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LES DERNIERES PERSÉCUTIONS DU TROISIÈME SIÈCLE(GALLUS, VALÈRIEN, AURÈLIEN)
CHAPITRE V.
LES PERSÉCUTIONS DE CLAUDE ET D’AURÉLIEN.I.
Les chrétiens sous Claude le Gothique.
Claude était un Dalmate, que sa valeur et son honnêteté avaient élevé aux
plus hauts grades. Les soldats lui donnèrent la
pourpre à la mort de Gallien. Un historien nous a laissé l’étrange et naïf
récit de l’effet produit à Rome par l’arrivée des lettres du nouvel empereur.
On les reçut le 24 mars, jour où le grand prêtre de Cybèle, chef de ces Galls jadis si méprisés des Romains, se tailladait les bras
pour faire de son sang une offrande à la déesse : telle était maintenant la
popularité des cultes orientaux, que ce jour comptait parmi les fériés, où le
sénat ne pouvait siéger régulièrement. Néanmoins les sénateurs se portèrent en
foule au temple d’Apollon. Lecture fut donnée des lettres impériales. Puis
retentirent ces acclamations rythmées, si imposantes dans leur solennelle
monotonie , dont l’Eglise en certaines circonstances perpétue la tradition.
Soixante fois on répéta: «Claude Auguste, que les dieux te conservent!»
Quatre-vingts fois: «Claude Auguste, tu es notre père, notre frère, notre ami,
un digne sénateur, un vrai prince». Cinq fois: «Claude Auguste, délivre-nous d’Aureolus!» Sept fois: «Claude Auguste, délivre-nous de Victorina et de Zénobie!» Sept fois: «Claude Auguste,
Tetricus n'a rien fait !» Le sénat ne se contenta point de cette manifestation
: il crut plaire au nouvel empereur, il voulut surtout satisfaire d’anciennes
rancunes, en proscrivant les amis de Gallien: un de ses officiers eut les yeux
arrachés dans la curie. La réaction qui commençait eût atteint les chrétiens
eux-mêmes, compromis par la faveur de Gallien, si une nouvelle lettre de Claude
n'avait imposé au sénat la modération. Feignant de tenir l'empire du choix de
Gallien mourant, il contraignit les Pères conscrits à mettre son prédécesseur
au rang des dieux. Les chrétiens apprirent sans doute avec joie cette apothéose
forcée, dont l’effet légal était de maintenir tous les actes du règne
précédent. Par une conséquence indirecte de la «consécration» de Gallien,
l’Église demeurait en possession des biens et de la liberté que ce prince lui
avait rendus. Malheureusement de graves événements, en éloignant Claude de
l’Italie, vont bientôt permettre au sénat de donner cours , à ses passions
religieuses et de tourner contre les fidèles l'ardeur de réaction qui
l'animait.
L'avant-dernière acclamation: «Délivre-nous de Victorina et de Zénobie» témoigne de l’esprit étroit des sénateurs. Maudissant tout bas
Gallien, ils n’entrevoyaient cependant rien au-delà de sa mesquine politique.
Claude se montra plus sensé. Des vœux qui avaient salué son élection, il n’en
retint qu’un : «Délivre-nous d’Aureolus». Mais il
refusa d intervenir en Gaule et s’abstint d’attaquer
la reine de Palmyre, qu'il considérait comme la meilleure gardienne des
frontières orientales du monde romain. Un historien prête à Claude ce mot: «La
guerre contre Tétricus me regarde seul; la guerre contre les Barbares importe à
toute la république». C’était, en effet, du salut de l’empire et non d’intérêts
dynastiques ou particuliers qu’il s'agissait alors. Les masses de peuples
accumulées entre le Rhin et le Dniester recommençaient à s’agiter, comme si une entente secrète s’était formée entre
tant de frères de même race, animés de haines et de convoitises semblables. Une
première incursion d’Alemans fut repoussée en 268; dès l’année suivante les
Goths de l’Euxin s'ébranlèrent en hordes
innombrables. «Pères conscrits, écrivit Claude, trois cent vingt mille Barbares
sont sur le territoire romain. Si je peux les vaincre, j’aurai bien mérité de
la patrie; vaincu, j’aurai du moins combattu comme on peut combattre après
Gallien, après Valérien, après Posthume, après mille autres qui, par mépris
pour Gallien, ont fait la guerre à la république. Celle-ci est épuisée. Les
boucliers, les épées, les javelots manquent. La Gaule et l’Espagne, qui
seraient notre force, obéissent à Tetricus. Zénobie (j’ai honte de le dire)
commande à tous nos archers. Le peu que nous ferons, quel qu’il soit, sera
grand». En ce moment, la faute de la politique romaine, qui n’avait pas su
reconnaître le fait accompli et associer les trois empires , éclata aux yeux du
souverain patriote. Il était trop tard pour réparer le mal. Claude rassembla
promptement les troupes qui lui restaient. Comme l’antique Decius, il allait se
jeter dans le gouffre pour sauver l’État. Rome le vit partir avec admiration et
terreur.
C'est, croyons-nous, après le départ de Claude qu’il faut placer la
persécution dont parlent plusieurs documents hagiographiques . La haine qui
animait le sénat contre les protégés de Gallien dut s’exercer librement, car
elle se trouvait, à l'heure présente, en accord avec le sentiment public. Si
Claude ne parvient pas à barrer la route aux hordes gothiques, l'invasion
atteindra promptement l’Illyrie, de là l’Italie, bientôt Rome. Dans ces dangers
suprêmes, le fanatisme païen se réveillait toujours. Également superstitieux,
également effrayés , peuple et magistrats cherchaient des victimes expiatoires.
Celles-ci étaient désignées d’avance : les chrétiens. Sous le sage et bon Marc
Aurèle il en fut ainsi, lors de la guerre des Marcomans: l’empereur, comme le
dernier des prolétaires, prêta l’oreille aux devins et aux charlatans : des
fidèles périrent pour apaiser la colère des dieux. Les choses vraisemblablement
se passèrent de même sous Claude, à son insu ou avec son approbation. Une
persécution s’explique aisément dans cette décisive année 269, où se jouèrent
entre le Danube et les Balkans les destinées du monde romain. Le sénat, auquel
on interdisait le service militaire (1), n’avait que ce moyen de montrer son
patriotisme, moyen commode, qui lui permettait de satisfaire en même temps
d’anciennes rancunes.
La série des martyrs attribués au règne de Claude commence au 1er mars 269
par l’immolation de deux cent soixante chrétiens sur la voie Salaria; puis, le
15 mars, périt à Rome saint Quirinus; le 1er mai, à Catane, saint Cominius le 15 mai, saint Eutychius,
à Ferentum, en Étrurie. Saint Hippolyte, sainte Aurea, sont martyrisés les 11 et 12 août à l’embouchure du
Tibre. Le même jour, 12 août, périssent saints Gratilianus et Felicissima à Faléries; le 24 du même mois, saints
Ptolémée, Romain et leurs compagnons à Nepi. Saint
Justin, prêtre de Rome, est mis à mort dans cette ville le 16 septembre. Le 25
octobre a lieu à Rome l'exécution de quarante-six soldats chrétiens. Sainte Tryphonie et sainte Cyrille, femme et fille, dit-on, de
Dèce le jeune, y rendent témoignage au Christ le 28 octobre; sainte Marfana et sainte Valeria 2 décembre. La ville éternelle
voit encore périr, le 18 janvier, saint Asterius massacré avec les gens de sa maison; le 20 janvier, le Persan Maris, sa femme
et ses deux enfants; le IA février, saint Valentin (V). Ainsi, d’après les
Passions et les martyrologes, une partie de la seconde année de Claude et le
commencement de la troisième ont vu de sanglantes exécutions de chrétiens.
Aucun martyr n'est indiqué pour l'Illyrie, la Mésie, les provinces danubiennes,
théâtre de la guerre, la Gaule, l’Espagne, la Bretagne, gouvernées par Tetricus,
l’Asie où Zénobie règne : tous les fidèles immolés en haine du Christ
appartiennent à l’Italie, qui reconnaissait l'autorité de Claude, à Rome
surtout et aux environs, où dominait le sénat en l’absence de l'empereur.
