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LES DERNIERES PERSÉCUTIONS DU TROISIÈME SIÈCLE(GALLUS, VALÈRIEN, AURÈLIEN)
CHAPITRE IV
LA CHUTE DE VALÉRIEN ET LE PREMIER ÉDIT DE TOLÉRANCE.I.
La chute de Valérien.
La pensée de la justice divine soutenait les chrétiens au milieu de leurs
souffrances. Ils sentaient que le colosse qui les opprimait avait des pieds
d’argile, et que la pierre détachée de
la montagne » l’abattrait tôt ou
tard. Les persécuteurs tombaient déjà l’un après l’autre. La chute de Dèce
avait été lamentable; Gallus, pour avoir marché quelque temps dans les voies de
Dèce, avait tristement fini; et déjà Valérien penchait vers la ruine. De toutes
parts se faisaient entendre les bruits avant-coureurs d’un désastre. On se
rappelle qu’au moment de recevoir la mort, des martyrs d’Afrique avaient
annoncé des invasions, des pestes, des famines, des tremblements de terre, une
mystérieuse captivité. C’était prédire les dernières années de Valérien. Le
récit en appartient à l'histoire des persécutions, car, selon les lieux, ces
calamités furent aux chrétiens une occasion d'héroïsme ou de défaillance, et la
catastrophe qui. les termina renferme mie leçon terrible pour les persécuteurs
de tous les temps.
Dans leur extase, les martyrs de Lambèse avaient cru voir «des cavaliers
blancs, portés par de blancs coursiers, dont on entendait le galop sonore et
les sauvages hennissements». Ces paroles font probablement allusion aux tribus
Kabyles qui, vers 258 ou 259, ravagèrent la Numidie. Enveloppés comme
aujourd’hui dans leurs burnous flottants, montés sur leurs petits chevaux sans
bride, à l’épaisse crinière, les «cavaliers blancs» accouraient de la seconde
chaîne de l’Atlas et des chotts salés de Tubon, ou
descendaient tumultueusement des montagnes de Fer: quatre cheiks les
conduisaient, dont l’un, Faraxen, était la terreur
des Romains. La défaite de ce hardi partisan put seule mettre fin à l’invasion;
la ferveur avec laquelle, dans ce même camp de Lambèse où avaient péri tant de
martyrs, le légat Decianus remercia de la victoire
Jupiter et tous les dieux montre l'effroi qu'avait ressenti ce magistrat cruel
en voyant si vite accomplie la prédiction de ses victimes.
Des invasions autrement redoutables dévastaient au même moment les rivages
opposés de la Méditerranée, ici versant de nouveau le sang chrétien, ailleurs
châtiant les villes où jadis il avait été répandu. Valérien était toujours dans
l’Orient, qu’il ne devait plus quitter; son fils Gallien, chargé de défendre
l’Occident, venait de se porter du Rhin sur le Danube, quand le roi des Alemans Chrocus profita de son absence pour entrer en Gaule.
La haine de la civilisation, sentiment inné chez le Barbare, faisait de Chrocus l’ennemi de tonte grandeur : il s'attaquait avec la
même joie aux édifices du paganisme et à la foi des chrétiens. On put juger de
son fanatisme lorsque, passant avec ses troupes au pied du Puy de Dôme, il
aperçut les sommets couronnés par les immenses constructions du temple de
Mercure Dumias. Bientôt, sur l’ordre du Germain, les
épaisses murailles, les marbres, les mosaïques, la colossale statue du dieu,
s’abîmèrent dans les flammes. Descendues de la montagne, les hordes allemandes
dévastèrent les environs de Clermont, anéantirent des industries florissantes,
massacrèrent de nombreux habitants. Une importante Eglise existait dans ces
régions, où l'Evangile avait été porté par saint Austremoine.
Six mille chrétiens furent, dit-on, immolés en haine de leurs croyances: on cite
parmi eux Victorin, ancien ministre inférieur du temple de Mercure Dumias, ancien agent de la persécution de Valérien,
converti et martyrisé en même temps que Cassius, Antolianus, Liminius : des autres « Dieu seul sait les noms»,
dirons-nous en empruntant le touchant langage des inscriptions antiques.
Pendant que les populations épouvantées se réfugiaient sur les hauteurs ou
s’enfermaient dans les places fortes, les évêques prenaient déjà ce rôle de
«défenseurs» qu’ils rempliront en face de toutes les invasions. Ils essaient de
traiter avec l'ennemi, ils parlent au nom des cités, quelquefois ils meurent en
essayant de les sauver. Privât, évêque d’Anderitum Gaballorum (Javoulx), dans le
Gévaudan, surpris par les Barbares en dehors du camp où s'étaient retranchés
les habitants, refuse de trahir ses concitoyens, puis de sacrifier aux sauvages
divinités du Nord, et tombe martyr du patriotisme et de la foi. Didier, évêque
de Langres, s'offre pour victime, conjure le vainqueur de se contenter de son
supplice, et périt avec l’archidiacre Valerius et de nombreux compagnons.
Ausone, évêque d’Angoulême, voyant les assiégés manquer de pain, va trouver le
Barbare, se déclare l’auteur de la résistance, et paie son dévouement de sa
vie. Qu'on ne voie pas dans ces faits un anachronisme: les chrétiens tendent
partout dès lors à prendre ce rôle. Cinq ans plus tard, deux fidèles
d’Alexandrie, qui l’un et l'autre deviendront évêques, se feront médiateurs
entre les troupes romaines et une partie de la population révoltée. Dans les
grands périls les regards éperdus se tournent vers les dépositaires de la force
morale : l’autorité vient à eux, presque malgré eux.
Cependant la tempête qui s'était abattue sur la Gaule touchait à sa fin. Chrocus et ses bandes, attirés comme tous les Barbares du
Nord par les pays du soleil, se mirent en marche vers l'Italie : une armée
romaine les détruisit sous les murs d'Aix. Un autre orage fondit alors sur une
contrée Avoisine, jusque-là protégée par son éloignement du monde germanique:
des Francs envahirent l'Espagne, saccagèrent Tarragone, où venaient de périr
pour le Christ Fructueux, Augure et Euloge, ruinèrent un grand nombre de
villes, parcoururent pendant douze années la Péninsule épouvantée, puis,
s'emparant de vaisseaux romains, passèrent en Afrique, où l’histoire les perd
de vue. Tel était l’empire, à cette heure tragique. On dirait une terre vide.
