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EL VENCEDOR EDICIONES

HISTORIE DIVINE DE JÉSUS CHRIST

SALLE DE LECTURE

FRENCH DOOR

 

 

 

HISTOIRE GÉNÉRALE DE L’EUROPE,

QUATRIÈME EPOQUE,

622 - 711

 

l’empire naissant des Arabes

Heraclius était encore sur le trône de Constantinople; mais son bras, affaibli par les fatigues des camps et par de longues maladies, ne tenait plus le sceptre qu’avec peine, et bientôt ne devait plus pouvoir porter cette épée des Césars qu’il avait ornée de nouveaux lauriers. Il fut facile de le déterminer à se mêler de discussions théologiques, qui avaient alors une assez grande influence pour agiter vivement l’empire. Son amour du repos lui fit signer un édit fameux parmi les historiens des querelles religieuses, que l’on nomma ecthésis ou exposition de la foi, qui avait été principalement rédigé par Sergius, patriarche de Constantinople, et qu’on lui présenta comme devant concilier toutes les opinions et apaiser tous les troubles. Il s’en fallut de beaucoup que son but fût atteint. La plus grande confusion régnait alors dans les idées sur l’autorité civile et sur le droit de prononcer dans les questions dogmatiques: l’ecthèse fut condamnée dans un concile tenu à Rome par le pape Jean IV; et les dissensions théologiques, bien loin de s’apaiser, acquirent une nouvelle force.

Mais pendant qu’on s’occupait à déterminer les objets de la foi chrétienne, la religion des disciples de Jésus allait être attaquée jusque dans ses fondements; le pouvoir séduisant des passions, la force des armes, l’ardeur du courage, la violence du fanatisme, allaient lui déclarer la guerre. Leurs efforts devaient se réunir pour la détruire, pour renverser les trônes, pour élever une nouvelle domination sur leurs débris : la terre allait être ébranlée.

Et quelle main assez puissante imprimait ce premier mouvement qui devait entraîner tant de rois et de peuples?

Un seul homme, né dans un pays méprisé ou peu connu des nations, appartenant à un peuple isolé par des mers ou des déserts, fils d’un père sans fortune, élevé dans la condition la plus obscure, heureux, lorsque sa jeunesse est passée, d’être l’agent ou plutôt le serviteur d’une veuve, et encore inconnu, à l’âge de près de quarante ans, de ses compatriotes et de lui-même. Grand et remarquable exemple de ce que peuvent le génie, la constance et l’habileté à saisir dans les hasards tout ce qui favorise le plan qu’on a conçu.

Cet homme était Mahomet.

Son portrait a été tracé par d’habiles maîtres, et par­ticulièrement par l’illustre auteur de l’Histoire de la législation.

Il était né, en 570, dans l’Arabie Pétrée, qui tire son nom de la ville de Sela, appelée aussi Petra, et qui comprenait Jatrep ou Gatrep, et la Mecque, dont il était destiné à accroître la renommée à un si haut degré. Sa tribu était celle des Koreishites, qui avait produit plusieurs chefs de guerriers arabes, et plusieurs commerçants habiles; mais son père Abdallah, qui était mort très-jeune, n’avait laissé à sa veuve, la juive Émina, qu’un esclave et cinq chameaux.

A l’âge de vingt ans, il se joignit à ceux de sa tribu qui prirent les armes pour protéger contre des brigands les pèlerins empressés de venir à la Mecque adorer une pierre noire très-vénérée des Arabes.

Cinq ans après il voyagea pour les intérêts d’une riche veuve, nommée Chadidscha ou Kaditcha, dont le commerce était étendu. Il parvint à lui plaire, et l’épousa.

La fortune que lui donna Kaditcha éveilla ou encouragea son ambition. Son génie était vaste; il ne mit pas de bornes à ses vues; il aspira au rang suprême; il désira la souveraineté du pays qui l’avait vu naître. Mais il voulut un pou voix plus grand encore: il résolut d’imiter Moïse, dont tout ce qui l’environnait lui rappelait les succès, d’être le défenseur de sa patrie menacée par les Perses et les Abyssins, et de fonder une religion; son sabre protégerait la loi nouvelle, et la loi nouvelle le rendrait invincible.

On lui avait dit que les juifs attendaient le sauveur d’Israël, et que l’esprit de vérité avait été promis aux chrétiens; il se persuada qu’il pourrait remplir les espé­rances des chrétiens et des juifs. Son imagination, animée par l’ardeur du climat et le caractère de sa nation, s’enflamma avec violence; il crut ou fit semblant de croire qu’un esprit céleste lui avait apparu pendant un de ses songes, et l’avait appelé aux fonctions de prophète du Très-Haut. Son éloquence était vive; ses discours, remplis d’images, recevaient une nouvelle force de sa physionomie heureuse, de sa voix insinuante, des éclairs de ses yeux, de son air intrépide et doux. Il connaissait l’ignorance, la crédulité de ses concitoyens, leur penchant à l’enthousiasme; il se décida à tout oser. Il parla à sa femme, à ses parents, à ses amis, de ses révélations: son langage fut celui d’un inspiré; il les séduisit, les entraîna, les convainquit de la divinité de sa mission.

Ali qui épousa sa fille, Abubeker surnommé le Juste, Othman, plusieurs autres principaux Koreishites, ses proches, sa femme, tombèrent à ses pieds, et le reconnurent pour le prophète de l’Éternel. Chaque jour vit augmenter le nombre de ses disciples. Il enseigna qu’on ne devait reconnaître qu’un seul Dieu, qu’on ne devait adorer que le Très-Haut, et non les étoiles qu’il avait créées, et qui étaient encore l’objet du culte des Arabes; que les livres des chrétiens et des juifs avaient été falsifiés; que l’on devait prier et se purifier par des ablutions plusieurs fois par jour, donner l’aumône; croire en Mahomet, le dernier prophète de Dieu; s’abstenir de vin, dont l’abus était dangereux; pratiquer la circoncision nécessaire à la santé, et observer la morale renfermée dans ces mots du Coran, ou livre par excellence: «Recherchez qui vous chasse, donnez à qui vous ôte, pardonnez à qui vous offense; faites du bien à tous; ne contestez pas avec les ignorants.»

Il conserva la pluralité des femmes et les pèlerinages à la Mecque. Il nomma sa religion l’islamisme, qui signifie résignation. La fidélité aux préceptes de cette religion devait être couronnée par un bonheur éternel; et ce qui rendit ses armes si redoutables, c’est que tous ceux qui périraient sous l’étendard de l’islamisme entreraient dans le séjour céleste, y respireraient des parfums délicieux sous des ombrages frais, y goûteraient des plaisirs ineffables dans les bras des houris aux yeux noirs.

Persécuté à la Mecque, il se déguise et se réfugie à Jatrep, où le nombre de ses partisans était le plus considérable. Cette fuite est l’époque de sa puissance religieuse et civile; c’est de cet événement, qui eut lieu en 622, que les musulmans comptent leur ère, qu'ils nomment Hedghira ou Hégire, qui veut dire fuite; et c'est cette retraite de Mahomet à Jatrep qui a fait nommer cette ville Médine ou Medina-al-nabi, ville du prophète.

A peine Mahomet est-il à Médine, que de fugitif il devient souverain. Les habitants de cette ville s’empressent de le reconnaître. Il sort contre une caravane des Mecquois, escortée par mille guerriers, il n’a avec lui que deux ou trois cents hommes; il rencontre ses ennemis dans la vallée de Bèdre ; il les bat, les tue ou les disperse, s’empare de toutes les richesses de la caravane. Sa victoire paraît à ses sectateurs un miracle céleste; ils ne doutent plus que Dieu ne combatte pour lui: ils sont sûrs de conquérir et l’Asie et l’Afrique.

Bientôt après Mahomet prit la Mecque, et dans moins de dix ans il eut vaincu ses ennemis, détruit tous les obstacles qui s’opposaient à sa marche rapide, dissipé les rébellions comme le vent du désert en dissipe la poussière brûlante, réduit au silence ceux qu’il n’avait pas persuadés, et soumis à son glaive et à sa parole toutes les Arabes, que les Perses et les Romains n’avaient pu conquérir.

Souverain d’un grand pays, et chef d’une religion qu’il veut étendre sur la terre entière, il élève la voix, et du haut de la chaire des mosquées qu’il a érigées, il parle en maître aux plus puissants des rois qui l’environnent; il leur propose, ou plutôt il leur commande au nom de Dieu, dont il se dit le prophète, d’embrasser l’islamisme. Il écrit à Héraclius, à Sisroès qui régnait en Perse, au roi des Abyssins qui avait voulu soumettre l’Arabie, au prince cophte qui gouvernait l’Égypte, au roi Mandar, dont les états étaient voisins du golfe Persique. Sa renommée avait répandu partout où la terreur ou l’enthousiasme. Depuis les plus belles époques de Rome, aucun homme n’avait fait de si grandes choses. Sisroès fut le seul qui déchira sa lettre avec indignation; Héraclius lui adressa des présents; le prince cophte lui envoya une jeune fille fameuse par sa rare beauté; et Pou a écrit que le roi voisin du golfe Persique, et même celui d’Abyssinie, se firent musulmans.

Mahomet, décidé à obtenir par les armes ce qu’il ne pouvait devoir à la persuasion, avait à choisir pour le premier objet de la guerre qu’il voulait porter au loin, la Perse ou l’empire de Constantinople ; il résolut de commencer par attaquer Héraclius. Il nomma Ali, le mari de Fatime sa fille, khalife, c’est-à-dire son vicaire ou son lieutenant, pour gouverner à. Médine pendant son absence. Apprenant que l’empereur de Constantinople avait fait rassembler des forces considérables à Balka, il marche vers la Syrie à la tête de vingt mille fantassins et de dix mille cavaliers montés sur ces chevaux arabes si renommés par leur beauté, leur vitesse, leur patience au milieu des sables ardents du désert, leur sobriété, leur attachement à leurs maîtres, et dont on conserve les généalogies avec tant de soin.

Il arrive à Taboue, entre Médine et Damas. Les chefs des contrées dont il s’approche s’empressent de lui envoyer des députés, de devenir ses tributaires. Les Impériaux se retirent Mahomet revient à Médine ajouter à ses préparatifs; il va repartir pour l’exécution de ses immenses projets, lorsqu’il est atteint d’une maladie mortelle. On a écrit qu’elle avait été l’effet d’une viande empoisonnée qui lui avait été servie quelques années auparavant par une juive, lorsqu’il était entré triomphant dans Khaïbar, ville forte qu’il venait de prendre sur des juifs d’Arabie. Lorsqu’il sentit que sa fin approchait: «Que celui à qui j’ai fait violence ou quelque injustice, s’écria-t-il, se présente à moi : je suis prêt à tout réparer.» Un homme se lève, et lui demande une somme d’argent. Mahomet la lui fit donner, et mourut respecté comme l’apôtre du Très-Haut par presque tous les Arabes, et comme un grand homme d’état par tous ses contemporains.

En 632, Mahomet cessa de vivre; mais son esprit resta parmi les musulmans. Il leur transmit l’assurance de voir l’islamisme triompher sur toute la terre. Il leur laissa son sabre et sa loi.

Les Arabes, de son temps, avaient, comme les Hébreux sortis de l’Égypte, et Arabes d’origine, l’ardeur la plus vive pour les combats livrés au nom de Dieu, pour le butin et pour le partage des dépouilles. Mais les disciples de Mahomet n’attendaient pas uniquement dans ce monde la récompense de leur fidélité; ils voyaient le ciel ouvert pour recevoir ceux qui succombaient dans les batailles. Ils ne repoussaient pas les nations étrangères; ils ne les avaient pas en horreur; ils les recevaient dans leur association religieuse; ils se contentaient, lorsqu’elles se refusaient à l’islamisme, de leur imposer un tribut quelquefois même assez léger. Mahomet les avait établis pour subjuguer la terre.

Et qu’on ne croie pas que le despotisme oriental et la théocratie se fussent réunis sur le trône laissé par Mahomet pour soumettre les Arabes et les autres sujets du khalifat au joug le plus pesant. La loi religieuse et civile, le Coran, ses commandements, ses préceptes et ses maximes, dominaient au-dessus du khalife lui-même; et l’on voit souvent les premiers successeurs de Mahomet, ou leurs lieutenants, se rendre dans les mosquées, à l’exemple de leur prophète, y rassembler le peuple dans les circonstances graves, non seulement pour la prière, mais encore pour la discussion des affaires; y monter en chaire, y réciter des versets du Coran, comme premiers imans; y exposer ensuite, comme magistrats, les grandes questions sur lesquelles il était important de prononcer, y écouter tous ceux qui voulaient prendre la parole, et donner ainsi à leurs résolutions toute la force de l’opinion publique. Il y avait quelquefois moins loin qu’on ne le penserait, de la chaire et de la mosquée des Arabes au forum et à la tribune des Romains.

De toutes les femmes dont Mahomet avait été l’époux, il ne laissa d’autre enfant que Fatime, l’épouse d’Ali, et qui ne lui survécut que de quelques mois.

De toutes ces femmes, celle qu’il avait le plus aimée, était Aïschah, fille d’Abubècre. C’est dans sa maison qu’il expira, et il fut enterré dans une fosse creusée sous le lit où il était mort.

Il avait déclaré son successeur, Ali, son cousin et son gendre; mais toutes ses volontés furent respectées, excepté celle qui avait disposé de l’empire. Aïschah avait un grand caractère; son ambition était forte; elle avait été la plus chérie du prophète; on l’appelait la mère des fidèles. Elle ne contribua pas peu à faire nommer Abubècre ou Abubeker, son père, successeur de Mahomet. Ali lui-même crut devoir le reconnaître. Abubècre plein de respect pour la mémoire de Mahomet, vénérant de bonne foi l’apôtre de Dieu ou admirant sa politique, et croyant ne pouvoir soutenir l’empire naissant des Arabes qu’en conservant toutes les idées religieuses sur lesquelles il venait d’être fondé, ne voulut que le titre de khalife ou de lieutenant. L’esprit de l’homme inspiré devait toujours commander aux musulmans; le vicaire ne devait que manifester ou rappeler ses volontés. Toutes les fois qu’il montait dans la chaire de la mosquée où la voix de Mahomet s’était fait entendre , il s’asseyait h un degré plus bas que le prophète. Il s’était rendu garant de toutes les révélations de Mahomet, et particulièrement de ce voyage nocturne dans le ciel, qui avait d’abord failli à perdre le prétendu apôtre, et avait ensuite donné, auprès d’un peuple superstitieux et facile à tromper, une base sacrée à sa puissance. Il rassembla en un volume les feuilles éparses sur lesquellesavaient été écrites les paroles de Mahomet, et il en fit le Moshaf, le Coran, le livre par excellence.

Plusieurs Arabes se révoltèrent contre lui. Abubècre et les principaux musulmans qui étaient à Médine furent épouvantés; ils craignirent une insurrection générale; il leur sembla que la nouvelle religion allait être détruite et le nouvel empire renversé; ils tremblèrent pour leurs familles; ils cachèrent leurs femmes, leurs enfants, les vieillards dans les cavernes des montagnes, dans les an­fractuosités des rochers écartés. La gloire des Arabes allait s’éteindre, leur puissance s’anéantir, tout leur espoir se dissiper, lorsqu’un guerrier farouche, appelé Khaled, général habile, intrépide, audacieux, prêt à donner sa vie pour le dernier des musulmans, adversaire implacable des ennemis de l’islamisme, et qu’on devait bientôt surnommer T épée de Dieu, marcha contre les rebelles, les défit, et raffermit le trône des khalifes.

Abubècre, rassuré sur l’intérieur de l’Arabie, ne crut pas devoir différer davantage d’exécuter les plans de Mahomet. Il envoya Khaled pour soumettre l’Irak ou la Babylonie, cette ancienne Chaldée qu’environnent l’Arabie déserte, le golfe Persique, la Susiane et la Mésopotamie ou le Diarbékir. Mais ce qu’il souhaitait le plus était d’achever la conquête de la Syrie, commencée par Mahomet, de s’emparer de ce pays si fertile, si délicieux, si voisin de l’Arabie. Il rassembla de grandes forces; il convoqua, pour ainsi dire, les Arabes au nom de Mahomet; il leur rappela les projets du prophète, ses promesses et leurs victoires; il leur parla de tous les avantages que devait leur procurer la conquête de la Syrie. Les Arabes accoururent avec joie à sa voix. Il monta sur une colline pour voir les troupes qui allaient entreprendre la guerre qu’elles regardaient comme sainte et ordonnée par le Coran; il pria pour ces guerriers, il leur donna le signal du départ, il fit avec eux une partie du chemin à pied, et en se séparant de son armée, qu’il ne voulut pas commander lui-même pour ne pas s’éloigner de Médine, il parla ainsi à Gézid son général: «Gardez-vous de traiter durement vos troupes; faites toujours ce qui sera juste. Lorsque vous rencontrerez vos ennemis, comportez-vous en hommes braves; ne tuez ni les enfants, ni les femmes, ni les vieillards; n’abattez pas les palmiers, ne brûlez pas les blés, ne détruisez des troupeaux que ce qui vous sera nécessaire; observez fidèlement les traités. Vous trouverez des religieux qui servent Dieu dans la retraite, laissez-les en repos, ne démolissez pas leurs monastères.»

Bien loin de recommander à Gézid la même humanité envers les autres personnes consacrées à Dieu, il veut qu’on les immole, à moins qu’elles n’embrassent l’islamisme ou qu’elles ne se soumettent à payer un tribut. On a cru reconnaître dans les ordres d’Abubècre la reconnaissance de Mahomet pour la manière dont on l’avait accueilli dans un monastère chrétien pendant les voyages que les affaires de la veuve Kaditcha lui avaient fait faire en Syrie.

Héraclius fit avancer quelques troupes contre les Arabes; mais elles furent plusieurs fois battues, et leur chef fut tué dans un combat.

Abubècre envoya dans la Palestine une nouvelle armée sous les ordres d’Amprou; et Abou-Obeidah, à qui il avait donné le commandement de toutes les forces musulmanes rassemblées en Syrie, ayant été battu par un général d’Héraclius, il se hâta de le remplacer par Khaled, qui venait de soumettre presque tout l’Irak.

Khaled, arrivé en Syrie, s’empara de Tadmor ou Palmire, de Hauran, de plusieurs autres places, de Bostra, ville riche, florissante, le centre du commerce de la Syrie, de l’Irak, et des environs de la Mer Rouge; il répandit la consternation dans Balbec et marcha vers Damas.

Héraclius était alors à Antioche; il se contenta d’envoyer cinq mille hommes au secours de la capitale de Syrie; ce renfort n’empêcha pas Khaled d’en former le siège. Les auteurs arabes, particulièrement Alvakédi, qui a écrit l’histoire de la conquête de la Syrie, racontent les combats singuliers où les principaux des chrétiens et des Sarrasins déployèrent une grande valeur pendant ce siège mémorable; il décrit avec soin les provocations qui précédaient ces combats, les circonstances les plus remarquables de ces brillants faits d’armes: on croit voir déjà les chevaliers croisés et leurs redoutables adversaires montrer, dans les mêmes contrées, ce courage héroïque immortalisé par les chants du Tasse.

Khaled se battit ainsi contre le gouverneur de Damas; ils admirèrent mutuellement leur audace et leur intrépidité. Le gouverneur fut vaincu; mais ici paraît la cruauté fanatique du général d’Abubècre; il veut que le gouverneur embrasse l’islamisme; le guerrier chrétien refuse. Khaled ne se contente pas, comme le lui prescrivaient les maximes des musulmans, de le retenir prisonnier ou de lui imposer un tribut, il ordonne qu’on abatte sa tête.

Il fait périr de même, après l’avoir également vaincu dans un combat singulier, le chef des troupes envoyées par Héraclius.

Les habitants de Damas se défendent cependant avec une rare constance; ils écrivent à l’empereur; le porteur de leur lettre trouve le moyen de tromper la surveillance des Sarrasins et de parvenir jusques à Antioche. Héraclius tremble pour la Syrie, il ordonne qu’une grande armée marche au secours de Damas.

Peut-être manqua-t-il de prévoyance, et dédaigna-t-il d’aller combattre lui-même ces Arabes ou Sarrasins, dont l’audace, exaltée par tout ce qui peut agir le plus fortement sur l’imagination des hommes, devait lui faire si vivement redouter la perte de ses provinces d’Asie. Peut-être sa santé était-elle trop affaiblie pour supporter les fatigues de la guerre. Quoi qu’il en soit, il apprend que son armée a été battue par Khaled, que les ennemis ont enlevé une grande quantité de chevaux, d’armes et de bagage, que ses troupes se sont retirées, et que les Sarrasins continuent le siège de Damas. Il se hâte d’envoyer à Verdan, son général, tous les soldats dont il peut disposer: soixante-dix mille hommes composent l’armée chrétienne. Khaled croit devoir réunir les troupes arabes qui sont à Tadmor, dans la Mésopotamie, dans l’Irak et dans la Palestine, et il résout de s’éloigner de Damas jusques à l’arrivée de tous ces renforts, avec lesquels il veut frapper un coup décisif, et exterminer l’armée de l’empereur.

Les habitants de Damas, voyant les Sarrasins lever le siège, sortent de leurs remparts, et se jettent sur leur arrière-garde; ils sont au nombre de six mille cavaliers, et de dix mille fantassins. Ils portent d’abord le désordre dans les rangs ennemis, et font quelques prisonniers; mais Khaled se retourne, les taille en pièce, poursuit ceux qui emmenaient les captifs, les atteint, délivre ses guerriers, et revient vers le gros de son armée, qui le reçoit au milieu des cris de victoire Allah akber! Dieu est très-grand.

Cependant les généraux sarrasins appelés par Khaled arrivent bientôt auprès de lui; il marche vers les Impériaux; les deux armées sont en présence, elles se préparent au combat. La bataille va décider du sort de la Syrie. Les deux généraux parcourent les rangs de leurs soldats, les encouragent, les animent. Verdan dit aux siens : «Si les Arabes sont vainqueurs, vos pères seront massacrés, vos femmes et vos enfants seront captifs. Que pourriez-vous craindre? Vous êtes trois contre un. L’empereur compte sur votre courage; le destin de l’empire est dans vos mains. Vous êtes les descendants des Romains et des Grecs; encore une victoire, et ces Arabes n’existeront plus » — « C’est pour Dieu que vous combattez, dit Khaled aux musulmans; le paradis vous est ouvert. Si vous étiez vaincus, vos femmes ni vous n’auriez aucun asile; si vous tourniez le dos, l’enfer serait votre partage. Quelque nombreux que soient vos ennemis, n’ayez aucune crainte; Dieu combat pour vous. Gagnez toujours le vent; tenez bon jusqu’au soir, c’est le soir que le prophète remportait la victoire.»

Khaled néanmoins ne néglige aucune précaution; il détache quatre mille chevaux pour garder le bagage, les femmes et les enfants. Mais voyez combien toutes les têtes arabes étaient exaltées. Les femmes des premières familles sarrasines, et toutes les autres qui avaient suivi l’armée, veulent combattre pour leurs maris et leurs frères; elles s’arment, elles se préparent à la bataille. — « Que ce que vous faites, leur dit Khaled, est agréable à Dieu et à son prophète! Votre nom sera immortel. Les portes du ciel s’ouvriront devant vous. Si les chrétiens vous attaquent, défendez-vous avec courage; si un musulman prenait la fuite, percez-le de votre main, et demandez-lui si c’est ainsi qu’il défend sa famille.»

Quelle ardeur invincible dans l’armée de Khaled! il n’en était pas de même dans celle des Impériaux.

Les deux armées occupaient un vaste terrain. Les Sarrasins s’écriaient: «Il n’y a pas d’autre Dieu que Dieu, et Mahomet est son apôtre.» Un vieillard sort des rangs des chrétiens, et s’avance vers les musulmans. Khaled va à lui : «Es-tu le général des Arabes? lui dit le vieillard. — Tant que je suis fidèle à mes devoirs répond Khaled; autrement je n’ai aucun pouvoir sur eux. — Tous ceux qui ont entrepris la conquête de la Syrie y ont trouvé leur tombeau ; tu as vaincu les chrétiens, mais tes succès sont finis. Regarde l’armée d’Héraclius, et vois combien elle est nombreuse. Voici cependant ce que t’offre le général qui m’envoie. Retire-toi sans commettre aucune hostilité; rentre dans ta patrie, et chaque soldat de ton armée recevra une paire d’habits, un turban, et une pièce d’argent; on te fera présent de cent pièces et de dix paires d’habits , et cent paires d’habits, ainsi que mille pièces, seront pour Abubècre.» — « Il n’y a pas de paix pour les chrétiens, s’ils ne deviennent musulmans ou tributaires; quant à ta grande armée, le prophète de Dieu nous a promis la victoire : nous n’avons pas besoin des présents de ton chef; bientôt nous serons maîtres de toutes vos richesses.»

Le combat commence; les archers d’Arménie tirent sur les Sarrasins; les deux armées se mêlent, un grand nombre de morts tombent des deux côtés ; l’avantage paraît pencher vers les Arabes. Verdan, inquiet, consulte les généraux qui sont sous ses ordres. Ils ne voient de salut que dans la perte de Khaled; il faut le surprendre par un stratagème. On décide qu’on enverra vers Khaled, qu’on l’engagera à faire suspendre le combat, et à se trouver le lendemain matin à une entrevue, où les deux généraux, seuls entre les armées, pourront convenir facilement des conditions de la paix. Dix hommes devaient être placés en embuscade auprès du lieu du rendez-vous, ils devaient se jeter sur le général sarrasin, s’en emparer, et lui donner la mort.

Un chrétien, nommé David, s’avance en effet vers les Arabes, et demande Khaled. Le Sarrasin se présente. David exécute l’ordre qui lui a été donné, mais il révèle à Khaled la perfidie qui menace ses jours. «Allez dire à  votre général, lui dit le musulman, que demain je serai au rendez-vous»; et il fait retirer son armée sous ses tentes.

Cependant, dès que la nuit est arrivée, Dérar, un des plus audacieux chefs des Arabes, se rend avec neuf Sarrasins au lieu de l’embuscade; il y trouve endormis les dix chrétiens que Verdan y avait déjà placés. Les Arabes, dans le plus profond silence, les tuent, les dépouillent, se revêtent de leurs habits.