Courte et circonscrite dans un étroit rayon, la réaction païenne que
racontent les Passions , malheureusement tardives , où se lit le nom de Claude
n'a point laissé de trace dans l'histoire ecclésiastique; ni Eusèbe ni Sulpice
Sévère , ni Orose n’y font allusion: aussi ne s'expliquerait-on pas que les
compilateurs aient choisi ce nom de préférence à celui de Dèce, de Valérien ou
de quelque autre persécuteur célèbre, si des documents anciens ou des
traditions invétérées ne le leur avaient fourni. L’existence de ces documents
ou de ces traditions est mise en lumière par la dernière page d’une Passion,
dont nous avons plus haut résumé le commencement en racontant la persécution de
Valérien. On se rappelle qu’en 256 une famille venue de Grèce à Rome avait été
condamnée à mort comme chrétienne. Quelques mois plus tard, deux parentes des
martyrs, Martana et Valeria, arrivèrent à Rome, et
s’enquirent du lieu où reposaient les glorieux témoins du Christ. On leur
désigna l'arénaire d’Hippolyte, sur la voie Appienne.
Elles s'établirent près de cette crypte, s’en firent les gardiennes
volontaires, et passèrent là le reste de leurs jours. «Après treize années,
elles obtinrent la vie éternelle; car une persécution sévissait alors en ce
lieu». La treizième année après 256 correspond à 269, c’est-à-dire au règne de
Claude le Gothique. Contrairement aux autres passionnaires, l’auteur de ce
récit ne le nomme pas : il semble avoir ignoré sous quel empereur fut la
nouvelle persécution. Ce synchronisme si exact est donc tout à fait fortuit :
l’écrivain l’a reçu d'ailleurs, et reproduit sans même en comprendre la portée.
Aucun témoignage plus naïf et plus concluant ne pourrait confirmer l’assertion
des hagiographies, qui mettent de nombreux martyrs à Rome et en Italie sous le
règne de Claude.
Rien ne montre qu’un édit formel, abrogeant celui de Gallien pour faire
revivre celui de Valérien, ait été rendu par l’empereur, occupé d’autres soins.
Mais le sénat put aisément trouver dans les anciennes lois tous les textes
propres à justifier les excès commis contre les chrétiens. On les immolait au
hasard, sans qu’un plan raisonné dirigeât les poursuites comme au temps de Dèce
ou de Valérien. Il ne semble pas que les persécuteurs aient cherché à mettre de
nouveau la main sur les biens de l’Église, ou à saisir ses chefs de préférence
à d’autres. Le pape saint Denys ou son successeur saint Félix traversa sans
être inquiété l’année 269. Les chrétiens martyrisés furent ceux que désignait
la clameur populaire ou que mettait en évidence quelque circonstance fortuite.
La persécution assaillit l’Église comme une sanglante et rapide émeute, non
comme une de ces guerres méthodiques, implacables, qu’elle eut à subir en
d’autres temps.
Les communautés chrétiennes continuaient de vivre paisibles en Orient sous
le sceptre de Zénobie, alors que Rome et ses environs voyaient couler le sang
des martyrs. L’affaire de Paul de Samosate, qui occupa tous les évêques d’Asie
dans les dernières années de Gallien et pendant le règne de Claude, montre en
ce pays les chefs de la société chrétienne jouissant de la pleine liberté de
leurs mouvements: les prélats écrivent, se concertent, se déplacent, tiennent
des conciles: la vie publique de l’Église se déploie au grand jour, sans que
nulle main maladroite ou brutale essaie de la comprimer.
Personnage moitié civil, moitié ecclésiastique, Paul de Samosate est une
étrange figure, que l’on remarque avec surprise à une époque encore si
éloignée du triomphe officiel du christianisme. Pauvre, il avait abusé pour
s'enrichir des facilités de toute sorte que lui donnait sa double charge. Quand
il traverse le forum, précédé et suivi d’une nuée de courtisans, recevant des
suppliques, dictant des lettres à ses secrétaires, est-ce l'évêque, est-ce le
ministre de Zénobie qui passe? Lui-même, peut-être, ne sait auquel des deux
personnages s’adresse l’hommage de la foule, tant il les a fondus habilement.
On serait tenté d’évoquer à propos de lui l’image de ces grands politiques, non
exempts toujours des vanités et des faiblesses humaines, que l’Eglise a prêtés aux
royautés modernes. Mais la ressemblance n’est qu'apparente, car Paul de
Samosate ne met pas au service de la patrie ou du prince sa puissance, ses
richesses, son éloquence, les ressources d’une intelligence merveilleusement
souple et déliée. Ses visées sont toutes spirituelles. Il ne veut pas remuer
les bornes des États, mais changer les croyances et dominer les âmes.
Hérésiarque d’une espèce rare, loin d’affecter un extérieur farouche,
d’excessives austérités, c'est par le luxe, par la mollesse, qu’il entend
gagner des partisans. A la partie relâchée de son clergé, à de grossiers et
naïfs collègues de la campagne, il donne l’exemple d’une grande liberté de
mœurs, d’une table délicate et magnifique. Au peuple avide de spectacles il
offre une église transformée en théâtre: des chœurs de femmes chantent des
hymnes en son honneur: d'un trône beaucoup plus élevé que les sièges
épiscopaux, au bruit des applaudissements, parmi les draperies blanches agitées
avec frénésie, il prononce d'éloquents discours. Pour lui, pour ses partisans,
le Christ est un homme divin, non le Fils de Dieu: la Trinité, l'incarnation
disparaissent; mais d’habiles réticences, des mots à double sens dissimulent
ces dangereuses doctrines, permettant au venin de s’insinuer dans l’esprit de
la foule, et laissant à l’hérésiarque le moyen de donner à ses paroles un sens
orthodoxe, si sa réputation ou sa sûreté le demandent.
Longtemps ce séduisant esprit parvint à se maintenir dans cette situation
équivoque. Durant cinq années, du Pont, de la Cappadoce, de la Palestine, de
l'Égypte, évêques, prêtres, diacres se rendirent trois fois à Antioche:
l’hérésiarque ne fut condamné que dans la troisième assemblée, tenue soit en
268 soit l’année même où Claude commençait contre les Goths la lutte tragique
d'où dépendait le salut de l’Occident. Zénobie. respectueuse jusqu’au bout de
la liberté des prélats, ne s’opposa pas à la déposition de son favori. Elle
refusa seulement de mettre le bras séculier au service du concile. Paul, qui gardait
clans Antioche un puissant parti, ne put être expulsé des propriétés
ecclésiastiques, en particulier de la maison affectée à la résidence de
l’évêque. Mais Domnus, nommé par le concile en sa
place, prit la direction de l’Eglise orthodoxe, sans être inquiété.
Pendant qu’une reine semi-barbare donnait au fanatisme romain un grand
exemple de tolérance religieuse, en laissant abattre sous ses yeux et malgré
ses sympathies personnelles le plus redoutable adversaire que la foi catholique
ait rencontré avant Arius, une victoire d’un autre ordre raffermissait en
Occident l’empire ébranlé. Claude culbuta les Goths à Nissa,
leur tua cinquante mille hommes, et, l’année suivante, détruisit au pied de l’Hémus le reste des hordes ennemies. D’innombrables
prisonniers tombèrent dans ses mains l’emploi qu’on en fit montre mieux que toutes les réflexions la
décadence de l’empire. Les uns devinrent gladiateurs, car il fallait d’abord
penser aux plaisirs du peuple; beaucoup furent exposés sur les marchés
d’esclaves, où la denrée humaine se faisait rare; d’autres furent enrôlés dans
les légions, qui ne se recrutaient plus, ou distribués avec leurs bestiaux dans
les provinces, pour remplacer sur les champs en friche les cultivateurs libres
chassés vers les villes par l’insécurité, la misère et les impôts. On ne peut
s’empêcher de trouver étrange l’aveuglement d’une civilisation qui, manquant
d'hommes à ce point pour tous les services publics ou privés, persistait
cependant à faire des martyrs, et ne renonçait pas à verser le sang chrétien,
alors qu’elle se voyait contrainte d'infuser du sang barbare dans toutes les
veines du corps social épuisé. Claude ne survécut pas à son triomphe : la
peste, qui avait décimé dans les montagnes les débris des hordes gothiques,
l’atteignit à Sirmium: il mourut dans la troisième année de son règne, vers le
mois d’avril 270.