Les peuples le traversaient comme une caravane traverse un désert. Cependant
toute résistance n'avait pas cessé dans les provinces occidentales; Gallien et
surtout Aurélien, l’un de ses meilleurs capitaines, remportaient encore des
victoires en Italie et en Illyrie; le sénat, retrouvant un élan de patriotisme,
prescrivait une levée en masse. Dans l'Orient, le spectacle est plus triste :
les Barbares font autant de ruines, mais les peuples ne se sentant pas
défendus, s’abandonnent aux envahisseurs. Valérien assiste, inerte et morne, à
l'écroulement de sa fortune.
Les Borans de l'Euxin et les Goths du Danube envahirent successivement le nord de l'Asie romaine, et
le dévastèrent tout entier, entrant sans coup férir dans les places fortes,
pillant le Pont, la Cappadoce et la Bithynie. L’invasion des Alemans en Gaule
avait ajouté un chapitre glorieux à l'histoire des martyrs: les incursions des
Goths et des Borans nous font, hélas! assister à une
défaillance des chrétiens. La révélation inattendue de la force des Barbares et
de l'impuissance de l’empire avait frappé de stupeur les populations du
littoral asiatique, jusque-là si riche et si bien gardé. Parmi les maisons
pillées, les temples incendiés, à la vue des garnisons romaines en fuite, elles
s’étaient prises à douter d’un régime qui laissait voir tout à coup son
irrémédiable fragilité. Puisque le lendemain n’est pas assuré, pourquoi ne pas
jouir du jour présent? puisque la civilisation ne peut plus défendre les siens,
pourquoi ne pas se mettre avec les ennemis de la civilisation? Des bandes de
pillards se formèrent dans le Pont : les uns se joignaient aux Barbares,
d’antres glanaient où les envahisseurs avaient moissonné. Parmi ces transfuges
se trouvèrent des chrétiens, dont la foi imparfaite n'avait pas résisté au
désordre social produit par l’invasion . L’apôtre du Pont, Grégoire le
Thaumaturge, fut averti. Un cri d’indignation s’échappa de son âme. C’est en
évêque, mais c'est aussi en Romain qu’il frappe des peines canoniques les
déserteurs de La religion et du patriotisme, «ceux qui, en ces jours de deuil
et de larmes, se sont réjouis dans l’espoir de gagner quelque chose à la ruine
commune,... ceux qui, profitant du trouble, ont ravi le bien d’autrui, envahi
et pillé les maisons, et se sont conduits à l’écart de leurs frères comme des
Goths ou des Borans,... ceux qui ont poussé
l’inhumanité jusqu’à retenir en esclavage des captifs échappés à l'ennemi,...
ceux qui, oubliant qu’ils sont citoyens du Pont et chrétiens, se sont enrôlés
parmi les Barbares, et ont trempé les mains dans le sang de leurs compatriotes»
Des traits d’une autre nature consolent l’historien attristé de ces
trahisons. Au milieu du troisième siècle, la guerre fut un des moyens dont se
servit la Providence pour répandre la loi parmi les Barbares. Sur leurs
vaisseaux chargés des richesses de la Bithynie, les Goths, sans le savoir,
rapportaient l’Évangile. Il y avait des chrétiens et des prêtres parmi les
captifs qui ramaient à leur bord. Les conquérants, qui dans une antre occasion
s’étaient montrés sensibles aux vertus des fidèles, paraissent cette fois
encore les avoir traités avec douceur. Les prisonniers prêchèrent hardiment le
Christ. En les voyant soigner les malades, en assistant aux miracles obtenus du
ciel par une ardente charité, beaucoup parmi les vainqueurs sentirent leur âme
s’ouvrir à de nouvelles croyances. Des Goths s’agenouillèrent aux pieds de
leurs captifs et reçurent d’eux le baptême. Une petite Eglise, promptement
florissante, se forma entre le Danube et le Dniester.
La retraite des Goths avait été causée par un mouvement de Valérien, qui
d’Antioche s'était porté vers la Cappadoce. Victorieux sans avoir combattu,
l’empereur revint en Syrie, conduisant une armée débandée, dont le passage fit
presque autant de mal que les Barbares. De telles troupes n'étaient point
préparées à soutenir le choc du terrible ennemi qui, à cette heure même,
accourait du fond de l’Orient. Sapor, héritier des desseins de son père
Artaxerxès, voulait faire rentrer sous la domination des Sassanides tous les
pays jadis possédés par Cyrus, et, pendant le règne de huit empereurs, n'avait
cessé de menacer l'Asie romaine. Depuis plusieurs années maître de l’Arménie,
où il avait porté la guerre sainte et rétabli le culte du Feu, le «roi des ois» à qui la possession de ces hauts plateaux montagneux
donnait la clef des contrées environnantes, s’avançait maintenant en
Mésopotamie. Les vastes plaines qui s'étendent de l'Euphrate aux premiers
contreforts de l’Arménie furent toujours le champ clos où se heurtèrent la
Perse et l'empire. Nisibe, Carrhes, tant de fois
prises et reprises, tombèrent aux mains de Sapor. Valérien se porta au-devant
de lui, avec des soldats fatigués d’avoir deux fois traversé la Cappadoce. La
peste, qui n'avait pas cessé depuis plusieurs années, prenait à ce moment une
terrible intensité: à Rome, en Achaïe, des milliers de personnes mouraient en
un seul jour. Le fléau fit des ravages dans le camp impérial. L’épuisement
causé par la maladie ne demeura probablement pas étranger à la catastrophe qui
survint. Quelles en furent les causes immédiates? Les historiens rapportent des
versions différentes : elles se complètent plus qu’elles ne se contredisent, et
peuvent être aisément conciliées. Trebellius Pollion assure qu’un général, chargé par Valérien du
commandement, se laissa volontairement vaincre, chose facile avec des troupes
sans vigueur et sans discipline. Saint Denys d’Alexandrie nomme le traître:
c’est le mauvais génie de Valérien, l’ennemi des chrétiens, l’instigateur de la
persécution, Macrien, devenu par une juste dispensation de la Providence,
l’auteur de la chute après avoir été celui du crime. A la suite de la défaite,
l’empereur essaya de traiter. Sapor exigea une entrevue. Un bas-relief de
Persépolis montre le souverain de Rome à demi prosterné, tendant vers le
Barbare des mains suppliantes : Sapor à cheval, la tiare en tête, la main sur la
garde de son épée, écoute, superbe. L’empereur était venu peu accompagné: on le
saisit, au mépris de la foi jurée. Alors commença pour le persécuteur la plus
humiliante captivité, pendant laquelle il dut bien des fois envier le sort de Dèce,
qui, châtié comme lui, avait eu du moins la consolation de mourir en soldat.
