THE FRENCH DOOR |
HISTOIRE DES CAROLINGIENS
Observations sur l’esprit de guerre, et parallèle des guerres des peuples barbares, et de celles des peuples civilisés.
Deux principes gouvernent le monde : la violence qui produit la guerre, et la raison
qui conseille la paix. De ces deux principes, le premier est le plus actif, il
tient aux passions; voilà pourquoi la guerre l’emporte partout sur la paix.
Toute nation est longtemps barbare avant d’être
civilisée, et longtemps civilisée avant d’être
raisonnable: voilà pourquoi la guerre est partout et dans tous les temps; et
cette antiquité, cette universalité même, semblent former des titres en sa
faveur. Le temps, l’exemple, l’admiration stupide des peuples qui a
si souvent entraîné celle des orateurs, des poètes et des historiens même, semblaient
avoir consacré ce fléau; on n’osait plus lui donner ce nom, tant l’idée qu’il
présente paraissait inconciliable avec le respect que l’univers avait conçu
pour ces grandes calamités qu’on appelle victoires et triomphes. Les idées défavorables à la guerre appartiennent à la philosophie moderne et
sont encore combattues. Les écrivains qui, dans ces derniers temps, ont proposé
de chercher les moyens d’étendre et d’éterniser la paix, ont été traités de rêveurs. On a cru rendre à leurs idées tout l’hommage qu’elles méritaient, en les
appelant des rêves de bons citoyens, et l’on n’a pas senti que les rêves
d’un bon citoyen méritent qu’on cherche tous les moyens de les réaliser.
Cependant, tout en faisant et
tout en respectant la guerre, en croyant qu’elle est nécessaire, on a cherché à
la rendre moins malfaisante, moins destructive, moins fréquente; on est
parvenu à former un droit des gens, dont l’objet, toujours mal rempli, est de
faire dans la guerre le moins de mal, dans la paix le plus de bien qu’il est
possible. On a cherché même à prévenir les guerres; c’est le but de tant de
traités, d’actes de partage, de pragmatiques sanctions, de pactes de famille,
de systèmes d’équilibre, et autres; cependant toute cette conduite est
contradictoire : si la guerre est un bien, laissons-lui toute son étendue et
toute son énergie; si c’est un mal, pourquoi se contenter de l’affaiblir et ne
pas chercher à l’anéantir? On a senti que la guerre, si elle avait toute son
action, si on lui laissait tous ses moyens de nuire, dévorerait la terre avec
ses habitants et détruirait le genre humain. Mais pourquoi veut-on bien lui
laisser faire une partie de ce funeste ouvrage? et comment, si c’est un mal
qu’un incendie ravage ma maison, sera-ce un bien qu’il en consume au moins une
aile?
Quand on a dit que la guerre
appartient en propre aux lions, aux tigres, aux ours, ce n’est point une
déclamation qu’on a faite, c’est une vérité qu’on a dite, et une vérité prise
dans la nature. La subsistance de ces animaux n’est fondée que sur la guerre,
ils n’existent que par le carnage. La guerre, au contraire, prive les hommes
des objets de leurs jouissances, elle détruit les monuments des arts, ruine ou
suspend le commerce, arrête la communication des lumières et la circulation des
biens, éloigne, isole, et oppose les uns aux autres des êtres pour lesquels il
n’est point de bonheur solitaire , et dont l’intérêt est toujours de se
réunir.
Qu’on y fasse attention, et l’on
verra que ce malheureux besoin de faire la guerre se mesure assez naturellement
sur la distance où l’on est, soit de la barbarie ou de l’état de bête féroce,
soit de l’état civilisé , qui est l’état de l’homme. Dans l’état de barbarie, la
guerre est continuelle, elle est l’unique affaire, elle forme seule l’esprit
général; dans l’état qu’on appelle civilisé, la guerre n’est qu’intermittente. Si
on était tout-à-fait civilisé, la guerre cesserait entièrement. Toute civilisation
tient à la paix et a besoin de la paix; la férocité seule croit avoir besoin
de la guerre; mais chez les peuples même civilisés, on fait encore le mal par
routine ou par de faux principes, quand on ne le fait plus par goût ni par
besoin.
Si jamais la guerre peut paraitre
moins étrangère aux hommes, c’est dans cet état sauvage et barbare qui les
rapproche des bêtes féroces, lorsque leurs différentes hordes sont forcées de
chercher, ou aux dépens les unes des autres, ou aux dépens des peuples civilisés,
un établissement exclusif et nécessaire. Il faut l’avouer, les guerres des
peuples barbares sont beaucoup moins déraisonnables que les nôtres. Chassés par
leur multitude d’un sol ingrat et sans culture qui ne peut plus les nourrir,
ils se répandent dans des climats plus heureux , et vont opprimer des peuples
que la jouissance même des arts rend moins propres à la guerre; l’agresseur
alors a du moins un intérêt pressant, un objet sensible et qu’il peut remplir; il a communément sur les peuples qu’il attaque l’avantage de la force et de
la férocité que donne la barbarie; c’est à lui qu’il appartient de combattre,
il n’est point encore un homme. Mais des peuples dont l’établissement est formé
depuis longtemps; des peuples civilisés, entourés de toute part de nations
également civilisées; des peuples à qui le commerce peut fournir toutes les
jouissances que la nature du sol leur a refusées; qui savent échanger tous les
avantages respectifs, faire disparaitre et l’éloignement des lieux et la
différence des climats; des peuples pour qui les mers, loin d’être des
barrières qui les séparent, deviennent de nouveaux liens et de nouvelles
sources de richesses et de bonheur, quel intérêt peuvent-ils avoir de faire la
guerre, ou plutôt quel intérêt n’ont-ils point de ne la pas faire? La perte
est sûre, même en cas de succès; ce succès est toujours incertain et
toujours infructueux; en un mot, tout à perdre, rien à gagner, c’est à quoi se
réduisent presque toutes nos guerres. Il ne peut être question de conquêtes
sûres ni durables entre des États civilisés; l’œil vigilant de la politique est
toujours ouvert sur les démarches de chaque État, et sur les changements qui
peuvent en résulter; les projets d’un seul deviennent l’affaire de tous; les
petits États, qui pourraient aisément être engloutis par les grands, sont sous
leur protection et se maintiennent par le système de l’équilibre, par l’intérêt
qu’ont tous les grands États d’empêcher l’agrandissement de chacun d’eux, et
de prévenir tout accroissement de puissance capable d’alarmer la liberté
générale, et de rompre l’équilibre. Si les intrigues du cabinet et les négociations
particulières parviennent à déranger pour un temps cette influence, à endormir,
à égarer sur ce point la politique extérieure; c’est un moment de distraction
ou d’erreur qui ne peut durer, la politique reprend bientôt son cours, et la
balance finit toujours par se tourner contre toute puissance qui veut
s’agrandir.
Mais ce système de la balance,
suffisant pour empêcher les conquêtes, ne l’est pas pour maintenir la paix.
