BIBLIOTHÈQUE FRANÇAISE |
HISTOIRE DES PERSECUTIONS |
Amazon.com:LE CŒUR DE NOTRE-DAME MARIE DE NAZARETH: UNE HISTOIRE DIVINE |
LES DERNIERES PERSÉCUTIONS DU TROISIÈME SIÈCLE(GALLUS, VALÈRIEN, AURÈLIEN)
CHAPITRE III
LE DEUXIÈME ÉDIT DE VALÉRIEN.I.
L’édit de 258. — Le martyre de saint Sixte.
En 258, le proconsul Galerius Maximus,
qui succédait à Paternus, rappela Cyprien de son exil
de Curube. Une autre résidence lui fut assignée.
Voulant l'avoir près d'elle, afin de le surveiller plus étroitement et de le
punir à la première occasion, l’autorité romaine l’obligea de demeurer à
Carthage, dans un domaine qu'il avait jadis vendu au profit des pauvres, mais
que les chrétiens avaient racheté. Cyprien y était installé, quand de graves
nouvelles arrivèrent de Rome. On disait que «le bon et pacifique» Sixte, qui
avait remplacé saint Étienne sur la chaire de saint Pierre, et renoué
probablement avec le siège de Carthage les rapports interrompus lors de la
controverse des rebaptisants, venait de verser son sang pour le Christ. Le
martyre d’an pape annonçait une nouvelle phase de la persécution : jusque-là
l’exil avait été la peine prononcée contre les évêques. Cyprien voulut
connaître la vérité. La traversée entre l’Italie et l’Afrique était rapide :
une semaine suffisait pour aller et venir, après avoir pris terre à Rome. Des
messagers furent envoyés en grande hâte, avec mission de s’enquérir des faits.
Leur retour confirma les rumeurs déjà répandues. Cyprien s’empressa d’informer
de la situation un de ses collègues, Successus,
évêque d’Abbir Germaniana,
qui, ému des mêmes bruits, lui avait écrit pour être renseigné.
«Je ne vous ai pas répondu tout de suite, très cher frère, lui dit-il,
parce que, à la veille du combat, aucun membre de mon clergé ne pouvait
s'éloigner: tous étaient préparés à payer de leur vie la gloire céleste. Mais
ceux que j’avais envoyés à Rome afin de connaître l’édit rendu contre nous,
sont maintenant revenus. Beaucoup de bruits divers et peu sûrs couraient à ce
sujet. Voici la situation : Valérien a écrit au sénat que les évêques, les
prêtres et les diacres seront exécutés sur-le-champ; les sénateurs, les nobles
et les chevaliers romains perdront leur rang, leurs biens, et si après la
confiscation, ils persistent à être chrétiens, ils seront aussi décapités; les
matrones devront être dépouillées de leur fortune et envoyées en exil; les
Césariens (serviteurs de la maison impériale, qui ont confessé le christianisme
avant l’édit ou le confesseront depuis, seront punis par la confiscation.
enchaînés et transportés dans les domaines du fisc pour être attachés à la
glèbe. L'empereur Valérien a joint à son message un modèle des lettres qui vont
être envoyées aux gouverneurs des provinces; nous espérons tous les jours les
voir arriver, et nous restons debout dans une ferme foi, prêts à souffrir le
martyre, attendant de la grâce et de la miséricorde du Seigneur la couronne
éternelle. Mais apprenez que Sixte a été décapité dans le cimetière, le 8 des
ides d’août, et que quatre diacres ont partagé son supplice. A Rome, les
préfets, occupés tous les jours à cette persécution, condamnent à mort ceux
qu’on leur amène et saisissent leurs biens. Je vous prie d’avertir nos
collègues, afin que partout ils préparent nos frères au combat céleste, les
exhortant à penser moins à la mort qu'à l’immortalité, à se donner avec une
pleine foi et de toutes leurs forces à Dieu, intrépides et joyeux à la pensée
de la confession qui va leur être demandée. Qu'ils sachent que les soldats de
Dieu et du Christ ne meurent pas, mais conquièrent une couronne. Je te
souhaite, très cher frère, de te porter toujours bien dans le Christ».
Cette lettre apprenait aux évêques d'Afrique deux graves nouvelles : un
second édit de Valérien, complétant celui de l’année précédente; la première
application de cet édit, par le martyre de Sixte II et de plusieurs diacres.
L’acte législatif envoyé d’Orient au sénat, et revêtu de l’approbation de
cette assemblée, contenait des dispositions modifiant singulièrement la
situation des chrétiens, introduisant même dans le droit pénal et politique de
redoutables innovations. Pour les évêques, les prêtres et les diacres, non
seulement l’exil est remplacé par la mort, mais on leur ôte une garantie
jusqu’alors accordée à tous: l’identité constatée, ils seront décapités
immédiatement; ni interrogatoire, ni jugement régulier, ni sentence motivée; la
mort sans phrases. La procédure employée à l’égard des chrétiens de
distinction, sénateurs, nobles, chevaliers, est plus nouvelle encore. Une
mesure administrative les dépouillera de leurs biens, et en même temps de leur
rang. car, privés de cens, ils ne pourront plus faire partie de l’ordre
équestre ou sénatorial. Ainsi dégradés, on les traduira devant les tribunaux,
qui les mettront en demeure d’abjurer, sous peine de mort. Les femmes de
condition semblable encourront la confiscation et l'exil.
On comprend pourquoi Valérien demanda le vote du sénat, et tint à donner au
nouvel édit la forme d’un sénatus consulte. Il invitait la haute assemblée à
frapper de déchéance une partie de ses membres. Pour la première fois,
l'incompatibilité entre l’exercice du culte chrétien et le service de l'État
était déclarée. Sous les règnes précédents, des chrétiens s’exclurent des
fonctions publiques par motif de conscience; ils se réfugiaient dans la vie
privée pour ne pas remplir des charges qui les eussent obligés à offrir des
sacrifices ou à donner des jeux. Mais si une incompatibilité de fait existait
souvent, au moins n'y avait-il pas d’incompatibilité légale. Dès que le
pouvoir, inclinant à la tolérance, n’exigeait plus des fidèles que la naissance
appelait aux honneurs des actes réprouvés par la religion ou la morale évangéliques,
ceux-ci réclamaient les privilèges et acceptaient les charges de leur rang: on
en a vu des exemples au commencement du règne de Septime Sévère, sous Philippe, et probablement dans les premières années de
Valérien. Aujourd'hui, il en est autrement : nul ne sera sénateur, chevalier,
et chrétien. L’aristocratie baptisée, dont les libéralités ont fondé la
propriété ecclésiastique, ne peut plus exister: condition, fortune, elle perd
tout à la fois. Plus d’un sénateur dut frémir à la pensée des nobles familles
qu’on lui demandait de condamner au deuil et à la misère, des collègues, ses
amis et ses parents peut-être, dont quelques-uns siégeaient encore à côté de
lui, et que son vote allait expulser de la curie, ruiner, envoyer à la mort.
Mais l’empereur commandait : docile aux volontés souveraines, le sénat, qu'il
partageât ou non le fanatisme du maître, ne pouvait refuser sa sanction à
l’édit.
La dernière disposition plut sans doute à la haute assemblée. De tout temps
l’aristocratie romaine souffrait impatiemment la faveur des esclaves et des affranchis
impériaux. Avant que le service personnel de l’empereur devînt une charge de
cour, ils étaient les vrais courtisans, maîtres de la confiance du prince,
flattant ses goûts, servant ses passions, réglant l’ordre de ses audiences,
gouvernant le palais. Sous les empereurs faibles et vicieux, les Césariens
firent des fortunes scandaleuses: on en vit administrer des provinces, épouser
des princesses, humilier de leur faste et de leur hauteur les plus fiers
patriciens. C’étaient là des exceptions; mais elles reparurent souvent dans
trois siècles d’empire. Même quand nul favori ne s’élevait de leurs rangs, les
Césariens restaient une puissance. Ils ne remplissaient pas seulement de leur
oisiveté l’antichambre impériale, ils peuplaient aussi les bureaux de la
chancellerie; on les envoyait en mission dans les provinces : la plupart des
affaires concernant le fisc et le domaine du prince passaient par leurs mains.
L’empereur changeait, mais ils demeuraient, offrant à chaque nouveau souverain
tout un personnel administratif, souple, laborieux, intelligent, capable même d’être
honnête et dévoué. Dès l’origine du christianisme, la foi nouvelle eut des
adeptes parmi eux. Saint Paul connaissait des fidèles «de la maison de César»,
c’est-à-dire esclaves ou affranchis de Néron. On en trouvait en foule dans le
palais de Commode, de Septime Sévère. Alexandre était entouré de serviteurs
chrétiens. Leur nombre s’accrut encore sous Philippe. Ilevint si grand dans
les premières années de Valérien, que la résidence impériale paraissait une
église. On se rappelle les moyens employés pour soustraire l’empereur à ces
influences domestiques dont ses conseillers se montraient jaloux. Ces moyens
n’avaient que trop bien réussi: devenu l’ennemi des chrétiens, tant aimés
naguère pour leurs services et leur fidélité, Valérien demandait maintenant au
sénat des rigueurs contre eux. Le sénat les acorda vcolontiers. Tout ce qui
diminuait l'influence et abaissait l’orgueil des Césariens paraissait une
revanche de l’aristocratie, une victoire de l’assemblée sur l’administration,
du patriciat sur le palais et les bureaux. Le sénat, contraint à se décimer lui-même,
dut se consoler en se voyant appelé en même temps à épurer la maison de César.