Le jour paraît; Khaled fait faire la prière, range son armée en bataille, prend, dit l’auteur arabe, un habit de soie jaune et un turban vert, et va vers l’endroit indiqué par David. Verdan arrive sur une mule ornée de chaînes d’or et de pierreries. Ils mettent pied à terre et confèrent ensemble. Khaled déclare à Verdan que les chrétiens n’auront la paix qu’en adoptant l’islamisme ou en consentant à payer un tribut. Il lui propose un combat singulier. Verdan se lève; Khaled le saisit; le général d’Héraclius appelle à son secours les hommes de l’embuscade; Dérar se montre avec les neuf Arabes déguisés; la tête de Verdan tombe; les Sarrasins la mettent au bout d’une lance et s’avancent vers les chrétiens; les Arabes fondent de toutes parts sur les soldais d’Héraclius; le combat, ou plutôt le carnage, ne cesse qu’avec le jour; l’armée impériale est entièrement défaite.

Les Arabes ont écrit que les guerriers de Khaled avaient immolé dans cette journée si funeste à l’empire d’Orient cinquante mille chrétiens. Ceux des Impériaux qui échappent à la mort se réfugient les uns dans la ville de Damas, d’autres à Césarée; d’autres vont jusques a Antioche porter à Héraclius la nouvelle de la défaite de son armée.

Les Sarrasins s’emparent d’un grand nombre d’étendards, de croix d’or, de croix d’argent, de pierreries, de chaînes d’or et d’argent, d’armes brillantes, de magnifiques habits, riches produits du commerce de Constantinople et de l’Asie Mineure avec l’Afrique septentrionale, l’Égypte et les contrées de l’Orient.

A peine le khalife eut-il reçu la lettre par laquelle Khaled lui annonce le succès des armes musulmanes, qu’un grand nombre d’Arabes des plus considérables de la Mecque, de Médine, ou des environs, demandèrent d’aller se ranger sous les étendards de Khaled: combien de Sarrasins désirèrent de changer les déserts stériles de l’Arabie contre les champs fortunés arrosés par l’Oronte!

Les habitants de Damas virent bientôt reparaître sous leurs murs l’armée des Sarrasins, devenue plus formidable que jamais. Omrou conduisait l’avant-garde, composée de plus de neuf mille chevaux; Khaled commandait l’arrièregarde en personne; un aigle noir paraissait sur son étendard. Ce général, si redoutable à l’empire d’Orient, fit dresser sa tente devant une des portes de la ville; c’était son ancienne tente de poil de chameau, qu’il ne voulut pas changer contre les tentes magnifiques que la victoire venait de lui donner. «Tenez-vous en garde contre les assiégés, disait-il à ses troupes; méfiez­vous des Grecs (c’était ainsi qu’il nommait les Impériaux); que la longueur du temps ne vous décourage pas : la victoire est le prix de la patience. »

Cette maxime, si vraie dans toutes les grandes entreprises, est remarquable dans la bouche d’un Arabe grossier, qu’aucun danger n’effraya jamais. Il est curieux de la rapprocher des maximes de Newton et de celles de Buffon sur les œuvres du génie.

Dès le lendemain du retour des Arabes sous les remparts de Damas, les habitants de cette grande ville firent une sortie; le combat dura tout le jour; les assiégés furent repoussés avec une grande perte : ils pensèrent à capituler; mais un gendre de l’empereur, nommé Thomas, brave capitaine qui se trouvait parmi eux, ranima leur courage, les détourna de leur projet, et leur promit de sortir dès le lendemain avec eux pour attaquer les Arabes.

Ils passent la nuit dans la plus grande surveillance; leurs tours sont garnies d’un nombre immense de lumières y pour éviter toute surprise.

L’aurore paraît. Les Arabes préparaient un assaut général; Thomas va se faire ouvrir une des portes de la ville. On élève une grande croix, l’évêque et tout le clergé se placent auprès de ce signe vénéré; ils tiennent l’évangile des chrétiens; Thomas, la main sur la croix et sur le livre sacré, invoque le ciel pour les disciples fidèles de Jésus. Il sort à la tête des habitants de Damas, il fait des prodiges de valeur; armé d’un arc dont il se sert avec beaucoup d’adresse, il perce de ses flèches un grand nombre de Sarrasins. Un de ses traits est empoisonné, et va frapper un Arabe nommé Aban. On transporte dans le camp ce brave musulman; il était marié depuis peu avec une jeune femme aussi belle que courageuse, et qui tirait de l’arc avec beaucoup d’habileté. Elle accourt; il expire dans ses bras. «Je vengerai ta mort, dit-elle, et j’irai te rejoindre.» Elle ne verse pas une larme, mais elle se revêt de ses armes et va sur le champ de bataille. Elle demande à grands cris où est le chrétien qui a ôté la vie à son époux; on lui montre Thomas; sa première flèche atteint celui qui portait l’étendard du gendre d’Héraclius; les Sarrasins enlèvent l’étendard. A chaque instant le combat devient plus sanglant; les machines placées sur les murailles de Damas font pleuvoir sur les Arabes une grêle de dards et de pierres; Thomas se bat en héros; la femme d’Aban se trouve assez près de lui pour lui lancer une seconde flèche; il perd un de ses yeux; on le force à souffrir qu’on panse sa blessure; il ne quitte pas la porte par laquelle les chrétiens doivent rentrer dans la ville; la nuit seule suspend l’horrible mêlée; et Thomas, dont rien ne peut abattre le courage, parle aux chrétiens, les ranime, fait passer dans leur âme toute l’ardeur qui consume la sienne.

Il les range en bataille auprès des remparts; un coup de cloche donne le signal, les portes s’ouvrent; ils sortent au milieu des ténèbres, et se répandent comme des torrents dans le camp des Sarrasins, qu’ils croient trouver blessés, harassés et hors d’état de se défendre. Mais Khaled, intrépide, infatigable, invincible, pourvoit à tout; il s’avance à la hâte à la tête de quatre cents cavaliers; le combat recommence avec une fureur nouvelle.

Les juifs de Damas servent les machines placées sur les murs. On se bat non pas pour la prise d’une ville, mais pour décider de l’empire. Le brave capitaine arabe Sergiabil attaque de nouveau Thomas; la femme d’Aban est auprès de lui, ses flèches portent la mort dans les rangs des chrétiens; mais, au moment où elle vient d’immoler une nouvelle victime aux mânes de son époux, elle est faite prisonnière; l’épée de Sergiabil se casse sur le bouclier de Thomas: il va être pris, lorsque le fils du khalife et un autre chef arabe accourent, le sauvent, et délivrent la femme d’Aban.

Un chef arabe court, à la tête d’un corps de troupes, se placer entre la ville et les chrétiens. Combien d’habitants de Damas expirent, sans pouvoir regagner la porte par laquelle ils sont sortis !

Khaled refuse une suspension d’armes, mais Abou-Obéidah, plus facile, admet auprès de lui cent députés delà ville, leur accorde les conditions qu’ils proposent, reçoit des otages, et entre dans Damas.

Khaled, qui ignore cet arrangement, qu’il est si surprenant de voir terminer par celui qui ne commande pas en chef, donne un assaut terrible à la porte orientale. Un prêtre nommé Josias, traître à son pays, introduit dans la ville cent Arabes; ils crient Allah akber, s’emparent des portes, rompent les verrous, ôtent les chaînes, ouvrent des entrées faciles à l’armée de Khaled, qui, péné­trant dans la place, passe au fil de l’épée tous les chrétiens qui ne peuvent se dérober à ses coups.

Il rencontre Abou-Obéidah, dont les soldats sont mêlés pacifiquement avec le clergé et d’autres habitants de Damas. La colère le transporte. Une querelle terrible s’élève entre lui et son lieutenant. Abou-Obéidah veut maintenir la capitulation. Khaled ne veut pas la reconnaître; il s’indigne ; il invoque l’autorité suprême dont il est revêtu. Plusieurs Arabes furieux ne demandent que le carnage et un riche butin. Les habitants de Damas, entre la vie et la mort, sont trop dispersés et trop abattus par leur malheur pour qu’un généreux désespoir les délivre du fer des Sarrasins divisés. Khaled s’apaise enfin, il veut lui-même que la foi des musulmans ne puisse jamais paraître douteuse; la capitulation est ratifiée, et Damas fait partie de l’empire du khalife. Quels rapports entre cette guerre de Syrie et celle des croisés! mais quels succès divers! ici la victoire abandonne les étendards des chrétiens de l’Asie et de la Grèce ; et sous Godefroy, elle couronne ceux des chrétiens de l’Europe.

C’est ainsi que Damas, si célèbre par la beauté de son climat, par la fertilité de son territoire, par son commerce, par ses ouvrages d’acier, par ses étoffes de soie, qui, comme ses aciers, portent encore son nom, tomba et entraîna avec elle une si grande partie de la Syrie sous la domination des musulmans.

Le khalife Abubècre avait pu prévoir ce grand événement, mais il n’en fut pas informé; il mourut le jour même de la prise de Damas (639).

Pendant la maladie qui le conduisit au tombeau, Omar, dont la fille, nommée Hatsah, avait été une des femmes de Mahomet, et choisie par Abubècre pour la garde du Coran, fit à sa place les prières publiques dans la mosquée. Abubècre, par son testament, le nomma son successeur, et, peu d’heures après la mortdu khalife, Omar fut revêtu sans opposition de la puissance souveraine et du pontificat. Il fut salué khalife et émir ulmuumenine, c’est-à-dire commandant des fidèles.

Il crut ne pouvoir assurer la conquête de la Syrie qu’en soumettant la Perse, et particulièrement les pays arrosés par l’Euphrate et le Tigre, dont les souverains avaient, à tant d’époques, réduit avec tant de facilité sous leur domination et la Syrie et les contrées qui la touchent.      

Il envoya vers la Perse une armée qui s’avança jusques à Thaalabiah, sur le bord de l’Euphrate. Le général des musulmans fit construire un pont sur ce fleuve; et, malgré l’avis de ses principaux lieutenants, il le passa avec ses troupes, chargea les ennemis avec tant d’impétuosité qu’il les repoussa; mais les Persans s’étant ralliés, le général d’Omar fut tué; les Arabes repassèrent le pont, le coupèrent, et se retranchèrent dans leur camp jusques au moment où ils recevraient les renforts qu’ils demandèrent au khalife, et que le grand nombre des Persans rendait nécessaires.

Giarir arriva bientôt sur les rives de l’Euphrate, à la tête de nouvelles troupes sarrasines. Chargé du commandement général, il fit de fréquentes excursions dans les terres des ennemis, et se disposait à marcher vers le Tigre, lorsque Arzemidokht, reine de Perse, envoya contre lui une nombreuse cavalerie d’élite. Les Persans et les Arabes se rencontrèrent près de Coufah; on se battit avec acharnement, et la victoire paraissait encore indécise, lorsque la mort du général persan la décida en faveur des Arabes. Les Persans, découragés, abandonnèrent le champ de bataille, et s’enfuirent à Madaïn, leur capitale, ainsi nommée du mot arabe qui signifie villes, parce qu’elle était composée de Séleucie et de Ctésiphon, situées, l’une sur la rive orientale, et l’autre sur le bord occidental du Tigre.

La consternation se répandit dans la Perse; les grands murmurèrent : le malheur rend si souvent injuste, surtout envers ceux qui ont la puissance suprême. Ils accusèrent la reine de tous les maux qu’ils éprouvaient et de ceux qu’ils redoutaient encore. La reine fut déposée; on lui donna pour successeur un jeune descendant de Chosroès, nommé Izdegerd. Deux armées furent opposées aux Arabes, l’une dans l’Irak, et l’autre dans le Khousistan. Mais tous ces efforts furent inutiles; la dynastie des Sassanides, les successeurs de ces Chosroès et de ces Sapors qui tant de fois avaient fait trembler l’empire de Constantinople, allaient succomber sous les lances des enfants du désert. Les deux généraux furent tués, les deux armées furent défaites, le roi lui-même fut pris et massacré. Les lieutenants du khalife musulman conquirent la Perse plus facilement qu’Alexandre n’avait vaincu Darius; et cette antique religion des mages, que ce même Alexandre avait respectée, céda à celle qu’un simple Arabe avait établie trente-quatre ans auparavant.

On a écrit que le fils de Izdegerd s’était sauvé chez des Chinois, ou peut-être des Huns, Scythes ou Tartares voisins des confins de la Chine, qui s’étaient emparés de plusieurs contrées de l’Inde septentrionale, et avaient des garnisons jusque dans Kosghan.

Quoi qu’il en soit, dès le commencement de cette guerre persique, et d’abord après la prise de Damas, un grand nombre d’habitants de cette ville, qui ne voulurent ni se faire musulmans, ni payer de tribut, obtinrent des Arabes la permission de se retirer partout où ils voudraient chercher un asile, et l’assurance que, pendant trois jours à compter de leur départ, aucun Sarrasin ne pourrait les poursuivre. Les Arabes consentirent à les voir emporter ce qu’ils avaient de plus précieux et même leurs armes. Ces chrétiens fugitifs se mirent en roule sous la conduite de Thomas. Au milieu d’eux on voyait des vieillards, des enfants, des femmes délicates, accoutumées à des palais magnifiques, a des jardins enchanteurs, à tous les ménagements, à toutes les jouissances que la richesse peut donner. Ils quittaient pour toujours leur belle patrie; ils allaient chercher des terres étrangères, traverser des déserts, franchir des montagnes escarpées, s’exposer à des dangers sans cesse renaissants, h une fatigue insupportable, à des besoins cruels, à une faim dé­orante , à une soif plus terrible encore. En vain avaient-ils avec eux des vases d’or et d’argent, des bijoux, des étoffes d’or et de soie : que pouvaient contre la fatigue, la soif et la faim ces richesses dont la valeur accroissait autour d’eux les périls?

La fille d’Héraclius suivait son malheureux époux. Plusieurs jours s’étaient écoulés, la trêve était finie; mais ils se croyaient trop loin de Damas pour redouter les Sarrasins. L’empereur Héraclius leur avait fait dire de ne pas se réfugier à Antioche, où il était encore, et où il craignait que la vue de leur misère et le récit de leurs malheurs ne répandissent l’alarme et le découragement. Il leur avait ordonné de se retirer à Constantinople; ils s’étaient détournés de la grande route pour obéir à Héraclius; et, après avoir suivi, au milieu des montagnes et sur le bord des précipices, de pénibles chemins, après avoir éprouvé de grandes averses qui en avaient augmenté les difficultés, ils étaient parvenus dans une vallée solitaire, dans une prairie émaillée de fleurs et de verdure; le soleil venait de dissiper les nuages; ils avaient étendu leurs habits d’or et de soie que la pluie avait traversés, ils les avaient placés sur les arbustes qui bordaient les ruisseaux dans cette charmante vallée, et ils s’étaient couchés sans inquiétude sur l’herbe épaisse de la prairie, lorsqu’ils voient descendre des montagnes et fondre dans la vallée, comme des tigres affamés, Khaled et cinq mille cavaliers sarrasins qu’un transfuge avait conduits. Leur étonnement ne les empêche pas de se défendre: ils se battent avec désespoir, les femmes combattent à côté de leurs époux et de leurs pères; mais Thomas tombe sous les coups des musulmans; les chrétiens sont taillés en pièces; la fille d’Héraclius est prisonnière de Khaled, qui la rend avec hauteur à un vieillard député de l’armée impériale; et toutes les richesses des chrétiens qui s’étaient exilés de leur pays rentrent en triomphe dans la ville de Damas, avec Khaled et les Arabes qui l’avaient suivi.

La cinquième partie du butin fut envoyée au khalife pour le trésor public, suivant le précepte du Coran, et Khaled distribua tout le reste à ses soldats.

Les grands services rendus par le conquérant de Syrie n’empêchèrent cependant pas Omar de lui ôter le commandement de l’armée. Le khalife donna ce commandement à Abou-Obéidah; il annonça ce grand changement au peuple du haut de la chaire de la mosquée. Un jeune Arabe se leva, et lui demanda comment il pouvait priver l’armée d’un chef à qui les musulmans devaient tant de victoires. « On proposa à votre prédécesseur, ajouta-t-il, de faire ce que vous ordonnez; il s’y refusa comme à une rébellion à la volonté de Dieu. Vous serez cou­pable devant le Très-Haut si vous persistez dans votre résolution.» Le khalife répondit peu, mais le lendemain il remonta en chaire, et dit aux fidèles réunis qu’il avait voulu faire commander l’armée de Syrie par Abou-Obéidah, parce que ce général était doux et modéré, et que Khaled était un extravagant. On est tout étonné de lire dans les auteurs arabes ces paroles du khalife, de ce fanatique Omar qui avait voulu assassiner Mahomet par zèle pour la religion dans laquelle il avait été élevé, et qui ensuite aurait immolé le monde entier pour le prophète.

Une lettre d’Omar fut portée à Khaled; elle fut lue à l’armée. Les musulmans pleurèrent Abubècre, et proclamèrent à Damas Omar qu’il avait nommé son successeur. Khaled se soumit sans murmure au nouveau général; et, par un sentiment qui l’honora plus que ses victoires, il combattit pour l’islamisme avec la même ardeur. Un parti de Sarrasins, trop peu nombreux, ayant attaqué imprudemment des chrétiens réunis, pour une foire célèbre, auprès d’un monastère devenu fameux par les vertus d’un vieillard vénérable qui l’habitait, allaient, malgré leur courage, succomber sous le nombre, lorsque Khaled, s’empressant d’exécuter l’ordre du nouveau général, partit comme un trait, arriva sur le champ de bataille, se précipita au milieu des Impériaux, furieux comme un lion, disent les auteurs arabes, et tenant dans sa redoutable main son en­seigne déployée, délivra les Arabes, défit les chrétiens, les dispersa ou les fit prisonniers, et revint à Damas, suivi d’un grand nombre de chevaux, d’ânes et de mulets chargés d’étoffes de soie et de tapisseries travaillées avec art, d’autres meubles très-riches, de bijoux, de vases d’or et de vases d’argent.

Abou-Obéidah résolut cependant de poursuivre les conquêtes des musulmans; il donne le commandement de l’avant-garde à Khaled, dont il admirait l’éclatante valeur, et dont l’obéissance aux ordres du khalife l’avait beaucoup touché; il lui dit de prendre l’enseigne de l’aigle noir qu’Abubècre lui avait donnée. Il s’avança vers Émesse, fît une trêve avec ses habitants, rendit à des prisonniers chrétiens la liberté, celle de leurs femmes et de leurs enfants, les troupeaux, les chevaux, les chameaux, et toutes les richesses qu’on leur avait enlevées, se contenta de leur imposer une faible rançon et un léger tribut; et, justifiant par celte clémence et cette modération le choix d’Omar, prépara la soumission de nouveaux peuples plus sûrement peut-être que par de brillantes victoires.

( 635 ) Les habitants de Kennesrin vinrent demander une trêve qu’ils obtinrent. Ils marquèrent les limites de leur territoire, que les Arabes venaient de promettre de respecter. Ils placèrent sur cette limite une colonne sur laquelle ils élevèrent une statue de l’empereur Héraclius; et voici un fait singulier et digne de remarque, rapporté à ce sujet par l’Arabe Alvakédi. Quelques cavaliers musulmans passant près de la statue s’arrêtèrent pour la regarder, en admirèrent la beauté, et firent en jouant quelques courses autour de la colonne. La lance d’un des Sarrasins donna par hasard contre la statue, et en fit sauter un œil. Les habitants de Kennesrin considérèrent cet accident comme un outrage et comme une violation de la paix jurée. Ils envoyèrent des députés au général sarrasin. Ces envoyés se plaignirent à grands cris de l’insulte faite à leur empereur; ils menacèrent de prendre les armes si on ne voulait pas les satisfaire par la loi du talion; et, ce qu’on aurait de la peine à croire du chef d’une armée de musulmans victorieux, si cela n’était pas attesté par des auteurs arabes, Abou-Obéidah céda à leurs clameurs; et malgré le courroux des Sarrasins qui voulaient massacrer les députés, il laissa les chrétiens faire une statue du khalife Omar, y placer deux yeux de verre, et en arracher un avec une lance.

Mais des événements d’une bien autre importance vont succéder à cette comédie. Omar reproche à Abou-Obéidah la faiblesse avec laquelle il attaque ces Impériaux, que les Arabes appelaient des Grecs; le général se détermine à marcher vers Alep, il fait des trêves avantageuses avec les villes d’Arrestan et d’Hamali, impose un tribut à celle de Kennesrin, s’avance vers Balbec, l’oblige à se rendre malgré les fortifications dont elle est environnée, le courage de ses nombreux habitants, l’intrépidité de son gouverneur, le froid qu’éprouvent sous ses murs des Arabes accoutumés à la température brûlante de leur patrie et combattant à demi nus; lui impose un tribut et une rançon, composée principalement d'armes, d’onces d’argent et d’étoffes de soie; revient après ces trêves vers Arrestan, Shaïder et Émesse, s’en empare, et répand la terreur des armes musulmanes jusques aux murs d’Antioche.

Chaque jour Héraclius apprend un nouveau malheur; les courriers qui lui apportent les nouvelles les plus alarmantes se succèdent avec rapidité ; son inquiétude redouble; il s’indigne de voir l’empire, qui avait commandé au monde, livré en proie à des Barbares. Il veut opposer une grande puissance au débordement des Arabes. Il rassemble une nombreuse armée; il envoie des troupes à Jérusalem, à Césarée, à Ptolémaïde ou Saint-Jean d’Acre, à Tyr, à Sidon, à Béryte, à Tripoli, à Tibériade; il désire principalement de défendre la ville sainte et les rivages de la mer: mais qu’il a recours bien tard à ces grands préparatifs!

On ne conçoit pas qu’il n’eût pas prévu plus tôt combien les Arabes étaient redoutables; qu’il ne les ait pas attaqués avec toutes ses forces pendant qu’ils combattaient encore contre les Persans; qu’il n’ait pas réuni tout ce qu’il avait de soldats en Égypte et dans le reste de l’Afrique septentrionale, et qu’il ne les ait pas fait marcher pour prendre les Sarrasins à dos et les attaquer sur leurs flancs. Si un homme d’un grand caractère, d’une habile prévoyance et d’une activité infatigable, avait régné à Constantinople, l’empire des musulmans, et peut-être leur religion, auraient péri dès leur naissance; et quelle différence dans les destinées de l’Europe, de l’Afrique et de l’Asie!

Mais ce qui est plus surprenant encore, c’est qu’Héraclius, lorsque tous les nuages se dissipent devant lui, et qu’il voit tous les dangers qui menacent l’empire, se contente de rassembler une grande armée, oublie son habitude de la guerre, confie à ses généraux la conduite de l’expédition la plus importante, exhorte ses guerriers à se conduire en gens de cœur; et, néanmoins, malgré toutes les instances du conseil militaire qu’il réunit, ne craint pas de déshonorer son nom, annonce que pendant qu’ils combattront contre les Arabes, il va partir pour Constantinople, et ôte à ses soldats, par son absence, le plus fort des encouragements.

Le général des Impériaux, nommé Mahan par les Arabes, et peut-être le même que le Manuel des historiens grecs, fit précéder son armée par un corps d’Arabes chrétiens, ennemis naturels des Sarrasins musulmans, et dont on a porté le nombre jusques à soixante mille. Les Sarrasins, étonnés de la multitude de leurs ennemis, hésitèrent un moment. Les uns voulaient rétrograder vers l’Arabie pour être plus promptement secourus par leur compatriotes, et pour entraîner les chrétiens dans des déserts où ils trouveraient la mort; d’autres assuraient qu’ils aimaient mieux mourir que d’abandonner les campagnes fertiles, les prairies arrosées, les habitations magnifiques qu’ils venaient de conquérir, pour mener de nouveau une vie misérable dans leurs champs stériles et brûlants.

Khaled, sachant que Constantin, fils de l’empereur Héraclius, était à Césarée avec quarante mille hommes, et ne voulant pas que les Arabes fussent exposés à se trouver entre deux armées, proposa de marcher vers Yermoux, ville de Syrie, et Abou-Obéidah adopta son avis.

Constantin écrivit à Mahan de hâter sa marche; mais ce général, à qui l’empereur, de plus en plus faible, ou bien de plus en plus trompé sur la nature de la guerre, avait ordonné de faire des propositions de paix, ne pressa pas les mouvements de ses troupes, et fit offrir à Abou-Obéidah des conditions qui furent refusées.

Pendant les négociations, Khaled, ainsi que Mahan aurait dû le prévoir, tomba avec un corps d’élite sur les Arabes chrétiens, et les mit dans un grand désordre; et Abou-Obéidah écrivit à Omar pour lui demander des renforts. Omar monta en chaire pour encourager les Arabes a marcher vers la Syrie; il nomma Saïd commandant de ces nouvelles troupes; il lui donna un étendard de soie rouge; il pria pour lui; il le bénit. Mais comment le valeureux Omar crut-il devoir rester à Médine, comme Abubècre, se contenter d’invoquer le Très-Haut dans la mosquée, et de haranguer le peuple, au lieu de suivre l’exemple de Mahomet; de commander eu personne ses guerriers, le Coran d’une main et le glaive de l’autre; d’enflammer leur courage et de les remplir d’enthousiasme au nom du prophète, dans un moment où une seule bataille pouvait décider du sort de sa puissance et de sa loi? Quel rôle, dans ces graves circonstances, jouent Omar et Héraclius!

Quoi qu’il en soit, Saïd s’étant égaré en allant joindre l’armée sarrasine, rencontra le gouverneur chrétien Amman suivi de cinq mille hommes; il les tailla en pièces, fit mettre leurs têtes au bout des lances de ses soldats, et arriva auprès de ses compatriotes avec le renfort que le khalife lui avait confié, et qui s’élevait à huit mille hommes, suivant les auteurs arabes.

Mahan demanda une conférence avec un des chefs sarrasins. Khaled fut choisi par Abou-Obéidah pour cette entrevue. Arrivé dans le camp chrétien à la tête d’une escorte de cent hommes, il se conduisit avec beaucoup de noblesse et de fermeté; il donna à Mahan une idée des Arabes bien supérieure à celle qu’en avaient les chrétiens. Aucune condition néanmoins ne put être acceptée; mais le général d’Héraclius fit présent à Khaled de cinq prisonniers pour lesquels ce Sarrasin avait autant d’amitié que d’estime, et il lui demanda une tente d’écarlate que Khaled avait fait dresser auprès de celle de Mahan, et que ce chef des Arabes s’empressa de lui faire remettre.