Comme chaque État reste le maître d’interpréter l’intérêt général, suivant
l’intérêt propre du moment et les vues particulières, il arrive qu’au lieu de
se réunir contre l’État qui veut troubler la paix, et de lui en ôter les
moyens par cette réunion, ce qui devrait être le but de la politique, on se
partage, on cherche de l’un et de l’autre côté à lier sa partie de la manière
la plus avantageuse, on parvient à l’égalité des forces par les efforts
mêmes qu’on fait pour se procurer la supériorité : ainsi le système de la
balance n’est qu’un système de contention et de guerre qui rend à la vérité les
guerres inutiles, mais qui les fait renaître sans cesse. C’est beaucoup
cependant qu’il rende les guerres inutiles et les conquêtes impossibles; car
par cela seul l’absurdité de la guerre est démontrée, il ne s’agit plus que
d’ouvrir les yeux et de faire usage de la raison.
Voilà donc d’abord plusieurs
différences essentielles entre les peuples barbares et les peuples civilisés,
relativement à la guerre.
1° Les peuples barbares, par leur
qualité même de barbares, sont plus propres à la guerre, non pas qu’ils sachent
mieux la faire, car ils ignorent les arts, et l’art de la guerre comme les
autres; mais ils aiment mieux la faire, et ils ne savent pas faire autre
chose.
2° Les peuples barbares n’ont
rien à perdre du côté du commerce et des arts, qu’ils ne connaissent point.
3° La politique extérieure
n’existant pas pour les barbares, ou n’ayant à leur égard qu’une très faible
influence, ne met point d’obstacles à leurs conquêtes, comme à celles des
peuples civilisés.
4° Il est encore d’autres
différences qui rendent les peuples barbares plus propres à la guerre que les
peuples civilisés. On a remarqué que chaque homme en particulier a un sentiment
de sa faiblesse, qui l’avertit du besoin qu’il a des autres, et qui le porte à
la paix et à la bienfaisance; qu’au contraire, les nations, les corps, tout ce
qui agit collectivement et par des forces communes, a un sentiment faux et
exagéré de ces forces, qui le trompe, et qui lui fait adopter plus aisément des
principes de guerre et de violence. Or, ce sentiment excessif de ses forces est
bien plus grand chez un peuple barbare que chez un peuple civilisés. Un peuple
barbare qui a les armes à la main croit pouvoir soumettre tout l’univers, et
ne voit ni terme ni obstacle à ses conquêtes. Ce sentiment naît de l’ignorance.
Chez les corps, chez les nations en général, il vient de ce que chaque homme en
particulier ne sait pas bien précisément ce qu’il hasarde, ni quelle sera sa
contribution à la mise commune; il ne le voit pas du moins aussi distinctement
que dans les entreprises qui lui sont personnelles, et qui roulent sur lui
seul dans toutes leurs conséquences. Ce même sentiment chez les peuples
barbares tient à l’ignorance de l’état des forces respectives, et de la
proportion des moyens aux entreprises. Chez les peuples civilisés, l’état des
forces respectives est connu, tout est comparé, tout est calculé; on sait
à-peu-près ce qu’on peut, et ce que peuvent les autres; ou, s’il est dans la
comparaison des forces respectives quelques détails qui se refusent au calcul,
l’opinion à cet égard tient lieu de certitude, et on sait au moins qu’en
dernière analyse, la puissance qui, par un agrandissement sensible, changerait
l’état actuel des forces connues, et romprait l’équilibre, verrait s’élever
contre elle, par l’action continuelle et toujours variée de la politique, de
nouvelles combinaisons de forces auxquelles elle serait obligée de céder.
5° Enfin les changements arrivés
dans l’art militaire, par le progrès même des connaissances, ont substitué partout
les procédés des arts à l’action de l’homme et aux facultés personnelles. Parmi
nous, le plus brave soldat est une machine obéissante, obligée de suivre les
mouvements imprimés à tout le corps, et ne pouvant rien par elle-même; la
valeur aujourd’hui est la résolution ferme, froide et inébranlable de mourir
sans défense et sans vengeance dans notre poste, si la mort vient nous y
chercher. Chez les barbares, au contraire, chez les héros qui leur succèdent
immédiatement, et chez les chevaliers qui ont remplacé les héros, la valeur était
la confiance qu’un homme avait dans sa force et dans son adresse, qualités
alors fort exercées : en un mot, autrefois c’était les hommes qui faisaient la
guerre, aujourd’hui c’est l’artillerie.
Et delà résultent de nouvelles
raisons d’éviter la guerre..
1° Elle est plus aisée à réduire
en calcul, elle s’y réduit même presque nécessairement; au lieu que les
qualités personnelles sont susceptibles de combinaisons et de modifications qui
se refusent au calcul : un homme et un homme sont quelquefois des grandeurs
incommensurables; Achille chez les Grecs, Bayard chez les François, valaient
presque seuls une armée; mais le produit des arts et les frais qu’ils
entraînent sont connus. Quand deux nations entrent en guerre, si on les suppose
isolées, si on suppose que la politique extérieure ne prenne aucune part à leur
querelle, le calcul est tout fait, toutes deux seront ruinées, et la plus
pauvre sera écrasée.
2° Mais comme la politique vient
toujours au secours du plus faible, et lui fournit l’argent et les autres
moyens de guerre ( toujours évaluables en argent ) qui lui manquent,
l’équilibre se rétablit, la guerre se prolonge, les deux nations ennemies
sont également ruinées, aussi-bien que celles qui sont venues se mêler de la
querelle. Tout cela n’est-il pas fort sensé?
3° Voilà pour ce qui concerne les
nations en général. Si l’on considère les guerriers en particulier, ceux qui
ont leurs ressources en eux-mêmes, ceux qui ont un sentiment de leur
supériorité, qui les trompe peut-être, mais qui les anime et les rassure,
doivent avoir plus d’ardeur pour la guerre que ceux qui se sentent entièrement
abandonnés au hasard, et qui sont obligés d’attendre dans leur poste, sans
passion et sans mouvement, une mort peut-être inévitable. C’étaient les hommes
qu’on craignait autrefois ; aujourd’hui ce sont les boulets et les bombes que
l’on craint, d’autant plus qu’on ne peut ni les éviter ni les prévenir, et
qu’encore un coup il faut les attendre. Les Hercule, les Achille n’auraient
aujourd’hui aucun avantage; il ne faut plus qu’être résigné à la mort dans un
champ de bataille, comme Socrate l’était dans sa prison, dont il ne voulut pas
sortir: autrefois on combattit pour la vie et pour la gloire aujourd’hui on
meurt pour l’honneur; on agissait, et on comptait sur son action, aujourd’hui on
est purement passif; on était guerrier, on est victime; on avait plus de
valeur, on a aujourd’hui plus de fermeté. Mais il résulte de là que les nations
doivent trouver dans la guerre plus de désavantage, et les guerriers moins de
plaisir; que ceux-ci par conséquent doivent s’y porter avec moins d’ardeur.