L'édit ne prononce pas contre les Césariens la peine capitale. Propriété de
l’empereur, leur sang doit être ménagé. Ce sentiment valait, pour la protection
de l’esclave, plus que les maximes des philosophes; l’omnipotence et la colère
s’arrêtent devant l’intérêt : on épargne la vie des hommes quand elle
représente un capital. Les affranchis participaient à cette garantie, car si
leur personne était libre, ils devaient des services appréciables en argent.
Aussi ni les esclaves ni les affranchis impériaux n’expieront par la mort le
crime de christianisme. Ils seront châtiés d’abord par la confiscation: leurs
biens pouvaient être considérables; non seulement beaucoup d’affranchis de
l’empereur acquéraient dans l’exercice de charge lucratives des fortunes
immenses; mais le pécule même de ses esclaves était fort riche. Ou les
enchaînera ensuite, comme on faisait pour la dernière classe; inscrits (descripti) parmi la population servile des domaines
du fisc, ils seront assimilés aux malheureux dont Caton, Columelle, Pline,
Sénèque ont tracé le lamentable portrait, la race ferrée, au front marqué,
travaillant les pieds dans les entraves, et couchant au dortoir souterrain de
l'ergastule. Telle est la peine prononcée; la dureté n’en est pas le seul
caractère elle a de plus un effet
rétroactif, atteignant non seulement les Césariens restés chrétiens après
l'édit, mais ceux mêmes qui confessèrent leur foi dans l’une des persécutions
précédentes.
L'édit ne parle pas des gens du peuple. Comme Tarquin, l'empereur frappe
aux têtes : le clergé, les nobles, la puissante classe des serviteurs du palais
sont seuls visés. Quand les évêques, les prêtres et les diacres auront été
supprimés, quand tous les grands personnages dont l’appui moral et matériel
faisait la force de l'association chrétienne ne seront plus, quand l'Église
cessera d'entretenir des intelligences dans le palais, combien pèseront, malgré
leur nombre, des fidèles obscurs, sans chefs, sans argent, sans lieux de
réunion? Pourquoi noyer dans le sang des petits une Église déjà virtuellement
détruite? Le peuple ne sera menacé que s'il tente de reconstituer la
corporation dissoute, en tenant des assemblées et en fréquentant les
cimetières. Il tombera, dans ce cas, sous le coup de l’édit rendu l’année
précédente, que celui de 258 aggrave, mais n’abroge pas.
Les rigoureuses mesures votées par le sénat furent appliquées sans retard.
On rechercha l’évêque de Rome. Sixte II n’avait point cessé de tenir des
assemblées et de célébrer le culte chrétien. Mais il ne pouvait plus réunir les
fidèles dans le cimetière de Calliste, connu officiellement de l’autorité
romaine comme la propriété corporative de l’Église et surveillé par la police.
Le 8 des ides d’août (6 août), il vint offrir le saint sacrifice de l’autre côté
de la voie Appienne, dans une des chapelles
souterraines du cimetière de Prétextât. Cette nécropole n'était probablement
pas entrée encore dans le domaine ecclésiastique: propriété privée, elle
échappait au séquestre. Cependant l’inviolabilité des «lieux religieux» cédait
aux prescriptions nouvelles, ordonnant de saisir immédiatement l’évêque et son
clergé. Le cimetière fut envahi. Au moment où les soldats entrèrent, Sixte,
assis dans sa chaire, adressait la parole aux fidèles. Il fut emmené, ainsi que
les ministres du culte. Les assistants demandaient à mourir avec lui; mais,
satisfaits de leur importante capture, ou craignant de s'embarrasser d'un trop
grand nombre de prisonniers, les soldats négligèrent les simples fidèles.
Conduit devant un des préfets (du prétoire ou de la ville), qui, dit saint
Cyprien, siégeaient en permanence pour juger les chrétiens. Sixte fut condamné
à être décapité sur le lieu même où il avait été surpris célébrant les saints
mystères.
Pendant qu'on le ramenait, le premier diacre, Laurent, absent lors de
l'arrestation, accourut pour dire à «son pape» un dernier adieu. La tradition
leur prête un touchant dialogue. «Où vas-tu, père, sans ton fils? Où vas-tu,
prêtre, sans ton diacre?» demandait Laurent d’un ton de doux reproche. «Mon
fils, répondait le pontife, je ne t’abandonne pas. De plus grands combats
t’attendent. Cesse de pleurer; tu me suivras dans trois jours». Laurent pouvait
être arrêté sur l’heure; mais les persécuteurs, dans un dessein secret,
semblèrent ne pas le voir. On arrive au cimetière, on descend dans la crypte
même où Sixte avait annoncé la parole de vie. Il s’assied pour la dernière fois
dans sa chaire et présente la tête au bourreau : plus grand que cet empereur
qui voulut mourir debout, il reçut le coup mortel en évêque, présidant, du
siège des pontifes, l’Eglise persécutée , entouré de ses diacres, qui furent
exécutés après lui.
II
La persécution à Rome et en Occident.
Après le martyre de saint Sixte, l'État prétendit procéder à la liquidation
des propriétés de l’Église romaine. L'édit venait de dépouiller tous les
sénateurs, nobles, chevaliers chrétiens, et les femmes du même rang : une masse
énorme de biens était ainsi donnée ail fisc, qui, dans sa pénurie, dut se jeter
avidement sur cette proie. On se figura que la dissolution des communautés
chrétiennes, entraînant la confiscation de leur pécule, augmenterait
considérablement le butin. En fait, les persécuteurs se trompaient; en droit,
ils faisaient un acte illégal. «Les collèges illicites, écrit un jurisconsulte,
peuvent être dissous; mais s'ils possèdent des biens, leurs membres ont la
permission de se les partager». Autrement dit, les propriétés susceptibles de
partage en nature se diviseront entre les anciens associés; celles qui ne
peuvent être partagées seront l’objet d’une licitation, dont le prix leur sera
distribué; enfin celles que des lois spéciales mettent hors du commerce, comme
les sépulcres communs, devront être respectées, bien que l’usage en puisse être
interdit. Tel était le droit; mais, pour les communautés chrétiennes, l'État le
change ou le viole. Après s’être saisi de leurs
immeubles religieux et funéraires, il cherche aujourd’hui à s’emparer de leur
patrimoine mobilier.
Mais il ne pouvait l’évaluer sans l'aide du premier diacre. C'était le
principal personnage de la communauté chrétienne après l’évêque. La préfecture
urbaine, qui, dans les moments de tolérance, avait entretenu des rapports avec
lui comme avec les syndics de tous les collèges régulièrement constitués, le
savait chargé des recettes et des dépenses de la caisse ecclésiastique,
dépositaire des clefs et des livres de comptes. Aussi, lors du martyre de saint
Sixte, les persécuteurs s'étaient-ils gardés de faire périr Laurent avec les
six autres diacres. Ils l’avaient réservé, espérant se servir de lui. Le préfet
de Rome, Cornélius Secularis, fit venir Laurent, et
lui ordonna de livrer le trésor confié à sa garde. Le diacre demanda le temps
de le réunir et de l’inventorier; mais, prévoyant la confiscation, il avait
d’avance converti en numéraire les vases précieux et distribué en aumônes toute
la réserve de l’Eglise. il revint le lendemain, suivi des pauvres que
nourrissaient les chrétiens; «Voici, dit-il, les trésors de l'Église», du même
accent dont Cornélie montrait à une dame romaine les
jeunes Gracques, en disant: «Voici mes joyaux». De ce trait, à la fois héroïque
et spirituel, le préfet se sentit piqué au vif. Il condamna Laurent à être
brûlé. On étendit le martyr sur un gril. En lui faisant subir le lent supplice
du feu, le persécuteur cherchait à lui arracher avant la mort la révélation des
richesses de l’Église: c'était en même temps la peine capitale et la torture.
On raconte que Laurent eut la force de dire au juge: «Ce côté est assez cuit,
fais-moi retourner»; puis: «Goûte maintenant». Ayant lancé cette dernière
raillerie, l’intrépide diacre leva les yeux au ciel : il mourut en priant pour
Rome. Avec lui furent immolés le prêtre Sévère, le sous-diacre Claude, le
lecteur Crescent et le portier Romain. Les corps de saint Laurent, de saint
Crescent, de saint Romain, et probablement de leurs deux compagnons, furent
enterrés dans le cimetière de Cyriaque, sur la voie Tiburtine .
Dans une crypte voisine, sur la même voie, fut enterré, le 13 août, un
autre martyr dont la mort glorieuse effaça les erreurs. Le célèbre docteur Hippolyte
— le seul chrétien des premiers siècles auquel les contemporains aient élevé
une statue — était parvenu à une extrême vieillesse. Il avait sous Maximin
confessé le Christ, et partagé en Sardaigne l’exil du pape Pontien. Rendu à la
liberté sous Philippe, il se laissa entraîner, neuf ans plus tard, au schisme
novatien. Il fut, à la suite de l’édit de 258, arrêté comme chrétien et prêtre.