On se prépare cependant de part et d’autre à la ba­taille qui devait avoir de si grands résultats. Abou-Obéidah, obéissant à l’amour de son pays, à la voix du devoir et à un noble désintéressement, rend justice à la supériorité des talents militaires de Khaled; il le charge du commandement général de l’armée. Il se réserve la conduite de l’arrière-garde, où l’on place les femmes et les enfants, et où il déploie le drapeau jaune qu’il avait reçu d’Abubècre en partant pour la Syrie, et que Mahomet lui-même avait fait porter devant lui pendant la guerre du prophète contre les juifs arabes.

Les Grecs attaquent les Sarrasins en si grand nombre et si courageusement, que l’aile droite de la cavalerie arabe est renversée, séparée de l’armée, et poussée jusques à l’arrière garde, d’où, ne pouvant soutenir les reproches sanglants que lui adressent les femmes de sa nation, elle revient au combat avec furie. «Le paradis est devant vous, crient aux musulmans leurs chefs intrépides, et l’enfer est derrière.» Trois fois les Sarrasins sont repoussés, malgré leur acharnement, et ramenés au combat par les cris, les exhortations et la bravoure de leurs femmes; la victoire commence enfin à se déclarer pour eux; mais la nuit sépare les combattants.

Abou-Obéidah parcourt le camp, visite les blessés, pause leurs plaies, les console, les encourage.

Le combat recommence avec la lumière; il se renouvelle pendant plusieurs jours; aucun des deux partis ne veut céder l’empire. Cependant les pertes des chrétiens vont toujours en croissant; ils sont enfin entièrement défaits. Mahan, contraint de prendre la fuite, ne peut échapper aux Arabes, qui le font prisonnier; et voici une partie de ce qu’écrit Abou-Obéidah, en rendant compte au khalife de ce mémorable événement, dans une lettre qui peint l’esprit, les usages et l’exagération ou la politique des Arabes de cette époque. « Mahan, général des chrétiens, s’est approché de nous avec une armée si nombreuse, que les musulmans n’en avaient jamais vu de pareille. Mais Dieu, par sa bonté et sa miséricorde, a renversé cette multitude et nous a donné la victoire. Nous avons tué environ cent cinquante mille des ennemis, et fait quarante mille prisonniers. Nous n’avons perdu que quatre mille trente musulmans, à qui Dieu avait destiné la couronne du martyre... Mahan a été tué à Damas... Nous avons entièrement détruit les chrétiens qui s’étaient retirés dans les montagnes et les déserts; nous avons fermé tous les passages. Dieu nous a rendus maîtres du pays des chrétiens, de leurs richesses, de leurs enfants... »

Omar ordonna à Abou-Obéidah de marcher contre Jérusalem, que les musulmans vénéraient comme le lieu de la sépulture de plusieurs anciens prophètes. Les habitants de cette ville, que l’on nommait Ælia, d’un des noms d’Adrien, qui l’avait fait rebâtir, parurent peu effrayés de l’approche des musulmans; ils se défendirent avec autant de persévérance que de courage.

Les généraux sarrasins commencèrent la prière qu’ils firent à la tête des troupes, le matin de la première attaque, par ces paroles du Coran : «Peuple, entrez dans la terre sainte que Dieu vous a destinée.»

Le siège dura quatre mois, et aucun jour ne se passa sans combat, malgré l’hiver qui régnait, et dont les Arabes furent très-incommodés.

La constance des assiégés se lassa cependant, et ils se décidèrent à parler de capitulation. Le patriarche Sophrone vint sur le rempart; Abou-Obéidah s’approcha assez près des murailles pour qu’ils pussent conférer ensemble; ils convinrent des conditions auxquelles la place se rendrait, mais les chrétiens insistèrent pour ne remettre leur ville qu’au khalife lui-même.

Omar, à qui on se hâta d’envoyer un courrier, consentit à partir pour Jérusalem; il nomma Ali, gendre de Mahomet, pour gouverner pendant son absence l’empire musulman déjà si vaste, fit sa prière dans la mosquée, la renouvela sur le tombeau du prophète, monta sur son chameau, que l’on chargea de deux sacs, l’un rempli de fruits, et l’autre de saouik, ou mélange préparé de riz, d’orge et de froment, et plaça auprès de lui une outre pleine d’eau, et un grand plat de bois dans lequel, tous les matins, il mangea le scaouik avec ceux qui l’accompagnaient.

Il ne négligea pendant son voyage aucune occasion de rendre une justice impartiale, et même d’exercer des actes de miséricorde. Abou-Obéidah vint au-devant de lui. Le camp des Sarrasins retentit d’acclamations de joie lorsqu’il y entra. Il parla longtemps aux soldats, punit sévèrement des Arabes qu’il trouva revêtus d’habits de soie trop magnifiques, fit dresser sa tente de poil de chameau, et s’assit par terre, pour donner audience aux députés de Jérusalem.

Il imposa un tribut aux habitants, et il ajouta des conditions dures, qu’il est important de rapporter, pour montrer combien Omar était éloigné de connaître les véritables principes de la justice et de la politique. Il leur fut prescrit de ne pas bâtir de nouvelles églises; de ne pas empêcher les musulmans d’entrer dans leurs temples, soit pendant le jour, soit pendant la nuit, d’en ouvrir les portes à tous les voyageurs; de ne pas élever de croix au-dessus de leurs édifices; de ne montrer ni leurs symboles ni leurs livres religieux dans les rues des Sarrasins; de se contenter de faire tinter leurs cloches; de ne pas parler ouvertement de leur religion, de n’engager personne à l’embrasser; de laisser leurs parents adopter l’islamisme; de témoigner du respect aux musulmans de leur céder leurs places lorsqu’ils voudraient s’asseoir, de n’être pas vêtus comme eux, de ne pas parler la même langue, de ne pas avoir les mêmes noms; d’entretenir pendant trois jours ceux qui passeraient par Jérusalem; de ne pas aller à cheval avec des selles; de ne porter aucune arme; de ne pas se servir de la langue arabe dans les inscriptions de leurs cachets  de ne pas vendre du vin; de ne prendre aucun domestique qui eût servi un musulman.

Tel fut le joug humiliant dont Héraclius ne put garantir la ville sainte des chrétiens, telle fut la servitude qu’imposa aux habitants de cette cité si fameuse le successeur d’un homme dont, trente ans auparavant, le nom était ignoré non seulement à Constantinople, mais même dans l’Arabie. Mémorables effets que font naître, d’un côté, le génie, l’audace et le fanatisme, et de l’autre, l’imprévoyance, la faiblesse, le défaut d’institutions tutélaires et la perte de l’amour de la patrie!

(637) Omar montra beaucoup de bonne foi dans l’observation des promesses qu’il avait faites aux chrétiens; il visita les principales églises de Jérusalem et de Bethléem, décida qu’on bâtirait une mosquée à l’endroit où Salomon avait élevé son temple, chargea Gésid du commandement de la Palestine et des côtes de la mer; donna, en repartant pour Médine, de nouvelles instructions à Abou-Obéidah; et voulant que les musulmans, dont l’empire à ses yeux ne devait point avoir de limites, marchassent toujours de conquête en conquête, il ordonna à Amrou de partir pour l’Égypte et de s’en emparer.

Bientôt Abou-Obéidah prit Kennesrin et Alhâdir; il soumit aussi Alep: mais le château de cette ville était le plus fort de la Syrie, et le gouverneur de cette forteresse,bien loin de se rendre, attaqua les Alépiens pour les punir du traité qu’ils avaient fait avec les Arabes.

Khaled vola à leur secours. Le gouverneur, contraint de se retirer dans le château, après avoir perdu trois mille des siens, fit dresser les machines de guerre sur les murailles, et se prépara à se défendre vaillamment. Un violent assaut ne put donner aux Arabes l’entrée de la place; ils eurent des succès divers dans les différentes sorties que firent les chrétiens. D’horribles représailles furent commises; des prisonniers furent décapités de part et d’autre. Le siège cependant durait depuis plus de quatre mois; les Sarrasins , en échouant devant cette place, pouvaient cesser de paraître invincibles; les conquêtes que leur avait données la terreur de leur nom pouvaient leur échapper; les peuples de la Syrie et des contrées voisines pouvaient reprendre les armes et mépriser le petit nombre des Arabes. Comment Héraclius ne fit-il pas marcher une armée pour délivrer le fort? Omar fut plus politique: il envoya en Syrie de nouveaux guerriers, auxquels il fit donner un grand nombre de chameaux.

Parmi ces Sarrasins, était un esclave nommé Damés : il était d’une taille gigantesque et d’une bravoure extraordinaire. Khaled avait beaucoup entendu parler de sa force et de son intrépidité. Ce Damés s’offrit pour une entreprise hardie qui devait entraîner la prise de la forteresse. Ses offres furent acceptées; on lui donna trente hommes, qui, malgré sa qualité d’esclave, consentirent sans peine à lui obéir. L’armée feignit d’abandonner le siège, et se retira à une assez grande distance du château; Damés et ses trente hommes, déguisés sous des peaux de chèvres, s’approchèrent pendant la nuit des murailles du fort; des prisonniers qu’ils firent leur apprirent que le gouverneur avait recommencé ses vexations contre les Alépiens, à qui il ne pouvait pardonner de s’être soumis au khalife. Ayant reconnu l’endroit de la forteresse contre lequel il pouvait être le moins difficile de gravir, il soutint sur ses épaules plusieurs de ses compagnons qui montèrent les uns au-dessus des autres, et dont le plus élevé étant parvenu à s’élancer sur le rempart tua quelques sentinelles ivres et endormies, et aida ses camarades à monter. Damés court à une porte, donne la mort à ceux qui la gardent, et se hâte de l’ouvrir aux Sarrasins. Mais le jour paraissait à peine; les Arabes étaient encore éloignés : l’alarme se répand dans le château; on environne Damés et sa troupe; son courage, celui de ses compagnons et sa force prodigieuse, le défendent pendant quelques moments; il allait néanmoins succomber, lorsque Khaled arrive. Les Arabes se répandent en foule dans la forteresse; les chrétiens mettent bas les armes et deman­ent quartier.

Le gouverneur embrasse l’islamisme avec plusieurs des assiégés; Abou-Obéidah donne la liberté aux vieillards, aux femmes et aux enfants; récompense Damés, dont l’armée admire l’action brillante; met à part pour le trésor public le cinquième du butin, et distribue le reste à ses soldats.

Ne voulant pas laisser se refroidir l’ardeur de son armée, il fait occuper un autre château très-fort, nommé Aza, et que la trahison lui livre, et il conduit vers Antioche ses Arabes victorieux.

Héraclius y était encore; instruit de l’approche des Sarrasins, il fait ranger son armée en bataille hors des murs de la ville; il en passe en revue les différents corps à la tête de chacun desquels est une petite chapelle portative de bois; il les exhorte à faire leur devoir. Mais, par une faiblesse inconcevable, en vain apprend-il que les Arabes se sont emparés d’un pont de fer et de deux tours très-voisines d’Antioche; il laisse à un général nommé Nestorius le soin de commander ses soldats, et se tient renfermé dans la ville. Les deux armées sont bientôt en présence. Nestorius, cédant à un singulier esprit du temps, propose le combat au plus brave des Arabes. Da­mes accepte le défi; le cheval du Sarrasin fait un faux pas pendant le combat; Damés tombe, et, saisi par Nestorius avant d’avoir pu se relever, il est prisonnier et conduit dans la tente du général chrétien.

Nestorius appelle les Sarrasins à un second combat; un nouveau champion se présente. Pendant qu’ils se battent, et que, ne pouvant se vaincre, ils réclament l’un et l’autre une suspension, Damés, que trois gardes ont l’imprudence de défier, les écrase l’un contre l’autre, prend un habit grec, monte sur un cheval de Nestorius, s’élance, abat la tête à un chrétien qui lui fait obstacle, et rejoint l’armée sarrasine.

Le gouverneur du château d’Alep était repassé du côté de l’empereur, à qui il avait persuadé qu’il n’avait feint d’adopter l’islamisme que pour mieux le servir. Il ne fut pas peu utile aux Arabes, dont il avait embrassé le parti.

Au moment cependant où une des plus importantes batailles allait être livrée, Héraclius, qui pouvait encore rappeler le courage par lequel il avait illustré les premières années de son règne, bien loin de se mettre à la tête de ses soldats, et de forcer par sa présence la victoire à favoriser ses étendards, se laisse effrayer par des songes, abandonne son armée, la grande et importante Antioche, ses temples, son patriarche, ses riches habitants, un grand nombre d’évêques et de grands personnages; et rougissant au moins de sa lâcheté, ne prend avec lui que sa fille et quelques serviteurs, se rend secrètement sur le bord de la mer, et s’embarque pour Constantinople.

La bataille se donne; les chrétiens sont taillés en pièces. Les habitants, sans espoir de salut, capitulent, paient trois cent mille pièces d’or; et l’ancienne et belle Antioche, la résidence de tant de rois fameux, tombe au pouvoir des Arabes du désert.

(638) Abou-Obéidah craignit que le séjour délicieux de cette capitale n’amollît le courage de ses soldats qui voulaient s’y fixer et y épouser des chrétiennes, et à peine trois jours de repos furent-ils écoulés, qu’il partit avec son armée.

Omar, en apprenant l'heureux succès des armes musulmanes, s'empressa de témoigner à Abou-Obéidah toute la satisfaction qu'il éprouvait. Mais, ajouta-t-il : « Dieu n’interdit pas aux fidèles l’usage des biens de ce monde; vous auriez dû permettre aux musulmans de se reposer à Antioche, et d’y jouir de la douceur du climat et des avantages du pays; que les Sarrasins qui n’ont pas d’établissement en Arabie puissent se marier en Syrie; que ceux qui auront besoin de femmes esclaves puissent en acquérir. Poursuivez cependant les enne­mis, et entrez dans les montagnes.» On n’a pas oublié que le khalife, auteur de cette lettre, s’asseyait sur la terre nue, se servait de plats de bois, ne mangeait que du saouïk, et ne voulait qu’une tente de poil de chameau.

Avant que la lettre d’Omar arrivât en Syrie, Khaled, pour lier ensemble et défendre les unes par les autres les conquêtes de sa nation, avait pénétré des environs d’Antioche jusqu’à l’Euphrate. Il avait pris par composition Membège ou Membigz, auparavant Hiérapolis, Bélès ou Balès, Bir ou Béra, et quelques autres villes voisines.

(638) Messarah avait reçu du général en chef un drapeau noir, sur lequel étaient brodés en lettres blanches ces mots : Il n y a pas d’autre dieu que Dieu, et Mahomet est son prophète. On lui avait donné trois cents Arabes et mille esclaves noirs, commandés par Damés. Il partit pour parcourir cette chaîne de hautes montagnes qui s’étend depuis Palmyre ou Tadmor, jusques à la Caramanie, et qui sépare le bassin de l’Euphrate de celui de l’Oronte et du petit bassin d’Alep. Le milieu de cette chaîne est situé vers le trente-sixième ou trente-sep­tième degré de latitude; il correspond à la Sicile méridionale et au royaume de Grenade. Mais les montagnes qui composent cette chaîne sont très-élevées, et leur hau­teur compensant leur peu d’éloignement de la zone torride, elles présentent dans presque toutes les saisons des neiges et des glaciers, de même que les monts appelés Sierra Nevada, qui sont dans le voisinage de Grenade, et qu’elles doivent égaler en élévation. Les musulmans y éprouvèrent un froid qui les fit d’autant plus souffrir, qu’ils venaient de quitter leurs sables embrasés, pour ainsi dire, par un soleil brûlant. Ils luttèrent cependant avec courage contre une température si rigoureuse et si extraordinaire pour eux; mais ils rencontrèrent, dans les défilés de ces montagnes d’un accès si difficile, une armée de trente mille Impériaux. Ils se défendirent pendant un jour avec une si grande intrépidité, que les chrétiens furent obligés de suspendre le combat. Le lendemain, cependant, allait être funeste aux Arabes, lorsque Khaled arriva à leur secours. Les Impériaux n’osèrent pas attaquer de nouveau les Sarrasins; ils se retirèrent, et même si précipitamment, qu’ils abandonnè­rent leurs tentes.

Mais l’arrivée de Khaled n’empêcha pas les chrétiens d’emmener un prisonnier qu’ils avaient fait la veille, et qui était un des cousins germains de Mahomet. On le conduisit à Constantinople, où Héraclius ne négligea ni promesses ni menaces pour le déterminer à embrasser la religion du Christ. Les efforts de l’empereur furent inutiles; et Omar lui ayant écrit une lettre pleine de hauteur pour réclamer le cousin du prophète, Héraclius, dont rien ne peut plus réveiller le caractère, se hâte de renvoyer le prisonnier au chef des musulmans, de lui donner une escorte, de lui faire des présents, et de lui remettre pour le khalife un bijou précieux qu’Omar fit vendre, et dont il fit déposer la valeur dans le trésor de l’état.

Khaled n’eut qu’à se présenter devant Tripoli; cette ville lui fut livrée par une trahison, ainsi que cinquante vaisseaux de Chypre ou de Crète, encore chargés d’armes et de provisions pour l’armée que Constantin, fils d’Héraclius, commandait dans la Palestine.

Une autre trahison mit Tyr entre les mains des musulmans. Amrou faisait le siège de Césarée, dans laquelle Constantin s’était renfermé. Ce prince, entièrement découragé par la prise de Tyr et celle de Tripoli, imita l’exemple de son père, s’embarqua secrètement avec sa famille et une partie de ses trésors, s’enfuit à Constanti­nople; et les habitants, abandonnés à eux-mêmes, se rendirent à Amrou, lui payèrent deux cent mille pièces d’argent, et lui livrèrent ce que Constantin n’avait pas eu le temps d’emporter.

Gaza, Ramlah, Sichem ou Naplouse, Tibériade, Ascalon, Acre, Sidon, Béryte, se soumirent comme Tripoli, Tyr et Césarée; et dès 639 toutes les villes si commerçantes et si riches, tous les pays si fortunés de la Pales­tine ou de la Syrie, reconnurent l’autorité du khalife, comme toutes les Arabies, la Perse et la Mésopotamie.

Les victoires si nombreuses, si extraordinaires, si importantes des musulmans, ne purent les garantir d’un fléau terrible: la peste les frappa au milieu de leurs conquêtes. Abou-Obéidah, Sergiobil, secrétaire de Mahomet, Yézid, plusieurs autres chefs, et plus de vingt-cinq mille de leurs guerriers expirèrent sous le souffle empoisonné de la contagion; et peu de temps après ils perdirent Khaled, leur héros, cette épée de Dieu funeste à leurs ennemis.

Amrou, de son côté, était entré en Égypte. Il avait pris Pharmah; il s’était avancé jusques à la rive orientale du Nil; il assiégeait Mesrah ou la Babylone d’Égypte, la ville la plus considérable du royaume après Alexandrie. Le siège durait depuis plusieurs mois, Amrou venait de recevoir un renfort du khalife; il attaqua de nouveau le château, que le gouverneur et les Cophtes, ou Égyptiens proprement dits, venaient d’abandonner; il le prit sur les Grecs, qui se retirèrent vers Alexandrie. Le gouverneur et les Cophtesse rendirent, s’engagèrent, pour eux et pour leurs compatriotes, à favoriser, aider et nourrir l’armée musulmane, à construire les ponts qui lui seraient nécessaires, et à payer un tribut annuel de deux ducats par tête. Les femmes, les vieillards, et les enfants au-dessous de seize ans devaient être exempts de ce tribut. On fit le recensement de ceux qui seraient obligés de le payer, et on en trouva six millions. Les Cophtes ou Égyptiens présentaient donc encore une population de plus de vingt millions, sans compter les Grecs, les autres Impériaux, et les étrangers qui étaient établis en Égypte, et qu’un commerce florissant y avait attirés en grand nom­bre. Cette population encore si considérable, relativement à l’étendue du territoire, était un monument de l’ancienne puissance égyptienne , bien plus digne des regards du philosophe et de l’homme d’état, que les merveilleuses pyramides élevées comme par un pouvoir magique. Mais le temps n’a pu user ces pyramides, et la population a disparu, écrasée et avilie sous les coups de l’ignorant et brutal despotisme dont nous serons obligés, dans le cours de cette histoire, de présenter l’odieuse image.

Amrou s’empressa de poursuivre les Impériaux qui étaient sortis de Mesrah. Ils se défendirent avec courage. Un des combats qu’il leur livra dura trois jours; mais ils furent toujours battus, et obligés enfin de se renfermer dans Alexandrie, leur capitale, dont il forma le siège. La résistance des assiégés fut si grande, que la ville ne fut prise qu’au bout de quatorze mois, et que, dans une des attaques, Amrou fut fait prisonnier (64o). Heureusement pour les Arabes, il ne fut pas reconnu, et la trompeuse espérance d’une négociation avantageuse engagea le gouverneur chrétien à le renvoyer libre. Une partie des Grecs ou autres Européens sujets d’Héraclius, qui habitaient Alexandrie, se retirèrent dans l’intérieur de l’Égypte, au travers des déserts. Amrou crut devoir les suivre pour terminer et assurer sa conquête. A peine s’était-il un peu éloigné de la capitale égyptienne, que d’autres Grecs, qui s’étaient sauvés sur des vaisseaux, rentrèrent dans le port, surprirent la ville, et massacrèrent les Sarrasins qui y étaient restés. Amrou revint avec promptitude et reprit Alexandrie; mais les Impériaux ne lui abandonnèrent de nouveau le château qu’après s’être honorés par une valeureuse défense.

Comment, pendant quatorze mois de siège, Héraclius n’a-t-il pas secouru des soldats si fidèles, secondé leur bravoure, profité de leur admirable acharnement, battu les Arabes, sauvé l’Égypte, et peut-être rendu à l’empire la Palestine et la Syrie?

Toute l’Égypte suivit la destinée d’Alexandrie. Elle se soumit aux Sarrasins; et des contributions établies sur les propriétés territoriales, indépendamment du tribut de deux ducats par tête, dont nous avons déjà par­lé, procurèrent un revenu considérable au trésor de Médine.

Quels grands moyens de poursuivre leurs conquêtes la richesse de ce trésor public ne donnait-elle pas à ces Arabes, encore si éloignés du luxe des grandes nations, dont la boisson ordinaire était de l’eau, et dont le lait, le riz et les fruits formaient les principaux aliments!

La poésie leur était chère; ils l’honoraient et la cultivaient avec d’autant plus d’ardeur, qu’elle était en quelque sorte nécessaire à leur esprit si vif, à leur imagination si ardente, à leurs passions si impérieuses : mais les sciences leur étaient encore étrangères; et le peu d’importance qu’ils y attachaient produisit une calamité bien funeste aux progrès des lumières. Amrou avait reçu d’Omar l’ordre de ne pas laisser piller une ville aussi riche qu’Alexandrie, et de mettre le scellé sur tous les magasins publics. Il aimait à s’entretenir avec les hommes d’esprit; il se plaisait surtout à converser avec un grammairien nommé Jean. Ce grammairien, voyant qu’Amrou avait négligé dé comprendre parmi les dépôts précieux dont il avait garanti la conservation la fameuse bibliothèque rassemblée par les soins des successeurs d’Alexandre, imagina que les Sarrasins n’y attachaient aucune valeur, et essaya de la demander au général en chef. Amrou crut devoir consulter Omar à ce sujet; et tout le monde connaît la réponse qu’inspira au khalife son enthousiasme aveugle pour le Coran, ou plutôt ce fanatisme, fruit de l’ignorance, dont les effets sont toujours si terribles, et dont nous avons vu cependant Omar, dans plusieurs circonstances, tempérer et maîtriser l’ardeur. «Si ces livres s’accordent avec le Coran, répondit-il, ils sont inutiles; s’ils ne s’accordent pas avec notre loi, il faut les détruire.»

Amrou distribua donc tous les volumes de cette riche bibliothèque dans les différents quartiers de la ville. Il ordonna qu’on ne se servît que de ces livres pour chauffer les bains. Il y avait alors quatre mille bains à Alexandrie; et cependant il fallut six mois pour que les flammes anéantissent ce monument élevé par les Ptolémées au génie, à la civilisation, à la prospérité publique, à la gloire de l’humanité. Mais à la fin le malheur fut consommé; malheur d’autant plus grand, que l’imprimerie était inconnue, et qu’un grand nombre de ces volumes consumés dans les bains d’Alexandrie, et dérobés ainsi à la postérité, ne devaient exister dans aucune autre collection.

Amrou, toujours rempli de l’esprit de l’islamisme, ne se contenta pas d’avoir réuni l’Égypte à l’empire des Arabes; il s’empara bientôt de la Barbarie, jusques au-delà de Barca; et l’on a même écrit qu’il avait étendu la domination musulmane, dans l’intérieur de l’Afrique septentrionale, jusques à Zawila ou Zewaïlah, près de la frontière méridionale du pays nommé maintenant royaume du Fezan.

Une grande famine régna à cette époque en Arabie. Les Sarrasins eurent recours à la fertile Égypte, accoutumée à nourrir ses voisins, et même des peuples éloignés, de l’excédent de ses récoltes garanties par les inondations périodiques du Nil.

Amrou s’empressa d’envoyer à la ville du prophète une grande quantité de blé; et on a si fort exagéré cette quantité, qu’on a écrit que le nombre des chameaux qui la portaient était énorme, et que ceux de ces animaux qui étaient à la tête de cet immense convoi entrèrent dans Médine, lorsque les derniers quittaient à peine les frontières de l’Égypte. On n’avait pas pris la peine de calculer qu’il aurait fallu, pour celte longue continuité, qu’on eût réuni de quatre-vingt à cent mille chameaux.

Mais le temps nécessaire au trajet des bords du Nil à Médine fit naître dans la tête d’Omar un projet bien différent de l’ordre de brûler la bibliothèque d’Alexandrie. Amrou, d’après ses ordres, fit creuser ou plutôt renouveler le canal exécuté dans le temps par l’empereur Trajan. Il fit réparer ce canal, nommé, avant Amrou, Trajanus amnis, qui reçut, sous le khalifat d’Omar , le nom de canal du commandant des fidèles ( Kalige émiral muummenine ) , et qui s’étendait de Babylone d’Égypte, située sur la rive du Nil occupée maintenant par le Caire, jusques à la Mer Rouge, en passant auprès d’Arsinoé. Les Ptolémées avaient aussi fait creuser un canal qui allait de la Mer Rouge au Nil, liait la navigation de la mer des Indes et celle de la Méditerranée, réunissait le commerce de l’Orient et celui de l’Occident, et établissait le centre des affaires du monde dans cette ville, dont le génie d’Alexandre avait si bien prévu quelle pouvait être la destinée. Nous n’avons pas besoin de rappeler les grandes vues que la fameuse expédition française, qui avait rassemblé en Égypte tant de bravoure, de lumières et de talents, devait réaliser pour la plus grande prospérité du commerce de l’Europe, de l’Asie et de l’Afrique.