De plus, la guerre, pour les
barbares, est d’une facilité qui semble inviter à la faire. Rien ne les
arrête, partout un pays ouvert, point de places fortes, peu de villes murées;
un siège n’est qu’une escalade, une guerre, qu’une incursion; une
bataille décide d’une conquête, et quand l’agresseur est vaincu, s’il est
parti d’un pays pauvre, il ne craint point de représailles. Chez les nations
civilisées, la guerre est un art, et le résultat d’une multitude d’arts. Partout
des barrières et des obstacles; tout exige du temps, des efforts, des dépenses,
du talent; une bataille ne décide rien; il en coûte davantage au plus habile
général pour gagner une lieue de terrain, qu’à un barbare pour conquérir un
vaste empire.
La guerre des peuples barbares a
encore un autre avantage sur la guerre des peuples civilisés, ou plutôt celle-ci
a un autre désavantage, relativement à la personne des rois. Chez les
barbares, le roi n’est qu’un chef, la nation n’est qu’une armée; le roi fait
toujours la guerre en personne, et s’il est tué ou pris, un autre lui succède,
et la nation ne reste point sans chef. Chez les peuples civilisés, le roi est une
personne sacrée, pour laquelle il faut mourir, et qui, pour le bien de l’État,
doit n’être point exposée aux hasards de la guerre. Pour un roi barbare,
combattre c’est gouverner. Un vrai roi a bien d’autres devoirs qui lui
interdisent cette fonction. Si, malgré ses devoirs et malgré le vœu public, il
veut aller en personne à la guerre, la gloire des armes lui parait donc assez
belle pour qu’il veuille en courir les risques. Ces risques sont la mort et la
captivité. Si le roi meurt à la guerre, l’État peut être perdu; si le roi est
pris, l’État est en combustion, et, après une longue anarchie, la rançon du
roi est le sacrifice d’autant de provinces qu’il plaît au vainqueur d’en
exiger. Si on établit, comme on a voulu le faire, la maxime machiavelliste : «Que les traités faits en prison n’obligent point»; on ne fera que rendre
les guerres plus cruelles et les rois plus malheureux : tout roi qui tombera
entre les mains de l’ennemi doit s’attendre à la mort ou bien à une captivité
éternelle. C’est donc une folie aux rois de faire la guerre par eux-mêmes. Mais
sans cette folie, les rois barbares ne croyaient pas pouvoir décemment
ordonner aux autres de la faire; ils ne croyoient, pas
pouvoir, pour leurs querelles personnelles, ou pour des intérêts imaginaires de
l’État, envoyer leurs sujets à la boucherie, sans les y conduire eux-mêmes. Ils
aimaient la guerre, il la faisaient en personne, ils la faisaient
véritablement, en soldats, au péril de la vie et de la liberté : tels étaient,
non seulement la foule des rois guerriers et barbares, mais les Clovis, lés
Charlemagne; tels furent, dans des temps postérieurs, les Jean, les François I,
lés Henri IV, les Gustave, les Charles XII. Les bons rois sont ceux qui
n’aiment ni à faire la guerre ni à la faire faire aux autres, et qui ne croient
jamais avoir des sujets de trop. Dans tout ce qui vient d’être dit, nous
exceptons le cas unique d’une guerre légitime, nécessaire, c’est-à-dire d’une
guerre purement défensiv.; alors tout citoyen doit au besoin devenir soldat,
et personne ne peut être dispensé de défendre la patrie attaquée et son roi
insulté.
Des personnes éclairées pensent
que l’influence des arts sur l’art de la guerre, que les progrès de
l’artillerie, par exemple, pourvoient amener naturellement la pacification
générale, en démontrant la certitude ou l’impossibilité du succès, et en
soumettant les événements au calcul par l’évaluation des forces : diverses
raisons m’empêchent de le croire.
1° Le jeu de la politique fera
varier sans cesse, par les négociations et les intrigues, la somme des forces
respectives.
2° Les découvertes de détail, les
ressources imprévues des talents particuliers, les divers degrés d’industrie,
dans la manière d’employer les mêmes arts, se refuseront au calcul, comme les
divers degrés de valeur s’y refusaient autrefois.
3° Le génie des généraux,
l’activité, la vigilance, les intelligences, les surprises peuvent encore
procurée des avantages difficiles à évaluer. N’y eût-il que les caprices de la
fortune, ils peuvent démentir tous les calculs.
De plus, les mœurs peuvent mettre
entre deux nations, d’ailleurs égales, une différence infinie, qui ait sur le
produit même des arts une influence générale. Supposons en effet une de ces
deux nations aimant encore l’honneur et la patrie, et l’autre entièrement
corrompue par le luxe et par l’intérêt personnel. Chez celle-ci, l’avidité des
subalternes, la négligence ou la connivence des supérieurs, l’habitude et le
principe de tout faire à grands frais et avec perte, multiplieront les dépenses,
et l’objet ne sera point rempli ; les provisions ne seront point faites ou le
seront mal, les armes seront mal forgées, les canons mal fondus, la poudre
mauvaise, tout sera d’une qualité défectueuse, rien ne servira au besoin;
l’autre nation aura pourvu à tout, et usé de toutes ses ressources. Ainsi
l’égalité apparente du calcul laissera subsister entre elles, même dans les objets
soumis au calcul, des différences inappréciables, sur lesquelles l’ambitieux
qui voudra faire la guerre se fera toujours illusion, et qui nourriront
toujours en lui les erreurs de l’espérance. Ce n’est donc point, à ce qu’il
nous semble, de ce côté-là qu’il faut attendre la paix durable que nous
cherchons; elle ne peut être que le fruit de la réunion de toutes les
puissances contre celle qui voudra faire la guerre et troubler l’ordre établi.
Quant aux découvertes
particulières qu’on peut faire dans les arts relatifs à la guerre, elles ne
sont ici d’aucune considération; l’avantage qu’elles peuvent procurer à la
nation inventrice est tellement momentané, qu’il peut être regardé comme nul
: un secret important n’en est pas longtemps un pour les ennemis, pour les
rivaux, pour les voisins; l’intérêt, qui l’a fait trouver, le fait bientôt
publier; et, s’il en était autrement, bien loin que la paix y gagnât quelque
chose, la supériorité qu’une découverte donnerait à la nation inventrice sur
toutes les autres ne servirait qu’à perpétuer la guerre, par l’abus que cette
nation voudrait toujours faire de son avantage exclusif. Les Espagnols, dans
leur fureur d’exterminer, laissèrent-ils aux Américains le temps de se
soumettre volontairement à une puissance que l’art de traverser les mers, de
dompter les chevaux et de donner la mort à une distance immense, leur annonçaient
comme hors de toute proportion, avec leurs faibles moyens de défense? Leurs
cruautés ne réduisirent-elles pas ces malheureux à faire l’essai de leur
faiblesse et de leur désespoir contre la force de leurs oppresseurs? Mais voici
une observation qui ne parait point avoir été faite. S’il y eut jamais une
découverte qui dût rompre tout équilibre entre la nation inventrice et les
autres, c’est celle de la poudre à canon; or, cette découverte a eu des
commencements si obscurs, qu’on ne sait précisément ni quel fut l’inventeur,
ni quelle est l’époque de l’invention, et qu’on ne trouve dans l’histoire
presque aucune trace de l’effet prodigieux qu’elle a dû produire. On nous parle
de canons qui ont contribué à faire gagner aux Anglais la bataille de Crécy;
mais on ne trouve ce fait dans aucun auteur ni anglais ni français de ce
temps-là : il est rapporté par le seul Villani, auteur italien, que cette qualité
d’étranger peut faire soupçonner d’avoir été mal instruit d’un fait sur lequel
les deux nations intéressées ont gardé le silence. Il parait que, dans le temps
de cette découverte, on fut bien éloigné d’en sentir et les avantages et les
inconvénients; que, longtemps encore après cette même découverte, on préférait
l’ancienne artillerie à la nouvelle, et que celle-ci n’a prévalu qu’à la
longue, et qu’après avoir reçu de grands accroissements.