En marchant au supplice, il reconnut son erreur, et pria tous ceux qui avaient
mis en lui leur confiance de revenir à l’unité de l'Église. On dit que, par un
affreux jeu de mots, le juge ordonna de le traiter comme l’Hippolyte de la
Fable, et le fit lier à des chevaux qui le déchirèrent dans une course
furieuse. Le fait, attesté par la peinture qui ornait sa tombe au quatrième
siècle, n’a en soi rien d’incroyable. A Rome, la peine capitale, dit un
jurisconsulte du troisième siècle, «consiste à être jeté aux bêtes, à souffrir
d'autres peines semblables, ou à être décapité». Cette large définition laisse
une grande place à l’arbitraire, aux cruelles inventions et aux sanglantes
ironies. Que l’on se rappelle les chrétiens transformés en torches vivantes
pour éclairer une fête de Néron, des femmes, des vierges représentant au
naturel, dans l’amphithéâtre, la tragique histoire des Danaïdes et des Dircés, le peuple appelé à contempler, aux «jeux du matin»,
la mort d’Orphée, d'Icare, de Dédale, d’Hercule, la mutilation d'Atys, le
déshonneur de Pasiphaé: on ne s'étonnera pas qu'un préfet, voulant donner à
Rome le spectacle du fils de Thésée traîné jusqu'à la mort par ses coursiers,
ait choisi un prêtre chrétien pour acteur de cette tragédie. Le 13 août, jour
où fut martyrisé le vieux docteur, le calendrier romain marque un sacrifice
solennel à Diane, sur l'Aventin. Des fresques représentant la légende
d’Hippolyte décoraient son temple. Là fut peut-être l’origine de la sinistre
fantaisie. Le n'était pas font à fait l’exposition aux bêtes, dans le sens
ordinaire du mot, mais c’était «une autre peine semblable», comme dit Marcien.
Un mois après le martyre de saint Hippolyte, moururent, brûlés pour le
Christ, deux frères, Protus et Hyacinthe, dont les
noms indiquent l'origine et la condition servile. Les ossements échappés aux
flammes furent enveloppés dans une étoffe tissée d’or, et déposés dans le
cimetière de saint Hermès, sur l’ancienne voie Salaria.
L'article de l’édit menaçant les femmes de noble origine fut rigoureusement
appliqué à Rome: plusieurs de celles-ci, dont la ferme attitude provoquait la
colère des juges, achetèrent la couronne du martyre, non par l’exil seulement,
mais par la mort. Parmi ces glorieuses victimes se trouvent sainte Eugénie,
enterrée sur la voie Latine, au cimetière d’Apronianus,
et les saintes Rufine et Seconde, qui eurent la tête
tranchée sur la voie Cornelia, à dix milles de Rome, au lieu appelé la Forêt-Blanche.
Elles étaient, disent leurs Actes, filles du clarissime Asterius:
nous retrouverons plus tard en Orient ce noble fidèle, par qui le christianisme
entra probablement dans la famille des Turcii Asterii, célèbre aux quatrième et cinquième siècles. Une
autre chrétienne, sainte Sotère, paraît avoir été
martyrisée vers le même temps, et enterrée sur la voie Aurélia: avec elle périt
saint Pancrace, enfant de quatorze ans.
La persécution s’étendit aux grandes contrées de l’Occident. Pour la Gaule,
les documents sont peu nombreux: on voit cependant qu’il y eut des martyrs. Les
actes de saint Pontius marquent son martyre sous
Valérien, à Cimiez, près de Nice; malheureusement cette pièce est trop peu sûre
pour qu’on lui emprunte autre chose qu’une indication de temps et de lieu. Le
martyre de saint Patrocle, décapité à Troyes le vendredi 21 janvier, appartient
probablement à l’année 259. Le même jour de la môme année vit, en Espagne, la
mort de saint Fructueux, évêque de Tarragone, et des diacres Augure et Euloge.
En personnage chrétien aussi considérable que l’évêque de la première ville
de l’Espagne citérieure était naturellement désigné aux poursuites. Les édits
de Valérien durent être appliqués avec soin à Tarragone, car peu de cités se
montraient plus attachées aux lois, aux mœurs et aux dieux de l’empire : les
quatre cents inscriptions de l’époque romaine trouvées parmi ses ruines en
donnent à chaque instant la preuve. La capitale de la Tarraconaise n’était pas
seulement, pour cette province, le centre du culte de Rome et d'Auguste: ce
culte, répandu dans tout l’empire, avait commencé dans ses murs. On connaît le
mot d’Auguste, à qui les habitants de Tarragone annonçaient qu’un palmier avait
poussé sur son autel: «Cela fait voir, répondit l’empereur, combien vous y
montez souvent!». Le dieu, ce jour-là, était d’humeur injuste, car les Tarraconais montrèrent toujours pour lui une enthousiaste
dévotion. La réunion annuelle des députés de la province entretenait un zèle
ardent pour des cérémonies où la population trouvait la satisfaction de son
orgueil municipal en même temps qu’une source abondante de plaisirs et de
profits. Cependant le christianisme était connu à Tarragone: les habitants ne
paraissaient même animés contre lui d’aucun fanatisme, malgré leur attachement
au culte impérial. L’évêque Fructueux était aimé et respecté des païens et des
chrétiens . On s'étonerait de l’unanimité de ces
sentiments, si l’on ne se rappelait qu’au moment où se déchaîna la persécution
de Valérien, la terrible peste qui depuis plusieurs années dévastait l’empire
était encore à sa plus violente période: sans doute l’évêque Fructueux, se
faisant tout à tous, comme à la même époque Cyprien, Grégoire de Neocesárea ou
Denys d’Alexandrie, avait révélé au peuple étonné l’étendue de la charité
chrétienne : son dévouement aux malades et aux mourants avait touché les cœurs.
Ces sentiments, attestés par l’auteur des Actes, n’empêchèrent pas la loi
de suivre son cours. Fructueux fut arrêté avec deux de ses diacres. On le
conduisit en prison: tous les chrétiens vinrent l’y visiter, lui apportant des
vivres, se recommandant à ses prières. L’évêque eut la joie de catéchiser un
catéchumène dans son cachot. Après sept jours de détention préventive.
Fructueux et les diacres furent conduits devant le tribunal. «Introduisez l’évêque
Fructueux, les diacres Augure et Euloge» dit le gouverneur Émilien. «Ils sont
présents», répondirent les officiales.
L’interrogatoire commença.
—Tu connais les ordres des empereurs (2)? demanda Émilien.
—Je les ignore. Mais je suis chrétien, répondit l’évêque.
—Ils ont commandé d’adorer les dieux.
—J’adore un seul Dieu, qui a fait le ciel, la terre, la mer et tout ce
qu’ils renferment.
—Sais-tu qu’il y a des dieux?
—Je n’en sais rien.
—Tu l’apprendras.
Fructueux leva les yeux au ciel, et pria en silence.
—Qui donc, reprit Émilien, pourrait être obéi, craint, honoré, si l’on
refuse le culte aux dieux et l’adoration aux empereurs?
Puis, se tournant vers le diacre Augure:
—N’écoute pas ce que dit Fructueux.
—Moi aussi, répondit Augure, j’adore le Dieu tout puissant.
—Adores-tu Fructueux, toi aussi? demanda Émilien au second diacre, Euloge.
—Je n’adore pas Fructueux, mais le Dieu que Fructueux adore.
Le gouverneur se tourna de nouveau vers Fructueux:
—Tu es évêque?
—Je le suis.
— Tu l’as été, et il ordonna que tous trois seraient brûlés vifs
Le peuple les accompagna, pleurant, jusqu’à l'amphithéàtre,
où devait avoir lieu le supplice. Pendant le trajet se passa un fait touchant,
et d’une couleur bien antique. Plusieurs des «frères» présentèrent aux
condamnés une coupe de vin. «L'heure de rompre le jeûne n’est pas encore
arrivée» dit Fructueux en refusant. On était au mercredi, jour de jeune chez
les premiers chrétiens, et ce jeûne ne devait cesser qu'à none, c'est-à-dire à
trois heures. Un autre motif encore que la volonté de ne pas rompre le jeûne
dicta probablement le refus de l’évêque. Le breuvage offert par « a charité
fraternelle» n’était pas un vin pur, mais une liqueur composée, où l’on avait
fait infuser des plantes aromatiques. Les anciens présentaient quelquefois aux
condamnés de tels breuvages, qui répandaient dans le corps une vigueur factice,
et le rendaient moins sensible à la douleur. Plusieurs traités du Talmud font
allusion à cette coutume, et tel fut probablement le vin mêlé de myrrhe qu’on
offrit à Jésus sur la croix. Tertullien, dans un pamphlet montaniste, a
reproché aux catholiques d’en user de la sorte pour les martyrs dont la
résolution paraissait douteuse. Fructueux était trop fier, il avait un trop vif
souci de l’honneur chrétien, pour permettre que lui et ses compagnons fussent
confondus avec les «martyrs incertains» dont parle Tertullien : désireux
d'imiter en tout le Sauveur, il détourna ses lèvres de la coupe adoucissante
offerte à son agonie, et préféra boire jusqu’à la lie le calice du martyre.