II.
La religion d’Aurélien.
Dès que Claude eut fermé les yeux, les légions de Pannonie élevèrent en sa
place Aurélien. Nul mieux que ce vieux capitaine ne convenait à des jours où,
même victorieux, l'empire, réduit à la défensive et débordé de toutes parts,
demandait une sentinelle vigilante. Aurélien a les rudes mœurs du paysan du
Danube; mais ce paysan tient sans cesse «le fer en main» ; il n’a vécu
jusqu’alors que pour combattre les Barbares. Ses exploits contre eux sont
devenus légendaires, les soldats les chantent pour égayer les veillées des
camps et alléger les fatigues de l’étape. D’un tel homme, qui donna tant de
marques de sa valeur personnelle, ils acceptent tout. Ils le savent aussi dur à
lui-même qu'aux autres, ennemi des voluptés, dédaigneux des richesses. Aussi le
laissent-ils rétablir la discipline antique. L’armée romaine, dit Aurélien, est
faite pour garder l’empire, non pour le pressurer. «Qu’elle n’imite pas les
pillages de l'ennemi, et n’oblige pas les villageois à pleurer». Le soldat,
logé chez l’habitant, n'outragera plus la femme de son hôte; les troupes en
marche respecteront désormais les bestiaux et la basse-cour du paysan, ne
toucheront ni à son blé, ni à son raisin, ni à son huile, ni à son bois. On
croirait entendre Jean-Baptiste disant aux soldats accourus près du Jourdain:
«Ne foulez personne, ne commettez point d'injustice, contentez-vous de votre
solde».
Mais cette ressemblance accidentelle n’était pas pour rassurer les
chrétiens. Les caractères rigides et tout d'une pièce leur furent toujours plus
hostiles que des souverains à l’esprit curieux, à la volonté mobile, capables
d'accepter des idées ou de subir des influences. Dès les premiers jours,
Aurélien laissa voir la double pensée qui inspirera tout son règne: restaurer l’unité
religieuse, en faisant cesser toute dissidence, en ne permettant même pas la
tiédeur envers les dieux; restaurer l'unité impériale, en détruisant les
principautés indépendantes où la liberté de conscience avait trouvé un refuge.
Le païen et le politique marchaient ainsi d’accord, et chacun de leurs pas
était une menace pour l'Église.
Un curieux incident va nous montrer tout de suite la religion impérieuse et
fanatique d’Aurélien. Il avait à peine revêtu la pourpre, que déjà les Barbares
recommençaient à remuer. A la nouvelle d’une victoire remportée par les
Marcomans sur l’empereur lui-même en Italie, Rome trembla. De toutes parts on
pressa le sénat de consulter les livres sibyllins et d’ordonner les cérémonies
en usage dans les calamités publiques. Le sénat ne se hâta pas d’obéir;
peut-être craignait-il d’augmenter l'épouvante des esprits en recourant à des
supplications trop solennelles. Les vieux patriciens ont toujours redouté les
émotions religieuses, «par lesquelles les âmes sont agitées». Mais l’empereur
ne comprenait pas ces subtiles nuances: il vit dans les scrupules du sénat un
manquement à la discipline, et peu s’en fallut qu’il n’accusât l'assemblée la
moins suspecte de christianisme de. faire cause commune avec les adversaires de
la religion officielle. «Pères conscrits, écrivit-il, j’admire que vous ayez si
longtemps hésité à ouvrir les livres des Sibylles. On vous croirait assemblés
dans une église de chrétiens, et non dans le temple de tous les dieux. Courage
donc, et, par la sainteté des pontifes, par la solennité des cérémonies, aidez
le prince aux prises avec de terribles nécessités. Qu’on interroge les livres
et qu'on obéisse à leur réponse. Faut-il des captifs de toute nation? l'aut-il des animaux étrangers? Je me charge de les fournir.
Il n'est jamais honteux de vaincre avec le secours des immortels. C'est ainsi
que nos aïeux ont entrepris et achevé tant de guerre». Le débat fut ce qu'on
pouvait attendre après une telle lettre. Subitement persuadés, les sénateurs
décidèrent «de consulter les livres des Sibylles et de profiter des bienfaits
d’Apollon». Tous les rites furent accomplis : tirage au sort des vers
fatidiques, procession autour de la ville, procession dans les champs.
L’historien de qui nous tenons ce récit ne donne malheureusement pas de détails
sur les sacrifices. Il en parle avec une sorte de mystère. «On célébra, dit-il,
des sacrifices en certaines places, afin d'empêcher les Barbares de passer».
Aurélien avait offert au sénat « des captifs de toute nation» pour une immense
hécatombe. Probablement elle eut lieu. Les sacrifices humains ne disparurent
jamais complètement du paganisme: c’est sa marque infernale. Dans les grands
périls nationaux, le sang des hommes paraissait seul capable d’apaiser la
colère des dieux. Plus d'une fois cette conviction fit couler celui des
martyrs; mais la rigueur des rites exigeait, comme aux temps antiques,
l’immolation de prisonniers empruntés aux nations ennemies de Rome.
Tel était Aurélien: il acceptait du culte romain jusqu'aux pratiques les
plus superstitieuses et les plus ruelles, devant lesquelles le sénat lui-même
avait reculé. Ce dur soldat, ce dévot étroit, avait bien l’étoile d'un
persécuteur. Mais, pour comprendre tout à fait le rôle qu'il prendra vis-à-vis
des chrétiens, il faut descendre plus avant dans ses pensées intimes, car
Aurélien joignait à la religion officielle sa religion à lui, plus personnelle
et plus vivante. Elle parait à tous les moments de sa vie, dans son enfance,
dans ses expéditions, dans ses triomphes.
Aurélien était fils d’une prêtresse. Sa mère desservait dans la ville
pannonienne de Sirmium un temple du Soleil ou de Mithra. Le mithriacismc était, au milieu du troisième siècle la
forme la plus répandue de ce vague monothéisme qui se substituait peu à peu
dans les croyances païennes aux fables déconsidérées de la mythologie
classique. Dieu du Soleil, dieu du Feu, vivificateur et purificateur, Mithra
correspond à la fois au naturalisme des cultes primitifs et aux exigences
croissantes des consciences. Il ne craint pas de mettre par de nombreux
emprunts son culte en rapport avec les besoins nouveaux. Le baptême, la
rédemption par le sang, l’onction des initiés sur le front, l’oblation du pain
et du vin, les repas communs se retrouvent dans les cérémonies mithridatiques ,
célébrées sous terre au fond de grottes recueillies et mystérieuses comme des
chapelles de catacombes. Pour les consciences inquiètes, les âmes troublées par
le remords, les natures éprises de perfection, avides d'immortalité, le
mithriacisme a le sacrifice du taurobole, qui expie tout péché, lave toute
tache, et fait renaître à une nouvelle vie. Aux amateurs d’extraordinaire et de
merveilleux il offre d’étranges cérémonies, de bizarres symboles, la série des
initiations et des grades, l’attrait des mystères. Mais, tout en parlant sans
cesse de renaissance, d’expiation, il n’impose à ses fidèles ni austérités, ni
renoncement ni vertu. Les tombes des prêtres et des initiés montrent des
peintures immorales, des sentences matérialistes mêlées à des images que l’on
croirait sorties d’un pinceau spiritualiste ou même chrétien. Le mithriacisme
résume plus complètement que tout autre culte l'état d'une société partagée
entre la corruption païenne et un idéal meilleur, et qui, n'osant monter
jusqu’à la pureté révélée par le Christ, s’arrête à mi-chemin. Cette exacte
conformité avec la situation morale du monde antique explique sa puissance sur
toutes les classes de la population romaine. C’est surtout dans les camps,
séjour des vices grossiers et des généreuses vertus, qu’il recrutait ses
adeptes. Les adorateurs de Mithra paraissent particulièrement nombreux dans les
légions du Danube. Le temple desservi par la mère d’Aurélien fut probablement
fréquenté par les soldats. Le futur empereur y grandit au bruit des armes, dans
une atmosphère de divination et de prodige. Jamais l’empreinte d’une éducation
religieuse, le souvenir d'une jeunesse passée à l’ombre du temple ou de la
caverne sacrée, ne s’effacèrent de son esprit. Devenu homme, général, chef
d’empire, il portera ou retrouvera partout le dieu auquel l’avait initié la
prêtresse de Sirmium.
