THE FRENCH DOOR |
HISTOIRE DES CAROLINGIENS
HISTOIRE DE FRÉDÉGONDE ET BRUNEHAUT
CLOVIS
LES guerres des peuples barbares, comme nous l’avons dit, sont moins
déraisonnables que les nôtres, parce qu’elles ne sont pas tout-à-fait sans
objet; mais par cela même qu’elles ont un objet, elles sont plus atroces,
plus continuelles, plus acharnées; les rois ne sont alors que des généraux
d’armée, ou plutôt, que des soldats, chefs de soldats, et plus exposes qu’eux à
tous les hasards. Dans les batailles, hors des batailles , leur vie est sans
cesse menacée; et c’est peut-être là le caractère le plus frappant qui
distingue les guerres des peuples barbares.
Clovis monte sur le trône; il a
un rival dans Siagrius, fils de ce comte Gilles qui avait
été le rival de Childéric, père de Clovis; ainsi il y avait entre les deux chefs
une rivalité déjà héréditaire, à laquelle se joignit une rivalité nationale;
car Siagrius, ainsi que le comte Gilles, était
gouverneur dans la Gaule pour les Romains, que les Français chassaient alors de
la Gaule. Clovis défait Syagrius près de Soissons; le vaincu va chercher un
asile auprès d’Alaric, roi des Visigoths ; Clovis menace Alaric, se fait livrer Siagrius, se sert de Siagrius lui-même pour engager ses sujets à remettre toutes ses places comme le prix de
sa liberté, lui fait ensuite trancher la tête, et, par ce mélange de fraude et
de violence, met fin dans la Gaule à la domination déjà bien ébranlée des
Romains, qui durait depuis Jules César.
On sait l’histoire du vase de Soissons,
et la vengeance que prit Clovis de l’insolence du gendarme qui avait donné un
coup de hache sur ce vase; Clovis, dans une autre occasion, l’ayant trouvé en
faute sur des choses qui concernaient le service militaire, lui fendit la tête
d’un coup de hache, en lui disant: «C’est ainsi que tu frappas le vase de
Soissons.» Ce fait, susceptible de diverses interprétations, a donné
lieu à différentes opinions sur l’étendue et les bornes de l’autorité royale
dans ces premiers temps : pour nous, nous ne considérons que ce qui concerne
les mœurs; un roi qui tue un de ses soldats, de sa main, sans jugement
préalable, ne révolta personne alors, et inspira, dit Grégoire de Tours , plus
de respect que d’horreur.
Dans cette bataille de Tolbiac contre
les Allemands , où Clovis, près d’être vaincu , invoqua le Dieu de sa femme,
et promit de le reconnaitre s’il était vainqueur, le roi des Allemands resta
sur la place, et Clovis victorieux se fit chrétien. «Ce vœu mercenaire, dit l’abbé
Le Gendre, semblait plutôt un marché qu’une prière qui méritât d’être exaucée.
» Tout vœu est-il autre chose dans l’intention de celui qui le fait?
Les mœurs des autres peuples qui partageaient
encore alors la Gaule avec les Francs, étaient à-peu-près les mêmes.
Ces peuples étaient les
Bourguignons, qui, outre les provinces auxquelles le nom de Bourgogne est
resté, possédaient le Lyonnais et les provinces voisines de l’Italie; les
Visigoths, qui joignaient à l’Espagne le Languedoc et d’autres provinces
méridionales de France; les Bretons, qui, chassés de la Bretagne, c’est-à-dire
de l’Angleterre par les Anglo-Saxons, s’étaient établis dans cette province
maritime de France, qui, de leur nom, s’est nommée Bretagne, comme
l’ancienne Bretagne s’est nommée Angleterre, du nom des Anglo-Saxons.
Gondioche,
roi des Bourguignons, avait laissé quatre fils: Gondebaud, Gondégisile,
Chilpéric, Gondemar; ils avoient partagé le royaume de Bourgogne, comme les
fils et les petits-fils de Clovis partagèrent depuis le royaume de France. Les
deux aînés firent une ligue pour dépouiller les deux autres; Gondebaud
assiégea dans Vienne Chilpéric et Gondemar, brûla ce dernier dans une tour où
il se défendit, fit massacrer Chilpéric et ses deux fils, qui étaient tombés
entre ses mains, et jeter sa femme dans la rivière, une pierre au cou.
Chilpéric laissait deux filles;
Gondebaud leur laissa la vie, et on peut s’en étonner. On peut cependant aussi concevoir
cette espèce de politique; une femme âgée n’était bonne à rien; des fils étaient
dangereux; des filles n’étaient point à craindre, elles n’héritaient pas, et elles
pouvaient servir à former des alliances utiles : en effet, une de ces filles
épousa Clovis, ce fut la célèbre reine Clotilde; l’autre se fit religieuse.