Sapor, suivi de son prisonnier qui lui servait, dit-on, de marchepied pour
monter à cheval, entra en Syrie: un traître, Cyriadès,
guidait son armée vers Antioche. Ville de luxe et de plaisir, Antioche n'avait
pas suspendu ses fêtes accoutumées. On raconte que le peuple était assemblé au
théâtre, regardant ces fameux mimes syriens auxquels Rome dut tant de corruption,
quand une femme, qui jouait dans la pièce, leva tout à coup les yeux et s’écria
: «Je rêve, ou voici les Perses!». L'ennemi avait en silence gravi le Silpius, et couronnait l’enceinte qui court sur ses crêtes.
Bientôt les flèches persanes volèrent dans le théâtre, et une ville de cinq
cent mille âmes, merveilleusement fortifiée, tomba aux mains des Barbares sans
avoir été défendue. En présence de Valérien prosterné, Sapor donna la pourpre
au traître Cyriadés, et contraignit la garnison à
prêter serment à ce fantôme de souverain. Les historiens romains n'ont pas osé
raconter une telle scène, et les écrivains chrétiens eux-mêmes la taisent :
seuls les bas-reliefs de la Perse en ont gardé le souvenir.
Après avoir ravagé le nord de la Syrie, Sapor franchit les défilés de
l'Amanus, prit Tarse, et s’empara de Césarée, dont les habitants, emmenés en
captivité, furent rachetés par les aumônes qu’envoya de Rome le pape Denys.
«Les Perses, dit Zosime, se seraient facilement rendus maîtres de l'Asie
romaine, s'ils n’avaient été pressés d’aller jouir chez eux de leur victoire et
d'y porter leur butin». Quand la Cappadoce et la Lycaonie eurent été
dépouillées, le roi sassanide reprit la route de Ctésiphon. D’innombrables
chariots remplis de butin, de longues files de prisonniers l'accompagnaient:
ces malheureux obtenaient à peine de quoi manger, et, une fois par jour,
étaient conduits en troupeau à l’abreuvoir. Parmi eux marchait un empereur. Le
monde asservi par Rome prenait pour la première fois sa revanche de tant
d'insolents triomphes, de tant de rois suivant le char impérial dans les rues
de la ville éternelle, et menés aux gémonies pendant que le triomphateur
montait au Capitole. Les chefs de l'Église avaient le cœur trop haut pour se
réjouir d'un deuil national; mais ils ne pouvaient méconnaître l’arrêt de la
justice divine. «Pour avoir obéi aux conseils de Macrién et persécuté les justes, écrit saint Denys d'Alexandrie, Valérien fut livré aux
outrages et aux opprobres, selon la parole du Seigneur à Isaïe: « Ils ont
choisi leurs voies, ils ont accompli les abominations résolues dans leur cœur.
Et moi je ferai d’eux un jouet, et je punirai ainsi leurs crimes.» Soixante ans
plus tard, un empereur, jetant ses regards en arrière, s’écriera dans une assemblée d’évêques: «0 Valérien, qui ne fus pas moins cruel que Dèce
pour les serviteurs de Dieu, tu as manifesté aux yeux de tous sa juste
vengeance, lorsque tu suivais ton vainqueur avec des chaînes sur ta pourpre et
tes ornements impériaux, ou lorsque par ordre de Sapor on t'écorchait pour
faire de ta peau l’éternel trophée de ton infortune!». Telle fut la fin de
Valérien : il traîna pendant plusieurs années chez les Perses une vie sans
honneur et sans espoir : après sa mort, sa peau, tannée, teinte en rouge, fut
suspendue dans un temple, hideux «trophée» que l’on voyait encore au quatrième
siècle (2),
II.
L’édit de Gallien.
La leçon ne fut pas perdue pour Gallien. À peine sur le trône, il fit
cesser la persécution, et, avec plus de hardiesse qu’aucun de ses
prédécesseurs, assura aux chrétiens un régime de tolérance légale qui eût pu
devenir la paix définitive à laquelle aspirait l’Église. La docilité de Gallien
à de bons conseils, mais la faiblesse et l’inconséquence de sa conduite,
expliqueront ce que cet acte eut d’excellent et les causes qui l’ont empêché de
donner tous ses fruits.
Depuis un demi-siècle les femmes étaient toutes puissantes au Palatin.
Vertueuses ou dépravées, elles dirigeaient de leur salon le mouvement des
esprits. L’épouse de Gallien, gardant je ne sais quoi de discret et de contenu
où se reconnaît la Romaine de race, semble de la famille intellectuelle des
princesses syriennes qui jouèrent un si grand rôle sous les Sévères. Comme
Julia Domna, son charme sérieux attire et retient
près d’elle les philosophes; plus même que Mammée,
elle sentira un jour la beauté du christianisme. C’est d’abord vers la
philosophie qu’elle se tourna. Conservant sur l’esprit de son infidèle époux un
pouvoir depuis longtemps perdu sur son cœur, Salonine lui avait fait naguère accueillir Plotin, l’auteur des Ennéades. qui, grâce à
elle, fut sur le point de fonder eu Campanie la ville de philosophes rêvée par
Platon. La pensée de se retirer du monde, pour vivre sans devoirs publics ni
intérêts privés, était bien conforme aux tendances découragées d’un siècle qui
marchait à sa fin, pliant sous les calamités de toute sorte. On en a fait un
grief aux chrétiens : c’est aux philosophes que convient ce reproche. Le
préteur Rogatianus, disciple de Plotin, néglige par
amour de la philosophie l'administration de son bien, ne veut plus ni maison ni
esclaves, refuse de se rendre au sénat et de remplir sa charge. «Éloignons-nous
du forum et de l’existence commune» écrit Porphyre. Ce second fondateur du
néoplatonisme vint à Rome retrouver Plotin. Le commerce de tels hommes,
l’attrait de leurs doctrines, qui s’accordaient aux sentiments de son âme fière
et blessée, suffirent pendant quelque temps à consoler Salonine,
et peu à peu l'acheminèrent à des vérités plus hautes. Plotin avait étudié onze
ans près du chrétien Ammonius Sacras, dont
renseignement lui avait laissé une empreinte ineffaçable. Porphyre écrira plus
tard quinze livres contre les chrétiens, qui seront comme le prélude de la
persécution de Dioclétien mais en ce
moment il songe plutôt à les imiter, et à transformer les sensuelles légendes
du paganisme en un mysticisme pur, raisonnable et pieux. Tous deux s’arrêtèrent
au seuil de la pleine lumière: beaucoup de leurs disciples, curieux aussi des
dogmes évangéliques, passèrent outre, et sortirent chrétiens de leur école.