Il semble que, lors de la conquête d’Amrou, Héraclîus n’avait aucune idée de l’importance de cette admirable communication. Il ne paraît pas qu’il ait fait plus d’efforts pour préserver de la puissance musulmane l’Égypte et Alexandrie, qu’il pouvait secourir si aisément parla Méditerranée, qu’il n’en aurait fait pour la conservation de quelque misérable village de la contrée la plus ignorée de son empire. Et cependant, en joignant l’Égypte aux bords de la Mer Rouge, à l’Arabie, à la Palestine, à la Syrie, à la Chaldée, à la Mésopotamie, à la Perse, les Sarrasins achevaient d’intercepter à l’empire de Constantinople toutes les communications avec l’Orient; il ne restait plus en quelque sorte d’autre route à son commerce avec les belles et riches contrées orientales, que celle de la Mer Noire et de la Caspienne, et particulièrement de Sébastopole ou Dioscuriade; ce port autrefois si célèbre de la colonie égyptienne qui, par la Propontide et la Mer Noire, était parvenue jusque dans la Colchide; cette ville si riche, si fréquentée par les marchands de l’Orient et de l’Occident, et où Pline dit qu’on entendait parler plus de trois cents langues différentes.

Mais combien d’obstacles et de longueurs cette route, dirigée au travers du Pont-Euxin et de la Caspienne, n’opposait-elle pas aux fréquentes communications devenues si nécessaires avec ces contrées indiennes, dont les productions ont été recherchées par les peuples occidentaux de l’ancien continent dès les premiers moments de leur civilisation! C’était par l’Égypte, ou l’Arabie, la Mer Rouge et le grand Océan, que les Tyriens, les Carthaginois, les sujets de Salomon, ceux des Séleucides, les Égyptiens des Ptolomées, et les habitants de presque toutes les provinces du vaste empire des Romains, avaient entretenu avec tant d’ardeur et de succès ce commerce de l’Orient, l’âme du commerce du monde.

Peu de temps après, Amrou prit Tripoli d’Afrique, à quatre-vingts ou cent lieues à l’occident d’Alexandrie; et du côté de l’Orient, la puissance des musulmans se consolida ou se propagea dans le Kousistan, ou ancienne Susiane, au-delà de l’Euphrate et du Tigre, dans la Mésopotamie , dans la contrée de l’Asie Mineure dont Sivas ou Sébaste était la capitale, dans l’Arménie, dans l’Aderbijan ou ancienne Médie, où l’on distinguait Tauris, et dans le Khorassan, la Bactriane des anciens, située dans la Perse orientale, plus loin que la Caspienne, et dont les villes sont si fameuses dans les histoires de l’Orient.

L’empire des Arabes s’étendait donc, en 641, depuis les mers qui baignent l’Arabie, et depuis l’Éthiopie, jusques en Arménie, et depuis les environs du Gihon et de l’Indus jusques à l’occident de Tripoli d’Afrique. Ses limites étaient assez naturelles vers l’orient et le midi; mais on aurait pu voir qu’il devait s’avancer vers le nord et vers l’occident : il tendait à être bientôt aussi immense que celui d’Alexandre.

Mais l’empire d’Alexandre ne tenait qu’au génie d’un seul homme; celui des musulmans dépendait de l’opinion d’une grande nation. Un accident imprévu devait anéantir le premier dans un instant; le second devait s’accroître et durer indépendamment du sort des individus.

Qu’arriva-t-il en effet, deux ans après la conquête de la Bactriane? Omar était le chef de cet empire qui touchait à la Mer Noire, à la Caspienne, à la Bucharie, à l’Indus, à l’Océan Indien, aux cataractes du Nil, et presque au détroit de Gibraltar; il est assassiné dans la mosquée par un esclave persan, qui avait conservé la religion des mages, et qui se plaignait d’une injustice du khalife. L’esprit des musulmans, leurs idées religieuses et politiques restent les mêmes: l’opinion nationale veut toujours agrandir l’empire; de nouvelles conquêtes succèdent à celles dont nous venons de voir la suite.

L'EMPIRE DE CONSTANTINOPLE

En 643, Othman fut nommé khalife par six électeurs qu’Omar avait désignés avant de mourir. Cependant Héraclius avait cessé de vivre en 641. Héraclius II, connu aussi sous le nom d’Héraclius Constantin, ou de Constantin II, fils d’Héraclius Ier et d’Eudoxie, sa première femme, succéda à sou père, dont il avait reçu le bandeau impérial pendant qu’il était encore enfant. Il avait épousé Grégorie, fille du patrice Nicétas; il en eut un fils nommé Constant; mais son règne fut très-court. Martine, seconde femme d’Héraclius Ier, dévorée d’ambition, et ne pouvant supporter l’idée d’obéir au fils d’Eudoxie, le fit empoisonner, plaça sur le trône Héraclion ou Héraclionas, qu’elle avait eu d’Héraclius, et sous le nom de ce jeune prince prit les rênes de l’empire. Le sénat, indigné du crime de Martine, ne négligea rien pour inspirer aux Romains, ou plutôt aux Grecs et aux habitants de Constantinople, les sentiments qui l’animaient; il y parvint. La haine contre Martine devint générale; on cessa de reconnaître son autorité; le sénat la dégrada, la condamna à l’exil, ainsi que le jeune Héraclion; et, par une barbarie que rien ne peut excuser, fit couper la langue à Martine et le nez à son fils, de peur que l’éloquence de la mère et les grâces de l’enfant ne touchassent les peuples, et ne suscitassent des séditions dans l’empire.

Après ce honteux décret, le sénat proclama empereur Constant II, fils d’Héraclius Constantin et de Grégorie, et petit-fils d’Héraclius Ier, et l’armée s’empressa de reconnaître ce prince (643).

Moavie, gouverneur de la Syrie, sous le khalife Othman, ravagea un grande partie des états de Constant II, et lui prit un grand nombre de villes. Les Sarrasins s’avançaient toujours vers les côtes occidentales de l’Asie Mineure; ils menaçaient Constantinople. Mais Othman, indigne successeur des premiers khalifes, et ne pensant qu’à favoriser ses amis, rappela d’Égypte Amrou qui l’avait conquise, et dont le gouvernement était aimé des Égyptiens. A peine en fut-on instruit à la cour de Constantinople , que l’eunuque Manuel s’embarqua avec une armée, arriva près d’Alexandrie, y fut introduit par des Grecs qui y étaient établis, et s’en empara au nom de l’empereur. Othman se hâta de réparer sa faute, et d’envoyer le vainqueur de l’Égypte sous les murs d’A­lexandrie. Amrou, favorisé par les Égyptiens, eut bientôt repris celte ville, malgré la résistance de Manuel et des Grecs, qu’il contraignit à se rembarquer pour Con­stantinople, et crut en devoir faire démolir les murs et toutes les fortifications.

Vers ce même temps, Constant perdit l’île de Chypre, que lui enleva le brave gouverneur de Syrie dont nous venons de parler. L’empire d’Orient était perdu, si l’ambition n’avait pas allumé parmi les Sarrasins tous les feux de la discorde. Les Arabes tournèrent leurs armes les uns contre les autres: le sang coula sous lespalmiers des déserts, dans les villes, dans les mosquées, et jusque sur la chaire de Mahomet. Mais telle était la terreur que faisait naître le nom des musulmans, que leur empire agité ne fut attaqué par aucun de leurs ennemis; l’étendard de l’islamisme défendit seul les frontières, et les peuples tremblèrent devant les provinces arabes, ravagées ou disputées par le fer et le feu des terribles guerres civiles, comme devant l’Océan soulevé par les tempêtes, ou devant une immense contrée bouleversée par les volcans.

Si Constant II avait été doué des grandes qualités de Trajan, dont il occupait le trône, bien loin de partager cette terreur générale et d’imiter la faiblesse de son grand-père, il aurait profité des divisions sanglantes des Arabes, réuni toutes ses forces, attaqué en Asie et en Afrique leurs troupes égarées par la fureur des haines et l’aveuglement des partis, recouvré la Syrie, la Palestine et l’Égypte, détruit peut-être pour toujours la puissance musulmane, et donné un nouveau cours aux affaires du monde. Mais que sa destinée devait être différente!

(648) Il voulut cependant ramener la concorde dans l’Église et dans l’empire, que des querelles théologiques, une métaphysique subtile, et une grande ardeur pour des controverses sans cesse renaissantes, des passions violentes déguisées sous des apparences révérées, et un zèle bien éloigné de la charité évangélique, avaient remplis de confusion et de violences coupables.

En vain Héraclius Ier avait-il espéré de dissiper ces désordres, en publiant cet édit appelé ecthesis, ou exposition de la foi, qu’il avait fait composer par Sergius, patriarche de Constantinople. Cette exposition avait paru favoriser l’opinion des monothélites, c’est-à-dire de ceux qui n’admettaient qu’une seule volonté dans Jésus-Christ. L’Orient s’y était soumis; mais Jean IV, pontife de Rome, avait assemblé, dans l’ancienne capitale de l’empire d’Occident, un concile qui, en condamnant les monothélites, avait rejeté l’ecthèse, et les troubles avaient continué.

Constant II, par le conseil de Paul, patriarche de Constantinople, donna un nouvel édit, connu sous le nom de type ou de formulaire, qui supprima l’ecthesis, et ordonna aux différents partis de terminer leurs disputes et de garder un profond silence à ce sujet. L’avis du patriarche Paul était plein de sagesse et de prudence; mais l’édit de Constant parut un crime aux yeux de plusieurs moines d’Occident, dont le type arrêtait l’essor du caractère violent et de l’ardeur sans bornes pour de dangereuses querelles. Ils circonvinrent Martin Ier qui venait de monter sur la chaire pontificale; ils l’engagèrent à assembler à Rome (644) un concile de cent cinq évêques, dans lequel il condamna l’ecthesis et le type, et lança contre les monothélites les plus forts anathèmes. Constant voulut venger son autorité blessée; il fit arrêter le pape Martin, et le fit enfermer dans une prison de l’île de Naxos. Plusieurs moines furent punis : Maximus ou Maxime, un de leurs chefs, fut relégué à Bizya; et déjà le caractère cruel de Constant commence à se manifester. Le pape Martin éprouva des traitements odieux. Théodose, frère de l’empereur, avait mérité l’affection des peuples; il lui devient suspect : Constant le force à se faire ordonner diacre pour le rendre incapable de monter sur le trône, et, trop peu rassuré par cette précaution, il le fait massacrer.

(655) Vers le même temps les mécontentements excités par la conduite du khalife Othman, la faiblesse de ce chef suprême des Arabes, la perfidie du ministre ou secrétaire dépositaire de son sceau, les manœuvres de ses rivaux et les intrigues d’Aïscha, veuve de Mahomet, produisent une insurrection générale contre le commandant des fidèles. Les députés des provinces se réunissent à Médine; on assiège Othman dans sa maison; on le perce de coups; on enterre son cadavre sans rendre à sa mémoire aucun honneur funèbre.

Le plus grand nombre des Arabes désirèrent de voir Othman remplacé par le courageux Ali, le cousin du prophète, le mari de Fatime, la fille de Mahomet, et le premier vizir ou lieutenant de leur apôtre. Les députés de l’Égypte, de la Syrie, de la Mésopotamie, de la Perse et de l’Arabie lui donnèrent presque tous leurs suffrages; il ne voulut pas accepter une dignité qu’il aurait peut-être ambitionnée à la mort de Mahomet, mais qui n’avait plus d’attraits pour lui. Son refus produisit un si grand tumulte parmi les députés, que les Médinois effrayés le conjurèrent, pour leur salut et pour celui de l’isla­misme, de céder au vœu de la nation; il ne put résister à leurs prières; il se rendit à la mosquée, vêtu d’une légère robe de coton, un turban très-simple sur la tête et un arc à la main. Il y reçut le serment de fidélité des musulmans. Il savait que la veuve de Mahomet, Zobéir, oncle du prophète, Telhah, et la maison d’Ommiah à laquelle Othman avait appartenu, et dont Moavie, gouverneur de Syrie, était le chef, lui étaient opposés. Il ne vit dans la mosquée ni Telhah, ni Zobéir; il les envoya chercher; il leur dit que s’ils ne le reconnaissaient pas de bonne foi, il jurerait obéissance à celui d’eux ou de leurs amis qui voudrait accepter le khalifat. Ils protestèrent de leur sincérité, et jurèrent qu’ils lui seraient soumis. Peu de temps s’écoula cependant avant que leur inimitié contre Ali commençât à se satisfaire.

Malgré leur ancienne haine contre Othman, dont ils avaient provoqué la mort, ainsi qu’Aïscha, ils sollicitèrent vivement le khalife de punir les meurtriers de celui qu’il avait remplacé. Ali, qui ne voulait pas réveiller des dissensions mal assoupies, les refusa. Ils demandèrent pour Telhah le gouvernement de Coufah, ville importante de l’Irak arabique, située sur la rive occidentale de l’Euphrate, et pour Zobéir celui de Basrah ou Bassora, grande et commerçante ville voisine du golfe Persique; ils éprouvèrent un nouveau refus, et partirent pour la Mecque, où était Aïscha, la veuve de Mahomet.

La prudence d’Ali l’abandonna dans celle circonstance critique ; il imagina, malgré les avis de plusieurs musulmans, de rappeler tous les gouverneurs qu’Othman avait nommés; il ne vit pas combien son autorité serait compromise s’il n’était pas obéi, et combien il augmenterait le nombre de ses ennemis si ses ordres étaient exécutés. Presque aucun des gouverneurs qu’il avait nommés ne fut reçu dans les provinces. Il dut voir, dès ce moment, que son règne allait être fini presque aussitôt que commencé.

Les mécontents, ou plutôt ceux qui ne voulaient pas reconnaître Ali, et qu’on nommait les motazèlites ou schismatiques, levèrent pour ainsi dire l’étendard de la révolte. Ils prirent la tunique qu’Othman avait au moment où il fut tué; ils la portèrent en Syrie; ils la montrèrent ensanglantée aux soldats musulmans: ils l’exposèrent sur la chaire de la mosquée. Ce spectacle remplit de fureur l’armée de Syrie; elle rappela avec véhémence les libéralités qu’elle avait reçues d’Othman : elle demanda à grands cris que l’on vengeât sa mort. Ali écrivit à Moavie. Ce chef des ommiades laissa passer trois mois sans daigner lui répondre. Au bout de ce terme il remit à un courrier une lettre dont le dessus ne présentait que ces mots, Moavie à Ali. Le courrier, d’après les ordres de Moavie, n’entra dans Médine que le soir à l’heure où un peu de fraîcheur attirait le plus de monde dans les rues. Il portait, au bout d’un bâton, la lettre du gouverneur de Syrie. Le peuple accourut en foule vers la maison du khalife pour en connaître le contenu. Ali ne trouve qu’un papier blanc. Indigné de cet outrage, il interroge le porteur de la lettre : le courrier répond que soixante mille hommes sont sous les armes dans la Syrie, et que la tunique d’Othman est élevée comme un drapeau sur la chaire de la mosquée de Damas. Le khalife prend Dieu à témoin de son innocence du meurtre de son prédécesseur, proclame la guerre contre Moavie, et s’empresse de rassembler une armée nombreuse.

( 656 ) Il apprend cependant qu’Aïscha, Telhah et Zobéir avaient fait révolter la Mecque, et qu’ils s’étaient réunis aux ommiades pour demander que le sang du khalife Othman fût vengé. Ils offrent des secours à tous ceux qui voudront les suivre; ils fournissent six cents chameaux à six cents volontaires, partent pour BasrahTelhah avait un grand crédit, et se trouvent bientôt à la tête de près de trois mille mécontents. Basrah partage leur rébellion. Ali marche en personne contre eux à la tête d’un grand nombre d’Arabes de Médine et de la Mecque ; il fait partir son fils pour Coufah, qui lui reste fidèle, et qui lui envoie des députés. Les rebelles hésitent : Zobéir et Telhah ont des conférences avec Ali en présence des deux armées. Aïscha s’oppose à tout arrangement. Un grand combat s’engage. Ali était à la tête de trente mille hommes animés par la présence du khalife, dont ils estimaient la bravoure et les talents militaires ; l’armée des insurgés était plus nombreuse, mais moins bien composée. Aïscha, mon­tée sur son chameau, parcourt les rangs de ses soldats pour les encourager. La bataille commence pendant la nuit, à cause de la grande chaleur du climat. Telhah est blessé mortellement; Zobéir veut s’échapper du côté de la Mecque, il est massacré par un parti d’Arabes. Le khalife remporte une victoire complète. Aïscha est sa prisonnière; il traite avec les plus grands égards la veuve de Mahomet, la mère des croyants, la renvoie à Médine avec une nombreuse suite, veut que ses deux fils, Hassan et Hossein, commandent l’escorte d’Aïscha, et se contente d’exiger d’elle qu’elle ne se mêle plus des affaires de l’état.

Il va à Coufah, où par reconnaissance il établit le siège de son empire; et, paisible souverain de toutes les Arabies, de l’Égypte, de l’Irak, de la Perse et du Khorassan, il ne redoute plus Moavie, le gouverneur de la Syrie, et lui écrit cependant pour l’engager à se soumettre.

( 656 ) Mais Amrou, le conquérant de l’Égypte, s’était lié avec Moavie, l’avait reconnu, lui avait prêté serment de fidélité, ainsi que l’armée et le peuple de Syrie, et ils avaient résolu de ne pas poser les armes, et de ne cesser de demander vengeance de la mort d’Othman.

Ali, après avoir employé inutilement la douceur et les négociations, conduit contre Moavie une armée que les auteurs arabes ont fait monter à quatre-vingt-dix mille hommes. Moavie et Amrou lui en opposent quatre-vingt mille. Les deux armées se rencontrent entre l’Irak et la Syrie. Pendant plusieurs mois un grand nombre de petits combats font périr plus de soixante mille musulmans. Une bataille générale se donne enfin; elle dure toute la nuit. Ali allait tailler en pièces l’armée de Moavie, lorsqu’Amrou fait porter à la tête des rebelles plusieurs exemplaires du Coran, attachés à l’extrémité de longues piques. A cette vue les Irakiens du khalife, saisis de respect, mettent bas les armes, et, malgré tout ce que peut leur dire Ali, un des hommes les plus éloquents de son siècle, ils ne veulent entendre parler que d’accommodement. Le khalife voit en frémissant la victoire s’échapper de ses mains, par l’aveuglement de ses soldats il est forcé de faire cesser le combat, et les rebelles sont sauvés.

On nomme deux arbitres pour prononcer entre le khalife et Moavie; le gouverneur de Syrie choisit Amrou, et Ali est obligé de nommer un ancien gouverneur de Coufah qui lui avait été infidèle. Le khalife renonce, jusques après le jugement des arbitres, au gouvernement spirituel de la religion musulmane, l’abandonne à un iman, laisse à un général le commandement de son armée, part pour Coufah, et Moavie se retire à Damas.

Après huit mois, les arbitres prononcent: l’ancien gouverneur de Coufah dépose Ali et Moavie; Amrou dépose aussi Ali, mais donne à Moavie le khalifat. L’ancien gouverneur se plaint d’Amrou; les musulmans fidèles à Ali s’indignent : la décision n’a d’autre suite que de diminuer l’influence d’Ali, et d’augmenter celle du gouverneur de Syrie. Les passions s’enveniment dans les deux partis, ils se maudissent et s’excommunient.

Ali taille en pièces des Arabes révoltés et rassemblés au-delà du Tigre; mais Amrou entre en Égypte, défait le frère d’Aïscha qui en était gouverneur, et lui fait ôter la vie. La veuve du prophète ne peut pardonner ni à Moavie ni à Amrou, son lieutenant, la mort d’un frère qu’elle aimait beaucoup.

Un lieutenant de Moavie s’empare de Médine et de la Mecque; un lieutenant d’Ali le contraint à regagner la Syrie. Mais Ali touchait à son dernier jour. Trois Arabes fanatiques, de la tribu des Kharégites, se rencontrent à la Mecque : ils se persuadent que les malheurs des musulmans ne peuvent finir que par la mort d’Ali, de Moavie et d’Amrou; ils résolvent de sauver leurs frères, se lient par un serment terrible, empoisonnent leurs épées, et partent, l’un pour Damas, l’autre pour l’Égypte, et le troisième pour Coufah. Le premier exécute son coupable dessein: Moavie est frappé, mais sa blessure n’est pas mortelle; Amrou échappe au fer du second, qui se trompe, et croit l’immoler en perçant le cœur de l’iman qui fait sa prière dans la mosquée, à la place du gouverneur de l’Égypte; le troisième assassin était arrivé à Coufah le jour où. Moavie et Amrou devaient périr. Ali va à la mosquée: le conjuré le frappe à la tête, et le coup est mortel; Ali cesse de vivre; mais sa mémoire est encore de nos jours vénérée presque à l’égal de celle de Mahomet par les musulmans qui ne reconnaissent que le Coran, qui rejettent les traditions, qui ne considèrent Abubècre, Omar et Othman que comme des usurpateurs, et qui ha­bitent principalement dans la Perse, dans l’Indostan, et dans le royaume de Samarcande. Les autres musulmans les nomment schiites, et se donnent à eux-mêmes le nom de sornites ou partisans des traditions du prophète. Combien ces deux grandes sectes, perpétuées par l’ambition des fatimites ou disciples d’Ali, époux de Fatime, et des ommiades leurs ennemis, se partageant, depuis le septième siècle, en plus de soixante sectes secondaires, ont enfanté de divisions, de haines, de persécutions, de malheurs et de crimes!

(660) D’abord, après la mort d’Ali, on éleva à Coufah, sur la chaire du lieutenant du prophète, Hassan, fils aîné d’Ali et de Fatime, et par conséquent petit-fils de Mahomet.

LES LOMBARDS

Pendant qu’il cherchait à soumettre à son autorité Moavie, reconnu khalife dans la Syrie, dans la Palestine et l’Égypte, Constant II, qui ne redoutait aucune attaque de la part des musulmans, porta ses armes en Italie contre les Lombards. Adaloald ou Adelwald, le fils et le successeur de leur rôi Agilulfe, avait depuis longtemps terminé sa carrière. Ariovald on Ariwald n’avait régné après lui que pendant un an; et dès 63o, Rotharis ou Botharis, gendre d’Agilulfe, comme Ariovald, et par conséquent beau-frère d’Adaloald , était monté sur le trône.

Il avait publié, vers 656, ce code lombard qui devait subsister dans plusieurs parties de l’Italie, jusque vers la fin du onzième siècle, et y partager l’autorité du code de Justinien et des capitulaires de Charlemagne. Ce code renfermait des dispositions bien remarquables, et qu’il est impossible de passer sous silence. Le vol et l’adultère étaient punis de mort; la même condamnation était réservée à celui qui appelait l’ennemi dans son pays, qui abandonnait sa patrie, ou qui en facilitait la sortie à un de ses concitoyens. La gravité des peines augmentait ou diminuait suivant la nature du lieu où le délit avait été commis, comme, par exemple, dans une église, dans l’assemblée nationale, dans le palais du roi. Tout militaire qui abandonnait ses camarades au milieu du combat était puni de la peine capitale. Celui qui séduisait une esclave lombarde payait une amende trois fois plus forte que celui qui subornait une esclave romaine. On payait la même amende pour avoir battu une jument pleine que pour avoir frappé une esclave enceinte; l’a­mende était double si on avait arraché la queue à un cheval. Quel mélange de sagesse et de barbarie!

Ajoutons, pour rapporter tout ce qui peut faire con­naître les degrés de la civilisation, qu’on voit, par le code des Lombards, que les esclaves ou serfs nommés rusticani cultivaient les terres et avaient soin de troupeaux de bœufs, de brebis, de chèvres, de cochons; et que les serfs attachés au service de la maison soignaient les daims, les cygnes, les faucons et les grues.

L’auteur de ce code, le roi Rotharis, avait reculé les frontières de la Lombardie; il s’était emparé de toutes les places maritimes de l’Étrurie, depuis Luna jusques aux Alpes; il avait réuni à sa couronne une contrée im­portante, entre Trévise et le Frioul, et défait, auprès de Modène, l’armée des Impériaux. Son fils Rodwald ou Rodoald, qui lui avait succédé, avait été tué par un Lombard dont il avait séduit la femme; et Aribert, neveu de la reine Theudelinde, régnait sur la Lombardie lorsque Constant II entra en Italie.

L’empereur de Constantinople ravagea une partie des contrées qui obéissaient aux Lombards; il détruisit la ville de Lucénie, aujourd’hui Nocera, et alors très-florissante. Si un autre Bélisaire avait commandé les Impériaux, peut-être les Lombards au raient-ils été chassés de l’Italie; il les aurait repoussés par la force de ses armes, et encore plus par l’affection qu’il aurait inspirée aux anciens habitants de cette Italie, qui expiait par tant de malheurs la gloire et les conquêtes des Romains. Mais Constant, aussi insensé que féroce, fit tout ce qui pou­vait le plus faire détester sa puissance. Il attaqua l’armée ennemie; on combattit avec acharnement; on ne pouvait prévoir de quel côté serait la victoire, lorsque la vue d’un Lombard d’une taille gigantesque, et qui s’avança vers les Romains, en portant au bout de sa lance un guerrier grec qu’il venait de percer, inspira aux Impé­riaux une si grande terreur, qu’ils prirent la fuite, sans qu’aucune exhortation ni aucune menace pussent les retenir ou les ramener au combat. Et voyez comme se venge de cette épouvante et de cette fuite honteuse l’em­pereur Constant, aussi barbare qu’Attila et que Genséric: à peine est-il arrivé à Rome, que, malgré toutes les marques de soumission et de respect avec lesquelles il est reçu par le pape Vitalien, qui avait remplacé le successeur de Martin, il en fait enlever tous les chefs-d’œuvre des arts, comme d’une ville ennemie; dépouille le Panthéon; fait commettre le même brigandage dans toutes les villes d’Italie et de Sardaigne où ses hommes armés peuvent parvenir, et part pour Syracuse, chargé des honteuses dépouilles de son propre pays dont il vient d’être l’horri­ble dévastateur, et plus encore des malédictions des Romains et du mépris des Lombards.