Gondebaud et Gondégisile, comme
on peut le penser, se brouillèrent pour le partage des États qu’ils avoient enlevés
à leurs frères. Gondégisile propose à Clovis un traité secret pour dépouiller Gondebaud
et partager ses États; Clovis y consent, et, par une petite finesse de barbare,
concertée avec Gondégisile, au lieu d’attaquer les terres de Gondebaud, c’est
sur celles de Gondégisile qu’il se jette. Celui-ci appelle son frère à son
secours; Gondebaud y vient; mais dans une bataille qui se livre près de Dijon,
sur les bords de la rivière d’Ouche, Gondégisile passe du côté de Clovis;
Gondebaud, se voyant trahi, s’enfuit dans Avignon; Clovis l’y poursuit, l’y assiège;
on négocie; Gondebaud s’engage à payer malgré tribut à Clovis, ne le paye
point, lie une intrigue, choisit son temps, surprend Gondégisile dans Vienne,
le fait tuer dans une église, le respect des asiles, et réunit toute la
monarchie des Bourguignons.
Clovis était occupé ailleurs. Alaric,
roi des Visigoths, jeune, vaillant,
ambitieux comme lui, possédant une grande partie de la Gaule, devoir
naturellement être son rival et son ennemi. On savait dès-lors assez de politique
pour être faux et hypocrite; Alaric était arien; Clovis tira un grand parti
de cette circonstance pour mettre le clergé dans ses intérêts; il ne parlait que
de défendre la divinité du Verbe et la consubstantialité du Père et du Fils;
il transforma cette querelle d’ambition en une guerre de religion.
Après diverses hostilités, les
deux rivaux se rencontrèrent dans la plaine de Vouillé, près de Poitiers. Comme
cette expédition est la plus importante de celles de Clovis, elle est aussi
chez les historiens la plus chargée de circonstances ou merveilleuses ou au
moins singulières. Une biche indiqua aux Français un gué pour passer la Vienne;
cet endroit s’appelle encore le pas de la biche. On vit une aurore
boréale qui paraissait partir du clocher de Saint-Hilaire de Poitiers; ce fut
un signe céleste qui annonçait aux Français la victoire. Elle fut encore
prédite plus clairement. La superstition, toujours compagne de la barbarie, avait
trouvé un moyen de forcer Dieu de converser avec les hommes, et de leur dévoiler
l’avenir. On ouvrit au hasard l’écriture sainte, et le premier passage qu’on y
trou voit, ou le verset qu’on entendit chanter en entrant dans l’église, était
la réponse qu’on demandait. On se rappelle qu’Alexandre, voulant forcer la
prêtresse de Delphes à lui rendre malgré elle un oracle, et l’ayant prise
rudement par la main pour la faire entrer dans son temple, elle s’écria : «Mon
fils, rien ne peut vous résister!», et qu’Alexandre, s’en tenant à ce mot, ne
voulut point d’autre oracle. Clovis, également heureux, tomba sur ces deux
versets du psaume dix-septième :
«Vous m’avez revêtu de force pour
la guerre, vous avez supplanté ceux qui s’étaient élevés contre moi.
«Vous avez mis mes ennemis en
fuite, et vous avez exterminé ceux qui me haïssaient»
Il ne fut plus possible de douter
de la victoire; n’en pas douter est souvent un moyen sûr de l’obtenir. Les Français
a voient juré de ne se point faire la barbe qu’ils n’eussent vaincu leurs
ennemis; ces sortes de vœux aident encore à vaincre. Les Visigoths furent
défaits; Clovis renversa de cheval Alaric, et le tua de sa main; tout ce qui
est entre la Loire et les Pyrénées fut soumis; chaque bataille alors entraînait
un régicide et une conquête. Théodoric, roi des Ostrogoths, c’est-à-dire des Goths
d’Italie, vengea son gendre Alaric, en remportant sur Clovis, auprès d’Arles,
une grande victoire, qui ne coûta la vie à aucun roi, mais qui priva Clovis d’une
grande partie de ses conquêtes, qui réunit le royaume des Visigoths à celui des
Ostrogoths, et qui conserva pour la suite le premier au jeune Amalaric, fils
d’Alaric et petit-fils de Théodoric.
Le reste de la vie de Clovis, le
plus grand roi, et pour ainsi dire le Charlemagne de la première race, n’est
plus qu’un tissu de crimes, et ces crimes sont autant de régicides. Il ait tuer
Sigebert, roi de Cologne, par Clodoric, fils de
Sigebert même, et, après avoir chargé Clodoric de ce
parricide, il soulève contre lui ses propres domestiques, qui le massacrent à
son tour.
Il force Cararic,
roi des Morins, et son fils, d’entrer dans les ordres et de lui abandonner
leurs États ; et sur quelques menaces échappées au fils de réclamer un jour ses
droits, il envoie les égorger l’un et l’autre.