Quoi qu’il en soit, personne
aujourd’hui n’a véritablement intérêt à la guerre; les peuples savent qu’ils
n’en doivent attendre que des impôts et de l’oppression; les rois pourraient
apprendre de l’histoire que l’excès des impôts, suite nécessaire des guerres, est
la source la plus féconde des révoltes et des séditions : ils peuvent d’ailleurs
se rendre le témoignage que l’accroissement de leur Empire, en le supposant
possible, n’ajoutera rien à leur bonheur, et pourra nuire au bonheur des
peuples, en divisant les soins du gouvernement; que l’acquisition d’une
province, en supposant qu’on pût la conquérir et la conserver, ne vaut jamais ce
qu’elle a coûté. Avant de songer à conquérir, ne faudrait-il pas s’assurer
d’avoir tiré de son pays tout le parti possible en tout genre? Les conquérants
ressemblent trop à un riche, mauvais économe, qui achèterait ou envahirait
toutes les terres de ses voisins, pour les laisser sans culture ainsi que les
siennes. Les ministres, s’il leur était donné de connaitre leurs vrais intérêts,
verraient qu’il leur importe toujours de ne point faire la guerre, parce que
si, en temps de paix, ils ont contre eux leurs propres fautes et les intrigues
de leurs ennemis, en temps de guerre ils ont de plus contre eux les évènements.
Richelieu menait Louis XIII à la guerre, pour l’enlever aux cabales de la cour,
et du camp même de Louis XIII partaient des intrigues continuelles pour perdre
Richelieu; et les mécontents qui, sans la guerre, n’auraient point trouvé
d’appui hors du royaume, signaient des traités avec l’Espagne. Les vicissitudes
de la guerre, la perte de la Catalogne et du Portugal firent chasser ce fameux
comte, duc d’Olivares, le Richelieu de Madrid : au contraire, don Louis de Haro
rendit son crédit inébranlable, en le fondant sur la paix, et en méritant que son
maître le distinguât dés autres ministres, par ce surnom de la Paix,
dont il lui fit un titre d’honneur. L’Europe s’unit pour demander le renvoi du
cardinal Alberoni, parce que les intrigues d’Alberoni troublaient l’Europe : la
paix importe à tous.
Qui pourrit, encore un coup,
avoir intérêt à la guerre? Les peuples? la guerre les opprime; les rois? la
guerre trouble leur repos et ruine leur État; les ministres? la guerre creuse
un abyme de plus sous leurs pas. La guerre ne profite et ne plaît qu’à quelques
généraux, qui veulent s’illustrer ou s’enrichir, et à quelques subalternes,
qui veulent s’avancer, c’est-à-dire qui espèrent voir périr leurs concitoyens
et leurs amis, et rester seuls pour en hériter. C’est à ce vœu secret et
coupable qu’on sacrifie le bonheur public et la paix des nations.
J’ai dit que la guerre, dans son
principe, tient aux passions. C’est encore ce qui est plus vrai chez les peuples
barbares que chez les peuples civilisés : la cupidité, le désir du butin anime
les premiers, et l’esprit de guerre, si puissant chez eux, fait naître une
foule de rivalités de nation à nation, de souverain à souverain , de général à
général, et même d’homme à homme. Sous notre première race, les rois
d’Austrasie et ceux de Neustrie et leurs maires du palais étaient tous
rivaux. En Angleterre, l’heptarchie ne fut qu’une anarchie universelle, qu’un
chaos de guerres et de fureurs : ces rois, entassés les uns sur les
autres, se détestaient et se déchiraient tous; il en était de même de
l’Espagne, divisée en une multitude de petits royaumes barbares, tous voisins
et ennemis : il n’est pas bon aux rois de se voir si souvent, et de se serrer
de si près. Dans l’état actuel de l’Europe, les cours des rois, placées à une
distance convenable, n’agissent les unes sur les autres que par les intérêts
généraux de la politique, non par les intrigues particulières, ni par les
passions personnelles : il est bien rare que la guerre naisse aujourd'hui des
passions; on n’a pas même ce motif ni ce prétexte pour la faire. Le dirai-je?
On la fait par routine, par préjugé, parce qu’on la faisait autrefois, parce
qu’il est d’usage, après quelques années de paix, de rentrer en guerre, même
sans objet, parce qu’on n’ose ni se croire ni se montrer plus raisonnable que
ses prédécesseurs; parce que la guerre a fait longtemps l’admiration des
peuples stupides, comme l’occupation des peuples barbares : on la fait enfin,
comme Catilina et ses complices commettaient des meurtres et des assassinats,
pour s’y exercer, pour n’en pas perdre l’habitude, ne per otium torpescerent manus.