Les vaisseaux sur lesquels il fait embarquer une partie de ces richesses si précieuses, tombent entre les mains d’une flotte sarrasine, qui les conduit à Alexandrie. Il veut orner Syracuse de celles qui lui restent, et, par une bizarrerie digne de s’allier avec son extravagante cruauté, il y établit le siège de son empire. La Sicile gémit bientôt de sa tyrannie; il ruine les peuples par ses exactions; il enlève les vases précieux consacrés au culte public; il fouille jusque dans les tombeaux; il fait punir, par d’affreux supplices, les murmures des grands de l’empire qu’indignent ses fureurs. Mais le sang qu’il fait verser ne cesse de produire de nouvelles insurrections; les peuples opprimés réclament la vengeance céleste; ses ministres deviennent ses assassins : ils le suivent dans le bain, lui donnent la mort, et un crime délivre la terre de ce monstre.

Son fils aîné, Constantin III, surnommé Pogonat ou le Barbu, lui succède en 668, et fait périr les assassins de son père. Les Sarrasins cependant s’avancent vers Constantinople, sous les ordres d’Yézid, le fils de Moavie, en faveur duquel le fils et le successeur d’Ali s’était démis du khalifat. Rien ne résiste à leurs armes victorieuses; ils portent le ravage jusques aux portes de Constantinople; sept fois ils entreprennent le siège de cette capitale, et sept fois ils sont obligés de le lever. Peut-être cependant l’empire d’Orient allait-il succomber à leurs efforts, lorsque le génie de la science vient à son secours et le sauve. Callinique, célèbre physicien, invente une composition de substances combustibles qui ne s’éteignent pas sous l’eau, et à laquelle on a donné depuis le nom de feux grégeois, à cause de la nation qui les a employés la première. Des plongeurs vont, sans être aperçus, attacher ces feux nouveaux et dévorants à la quille des vaisseaux arabes; la flotte sarrasine est réduite en cendres; les musulmans consternés sentent pour la première fois que leur puissance peut rencontrer un obstacle invincible. Constantin Pogonat profite de leur étonnement, les attaque, les défait, tue ou leur enlève plus de trente mille hommes; ils sont forcés de se retirer; ils laissent auprès de Constantinople les cendres d’Abou-Aïoub, l’un des compagnons de Mahomet, et auprès du tombeau du­quel les sultans vont ceindre l’épée lorsqu’ils prennent les rênes du gouvernement.

Mais si les Arabes sont forcés de suspendre leurs projets de conquête du côté de l’Europe, et particulièrement de la Thrace et de la Grèce, il s’en faut de beaucoup qu’ils soient découragés. Ils construisent en Afrique la ville de Kairoan ou Kairvan, la déclarent capitale de l’ancien territoire de Carthage, de la Tripolitaine, de l’ancienne Cyrénaïque, de toutes les contrées qu’ils comprenaient sous le nom de province africaine. Ils semblent prévoir la grandeur et les richesses qui la rendront un jour célèbre, le degré de prospérité auquel s’y élèveront les sciences et les lettres, et l’avantage moins éloigné qu’elle aura d’être le centre de tous les états africains gouvernés par les Arabes lorsqu’ils seront près de passer le détroit, de s’emparer de la péninsule espagnole, et de recommencer la conquête de l’Europe.

Au reste, il est bon de remarquer que l’état physique de l’Afrique septentrionale était encore bien différent de celui qu’elle offre aujourd’hui. Le gouverneur arabe qui présida à la construction de Kairoan fut obligé de faire abattre une grande quantité de bois qui couvraient le pays, et qui servaient de retraite à un très-grand nombre de bêtes féroces et de dangereux serpents.

En 673, un lieutenant de Moavie, qui commandait dans le Khorassan au sud-est de la Mer Caspienne, passe le Gilion ou Oxus, s’avance dans la Bucharie ou Transoxane des anciens, pénètre jusqu’aux montagnes voisines de Bucara ou Bokhara, capitale de cette Transoxane, y rencontre des hordes de Scythes connus sous le nom de Turcs, les attaque, les bat, et les oblige à fuir avec tant de précipitation, que leur reine abandonne aux Arabes une de ses bottines très-ornée d’objets précieux et qu’on estima vingt mille pièces d’or.

L’année suivante, un autre lieutenant de Moavie entre aussi dans la Transoxane, perce dans la Sogdiane, jusques auprès de Samarcande, la future capitale de Tamerlan, y bat les Scythes ou Tartares, et s’empare, en revenant dans le Khorassan, de Termoud ou Termed.

Mais, ce qui est plus remarquable pour l’histoire de la civilisation, Moavie accorde la grâce à un Arabe condamné par le juge, ce qu’aucun khalife n’avait fait; et il établit sur les grandes routes des relais de chevaux.

Constantin Pogonat ne soutient pas cependant la réputation que lui avaient acquise la défense de Constantinople et la défaite des Sarrasins. Les Bulgares passent le Danube et répandent l’effroi dans l’empire. Constantin a la lâcheté de conclure avec eux une paix déshonorante, de leur céder la Misie, et de se soumettre à un tribut.

Mais à cette indigne faiblesse succède un crime horrible: il fait mutiler et mettre à mort ses frères, Héraclius et Tibère, dont quelques mécontents avaient demandé l’association à l’empire. Devenu l’exécration de ses sujets, il meurt en 685.

Les Arabes, cependant, avaient fait une troisième expédition au-delà du fleuve Gihon; ils étaient entrés de nouveau dans la Sogdiane, dans cette plaine ou grande vallée si renommée pour sa beauté. Ils avaient rapporté dans le Khorassan des sommes énormes, évaluées par des auteurs arabes à l’équivalent de cinquante millions de notre monnaie. Les Sarrasins marchaient toujours vers les glorieuses destinées que leur avait pour ainsi dire assignées le génie de Mahomet. D’horribles guerres civiles ensanglantaient toutes les contrées sur lesquelles flottait l’étendard du prophète; les partisans de la famille d’Ommiah, l’un des agents du khalife Moavie Ier, et ceux de la famille d’Ali, époux de Fatime et gendre de Mahomet, ne cessaient de déchirer le sein de l’empire musulman; la hache des bourreaux, le poignard des assassins, le sabre des batailles, faisaient tomber, dans tous les partis, les plus illustres tètes; les discordes civiles étaient des dissensions religieuses: aux inimitiés avaient succédé des haines implacables. Le khalifat avait été divisé; Médine, Coufah, Damas, élevaient mosquée contre mosquée, haine contre haine, autorité contre autorité. Les souverains de la Syrie voulaient que Jérusalem devînt, au lieu de la Mecque, l’objet sacré des pèlerinages des Arabes. Les commandants des fidèles ne cessaient de se faire une guerre cruelle; mais tous étaient animés de l’esprit de l’islamisme; tous parlaient au nom de Mahomet; tous reconnaissaient le Coran pour la loi du Très-Haut; tous voulaient que la terre entière se soumît aux successeurs de leur apôtre; tous avaient le même enthousiasme, la même ardeur, le même fanatisme; tout montrait en eux à l’Europe les ennemis les plus redoutables; tout annonçait quel sort était réservé à tant de contrées européennes.

Les grandes et sanglantes agitations de l’empire des Sarrasins donnèrent cependant quelques succès à celui de Constantinople. Dans les premières années du règne de Justinien II, le fils et le successeur de Constantin IV, dit Pogonat II, Abdalmelek, khalife de Damas, fut attaqué par les Impériaux. Obligé de se défendre contre le khalife de Médine et contre le frère de ce dernier, qui commandait dans l’Irak, il ne crut pas pouvoir résister aux chrétiens, et se soumit à payer mille ducats par semaine à l’empereur d’Orient (689). Justinien II avait à peine vingt ans; peut-être fit-il une grande faute en ne profitant pas de la position des Arabes, et en ne cherchant pas à recouvrer la Syrie, la Palestine, l’Égypte et l’Afrique du nord. Il semble qu’il voulut réparer cette faute en attaquant les Arabes en 692; mais il était trop tard. Il perdit une place importante, et on a écrit que son armée, forte de soixante mille hommes, avait été battue par quatre mille Sarrasins. Qu’est-ce cependant que le reproche qu’il pourrait mériter à ce sujet, en comparaison de tous ceux dont la postérité a poursuivi sa mémoire? Il se fit détester par ses débauches, ses exactions, ses cruautés. Il ordonna qu’on coupât le nez à ses frères, dont il redoutait l’ascendant, et, qu’il croyait par là rendre indignes de régner. Importuné des trop justes plaintes de ses infortunés sujets, il conçut un crime qui aurait effrayé Néron lui-même: il ordonna de mettre le feu, pendant la nuit, à Constantinople, et d’en égorger tous les habitants. Le secret du tyran fut trahi: le patrice Léonce le prévint, souleva le peuple, détrôna l’empereur, fut proclamé à sa place, lui laissa la vie; mais le traita comme il avait traité ses frères, lui fit couper le nez, et le relégua dans la Chersonèse, en 694.

Ce patrice n’occupa pas longtemps le trône qu’il avait ôté à Justinien. Tibère Absimare fut salué empereur par l’armée, en 697. Léonce, qui ne put résister, eut les oreilles coupées ainsi que le nez, et fut renfermé dans un monastère.

Absimare régnait depuis sept ans, lorsque Trébellius, roi des Bulgares, ne cherchant qu’à affaiblir l’empire par de nouvelles divisions, tira Justinien II de sa retraite, et le ramena devant Constantinople. La capitale fut surprise; les successeurs des Romains, les représentants des maîtres du monde, furent contraints de recevoir des mains d’un Bulgare cet empereur que ses forfaits leur avaient rendu si odieux; et quelles suites de ce honteux et si terrible abaissement! Les cruautés de Justinien redoublent; il fait conduire dans l’hippodrome Léonce et Absimare chargés de chaînes; il les fait coucher par terre: il oublie que Léonce lui a conservé la vie, il se transforme en bourreau, il met le pied sur la gorge de Léonce et d’Absimare, il les foule ainsi pendant une heure. Horrible profanateur des objets les plus saints, il fait chanter par ses infâmes satellites ces paroles de l’Ecriture: « Vous marcherez sur l’aspic et sur le basilic, et vous écraserez le lion et le dragon.» Il ordonne qu’on les décapite. Le patriarche de Constantinople a les yeux crevés; plusieurs grands de l’empire sont pendus à la porte de leurs palais; d’autres sont jetés dans la mer, cousus dans des sacs; d’autres sont forcés d’avaler du plomb fondu; les principaux citoyens de Ravenne meurent par les mêmes supplices. Un d’eux, nommé Joannicius, obtient d’écrire avec son sang ses dernières volontés; il écrit: «Dieu , délivre-nous du tyran!» et se brise la tête contre les murs de son cachot.

Pendant six ans, Justinien II entasse les actes épouvantables d’une féroce démence. Le ciel exauce enfin les derniers vœux de ses victimes. Ses crimes enfantent un crime (711) : Philippique-Bardane l’assassine lui et son fils; ses satellites sont immolés; et la main encore fumante de Philippique saisit le sceptre des Titus, des Trajan, des Antonin, des Théodos : déplorables suites du pouvoir absolu!

L’ESPAGNE, LES VISIGOTHS

Quatre-vingt-neuf ans s’étaient écoulés depuis l’hégire, cette époque fameuse où Mahomet avait jeté les premiers fondements de cet empire que nous avons vu s’élever, s’étendre et menacer de couvrir la terre entière. L’Europe occidentale avait fait peu d’attention à ce grand phénomène politique, à cet empire si rapide dans son accroissement, et si redoutable dès ses premiers progrès. Les Visigoths eux-mêmes, qui régnaient en Espagne, et qui voyaient pour ainsi dire les Sarrasins s’avancer chaque jour davantage vers le détroit de Gibraltar, faible séparation entre l’Afrique et leurs belles contrées, avaient paru trop peu attentifs au danger qui les menaçait. Redoutant plus les successeurs des Romains qui avaient conquis les Espagnes, que ces Arabes qu’ils croyaient toujours voir au milieu de leurs déserts, et dont les succès étaient à leurs yeux si éphémères, ils avaient été bien éloignés de former avec l’empire d’Orient une alliance étroite et puissante, qui aurait pu étouffer, presque dès sa naissance, cet esprit de force et de conquête inspiré par le prophète de Médine à ses musulmans, et repousser les Sarrasins dans les vastes et brûlantes solitudes d’où le génie de Mahomet les avait fait sortir.

Lors de l’origine de cet empire si merveilleux, imaginé, produit, développé, et si fortement constitué par un simple agent d’une veuve d’Arabie, Suinthilla régnait encore en Espagne : mais ce n’était plus ce roi victorieux de tous les ennemis de sa nation, objet de la reconnaissance et de l’admiration des Visigoths; entraîné par sa femme, son frère, son orgueil, son avarice, et toutes les funestes illusions du pouvoir et de la prospérité, il était devenu persécuteur; il avait accablé ses sujets d’impôts; ne mettant plus de bornes à sa tyrannie, il faisait mourir sous les prétextes les plus frivoles tous ceux dont il voulait envahir la 'fortune. Les Visigoths ne purent plus supporter sa cruelle domination; des complots se formèrent, des conjurations s’ourdirent, le mécontentement général fut bientôt près d’éclater.

(63o) Sisenand, qui commandait au nom de Suinthilla dans la Gaule narbonnaise, crut le moment favorable pour monter sur le trône d’Espagne. Il réclama le secours de Dagobert, roi des Français; il lui offrit en présent une fontaine d’or du poids de cinquante livres, que le général romain Aétius avait donnée au roi Thorismond, en reconnaissance des secours si puissants que lui avait amenés le roi visigoth Théodorède, père de Thorismond, et auxquels il avait dû en grande partie la victoire remportée sur Attila.

Dagobert crut devoir favoriser l’entreprise de Sisenand, et lui envoya une armée de Français, avec lesquels Sisenand traversa les Pyrénées. Suinthilla marcha à sa rencontre à la tête de troupes très-nombreuses; ils se rencontrèrent auprès de Sarragosse; mais au moment où la ba­taille allait commencer, les Visigoths qui avaient suivi Suinthilla, indignés de sa tyrannie, l’abandonnèrent, passèrent dans l’armée de Sisenand, et le proclamèrent leur roi. Suinthilla vit son propre frère, celui dont les conseils funestes l’avaient poussé dans la tyrannie et entraîné dans l’abîme, déserter le premier ses drapeaux; n’ayant plus aucun espoir, et croyant voir le fer vengeur dirigé sur sa tête, il prit la fuite; et aucun historien n’a dit comment il avait fini sa malheureuse vie.

(632) Sisenand cependant ne put faire remettre à Dagobert cette fontaine d’or qu’il lui avait offerte; il craignait de trop mécontenter les Visigoths jaloux de conserver un monument remarquable de la valeur de leurs aïeux: Dagobert se contenta de la valeur de la fontaine.

Sisenand convoqua un concile national à Tolède en 633. Ce concile décida que les évêques continueraient d’être élus par le clergé et par le peuple, confirmés et consacrés par le métropolitain et ses suffragants; mais ce qui est très-remarquable et ce qui prouve combien on avait attribué ou laissé prendre au clergé un pouvoir qui ne devait appartenir qu’à l’autorité civile, c’est que ce concile, pré­sidé par saint Isidore, le métropolitain de Séville, décréta que Suinthilla et ses enfants ne seraient jamais élevés à aucune charge ni à aucun honneur public, à cause de la tyrannie que Suinthilla avait exercée pendant son règne; qu’ils perdraient tous leurs biens, excepté ceux que la bonté du roi leur laisserait pour leur entretien; et qu’il en serait de même du frère de Suinthilla, parce qu’il avait trahi non seulement son frère, mais encore le roi Sisenand. Les pères du concile ne signèrent leurs actes qu’après avoir demandé l’agrément du roi; mais quelle cruelle intolérance dicta les dispositions qu’ils arrêtèrent contre les juifs!

Peu de temps après mourut le président de ce concile, saint Isidore, l’un des hommes les plus savants de son siècle, qui a laissé un très-grand nombre d’ouvrages sur l’histoire et sur différents sujets littéraires, théologiques et pieux, qui voulut mourir en évêque, au pied de l’autel où il avait sacrifié pendant tant d’années, et dont les dernières paroles furent, comme celles de l’apôtre saint Jean, des exhortations touchantes à la concorde et à l’affection mutuelle. On désirerait honorer sa mémoire, sans penser à ce zèle trop ardent et trop peu éclairé que mêlèrent aux vertus de ce pontife les mal­heureux préjugés de ce septième siècle si ignorant et si barbare.

Sisenand mourut vers 636; et Chintila, ou Suinthilla II, fut élu pour lui succéder.

On avait déjà, sous Sisenand, rédigé à Tolède ce code visigoth, composé d’après le code Théodosien, les ordonnances des rois, les anciennes coutumes espagnoles, et renfermant ces dispositions diverses desquelles le grand Montesquieu a dit, dans son Esprit des lois, qu’elles étaient puériles, gauches, idiotes .... pleines de rhétorique et vides de sens, frivoles dans le fond et gigantesques dans le style. Et que l’on ne soit pas étonné de ces lois, de ces ordonnances, non plus que des mœurs, de la bravoure, de l’audace, des grandes vertus, des rigueurs, des persécutions, des cruautés, des crimes, dont nous avons vu ou dont nous pourrons voir les résultats faire le bonheur ou le malheur de la péninsule espagnole, et former ou fortifier le caractère particulier de ses habitants.

Exposons-en les véritables causes.

Le climat de la péninsule commençait à se rapprocher beaucoup de celui qu’elle montre maintenant: l’étendue de ses bois était diminuée, les eaux de ses fleuves n’étaient plus aussi abondantes; ses plaines, privées de plusieurs ombrages et d’un grand nombre de courants, moins rafraîchies par une atmosphère devenue plus sèche, brûlées plus fortement par un soleil moins souvent voilé par des nuages, présentaient en beaucoup d’endroits des champs sablonneux et arides; la chaleur y était extrême pendant les étés. Autour de ces plaines régnaient ces ramifications des Pyrénées, qui s’étendent en différentes directions jusques au détroit de Gibraltar, forment des barrières très-élevées entre plusieurs des bassins de l’Espagne, et portent un grand nombre de leurs cimes à une telle hauteur, que les neiges et les glaciers y sont presque permanents. De ces montagnes neigeuses descendaient des vents froids dont la température faisait changer subitement celle des plaines ou des vallées profondes. Ces contrastes soudains, ces passages brusques du froid à la chaleur et de la chaleur au froid, ont toujours produit sur les êtres organisés des effets remarquables; ils agissent profondément, non seulement sur les diverses espèces d’animaux, mais sur les différentes races de l’espèce humaine; ils en modifient, pour ainsi dire, la nature, ils en altèrent ou en augmentent les qualités; et relativement à l’homme, par exemple, ils impriment aux individus qui peuvent résister à leurs attaques une force d’action, une ténacité de caractère, une exaltation de facultés, d’où découlent nécessairement une imagination ardente, des passions vives, une tendance presque irrésistible vers les moyens extrêmes, des sentiments violents, des vertus héroïques, des rigueurs barbares, des excès terribles.

D’un autre côté, dans le septième siècle, l’ignorance des Visigoths, et même celle de leurs personnages les plus élevés, était très-grande : le clergé seul possédait les connaissances qui avaient échappé à la barbarie, il jouissait de la plus grande autorité, sans qu’elle lui fût contestée, parce que lui seul était instruit, parce que lui seul pouvait être consulté, parce que lui seul pouvait donner des décisions. Il avait l’un des plus beaux titres à la puissance, le savoir et le talent; et voilà pourquoi il était si rare de voir la nation, et même les grands du royaume, délibérer sur les intérêts de l’état. C’était très-souvent à des assemblées d’évêques que les rois avaient recours pour la sanction de la législation; c’étaient de véritables conciles qui prononçaient sur les affaires civiles, aussi bien que sur la discipline ecclésiastique; et le gouvernement des Visigoths était devenu insensiblement un gouvernement théocratique, plus semblable qu’on ne le croirait, dès le premier examen, à celui des musulmans, et qui présentait de très-grands rapports avec le véritable gouvernement par lequel nous avons montré, dans notre première époque, que les Français étaient régis pendant le sixième siècle.

Ayons présent ce que nous venons d’exposer, et voyons la suite du règne de Chintila.

Le concile convoqué d’abord après son avènement décréta, sur la demande du roi, des prières solennelles pour apaiser la colère céleste. Il excommunia ceux qui manqueraient à la fidélité et à l’amour que l’on doit au souverain; celui qui, n’ayant pas la prudence nécessaire pour le gouvernement, ou n’étant pas du sang des Goths, aspirerait à la couronne; celui qui maudirait le roi, ou lui donnerait quelque enchantement, ou chercherait à savoir le temps de sa mort, dans l’espérance de lui succéder. Il ordonna que les récompenses obtenues par des services fussent sacrées, et il donna au roi le droit de faire grâce aux criminels, ou de modérer leurs peines.

Et quel est le grand acte qui succède à ce beau droit d’exercer la clémence, la plus noble et la plus touchante prérogative du trône, ou plutôt de l’humanité? Chintila ordonne que tous ses soldats et tous ses sujets professent la religion chrétienne; il veut que tous les juifs soient chassés de ses états; et le concile qu’il convoque à Tolède l’année suivante le remercie de l’édit qu’il a donné contre celte race qu’il maudit; et avec le consentement du roi et des grands, il déclare qu’aucun roi ne pourra, sous peine d’excommunication, monter sur le trône, qu’après avoir juré d’observer ce même édit de proscription.

D’après un autre canon du concile, pour lequel il est remarquable qu’on n’ait pas parlé de l’approbation du roi ni de celle des grands, on ne pouvait, sans encourir l’excommunication, élire roi celui qui aurait pris l’habit de religion, celui qui aurait fait couper ses cheveux pour se dévouer à la Divinité, ou que l’on aurait rasé pour la même espèce de consécration.

Chintila étant mort en 64o, on élut pour son successeur son jeune fils Tulga.

On abusa de la douceur et de l’inexpérience du nouveau roi. ( 642 ) Aux mécontentements succédèrent les murmures; plusieurs grands se réunirent, et décidèrent que, pour éviter de grands malheurs, Tulga devait descendre du trône, et le céder à un prince plus en état de gouverner. Combien on était loin d’avoir une idée nette de la nature ainsi que de la limite des pouvoirs, et de cette responsabilité des ministres, qui seule concilie lesdroits des peuples et la stabilité des gouvernements!

Ces mêmes grands du royaume choisirent pour leur souverain Chindasuinthe, malgré son âge de quatre-vingts ans. Ce vieillard, dont la tête avait conservé toute sa force, et dont la valeur ni l’ambition n’étaient refroidies par les années, marcha contre Tulga, à la tête de ceux qui l’avaient élu, le précipita du trône, et le fit raser. Plusieurs Visigoths, cependant, refusèrent de le reconnaître. La guerre civile s’alluma. Les dissidents levèrent dans les Gaules et même en Afrique des soldats qui, par leurs excès, ajoutèrent à tous les maux de la patrie, que combla une affreuse famine, produite par une grande et longue sécheresse.

Chindasuinthe battit souvent ses adversaires. Un descendant du roi Léovigilde, nommé Ardabaste, seconda par son courage et par ses autres belles qualités les succès du roi, qui lui fit épouser sa cousine germaine. La victoire fit enfin reconnaître Chindasuinthe de tous les Visigoths, et la tranquillité se rétablit dans la péninsule.

Le roi se hâta de convoquer un concile, dont le premier acte fut d’excommunier ceux qui introduiraient des troupes étrangères dans le royaume pour attenter à la vie ou à la couronne du prince.

Il n’est pas inutile, pour la connaissance des mœurs et des usages des peuples, de rapporter d’ailleurs que Chindasuinthe ayant, en 647, envoyé Tajon, savant évêque de Sarragosse à Rome, pour avoir une copie de quelques ouvrages de morale de saint Grégoire, ce prélat, qui devait s’adresser au pape lui-même, fut obligé d’attendre l’élection du souverain pontife; que saint Martin ayant été élevé sur la chaire pontificale, lui répondit qu’il fallait chercher ces ouvrages dans les archives de l’église de Rome; que le grand nombre d’affaires que saint Martin avait à régler ne lui permit pas de s’en occuper aussitôt qu’il l'aurait voulu, et qu’il s’écoula beaucoup de temps avant que l’on pût trouver et copier les manuscrits désirés par le roi des Visigoths.

Chindasuintlie était parvenu à sa quatre-vingt-septième année. Souhaitant de se débarrasser en grande partie du poids de la royauté, bien lourd pour son âge, de favoriser son fils, et d’éviter à son pays les orages qui peuvent accompagner l’élection d’un roi, il obtint d’une assemblée d’évêques et de grands qu’ils proclamassent son fils Récésuinthe son successeur et associé à son trône.

( 649 ) Cette proclamation fit beaucoup de mécontents. On la regarda comme un attentat au droit d’élire le roi que la nation ou les grands, en usurpant l’autorité du peuple, avaient toujours exercé, et comme une tentative dangereuse pour changer le gouvernement électif en monarchie héréditaire. Elle irrita ceux qui avaient des prétentions à la couronne, et qui espéraient que, le roi étant très-vieux, ils pourraient bientôt les faire valoir.

Froja, un de ces mécontents, réunit un parti considérable. Il alla en France, et ayant levé facilement une armée parmi les Gascons, toujours prêts à employer leurs armes au service de ceux qui avaient besoin de leur courage, il repassa avec cette armée les Pyrénées, et porta le ravage, la mort et l’incendie dans toutes les contrées que l’Èbre arrose. Récésuinthe s’avança contre lui, le défit, repoussa les Gascons au-delà des Pyrénées, justifia le choix des évêques et des grands, et s’en montra bien plus digne encore, en préférant la douceur à la force, en calmant par des actes de bienfaisance et par la justice, le plus grand de tous les bienfaits, des esprits trop aigris, en proclamant une amnistie sans réserve, en réparant tous les torts, en modérant les impôts, en gagnant tous les cœurs, et en faisant ainsi succéder une paix durable à de sanglantes discordes.