Le Soleil sous toutes ses formes, Apollon, Mithra ou Baal, lui semble
éclairer d’un rayon bienfaisant chaque étape de sa carrière. Ambassadeur en
Perse, on lui présente une coupe ciselée, au fond de laquelle était l’image de
Mithra: il y voit un présage de sa grandeur future. Quand Valérien lui promet
de le désigner pour le consulat: «Fassent les dieux, répondit-il, fasse le
Soleil, le plus certain des dieux, que le sénat porte de moi le même jugement!».
C’est surtout dans sa campagne d’Orient, dans sa lutte impolitique contre
Zénobie, qu’il laisse éclater sa dévotion.
Repoussant les avances de la reine de Palmyre, Aurélien avait en 272
déclaré la guerre à cette sincère amie de l’empire romain. Après avoir pris Tyane, qu’il épargne en souvenir d’Apollonius, il bat une
première fois Zénobie sous Antioche, une seconde fois devant Émèse. Dans cette
ville il visite le temple de la pierre noire, symbole solaire que desservit Élagabale, et que bien des analogies rapprochent de la
«pierre mère» du culte mithriaque. En se prosternant devant l’informe idole, il
croit y reconnaître «le visage de la divine personne» qui plusieurs fois lui
apparut pendant la guerre et lui promit la victoire. Il comble de présents le
riche sanctuaire, que les folies du fils de Soemias n’avaient pu déconsidérer; dans sa reconnaissance, il élèvera en plusieurs
lieux d’autres temples au bétyle sacré. D’Émèse Aurélien marche vers Palmyre,
la prend après un long siège, et s’empare de Zénobie au moment où la courageuse
reine essayait de fuir. Comme il rentrait en Europe, on lui annonça que la
ville s'était révoltée : il envoie l'ordre de la détruire de fond en comble.
Bientôt l'immense cité n’est plus qu'un amas de ruines sanglantes. Mais les
ordres d’Aurélien avaient été dépassés : le temple de Bel ou du Soleil avait
péri avec les autres monuments. L’empereur fut consterné. «Faites-le rebâtir
tel qu'il était avant sa ruine, écrivit-il aussitôt à son lieutenant; les
coffres de Zénobie contiennent trois cents livres pesant d’or; dix-huit cents
d’argent proviennent du butin conquis sur les Palmyréniens; enfin, vous avez
les pierreries de la reine. Employez toutes ces richesses à l'ornement du
temple, vous ferez une chose agréable aux dieux et à moi. J’écrirai au sénat
d’envoyer un pontife pour le dédier». Ayant abattu l'empire d'Orient, Aurélien
se tourna vers celui des Gaules, appelé secrètement par l'indigne successeur de
Posthume, l'ancien sénateur Tetricus. Quelques mois plus tard, Tetricus ornait
avec Zénobie le triomphe du vainqueur, puis reprenait sans rougir sa place au
sénat, pendant que la reine de Palmyre acceptait de vivre obscurément à Tibur. Les
deux souverains détrônés purent assister à l’inauguration du superbe monument
élevé par Aurélien en souvenir de ses victoires. Le fils de la prêtresse de
Sirmium construisit sur le Quirinal un temple du Soleil, qui devait dépasser
tous les sanctuaires en richesse et en magnificence. Ses murailles, chargées
des dépouilles de Palmyre, disparurent sous les tentures de pourpre semées de
perles, les tiares étincelantes de pierreries, les enseignes aux figures
étranges, les étendards flottants. Le trésor reçut d'innombrables pierres
précieuses et quinze mille livres d'or. Dans la cella se dressèrent deux images
du Soleil, l’une à la manière romaine, en Apollon, l'autre sous la forme
syrienne et sémitique, en Baal. Comme jadis Élagabale,
Aurélien eut la pensée de grouper les emblèmes des autres cultes autour de son
dieu, pour en marquer la prééminence : c'est ainsi que de Padoue il voulut
porter au Quirinal les sorts Aponins avec Jupiter
consultant. Un second collège de pontifes fut créé tout exprès pour le nouveau
sanctuaire , et des jeux annuels institués en souvenir de sa dédicace . Le
culte du Soleil prenait vraiment possession de Rome. Aurélien lui avait même
consacré l'empire, dont il croyait avoir pour toujours, par l’aide de son dieu,
rétabli l’unité : ses monnaies portent l’image du Soleil avec le titre de pacificateur
du monde, de restaurateur de l’Orient, ou avec l'épithète
essentiellement mithriaque d'invaincu; sur deux d’entre elles on lit
cette légende : Le Soleil, seigneur de l’empire romain.
Dominé par ses souvenirs d'enfance, Aurélien essayait d’accomplir dans le
culte une révolution comparable à celle que feula naguère Élagabale,
ou plutôt il rendait officiel et consacrait par sa double autorité de souverain
pontife et d’empereur un mouvement religieux chaque
jour plus puissant dans le monde romain. Le monothéisme solaire, expression
dernière du syncrétisme païen, serait devenu prépondérant, si le christianisme
avait consenti à se laisser absorber ou dominer par lui comme tous les autres
cultes. Mais l’expérience du passé ne permettait pas d’attendre cette
faiblesse. Tous les efforts tentés depuis un demi-siècle pour séduire
l’incorruptible Église venaient d’échouer l’un après l’autre. Vainement Élagabale avait essayé «de faire entrer dans son temple la
religion des chrétiens». Vainement Alexandre Sévère avait donné au Christ une
place parmi les dieux de son laraire. Vainement on s’efforçait de reproduire
dans les mystères de Mithra les rites et les sacrements du christianisme, au
point que les prêtres du dieu pouvaient s’écrier: «Mithra est vraiment
chrétien!». Vainement encore, pendant une des dernières persécutions, un
magistrat imbu de l’esprit nouveau avait dit à un martyr qu’il voulait sauver:
«tu regardes le ciel? sacrifie-lui». Les fidèles étaient restés sourds à ces
appels. Ils écoutaient la voix de leurs chefs les suppliant de repousser toutes
les avances, et d’adorer Dieu sous les seuls noms que lui donnent Moïse, le
Christ et les prophètes. Il n’y eut que des sectes gnostiques pour suivre le
mouvement, dont elles avaient, en quelque sorte, donné le signal; mais, en
dehors de ces petites sociétés, qui n’appartenaient pas à l'Eglise, tout le
christianisme était réfractaire, et montrait par sa ferme attitude que les pins
séduisantes transformations du paganisme seraient sans force sur ses doctrines
immuables.
L’empereur qui venait de proclamer le Soleil « seigneur et maître de
l'empire » ne pouvait accepter un tel échec. La ferveur d’une foi reçue dès
l'enfance et grandie au milieu de tous les succès faisait d’Aurélien l’ennemi
de quiconque «refusait de plier le genou devant Baal». Quand Élagabale avait essayé de substituer son dieu à tous les
autres, sa haine du paganisme romain le rendit indulgent aux chrétiens. Mais
Aurélien observait scrupuleusement les formes de la religion romaine, où se
complaisait son esprit autoritaire, en même temps qu’il ouvrait son âme à tous
les souffles du mysticisme oriental. Il eût fallu un miracle pour qu’un tel
homme ne persécutât pas, tant au nom des dieux de l’empire, symboles de l’unité
politique du monde romain, qu’au nom du dieu de sa mère, symbole des nouvelles
aspirations du monde païen vers l'unité religieuse.
III.
La persécution d’Aurélien.