On arriva à l’amphithéâtre, où le bûcher attendait les trois chrétiens.
Fructueux se disposait à y monter: un lecteur, nommé Augustalis,
s’approcha pour dénouer ses sandales; mais l’évêque refusa, et se déchaussa
lui-même. Quelle était la signification de cet acte? Considérant sa mort comme
un sacrifice, le martyr avait-il manifesté l’intention de monter sur le bûcher
pieds nus, en signe de respect? Le passionnaire ne l’explique pas, mais
Prudence le donne à entendre, car Fructueux marchant, dépouillé de ses
sandales, vers le bûcher embrasé, lui rappelle Moïse s’approchant déchaussé du buisson
ardent. Un autre chrétien, nommé Félix, vint près de l'évêque, et, lui prenant
la main, le supplia de se souvenir de lui. Fructueux répondit, d’une voix
haute, que tous entendirent: « Il est nécessaire que j’aie dans ma pensée
l’Église catholique, répandue de l’Orient à l’Occident». Les trois martyrs
montèrent sur le bûcher. Les flammes eurent vite dévoré les liens dont leurs
mains étaient attachées: devenus libres de leurs mouvements, ils
s’agenouillèrent les bras en croix: les assistants, familiers avec les
souvenirs bibliques, si souvent reproduits dans l’ancien art chrétien,
comparèrent les trois martyrs priant ainsi parmi les flammes aux trois enfants
hébreux dans la fournaise de Babylone. Quand le feu eut enfin consumé les corps
des martyrs, «deux de nos frères appartenant à la maison du préfet», disent les
Actes, aperçurent les trois élus montant au ciel : la fille d'Émilien, avertie
par eux, pu contempler le miracle, caché aux regards aveugles du juge.
Les chrétiens se rendirent en foule dans l’amphithéâtre pour recueillir les
cendres des saints et quelques ossements échappés aux flammes. Les cendres et
les ossements furent arrosés de vin, afin d’éteindre le feu qui brûlait encore,
disent les Actes, et probablement aussi en souvenir des libations en usage chez
les anciens après la crémation des corps. Les chrétiens ne brûlaient pas leurs
morts; mais quand, à la suite d'un accident ou d’une condamnation, ceux-ci
avaient été réduits en cendres, ils se plaisaient sans doute à leur donner les
marques d’honneur dont les païens environnaient les bûchers funèbres. Chacun
ramassa ensuite quelques cendres, et, joyeux, emporta ces reliques dans sa
maison. Entraînés par leur zèle, les fidèles de Tarragone contrevenaient, en
agissant ainsi, à une coutume de la primitive Église. La discipline en vigueur
à cette époque ne permettait pas de diviser les corps saints. Les chrétiens,
avertis miraculeusement, rapportèrent les cendres des martyrs, et l’on enferma
dans un même tombeau les reliques destinées à ressusciter ensemble.
III
La persécution en Afrique.
A Rome, les rigueurs sanglantes avaient commencé dès le mois d’août 258,
immédiatement après la promulgation de l’édit. Il en fut de même en Afrique, où
le contrecoup des événements d’Italie se faisait vite sentir. Le proconsul Galerius tenait ses assises dans le ressort d’Utique. Le
neuf des calendes de septembre (24 août), on amena devant lui un grand nombre
de fidèles, de tout sexe et de tout âge, probablement surpris dans l'exercice
du culte. D’après l’édit, de 257, toujours en vigueur, ils méritaient la mort:
peut-être n’attendit-on pas la sentence pour la leur infliger, car l’absence
d’Actes réguliers de tant d’accusés fait croire qu’ils périrent dans un
mouvement populaire. Le nom de Masse blanche fut de bonne heure donné à
cette foule compacte, revêtue le même jour de la robe brillante du martyre.
Suivant une tradition, ils furent décapités. Une autre version, recueillie par
le poète Prudence, est plus dramatique. «On raconte qu’une fosse fut creusée au
milieu d’un champ, et remplie jusqu’au bord avec de la chaux vive: la pierre
calcinée vomit le feu, la blanche poussière est ardente, son contact brûle, sa
vapeur donne la mort. On dit qu'au bord de la fosse un autel avait été placé:
cette alternative était imposée aux chrétiens, ou d'offrir un grain de sel et
un morceau de foie de truie, ou de se précipiter dans la fosse. Aussitôt, d’une
course rapide trois cents hommes se jettent ensemble: plongés dans le gouffre
poudreux, la liqueur ardente les dévore et recouvre le monceau de corps tombés
au fond. La blancheur enveloppe leurs membres, la blancheur de l’innocence
transporte leurs âmes au ciel; depuis ce temps on leur a donné et on leur
donnera toujours le nom de Masse blanche».
Qu’y a-t-il de vrai dans ce récit? En soi, il n’est pas invraisemblable:
sous Dèce, le supplice de la chaux vive fut infligé à des chrétiens
d’Alexandrie . Cependant j’hésite à prendre à la lettre une narration que
Prudence lui-même présente sous forme dubitative. Cette fosse de chaux assez
vaste pour que trois cents personnes puissent disparaître dans ses profondeurs,
cet autel placé sur le bord, ces chrétiens s'élançant dans l'abîme comme les
femmes souliotes de l'héroïque légende de la Grèce moderne, semblent relever
plutôt de la poésie que de l’histoire. La réalité fut probablement beaucoup
plus simple. Après que cette multitude eut été massacrée, le magistrat.
craignant l’agitation qu’auraient produite les funérailles de tant de
suppliciés, et voulant retirer tout prétexte à de nouvelles réunions de chrétiens,
ordonna de creuser une grande fosse, et d'y enterrer tous les corps dans de la
chaux vive, afin qu’ils fussent promptement consumés. De ce fait, dont on
trouverait des exemples même dans les temps modernes, naquit sans doute la
légende: l’imagination du peuple l’entoura de circonstances dramatiques et
Prudence la revêtit des couleurs de la poésie.
On ignore si ces martyrs étaient d'Utique ou s’ils y furent amenés de
Carthage. Avant la fin des assises, le proconsul envoya des huissiers dans
cette ville chercher saint Cyprien. Mais celui-ci put quitter à temps ses
«jardins» et se réfugier ailleurs. De cette nouvelle retraite il écrit à son
Église une lettre, la dernière qui soif sortie de sa plume, vrai testament de
cette grande vie d’évêque.
«Cyprien, aux prêtres, aux diacres, et à tout le peuple, salut.
«Quand j’eus appris, très chers frères, que des huissiers avaient été
envoyés avec ordre de me conduire à Utique , je me laissai persuader par mes
amis, et je m'éloignai de mes jardins. Il convient qu'un évêque confesse le
Seigneur dans la ville où est son Église, et laisse à son peuple le souvenir de
sa confession. Car ce que l’évêque dit en ce moment est ensuite, Dieu aidant,
répété par tous. J’amoindrirais l’honneur de notre glorieuse Église, si je confessais
la foi et subissais le martyre à Utique, après avoir demandé tant de fois avec
vous au Seigneur la grâce de le confesser et de souffrir au milieu de mon
peuple, et de partir d'ici vers Dieu. C’est pourquoi j’attends, dans une
retraite cachée, le retour du proconsul à Carthage, afin d’apprendre alors de
lui ce que les empereurs ont décidé au sujet des chrétiens, laïques ou évêques,
et de lui répondre ce qu’à cette heure Dieu m'inspirera.
«Mais vous, très chers frères, au nom de cette discipline que je vous ai
toujours enseignée d’après les préceptes du Seigneur, au nom des leçons que je
vous ai si souvent données, demeurez dans le calme et le repos. Qu'aucun de
vous n’excite de tumulte parmi les frères: que nul ne se livre lui-même aux
gentils. C’est seulement quand on a été arrêté et livré qu’on a le devoir de
parler, ou plutôt de laisser parler le Seigneur qui réside en nous; mais il
veut que nous confessions et non que nous provoquions. Quant aux autres avis
qu’il me reste à vous donner, je vous les ferai parvenir avant que le proconsul
ait prononcé la sentence. Daigne Notre-Seigneur, très chers frères, vous
conserver sains et saufs dans son Église».
Cette lettre, où se retrouve l’homme de gouvernement, avec son accent
d'autorité, ses conseils de prudence, son fier souci de l’honneur chrétien,
précéda de peu de jours le martyre de l’évêque. Dès le retour du proconsul,
Cyprien, résistant aux supplications de ses amis, quitta sa retraite et rentra
dans sa maison. Le 13 septembre, deux employés de officium proconsulaire, accompagnés de soldats, vinrent le prendre. Il les suivit la tête
haute, le visage gai. On le fit monter en voiture, et on le conduisit à Sexti, maison de campagne du proconsul. Celui-ci remit la
cause au lendemain. Cyprien, ramené à Carthage, passa la nuit dans une maison
située au quartier de Saturne, entre la rue de Vénus et la rue Salutaire. La
maison appartenait à l'un des agents qui l’avaient arrêté.