Lorsque l’abbé de Saint-Pierre
envoya au cardinal de Fleury son projet de paix perpétuelle et de diète
européenne, avec cinq articles préliminaires, le cardinal lui répondit: «Vous
avez oublié un article essentiel, c’est d’envoyer une troupe de missionnaires
pour disposer à cette paix et à cette diète le cœur des princes contractants. Rien n’est beau que le vrai, ajoute un philosophe très éclairé; le malheur de
ces projets métaphysiques, pour le bien des peuples, c’est de supposer tous les
princes équitables et modérés, c’est-à-dire de supposer à des hommes tout-puissants,
pleins du sentiment de leur force, souvent peu éclairés, et toujours assiégés
par l’adulation et par le mensonge, des dispositions que la contrainte des lois
et la crainte de la censure inspirent même si rarement à de simples
particuliers. Quiconque, en formant des entreprises pour le bonheur de l’humanité,
ne fait pas entrer dans ses calculs les passions et les vices des hommes, n’a
imaginé qu’une très louable chimère»
Voilà certainement ce qu’on a pu dire
de plus raisonnable contre le système de l’abbé de Saint-Pierre. Sans doute tout
législateur qui, dans le grand problème de la meilleure manière possible de
gouverner les hommes, ne fera point entrer le jeu des passions , eût-il calculé
tout le reste avec une précision mathématique, n’aura fait que de faux calculs;
mais en vérité c’est faire trop d’honneur à ceux qui entreprennent la guerre, que
de leur supposer les motifs injustes, mais toujours pressants, que fournissent
les passions : ils font la guerre, comme nous l’avons dit, par routine, en
cédant aux importunités de ceux qui veulent s’avancer, et aux magnifiques promesses
des donneurs de projets. Les rois et les ministres ne se soucient le plus
souvent ni de la guerre, ni de ce qui en est l’objet; ils n’ont pas la moindre
colère, pas même la moindre humeur contre les rois et les peuples qu’ils vont
tâcher d’exterminer. Nos guerres sont des combinaisons froides et toujours fausses,
des calculs, des spéculations tranquillement atroces, des systèmes, des rêves,
et ce ne sont pas les rêves de gens de bien. Quant au peuple, comme souvent
il ne sait ni le vrai motif ni l’objet de la guerre, il est absolument sans
passion : il est vrai qu’on cherche à lui en inspirer; on l’échauffe par des
manifestes; on réveille en lui la vanité nationale; on lui exagère les torts et
la faiblesse de l’ennemi, les forces et les ressources de la nation; on lui
montre la possibilité, l’utilité des conquêtes, l’infaillibilité des succès;
on l’étourdit, on l’enivre, pour qu’il sente moins le poids des impôts dont on
va l’accabler, l’amertume des pertes et des sacrifices de toute espèce que la
guerre entraîn ; on tâche de le rendre complice des fureurs dont il va être la
victime, et on y réussit. Toute nation qui commence la guerre (nous parlons
des nations civilisées) semble saisie d’un esprit de vertige; la folie dure
autant que la guerre, et s’augmente par les évènements mêmes de la guerre.
L’alternative perpétuelle et nécessaire de revers et de succès, la réciprocité
de ravages et de ruines, l’accumulation d’impôts et de charges de toute espèce,
fruit ordinaire de la guerre; elle oublie tout, elle ne voit plus qu’une suite
infaillible de triomphes : comment pourrait-elle ne pas toujours vaincre? Comment
l’ennemi pourrait-il résister? Elle répète sans cesse :
C’est à nos ennemis de craindre
les combats,
A nous de les chercher .
Ce délire de présomption gagne
jusqu’aux esprits les plus éclairés. Louis XIV, en se rendant juge suprême dans
sa propre cause, par l’érection des chambres de réunion, en poursuivant ses
hostilités et ses conquêtes en pleine paix, soulève de nouveau contre lui toute
l’Europe; la ligue d’Augsbourg se forme, et Racine dit :
Des mêmes ennemis je reconnais
l’orgueil,
Ils viennent se briser contre le
même écueil.
En 1692 Louis XIV, ou le maréchal
de Luxembourg, prend Namur, à la vue d’une armée de cent mille hommes, qui ne
peut l’en empêcher. Boileau fait sué cet évènement une mauvaise ode, dans
laquelle il insulte, comme Français, au roi d’Angleterre, à l’électeur de Bavière;
et, joignant sa guerre particulière à la guerre générale, il n’oublie pas
d’insulter, comme poète, aux Perrault et aux Fontenelle. En 1695 le roi Guillaume
reprend Namur, à la vue d’une armée de cent mille hommes, et l’ode retombe sur
son auteur. Voilà nos guerres, même dans toute leur gloire, et voilà les
flatteries insensées par lesquelles nous les entretenons. Bien partager la
folie nationale, c’est ce qu’on appelle être citoyen. Ah! le vrai citoyen,
c’est celui qui avertit ses frères de leurs folies et de leurs erreurs : c’était
Horace, lorsqu’il criait aux Romains :
Où courez-vous, coupables
insensés?
Pourquoi ces armes? Les campagnes
et les mers
ont-elles vu couler
trop peu de sang romain?
Quant aux prétextes, ils sont toujours les plus beaux et les plus nobles du monde : rien de si édifiant qu’un manifeste. Point d’agresseur : on ne fait jamais que se défendre, on ne fait la guerre que pour n’avoir point à la faire; on n’a en vue que la gloire et le bonheur du peuple en l’opprimant. Si par ces passions, qui doivent,
dit-on, perpétuer la guerre, on entend l’erreur de quelques ministres, qui
croient avoir intérêt de la faire: je répondrai, en citant sans cesse à ces
ministres, d’un côté l’exemple de don Louis de Haro; de l’autre celui du duc
d’Olivares, du cardinal Alberoni, celui même du cardinal Mazarin; j’observerai
que les troubles de la Fronde, qui chassèrent deux fois de la France ce
dernier ministre, eurent pour origine et pour cause quelques impôts, qu’une
longue guerre avait rendus nécessaires,
Il est vrai que les ministres ne
voient jamais leur destinée écrite dans celle de leurs semblables; il leur est
toujours révélé qu’ils resteront toujours en place, et qu’ils n’ont rien à
craindre ni des rois ni des peuples; ils sont tous, plus ou moins, comme Anne
d’Autriche, qui, après tous, les mouvements de la Fronde, riait quand on paraissait
redouter quelques mouvements dans le peuple. Les ministres, au lieu de voir
pour eux dans la guerre une source de disgrâce, y voient plus d’importance
pour eux, et plus de promotions à faire. Sans doute, et c’est là, comme nous
l’avons dit, le seul motif de guerre qui nous reste. Plus de promotions à
faire, plus de places à donner, c’est-à-dire plus d’occasions de faire cent
mécontents et un ingrat. Mais cet intérêt n’est pas le même pour tous les
ministres. Si un ministre de la guerre, par exemple, croit avoir intérêt de
faire la guerre, la gloire du ministre des affaires étrangères, et l’intérêt
du ministre des finances, sont certainement d’entretenir la paix. Colbert,
pour s’opposer aux projets belliqueux de Louvois, faisait célébrer la paix par
Boileau. Mais si le ministre, qui a le crédit prépondérant, veut la guerre,
quel remède à cet inconvénient? Aucun; sinon d’avertir les rois d’avoir pour
suspect quiconque propose la guerre, parce que l’intérêt général, étant
évidemment de vivre en paix, l’intérêt contraire ne peut être qu’un intérêt
particulier, toujours mal entendu.
Nous
le répétons , le ministre veut faire une promotion, et tous les militaires
veulent y être compris. Voilà les motifs de nos guerres, voilà les passions qui
les font naître. C’est du duel et des querelles particulières que tout ce qu’on
dit de la guerre est malheureusement vrai. Ce sont réellement des passions
presque invincibles qui les entretiennent. Quand toutes les raisons contre le
duel sont dites (et elles sont toutes sans réplique), quand on a bien lu le
traité de la tranquillité de l’âme, ou quelque éloquent sermon sur le pardon et
le mépris des injures; d’un côté le préjugé du point d’honneur, faiblesse
éternelle des hommes braves; de l’antre, l’impatience et la colère qu’excite la
violence d’un brutal ou la perversité d’un ennemi, peuvent emporter au-delà
des bornes: l’idée seule de l’insulte est insupportable, et fait tout oublier.