Ce fut en 652 qu’il perdit son père. Chindasuintlie avait quatre-vingt-dix ans quand il cessa de vivre. Son fils, devenu seul souverain de l’Espagne, réunit à Tolède un concile, dans lequel entrèrent des abbés ou chefs de monastères, ceux qui remplissaient les grandes charges de la couronne, des gouverneurs de province et d’autres grands. Le roi leur remit par écrit l’état des affaires dont il désirait que s’occupât celte assemblée, à laquelle quelques historiens ont donné le nom d’Etats-Généraux, aussi bien que celui de concile. Ce concile déclara que les excommunications prononcées contre les rebelles se trouvaient annulées par l’amnistie; il ordonna que les héritiers d’un roi ne pourraient succéder qu’aux biens qu’il avait avant son élection; il décréta que tous les autres biens du prince appartiendraient à la couronne. Un autre décret, bien remarquable par son opposition avec le canon approbatif de l’expulsion des Israélites, qui avait eu lieu du temps de Chintila, porte que le roi protégera la foi catholique, et veillera à arrêter la méchanceté des juifs, sans jamais sortir des bornes de la modération et de l’équité; et, ce qui prouve combien les évêques et les ducs ou comtes palatins, c’est-à-dire les grands officiers du palais, dominèrent dans cette assemblée, le dixième canon du concile change en leur faveur un des articles les plus essentiels de la constitution de l’état, et détermine que dorénavant le roi sera élu dans le lieu où son prédécesseur sera mort, et que l’élection sera faite par les évêques et les grands du palais.

Cette disposition était une suite presque nécessaire du gouvernement théocratique; et quels pouvoirs plus grands encore n’allons-nous pas voir usurper dans le royaume le plus voisin de l’Espagne, par le chef d’autres grands officiers palatins!

Dès 653, Récésuinthe rendit au métropolitain de Mérida plusieurs évêchés réclamés par ce prélat, comme ayant été compris autrefois parmi les diocèses de sa province.

Eu 667, l’Espagne perdit saint Ildephonse, métropolitain de Tolède, capitale du royaume, et qui par ses vertus et son savoir avait obtenu une grande vénération; et en 672, Récésuinthe mourut dans une petite ville voisine de Salamanque.

Les palatins ou grands officiers du palais, qui avaient accompagné le roi, se réunirent à l’instant et élurent un des leurs, nommé Wamba ou Bamba. Ils eurent de la peine à lui faire accepter la couronne; mais, vaincu par leurs instances, il partit pour Tolède; et après avoir reçu des témoignages du plaisir que son élection faisait au royaume, il fut sacré par le métropolitain.

Il est à remarquer que Wamba fut le premier roi visigoth sur la tête duquel un archevêque répandit une huile consacrée, comme Samuel le prophète en avait versé sur la tête du premier roi des Juifs; mais Wamba était aussi le premier roi des Espagnes qui n’eût été élu que par les évêques et par les palatins.

Les Vascons ou Gascons d’Espagne, c’est-à-dire les Navarrois et les Asturiens, se révoltèrent cependant contre Wamba. Bientôt il apprit qu’Hildéric, comte ou gouverneur de Nîmes, dans la province narbonnaise, l’évêque de Maguelone et l’abbé d’un monastère voisin, refusaient de le reconnaître, avaient levé des troupes dans les contrées françaises de leur voisinage, et entraîné dans leur défection toutes les villes de la Gaule visigothe; et peu de temps après on lui annonça que Paul, un de ses généraux, qu’il avait chargé d’aller soumettre Hildéric et ses partisans, avait gagné le gouverneur de la province de Tarragone; et, franchissant rapidement les Pyrénées, s’était emparé de Narbonne, et avait été reconnu roi par son armée, par le duc de Tarragone, par Hildéric lui-même, et par tous les révoltés.

Wamba a le bonheur de faire rentrer dans leur devoir les Navarrois et les Asturiens, que leurs montagnes, leursdéfilés, leurs gorges, leurs cavernes et leurs autres retraites presque inaccessibles ne peuvent dérober à ses armes. Réunissant ensuite tous les soldats dont il peut disposer, il traverse la Catalogne, donne ordre à sa flotte de seconder les opérations de son armée, reçoit les chefs de Barcelone et de Girone, qui s’empressent de se soumettre; passe les Pyrénées, s’empare de Colioures, de Vulturaria et de Castrolivia, dans lesquelles il trouve beaucoup d’argent qu’il distribue à ses guerriers; fait prisonnier, dans un fort, le duc de la province de Tarragone; investit Narbonne, la prend de vive force; soumet Béziers, Agde, Maguelone, et fait marcher des troupes choisies vers Nîmes, où Paul s’était réfugié.

Ces troupes attaquent Nîmes avec vigueur, battent les murs avec le bélier, lancent sur les remparts des nuées de pierres, de dards et de flèches; y pénètrent, immolent tout ce qui s’oppose à leurs efforts, et plantent sur les tours l’étendard victorieux de Wamba.

Le roi arrive vers la ville rebelle et vaincue. Le métropolitain de Narbonne va au-devant du prince, se prosterne à ses pieds, implore sa clémence. Paul et quelques-uns des siens s’étaient sauvés dans un asile retranché. Ils se rendent; on les amène au vainqueur. Le roi les fait juger par un conseil de guerre; ils sont condamnés à mort. Wamba leur fait grâce de la vie, se contente de les faire raser, ordonne qu’on rende aux habitants tout ce qui leur a été pris, et revient à Tolède, où un triomphe et les acclamations des Visigoths honorent sa victoire et encore plus sa modération.

Il fait tracer par ses commissaires les limites de tous les diocèses de son royaume, prend un soin particulier de sa flotte, et en 677 a la satisfaction d’apprendre que, par une suite de ses soins et de sa prévoyance, son armée navale a battu celle des Sarrasins, dont la puissance ne cessait de s’accroître dans l’Afrique septentrionale, et dont les bâtiments infestaient souvent les rivages occidentaux de la Méditerranée. La victoire avait été long­temps disputée; mais les Visigoths l’avaient emporté, et les Sarrasins avaient perdu deux cent soixante-dix barques, prises, brûlées ou coulées à fond.

(680) Ervige, fils d’Ardobaste, et descendant du roi Léovigilde, était un des palatins qui possédaient le plus la faveur de Wamba. Entraîné par l’ambition à une noire ingratitude, il fit prendre secrètement au roi une boisson dont ce prince était bien éloigné de soupçonner la nature; Wamba, qui d’ailleurs était déjà vieux, tomba dans le délire, et éprouva des accidents si graves que l’on crut qu’il se mourait. On se hâta, suivant les usages de ce siècle, de lui couper les cheveux, et de lui donner l’habit de pénitent. Au bout de vingt-quatre heures, le roi revint à lui; mais telles étaient les idées de ce temps déplorable, que, voyant qu’on l’avait consacré à la pénitence pendant son égarement, il se crut incapable de conserver la couronne, et obligé de se vouer entièrement à la vie religieuse. Il recommanda aux palatins d’élire Ervige, le déclara par écrit son successeur, après qu’ils se furent conformés à son désir, et se retira dans un monastère. Saint Julien, métropolitain de Tolède, sacra Ervige.

Des soupçons toutefois se répandirent sur la cause de l’accident qui avait amené l’abdication de Wamba. D’un autre côté, le droit d’élire le roi, toujours restreint de plus en plus par l’ambition des grands officiers, n’avait été exercé que par les palatins. Ervige voulut s’assurer la possession du sceptre; il convoqua une assemblée composée des évêques et des grands, et il est curieux de voir quelles furent les principales décisions de cette assemblée.

Elle ordonna qu’Ervige serait tenu pour légitime monarque des Visigoths, obéi et respecté comme tel, attendu, premièrement, que le roi Wamba avait eu, pendant sa maladie, les cheveux coupes comme un pénitent et un homme en religion, ce qui le rendait incapable de régner; secondement, que Wamba, du consentement des palatins, avait nommé Ervige son successeur; troisièmement, que Julien , métropolitain de Tolède , n’avait sacré le nouveau roi qu’après s’être assuré de la régularité de son élection.

L’assemblée ordonna de plus qu’on n’admettrait à la communion de l’église ceux qui auraient commis quelque crime contre le roi ou la patrie, qu’autant que le prince leur aurait fait grâce. Elle décréta qu’afin d’obvier aux longs délais qui avaient lieu ordinairement dans les élections des évêques, le métropolitain de Tolède aurait le droit de sacrer tous les évêques d’Espagne, suivant le choix du prince, pourvu qu’il les jugeât dignes de l’épiscopat; et enfin, par une disposition bien funeste, elle arrêta que tous ceux qui se réfugieraient dans une église après avoir commis quelque délit, jouiraient d’une immunité qui s’étendrait jusques à trente pas de cette église.

( 682 ) La désunion continuant de régner entre les parents et les amis particuliers de la famille d’Ervige et ceux de la famille de Wamba, le roi crut parvenir à la faire cesser, en mariant sa fille avec Egiza ou Ègica, neveu de son prédécesseur.

En 683, il réunit à Tolède un nouveau concile, auquel assistèrent soixante-six évêques, cinq abbés, et vingt-sept palatins, ou autres grands du royaume.

Il fit l’ouverture de ce concile, adressa un discours à ceux qui le composaient, leur remit une note qui indiquait les questions dont ils devaient s’occuper, se retira ensuite, mais revêtit leurs actes de son approbation.

Combien cette assemblée, si différente des premières assemblées nationales des Visigoths, montrait une distribution de pouvoirs politiques et une concentration d’influence et d’autorité peu propres à donner à l’amour de la patrie la force devenue si nécessaire dans un moment où le bruit de tant d’états qui s’écroulaient sous les coups des Sarrasins retentissait jusques au milieu des montagnes de la péninsule, et annonçait l’approche du grand orage qui menaçait la monarchie espagnole!

Elle décida que, d’après le désir du roi, tous ceux qui avaient pris part à quelque révolte, soit du temps de Wamba, soit à une époque antérieure, recevraient une amnistie complète; que les palatins et les évêques ne pourraient être privés, ni de la vie, ni de leurs biens, ni de leur rang, qu’après avoir été jugés par les évêques et les grands du royaume; que l’on excommunierait tous ceux qui commettraient quelque délit envers la femme, les enfants, les gendres, ou les brus du roi, ainsi que celui qui épouserait la veuve du monarque, quand même il serait monté sur le trône.

( 687 ) Ervige, se sentant attaqué d’une maladie mortelle , nomma pour son successeur, du consentement des palatins, Égiza son gendre, releva les grands du serment qu’ils lui avaient prêté, leur en demanda un nouveau pour Égiza, et mourut peu de temps après.

Saint Julien, métropolitain de Tolède, sacra Égiza comme il avait sacré Ervige. Trois ans après, il mourut, laissa un long souvenir de ses vertus, plusieurs ouvrages théologiques, une histoire de la guerre de Wamba contre Paul, et une chronique des rois visigoths, publiée par le cardinal d’Aguirre.

Son successeur Sisebert fut bien éloigné de marcher sur ses traces; il conspira contre le roi; Égiza le fit arrêter, et convoqua un concile, composé de plus de cinquante évêques ou métropolitains, de cinq abbés et de seize palatins, qui déposèrent Sisebert; et, ce qui est remarquable, nommèrent à sa place le métropolitain de Séville, et choisirent également le successeur de ce dernier métropolitain.

Les Sarrasins venaient, en 696, de s’emparer des Mauritanies; ils s’avançaient de plus en plus vers l’Espagne; ils y touchaient pour ainsi dire, et leur flotte faisait audacieusement briller les pavillons de l’islamisme le long des côtes de la péninsule, Égiza fit appareiller la sienn; elle rencontra celle des Sarrasins, et la contraignit à s’éloigner.

Dès 698, Égiza demanda aux grands du royaume d’associer au trône son fils Witiza. Il l’obtint, donna à ce jeune prince le gouvernement de la Galice, qui avait fait partie de l’ancien royaume des Suèves, et mourut en 700.

Witiza commença son règne par des actes de la plus grande clémence; il remit à ses sujets tous les arrérages des impôts; mais bientôt il s’abandonna, sans aucun frein, à la vie la plus déréglée, il permit tout à ses passions ardentes. Ayant recours à la violence lorsqu’il ne pouvait pas réussir par la séduction, il porta le déshonneur dans toutes les familles; et ce qui acheva d’allumer dans toutes les classes le plus terrible ressentiment, il se glorifiait de ses attentats. L’honneur cruellement blessé de tant de grands du royaume, et d’autres Visigoths, ajoutait à chaque instant à l’indignation publique: des soulèvements se préparèrent. On soupçonna deux descendants des anciens rois, le duc Théodofred et don Pelage, de fomenter ces soulèvements. Ils furent exilés; on a même écrit que Witiza fit crever les yeux à Théodofred, pour le rendre incapable de gouverner.

Les excès du roi deviennent plus criminels, et la haine publique plus dangereuse. Pendant que cette con­duite coupable, et tous les troubles secrets qu’elle enfante, semblent amener la plus funeste catastrophe, et livrer l’Espagne divisée, sans force et sans défense, au premier qui voudra s’en emparer, les Sarrasins marchent de conquête en conquête. (707) Musa, l’un des généraux du khalife Walid, et gouverneur des Mauritanies, bat les Bérébères, les défait, assiège Tanger, s’en empare, et n’est plus séparé des Espagnes que par le détroit de Gibraltar. L’année suivante, il veut emporter d’assaut Ceuta, qui appartenait encore aux Visigoths; la valeur du comte Julien peut seule garantir la place.

(709) Un grand nombre de Visigoths puissants, ne pouvant plus supporter les désordres, les outrages, la tyrannie de Witiza, proclament à sa place don Rodrigue, qui, suivant quelques auteurs, était fils du duc Théodofred, exilé par Witiza, et descendant du roi Chindasuinthe. Tous les Visigoths ne reconnaissent pas don Rodrigue; la guerre civile éclate dans la péninsule.

Un parti de Sarrasins passe le détroit, débarque à Tarife presque en face de Tanger, et ravage la côte avant de se rembarquer. Witiza meurt. Rodrigue demeure seul possesseur de la couronne. Les Visigoths, réunis, auraient pu résister aux Arabes, auxquels la conquête des Mauritanies fait donner le nom de Maures: mais voilà qu’un nouvel attentat va ouvrir aux Sarrasins l’entrée des Espagnes, ainsi que nous le verrons dans la cinquième époque.

GRANDE BRETAGNE

Pendant que cet empire des enfants courageux des campagnes brûlantes de l’Arabie se formait, se développait, s’étendait sur la Perse, l’Asie Mineure, la Syrie, l’Égypte, les Mauritanies, et venait, toujours croissant, jusques aux rivages fameux que baignent les eaux de l’Océan et de la Méditerranée, les Barbares sortis des marais et des forêts inondées du nord-ouest de la Germanie luttaient avec plus ou moins de succès dans la Grande-Bretagne, sous le nom d’Anglo-Saxons, pour y accroître leurs conquêtes, et agrandir le territoire des sept monarchies qu’ils y avaient établies. Les anciens habitants, tantôt réfugiés dans les bois et les montagnes du pays de Galles et de Cornouailles, tantôt sortant de leurs asiles redoutables avec le courage du désespoir, pour repousser loin des terres de leurs pères les ennemis que la mer avait vomis sur leurs bords; combattant seuls quelquefois contre les dominateurs de leur patrie asservie; secourus d’autres fois par leurs frères de la valeureuse Armorique ou Petite-Bretagne, et profitant des divisions qu’une ambition féroce faisait naître parmi les conquérants, illustraient par la plus belle et la plus juste des résistances les dernières années de leur indépendance. Mais celte indépendance et si noble et si fière devait bientôt se renfermer, se voiler, pour ainsi dire, et se perpétuer mystérieusement au milieu de ces monts, de ces bois, de ces défilés défendus par une nature sauvage, et où, pendant plusieurs siècles, subsisterait encore, comme dans un temple éloigné des regards des profanes, l’image sacrée de l’ancienne liberté.

Éthelbert, qui commandait a presque toute la Grande-Bretagne conquise, avait cessé de vivre. Son fils renonce au christianisme, et ose épouser la seconde femme de son père. Un de ses petits-fils enlève la couronne à son aîné; et le fils de cet usurpateur, redoutant les droits qu’ont au trône les enfants de son oncle, les fait assassiner. Les nouveaux trônes sont souvent usurpés, les couronnes souvent ensanglantées. Les rois saxons combattent les uns contre les autres; le fer et le feu ravagent leurs malheureuses contrées : tantôt vainqueurs et tantôt vaincus, ils défont ou recomposent leurs monarchies, en rapprochent ou en écartent les limites, les réunissent ou les divisent, s’allient quelquefois avec les Bretons contre leurs compatriotes, mais le plus souvent se concertent pour les repousser, les détruire ou les reléguer vers les rivages occidentaux.

Tout ce spectacle est confus, parce que les objets, les théâtres, les événements, les premiers résultats, ne sont pas assez grands pour être distingués au travers de plusde dix siècles. Il faudrait s’en approcher de très-près pour le voir nettement, mais la nature de cet ouvrage s’y oppose : il suffira d’en présenter les grandes conséquences dans les époques suivantes.

(688 ou 689) Faisons cependant remarquer que ce fut pendant la période dont nous nous occupons que monta sur un des trônes saxons, sur celui de Wessex, Ina, que sa valeur, ses autres grandes qualités, ses victoires, et le soin qu’il prit de faire former un recueil de lois qui, dans la suite, servit de base à celles du roi Alfred, ont rendu célèbre, et dont nous montrerons, dans la cinquième époque, les rapports des derniers actes avec la civilisation de la Grande-Bretagne.

(676) Ce fut aussi pendant cette période qu’un moine grec, nommé Théodore, fut promu au siège de Cantorbéry. Il possédait toutes les connaissances auxquelles on donnait alors les noms de mathématiques, d’astronomie et de musique. Il avait cultivé avec succès les lettres grecques et latines; il en favorisa l’étude, et en répandit le goût dans la Grande-Bretagne, où il apporta ou fit venir un grand nombre de livres latins ou grecs, et forma une bibliothèque. Il y favorisa aussi la culture des arts, et seconda de toute son influence un Anglais, nommé Benoît, qui était passé en Italie, y avait pris l’habit religieux, s’y était perfectionné dans la peinture, et était revenu en Angleterre. Ce Benoît avait appris à ses compatriotes l’art de peindre et celui de faire le verre, avait bâti plusieurs églises ou monastères, et orné ces édifices de ses verres et de ses peintures.

FRANCE, LES ROIS FAINEANTS

L’Écosse ni l’Irlande, pendant le milieu ou la fin du septième siècle, ne furent le théâtre d’aucun événement mémorable: mais de grands changements se préparaient en France, et devaient influer sur la destinée de toute l’Europe.

(628) Dagobert Ier venait de succéder à son père Clotaire II. Il se hâta de rassembler une armée, de s’avancer vers Reims, et d’envoyer des conseillers fidèles auprès des grands de la Neustrie et de la Bourgogne. Des exem­ples multipliés pouvaient lui faire craindre que son frère Aribert, ou Charibert, ou Caribert, ne voulût qu’on lui cédât une très-grande partie du royaume. Il s’arrangea avec ce prince, lui abandonna une portion considérable de l’Aquitaine, de la Gascogne, et de quelques contrées voisines, et se trouva paisible possesseur de tous les autres états que son père avait gouvernés. Il crut devoir les parcourir, et en visiter les principales villes. Il paraît qu’il avait conçu le projet d’affaiblir la puissance des grands, de fonder l’autorité royale sur l’affection de la nation, de détruire le pouvoir rival des maires du palais, dont il prévoyait l’immense et rapide accroissement. Il réprima, dans toutes les provinces qu’il parcourut, les injustices et les vexations sous lesquelles les grands faisaient gémir les Français. Le peuple le combla de bénédictions. Mais bientôt ses mœurs se dépravèrent, sa politique s’affaiblit, son système se dénatura dans sa base, sa conduite changea. Indépendamment d’un nombre de concubines si grand que les historiens n’ont pas voulu les compter, il eut en même temps quatre femmes auxquelles il donna le rang d’épouses légitimes: la première était Nantilde, qu’il avait épousée après avoir répudié Gomatrude sous prétexte de stérilité; la seconde était Ragnetrude; la troisième se nommait Vulfegonde, et la quatrième Berchilde.

Il dédaigna l’amour du peuple; il surchargea les Français d’impôts.

Aribert quitta Toulouse, dont il avait fait sa capitale, pour venir à Orléans tenir sur les fonts de baptême Sigebert, le fils aîné de Dagobert Ier. (63o) Peu de temps après cette cérémonie, il mourut dans l’Aquitaine, et son fils Chilpéric, encore enfant, le suivit au tombeau.Dagobert n’était plus aimé du peuple; les grands le détestaient; il fut soupçonné d’avoir hâté la mort de son frère et de son neveu, des états et des trésors duquel il s’empressa de se mettre en possession.

Craignant, pour ses provinces d’Allemagne, les incursions des Esclavons et d’autres Barbares, il fit un traité d’alliance avec Héraclius, qui régnait alors à Constantinople. Mais cette alliance n’empêcha pas les Virides ou Viridiens, Slaves d’origine, de se jeter dans la Thuringe et dans plusieurs autres contrées de la France germanique. Dagobert rassembla son armée à Metz, traversa la vaste forêt des Ardennes, arriva à Mayence, et allait passer le Rhin, lorsque des députés des Saxons vinrent le trouver. Ils offraient de défendre contre les Virides la France germanique ou ultrarhénane, si le roi voulait les décharger du tribut de cinq cents vaches que Clotaire Ier leur avait imposé. Dagobert y consentit; les Saxons jurèrent sur leurs armes d’être fidèles à leur promesse; ils attaquèrent les Virides; mais leurs armes ne furent pas heureuses, et les contrées françaises de la Germanie restèrent exposées à la dévastation.

(632) Dagobert convoqua à Metz une assemblée com­posée d’évêques et de seigneurs; il y déclara l’intention où il était de fixer sa résidence dans cette ville, pour être plus à portée de défendre les frontières orientales de la France; et quoique son fils Sigebert n’eût que trois ans ou environ, il le fit reconnaître roi d’Austrasie; il lui donna pour conseillers saint Cunibert, archevêque de Cologne, et Adalgise, duc ou maire du palais, et garda auprès de sa personne, sous le prétexte de former son conseil, Pépin dit le Vieux ou de Landen, ancien maire du palais du même royaume, et plusieurs grands dont il redoutait l’influence.

Il restait encore deux fils d’Aribert, Boggis et Bertrand. Vers 631 ou 632, Dagobert Ier crut devoir leur donner le duché d’Aquitaine en souveraineté héréditaire, sous la condition d’un hommage et d’un tribut ou d’une redevance qu’il se réserva comme une marque de sa suzeraineté. Il ne se doutait pas qu’il posait le premier fondement de ce grand système féodal qui devait être si funeste et au bonheur du peuple et à l’autorité du souverain.

Très-peu de temps après la naissance de son second fils, Clovis II, il le fit reconnaître roi de Neustrie et de Bourgogne, dans une nouvelle assemblée de grands, d’évêques et de principaux vassaux.

On lui dut d’avoir fait travailler à un recueil de lois assez adaptées aux mœurs et à l’esprit de la nation, pour avoir conservé leur force pendant près de trois siècles.

Il donna à un très-grand nombre d’églises ou de monastères d’immenses étendues de terres, et ne contribua pas peu aux progrès de la civilisation, en faisant présent de ces vastes campagnes, presque toujours agrestes ou ravagées, à des associations nombreuses, vouées à un travail constant, dirigées par des règles sévères relativement à l’emploi du temps et à l’ordre des opérations. Ces associations étaient d’ailleurs encore persuadées qu’elles ne pouvaient parvenir ni à une prospérité temporelle ni à une félicité éternelle qu’en abattant des bois inutiles ou malsains, en desséchant des marais pestilentiels, en dirigeant le cours des eaux, en fertilisant les plaines et les vallées, en construisant de grands édifices, en perpétuant tout ce que pouvaient encore produire l’architecture, la sculpture, la peinture sur verre, la musique, en copiant des manuscrits, en conservant les restes si fragiles de la littérature, et en les transmettant à la jeunesse.

L’église de Saint-Denis avait été particulièrement l’objet de ses libéralités; il l’avait fait rebâtir avec d’autant plus de magnificence, qu’il aimait à réunir autour de lui les plus riches productions du luxe, qu’il s’était plu à présider une grande assemblée élevé sur un trône d’or, et que l’on conserve encore un autre trône de ce prince, d’un métal bien moins précieux, mais travaillé avec assez d’art, et que j’ai vu employé dans une grande solennité militaire sur les bords de la mer qui baigne la ville de Boulogne.

Il aimait à habiter dans une maison de plaisance située près de Paris, sur la rive droite de la Seine, au milieu des bois, à l’endroit que l’on nomme encore Épinay, et où j’écris son histoire. Ce fut dans cette résidence qu’il mourut d’une dysenterie, en 638, ayant à peine trente-six ans; il fut enterré dans l’église de Saint-Denis, où l’on voit son tombeau.

Sigebert II, son fils aîné, n’avait que huit ou neuf ans; Clovis II n’en avait que cinq. Éga ou Æga, maire du palais de Neustrie, gouverna ce royaume au nom de Clovis II. Pépin de Landen, délivré de l’espèce de captivité dans laquelle la méfiance de Dagobert l’avait retenu au milieu de sa cour, revint en Austrasie accompagné de ceux qui avaient partagé sa disgrâce. Son retour fut un triomphe; saint Cunibert, archevêque de Cologne, se déclara le plus zélé de ses amis; les grands suivirent l’exemple de l’archevêque: on rappela les anciens services de Pépin; on les fit valoir avec chaleur; toutes les espérances se tournèrent vers lui, tous les suffrages le réclamèrent. Maire du royaume d’Austrasie à la place d’Adalgise, qui se retira, il en reprit de nouveau les rênes; il se lia avec Éga, le maire de Neustrie. Tous deux répandirent à l’envi des bienfaits; tous deux comblèrent particulièrement de biens ceux que le règne de Dagobert avait mécontentés. Favorisés par les grands, aimés du peuple, tuteurs de deux enfants, ils exerçaient toute l’autorité souveraine à l’égal des rois dont ils tenaient la place. La politique les unissait. Sainte Nantilde, la veuve de Dagobert, employait tout l’ascendant de ses vertus à maintenir la paix dans les deux royaumes, et la concorde entre les deux maires. Elle avait les honneurs de la régence; mais la puissance était entre les mains de Pépin et d’Éga, ou plutôt Éga devait céder à l’ascendant de Pépin; et Pépin, en effet, était le chef des Français.

Ici commence à se manifester, pour un œil attentif, une grande révolution qui devait influer sur le monde entier. Lorsqu’une de ces révolutions qui font les destins des nations frappe les yeux du vulgaire, il croit qu’elle commence; elle est faite depuis longtemps, et les phénomènes politiques que des observateurs superficiels regardent comme l’origine de ces événements mémorables, sont plutôt les effets que les causes de ces grands changements.