Telle fut, semble-t-il, la marche suivie par Salonine:
elle traversa la philosophie pour arriver à l'Evangile, dès le règne de
Valérien. Sa conversion, ignorée du public, mais indiquée sur quelques
médailles par un signe discret, ne put rester inconnue de Gallien. A peine devenu
maître de l'empire, il voulut donner satisfaction à une femme dont les vertus
honoraient le trône. L'émotion causée par la fin tragique de Valérien lui fit
prêter une oreille favorable aux conseils ou aux prières de l’impératrice.
Naguère il avait été sur le point de livrer une ville campanienne aux
expériences sociales d’un groupe de philosophes: il consent aujourd’hui à
donner droit de cité aux amis chrétiens de Salonine,
à une société qui n’a pas d'expériences à faire et qui compte déjà deux siècles
de durée.
Telle est, croyons-nous, l'influence à laquelle obéit Gallien. Probablement
il ne lui résista pas beaucoup, car aucun document ne l’avait montré prenant
une part personnelle aux violences de son père contre les chrétiens. Le texte
des lois de pacification ne nous est point parvenu; mais Eusèbe, qui lut les
pièces originales, en a conservé la substance. L’empereur ordonnait de cesser
la persécution et de restituer les biens ecclésiastiques. Il effaçait ainsi
toute trace de la guerre déclarée par Valérien aux associations chrétiennes, et
reconnaissait à l’Eglise les droits sans lesquels une société religieuse ne
peut subsister, celui de prier librement, celui de posséder les biens
nécessaires au culte, à la sépulture et aux aumônes. Plusieurs constitutions
furent publiées dans ce but. D'abord un édit général rendit en termes exprès la
liberté de leur ministère aux chefs des Églises et à tous les membres du clergé
Puis des rescrits réglèrent les détails d'exécution de l’édit. Ces rescrits
paraissent avoir été de deux sortes. Les uns furent adressés collectivement aux
évêques de chaque province, pour les remettre en possession des biens
religieux, c'est-à-dire des édifices consacrés aux assemblées chrétiennes, que
le fisc avait saisis et peut-être vendus. D'autres rescrits furent envoyés à
quelques prélats, pour leur rendre l’usage des cimetières; ceux-ci avaient été
seulement occupés, et probablement ne l'avaient pas été partout: la persécution
cessant, ils retournaient de plein droit au corps des fidèles et au «collège
des frères»
Bien que les documents ne le disent pas, l’édit fit probablement d’autres
restitutions. La persécution n’avait pas seulement amené la confiscation ou le
séquestre des biens ecclésiastiques; on se rappelle que les propriétés d'un
grand nombre de chrétiens avaient été dévolues au fisc. C'était l’application
du droit commun, qui prononçait la confiscation des biens appartenant aux
proscrits ou à ceux qui encouraient une sentence capitale. Le second édit de
Valérien aggrava la mesure, en ce qui concernait les chrétiens de distinction
et les Césariens: pour eux, la confiscation fut de plein droit, par voie
administrative, avant même le procès et la sentence. A l’égard des fidèles qui
ne rentraient pas dans ces catégories, la règle générale restait en vigueur, et
la peine capitale entraînait la confiscation des biens. Il est probable que l’édit
de Gallien, qui rétablissait l’Église dans ses droits de propriétaire, y
rétablit également les chrétiens, au moins pour les biens (pie le fisc n’avait
pas aliénés. Un trait de la vie de saint Félix, mort, croyons-nous, sous
Gallien, parait l'indiquer. Quand «la paix eut fait rentrer l’épée au fourreau»,
Félix revint à Noie. «Jadis propriétaire de grands domaines, de terres, de
maisons, il avait tout perdu en confessant la foi. La paix restaurée lui
permettait de revendiquer ses possessions héréditaires; mais il ne voulut pas
demander à la justice ce que la confiscation lui avait ravi. Beaucoup l’y
engageaient, entre autres la riche et pieuse veuve Archelaïs:
elle le pressait de faire valoir ses droits, afin de recouvrer des richesses
qu'il pourrait distribuer en aumônes. Mais lui, souriant de cette sollicitude,
se contentait des biens célestes. Il se fit colon, et, sans serviteur, vécut en
cultivant de ses mains trois arpents qu'il avait loués. Ce pauvre volontaire,
qui trouvait encore moyen de secourir les indigents, termina ainsi sa vie, ou
plutôt échangea une vie mortelle contre une éternité bienheureuse». Les
sollicitations repoussées par saint Félix montrent qu’il eût pu rentrer dans
son patrimoine, si un désintéressement sublime ne l’avait empêché de faire
valoir ses droits. L’édit accordait donc aux confesseurs des moyens légaux
d’être indemnisés de la confiscation. C’était une conséquence de l’amnistie.
Les bienfaits de l’édit se firent promptement sentir à Rome. Le siège de
saint Pierre était resté vacant pendant une année après le martyre de saint
Sixte. On se rappelle que six diacres avaient été immolés en même temps que
celui-ci, et que le premier diacre, Laurent, avait suivi au bout de trois jours
son chef et ses frères. Du mois d’août 258 au mois de juillet 259, la
persécution trop violente empêcha de donner un successeur à saint Sixte. La
même situation s'était présentée sous Dèce après le martyre de saint Fabien, et
l’on avait vu les prêtres et les diacres administrer l'Église de Rome pendant
un intérim de dix-huit mois. Mais entre la mort de Sixte et la nomination de
son successeur ce furent les prêtres seuls qui prirent le gouvernement: tous
les diacres avaient péri! Aussi, contrairement à l’usage d'élever le premier
diacre au rang suprême, le prêtre Denys fut-il élu
quand le ralentissement de la persécution permit de remplacer le glorieux
pontife qui avait teint de son sang la chaire épiscopale. Quelques mois
s’écoulèrent entre cette élection et l’édit de pacification promulgué par
Gallien. Denys se hâta de profiter de la loi nouvelle, et eut la joie de
recouvrer tout le patrimoine de l’Église romaine. «Il donna, dit sou biographe,
des églises aux prêtres, et constitua les cimetières». Ces paroles font
clairement allusion au rétablissement des deux ordres de propriétés
ecclésiastiques restitués par des rescrits successifs de Gallien, et montrent
le pape confiant d’abord à des prêtres les édifices religieux rendus à
l’Église, puis réglementant de nouveau l’administration des cimetières après
que le séquestre, qui durait depuis trois ans eut été levé.