Celui-ci traita le prisonnier avec de grands égards: les commensaux
habituels de l’évêque furent réunis une dernière fois à sa table, sous le toit
hospitalier de son gardien. De nombreux fidèles se tenaient devant la porte de
la maison: ils demeurèrent là jusqu’au jour, craignant que Cyprien ne fût
emmené ou exécuté à leur insu. Mais l’évêque, jusqu’au dernier moment soucieux
de son peuple, ordonna de faire retirer les jeunes filles mêlées à la foule, de
peur qu'elles ne fussent victimes de quelque désordre. Les autres chrétiens
demeurèrent: on eût dit, remarque Pontius, une de ces
veillées saintes qui précèdent la fête d’un martyr. Quand Cyprien sortit le
matin pour retourner vers le proconsul, toute cette foule lui fit cortège. On
introduisit l’accusé dans une salle d'attente. Il s’assit sur une chaise qui,
par hasard, était drapée comme les chaires épiscopales . Comme il se reposait
tout en sueur, un tesséraire s'approcha;
c’était un chrétien qui cachait sa foi, mais vénérait secrètement le saint
évêque. Il lui offrit des vêtements secs, désirant conserver comme reliques les
habits mouillés par la dernière sueur du martyr. «A quoi bon, répondit Cyprien?
Toute souffrance va probablement cesser aujourd’hui». Pendant ce colloque, on
vint chercher l’accusé. Le proconsul l'attendait dans l’Atrium Sauciolum.
Le procès-verbal de l’audience a été conservé. «Le proconsul Galerius Maximus dit à Cyprien,
—Évêque : Tu es Thascius Cyprien?
—Cyprien, évêque, répondit : Je le suis.
—Le proconsul Galerius Maximus dit: Tu t’es fait le pape de ces hommes sacrilèges.
— Cyprien, évêque, répondit: Oui.
— Le proconsul Galerius Maximus dit: Les très saints empereurs ont ordonné que tu sacrifies.
— Cyprien, évêque, dit: Je ne le fais pas.
—Galerius Maximus dit:
Réfléchis.
— Cyprien, évêque, dit : Fais ce qui t’a été commandé. Dans une chose aussi
juste il n’y a pas lieu à réflexion.
—Galerius Maximus,
ayant pris l’avis de son conseil, rendit à regret cette sentence: Tu as
longtemps vécu en sacrilège, tu as réuni autour de toi beaucoup de complices de
ta coupable conspiration, tu t’es fait l’ennemi des dieux de Rome et de ses
lois saintes, nos pieux et très sacrés empereurs, Valérien et Gallien,
Augustes, et Valérien, très noble César, n’ont pu te ramener à la pratique de
leur culte. C’est pourquoi, fauteur de grands crimes, porte-étendard de ta
secte, tu serviras d’exemple à ceux que tu as associés à ta scélératesse : ton
sang sera la sanction des lois.
— Ayant dit ces paroles, il lut sur une tablette le jugement : Nous
ordonnons que Thascius Cyprien soit mis à mort par le
glaive.
—Cyprien, évêque, dit : Grâces à Dieu !
Un grand cri s’éleva du milieu des chrétiens: «Et nous aussi, nous voulons
être décapités avec lui!». Une foule nombreuse et bruyante suivit les soldats
jusqu’à la plaine de Sexti, où l’exécution devait
avoir lieu. Beaucoup montaient aux arbres pour mieux voir. Cyprien se mit à
genoux, ôta son manteau, et pria, la face contre terre. Puis il retira sa
dalmatique. Vêtu d'une chemise de lin, il attendit le bourreau. A l’arrivée de
celui-ci, l'évêque, généreux jusqu’au bout, ordonna de lui donner vingt-cinq
pièces d'or. Autour du martyr, les fidèles étendaient des draps et des
serviettes pour recevoir son sang. Cyprien se banda lui-même les yeux : un
prêtre et un sous-diacre, nommés l'on et l'autre Julien, lui lièrent les mains.
Il reçut le coup de la mort. Son corps fut transporté à quelque distance, afin
de le soustraire à la curiosité des païens. Le soir, les chrétiens le vinrent
chercher en procession, portant des flambeaux et chantant des hymnes. On ne
pouvait le conduire au cimetière commun, dont l’usage était interdit. Il fut
déposé dans le domaine funéraire du procurateur Macrobius Candidus, sur La route de Mappala, près des grands
réservoirs de l'antique Carthage.
Le martyre de saint Cyprien donna en Afrique le signal de la persécution.
Bientôt, une émeute causée par la cruauté du proconsul, et où celui-ci
affectait de voir la main des fidèles, amena le massacre de beaucoup d’entre
eux, parmi lesquels Paul et l'évêque Successus,
correspondant de Cyprien. A la suite de ces exécutions furent arrêtés des clercs,
Lucius, Montan, Flavien, Julien, Victorie, Demis, et
deux catéchumènes, Primole et Donatien. Eux-mêmes ont
raconté une partie de leur histoire, dans une curieuse et pathétique relation.
On les confia provisoirement à la garde des magistrats municipaux, qui les
reçurent dans leur maison. Le proconsul menaça de les livrer aux flammes dès le
lendemain, puis, changeant d’avis, les envoya dans la prison, où étaient déjà
le prêtre Victor et la matrone Quartillosa. Les
martyrs font de ce triste et ténébreux séjour un tableau navrant : aucune
parole, disent-ils, ne peut donner l’idée de ce qu’on y souffre L’avarice ou
la cruauté de l’administrateur Solon les laissait presque mourir de faim. Dans
cet état, ils eurent d’intéressantes visions: elles font connaître, mieux que
tout récit, les pensées qui hantaient habituellement ces âmes pures et
croyantes.
Renus vit pendant son sommeil des
hommes conduits au supplice. Devant chacun d’eux était portée une lampe: ceux
qu’une lampe ne précédait pas étaient laissés. On appela les maryrs, et leur lampe marcha devant eux . Cette vision,
racontée aux prisonniers, les remplit de joie: ils se sentirent assurés d’être
dans le bon chemin, de suivre le Christ, parole de Dieu, lumière éclairant
leurs pas, selon le mot du psalmiste. Le prêtre Victor eut une vision plus
touchante, qui contenait une douce et fine leçon. Un enfant au visage lumineux
entrait dans la prison. Il les conduisait à toutes les portes, comme voulant
les mettre en liberté; mais eux ne pouvaient sortir. L’enfant dit alors :
«Encore quelques jours de souffrance, puisque vous êtes retenus ici. Mais ayez
confiance, je suis avec vous». Et il ajouta, parlant à Victor : «Dis-leur que
vos couronnes seront d’autant plus glorieuses, car l’esprit vole vers son Dieu,
et l’âme près de souffrir aspire aux demeures qui l’attendent». Le prêtre,
reconnaissant le Seigneur, demanda où était le Paradis.
—Hors du monde.
—Montrez-le-moi.
—Et où serait la foi?, repartit l'enfant.
Par un reste de faiblesse humaine, le prêtre dit : « Je ne puis remplir
l’ordre que vous m'avez donné : laissez-moi un signe qui serve de témoignage à
mes frères». L’enfant répondit: «Dis leur que mon signe est le signe de Jacob».
Le prêtre Victor fut martyrisé peu après.
Telles étaient les images simples, gracieuses, raisonnables, qui visitaient
la nuit les captifs. Une autre vision montre leur droiture et leur sincérité.
D’assez vives discussions avaient eu lieu entre Montan et Julien au sujet d’une
femme exclue de la communion, qui s’y fit recevoir par surprise. Quelque
froideur restait des paroles échangées. Pendant la nuit, Montan crut voir des
centurions qui menaient les prisonniers dans une vaste plaine où Cyprien et Leucius vinrent au-devant d'eux. Une blanche lumière
couvrait la campagne, les vêtements des martyrs étaient blancs, plus blancs
leurs corps. A travers la chair transparente, les regards pénétraient jusqu’au
cœur. Montan regarda sa poitrine, et vit des taches. Il s'éveilla, raconta ce
rêve à un visiteur, et lui dit: «Sais-tu d'où viennent ces taches? De ce que je
ne me suis pas tout de suite réconcilié avec Julien». Le narrateur rapporte
cette vision afin de donner à tous les frères l’amour de la concorde et de la
paix.
La captivité fut longue. Une première fois, le matin qui suivit le songe de Renus, les prisonniers avaient été conduits devant le
procurateur, remplaçant le proconsul qui venait de mourir. « 0 jour de joie! ô
glorieux liens! ô chaînes désirées! ô fers plus précieux que l’or! ô bruit des
anneaux qui se suivent en grinçant sur le pavé! Les soldats, ne sachant où le
procurateur voulait nous entendre, nous menèrent dans tout le forum : enfin il
nous appela dans son cabinet. Mais l’heure de la passion n’était pas arrivée;
ayant vaincu le diable, nous fûmes renvoyés en prison pour être tentés par la
faim et la soif».