Depuis plusieurs règnes les grands ne pliaient que par force sous l’autorité royale. Ceux de ces grands qui n’étaient ni Romains ni Gaulois se souvenaient trop de l’indépendance de leurs aïeux dans les forêts de la Germanie. Trop peu éclairés pour réprimer les abus de la royauté par la sainteté des lois fondamentales et la puissance irrésistible d’une opinion véritablement nationale, ils avaient résolu de l’anéantir, de n’en laisser subsister que le nom, et de s’en partager les attributs. Les maires du palais, presque toujours choisis parmi eux, qu’il était si difficile au souverain de faire descendre de leur siège, rival du trône, et qui avaient tant d’occasions d’accoutumer les peuples à leur obéir et les armées à les suivre avec enthousiasme, leur avaient paru les plus propres à favoriser leurs projets usurpateurs. L’ambition des maires paraissait les assurer de leur concours. L’usage, leur crédit, le grand nombre de leurs clients, la crainte de les blesser, tout leur promettait de voir bientôt héréditaires les récompenses et tous les autres avantages dont ils jouissaient. La dynastie de Clovis ne pouvait plus régner que pendant peu d’année: le choc le plus léger devait détruire le colosse d’argile. Pour sauver cette dynastie, il aurait fallu qu’elle produisît de grands hommes supérieurs à leur siècle; et ces grands hommes devaient naître dans la famille d’un maire du palais.

Deux circonstances donnent à la révolution préparée par les grands une force invincible. Les descendants de Clovis sont confinés dans leurs palais; on ne les occupe plus qu’à fonder des monastères; on ne voit leur histoire que dans les chartes des églises; ils ne paraissent plus dans les camps de la nation la plus belliqueuse, et qui dans ses forêts germaniques avait toujours donné le commandement au plus brave; les maires marchent à la tête des armées, ou les grands, dénaturant de plus en plus le gouvernement monarchique, désignent eux-mêmes les généraux; et d’un autre côté, la place si éminente de maire, celle vers laquelle se tournaient tous les regards de la nation, devient réellement héréditaire. La royauté s’éclipse; elle perd son éclat comme elle avait perdu sa force. L’ambition des grands sera cependant trompée; la royauté reprendra son pouvoir et sa gloire; mais ce ne sera pas pour les descendants de Clovis, ils auront disparu.

Pépin de Landen mourut en 64o, deux ou trois ans après son retour en Austrasie, et Éga cessa de vivre vers le même temps.

Grimoald, fils de Pépin, fut élevé à la place que son père venait de remplir d’une manière si satisfaisante pour les grands et pour le peuple. Cette succession fut un commencement d’hérédité.

Othon, fils de celui qui avait présidé à l’éducation de Sigebert, voulut disputer à Grimoald la mairie du palais et la régence du royaume; mais l’archevêque Cunibert et les principaux seigneurs austrasiens soutinrent Grimoald; Othon fut tué par Leuthaire, gouverneur de la province allemande, et Grimoald fut soupçonné d’avoir dirigé les coups.

Dans la première année du gouvernement de Grimoald, Radulphe, duc de Thuringe, se révolta contre Sigebert. Dagobert lui avait donné le gouvernement de cette province dans l’espérance qu’il la défendrait contre les incursions des Esclavons Virides qu’il avait, en effet, repoussés plusieurs fois.

Grimoald rassemble les troupes d’Austrasie, convoque les leudes du royaume; et Sigebert II, quoiqu’il ne fût encore âgé que de douze ou treize ans, passe le Rhin à la tête de l’année. Si ce prince si jeune avait été en état de commander, Grimoald et les grands l’auraient vu avec peine partager avec eux les hasards de la guerre ; mais la gloire de la victoire ne pouvait être pour lui.

Radulphe occupa le centre de la Thuringe, avec l’élite de ses soldats, et envoya vers ses frontières un corps d’armée commandé par un de ses généraux. Ce corps d’armée , qui attendait les Français derrière la grande forêt nommée alors de Bucorie, fut défait, et son général tué sur le champ de bataille. Les Français marchèrent vers le centre de la Thuringe; Radulphe se retrancha sur une hauteur : il avait avec lui sa femme et ses enfants; il fortifia son camp par de grands abatis. Grimoald l’investit. On tint un conseil de guerre; le duc ou gouverneur de l’Auvergne, qui dépendait de l’Austrasie, et le comte ou gouverneur de Sundgau, ne partagèrent pas l’avis des autres généraux, et, par une indiscipline funeste, ils attaquèrent avec leurs propres troupes, sans l’ordre et peut-être contre l’ordre de leur chef, les retranchements du duc de Thuringe. Radulphe les battit, les repoussa, sortit du camp, tomba sur le gros de l’armée française; les soldats de Mayence, dont les commandants furent soupçonnés de trahison, prirent la fuite; un grand nombre d’Austrasiens périrent; la hache des vainqueurs trancha les jours de plusieurs grands d’Austrasie, et particulièrement du duc d’Auvergne et du comte de Sundgau, qui voulurent racheter par leur audace la faute qu’ils avaient faite; et Radulphe rentra en triomphe dans son camp.

Les Français cependant étaient restés campés à la vue de l’ennemi; un nouveau conseil de guerre décida qu’on négocierait avec lui.

Radulphe conserva le gouvernement de la Thuringe; il reconnut Sigebert II pour son roi: mais, peu soumis à sa volonté, et usurpant toujours le pouvoir suprême, il traita à son gré avec les Virides et les autres Barbares ses voisins, et laissa aux grands vassaux de la couronne de France un exemple dont l’imitation fit le malheur de la monarchie, et faillit si souvent à la perdre.

La paix ne fut pas troublée pendant le reste du règne de Sigebert. Abandonnant à Grimoald, en qui il avait la plus grande confiance, la direction des affaires et les soins du gouvernement, il se livra entièrement aux inspirations de la piété dans laquelle il venait d’être élevé. On croirait qu’il ne s’était réservé de l’autorité royale, en l’abdiquant, pour ainsi dire, entre les mains du maire du palais, que le pouvoir d’établir des monastères: il en fonda plus de vingt, et principalement ceux de Stavelot et de Malmédy, qu’il confia à saint Remacle, et dont les abbés devinrent princes de l’empire germanique.

On trouve néanmoins dans le précieux recueil relatif à l’histoire de France, et que l’on doit à Duquesne, des lettres de Sigebert, qui montrent que sa dévotion ne l’empêchait pas de conserver les droits d’une couronne qu’il avait presque abandonnée à Grimoald. Dans une de ces lettres, il témoigne son mécontentement de ceque l’archevêque de Bourges a voulu, sans son consentement, assembler ceux des évêques de sa province qui étaient sujets du royaume d’Austrasie.

Grimoald était parvenu à lui inspirer tant de reconnaissance et d’affection, que, suivant l’auteur d’une Vie de ce roi, citée par Duquesne dans le tome premier de son grand ouvrage, ce prince, quoiqu’il n’eût pas encore dix-huit ans, promit au maire du palais d’adopter, s’il, mourait sans enfants, celui qu’avait Grimoald, et que ce dernier avait nommé Childebert.

Quelque temps après, la reine lui donna un fils que l’on nomma Dagobert, et sept ou huit ans après la naissance de cet enfant, au moment où il se vit près de mourir, il pria Grimoald de servir de père au jeune prince. Combien son attente fut trompée!

Sa douceur, sa bonté, ses autres vertus, le grand nombre de fondations pieuses qu’il avait faites, le firent inscrire dans le catalogue des saints; et son éloge fut répété dans toutes les chroniques composées par des moines qu’il avait comblés de bienfaits. Combien d’injustes erreurs n’ont pas été cependant répandues par ces moines, qui écrivaient l’histoire dans les temps d’ignorance, et dont la reconnaissance ou le ressentiment ont si fréquemment exagéré l’éloge ou le blâme, et présenté les vertus comme des crimes ou les crimes comme des vertus!

Sainte Nantilde avait transmis sa piété à son fils Clovis II, roi de Neustrie et de Bourgogne; et l’ambition d’un maire du palais avait dénaturé la dévotion de Clovis, comme celle de Sigebert, en la changeant en faiblesse et en coupable abandon des rênes de l’état. Erchinoalde ou Archambaud, maire du palais de Neustrie, abusa, comme Grimoald, du caractère de son souverain, le détourna des devoirs que le ciel lui avait imposés en le faisant naître sur le trône, le poussa vers le penchant dont il aurait dû le garantir, et Clovis II, comme Sigebert, ne fut qu’un moine, au lieu d’être un monarque.

Mais quelle entreprise audacieuse et coupable nous avons à raconter!

A peine Grimoald avait-il placé le jeune Dagobert II sur le trône de saint Sigebert, qu’il l’en fit descendre pour y élever son propre fils Childebert. Il dégrada secrètement Dagobert, en lui faisant couper les cheveux, fit répandre le bruit de sa mort, le remit entre les mains d’un évêque de Poitiers nommé Didon entièrement dévoué à ses intérêts, et le fit transporter et cacher en Écosse. Les funérailles de Dagobert furent faites avec solennité; et Grimoald, publiant une adoption vraie ou fausse par laquelle Sigebert déclarait Childebert son successeur s’il mourait sans enfants, proclama son fils roi d’Austrasie.

Il ne jouit pas longtemps de son crime. Les grands étaient humiliés d’obéir à Grimoald; ils redoutaient, ainsi que les peuples, une puissance qui réunissait celle de roi et celle de maire du palais: mais ils étaient encore plus effrayés de voir élevé au-dessus d’eux celui qu’aucun forfait ne pouvait arrêter; ils s’indignèrent, secouèrent le joug qui leur était odieux, s’emparèrent de Grimoald et de son fils, et les conduisirent à Paris, où régnait Clovis II.

(655) Grimoald périt dans les supplices: on n’entendit plus parler de son fils Childebert.

Clovis II fut seul roi des Français: il n’avait que vingt-deux ans; Archambaud tenait en son nom le sceptre de la monarchie. L’exemple de Grimoald l’aurait seul empêché de chercher à mettre la couronne sur sa tête; mais il n’avait rien négligé pour conserver la puissance souveraine sous un fantôme de roi.

HISTOIRE DE BATILDE

Plus de six ans auparavant, une Anglo-Saxonne, nommée Batilde, avait été prise par des pirates et emmenée captive en France; Archambaud l’avait achetée : elle l’avait servi à table. Clovis II, qui avait à peine seize ans , l’avait vue: sa rare beauté l’avait charmé; elle lui avait inspiré l’amour le plus ardent. Archambaud pensa que celle qui lui devait tout serait le meilleur appui de sa puissance auprès d’un jeune prince bon, doux, faible et subjugué par l’amour; bien loin de combattre la passion de Clovis, il aurait cherché à l’augmenter si elle avait pu s’accroître. Le roi donna sa main à Batilde; et jamais femme plus accomplie n’était montée sur le trône. Sa beauté incomparable n’était pas, suivant les historiens, la plus grande de ses perfections; elle réunissait toutes les qualités qui peuvent honorer son sexe; sa bonté, ses vertus, son esprit ou plutôt son génie, surpassaient encore ses charmes. Quelques voix, lorsqu’elle fut reine, publièrent qu’elle descendait d’un prince anglosaxon. « On le crut, dit un historien, parce qu’elle était aimée»; ou plutôt elle était trop aimée pour que sa personne ne fût pas le seul objet de la pensée comme de l’affection des peuples. Quelle distance infinie entre cette princesse et Frédégonde, que nous avons vue souiller et ensanglanter le trône qu’ont embelli et honoré la beauté et les vertus de Batilde! C’est la même distance qu’entre le Ciel et le Tartare. Avec quelles délices l’imagination, après tant d’horreurs, se repose en contem­plant l’image de cette admirable Batilde!

Clovis II ne fut pas longtemps heureux avec elle : il mourut en 656, n’étant âgé que de vingt-trois ans.

Batilde lui avait donné trois enfants, Clotaire, Childéric et Thierry.

La sagesse de la reine et l’expérience des peuples empêchèrent que la France ne fût de nouveau divisée. L’heureuse influence de Batilde opéra ce que la politique n’avait pu obtenir depuis Clovis Ier : Clotaire III fut déclaré roi de toute la France; et comme il n’avait encore que huit ans, sa mère fut nommée régente.

Batilde déploya bientôt tous les talents d’une grande reine. Le perfide et cruel Ébroïn avait succédé à Archambaud dans la place de maire du palais; les vertus et l’habileté de la régente l’obligèrent à tenir cachés ses redoutables vices. Le gouvernement de Batilde fut toujours aussi juste que doux; elle maintint la paix au dedans et au dehors; et voici un grand acte de législation dont l’humanité lui fut redevable; son génie l’éleva au-dessus de son siècle, et fit faire à ses contemporains un grand pas vers la civilisation.

La monarchie renfermait les plus grands éléments de discorde, et par conséquent de faiblesse. La politique était encore bien loin d’unir les peuples, et de former de tous les citoyens d’un même empire une seule et grande famille, aussi heureuse que puissante. Les traces de l’invasion n’étaient pas effacées; un orgueil et un intérêt trop peu éclairés s’étaient efforcés de les maintenir: les vainqueurs étaient encore distingués des vaincus. On aurait cru voir deux nations ennemies retenues uniquement par la violence, et prêtes à franchir leurs barrières , à se précipiter l’une sur l’autre, à déchirer leur commune patrie, à la livrer en proie à de barbares étrangers. Les Gaulois étaient soumis a un impôt aussi dur qu’humiliant; ils étaient forcés de payer une capitation qui augmentait, même dans les familles les plus pauvres, avec le nombre des enfants, et devenait intolérable. Ce poids accablant étouffait tous les sentiments de la nature. Les Gaulois peu fortunés se refusaient aux douceurs du mariage, ou des pères, rendus barbares par la misère et l’excès du désespoir, vendaient leurs enfants à des juifs qui allaient revendre dans des contrées éloignées ces victimes innocentes. Batilde défendit sous des peines sévères cet horrible commerce. Mais elle fit bien plus; elle voulut en tarir la source, consoler l’humanité, voir enfin une seule nation dans la Gaule devenue française, et elle abolit cet impôt aussi impolitique que cruel.

Les rois prédécesseurs de son fils, oubliant et leur propre dignité et la sainteté du ministère des autels, avaient souvent favorisé de leur influence, dans l’élection des évêques, ceux qui remettaient dans le trésor royal des sommes considérables; il en était résulté les plus grands abus. «Les évêques, dit Mézerai, revendaient en détail ce qu’ils avaient acheté en gros.» Elle fit cesser ce honteux trafic, qui dégradait le trône, et avilissait ceux de qui les peuples attendaient l’exemple des vertus.

Elle adressa aux abbés des principales abbayes du royaume, et particulièrement de Saint-Denis, de Saint-Germain-des-Prés, de Saint-Pierre ou de Sainte-Geneviève de Paris, de Saint-Médard de Soissons, de Sainte-Agnès d’Orléans, de Saint-Martin de Tours, des lettres qui montraient avec quel soin elle voulait remplir ses devoirs de régente. Sa piété seule l’aurait rendue célèbre; mais sa politique était assez élevée pour voir quel avantage pouvait retirer la France d’institutions rendues nécessaires par l’ignorance, la barbarie, le défaut de culture et de population, et qui, multipliant les travaux d’hommes voués à l’étude, à l’instruction publique, au défrichement des terres, entretenaient les seuls asiles que l’on partageât avec l’infortune. Elle dota plusieurs monastères; elle fonda celui de Corbie; elle établit pour des filles l’abbaye de Chelles.

Il paraît que, pendant la vie de son époux, elle aida par ses libéralités saint Landry, évêque de Paris, à bâtir l’hôpital voisin de Notre-Dame, qui porte encore le nom touchant d’Hôtel-Dieu, qui fut commencé vers 654, et dont saint Louis augmenta beaucoup l’étendue.

Malgré ses soins, les Neustriens et les Austrasiens vivaient depuis quelque temps dans une mauvaise intelligence. Les Austrasiens demandaient d’avoir de nouveau un roi particulier. ( 660 ) La guerre civile était près d’éclater. Batilde empêcha ses terribles explosions. Childéric, son second fils, n’avait encore que huit ans, mais il était déjà à l’âge où Clotaire III avait été proclamé roi; elle lui céda, au nom de son fils aîné, la couronne d’Austrasie; et, régente des deux royaumes, elle maintint l’union entre tous les Français.

L’ambitieux Ebroïn jalousait en secret la puissance de la reine; chaque marque d’affection et de reconnaissance qu’elle recevait déchirait son âme. Il détesta bientôt celle que tout le monde aimait; mais, habile dans l’art de feindre, il dissimula avec soin sa haine et son envie.

Batilde, cependant, ne voyait dans la régence qu’un devoir aussi pénible que glorieux; plus elle était aimée, et plus elle craignait de mal remplir les devoirs de la royauté. La solitude, d’ailleurs, avait toujours eu un grand charme pour son âme élevée, douce et sensible. Elle voulut se retirer dans le monastère de Chelles; mais les grands du royaume s’y opposèrent avec tant d’instance, qu’elle fut obligée de différer l’exécution de son projet.

Elle avait accordé une confiance toute particulière à deux de ses conseillers, dont l’un était saint Léger, évêque d’Autun, et l’autre Sigebrand ou Sigobrand, évêque de Paris. Ébroïn, qui les détestait, commença par chercher à écarter Sigebrand.

La conduite hautaine de cet évêque favorisa son dessein. Il tâcha de répandre d’odieux soupçons sur la liaison de la régente, encore jeune et belle, avec l’évêque de Paris. Cette calomnie affligea profondément Batilde, mais elle n’y opposa que sa vertu. Ébroïn réussit mieux à soulever plusieurs principaux leudes ou vassaux contre Sigebrand, dont l’orgueil les indignait, et qui montrait trop imprudemment le désir de réprimer leur fierté. Inspirés par le génie implacable d’Ébroïn, ils le firent massacrer. Ils craignirent la fermeté de Ba­tilde, qui ne devait pas laisser impuni un pareil attentat. Ébroïn fomenta leur crainte, anima leur audace; ils allèrent trouver Batilde, et l’engagèrent à abdiquer la régence, aussi vivement qu’ils l’avaient suppliée de la garder quelques années auparavant. La reine ne voulut pas opposer son droit et l’amour du peuple à l’ingratitude et à la violence des grands; elle craignit de voir couler le sang des Français; elle descendit avec calme et même avec joie du trône. ( 665 ) Elle alla se renfermer dans le cloître; elle prit le voile de religieuse à Chelles qu’elle avait fondé. Elle y vécut plusieurs années, recevant chaque jour la plus grande des récompenses, pour son âme aimante, du souvenir de tout le bien qu’elle avait fait, de la paix de sa conscience, de la tendresse de ses compagnes, de l’amour et des regrets des peuples. Les Français, après sa mort, placèrent son image sur leurs autels, inscrivirent son nom parmi ceux des saintes les plus vénérées, et invoquèrent son assistance, comme ils avaient si souvent, pendant sa vie, imploré sa bonté et réclamé son appui.

Lorsque la retraite de Batilde eut rendu Ébroïn le maître des affaires, il ne crut plus avoir besoin de dissimuler; il ne mit plus de frein à ses violences ni à son avarice. La tête des Français les plus puissants n’était pas en sûreté lorsqu’il convoitait leurs richesses.

L’assassinat de Sigebrand l’avait délivré d’un rival redoutable; mais saint Léger restait, et cet évêque jouissait du respect des peuples.

Clotaire III mourut vers 670. Childéric son frère, qui portait depuis 660 la couronne d’Austrasie, fut roi de toute la monarchie française. Il n’avait que dix-huit ans.

Ébroïn craignit cependant de trouver dans ce prince trop de résistance à ses projets ambitieux. Il voulut élever sur le trône de Neustrie et de Bourgogne Thierry, le second frère de Clotaire III; il le proclama roi, mais de sa seule autorité, et sans avoir même consulté les grands du royaume.

Les grands ne continrent plus leur mécontentement. Saint Léger se met à leur tête. On invite Childéric à venir recevoir la couronne de Neustrie; il s’empresse d’arriver; tous les Français le reconnaissent. On abandonne Ébroïn, et ce maire rebelle ne peut éviter la mort qu’en se sauvant dans une église.

Des courtisans coupent les cheveux de Thierry, et le présentent à son frère. Childéric est ému en voyant Thierry; il est touché de son outrage. Il n’ose punir ce crime; il se contente de faire conduire son frère au monastère de Saint-Denis, jusques au moment où ses cheveux seront revenus; et cet ordre de Childéric prouve combien avaient déjà diminué les idées absurdes que l’in­térêt, l’ambition et une superstitieuse ignorance avaient accréditées au sujet de la prétendue abdication produite, disait-on, par des cheveux coupés, et par une consécra­tion involontaire.

On coupa aussi les cheveux d’Ébroïn, et on le relégua dans le monastère de Luxeuil, sur les frontières de la Lorraine.

Childéric II fut couronné. L’assemblée des grands et des principaux vassaux ou leudes, réunis pour l’inauguration du roi, lui fit plusieurs demandes qui montrent combien la tendance générale de leurs désirs secrets était pour la division d’une monarchie dont un chef unique paraissait toujours trop puissant à leur ambition alarmée. Ils souhaitèrent que les comtes et tous les juges se conformassent dans leurs décisions aux lois et aux usages particuliers de celui des trois royaumes, de Neustrie, d’Austrasie et de Bourgogne, dans lequel ils rendraient la justice, et que les gouverneurs des provinces ne pussent être choisis que parmi ceux qui habitaient ces provinces.

Leur troisième demande prouva combien ils redoutaient le pouvoir des maires du palais; ils désirèrent que cette grande autorité ne fût plus confiée à un seul. Ce fut pour se conformer à ce vœu des grands, qui peut-être aurait sauvé la dynastie de Clovis, si les rois de son sang avaient été capables de gouverner, que Childéric appela aux fonctions si éminentes de la mairie, non seulement un duc ou gouverneur nommé Vulfoalde, mais encore l’évêque saint Léger, à qui il devait, pour ainsi dire, la couronne de Neustrie.

Il avait aussi beaucoup de déférence pour les avis d’Innechilde, veuve de son oncle Sigebert II, roi d’Austrasie. Cette princesse n’avait pas peu contribué à maintenir la tranquillité dans ce dernier royaume, pendant que Childebert était venu recevoir le sceptre de Neustrie et de Bourgogne.

Elle n’avait cessé de regretter son fils Dagobert, dont elle croyait que Grimoald avait tranché les jours. Elle apprend, par des récits de navigateurs, qu’il n’a point été massacré, qu’il respire encore, qu’il vit en Irlande. Vulfoalde, d’anciens amis de Sigebert II, et le roi Childéric lui-même, partagent sa joie. Les anciennes chartes de plusieurs abbayes et les annales de l’ordre de Saint-Benoît nous apprennent que, de l’agrément de Childéric, Innechilde dépêcha un envoyé à saint Vilfride, évêque ou archevêque d’York en Angleterre. Ce prélat fait inviter Dagobert à venir auprès de lui; il l’accueille, et lui donne, pour son retour en France, une suite digne de la naissance du prince.

Dagobert est reçu avec attendrissement par les amis de feu son père; et présenté au roi son cousin germain,  en reçoit l’Alsace et quelques terres situées au-delà du Rhin.

Vulfoalde se croyait obligé d’avoir la plus grande déférence pour les conseils de saint Léger. Cet évêque exerçait presque seul l’autorité suprême. Le nombre de ses envieux augmentait chaque jour; ils conspirèrent sa perte. Leur complot ne fut pas peu favorisé par l’inflexibilité de son caractère. Depuis longtemps ils ne négligeaient rien pour inspirer au roi ou au peuple des soupçons contre lui; les délations ou les propos secrets de leurs partisans présentaient sous de noires couleurs toutes les actions de l’évêque d’Autun. Ils crurent le moment venu de frapper le dernier coup.

Childéric épousa une de ses cousines germaines dont il était devenu passionnément amoureux. On a écrit que ce mariage était contraire à une ancienne loi du royaume. Saint Léger, ne voulant ni demander à l’assemblée qui représentait la nation l’abrogation ou la suspension de cette loi, ni faire donner à Childéric, par l’évêque compétent, les dispenses ecclésiastiques qu’il aurait pu regarder comme nécessaires, menaça le jeune prince de la vengeance céleste. Les derniers descendants de Clovis abandonnaient bien à leurs ministres ou plutôt à leurs maires le soin des affaires et l’exercice de l’autorité; mais moins ils étaient détournés des objets de leurs désirs par les soins de la royauté, et moins ils devaient souffrir qu’on mît un frein à leurs passions. Childéric s’indigna contre saint Léger, et conçut contre lui une haine profonde. Il alla passer à Autun les fêtes de Pâques. Des affaires particulières y amenèrent un gouverneur de Marseille, nommé Hector, ami de saint Léger. Les courtisans persuadèrent facilement au roi, déjà irrité contre l’évêque, que l’arrivée d’Hector annonçait un complot. Vulfoalde lui-même accrédita ce bruit; et Childéric, emporté par sa violence, faillit à tuer l’évêque de sa main.

Le roi se retint cependant; mais telles étaient les mœurs de cette époque, que, suivant les chroniques du temps, Childebert ne voulut pas communier le jour de Pâques de la main de l’évêque. Il passa la nuit du samedi au dimanche dans l’abbaye de Saint-Symphorien; il y célébra les vigiles au lieu de les célébrer avec saint Léger; il y communia de très-bonne heure. Oubliant bientôt et la sainteté des temples, et la dignité de roi, et la solennité du jour, il alla à demi ivre dans la cathédrale, y appela l’évêque d’une voix menaçante, revint au palais, y reçut si mal saint Léger, et lui inspira une telle crainte, que ce prélat se sauva de la ville. On représenta au roi sa fuite comme un aveu de sa trahison. On fit courir après lui et après Hector, qui fut tué en se défendant vaillamment; on l’atteignit, et on le relégua dans l’abbaye de Luxeuil.

Saint léger y trouva Ébroïn, qui, sous l’habit de religieux, conservait son ambition et ses fureurs secrètes.

Childéric continua de se livrer à ses flatteurs et à ses penchants déréglés. Il porta la violence, ou plutôt la folie, jusques à faire attacher à un poteau un des seigneurs de son royaume, nommé Bodilon, et à lui faire donner mille coups de fouet (675). Cette indignité révolta tous les grands. Bodilon ne pouvant pas supporter son outrage, attaqua Childéric dans une maison de plai­sance voisine de Chelles, et située dans la forêt Lauconie, aujourd’hui Livry, lui donna la mort, et dans le transport de sa vengeance, immola la reine Blichilde qui était enceinte, et Dagobert leur fils aîné.