Signé par un meilleur souverain, l’édit qui s’exécutait si facilement à Rome
et en Italie ont pu avoir l’effet qu’aura plus tard l'édit de Milan. Mais le
caractère indolent et la mauvaise politique de Gallien lui ôtaient les moyens
d’imposer sa volonté. Soldat courageux et même bon capitaine sur les champs de
bataille, il n’est plus dans l'intervalle des guerres qu’un enfant cruel et
vicieux. Hors de Rome, il sait combattre; quand il se retrouve au milieu des
délices de Rome, toute autre chose le laisse indifférent. «Amusons-nous,
disait-il, pendant qu’il perdait l’empire du monde». Il ne retrouve l'énergie
qu’à contre-sens, pour lutter contre les événements d’où sortirait le salut,
détourner pour longtemps la politique romaine de sa direction naturelle, et
s'user en de vains efforts.
Les faits, cette voix confuse de la Providence dont il faut savoir
discerner le sens, parlaient cependant plus clairement que jamais. Les Barbares
pressaient l’empire de tous côtés, et les peuples, qui ont parfois l'intuition
des vérités méconnues par les politiques, comprenaient qu'à tant d’ennemis il
fallait plusieurs adversaires : un seul prince, fùt-il aussi énergique et vigilant que Gallien était oublieux et mou, ne pouvait de
Rome se porter sur tant de points menacés. Aussi voyons-nous la monarchie
impériale se fractionner d’elle-même: une puissante confédération se forme à
l’Occident sous Posthume, à l’Orient sous Odenath et Zénobie, et çà et là en
Illyrie, en Pannonie, en Afrique, en Asie Mineure surgissent d’éphémères
royautés, indices des courants nouveaux qui entraînent les peuples. Sans doute
le bon sens ne permettait pas de diviser à l’infini l’unité romaine; mais,
après avoir facilement écrasé quelques aventuriers, Gallien pouvait assurer la
frontière du Rhin en reconnaissant l'empire des Gaules, réunir sous une main
ferme les provinces asiatiques en s’alliant avec l’empire naissant de Palmyre,
et faire dès lors la monarchie tripartite que Dioclétien fondera vingt ans plus
tard. Gallien aima mieux repousser toutes les avances, et fatiguer les légions
à des luttes fratricides. Il ne sut pas être, en politique, un Dioclétien;
c’est pour cela qu'il n’eut pas l’autorité nécessaire pour devenir, en matière
religieuse, un Constantin.
Si, au lieu d’un prince impuissant et jaloux, l'édit de pacification avait
eu pour auteur un clairvoyant politique, appuyé sur un collègue en Occident, un
autre en Orient, et capable d’imposer à tous l’obéissance, le résultat eût pu
être différent, la paix religieuse avancée d’un demi-siècle, des flots de sang
épargnés au monde. Mais l’homme, manqua aux circonstances et le pouvoir à la
volonté. L’Église reprit possession de ses biens là où Gallien restait le
maître; l’édit s’exécuta même dans des provinces qui s’étaient déclarées
indépendantes, mais dont les chefs aspiraient à entretenir de bons rapports
avec le souverain de Rome: ailleurs son autorité fut rejetée et la persécution
continua.
III.
Les chrétiens sous les trente tyrans.
Ou a donné le nom des «trente tyrans » aux usurpateurs qui s’élevèrent
sous Gallien : en réalité, ils ne furent ni trente ni tyrans. Ce mot ne saurait
convenir au vaillant général que choisirent les armées de Germanie et les cités
gauloises en apprenant la captivité de Valérien. La nécessité de défendre
l’Occident contre les Barbares les porta seule à transformer en Auguste le chef
qui depuis plusieurs années administrait avec une autorité presque souveraine
les vastes contrées bornées à l’est par le Rhin et les Alpes. Mais rien ne fut
changé à la forme du gouvernement. Les pères conscrits rassemblés près de
Posthume à Trêves ne différèrent ni par les insignes, ni par les traditions et
le langage de ceux qui entouraient Gallien à Rome. Des monnaies portant au
droit l'effigie de Posthume gardèrent au revers le type de «Rome éternelle». Il
y eut un empereur romain en Gaule, non un empereur gaulois. Ainsi s'explique
comment les provinces les plus attachées à Rome, comme la Bretagne et
l’Espagne, se rangèrent sans hésiter sons le sceptre du nouvel Auguste.
Ni sous Posthume, ni sous son meurtrier Lollianus,
ni sous Victorinus, Marius, Tetricus, qui régnèrent
pendant que gouvernait la fière et courageuse Victorina,
les chrétiens ne furent inquiétés. Aussi longtemps que dura l’empire
gallo-romain, c’est-à- dire de Gallien à Aurélien, aucun fait de persécution
n'est rapporté pour la Gaule, la Bretagne ou l’Espagne. Les empereurs qui se
succédèrent dans ces contrées avaient assez de défendre le Rhin contre les
Germains, les Alpes contre Gallien; pas plus que leurs peuples ils ne
montrèrent une dévotion exclusive et jalouse pour le culte officiel. En Gaule
particulièrement, les vieilles religions indigènes subsistaient de concurrence
avec lui, et s’y laissaient malaisément absorber. Les campagnes gardaient la
prépondérance; la langue, les croyances, mille dévotions populaires se
maintenaient, attestées par le grand nombre des divinités topiques : en bien
des lieux on consultait encore les druides et l’on parlait celte. Même dans les
sanctuaires des villes, d’étranges figures mêlaient souvent leurs formes
monstrueuses aux lignes élégantes des dieux enfantés par l’art de la Grèce et
de Rome. De là quelque tiédeur pour ceux-ci, et, hormis dans les grandes cités,
peu de haine contre les réfractaires. Ne peut-on croire que les chrétiens
furent aussi protégés par le souvenir de l’énergie et du dévouement qu’ils
avaient montrés pendant l’invasion de Chrocus? A
défaut même de l’équité ou de la reconnaissance, la politique eût obligé à les
bien traiter, car les empereurs des Gaules cherchèrent toujours à se faire
accepter de Gallien pour collègues, et, dans cette pensée, étendirent
probablement son édit à tous les pays de leur domination.
