considérant que la convention nationale ne doit s'occuper que des intérêts de la république…—«Je ne veux pas de votre ordre du jour, s'écrie Robespierre, s'il renferme un préambule qui me soit injurieux.» L'assemblée adopte l'ordre du jour pur et simple.

On courut aux Jacobins célébrer cette victoire, et Robespierre y fut reçu en triomphateur. A peine parut-il qu'on le couvrit d'applaudissemens. Un membre demanda qu'on lui laissât la parole pour faire le récit de la journée. Un autre assura que sa modestie l'en empêcherait, et qu'il ne voudrait pas parler. Robespierre, jouissant en silence de cet enthousiasme, laissa à un autre le soin d'un récit adulateur. Il fut appelé Aristide. Son éloquence naïve et mâle fut louée avec une affectation qui prouve combien était connu son goût pour la louange littéraire. La convention fut réhabilitée, l'estime de la société lui revint, et on prétendit que le triomphe de la vérité commençait, et qu'il ne fallait plus désespérer du salut de la république.

Barrère fut interpellé pour qu'il s'expliquât sur la manière dont il s'était exprimé à l'égard des petits faiseurs d'émeute; et il se peignit tout entier en déclarant qu'il avait voulu, par ces mots, désigner non les chauds patriotes accusés avec Robespierre, mais leurs adversaires.

Ainsi finit cette célèbre accusation. Elle fut une véritable imprudence. Toute la conduite des girondins se caractérise par cette démarche. Ils éprouvaient une généreuse indignation; ils l'exprimaient avec talent; mais il s'y mêlait assez de ressentimens personnels, assez de fausses conjectures, de suppositions chimériques, pour donner a ceux qui aimaient à s'abuser, une raison de ne pas les croire; à ceux qui redoutaient un acte d'énergie, un motif de l'ajourner; à ceux enfin qui affectaient l'impartialité, un prétexte pour ne pas adopter leurs conclusions; et ces trois classes composaient toute la Plaine. Un d'entre ces membres, cependant, le sage Pétion, ne partagea point leurs exagérations; il fit imprimer le discours qu'il avait préparé, et où toutes choses étaient sagement appréciées. Vergniaud, que sa raison et son indolence dédaigneuse mettaient au-dessus des passions, était exempt aussi de leurs travers, et il garda un profond silence. Dans le moment, l'accusation des girondins n'eut d'autre résultat que de rendre définitivement toute réconciliation impossible, d'avoir même usé dans un combat inutile le plus puissant et le seul de leurs moyens, la parole et l'indignation, et d'avoir augmenté la haine et la fureur de leurs ennemis, sans s'être donné une ressource de plus.

Malheur aux vaincus lorsque les vainqueurs se divisent! Ceux-ci font diversion à leurs propres querelles, ils cherchent surtout à se surpasser en zèle, en écrasant leurs ennemis abattus. Au Temple étaient des prisonniers sur lesquels allait se décharger toute la fougue des passions révolutionnaires. La monarchie, l'aristocratie, tout le passé enfin contre lequel la révolution luttait avec fureur, se trouvaient comme personnifiés dans le malheureux Louis XVI. Et la manière dont on traiterait le prince déchu devait, pour chacun, servir à prouver la manière dont on haïssait la contre-révolution. La législative, trop rapprochée de la constitution qui déclarait le roi inviolable, n'avait pas osé décider de son sort; elle l'avait suspendu et enfermé au Temple; elle n'avait pas même aboli la royauté, et avait légué à une convention le soin de juger le matériel et le personnel de la vieille monarchie. La royauté abolie, la république décrétée, et le travail de la constitution confié aux méditations des esprits les plus distingués de l'assemblée, il restait à s'occuper du sort de Louis XVI. Un mois et demi s'était écoulé, et des soins infinis, la direction des approvisionnemens, la surveillance des armées, le soin des subsistances qui manquaient alors, comme dans tous les temps de troubles, la police et tous les détails du gouvernement qu'on n'avait transmis, après la chute de la royauté, à un conseil exécutif qu'avec une extrême défiance, enfin des querelles violentes, empêchèrent d'abord de s'occuper des prisonniers du Temple. Une fois il en avait été question, et, comme on l'a vu, la proposition fut renvoyée au comité de législation. En attendant on en parlait partout. Aux Jacobins on demandait chaque jour le jugement de Louis XVI, et on accusait les girondins de l'écarter par des querelles, auxquelles cependant chacun prenait autant de part et d'intérêt qu'eux-mêmes. Le 1er novembre, dans l'intervalle de l'accusation de Robespierre à son apologie, une section s'étant plainte de nouveaux placards provoquant au meurtre et à la sédition, on réclama, comme on le faisait toujours, le jugement de Marat. Les girondins prétendaient que lui et quelques-uns de ses collègues étaient la cause de tout le désordre, et à chaque fait nouveau ils proposaient de les poursuivre. Leurs ennemis au contraire disaient que la cause des troubles était au Temple; que la nouvelle république ne serait fondée, et que le calme et la sécurité n'y régneraient que quand le ci-devant roi aurait été immolé, et que par ce coup terrible toute espérance aurait été enlevée aux conspirateurs. Jean de Bry, ce député qui, à la législative, avait voulu qu'on ne suivît pour règle de conduite que la loi du salut public, prit la parole à ce sujet, et proposa de juger à la fois Marat et Louis XVI. «Marat, dit-il, a mérité le titre de mangeur d'hommes: il serait digne d'être roi. Il est la cause des troubles dont Louis XVI est le prétexte: jugeons-les tous les deux, et assurons le repos public par ce double exemple.» En conséquence la convention ordonna que le rapport sur les dénonciations contre Marat lui serait fait séance tenante, et que, sous huit jours au plus tard, le comité de législation donnerait son avis sur les formes à observer dans le jugement de Louis XVI. Si après huit jours le comité n'avait pas présenté son travail, tout membre aurait le droit de se présenter à la tribune pour y traiter cette grande question. De nouvelles querelles et de nouveaux soins empêchèrent le rapport sur Marat, qui ne fut même présenté que long-temps après, et le comité de législation prépara le sien sur l'auguste et malheureuse famille enfermée au Temple.

L'Europe avait en ce moment les yeux sur la France. On regardait avec étonnement ces sujets d'abord jugés si faibles, maintenant devenus victorieux et conquérans, et assez audacieux pour faire un défi à tous les trônes. On observait avec inquiétude ce qu'ils allaient faire, et on espérait encore que leur audace aurait bientôt un terme. Cependant des événemens militaires se préparaient, qui allaient doubler leur enivrement, et ajouter à la surprise et à l'effroi du monde...

 

 

LIVRE TROISÉME . CONVENTION NATIONALE.

CHAPITRE III.

SUITE DES OPÉRATIONS MILITAIRES DE DUMOURIEZ.—MODIFICATIONS DANS LE MINISTÈRE.—-PACHE MINISTRE DE LA GUERRE.—VICTOIRE DE JEMMAPES. —SITUATION MORALE ET POLITIQUE DE LA BELGIQUE; CONDUITE POLITIQUE DE DUMOURIEZ.—PRISE DE GAND, DE MONS, DE BRUXELLES, DE NAMUR, D'ANVERS; CONQUÊTE DE LA BELGIQUE JUSQU'A LA MEUSE.—CHANGEMENS DANS L'ADMINISTRATION MILITAIRE; MÉSINTELLIGENCE DE DUMOURIEZ AVEC LA CONVENTION ET LES MINISTRES.—NOTRE POSITION AUX ALPES ET AUX PYRÉNÉES.