Mais la guerre des peuples civilisés n’est presque jamais, encore un coup, qu’un
froid et faux calcul, qu’une vieille duperie, qu’une routine barbare. Les
termes qui la caractériseraient mieux ne sont pas du style de l’histoire.
Deux causes contribuent
principalement à entretenir l’erreur que la guerre est le produit des passions.
L’une est l’absurdité même de la guerre, et l’évidence des raisons qui la
combattent: on est persuadé qu’un usage si horrible et si absurde n’existerait
plus depuis longtemps, s’il ne tenait essentiellement aux faiblesses de
l’humanité; et, dans cette supposition, on le laisse subsister : mais qu’on
s’examine bien lorsqu’on entre en guerre, qu’on se demande si on sent un besoin
ou même un désir bien pressant de la faire, on verra qu’on ne fait que suivre
la routine. L’autre cause est qu’en effet les guerres des peuples barbares et,
parmi nous, les guerres civiles et les guerres de religion, ont réellement
quelques passions pour principe. On part de là, et, sans examen, on étend ce
principe aux guerres ordinaires; et cependant, s’il y a une espèce de guerre
qu’on croie éteinte pour toujours parmi nous , ce sont les guerres de religion
(en quoi on se trompe peut-être), et on regarde les guerres sans objet comme
devant être éternelles. Avouons que les nations policées, convaincues de
l’inutilité et de l’absurdité de la guerre, ne sont, en continuant de la faire,
que les imitatrices superstitieuses des nations barbares, qui ne sentent point
cette absurdité, et pour qui la guerre n’a pas toujours la même inutilité.
Mais, dit-on, si nous cessons de faire la guerre, l’esprit militaire s’affaiblira et se perdra; et si un voisin ambitieux et aguerri vient nous attaquer, comment nous défendrons-nous? Je réponds: 1° que quand on propose de substituer la
raison à la violence, la paix à la guerre, et les communications du commerce
aux pirateries et à la destruction , on ne propose pas à une nation de se
consacrer seule à la paix, parmi tant de nations guerrières , et de devenir une
colombe au milieu des vautours : ce sont toutes les nations qu’on invite à
ouvrir les yeux sur l’intérêt commun, et à réunir toutes leurs forces
militaires contre l’ambitieux qui voudrait troubler la paix.
20 A tout événement,
au milieu même de la paix, on peut et on doit exercer ses guerriers dans les
arts de la guerre, comme Xénophon, dans la Cyropédie, le recommande par
l’exemple de son héros.
«Se précautionnant contre
l’avenir,
en homme sage il profite de la
paix pour se préparer à la guerre»
«Soyez guerrier, dit Isocrate à Nicoclès, par l’habileté dans le métier des armes, et par
un appareil de guerre capable d’intimider vos ennemis; mais pacifique par
inclination, et par une rigide exactitude à ne rien prétendre, et à ne rien
entreprendre d’injuste». On pourrit disputer ici contre Isocrate sur cet appareil
de guerre qu’il demande, et qui n’aurait d’autre effet que d’obliger les
ennemis à en étaler un pareil; ce qui entretiendrait l’état de guerre au milieu
de la paix, et forcerait toutes les nations de se ruiner à l’envi. «Sitôt
qu’un État augmente ses troupes, dit M. de Montesquieu, les autres soudain
augmentent les leurs; de façon qu’on ne gagne rien par-là que la ruine commune.
Chaque monarque tient sur pied toutes les armées qu’il pourrait avoir, si les
peuples étaient en danger d’être exterminés : et on nomme paix cet état d’effort
de tous contre tous. Aussi l’Europe est-elle si ruinée, que les particuliers
qui seraient dans la situation où sont les trois puissances de cette partie du monde
les plus opulentes, n’auraient pas de quoi vivre.... Bientôt à force d’avoir
des soldats, nous n’aurons plus que des soldats, et nous serons comme des Tartares»
(Montesquieu. Esprit de Lois)
Au reste, qu’on fasse tout ce
qu’exige Isocrate; qu’on ne prétende, qu’on n’entreprenne jamais rien
d’injuste, et on verra que tout cet appareil de guerre deviendra inutile; mais
il est toujours utile d’exercer les guerriers.
3° Rien n’empêcherait même les
nations pacifiques d’envoyer leurs guerriers s’exercer et s’instruire chez les
nations qui persisteraient à faire la guerre, comme Turenne s’était formé dans
les Pays-Bas sous le prince Maurice, en Allemagne sous le duc de Saxe-Weimar,
et d’imiter la sage politique des Suisses, qui font la guerre pour tous ceux de
leurs alliés qui veulent la faire, mais qui ne la font jamais pour leur propre
compte.
«Il faut, dit M. de Fénelon,
avoir soin, pendant la paix, de multiplier le peuple. Mais de peur que toute la
nation ne s’amollisse et ne tombe dans l’ignorance de la guerre, il faut
envoyer dans les guerres étrangères la jeune noblesse. Ceux-là suffisent pour
entretenir toute la nation dans une émulation de gloire, dans l’amour des
armes, dans le mépris des fatigues et de la mort même, enfin dans l’expérience
de l’art militaire.»
«Voici, dit encore M. de Fénelon
, le moyen d’exercer le courage d’une nation en temps de paix.... les exercices
du corps.... les prix qui exciteront l’émulation, les maximes de gloire et de
vertu, dont on remplira les âmes des enfants presque dès le berceau, par le
chant des grandes actions des héros.. Ajoutez à ces secours celui d’une vie
sobre et laborieuse. Mais ce n’est pas tout. Aussitôt qu’un peuple allié de
votre nation aura une guerre, il faut y envoyer la fleur de votre jeunesse, surtout
ceux en qui on remarquera le génie de la guerre, et qui seront les plus propres
à profiter de l’expérience. Par-là vous conserverez une haute réputation chez
vos alliés. Votre alliance sera recherchée; on craindra de la perdre. Sans
avoir la guerre chez vous et à vos dépens, vous aurez toujours une jeunesse
aguerrie et intrépide. Quoique vous ayez la paix chez vous, vous ne laisserez
pas de traiter avec de grands honneurs ceux qui auront le talent de la guerre.
Car le vrai moyen d’éloigner la guerre et de conserver une longue paix, c’est
de cultiver les Armes, c’est d’honorer les hommes qui excellent dans cette profession,
c’est d’en avoir toujours qui s’y soient exercés dans les pays étrangers , qui connaissent
les forces, la discipline et les manières de faire la guerre des peuples voisins;
c’est d’être également incapable, et de faire la guerre par ambition et de la craindre
par mollesse. Alors étant toujours prêt à la faire pour la nécessité, on
parvient à ne l’avoir presque jamais.