La même tolérance exista sans nul doute dans les provinces danubiennes, où,
après la chute de deux «tyrans» éphémères, un ancien général de Valérien,
l’ambitieux Aureolus, avait pris la pourpre. Gallien,
renonçant à le vaincre, reconnut cet inquiétant rival, qui menaçait par les
Alpes Rhétiennes le nord de l’Italie: l’alliance d’Aureolus contre les princes gaulois fut le prix de cet accord. L’allié temporaire de
Gallien dut, au moins jusqu'au jour où il se révoltera de nouveau, garder aussi
la paix religieuse.
Pendant que les Eglises jouissaient du repos en Italie et en Afrique, où
régnait Gallien, dans les provinces d’Aureolus et
dans les États gouvernés par Posthume ou ses successeurs, la persécution durait
en Orient. Tout entier à sa lutte impolitique contre l’empire gaulois, Gallien
ne s’occupait guère de ces lointaines contrées. De braves gens, cependant,
combattaient pour lui, et avaient été sur le point de changer en désastre la
retraite des Perses. Le fantôme d’empereur installé par eux à Antioche fut brûlé
vif; le préfet du prétoire, Balliste, battit leurs
troupes alourdies par le butin et les prisonniers, et s’empara même du harem de
Sapor; Odenath, prince de Palmyre, les poursuivit jusqu'à Ctésiphon. Ce
guerrier demi-barbare, qui joignait à la chevaleresque fierté de l’Arabe un
respect superstitieux pour la civilisation romaine, s’était fait le champion de
Valérien captif: on ne sait quel aurait été le résultat de son initiative
hardie, si la nouvelle de l’usurpation de Macrien ne l’avait rappelé. Celui-ci,
après une feinte résistance, venait de recevoir de l’armée d’Asie l’autorité
suprême, ou plutôt de donner la pourpre à ses deux fils Macrien le jeune et Quietus, se réservant de gouverner sous leur nom.
L’insatiable et cruel Macrien au pouvoir, c’était la guerre civile et la
persécution. Quand saint Denys, se liant à l'édit de Gallien, rentra de son
exil de Colluthion, il trouva Alexandrie en armes,
l’immense Corso bordé de portiques changé en une vaste solitude, les bassins et
les canaux remplis de sang, la population diminuée de moitié: là c’est le
désert. ici c'est la mer bouge, écrit l’évêque, qui ajoute: «Aller d’Orient en
Occident est plus facile que de passer d’un quartier d’Alexandrie à lin autre».
Aux approches de Pâques (261) il ne put communiquer avec les fidèles que par
écrit. Pendant que les partisans et les adversaires de Macrien se battaient en
Égypte, la persécution de Valérien continuait dans les provinces soumises à la
domination de son ancien conseiller. On ne s’apercevait pas en Asie que «la
paix' venait d’être partout ailleurs rendue aux Églises». L’armée elle-même
était inquiétée. La situation qui lui était faite se montre par le trait
suivant, que nous a conservé Eusèbe.
Un officier chrétien, appartenant probablement à l’une des quatre légions
de Syrie, se trouvait à Césarée de Palestine. Il s’appelait Marinus,
et avait rang d’optio ou sous-centurion. Une
place de centurion devenant vacante dans la légion, «son rang le désigna pour
l’obtenir». Mais un rival le dénonça, disant que le cep de vigne ne pouvait
appartenir à un homme qui adorait le Christ et ne sacrifiait pas aux empereurs.
Traduit devant un juge (militaire ou civil?) nommé Achée, Marinus s’avoua chrétien. Le magistrat lui donna trois heures pour prendre parti. Comme
il sortait du prétoire, l'évêque de Césarée, Theotecne,
vint à sa rencontre. Le prenant par la main, l’évêque, tout en causant, le
conduisit à l'église. Arrivés devant l’autel, Theotecne souleva légèrement la chlamyde du soldat, et lui montrant d’une main l’épée
suspendue à son côté, de l’autre l’Evangile: «Entre les deux, choisis», dit-il.
Sans hésiter, Marinus saisit le livre sacré.
«Attache-toi donc à Dieu, continua l’évêque, et, fortifié par sa grâce, obtiens
ce que tu as choisi. Va en paix». Comme le soldat sortait de l’église, il
trouva le héraut qui l’appelait. Les trois heures étaient passées. Marinus, ramené devant le tribunal, confessa de nouveau sa
foi, d’un accent plus ferme et plus vif. Conduit sans délai au supplice, il
mourut intrépidement. Mais, comme toujours, sa mort, loin d’abattre les
chrétiens, excita leur courage. Au moment où il venait d’expirer, un homme, le
visage fier, sortit de la foule. C’était un sénateur romain, décoré du titre d’
ami des empereurs; et appartenant probablement à la grande famille des Asterii: selon toute apparence, on doit reconnaître en lui
«le clarissime Asterius» dont parlent les Actes des
saintes Seconde et Rufine, immolées sous Valérien.
Les assistants s'écartèrent respectueusement sur son passage, car il était
célèbre non seulement par sa noblesse, mais encore par ses vertus et ses
miracles: redoutable aux puissances infernales, il avait un jour fait cesser
d’étranges prestiges, qui s’accomplissaient dans le petit lac de Panéas, au-dessous des sources, du Jourdain. Pendant que
païens et chrétiens rappelaient ce souvenir, Asterius s’approcha du soldat martyrisé, enveloppa le corps d’étoffes précieuses, et, le
chargeant sur ses épaules, l’emporta aux yeux de tous jusqu’au lieu de la
sépulture.
On peut juger, par ces faits, de l’état des Églises en Orient. Dans
certains lieux, l’édit de Gallien avait reçu un commencement d’exécution; c'est
ainsi que Denys put rentrer dans Alexandrie et Theotecne recouvrer le sanctuaire chrétien de Césarée. Ailleurs, la restitution des biens
ecclésiastiques dut être arrêtée par l’usurpation de Macrien. Enfin, le sang
des martyrs coulait jusque dans l’armée, où Macrien, s’il eût vécu, n’aurait
sans doute pas souffert un soldat ou un officier chrétien. Mais une inquiète
ambition ne lui laissa pas le loisir d'aller jusqu'au bout de ses desseins.
Oubliant que la seule raison de son empire était la défense de l’Orient, il ne
craignit pas de passer en Europe et de marcher sur Rome. Ses troupes
l’abandonnèrent dès le premier combat : il périt en Thrace avec son fils aîné.
pendant que son second fils était tué dans Émèse, qu’assiégeait Odenath au nom
de Gallien.