Il fendit lui-même la tête à
coups de hache à Ragnacaire, roi de Cambra y, et à Riguier,
son frère, qui lui furent livrés par leurs propres sujets, séduits par ses
artifices; il joignit à l’égard de ces malheureux l’insulte à la cruauté : «Comment,
dit-il à Ragnacaire, un roi se laisse-t-il ainsi garrotter? Et toi, dit-il à Riguier, comment ne l’as-tu pas empêché?». Mais il donna
une grande leçon aux traîtres qui lui avoient livré ces deux princes; il était
convenu de leur donner pour récompense des bracelets et des baudriers d’or;
ceux-ci s’aperçurent que l’or était faux, et s’en plaignirent; Clovis les
renvoya, en leur disant qu’ils méritaient de mourir dans les supplices pour
avoir trahi leur maître. Tout le monde avait le droit de leur tenir ce discours
, excepté Clovis.
Enfin il fit assassiner Renomer, roi du Mans, et son frère, dans leur propre ville;
if envahit les États de tous ces princes.
On ne sait pas bien quelle était
l’origine et l’étendue de tous ces petits royaumes qui subsistaient alors dans la
Gaule. Tout ce qu’on sait c’est que tous ces princes sont qualifiés rois dans
l’histoire; qu’ils étaient tous parents de Clovis, et que quelques-uns
l’avoient bien servi, entre autres Cararic, roi des Morins,
et Ragnacaire, roi de Cambray, qui n’avoient pas peu contribué à le faire triompher
de Siagrius; ils en reçurent cette récompense. Voilà
bien l’esprit de guerre dans toute sa férocité.
Clovis craignait, dit Grégoire de
Tours, que les Francs ne choisissent un autre chef: de là tant de violences et
de crimes.
Si, d’un autre côté, aux prodiges
qui accompagnent la bataille de Vouillé nous joignons la sainte Ampoule, apportée
du ciel par une colombe, l’écu semé de fleurs de lis, et l’étendard de l’oriflamme,
déposés par un ange entre les mains de de Joyenval l’ermite,
le don de guérir des écrouelles, accordé à Clovis ( comme il le fut depuis en
Angleterre à Édouard-le-Confesseur ), et ce même don , éprouvé avec succès par
Clovis sur Lanicet son favori; nous trouverons dans
tout ce règne le mélange de violence et de superstition qui caractérise la
barbarie, et nous ne verrons peut-être à louer dans Clovis que le bonheur qu’il
eut d’être en France le premier roi chrétien, et dans la chrétienté le seul
prince orthodoxe : avantage qui attira ou retint dans son obéissance les
Gaulois auxquels la domination des Goths et des Bourguignons, princes ariens, était
odieuse;
Au reste, Clovis n’était dévot
que parce que tout le monde l’était alors ; il faisait de grands présents à
l’église de Saint-Martin de Tours, et croyait devoir à la protection de ce
saint une partie de ses victoires; il disait de lui, qu’il servit assez bien
ses amis, mais quil était un peu cher, mot qui
semblerait avoir été dit dans un de ces siècles qu’on appelle éclairés, et qui
ne sont peut-être que frivoles, où l’on croit n’être pas superstitieux, parce
qu’en riant de tout on rit quelquefois de la superstition.
Un écrivain, non moins distingué
par ses titres littéraires que par son rang et ses dignités, a développé, dans
un mémoire plein de vues et de sagacité, la politique de Clovis, qu’il compare
à celle de Ferdinand le Catholique et de Charles-Quint; il compare aussi une
entrevue de Clovis et d’Alaric à Amboise avec la fameuse conférence de Nice,
entre Charles Quint et François I, et surtout la conversion de
Clovis avec l’abjuration de Henri IV; il justifie toutes ces comparaisons,
parla ressemblance des objets, des vues, des motifs, des causes et des effets;
il compare encore la rédaction de nos lois saliques sous Clovis avec la promulgation
des lois romaines sous Justinien, et il trouve le code salique plus simple et
plus uniforme. En parcourant toutes les expéditions militaires de Clovis, il
fait voir comment elles se rapportent à un but unique, qui est de réunir la
Gaule entière sous la domination de Clovis, comme le but de Ferdinand le Catholique
fut de régner seul en Espagne, et celui de Charles Quint de rendre sa
puissance, sinon unique, au moins absolument prépondérante dans l’Europe; il
relève les fautes que fit Clovis en politique, et les démarches inconséquentes
qui l’éloignèrent quelquefois de son objet; mais en détestant les violences et
les perfidies de Clovis à l’égard de tous ces petits rois du nord de la Gaule,
ses parents, il montre comment ces crimes rentrent dans le plan d’ambition et
de conquête que Clovis s’était fait; il observe que Clovis, perdant l’espérance
de s’agrandir du côté du midi, où Théodoric lui opposait une puissance au moins
égale et une habileté peut-être supérieure, il devoir naturellement tourner ses
vues vers les objets sur lesquels son ambition pouvait s’exercer.