«Pour les alliés, quand ils sont
prêts à se faire la guerre les uns aux autres, c’est à vous à vous rendre médiateur.
Par-là vous acquérez une gloire plus solide et plus sûre que celle des
conquérants. Vous gagnez l’amour et l’estime des étrangers. Ils ont tous besoin
de vous. Vous régnez sur eux par la confiance, comme vous régnez sur vos sujets
par l’autorité. Vous demeurez le dépositaire des secrets, l’arbitre des traités,
le maître des cœurs.... En cet état, qu’un peuple voisin vous attaque contre
les régies de la justice, il vous trouve aguerri, préparé, mais, ce qui est
bien plus fort, il vous trouve aimé et secouru. Tous vos voisins s’alarment
pour vous, et sont persuadés que votre conservation fait la sûreté publique. »
Avant de parler ainsi, M. de
Fénelon a étalé tous les maux qu’entraîne la guerre : l’incertitude, le malheur
même de la victoire, par laquelle on se détruit soi-même en détruisant ses
ennemis, l’État épuisé, dépeuplé, les terres incultes, le commerce troublé, les
lois affaiblies, les mœurs corrompues, les lettres négligées, la justice et la
police succombant sous la licence. Il conclut qu’un roi, «qui verse le sang de
tant d’hommes, et qui cause tant de malheurs pour acquérir un peu de gloire, ou
pour étendre les bornes de son royaume, est indigne de la gloire qu’il cherche,
et mérite de perdre ce qu’il possède, pour avoir voulu usurper ce qui ne lui appartient pas» Télémaque, liv. 14.
Les militaires seront toujours au
premier rang dans l’État, ils en font le repos et la sûreté. Défenseurs de la
patrie, quelle reconnaissance, quels honneurs ne leur doit-on pas? Mais plus
leur sang est précieux, plus il doit être ménagé; si c’est pour eux une gloire
d’en être prodigues, c’est pour l’État un devoir d’en être avare.
Le Télémaque est
véritablement le code de la paix, dont tous nos livres pacifiques ne peuvent
plus être que le commentaire. Il ne s’agit plus que de prouver et de confirmer
par l’histoire ce qui est mis en maxime dans ce poème politique, le plus utile de
tous les livres, et le plus grand bienfait envers l’humanité .
Résumons toute cette doctrine. L’esprit
militaire doit être entretenu pour la défense des nations; mais l’esprit de
guerre doit être réprimé ou même éteint pour le bonheur du monde.
Souvenons-nous de cette belle définition que les stoïciens faisaientde la valeur : « C’est, disoient-ils, la vertu
combattant pour la justice»
C’est ce que Lycurgue avait bien
compris; c’est sur ce plan qu’était conçue cette législation qui fît, dit-on, pendant
plus de sept cents ans, le bonheur d’une nation vertueuse. Je n’examine point
s’il est vrai que les mêmes principes de gouvernement ne puissent convenir à
un petit État et à un grand; si l’on ne peut pas faire faire à vingt millions
d’hommes, ce qu’on fait faire à cent mille, et si l’enthousiasme de la vertu ne
se communique point comme la contagion du vice; cette question mènerait trop
loin. Je ne veux qu’observer combien l’esprit militaire et l’esprit de guerre peuvent
être aisément séparés. C’est dans cette république où une mère recommandait à son
fils, partant pour l’armée, de revenir «avec son bouclier ou sur son bouclier» ;
c’est dans cette république où une autre mère, apprenant la mort de son fils,
tué dans une bataille, répondit : «Je ne l’avois mis au monde que pour cela»;
où la mère de Pausanias coupable portait des pierres pour murer la porte de
l’asile dans lequel il s’était réfugié; c’est dans cette ville qui chassait de
ses murs le poète Archiloque pour quelques maximes trop indulgentes à l’égard
de la lâcheté; dans cette république, où nul opprobre n’égalait celui d’avoir fuit à la guerre, où les femmes et les mères de ceux qui étaient
revenus de la défaite de Leuctres envoient les mères et les veuves de ceux qui
avoient péri, et n’osaient paraitre devant elles; où les soldats qui avoient
fui, dépouillés des droits du citoyen et de l’homme, étaient obligés de souffrir
toutes sortes d’outrages, et de porter sur leur visage et dans leurs vêtements
des monuments publics de leur honte; c’est dans cette
république, où trois cents hommes arrêtaient, au pas des Thermopyles,
l’innombrable armée des Perses, et périssaient pour obéir aux saintes lois
de Sparte; c’est là qu’on évitait le crime des conquêtes comme la honte de
la fuite; c’est là qu’également éloigné de l’esprit d’avidité qui préside aux
guerres des peuples barbares, de l’esprit d’orgueil et de domination qui porte
les grands rois à la guerre, du petit esprit de vengeance qui perpétue nos
funestes et inutiles guerres, un peuple tout guerrier ne combattait jamais que
pour la défense de l’Etat; voilà pourquoi il ne fuyait jamais. L’amour de la patrie
augmentait en intensité à proportion du peu d’étendue de la patrie. Eh! quel
citoyen ne deviendrait soldat, quel soldat ne deviendrait invincible, quand il
s’agit de ces intérêts puissants de la nature et de l’amour! le peuple le plus
redoutable sera toujours celui qui, fondant, comme les Spartiates, son bonheur sur
la vertu, sa sûreté sur la justice et la modération, bornera toujours la guerre
à la défense. Heureuse la nation qui peut mériter l’éloge qu’Homère fait des Scythes
en les appelant la nation très juste! «Les gens qui par modération aiment
la paix, dit encore M. de Fénelon, sont les plus redoutables dans la guerre…
Le rempart le plus sûr d’un État est la justice, la modération , la bonne foi,
et l’assurance où sont vos voisins que vous êtes incapable d’usurper leurs terres....
La fortune est capricieuse et inconstante dans la guerre; mais l’amour et la
confiance de vos voisins, quand ils ont senti votre modération, font que votre État
ne peut être vaincu et n’est presque jamais attaqué. Quand même un voisin injuste
l’attaquerait, tous les autres, intéressés à sa conservation, prennent aussitôt
les armes pour le défendre.» (Télémaque,
liv. 10.)
L’horreur des conquêtes était si
forte chez les Lacédémoniens, que, dans un pays presque environné de la mer,
ils refusèrent longtemps d’avoir une marine, de peur que la cupidité ne naquît
avec les moyens delà satisfaire. Un peuple guerrier qui n’attaque jamais est
donc une chose possible, et c’est assurément une chose bien respectable : aussi
Plutarque nous représente-t-il les Lacédémoniens comme des ministres de paix
chez les nations étrangères, portant partout l’ordre avec la concorde, terminant
les guerres, apaisant les séditions par leur seule présence. Les peuples soumis,
dit-il, venaient se ranger autour d’un ambassadeur lacédémonien, comme les
abeilles autour de leur roi. Tel était l’ascendant que le désintéressement, la
modération, la justice, donnaient à ce peuple vertueux sur tous les autres peuples,
et qu’il conserva, selon Plutarque, pendant plus de sept cents ans,
c’est-à-dire tant qu’il fut fidèle aux lois de Lycurgue .