Cependant Aurélien ne déclara pas dès le commencement de son règne la
guerre aux chrétiens. Comme beaucoup de persécuteurs, il se tournera contre eux
dans les dernières années, quand se dissipera l'ivresse heureuse de la
toute-puissance, quand aux victoires auront succédé
les difficultés et les revers, et que la superstition sera devenue tout à fait
maîtresse d'une âme aigrie. Pendant la période glorieuse de son règne, il était
encore pour l'Église tolérant et juste. Ces sentiments parurent lors de son
entrée à Antioche, en 272, après les premières défaites de Zénobie. Malgré la
sentence du concile tenu trois ou quatre ans auparavant, Paul de Samosate,
encouragé par la faveur de la reine, persistait à occuper «la maison de
l'église» c’est-à-dire l’église et ses dépendances. L'évêque orthodoxe se
présenta devant l’empereur, demandant, à titre de légitime propriétaire, la
restitution des édifices détenus illégalement. Aurélien fit droit à la demande.
« Le bien en litige doit appartenir, déclara-t-il, à ceux qui sont en communion
avec les évêques d'Italie et l’évêque de Rome». — «Le bon sens de ce païen , a
très bien dit un historien moderne, lui faisait mettre le doigt sur la solution
décisive de toutes les questions d’orthodoxie». La sentence d’Aurélien est
remarquable à bien des points de vue. Elle montre avec quelle précision
l’autorité romaine connaissait, au troisième siècle, l’organisation de l’Église
universelle et ses règles de foi. Les temps sont loin où les meilleurs
écrivains trouvaient de bon goût d'ignorer les chrétiens, ne se donnaient point
la peine de parler d’eux exactement, estropiaient jusqu’à leur nom. L’Église a
maintenant sa place au soleil : elle vit au grand jour. Les païens savent
distinguer entre les orthodoxes et les hérétiques; cette distinction est
poussée si loin par Aurélien, qu’il reconnaît aux premiers seuls le droit à la
propriété corporative. Aussi donne-t-il à son jugement la force exécutoire: en
vertu de la sentence impériale, Paul de Samosate «fut expulsé de l'église par
la puissance séculière »
Les anciens ont admiré les promptes conquêtes d’Aurélien. «Alexandre, dit
l’un d’eux, eut besoin de treize ans pour aller aux Indes, César de dix ans
pour soumettre la Gaule, de quatre pour terminer la guerre civile; Aurélien en
trois années reconquit tout le monde romain». Mais des victoires aussi rapides
laissent après elles des ferments de révolte. On a vu Palmyre se soulever dès
le départ d’Aurélien. La Gaule, en apparence pacifiée, frémit longtemps encore
après la soumission de Tetricus. Restée pendant quatorze ans la tête d'un
empire, auquel ne manquèrent ni la prospérité ni la gloire, elle ne redescendit
point au rang de simple province avec autant de facilité que son dernier prince
au rang de sénateur. Il n’y eut pas d’insurrection générale, mais des
mécontentements partiels, des soulèvements locaux assez graves pour
qu’Aurélien, en 274, franchit de nouveau les Alpes et vînt soumettre à
l’obéissance la vaste contrée conquise l'année précédente. Les pauvres
historiens du troisième siècle laissent ignorer les détails de la répression.
Elle dut être sanglante, car on connaît le caractère d’Aurélien. Un mot jeté en
passant dans la biographie de Proculus nous apprend que les Lyonnais eurent
beaucoup à souffrir. Plusieurs critiques attribuent à ce voyage les martyrs que
la tradition rapporte avoir péri en Gaule sous Aurélien.
La conjecture est vraisemblable. Aurélien montrait alors toute sa ferveur
religieuse. Il avait dédié, cette année même, le temple du Soleil. Plus que
jamais, sans doute, il brûlait du désir de soumettre à. son dieu les volontés
réfractaires. Ce sentiment s’exaltait probablement encore par les premiers
mécomptes de sa politique. Non seulement la Gaule remuait, mais encore Rome
venait d’être ensanglantée par une révolte de la puissante corporation des
monétaires, et des supplices terribles avaient puni une conspiration vraie ou
fausse de sénateurs. Aurélien était dans cette disposition d’esprit où l’on
voit partout des ennemis, et peut-être confondait-il avec les conspirateurs,
considérait-il comme rebelles à son autorité des hommes qui refusaient
seulement d’adopter ses croyances ou de pratiquer son culte.
On n’a point la date exacte de l’entrée d’Aurélien dans les Gaules, et l’on
connaît imparfaitement les villes où il séjourna. Il dut franchir les Alpes
avant le milieu de 274. Son attention parait s’être portée vers le centre de la
province, car la fondation d’Orléans et celle de Dijon lui sont attribuées. En
même temps il dirigeait ses lieutenants Probus et Constance vers l’est, l’un au-delà
du Rhin, contre les Francs, l’autre en Helvétie, contre les Alemans. Les lieux
où la tradition place des martyrs sont ceux où vraisemblablement Aurélien
passa, dans lesquels au moins sa volonté se fit sentir. Ils se rencontrent au
centre et au sud de la Lyonnaise, entre la Loire, l’Yonne, le Rhône et la
Saône, s’étageant, pour ainsi dire, d’Orléans, que dut visiter l’empereur, à
Lyon, où certainement il s’arrêta. Saint Priscus et saint Cottus sont marqués
aux environs d’Auxerre, le 16 mai; l’évêque Révérien,
le prêtre Paul et ses compagnons, à Autun, le 1er juin à Troyes, sainte Julie
et ses compagnons, le 21 juillet, sainte Sabine, le 29 août, saint Vénérand, le
14 novembre, saint Savinien, le 24 janvier (7 i; à Sens, saint Sanctien, le 4 septembre (8), sainte Colombe, le 31
décembre. Malheureusement, les Passions de ces saints manquent d’autorité.
Elles furent écrites à une date souvent fort éloignée des temps où ils
souffrirent. Ces documents, comme la presque totalité des pièces concernant les
martyrs de la Gaule, sont postérieurs aux persécutions; quelques-uns même
peuvent avoir été compilés après les invasions barbares, et appartenir à
l’époque où les Églises, sortant à demi ruinées de cette tempête, essayaient de
ressaisir, au milieu d'épaisses ténèbres, le fil perdu de leurs traditions. On
comprend quelle part l’imagination ou la crédulité du rédacteur put avoir dans
la composition de tels récits. Cependant, plusieurs des Passions qui nous
occupent gardent encore quelque trace soit de rédaction antique, soit au moins
de traditions demeurées vives au moment où le compilateur écrivait.
Ainsi, les Actes de saint Révérien, évêque
d’Autun, bien que composés longtemps après son martyre, sont dans leur partie
substantielle simples, courts, et de plus très précis quant à la date des
faits. «En ce temps-là, dit l’auteur, l’impie Aurélien était passé des régions
de l’Orient dans les Gaules». Ces paroles supposent une connaissance exacte de
l’histoire de ce prince, qui fit ses deux expéditions successives en Gaule
après la guerre d’Orient. Les Actes de saint Priscus d'Auxerre rapportent que
ce martyr fut condamné par un sacri lateris protector (garde du corps, mot à mot protecteur du
flanc sacré) : ce détail est curieux, et s'accorde avec la présence de
l’empereur, de sa garde et de sa cour en Gaule: l'expression, si emphatique
qu’elle paraisse, est bien du temps .
La Passion de sainte Colombe montre des vestiges plus curieux encore de
rédaction antique. Elle commence comme celle de saint Révérien:
«En ces jours, l’empereur Aurélien arrivait d’Orient». L'interrogatoire de la
martyre reproduit un mot d’Aurélieu, trop conforme à
ce qu'on sait de la religion personnelle de ce prince pour n’avoir pas été
prononcé: «Par mon dieu le Soleil, par fous les dieux, consens à sacrifier» dit
l’empereur à Colombe. Sur son refus, on l’enferma dans un mauvais lieu situé
sous l'amphithéâtre, traitement ignominieux que nous avons vu infliger à
d’autres martyres. «Un infâme débauché, nommé Baruchas,
vint à l’amphithéâtre, et pénétra dans la cellule où la chrétienne était
retenue. Colombe lui dit: Pourquoi entrer avec tant de violence? ai-je la force
de te résister? Demeure en repos, si tu ne veux pas que mon Seigneur le Christ
s’irrite et te frappe de mort». Effrayé de ces paroles, le jeune homme n’osa
s'approcher; et pendant que Colombe en prière demandait à Dieu de la préserver,
une ourse échappée de sa cage entra dans la cellule et se jeta sur lui. Colombe
mourut décapitée. Dans le passage que j’ai reproduit, l’hagiographe ne parait
pas avoir inventé. Sous ces lieux de carnage étaient toujours situés des lieux
de débauche, comme pour mêler dans une infernale association le sang et la
volupté. On en a la preuve pour la Gaule comme pour Rome et l’Afrique. Il est
difficile de ne pas reconnaître un fragment des Actes primitifs dans une
narration si conforme aux mœurs antiques: la découverte d’un amphithéâtre dans
la ville de Sens achève de la rendre vraisemblable.