La vie s'usait rapidement dans les geôles romaines: Donatien tomba malade,
fut baptisé et mourut ; on n’eut pas le temps de donner le sacrement à Primolus, à qui sa courageuse confession tint lieu de
baptême. Renus rendit aussi le dernier soupir en
prison. Leur compagne de captivité, Quartillosa,
venait d'apprendre le martyre de son mari et de son fils, qu’elle ne tarda pas
à suivre. Trois jours après avoir reçu la nouvelle, il lui sembla voir entrer
son fils mort, qui s’assit au bord de l’eau et dit: «Dieu voit votre oppression
et votre souffrance». Alors parut un jeune homme d’une taille extraordinaire,
portant dans chaque main une coupe de lait. «Ayez bon courage, dit-il, Dieu
tout-puissant s’est souvenu de vous». Il fit boire les prisonniers: les coupes
ne se vidaient pas. Soudain, la pierre qui fermait à moitié la fenêtre du
cachot sembla s’écrouler, laissant voirie ciel. Le jeune homme posa les coupes
à droite et à gauche: «Vous voilà rassasiés, reprit-il, cependant elles sont
encore pleines, et une troisième va vous être apportée». Le lendemain, le
prêtre Lucien envoya le sous-diacre Herennianus et le
catéchumène Janvier porter à chacun «l’aliment qui ne diminue pas»,
c’est-à-dire l’eucharistie. Les frères furent enfin admis à visiter les captifs,
et purent aussi leur donner quelque soulagement.
Nous avons pris ces détails dans les Mémoires des martyrs. Mais le moment
approche du procès et du supplice : la plume échappe de leurs mains.
Heureusement, sur la prière de l'un d’eux, un chrétien dévoué la ramasse; nous
suivrons maintenant son récit.
Après une captivité de huit mois environ, Lucius. Montan, Flavien, Julien,
Victoric furent traduits devant le nouveau proconsul. On était en mai 259 :
l'intérim du procurateur avait certainement cessé. Interrogé, chacun avoua son
rang dans la hiérarchie ecclésiastique. Flavien se déclara diacre. Avant
d’entrer dans les ordres, il avait professé les belles-lettres ; ses anciens
élèves, qui assistaient en foule à l'audience, protestèrent qu'il était laïque.
Le proconsul, avec plus ou moins de complaisance, les crut; Flavien fut ramené
en prison malgré lui; on conduisit les autres au supplice.
Une grande multitude de païens et de chrétiens les suivit. Depuis le
commencement de la persécution, les fidèles axaient vu bien des martyrs, mais
jamais avec autant d’émotion et de respect. On ne se lassait point de regarder
le visage joyeux des condamnés et d'entendre leurs discours. Lucius,
naturellement doux et timide, affaibli par une longue captivité, marchait en
avant avec quelques amis; il s’écartait de la foule, craignant d’être étouffé
dans ses mouvements tumultueux et de perdre l’occasion de répandre son sang
pour le Christ. «Souvins-toi de nous», lui disait- on. «Vous aussi,
souvenez-vous de moi», répondait-il avec sa modestie habituelle. De leur côté,
Julien et Victoric exhortaient à la concorde les chrétiens de Carthage, si
prompts à se diviser, leur recommandant tous les clercs, ceux-là surtout qui
souffraient en prison les tourments de la faim: par ce mot jeté en passant,
nous apprenons que, pendant le long emprisonnement des martyrs, d’autres
membres du clergé les avaient rejoints, qui attendaient encore dans les fers l'heure
de rendre témoignage à Dieu. Des quatre condamnés le plus écouté fut Montan.
Fier, robuste, intrépide, habitué à dire à tous sa pensée sans ménagement, il
ne croyait point que l'approche du supplice dût affaiblir ses discours. On
l'entendait crier de toutes ses forces: «Quiconque sacrifiera à d'autres qu’au
seul Dieu sera déraciné». Aux païens, il montrait la vanité de leur culte; aux
hérétiques, il disait: «Que la multitude des martyrs vous apprenne où est la
véritable Église». Disciple de saint Cyprien, il rappelait aux apostats que la
paix ne leur serait donnée qu’après la pénitence. Il suppliait ceux qui étaient
encore debout: «Tenez-vous fermes, mes frères, combattez avec courage. Vous
avez des exemples : que la lâcheté des tombés ne vous entraîne pas dans leur
ruine; que nos souffrances vous excitent plutôt à garder la couronne».
Apercevant des vierges chrétiennes, il adressa la parole à chacune d’elles, les
exhortant à garder la vertu. A tous les fidèles il recommanda d’obéir aux
prêtres, aux prêtres de rester unis entre eux et en paix avec leur peuple.
Lucius, Montan, Julien et Victoric furent décapités. Au moment où, à
genoux, Montan attendait le coup mortel, on le vit étendre les bras dans
l’attitude de la prière, et, tout haut, de manière à être entendu des païens et
des chrétiens, demander à Dieu «que Flavien, séparé de ses compagnons par la
voix du peuple, les suivît dans trois jours». Puis, déchirant le bandeau mis
sur ses yeux, il dit d’en garder la moitié pour servir à Flavien. Enfin il recommanda
de réserver la place de celui-ci entre leurs tombeaux. Les instructions du
martyr furent obéies et sa prière exaucée.
Pendant que ses compagnons mouraient, Flavien rentrait en prison. «Le cœur
du Roi est dans la main de Dieu, dit-il, citant le psalmiste; pourquoi me fàcherais-je contre un homme qui accomplit sans le savoir
la volonté d’en haut?» Mais sa mère, «vraie fille d’Abraham, vraie mère de
Macchabées» s’affligeait en voyant son fils rentrer sans la gloire du martyre.
«Très chère mère, répondit Flavien, j’avais souvent désiré confesser le Christ,
rendre mon témoignage, porter des chaînes: toujours l’accomplissement de ce
désir était différé. Aujourd’hui, il est accompli: glorifions-nous au lieu de
nous désoler». Les geôliers eurent peine à ouvrir la porte: les chrétiens,
attentifs aux moindres incidents, pensèrent que la prison elle-même refusait de
recevoir un hôte déjà marqué pour le ciel. Païens et chrétiens attendirent avec
anxiété l’expiration des trois jours après lesquels Montan avait donné
rendez-vous à Flavien. Quand, au troisième jour, le proconsul le manda, une foule immense l’accompagna au prétoire, les uns
surpris, émus, les autres glorifiant Dieu. Les fidèles se pressaient autour du
confesseur, lui serraient les mains, l’entouraient de prévenances. D'autres
amis suivaient en pleurs: c’étaient les anciens élèves, païens pour la plupart,
qui une première fois avaient réussi à sauver leur maître, et désespéraient d’y
parvenir encore. «Renonce à ton obstination, disaient-ils, sacrifie, tu feras
ensuite ce que tu voudras. Ne pas craindre la mort, avoir peur de vivre, c'est
le comble de la folie, ajoutaient ces païens, qui se croyaient sages. Le
martyr, sans s'étonner, les remerciait de leur affection et des conseils
qu’elle leur inspirait. Mais il les prêchait à son tour. «Sauver la liberté de
sa conscience vaut mieux, disait-il, que d'adorer des pierres. Il n’y a qu'un
Dieu, créateur de tout; à lui seul est dû notre culte».
Les païens en convenaient facilement; mais leur scepticisme comprenait
moins le martyr parlant de la vie future et des devoirs de l'homme envers la
vérité. «Même quand on nous tue, nous vivons, disait Flavien; nous ne sommes
pas vaincus, mais vainqueurs de la mort; et vous-mêmes, si vous voulez parvenir
à la connaissance de la vérité, vous devez vous faire chrétiens».
Repoussés de la sorte, les païens pensèrent que l’intimidation aurait
facilement raison de ses résistances. Le proconsul fit approcher Flavien, et
lui demanda pourquoi il avait pris la qualité de diacre. « Je le suis»,
répondit l'accusé. Tous les moyens paraissaient moins pour le sauver, et la
complicité du juge semblait acquise: un centurion apporta un certificat
contraire aux dires de Flavien. «Pouvez-vous croire, repartit celui-ci, que ce
soit moi qui vous aie trompé et l'auteur de ce faux certificat qui ait dit
vrai?». Le peuple, se mêlant au débat sans comprendre l’intention des amis de
Flavien, criait avec colère: «Tu mens». Une dernière fois le proconsul le
pressa de questions. «Quel intérêt aurais-je à mentir?» répondit-il. Le peuple,
exaspéré, criait: «La torture!», mais le magistrat prononça simplement la
sentence capitale.
Flavien fut conduit plein de joie à la mort. Chemin faisant, il
s'entretenait avec beaucoup de chrétiens, de prêtres, ses disciples. C’est
alors qu’il pria l’un des assistants de compléter les Mémoires de la prison.