C’est ainsi que dans la suite on
vit les rois et les peuples déposer au pied du tribunal de saint Louis leurs
prétentions et leurs querelles, et que ce grand roi devint l’arbitre des
Anglais mêmes, dont ses prédécesseurs n’avoient jamais su être que les rivaux.
Il dut bien moins cet honneur à la victoire de Taillebourg, qu’au sacrifice généreux
et pourtant civilisé qu’il leur fit de quelques provinces, justement, mais
trop rigoureusement confisquées sur eux par ses pères. Trente-cinq ans de paix
entre les deux nations ( chose sans exemple jusqu’alors, et qui l’a été depuis )
furent le fruit de ce sacrifice. Voilà la vraie civilisation. C’est toujours dans la
paix qu’il faut chercher la considération ainsi que le bonheur.
Quant à cette autre petite
politique, stupidement malfaisante, pour qui, tromper et nuire, ou même mentir
sans pouvoir tromper, et brouiller sans pouvoir nuire, est ce qui s’appelle
esprit et adresse; qui veut qu’on s’empresse à semer et à entretenir les
troubles chez ses voisins, pour assurer, dit-on, la paix chez soi; qui veut
qu’on profite contre eux des temps d’embarras, de minorité, de faiblesse, comme
si on était sûr de ne se trouver jamais dans le même état, d’être toujours seul
puissant, sage et heureux, comme si enfin toutes ces petites scélératesses imbéciles
ne se rendaient pas toujours au centuple; cette politique, qui tient registre
de tous les torts des ennemis pour avoir à leur égard les mêmes torts dans la
même occasion, comme si rendre toujours injure pour injure, et vengeance pour
vengeance, n’était pas le moyen de perpétuer l’état de guerre; cette
politique, enseignée par Machiavel, pratiquée par Louis XI et les Ferdinand,
consacrée par l’usage vulgaire, n’est que le grand art de se ruiner en
s’avilissant.
J’insiste sur cet article, et je
voudrais pouvoir mettre dans tout son jour toute la stupidité de la mauvaise
foi; car on ne saurait croire à quel point est encore générale cette erreur
qui encense le machiavélisme, et qui le fait pratiquer à ceux-mêmes que leur caractère en éloignerait le plus; c’est surtout dans la politique
qu’on trouve de ces gens qui, selon l’expression de Montaigne, tâchent d’être pires qu’ils ne peuvent». On raconte
les traits de fourberie de Louis XI, de Ferdinand-le-Catholique, et de leurs
imitateurs, rois, ministres, ou intrigants subalternes; on rit en les
racontant, mais ce rire est d’admiration et d’émulation peut-être; ce rire est
un hommage. L’artifice séduit tous les esprits vulgaires par un faux air de
finesse, comme le crime hardi les éblouit quelquefois par un faux air de grandeur,
mais réfléchissez , voyez si par la nature même des choses le crime et
l’artifice peuvent ne pas révolter s’ils peuvent ne pas entraîner tôt ou tard
la perte de ceux qui les emploient; consultez l’histoire, voyez quel a été dans
tous les temps le fruit de cette politique; voyez si elle ne s’est pas toujours
tournée contre ceux qui l’ont suivie; voyez si le mal qu’on a fait a jamais
produit autre chose que du mal; voyez s’il peut y avoir de l’esprit ou de la
grandeur à travailler ainsi contre soi-même, et à préparer sa perte par les
moyens qu’on prend pour affermir sa puissance.
Cette politique frauduleuse n’est
toujours que l’esprit de guerre sous une autre forme; c’est la guerre de
cabinet qui prépare la guerre ordinaire, et qui nuit par les négociations, en
attendant le moment de nuire par les armes.
Une autre branche de l’esprit de guerre plus funeste encore, est cette même politique appliquée au gouvernement intérieur. De là la séparation des intérêts du peuple et de ceux du souverain; de là l’invisibilité du prince, l’inaccessibilité du trône, et le despotisme des ministres : «Ils renferment leur souverain, et s’attachent avant tout à ce qu’il ne puisse rien savoir». De là toutes ces maximes inventées par des tyrans et répétées par des esclaves : Diviser pour régner. Qui ne sait pas dissimuler ne sait pas régner. Ne jamais faire reculer l’autorité. De là toutes ces autres phrases tyranniques qui, pour être vides de sens, n’en sont que plus dangereuses : Raison d’État, secrets d’Ètat, mystères d’État, circonstances présentes qui exigent, permettent, défendent, etc. C’est en s’enveloppant des ombres de
cette politique mystérieuse et criminelle que Catherine de Médicis parvint par
degrés de l’intrigue à la guerre civile, et de la guerre civile à la Saint-Barthélemi. Eh! pourquoi des mystères? Triste et
funeste folie! Cachez vos crimes, vous y avez intérêt sans doute, et par
conséquent vous avez intérêt de n’en point commettre. Mais rendez vos peuples
heureux, et donnez votre secret à tous les rois. Le gouvernement ne doit être
qu’un système de paix et d’amour qui lie les sujets au souverain, comme des enfants
à leur père. La politique malfaisante est le grand art d’être détrôné.
Le même esprit de guerre,
appliqué à la religion et à la théologie, nous a valu l’inquisition et le fléau
des persécutions, toujours si fréquentes et si cruelles dans les pays mêmes qui
croient rejeter l’inquisition.
Enfin l’esprit de guerre,
appliqué aux connaissances humaines, a troublé la paisible littérature, a
retardé les progrès de la raison, a corrompu ces pures et délicieuses
jouissances de l’esprit qui dévoient être le produit des lumières et des
talents, a dégradé la science et humilié le génie, a consolé les sots et les
méchants de la supériorité des gens de lettres, en offrant à des yeux ennemis
ou prévenus l’indécence de nos combats d’orgueil, le scandale de nos querelles
littéraires.
Telles sont les principales
espèces d’ennemis que l’esprit de guerre soulève contre le bonheur du genre humain.
Dans la guerre, des conquérants,
fléaux de l’univers.
Dans la politique extérieure, des
fourbes malfaisants qui éternisent les guerres.
Dans la politique intérieure, des
tyrans qui forcent les peuples à la révolte en les accablant.
Dans la religion, des
persécuteurs qui la feraient haïr.
Dans les lettres, des disputeurs
intolérants qui les profanent, et qui convertissent en poison ce que l’univers
a de plus aimable et de plus utile.
Voilà en général les maladies
dont Charlemagne avait à guérir le genre humain.
Mais voyons plus particulièrement
dans l’histoire quelles mœurs l’esprit de guerre, toujours bien plus fort chez
les peuples barbares que chez les peuples civilizés, avait introduites dans la
France et dans l’Europe.
Parcourons rapidement les temps
de notre monarchie qui précèdent le règne de Charlemagne.
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