Une esclave chrétienne se fait respecter du chef barbare dont elle est
captive, le convertit par l’exemple de son courage el de ses vertus, puis,
rentrée après de longues années en Gaule, meurt victime de la persécution
d'Aurélien telle est l’histoire de
sainte Julie de Troyes. Bien que rédigés tardivement, ses Actes peuvent avoir
un fondement historique. Au milieu du troisième siècle, la Gaule eut souvent à
souffrir des Barbares : nous avons déjà parlé des invasions qui la désolèrent.
C’est alors que ses villes ouvertes s’entourent de remparts, construits avec
une telle hâte que pour avoir des pierres on démolit des monuments antiques et
jusqu’à des tombeaux. Pendant son séjour en Gaule, Aurélien dut envoyer deux de
ses lieutenants défendre les frontières toujours menacées. Sans doute, en ces
temps troublés, bien des Gallo-Romaines tombèrent comme Julie au pouvoir de
quelque chef ou de quelque petit roi germain. Pourquoi le christianisme n’aurait-il
pas pénétré par cette voie, aux bords du Rhin, comme il pénétra, grâce à
d’autres captifs, sur ceux du Danube? Au milieu de sa rudesse, l’âme du Germain
recelait un coin de vague et mystérieuse poésie, avec le respect instinctif de
la femme: il put croire à la parole de chrétiennes lui promettant un paradis
plus pur et plus doux que le Walhalla des ancêtres. Des exemples fameux nous
montrent, aux siècles suivants, des filles de Dieu remportant de ces pacifiques
victoires sur le paganisme barbare.
Plusieurs des martyrs que nous avons nommés périrent après qu’Aurélien eut
quitté la Gaule. Il ne prolongea vraisemblablement pas son séjour jusqu’à la
fin de 274. De graves préoccupations le rappelaient dans l’est, vers son pays
natal envahi plus souvent encore. La Dacie de Trajan, vaste province au-delà du
Danube, qui avait depuis le second siècle écarté du grand fleuve le contact
immédiat des Goths, n’appartenait plus que nominalement à l’empire: seules,
quelques places fortes protégeaient les Romains enfermés dans leurs murs; les
plaines restaient ouvertes, et laissaient passer l'invasion. Avec l’habituelle
décision de sa politique, Aurélien ramena sur la rive droite du fleuve les
soldats et les colons, évacuant tout le territoire ultra-danubien. Pour la
première fois, les bornes de l'empire s'ébranlaient. Où étaient les vieux
oracles disant «que le peuple de Mars ne céderait à personne les lieux qu'il
avait un jour occupés, et que le dieu Terme garderait éternellement contre les
Barbares les frontières romaines?». Les païens les avaient souvent cités aux
chrétiens comme une preuve irrécusable de la puissance et de la faveur des
dieux : aujourd'hui, la preuve échappait. Les fidèles étaient trop patriotes
pour se réjouir d'un événement qui blessait cruellement l’orgueil national;
mais ils remarquèrent certainement le démenti donné par la Providence à la
superstition de leurs adversaires. On peut croire que le fils de la prêtresse
de Sirmium était sous l'impression de cet échec, quand il résolut de rendre
générale la persécution commencée. Vers la fin de 274, il prépara dans ce sens
un édit, qu'un historien qualifie de sanglant, mais dont malheureusement le
texte n'a pas été conservé. Comme toutes les pièces de ce genre, l’édit
d’Aurélien fut adressé aux gouverneurs des provinces. Mais les desseins de
l’empereur se trouvèrent en partie déjoués. Aurélien venait de quitter la
nouvelle Dacie rapidement organisée : il traversait la Thrace, se dirigeant
vers Byzance avec la pensée de retourner dans cet Orient, où il avait éprouvé
tant d’émotions religieuses: peut-être rêvait-il d'envahir la Perse. Une
conspiration se forma: il fut assassiné à Cœnophrnurium,
entre Héraclée et Byzance, vers le mois de mars 275. Ainsi, disent les
historiens chrétiens, un coup de foudre temina la
vie du persécuteur , avant même que l’édit de persécution arrivât aux
extrémités de l'empire.
Exécuté sans retard dans quelques provinces antérieurement à la mort
d'Aurélien, l’édit le fut en beaucoup d'autres avant que la nouvelle de
l'assassinat y fût parvenue, en plusieurs mêmes après qu'elle eut été connue.
Entre la tin d’Aurélien et la nomination de son successeur sept mois s'écoulèrent,
durant lesquels le sénat exerça une sorte de régence. Rien ne t'ait penser que
cette assemblée ait rapporté l’édit. Les pouvoirs intérimaires ne se permettent
pas des mesures qui engageraient d’avance la politique du prince destiné à les
remplacer. D’ailleurs, les sentiments du sénat n’étaient pas favorables aux
chrétiens : par deux fois, au commencement et à la fin de son règne, Aurélien
l’avait décimé, sous prétexte de punir des conspirateurs : il n’y avait laissé
que des hommes pensant comme lui sur les affaires et sur la religion. On doit
croire que, ne voulant se compromettre dans aucun sens, la haute, assemblée ne
pressa ni ne retint le zèle des gouverneurs, laissés libres d’appliquer ou de
mettre en oubli la volonté de l’empereur défunt. En droit, l’édit avait
toujours force de loi : les magistrats dont il flattait les passions
religieuses n’hésitèrent pas à s’en servir. D’autres, plus éclairés, plus humains,
peut-être plus prudents ou plus sceptiques, furent heureux de n’avoir point à
l’exécuter.
Si le pape saint Félix, enterré dans le cimetière de Calliste le 3 des
calendes de janvier (30 décembre 274), mourut martyr, il fut probablement l’une
des premières victimes de l’édit promulgué à Rome quelques mois avant la mort
de l’empereur. Mais il est douteux que ce pape ait péri de mort violente. Les
autres martyrs d’Italie dont le souvenir a été conservé appartiennent, si la
date de leur supplice est exactement rapportée, au régime intérimaire pendant
lequel l’édit de l’empereur défunt continuait à s’exécuter. Ainsi, sainte Restituta, jeune Romaine immolée avec le prêtre Cyrille et
deux autres compagnons, le 27 mai, à Sora, en Campanie; saints Basilidès, Tripos. Mandalis et leurs compagnons, à Rome, le 8 juin 3; saint
Félix, saint Irénée et sainte Mustiola à Sutri et à Chiusi, en Toscane, le 23 juin et le 3 juillet ;
saint Eutrope, saint Zosime et sainte Ronosa, à
Ostie, le 15 juillet; saint Agapit, à Préneste (Palestrina) le 18 août .
Les Actes de ces divers martyrs sont de valeur inégale. Ceux de sainte Restituta ont été rédigés à une époque trop tardive, pour
qu’on puisse s’appuyer sur leur témoignage. Bien que la Passion de saint Agapit ne se présente pas d’abord sous des apparences meilleures,
certains passages de l’interrogatoire ont de la vraisemblance. «Seigneur, dit
au président un employé de l’officium, si tu écoutes
les discours de ce sacrilège obstiné, tu ne pourras jamais le vaincre par des
paroles. Interroge-le sur les richesses patrimoniales qu’il a portées de Rome
en venant ici, de peur que ce qui devait servir à la république ne lui fasse défaut».