Leur second fils, nommé Chilpéric, échappa au massacre, et demeura longtemps renfermé dans un monastère.

On porta à Paris les corps du roi et de la reine dans la basilique de Saint-Vincent, aujourd’hui de Saint-Germain-des-Prés. On y découvrit leurs tombeaux en 1646. Sur celui de la reine était un petit cercueil de pierre, vraisemblablement celui de son jeune fils Dagobert. Des ouvriers pillèrent ces cercueils pendant la nuit; mais ils rendirent une partie du diadème d’or que le roi avait sur la tête; et on trouva encore dans ces tombes, en 1656, une fiole d’un parfum desséché qui avait un peu d’odeur, des restes d’une épée, une agrafe d’or du poids de plus de huit onces, et des lames d’argent carrées, qui devaient avoir servi d’ornements au baudrier royal, et sur lesquelles était représenté un serpent mordant sa queue, symbole de l’éternité.

(673) Après la mort de Childéric II, son frère Thierry fut tiré du monastère de Saint-Denis; et malgré l’outrage qu’on lui avait fait en lui coupant les cheveux pour le dégrader, il fut reconnu roi de Neustrie et de Bourgogne; et Dagobert III, à qui Childéric II avait donné l’Alsace, d’abord après le retour de ce jeune prince en France, prit le sceptre de toute l’Austrasie sur laquelle avait régné Sigebert II son père. Mais de grands troubles agitèrent la Bourgogne et la Neustrie pendant le commencement du règne de Thierry troisième du nom.

Saint Léger et Ebroïn sortirent du monastère de Luxeuil où Childéric les avait relégués. L’évêque se rendait dans son diocèse à la tête d’une troupe nombreuse; il rencontra Ébroïn suivi d’u grand nombre de ses partisans. Le ressentiment d’Ébroïn se ralluma, il voulut se jeter sur l’évêque; mais, retenu par Genesius, évêque de Lyon, qui l’accompagnait, il affecta une réconciliation sincère. Les deux rivaux entrèrent dans Autun, où ils furent reçus avec de grandes démonstrations de joie, et prirent ensemble la route de Nogent (aujourd’hui Saint-Cloud près de Paris), où était le nouveau roi. Ebroïn, cependant, se sépara bientôt de saint Léger , se rendit en Austrasie, y répandit la nouvelle de la mort de Thierry, parvint d’autant plus facilement à l’accréditer, que les communications étaient, à la fin du septième siècle, lentes, difficiles, souvent interrompues, et imagina de montrer un enfant qu’il nomma Clovis, qu’il donna comme un fils de Clotaire III, et qu’il reconnut comme l’héritier légitime des couronnes de Bourgogne et de Neustrie.

Craignant de voir le temps désabuser ceux qu’il a séduits, il se hâte de rassembler une armée, marche sur Paris, est sur le point de prendre le roi, ravage les campagnes, pille les églises, et en distribue les trésors à ceux qui marchent sous ses étendards. Plusieurs évêques, renonçant à cet esprit de conciliation, de douceur et de paix que commande l’Évangile, partagent la révolte, l’ambition et les fureurs d’Ébroïn. Prévoyant facilement que saint Léger ne cessera de s’opposer à ses projets criminels, il fait marcher contre Autun des troupes qu’un ministre de Jésus ne rougit pas de conduire. Didier, évêque de Châlons, investit la ville: les habitants ne peuvent éviter le pillage et la mort. Saint Léger prévient leur ruine, il se dévoue pour eux; il se livre à ses ennemis; et, qui le croirait, l’évêque Didier porte la cruauté, jusqu’à lui faire arracher les yeux.

La terreur saisit Thierry et ceux qui l’entourent; il consent à recevoir Ébroïn et à lui rendre la place de maire du palais. Ébroïn, satisfait, fait disparaître son prétendu Clovis, gouverne au nom de Thierry III; et, par une politique que la sagesse aurait inspirée à un bon ministre, mais qui n’était en lui qu’une grande perfidie, il fait publier une amnistie générale.

(674) Les prétextes ne manquèrent pas à ses persécutions. Saint Léger était aveugle et prisonnier; mais il vivait encore, la haine d’Ébroïn n’était pas assouvie. Le maire du palais fait accuser l’évêque d’avoir trempé dans la conjuration contre Childéric II. Il le fait paraître devant les grands présidés par le roi. Il n’ose lui ôter la vie, ou plutôt il veut exercer sur lui toute sa cruauté; il le fait attacher à un poteau et accabler de pierres : ou lui déchire le visage; on lui coupe les lèvres; on lui arrache la langue; on le promène nu-pieds sur des pierres dures et tranchantes; et pour prolonger son supplice, ce n’est que deux ans après qu’on le fait traduire devant d’indignes évêques qui profanent le nom de concile, dégradent saint Léger, et, en le condamnant à perdre la tête, le délivrent enfin de ses tourments.

Plusieurs Neustriens, au désespoir, abandonnaient leur patrie et se réfugiaient en Austrasie, où régnait Dagobert III.

Ce prince fut tué  la chasse en 679. Le trône d’Austrasie devait appartenir à Thierry III, son cousin germain; mais les Austrasiens, effrayés de la tyrannie d’Ébroïn, confièrent le gouvernement de leur patrie à deux chefs, ducs ou gouverneurs, Martin, qu’on a cru fils de saint Cloud, et par conséquent arrière-petit-fils de Clovis Ier et de Clotilde, et Pépin d’Héristal, fils d’Ansegisile et d’une fille de Pépin de Landen, et petit-fils de saint Arnould.

Ébroïn ne peut souffrir que les Austrasiens refusent de se soumettre à son autorité. La guerre se déclare entre la Neustrie et l’Austrasie. Une bataille est livrée vers les frontières de la Bourgogne; les Austrasiens sont battus : la tyrannie d’Ébroïn va s’étendre.

Pépin d’Héristal échappe aux fers du vainqueur. Martin se réfugie dans la ville de Laon; Ébroïn le poursuit à la tête de l’armée victorieuse, l’engage à se rendre, et lui promet la vie. Martin exige que deux évêques jurent sur une châsse que ses jours seront respectés. On est indigné en lisant qu’Égilbert, évêque de Paris, et Reüle, évêque de Reims, se jouant de la sainteté des serments,jurent sur une châsse dont ils ont fait ôter secrètement les reliques, que Martin arrive auprès d’Ébroïn, et qu’il est massacré.

Les crimes d’Ébroïn n’ont plus de bornes. Thierry, sans pouvoir, est contraint de les souffrir; mais la justice céleste allait frapper sa tête. Il veut immoler une nouvelle victime. Celui à qui il devait ôter la vie tente tout, le tue, et se réfugie en Austrasie, où Pépin d’Héristal venait de reprendre le commandement.

C’était une bien grande résolution que celle qu’avait fait prendre aux Austrasiens l’horreur qu’inspirait Ébroïn. Qu’on examine bien en effet les chroniques, les chartes, les vies particulières qui peuvent faire juger des événements que nous racontons, et l’on verra que les Austrasiens avaient réellement changé la forme de leur gouvernement. Ils n’avaient plus de roi particulier; ils ne reconnaissaient pas celui de Neustrie; ils n’obéissaient à aucun souverain étranger; ils avaient confié la puissance suprême à deux chefs; ils les avaient élus sans le concours d’aucun roi: ce n’étaient pas des maires d’un palais royal, des ministres d’un souverain présent ou éloigné; on n’avait pas voulu leur en donner le titre; on les nommait ducs ou princes, ou gouverneurs. Il sera clair pour tout esprit attentif qui aura réfléchi sur la nature des différents gouvernements, et qui saura se soustraire à l’influence des vieilles habitudes, que sous Martin et Pépin le gouvernement d’Austrasie était républicain; c’était une sorte de copie imparfaite de cette république romaine qui avait laissé partout des traces si profondes, et dont on retrouve ici, au moins à certains égards, les consuls dans les ducs, le sénat dans la réunion des grands, les comices dans les assemblées nationales; et cette sorte de république austrasienne, plus ou moins modifiée, va subsister à côté de la monarchie de Neustrie, jusques au moment où Pepin-le-Bref, petit-fils de Pépin d’Héristal, sera couronné roi de tous les Français.

Les seigneurs de Neustrie, délivrés du barbare Ébroïn, lui donnèrent pour successeur Varado, que son fils supplanta, et qui reprit ses fonctions après la mort de son fils; et Varado ayant cessé de vivre en 684, Bercaire ou Bertier, son gendre, lui succéda.

Ce dernier maire du palais, suivant plusieurs historiens, aliéna, par sa hauteur et ses violences, les grands et les évêques de Neustrie; ils se retirèrent en Austrasie auprès de Pépin.

Ces réfugiés ne cessaient d’exciter Pépin à faire la guerre à Thierry III, ou plutôt à Bercaire. Le prince des Austrasiens était digne du choix qu’ils avaient fait de lui. Il était brave et grand capitaine. Il pouvait déjà prévoir la destinée que lui préparait la disposition générale des esprits des Français. Mais quelles que pussent être les prétentions secrètes de son ambition, sa politique était sage et habile; et sa modération, en ne laissant entrevoir qu’une partie de ses vues, en préparait admirablement le succès.

Il crut devoir commencer par envoyer à Thierry des ambassadeurs, qui le prièrent de recevoir en grâce ceux que les persécutions d’Ebroïn avaient forcés d’abandonner leur patrie, et de leur faire rendre les biens qu’on leur avait enlevés. Thierry répondit qu’il saurait bien aller tirer des mains de Pépin ses serviteurs fugitifs. Cette réponse irrita les grands d’Austrasie; ils résolurent la guerre. Pépin, à la tête de l’armée, s’avance jusques à une partie de la forêt des Ardennes, qui séparait l’Austrasie de la Neustrie, entre la Meuse et l’Escaut; il proteste qu’on ne doit pas lui imputer le sang qui va couler; qu’il ne combat que pour défendre l’innocence et protéger des opprimés à qui on a refusé justice; il fait adresser une prière solennelle au Dieu des batailles, et passe la forêt.

L’armée de Thierry, beaucoup plus nombreuse que celle de Pépin, avait déjà traversé la Somme, et était campée sur les bords de la rivière de l’Aumignon. Pépin établit son camp de l’autre côté de la rivière, à Testri, village situé entre Saint-Quentin et Péronne. Les armes vont décider de bien plus grands intérêts que ne le pensent Thierry et ses courtisans, et que Pépin ne peut l’imaginer lui-même. Il ne s’agit pas seulement d’empêcher la puissance des descendants de Clovis de passer à une nouvelle dynastie, qui, par un hasard bien rare dans les événements de ce monde, et surtout bien remarquable pour le septième siècle, doit commencer par trois hommes extraordinaires, suivis d’un quatrième plus grand que son père, son grand-père, et son bisaïeul. Si Pépin succombe, si la France est privée d’un Charles Martel, que pourront les descendants de Clovis contre le terrible ascendant des Sarrasins et de l’islamisme? Pour combien de siècles le sort des nations de l’Europe doit dépendre de la victoire qui va être remportée !

Les résultats du combat de Testri ont été bien autrement importants que ceux des batailles d’Arbelles, de Pharsale ou d’Actium. Le nom de Testri cependant est à peine connu; et comment aurait-il pu l’être? le génie et le talent ne l’ont pas célébré; et ce n’est que bien récemment que l’histoire a cessé d’être uniquement celle de quelques hommes.

Pépin, toujours fidèle à son plan, on plutôt à son caractère, adresse au roi de nouveaux envoyés; il lui demande la paix ; il le prie de faire rendre aux opprimés la justice qu’ils ont le droit de réclamer; il lui offre de le dédommager des frais de la guerre; il le conjure d’épargner le sang, prêt à couler, de tant de braves Français. Le conseil de Thierry s’assemble. Bercaire fait résoudre la guerre; et les ambassadeurs de Pépin sont renvoyés avec dureté.

Le prince d’Austrasie ne songe plus qu’à la victoire. Il avait remarqué au-delà de la rivière, et du côté des Neustriens, une éminence qui dominait leur camp. Il attend la nuit, il fait partir son armée en silence et au milieu de l’obscurité; il passe la rivière à un gué qu’il avait découvert au-dessus des Neustriens. Les derniers Austrasiens qui quittent son camp mettent le feu, d’après ses ordres, à de mauvaises tentes et à de vieux chariots. Il arrive avant le jour sur la hauteur, et s’en empare sans être aperçu. Les gardes avancées de Thierry n’entendent aucun bruit dans le camp d’Austrasie; elles voient des feux brûler de tous côtés, elles annoncent que Pépin a pris la fuite : le roi ordonne de le poursuivre  les Neustriens s’élancent en désordre; Pépin descend alors de l’éminence, se jette sur les Neustriens, les remplit de terreur, les taille en pièces. Le roi s’enfuit, et ne s’arrête que lorsqu’il est arrivé à Paris. Bercaire s’égare, erre, et est enfin massacré par les siens.

Pépin, victorieux, marche vers la capitale. Paris lui ouvre ses portes; Thierry se remet en ses mains. Le duc d’Austrasie pouvait le reléguer dans un monastère; il le laisse sur le trône; il ne change pas la forme du gouvernement; il conserve le roi.

Duc ou prince en Austrasie, où il n’y a plus de monarque, il ne prend dans la Neustrie, où la royauté n’est ni détruite ni suspendue, que le titre de maire du palais; mais il dispose des trésors de l’état, se réserve le commandement des armées, dirige le gouvernement, exerce toute l’autorité souveraine.

C’est de cette année 688 qu’il faut véritablement compter la fin de la dynastie de Clovis, qui a régné pendant deux siècles, et l’événement des Carlovingiens, qui jusques à Pepin-le-Bref se sont contentés du titre de princes, mais n’en ont pas moins été les véritables et les seuls rois des Français.

Les descendants de Clovis ont commencé, dès cette même année, à ne paraître en public que rarement, à ne se montrer que très-peu souvent à cheval comme les guerriers, à être presque toujours traînés comme les femmes sur des chars attelés de bœufs. Leur nom était encore à la tête de toutes les dépêches; ils recevaient les ambassadeurs; on les montrait quelquefois dans les camps et dans les assemblées générales; mais on ne pouvait approcher d’eux qu’avec la permission du maire du palais; à peine avaient-ils conservé l’ombre de la puissance; et c’est cette nullité absolue qui leur a fait donner par la postérité le nom de rois fainéants.

Dès que Pépin fut à la tête du gouvernement de la Neustrie, il donna la liberté à tous les prisonniers qu’il avait faits; rétablit dans leurs biens et dans leurs dignités les Neustriens que la persécution en avait dépouillés; s’occupa de la réformation des abus; rétablit la paix dans le royaume, l’ordre dans les finances, la discipline dans l’armée, et commença de recueillir les bénédictions des Français reconnaissants.

Les Saxons, les Bavarois, les Allemands, les Frisons, les Bretons et les Gascons avaient profilé de la faiblesse des gouvernements précédents pour se soustraire à la dépendance de la France: Pépin voulut les y ramener; il le proposa aux grands, sans les avis ou l’autorité desquels il avait un grand soin de ne rien en­treprendre d’important; les grands adoptèrent ses vues avec joie.

Il laissa auprès de Thierry un de ses lieutenants nommé Norbert, lui donna une grande autorité, partit pour l’Austrasie, rassembla ses troupes, marcha contre Radbode, duc des Frisons, le défit, le contraignit à donner des otages (689), le soumit de nouveau au tribut, et envoya ses soldats en quartier d’hiver dans les places les plus importantes du royaume.

Les différentes années de son règne étaient marquées par de nouvelles et heureuses expéditions: mais ce qui ajouta le plus vivement à l’affection des Français pour lui, ce fut l’exactitude avec laquelle il convoquait tous les ans l’assemblée générale de la nation, qu’on était parvenu, sous les derniers rois, à suspendre, ou à ne composer que des grands vassaux, ou des leudes les plus puissants. Le monarque y paraissait, assis sur le trône; mais ce n’était qu’un vain simulacre d’une autorité échappée de ses mains. Les annales de Metz disent que Pépin ordonnait, par respect pour le nom de roi, que l’assemblée fût présidée par celui que l’humilité et la grande modération du duc l’avaient porté à élever au-dessus de lui; mais c’était Pépin qui était l’âme de ces assemblées, auxquelles il proposait des règlements pour la police du royaume, la paix publique, la protection des veuves et des orphelins, la distribution de la justice, la forme de la convocation des troupes, la manière de pourvoir à leur subsistance, les rangs de ceux qui les composaient. Il donnait à l’armée les ordres nécessaires pour l’ouverture de la campagne, ajournait l’assemblée, et faisait reconduire le roi environné de pompe, d’égards, de respects et de gardes, à la demeure que le prétendu monarque affectionnait, et ordinairement à une maison de plaisance nommée Maumaque, ou Maumarque, et située sur la rivière d’Oise, entre Noyon et Compiègne.

On célébrait l’équité de Pépin, sa prudence, la sagesse de sa politique, son habileté à la tête des armées. Les Français s’attachaient chaque jour davantage à un ordre de choses si différent de celui sous lequel ils avaient gémi ; tous les étrangers, les empereurs d’Orient, les Romains, les Lombards, les Huns, les Slaves, et même les Sarrasins, lui envoyaient des ambassadeurs et recherchaient son amitié. Tout consolidait la révolution que les fautes et les crimes des descendants de Clovis avaient préparée , et que la victoire de Testri avait fait déclarer.

Le roi Thieiry était mort en 690. On l’enterra dans l’abbaye de Saint-Vast d’Arras, qu’il avait fondée, ou enrichie; et Pépin plaça sur son trône Clovis III, fils de Thierry, jeune prince à peine âgé de huit ou neuf ans. Clovis III n’occupa ce trône que pendant quatre ou cinq années: il fut remplacé par son frère Childebert III, qui n’avait que douze ou treize ans; mais qu’importait l’âge pour porter le simple titre de roi, et ne s’asseoir en quelque sorte sur le trône que pour marquer des dates et faire distinguer les années comme un archonte d’Athènes?

Childebert III fut surnommé le Juste. Il ne put mériter ce beau titre que par des actions privées, ou en jugeant les différents des Français, puisqu’il n’avait aucune puissance royale. Nous verrons, vers la fin de cette histoire, ce même surnom de juste donné à un roi de France, à qui un premier ministre témoignait autant d’égards, et laissait presque aussi peu de pouvoir réel que Pépin à Childebert.

Pendant que ces rois, ou plutôt ces prisonniers ceints du diadème, voyaient leurs inutiles jours s’écouler dans leurs maisons de plaisance, Pépin battit de nouveau le duc des Frisons, qui avait manqué plusieurs fois à sa parole; il défit les Allemands; il ajouta de nouveaux trophées à ceux qu’il avait recueillis. Il obtint de plus en plus la confiance des Français et l’admiration des étrangers.

Il paraît que c’est vers ce même temps que la chape ou le manteau de saint Martin de Tours fut le principal étendard des armées françaises. Sur l’étoffe qui représentait ce manteau était l’image du saint protecteur. On allait avec pompe prendre sur son tombeau cette bannière, qu’on portait avec respect, et qu’on gardait avec soin, comme une sorte de palladium.

En 710 mourut Childebert III. Il avait fondé beaucoup de monastères, et porté pendant seize ans le nom de roi de Neustrie, ou des Français. Ce nom passa à Dagobert III, son fils : «Pépin l’installa, dit Mézerai, sur le siège royal de Neustrie, du consentement des états.» Mais le sceptre de la France resta dans ses mains habiles et victorieuses.

En rappelant tous les événements de notre quatrième époque, il est aisé de voir que, dans la partie occidentale de l’ancien continent, il n’y avait plus que deux grandes puissances, celle des Sarrasins musulmans, et gouvernés par un khalife, et celle des Français chrétiens, et gouvernés par un duc des Austrasiens, maire du palais de Neustrie. Ces deux puissances, qui devaient balancer les destins de la terre, voyaient encore entre elles des mers et de vastes contrées : avant peu d’années elles devaient se toucher et se combattre. Elles n’avaient cependant encore aucune idée hostile l’une contre l’autre; elles ne se regardaient pas comme deux rivales. Pépin recevait des Sarrasins des protestations d’amitié. Les Arabes ne voyaient en lui que l’ennemi naturel de ceux qu’ils voulaient attaquer; et Pépin était séparé d’eux par une trop grande distance, pour prévoir leur invasion dans les terres françaises et les coups redoutables que devait être obligé de leur porter son fils Charles Martel.

Sa politique était bien plus occupée de ses voisins les Lombards, qui menaçaient toute l’Italie, et qui, après les Sarrasins et les Français, étaient la nation la plus puissante de l’Europe, de l’Asie occidentale et du nord de l’Afrique.

Aribert Ier, le neveu de la reine Theudelinde, avait en mourant partagé le royaume des Lombards entre ses deux fils Godebert et Pertharis. Le premier régnait à Pavie, et le second à Milan. La nation le souffrait. Les deux rois furent bientôt divisés; ils se font la guerre. Leur inimitié encourage l’ambition de Grimoald, duc de Bénévent. Godebert avait réclamé son appui contre son frère: Grimoald feint de le secourir, vole à Pavie, le fait assassiner, et s’empare de son trône. Pertharis, ou plutôt Pertharite, car c’est Pertharite que l’a nommé le grand Corneille, en le choisissant pour le héros d’une de ses pièces de théâtre, et en l’immortalisant ainsi, quoique celte tragédie soit bien inférieure à Cinna et au Cid; Pertharite, dis-je, effrayé, s’enfuit vers la Pannonie, chez le roi des Huns, nommés Avares, ou Abaves. Grimoald réunit les deux couronnes, et pour les affermir sur sa tête, épouse la sœur des deux malheureux princes (662). Il se croit tranquille possesseur du trône; la nation lombarde lui paraît avoir légitimé son usurpation. Il apprend que le roi des Huns n’ose continuer de donner un asile à Pertharite, et que ce prince fugitif revient à Milan se confier à sa générosité, et renoncer pour toujours au pouvoir suprême. Persuadé qu’il n’a rien à craindre de la présence de Pertharite, il consent à le voir habiter de nouveau sa patrie, et y vivre en simple particulier.

Pertharite accourt; il est accueilli par Grimoald; il allait jouir en paix du bonheur de se retrouver dans le pays qui l’a vu naître; on l’avait aimé, on l’aimait encore; la mémoire de ses aïeux était chère; on désire de le revoir, on s’empresse autour de sa demeure; le concours du peuple augmente; tous veulent le saluer, le féliciter, le contempler. De lâches courtisans jettent de noirs soupçons dans l’âme de Grimoald. On lui dit qu’il est près d’être précipité du trône, que la mort de Pertharite peut seule le sauver; on l’effraie: il cède à des conseils perfides; il envoie, pendant la nuit, des gardes investir la maison de Pertharite; ils ont ordre de le tuer. Le prince, informé secrètement du danger qui le menace, le découvre à Unulphe, son fidèle écuyer, et à un jeune page. Unulphe le déguise, le couvre d’une mauvaise peau d’ours, l’injurie, le traite avec indignité, le frappe, le chasse devant les gardes, qui ne le reconnaissent pas, et s’évade avec lui.

Le page amuse les gardes aussi longtemps qu’il le peut, afin de donner au prince le temps de se sauver. Tout se découvre enfin. On traîne le page devant le roi. Unulpheest arrêté, et conduit aussi devant Grimoald. Pertharite était en sûreté. Le page et Unulphe avouent tout. Grimoald est touché de leur fidélité; il admire leur dévouement; il veut les attacher à sa personne: mais noblement généreux, il leur demande s’ils ne désirent pas de se retrouver auprès de Pertharite. Ils s’écrient qu’ils aiment mieux partager l’exil et la misère de leur prince, que de jouir loin de lui des plus grands bienfaits. Grimoald les loue, envie un si tendre et si honorable attachement, est affligé de leur départ, mais voulant être aussi grand qu’eux, les comble de présents, et les laisse aller en France, où ils se hâtent de rejoindre leur cher Pertharite.

Cette belle action donne de son caractère une idée qui affermit son trône.

Childéric II, fils de Clovis II, et de l’illustre sainte Batilde, régnait alors en Austrasie; Clotaire III, son frère, gouvernait les Neustriens. Pertharite obtient de la générosité et de la politique, qu’une armée de Français entre en Lombardie pour soutenir ses droits. Mais la vaillance de cette armée est trompée; Grimoald feint de prendre la fuite devant elle, et de lui abandonner son camp; les Français, perdant du temps à s’emparer des abondantes provisions que ce camp renferme, Grimoald revient sur eux, les surprend, les taille en pièces, et l’espoir de Pertharite est détruit.

Grimoald gouverne avec sagesse; il rend les Lombards heureux. Une tribu de Bulgares désire de partager leur sort, et de l’avoir pour souverain; il les admet dans ses états, et leur cède des terres dans le comté de Molise.

(671 ) Il termine sa carrière; sa mémoire est bénie. Mais on n’avait oublié ni les qualités ni les malheurs de Pertharite. On le rappelle, ou plutôt on l’élit à la place de Grimoald. Les grands de Lombardie vont au-devant de lui jusques aux Alpes; on le proclame avec joie. Il reconnaît cet amour des Lombards en les gouvernant avec modération et bonté.

Il obtient de leur affection qu’on choisisse pour le remplacer son fils Cunibert, qui lui succède en 688, que sa douceur fait aimer, et qui, par son zèle pour les progrès des lettres, mérite que son nom ne soit pas oublié de la postérité.

Cunibert meurt en 700; son fils Luitpert lui succède. Pendant la minorité de ce jeune prince, Raimbert ou Reguibert, neveu de Pertharite, et duc de Turin, excite une guerre civile, chasse Luitpert, s’empare de la couronne, meurt bientôt après, et la transmet à son fils Aribert ou Aritbert II.  

Cet Aribert II cède au pape des terres situées dans les Alpes cottiennes. On a écrit qu’il avait voulu donner par là à sa puissance l’appui de l’influence que le pontife de Rome exerçait en Europe, et particulièrement en Italie. Son trône en effet devait être attaqué. Les Bavarois veulent ramener Luitpert dans la Lombardie, et lui faire recouvrer la royauté qu’il a perdue. Ils combattent les Lombards. Les deux rivaux sont dans la mêlée; ils périssent tous deux, et la nation élit Ansbrand, qu’on a surnommé le Sage.