Dans ces dernières causeries, il raconta plusieurs visions qui l’avaient, à
diverses époques, encouragé et fortifié. L’une eut lieu après la mort de saint
Cyprien. S’attendant à périr bientôt, Flavien demandait à l’évêque martyr si le
coup mortel était douloureux. «Ce n'est plus notre chair qui souffre quand
l’âme est au ciel, répondit le saint. Le corps ne sent plus quand l’esprit
s’abandonne tout entier à Dieu». Plus tard, ramené en prison après le supplice
de ses compagnons, Flavien avait ressenti de la tristesse; mais dans son
sommeil un homme lui était apparu, disant: «Pourquoi t’affliges-tu? Deux fois
déjà confesseur, tu seras demain martyr par le glaive». Une autre vision, qu’il
eut au lendemain de la mort de Paul et de Successus,
lui montra ce dernier entrant dans sa maison, le visage radieux. «J'ai été
envoyé pour t'annoncer que tu souffriras», dit-il. Aussitôt Flavien crut être
emmené par des soldats en un lieu où une multitude de «frères» était
rassemblée. Il lui sembla qu’on prononçait la sentence, et qu’au milieu du
peuple sa mère apparaissait, disant : «Louez, louez, car jamais personne ne
souffrit si glorieusement le martyre!». Tels étaient les récits de Flavien
marchant au supplice.
Il pouvait facilement causer avec les frères, car une grande pluie avait
dissipé la foule des curieux. Les vrais amis restaient seuls: Flavien leur
donna le baiser de paix. S'arrêtant sur un point élevé de la route, il demanda
le silence, et dit: «Très chers frères, vous avez avec vous la paix, si vous
observez la paix de l’Église et demeurez unis dans la charité. Ne croyez point
que mes paroles soient vaines; Notre-Seigneur Jésus-Christ lui-même, peu avant
sa Passion, dit aussi : Ma volonté est que vous vous aimiez les uns les autres».
Avec l’autorité du martyre, il recommanda aux assistants le prêtre Lucien comme
le plus digne d’occuper le siège vacant de saint Cyprien. Puis il descendit,
lia autour de sa tête le bandeau laissé par Montan, se mit à genoux, et reçut
le coup mortel en priant.
La persécution, qui avait fait de nombreuses victimes dans l’Afrique
proconsulaire, sévit avec plus de violence en Numidie. Les Kabyles menaçaient
la province : leurs chefs — leurs rois, disaient les Romains — commençaient à
réunir les tribus, et peut-être l’invasion était-elle déjà commencée. Ces
appréhensions rendirent le légat C. Macrinius Decianus plus implacable à l’égard des chrétiens. La
persécution fut menée militairement. On employa non seulement les policiers de l’officium, mais encore les soldats de la légion
récemment réorganisée. Le second édit de Valérien s’accomplit à la lettre. Des
évêques exilés furent rappelés pour être mis à mort. Un chevalier romain, Émilien,
fut arrêté à Cirta. Les magistrats municipaux recherchaient les chrétiens avec
l’aide des soldats, les mettaient en prison, faisaient l’instruction
préparatoire, où ils n’épargnaient pas la torture, et envoyaient ensuite les
accusés, avec un rapport écrit, à Lambèse, résidence du légat.
Trois chrétiens, Jacques, Marien, et l’auteur anonyme de la relation que
nous allons suivre, traversaient en 259 la Numidie. On ignore quelle affaire
les attirait; mais ils s'attendaient à être victimes de la persécution.
Jacques, pendant une montée, sur une route rocailleuse, s’endormit aux cabots
de la voiture, malgré le soleil de feu qui dardait sur sa tête. Il crut voir un
jeune homme, éclatant de lumière, jeter à lui et à Marien des ceintures rouges.
Ce rêve, raconté à ses compagnons, parut l’annonce du martyre. Arrivés au terme
de leur voyage, ils s’établirent à Muguas, près de
Cirta, dans une ferme où habitaient d’autres chrétiens. Deux évêques, Agapius et Secundinus, ramenés
d’exil vers le légat, passèrent par ce lieu: les fidèles eurent la joie de leur
donner l’hospitalité. Ce soin charitable les trahit. Deux jours plus tard, un
centurion, accompagné de soldats, envahit la petite colonie chrétienne. Les
habitants de la ferme furent conduits à Cirta. Les magistrats municipaux les
envoyèrent en prison. On instruisit tout de suite le procès de Jacques et de
Marien. L'auteur du récit, qui était laïque, resta prisonnier avec beaucoup
d’autres. Il survécut à ses compagnons de voyage et put écrire leur histoire.
Nous ignorons s’il périt plus tard ou s’il recouvra la liberté sous Gallien.
Le cas de Jacques et de Marien était différent. Ils appartenaient au
clergé. Jacques, déjà confesseur sous Dèce, avoua son rang de diacre. Marien se
dit simple lecteur, ce qui était vrai. Lecteur, il échappait à l’édit,
condamnant d’office les seuls évêques, prêtres et diacres. On se persuada qu'il
dissimulait son titre, et que la torture le ferait parler. Suspendu par les
pouces, le corps tendu par des poids attachés aux pieds, il eut les membres
lacérés avec des ongles de fer. Les tourments n’obtinrent ni mensonge ni
apostasie. Ramené triomphant dans la prison, Marien y retrouva Jacques et les
autres, parmi lesquels le chevalier Émilien.
Après quelques jours, les prisonniers furent envoyés à Lambèse, avec les
pièces de l’instruction. Au moment où le magistrat municipal ordonnait le
départ, le visage d’un assistant refléta tant de joie, de piété,
d’enthousiasme, que tous le remarquèrent. Reconnu chrétien, on le joignit aux
accusés. Un long et pénible voyage les conduisit à Lambèse. Ils furent
présentés au légat, dans ce prétoire dont les ruines massives subsistent
encore, puis, sur son ordre, menés en prison. Pour quelques-uns, confesseurs
dans la persécution précédente, la prison de Lambèse n’était pas un séjour
nouveau. Mais, sous Decianus, on y restait peu. Le
légat, accoutumé aux exécutions militaires, ne répugnait pas aux tueries en
masse. Il divisa les accusés en deux catégories. Les laïques, soit de Lambèse même,
ville épiscopale, soit de Muguas, condamnés
probablement pour réunion illicite, furent immolés d'abord. L'exécution dura
plusieurs jours. Jacques, Marien, beaucoup de clercs de Lambèse et d’ailleurs,
se désolaient d’être oubliés. Cependant les saints visitaient leur sommeil. Une
fois, dans la prison de Cirta. Marien avait vu, au milieu d’un jardin
délicieux, Cyprien lui présentant une coupe d’eau limpide. À Lambèse, Jacques
crut voir le martyr Agapius, le même qu’il avait reçu
à Muguas, et qui depuis avait été mis à mort avec ses
deux pupilles, Tertulla et Antonia. Il lui sembla que
celui-ci présidait un festin joyeux et solennel, semblable à une agape. Jacques
et Marien y couraient. Au-devant d’eux vint un enfant paré d’un collier de
roses et portant une palme verte. C’était l'un de deux jumeaux immolés trois
jours avant avec leur mère.
Pourquoi vous hàtez-vous? dit-il. Réjouissez-vous,
car demain vous dînerez avec nous». Le lendemain, la sentence fut rendue, et
Marien conduit au supplice avec Jacques et les autres clercs.
Le cortège s'arrêta au bord de la rivière, dans une petite plaine entourée
de collines. Les condamnés étaient nombreux : on les mit en rang, afin de les
décapiter l’un après l’autre. Pendant que, les yeux bandés, ils attendaient la
mort, le voile de l’avenir se levait pour eux. Ils prédirent que le sang des
justes serait vengé, parlèrent des blancs cavaliers dont il leur semblait
entendre déjà le bruit, annoncèrent les maux de toute sorte qui allaient fondre
sur l’empire, maladies, tremblements de terre, famine, captivité. Le bourreau,
cependant, passait devant le rang, abattant successivement chaque tète. Quand
celle de Marien fut tombée, sa mère, Marie, qui l’avait accompagné au lieu du
supplice, s’agenouilla: elle embrassait le tronc mutilé, baisait la tête
glorieuse, remerciant Dieu de lui avoir donné pour fils un martyr. L’exécution
de Jacques, de Marien et de leurs compagnons eut lieu le 6 mai.
IV.
La persécution en Asie.
Pendant que le sang coulait en Occident, Valérien était à l'autre extrémité
de l’empire, avec le préfet du prétoire, les meilleurs généraux, ses plus
intimes conseillers, parmi lesquels Macrien, l'ennemi déclaré de l’Église.
Malgré les incursions des Borans et des Goths au nord
de l’Asie romaine, les succès chaque jour plus menaçants de Sapor en
Mésopotamie, les magistrats, animés par le voisinage de la cour impériale,
gardaient assez de liberté d'esprit pour appliquer l’édit de persécution. En Palestine,
les chrétiens furent obligés de se cacher. Trois d’entre eux, Prisque, Malchus et Alexandre, avaient trouvé une retraite
à la campagne, aux environs de Césarée. Là, ils apprenaient les exécutions
nombreuses ordonnées par le légat. Jeunes, fervents, ils n’y purent tenir.
Dissimuler leur existence et leur foi, à la porte d’une ville où leurs frères
mouraient, parut à ces héros une lâcheté. Dans un sentiment d’honneur que
l’Eglise, par la bouche de sages pasteurs, déclara souvent excessif, mais que,
après coup, elle absout et admire, ils quittèrent leur retraite, entrèrent à
Césarée, se présentèrent devant le légat. Ayant confessé leur foi, ils furent
condamnés aux bêtes. Vers le même temps, peut-être le même jour, périt à
Césarée une femme appartenant, dit Eusèbe, à la secte des Marcionites .