Le magistrat suivit ce conseil; et, après qu’Agapit eut courageusement confessé devant lui le Christ mort sur la croix, il lui dit
brusquement: «Tous ces blasphèmes seront punis des supplices les plus cruels;
mais auparavant dis-moi où sont les trésors que tu as apportés ici après avoir
vendu ton patrimoine». Agapit répondit : «Les
richesses que j’ai retirées de mon patrimoine et que tu me demandes avec tant
d’avidité, sont déposées et conservées dans le trésor de mon Christ, d’où les
voleurs ne peuvent approcher». Pas plus que le juge de saint Laurent, le
président qui interrogeait Agapit n’entendit les
obscurités volontaires de ce langage mystique, et ne comprit que tout le bien
du martyr avait été dépensé en aumônes: aussi, usant peut-être de la liberté
laissée aux magistrats dans les procès des chrétiens par l'indifférence du
gouvernement provisoire, proposa-t-il à Agapit une
sorte de marché: «Il y a longtemps, dit-il, que je souffre patiemment tes
propos insensés. Je t'avertis donc que tu as un choix à faire : vois ce que tu
préféreras, ou de nous montrer les trésors cachés dans ta maison, et de te
retirer en paix, ou de sacrifier aux dieux immortels. Car j'ai compassion de
ton jeune âge, et j’admire comment un enfant de quinze ans à peine ne craint
pas de mourir de l'horrible mort des chrétiens». Cette préoccupation des
richesses du martyr, ces pressantes questions pour découvrir le lieu où se
cachent de prétendus trésors, sont un des traits caractéristiques de la
dernière moitié du troisième siècle. Le jeune martyr protesta que tous ses
biens avaient été «irrévocablement déposés dans le trésor du Christ» et refusa
de sacrifier: d’après ses Actes dégagés de ce qui sent l'amplification et la
légende, il fut d’abord exposé aux bêtes dans l’amphithéâtre de Préneste, où
deux lions se couchèrent à ses pieds; conduit ensuite hors des murs, il fut
décapité: les chrétiens déposèrent son corps dans un sarcophage neuf, et
l'enterrèrent à un mille de la cité. On dit qu’un soldat, Affale ou Anastase,
fut si touché de son courage, qu’il se convertit, quitta le service, et, retiré
à Salone, en Dalmatie, souffrit peu après le martyre .
Sans être originaux, les Actes des saints Félix, Irénée, Mustiola procèdent vraisemblablement soit d’une tradition
demeurée très précise, soit d'un document plus ancien. A l’annonce de la
persécution, Félix, prêtre de Sutrium, exhortait les
fidèles «à ne point se troubler de ce nuage passager». Dénoncé au correcteur de
Toscane, Turcius (nom porté dans l’aistocratie romaine à cette époque), Félix fut traduit
devant ce magistrat.
—Quel est ton nom?
—Je me nomme Félix.
—Dans quelle milice es-tu enrôlé?
—Quoique pécheur, je suis prêtre du Christ.
—Pourquoi tiens-tu des réunions en divers lieux, séduisant le peuple,
l’empêchant de croire aux dieux, de sacrifier suivant l’ancienne discipline et
le commandement des princes?
— A quoi servirait notre vie, si nous ne l’employions à prêcher Notre-Seigneur
Jésus-Christ et à retirer le peuple du culte immonde des idoles, afin que tous
puissent jouir de la vie éternelle?
—Qu’est-ce que la vie éternelle?
—Pour la gagner, il faut craindre et respecter Dieu le Père, et
Jésus-Christ, et l’Esprit-Saint.
Turcius ordonna de briser avec une
pierre la mâchoire de Félix, qui mourut dans cet horrible supplice. Le diacre Irénée
l’enterra près des murs de Clusium (Chiusi), le neuf
des calendes de juillet (23 juin). Turcius fit arrêter
le diacre, et quand, poursuivant sa tournée, il se rendit de Sutri à Chiusi, Irénée, chargé de
chaînes, dut marcher pieds nus devant son char.
Dans cette dernière ville, les prisons contenaient de nombreux fidèles. Une
chrétienne dont on ne nous fait connaître que le cognomen, Mustiola , avait acheté du geôlier la permission de les visiter: elle portait aux
captifs de la nourriture et des vêtements, lavait, oignait d’huile leurs pieds
meurtris par les fers. Sa naissance non moins que sa beauté la mettait en
évidence: elle était parente du prédécesseur d’Aurélien, Claude le Gothique. Turcius se la fit, amener, puis, se rendant lui-même chez
elle , l'interrogea. La première question fut, comme toujours, relative à
l’origine de l'accusée. «La noblesse que nous estimons, dit Mustiola,
ne vient pas de l’illustration des ancêtres, mais de l'humilité chrétienne.
—Et pourquoi ne suis-tu pas les exemples de tes pères?
—Parce que tous, obéissant au démon, périrent dans leur ignorance; malgré
mon indignité, j’ai été appelée par Notre-Seigneur Jésus-Christ au céleste
royaume, avec tous ceux qui espèrent en lui.
—Suis mon conseil, et ne déroge pas à la noblesse de ton origine.
—Si tu connaissais le don du Seigneur Jésus-Christ, tu ne perdrais pas la
lumière éternelle.
—Quelle démence te porte à visiter si fréquemment et avec tant d'affection
les prisonniers?
—Je le fais pour l’amour de Jésus-Christ; pour le même amour ils supportent
la prison et les chaînes.
—Laisse cette folie, écoute-moi. Ne néglige pas les ordres des princes, et
ne les tourne pas en dérision.
—Quels sont les ordres de tes
princes?
—Que tu sacrifies, et que tu vives pour jouir de tes richesses.
—Tu dis là un blasphème insensé.
Turcius revint à son tribunal, et
fit trancher la tête à tous les chrétiens détenus dans les prisons. L’exécution
d’Irénée fut différée. Le magistrat espérait le vaincre par la torture, et
peut-être se servir de cet exemple pour persuader Mustiola.
On suspendit le diacre au chevalet; pendant la question, le héraut criait«
Sacrifie aux dieux». S’adressant au gouverneur: «Es-tu devenu insensé, pour
donner un ordre si déraisonnable?» s'écria le martyr. Bientôt ses membres
lurent déchirés par les ongles de fer, on mit le feu dans les blessures; au
milieu des souffrances, lrénée disait : «Je vous
rends grâces, o Seigneur Jésus, de ce que j ’aurai le bonheur de paraître
devant votre face». Parlant de la sorte, il rendit l’âme. Mustiola reprocha au juge sa barbarie, et le menaça des flammes éternelles. Turcius prononça contre la noble femme la peine capitale.
Elle périt sous les fouets garnis de balles de plomb. Le chrétien Marcus
l’enterra, le 3 juillet, près des murs de Clusium: «Là,
jusqu’à ce jour, dit l'auteur des Actes, on éprouve la puissance de son
intercession, et des miracles s'opèrent par Jésus-Christ, notre Seigneur»
Cinq jours après 8 juillet, furent martyrisés à Porto cinquante soldats
convertis par saint Eutrope et ses deux sœurs, Zosime et Bonosa;
le 15 juillet, dans la même ville, ces trois saints périrent à leur tour pour
le Christ. Nous n'osons nous servir de leur Passion pour raconter les détails
du martyre, mais nous apprenons d’un document contemporain l’impression qu’en
ressentirent les fidèles. Eutrope, Zosime et Bonosa avaient été enterrés dans le voisinage de l’ile sacrée du Tibre: dès qu’un
moment de tranquillité permit d’orner leurs tombeaux, on les décora de marbres
et d'inscriptions métriques. Quelques vers de l’éloge de Zosime existent encore:
un témoin du supplice rapporte les dernières paroles de la sainte : «
Reçois-moi dans ta demeure, ô Christ !» puis, suivant parla foi celle qu'il
vient de voir glorieusement mourir, il s'écrie: «Exaucée, la sainte sœur Zosime
jouit aussitôt delà lumière céleste. Pleine de joie, elle est entourée des
compagnons de son saint combat; les pères admirent la vaillante fille qu’ils
désiraient avoir près d’eux, et, triomphants, l'embrassent tour à tour. Déjà
elle voit, elle goûte la beauté du grand royaume, et se réjouit de la
récompense donnée à ses mérites, tenant avec toi, ô Paul, la couronne, après
avoir foulé aux pieds la mort, car elle a gardé la foi et en paix accompli sa
course». Avec cette sérénité parlent les contemporains des martyrs! Détournant
promptement leurs regards du supplice, ils les élèvent aussitôt vers le ciel,
et contemplent dans la gloire les frères, les sœurs dont ils ont ramassé sur le
champ de bataille les corps mutilés. Ainsi chantait le poète inconnu, qui demain
peut-être sera martyr à son tour; ainsi peignent les peintres anonymes des
catacombes: leurs calmes et joyeuses compositions sont le meilleur commentaire
de cet héroïque fragment de l'épopée chrétienne.