La joie avec laquelle les chrétiens d’Orient saluèrent la chute de Macrien
montre la crainte qu'il leur inspirait, le mal qu'il leur avait fait déjà.
«Après avoir trahi un empereur, combattu un second, il a été rapidement enlevé,
avec toute sa race, écrit Denys d’Alexandrie. Gallien fut donc proclamé du
consentement de tous: empereur à la fois ancien et nouveau, qui précéda
l’usurpateur et qui lui succède. Ainsi a dit le prophète Isaïe: «Voici que ce qui
était au commencement est venu, et ce qui mainte tenant se produira est
nouveau». Car, de même qu’un nuage se plaçant devant le soleil intercepte pour
un temps ses rayons et paraît à sa place; puis, quand le nuage a passé ou s’est
dissipé, le soleil reparaît de nouveau; ainsi Macrien, qui s’était proposé
lui-même et avait usurpé l’empire de Gallien: il n'est plus, comme auparavant il
n'était pas; mais Gallien demeure, semblable à soi-même, et tel qu'auparavant.
La royauté, rajeunie, purifiée, prend une fraîche vigueur : on la voit, on
l’entend, elle est partout». La date de la chute de Macrien est clairement
marquée par l’évêque d’Alexandrie: «Je veux de même contempler les années de
notre empereur. Car je vois que les impies, qui un instant ont paru célèbres,
se sont évanouis en peu de temps. Mais le très religieux empereur, vraiment ami
de Dieu, après avoir régné sept ans accomplis, est entré maintenant dans la
neuvième année de son règne, pour laquelle nous célébrerons des fêtes»
Denys ne parlerait pas en termes plus enthousiastes d’un empereur chrétien:
Constantin sera loué sur ce ton. Gallien, cependant, ne fit jamais profession
de christianisme; mais ce langage confiant et tendre laisse supposer que «le
très religieux empereur, vraiment ami de Dieu», se livrait tout entier aux influences
chrétiennes; bien que le nom de Salonine ne soit pas
prononcé, il se lit entre les lignes. Les fidèles avaient raison de se réjouir,
car Gallien, promulguant de nouveau pour l’Orient les mesures qui mirent fin à
la persécution en Occident, ordonna, dès le lendemain de la défaite de Macrien,
la restitution aux évêques asiatiques ou égyptiens des lieux religieux que le
règne de l’usurpateur n’avait pas encore permis à l’Église de recouvrer. À
cette occasion parait écrite la lettre suivante, rapportée par Eusèbe:
«L’empereur César Publius Licinius Gallien, pieux,
heureux, Auguste, à Denys, Pinna, Demetrius,
et autres évêques. Je veux que mes bienfaits s’étendent à tout l’univers, et
que tous respectent les lieux religieux. Vous pouvez donc agir selon les termes
de mon rescrit, sans que nul ait le droit de vous nuire. J’ai depuis longtemps
accordé ce qu’il vous est permis de faire. Aurelius Cyrenius,
procurateur du fisc, se conformera à mes ordres». On ne s’étonnera pas si les
fidèles attendaient impatiemment l’expiration de la neuvième année de Gallien
pour célébrer à leur manière les fêtes décennales. Leurs temples étaient
ouverts partout, et ils pouvaient librement aller au pied des autels offrir au
Dieu tout-puissant leurs vœux pour l’empereur.
La joie des chrétiens d’Égvpte fut bientôt
troublée. Le préfet Émilien, qui, sous Valérien, exila saint Denys, avait à
peine eu le temps de proclamer de nouveau Gallien dans Alexandrie, quand lui-même
fut contraint de prendre la pourpre. Menacé par une émeute, il ne trouva que ce
moyen de sauver sa vie. Gallien était accoutumé à perdre des provinces; mais il
fallait cette fois faire acte d’énergie, car l'ancien préfet d’Egypte arrêtait
dans les ports la flotte chargée de blé, et Rome eût pu être affamée. Le brave Théodote fut envoyé contre les rebelles. En curieux épisode
de la lutte va montrer la faveur dont jouissaient les chrétiens près du général
de Gallien, faire voir en même temps la vanité des calomnies qui les
représentaient comme fuyant par principe les charges publiques, et la charité
avec laquelle ils se portaient médiateurs dans les discordes civiles.
Grâce à l’effort concerté de deux fidèles, qui s’entremirent entre le
peuple d’Alexandrie et les légions romaines, la plupart des partisans d’Émilien
purent échapper à la mort. Alexandrie possédait alors deux hommes d’une charité
sans bornes et d’une grande valeur intellectuelle: Eusèbe, qui devint plus tard
évêque de Laodicée, Anatole, destiné à le remplacer sur ce siège. Anatole
surtout occupait parmi les lettrés d’Alexandrie une situation considérable. Nul
ne songeait à lui disputer le premier rang: il était calculateur, astronome,
géomètre et physicien en même temps que rhéteur, dialecticien et philosophe.
Les Alexandrins voyaient en lui un second Aristote; à leur demande, il ouvrit
une école pour y enseigner les doctrines du Portique: Jamblique fut, dit-on, un
de ses auditeurs. Bien que chrétien, Anatole avait reçu de ses concitoyens les
plus grands honneurs : il était devenu le chef du sénat d'Alexandrie. En cette
qualité, il se vit obligé de suivre avec tous les sénateurs le tyran Émilien, qui
se trouva bientôt bloqué dans le Bruchium. La famine
ne tarda pas à s’y faire sentir. Malgré la rigueur du blocus, Anatole parvint à
se mettre en rapports avec Eusèbe, demeuré dans la partie de la ville soumise
aux Romains, et traité avec le plus grand respect par leur général. Par son
entremise, un sauf-conduit fut obtenu pour les assiégés. A cette nouvelle,
Anatole convoqua le sénat d’Alexandrie. «Soumettez-vous, faites la paix avec
les Romains» dit-il à ses collègues. L’orgueil des sénateurs se révolta contre
ce conseil. «Au moins, poursuivit le magistrat chrétien, laissez sortir les
femmes, les enfants, les vieillards. A quoi bon leur infliger les tortures de
la faim? Renvoyons les bouches inutiles, conservons ce qui nous reste de blé
pour les hommes, pour les jeunes gens , capables de défendre la cité». L’avis
parut bon, et, peu à peu, devint le salut de tous. Anatole réussit à faire
évader tous les chrétiens et une foule de païens, revêtus d’habits de femmes.
Arrivés au camp des Romains, les fugitifs, sans distinction de culte, étaient
reçus par Eusèbe, qui prodiguait à ces malheureux presque morts de faim tous
les secours de la charité. Émilien, abandonné de beaucoup de ses partisans,
finit par tomber aux mains de Théodote .