Dans la Célésyrie, l’édit de Valérien était
rigoureusement exécuté contre le clergé. Un prêtre d'Antioche, Sapricius, fut mandé devant le légat.
—Quel est ton nom?
—Sapricius.
—Quelle est ta famille?
—Je suis chrétien.
—Prêtre ou laïque’?
—J’ai rang de prêtre.
—Nos seigneurs les Augustes Valérien et Gallien ont ordonné que ceux qui se
diront chrétiens sacrifient aux dieux immortels. Si quelqu'un méprise cet édit,
qu'il sache qu'il sera tourmenté de diverses manières et condamné à une mort
cruelle.
—Nous, chrétiens, nous avons le Christ Dieu pour roi: il est le seul vrai
Dieu, créateur du ciel, de la terre, de la mer et de tout ce qu'ils renferment.
Les dieux des nations sont des démons; puissent disparaître de la face de la
terre ces vaines idoles qui ne peuvent faire ni bien ni mal à personne,
puisqu’elles sont l’œuvre de la main des hommes.
Le juge le fut torturer, puis rendit la sentence suivante: «Puisque le prêtre Sapricius a méprisé les édits des empereurs et refusé
de sacrifier aux dieux immortels pour ne pas abandonner l'espérance des
chrétiens, nous ordonnons qu'il soit décapité»
Pendant qu'il marchait au supplice, le chrétien Nicéphore vint se jeter à
ses pieds. C'était un ancien ami, qu’une cause futile avait naguère séparé de Sapricius, et qui, malgré de nombreux efforts, ne pouvait
obtenir que le prêtre se réconciliât avec lui. «Martyr du Christ, pardonne-moi,
car j'ai péché contre toi». Le prêtre ne répondit pas. Un peu plus loin,
Nicéphore se trouva de nouveau sur sa route, demandant pardon. Sapricius restait insensible. Les païens, ne comprenant pas
cette insistance, disaient à Nicéphore: «Cet homme est un insensé. Mais il
marche au supplice; quelle grâce peux-tu implorer de lui?—Vous ne savez pas,
répondit Nicéphore, ce que je demande au confesseur du Christ; mais Dieu le
sait». Et il suppliait de nouveau. Sur le lieu du supplice, il demanda encore
pardon. Sapricius refusa par son silence.
On vit alors un étrange spectacle. L’offrande de l'homme qui ne pardonnait
pas fut rejetée de Dieu. Sapricius, intrépide dans la
torture, faiblit devant l'épée du bourreau.
—Mets-toi à genoux, afin d’être décapité, dirent les licteurs.
—Pourquoi? répondit-il.
—Parce que tu as refusé de sacrifier aux dieux et méprisé l'édit des
empereurs pour demeurer fidèle à l’homme qu'on appelle Christ.
—Ne frappez pas, dit le malheureux, j'obéis aux empereurs, je sacrfie.
Nicéphore intervint encore une fois, suppliant Sapricius de revenir au Christ, de ne pas perdre la couronne achetée par faut de
souffrances. Puis, ne pouvant fléchir le renégat, aussi obstiné dans sa lâcheté
que tout à l’heure dans son orgueil, il se tourna audacieusement vers les
bourreaux: «Je suis chrétien, dit-il, je crois en Notre-Seigneur Jésus-Christ,
que celui-ci a renié. Frappez-moi à sa place». Et il répétait: «Je suis
chrétien, je ne sacrifie pas à vos dieux, je n'obéis pas aux édits des
empereurs». Un des licteurs courut faire son rapport au légat. Le flagrant
délit était manifeste; le légat, sans même ordonner la comparution de Nicéphore,
rendit la sentence: «S’il ne sacrifie pas aux dieux, comme l’ont commandé les
empereurs, qu'il meure par le glaive». Nicéphore fut décapité sur-le-champ, «et
monta au ciel recevoir la couronne de la foi, de la charité et de l'humilité».
L'action de Nicéphore était grande et belle, son dévouement réparait
l'honneur chrétien, blessé par la chute de Sapricius.
En Occident, les règles sévères imposées par la prudence de l’Église romaine,
et strictement observées en Afrique, lui auraient cependant interdit de s'offrir.
La discipline parait avoir été de tout temps moins rigoureuse en Asie. On a vit
sous Commode les chrétiens de toute une ville se présenter devant le proconsul.
On connaît l’histoire de Polyeucte. Tout à l’heure nous avons montré trois fidèles
se dénonçant eux-mêmes au légat de Palestine. N'écoutant que son mépris pour
des fêtes impures, un chrétien de Lycie va le manifester par un acte dont la
violence rappelle celui de Polyeucte.
La persécution sévissait dans cette petite province, aux montagnes
escarpées comme des Alpes, aux vallées fertiles comme des jardins, qui occupe
l’extrême sud de l’Asie Mineure. A Patare, une des
métropoles lyciennes, Paregorius avait été déjà
martyrisé. Dans ce pays où la religion des tombeaux était grande, même parmi
les païens, le sépulcre du saint devint promptement un lieu de pèlerinage. Le
chrétien Léon, qui menait dans les montagnes de Lycie la vie d’ascète, déjà
répandue depuis la persécution de Dèce, vint un jour le visiter. Le tombeau
était voisin du temple de Sérapis, dont le culte, très populaire en Asie
Mineure, et particulièrement en Lycie, se confondait avec celui du Zeus
hellénique. On faisait une grande fête en l'honneur du dieu. Les païens
remarquèrent cet homme vêtu de peaux de bêtes, le virent prier, reconnurent un
adorateur du Christ. Lui, de son côté, regardait avec indignation les
cérémonies idolâtriques auxquelles beaucoup de fidèles prenaient part, effrayés
et contraints. Il revint à son ermitage. Le lendemain, il traversa la ville
pour se rendre encore au tombeau du martyr. Passant près du Tychaeum (temple de la Fortune), il aperçut une fête. Autour de l’édifice brûlaient des
lampes et des cierges. Léon brisa les lampes, foula aux pieds les cierges,
criant: «Si vos dieux sont forts, qu’ils se défendent!». Il continua
tranquillement sa route. Les prêtres ameutèrent le peuple. Un tel sacrilège,
disaient-ils, détournera de la cité les faveurs de la Fortune. Des soldats
apostés saisirent Léon à son retour, et le menèrent au procurateur qui
administrait la province jusqu’à l’arrivée du proconsul Lollianus,
récemment nommé par les empereurs. Interrogé, l’audace de son langage égala
celle de son acte. Il subit la torture sans faiblir. Le procurateur, ému à la
vue de ce courageux vieillard, lui offrait les moyens d'éviter une
condamnation. On ne demande pas de sacrifice, que Léon dise seulement: «Les dieux
sont grands», ou: «Ce sont des dieux sauveurs». Mais le chrétien refusait, à la
grande indignation de la foule. Le proconsul se résolut à prononcer la sentence
: il ordonna de traîner le martyr à travers les rochers jusqu’au prochain
torrent. Ce fut un cadavre qu’on traîna. Épuisé par la torture, Léon avait
rendu le dernier soupir avant le supplice. Son corps, jeté à l'eau, fut
recueilli par les chrétiens, qui l'ensevelirent honorablement .
Si le récit du martyre de saint Cyrille est vraiment l’œuvre de saint Firmilien, la Cappadoce aurait assisté, vers le milieu du
troisième siècle, à une touchante tragédie., Cyrille, fils d’un païen
fanatique, avait été chassé de la maison paternelle parce qu’il refusait de
renier le Christ. L’attention publique se porta sur cet enfant, que le légat ou
son procurateur se fit amener. Le magistrat essaya de le décider à se soumettre
à son père, et tenta de l'effrayer en le conduisant près d’un bûcher, en
faisant briller devant ses yeux une épée. Comme rien n’ébranlait sou courage,
la menace se tourna en réalité: le gouverneur prononça la sentence, et Cyrille
mourut pour son Dieu. Si affreuses qu’elles paraissent, ces exécutions
d’enfants ne sont pas sans exemple dans l’histoire romaine: il y fut de jeunes
païens exécutés sous Octave, sous Tibère; de jeunes chrétiens martyrisés sous
Trajan, sous Hadrien, sous Marc Aurèle, sous Valérien. Les dernières perséditions nous réservent plus d'un fait semblable:
chacune d'elles cueillera pour le Christ ces «fleurs des martyrs». Telle était
l'inhumanité romaine; hélas! avons-nous le droit de la juger? A la fin du
siècle dernier, des enfants montèrent aussi sur l’échafaud. Carrier, à Nantes,
regarda guillotiner deux garçons de quatorze ans et deux autres de treize: le
bourreau étant mort de saisissement après l’exécution, le proconsul
révolutionnaire lui nomma froidement un successeur. Quand on n’a pas oublié ces
horreurs, aucune des cruautés dont abonde l’histoire des martyrs rie peut plus
étonner.
|