On a peu de renseignements sur le sort des chrétiens orientaux. Cependant,
il résulte de rares documents que, sans avoir été générale, la persécution se
fit sentir dans les provinces asiatiques, soit avant, soit après que l’on eut
appris la mort de l’empereur.
Les Actes de saint Conon, martyrisé le 29 mai à Iconium,
colonie romaine située sur la limite de l’Isaurie et de la Lycaonie, révèlent
une situation singulière, qui dut se présenter ailleurs. L’édit de persécution
arriva dans cette lointaine contrée peu de temps après qu’on eut appris une
victoire remportée par Aurélien en Vindélicie vers l’automne de 274: selon
toutes les apparences, à cette victoire, la dernière d’Aurélien, précédant
immédiatement l’abandon de la Dacie, fait allusion le fonctionnaire impérial
lorsqu'il dit au martyr Conon: «En ce moment, l'empereur et tons les bons
citoyens sont dans la joie» Au moment même où le magistrat parlait de la sorte,
et pressait cruellement l’exécution de l'édit, Aurélien était déjà mort, car le
procès de Conon se passe dans les derniers jours de mai (275). Tout ceci est
parfaitement conforme à Lactance, disant qu’Aurélien mourut avant que l’édit de
persécution atteignit les extrémités de l’empire: mais l'édit était déjà en
route, porté par les courriers officiels, et comme, à ces extrémités de
l’empire, son arivée précéda d’un ou deux mois la
nouvelle de la mort de l'empereur, on eut encore le temps de l’exécuter en
croyant agir au nom d’Aurélien vivant. Les communications, si rapides par mer,
l’étaient beaucoup moins quand il fallait prendre la voie de terre; dans des
régions désolées par les brigands et perdues dans un coin de la péninsule
asiatique, comme les montagnes de l'Isaurie ou les steppes de la Lycaonie, les
dépêches devaient se faire longtemps attendre: au moment où on les recevait,
les faits annoncés par elles étaient déjà anciens, et souvent ne
correspondaient plus à la réalité.
Les Actes donnent au fonctionnaire romain chargé, en Isaurie, de la
recherche des chrétiens le nom de Domitien, fréquent dans la dernière moitié du
troisième siècle. Un vieillard nommé Conon lui fut dénoncé. Veuf depuis
longtemps, Conon menait dans le désert, au bord d'un torrent, la vie d’ascète,
comme, quelques années auparavant, saint Léon, en Lycie; son fils, promu dès l’âge
de douze ans aux fonctions de lecteur et plus tard au diaconat, partageait sa
solitude. Tous deux, arrachés de leurs montagnes et menés à Iconium,
confessèrent intrépidement le Christ. Domitien les fit passer par une longue
suite de supplices, le gril ardent, la chaudière brûlante : on leur coupa ou on
leur broya les mains : avec leurs moignons sanglants ils firent le signe de la
croix, et moururent.
Si l’on en croit leurs Actes, saint Paul et sainte Julienne, martyrisés le
17 août, auraient souffert aussi en Isaurie, dans la ville de Ptolémaïs; mais
on n’y trouve aucune cité de ce nom, et, s’ils moururent vraiment dans la
persécution d’Aurélien, leur martyre eut probablement pour théâtre Ptolémaïs de
Palestine. Les Actes, du reste, bien que mêlés de détails curieux qui peuvent
provenir d’anciennes traditions, sont trop peu historiques dans l’ensemble pour
qu'on puisse avec quelque assurance invoquer leur témoignage. Plus mauvais
encore paraissent les Actes de saint Magnus, martyrisé le 19 août à Césarée de Cappadoce.
J’y relève, cependant, un trait de l’interrogatoire, recueilli peut-être dans
un document meilleur.
—Sacrifie aux dieux, dit le président à Magnus.
—Je te l’ai déclaré déjà, et je te
le répète, je suis chrétien, et je ne sacrifierai pas aux démons.
—Tu as peut-être assez de confiance en ton art magique pour espérer par sa
vertu surmonter l’ardeur du feu. Sacrifie donc aux dieux.
—A quels dieux veux-tu que je sacrifie?
—Au Soleil, à Mercure et à Apollon.
Ce mot semble bien d’un magistrat imbu de l’esprit d'Aurélien, et mettant,
comme lui, le soleil avant tous les dieux: on comprend que, même la mort de
l’empereur étant connue, comme elle l’était certainement en Cappadoce au mois
d’août, un aussi fidèle interprète de sa pensée continuât sans hésitation
d’appliquer l’édit. Maguus, racontent ses Actes,
périt dans l’amphithéâtre de Césarée, lapidé par le peuple, après qu’un lion
eut refusé de le toucher.
Vers le même temps, — le 17 août selon les uns, le 2 septembre selon les
autres, — mourut à Césarée un martyr encore moins connu et beaucoup plus
célèbre, saint Mammas. Dans l'état où nous les possédons, ses Actes sont une
longue et fabuleuse amplification. Un seul trait doit en être retenu, parce que
saint Grégoire de Nazianze raconte le même épisode,
l’ayant sans doute pris, comme le rédacteur des Actes, à une source plus
ancienne. Mammas était berger, il menait dans les montagnes de la Cappadoce
cette vie pastorale qu’une âme religieuse transforme si facilement en une vie
d’ermite. On lui attribue ce pouvoir sur les animaux sauvages, qui semble le
privilège de quelques natures exquises, ramenées par la pénitence à l’innocence
primitive. Sa douceur attirait les biches de la forêt, qui venaient d'elles-mêmes
à sa cabane; elles présentaient leurs mamelles gonflées, et semblaient prendre
plaisir à nourrir le saint homme de leur lait. Ni saint Grégoire de Nazianze, ni saint Basile, qui ont parlé magnifiquement de
lui, ne donnent de détails sur sa confession et son supplice, placés par les
martyrologes dans la persécution d’Aurélien. Mais ces grands et saints orateurs
montrent les peuples se pressant à Césarée près du sépulcre de l’humble berger,
et rappellent, avec l’autorité de témoins, les prières exaucées, les malades
guéris, les morts mêmes ressuscités sur ce glorieux tombeau.
Si l'on place, avec les hagiologues grecs, au commencement de septembre le
martyre de saint Mammas, ce fut, sans doute, un des derniers actes de la
persécution posthume déchaînée par l’édit d’Aurélien. L’interrègne touchait à
sa fin. Il avait été rempli en Italie et dans plusieurs provinces d’Orient par
la persécution: en Gaule, par une nouvelle invasion de Francs, d’Alemans, de
Bourguignons et de Vandales. La nécessité d'avoir un chef à opposer aux
Barbares, la crainte devoir en Asie, en Afrique, en Égypte, en Illyrie,
recommencer 1ère des trente tyrans, décidèrent enfin le sénat : il consentit à
choisir lui-mème un empereur, comme l’armée, lasse de
créer des Césars, le lui demandait depuis plusieurs mois. Le 25 septembre,
après une solennelle délibération, un vieux consulaire, M. Claudius Tacitus, qui se glorifiait de descendre du grand historien,
fut fait Auguste. Son élection devint le signal de la pacification religieuse.
Les gouverneurs, à qui le prince ne donnait pas d'ordres, n’osèrent continuer
la persécution. L’édit d’Aurélien avait pu survivre à son auteur; mais il devint
caduc sous un successeur qui ne paraissait point s’en soucier. Les portes des
prisons s’ouvrirent pour les chrétiens. C’est ainsi que saint Chariton, emprisonné à Iconium,
devint libre dès qu’on y eut appris l’avènement de Tacite: si suspects, si
pleins de confusion que paraissent ses Actes, un détail d’une telle précision
historique ne peut avoir été inventé.
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