Pendant que l’empire improvisé par Macrien s’écroulait dans les
déchirements de la guerre civile, après avoir usé deux empereurs en moins de
quatre ans, un autre empire, destiné à jeter un grand éclat, naissait en
quelque sorte de ses ruines, et faisait rayonner sur la limite des déserts
d’Arabie la gloire du nom romain.
Malgré son titre de colonie, Palmyrc, la Thadmor de Salomon, avait toujours été pour Rome une
vassale plutôt qu’une sujette: les désordres du troisième siècle lui rendirent
l’autonomie. Ville libre, elle devint peu à peu ville souveraine. Avec son sol
conquis non sur la mer, mais sur le désert, ses caravanes traversant comme des
flottes les océans de sable, sa dynastie de princes marchands dont le titre
grandit avec le pouvoir, l’oasis palmyrénienne, au troisième siècle, est la
Hollande de l’Orient. Les temples, les palais, de longues colonnades portant
inscrits pêlemêle des noms de négociants et de rois, attestent la richesse non
moins que la puissance de la capitale du désert. Tout le trafic de l'Orient
passe dans ses murs. Assise au point d'intersection de deux grandes voies, elle
reçoit par Tyr, Damas, Petra les marchandises de la Méditerranée et de
l'Arabie, par Antioche celles de l’Asie romaine, et les échange sur l'Euphrate
et le Tigre contre les produits de la Mésopotamie, de l'Arménie et de l'Inde.
Mais ces grandes voies commerciales sont aussi des voies militaires : quand les
circonstances feront de Palmyre non seulement l'entrepôt, mais la citadelle de
l'Orient, tout sera préparé d'avance: un réseau de routes stratégiques
existera, et les caravanes auront tracé le chemin aux armées.
Ainsi s'explique la rapidité avec laquelle Odenath pénétra deux fois au
cœur de l’empire des Perses. En récompense de ses victoires. Gallien reconnut
la souveraineté qu'il exerçait de fait sur une partie de l'0rient latin, et lui
donna le titre d’«empereur, chef des Romains». Il en faisait ainsi une sorte de collègue, et l’associait à sa politique
religieuse, seule possible, du reste, dans un État commerçant où des hommes de toute
race et de toute croyance apportaient les idées en même temps que les
marchandises. Aussi la rupture de Gallien, en 264, avec la veuve d'Odenath,
qui s'était proclamée reine, puis Auguste, ne fit point cesser la tolérance. La
souveraine de Palmyre avait du reste, l’âme assez haute pour comprendre la
grandeur de la politique inaugurée sous les auspices de Salonine.
Homme par le cœur, selon le mot d'un historien, Zénobie fut, par la grâce
comme par la vertu, la femme la plus accomplie de son temps. On louait sa
beauté brune, l'éclat de ses yeux noirs, la blancheur de ses dents comparables
â des perles; quand elle passait à cheval devant ses troupes, le casque posé
sur cette tète charmante, le bras nu comme une Amazone, sa robe de pourpre
serrée à la taille par une ceinture de pierreries, c'était une éblouissante
vision. Mais les qualités morales remportaient encore sur les dons extérieurs.
Econome et magnifique, sévère et clémente, l’épouse d’Odenath rappelait, par les
délicatesses de sa chasteté conjugale, l’idéal si élevé que les premiers
chrétiens se faisaient du mariage. Zénobie n’était pas chrétienne, cependant;
mais, comme beaucoup de femmes supérieures du troisième siècle, elle paraît
avoir été touchée des beautés de l’Evangile, avoir pris connaissance de ses
dogmes et puisé à la source de pureté qui jaillit de sa morale. Les Juifs,
nombreux dans la commerçante Palmyre, répandaient autour d’eux l’idée
monothéiste. Si vraiment le secrétaire et le confident de Zénobie, le rhéteur
Longin, composa le traité du Sublime, il était familier avec les beautés
de la littérature hébraïque, admirait Moïse et les psaumes: il initia
probablement sa royale maîtresse à cette poésie grandiose et simple, que l’âme
d’une Orientale, devait goûter. Longin, d’ailleurs, à Alexandrie, avait suivi
avec Plotin et Origène les leçons d’Ammonius Sacras,
et, comme beaucoup de néoplatoniciens, mêlait peut-être aux doctrines de
l’école des réminiscences de l’Évangile. Mais, plus que Longin, un chrétien
célèbre de cette époque, éloquent et séduisant entre tons, dut exercer sur la
politique religieuse de la Palmyrénienne une influence considérable. Paul de
Samosate, né dans la Commagène, au bord de l’Euphrate, était presque son
compatriote. Il avait vu le jour à la frontière de cet ancien royaume d’Édesse
où le christianisme, introduit de très bonne heure, se mélangea vite d'éléments
orientaux. Son rôle près de Zénobie parait, à certains égards, analogue à celui
de Bardesane, au siècle précédent, près des princes
chrétiens de l’Osrhoène. Évêque d’Antioche, investi
en même temps, par la faveur de la souveraine, d’une haute charge financière,
Paul menait dans son église la vie fastueuse d’un magistrat et d’un homme du
monde. Ses doctrines, semi-chrétiennes, semi-juives, étaient faites pour plaire
à la religion vague et flottante de Zénobie. Une telle femme, assistée de
pareils conseillers, ne pouvait être une princesse orthodoxe; mais elle devait,
au moins autant que Gallien, tolérer, favoriser même les chrétiens. Aussi
voyons-nous les Églises d’Asie rester en possession de leurs immeubles: Paul de
Samosate occupe à Antioche la maison épiscopale.
Si l’on se place à ce moment pour juger les résultats de l’édit de Gallien,
on pourra croire au succès définitif. La paix religieuse est partout, dans les
États qui lui obéissent comme dans ceux auxquels il fait la guerre. Pourtant
son œuvre est à la veille de périr. Gallien avait trop peu d’autorité
personnelle pour en imposer la continuation à ses successeurs, et sa politique
extérieure, acceptée par eux, devait en amener la ruine. A peine, luttant
contre son infidèle allié Aureolus, Gallien était-il
tombé sous les murs de Milan, que la persécution recommençait avec Claude en
Italie. Bientôt les armes d’Aurélien détruiront successivement l’empire de Posthume
et celui de Zénobie, derniers asiles de la tolérance. Nous allons voir le sang
des martyrs couler de nouveau dans le monde romain violemment ramené à l’unité.
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