Au reste, la politique de Clovis était
purement machiavélliste, et n’avait que la conquête
pour objet : nous nous dispensons donc de la louer, et nous réservons notre
estime pour la finesse avec laquelle M. le D. de N. a su démêler tous les
ressorts , pénétrer tous les mystères, et dévoiler toutes les fautes de cette
politique.
LES QUATRE FILS DE CLOVIS
Le royaume de Clovis fut divisé entre ses quatre fils : Thierry, roi de Metz,
Clodomir d’Orléans, Childebert de Paris, Clotaire de Soissons. Cette division était
encore un effet de la barbarie des Francs et de l’ignorance des vrais
intérêts. On voyait seulement que les femmes ne dévoient pas hériter, parce
qu’elles ne font point la guerre, et qu’une nation toute guerrière ne pouvait
être conduite que par un guerrier; mais on ne concevoit pas que la monarchie ne souffre point de partage, que l’héritier du trône doit
être unique, qu’il doit être certain, et que ce doit être l’aîné de la branche aînée,
avec représentation à l’infini, tant en ligne collatérale qu’en ligne directe
: voilà ce qui n’a été bien compris que par succession de temps; et la seconde race
n’a sur ce point aucun avantage sur la première.
Une autre particularité qui tenait
encore aux mœurs du temps, c’est que Thierry, quoique né d’une concubine,
hérita aussi-bien que les fils de Clotilde. Cet usage ne provenait pas
cependant, comme on pourrait le croire, de cette ignorance ou de ce mépris des
lois sacrées du mariage, dont nous verrons dans la suite trop d’exemples. Une concubine alors n’était pas ce qu’on entend aujourd’hui par ce mot : c’était une femme
légitime, dont le mariage, quoiqu’il eût été moins solennel, à cause du défaut
de dot ou à cause d’une disproportion marquée de rang et de fortune, n’en était
pas moins indissoluble. Si cette femme ne jouissait pas dans la maison de la
même considération qu’une épouse de condition égale, elle tenait en quelque sorte
le milieu entre une femme et une maîtresse, et ses enfants étaient légitimes.
Des conciles ont paru approuver cette espèce d’union: les lois romaines
l’avoient consacrée; mais il y avait sur ce points entre les Romains et les
Francs, cette différence essentielle, que chez les Romains les enfants nés
d’une telle union , quoiqu’ils fussent regardés comme légitimes, ne pouvaient succéder.
L’incertitude et les abus qui naissaient du défaut de solennité dans ces
mariages les ont fait réprouver dans la suite.
On retrouve sous les fils de
Clovis les mêmes horreurs que sous leur père, le même massacre de rois, et un plus
grand encore, soit parmi les Francs, soit chez les peuples voisins. Un prince
ou capitaine danois, nommé Cochiliac, qui se prétendait
issu de Clodion, exerçait des pirateries avec ce qu’on appelait alors une flotte,
et força les Francs d’avoir aussi quelques vaisseaux; il fit une descente sur
les terres de Thierry, qui envoya contre lui Théodebert son fils. Celui-ci
surprit le Danois au moment où il allait se rembarquer avec le butin qu’il avait
fait: il l’attaqua, le défit, et le tua de sa propre
main, selon l’usage.
Hermenfroy, Balderic et Berthier,
rois de Thuringe, étaient divisés comme l’avaient été les rois de Bourgogne :
Hermenfroy, après avoir fait périr Berthier, fît, avec Thierry, pour dépouiller
Balderic, son autre frère, le même traité de partage, c’est-à-dire de
brigandage, que Gondégisile avait fait avec Clovis: Balderic fut tué dans une
bataille, et Hermenfroy manqua de parole à Thierry, toujours suivant l’usage.
Thierry emporte par force plus qu’on ne lui avait promis par le traité, il
soumet toute la Thuringe. Hermenfroy, réduit à demander grâce, vient le
trouver à Tolbiac sur sa parole, Un jour, pendant qu’il se promenait avec
Thierry sur les remparts de la ville, un homme de la suite de Thierry pousse
Hermenfroy, le lait tomber dans le fossé, où on le laisse mourir faute de
secours, et la Thuringe reste à Thierry.
Berthier avait laissé un fils,
nommé Amalafroy, et une fille, nommée Radegonde;
Clotaire, roi de Soissons, épouse Radegonde, et fait assassiner Amalafroy. C’était son usage de faire périr les enfants ou
les frères des femmes qu’il épousait: nous le verrons égorger les fils de
Clodomir son frère, en épousant sa veuve et leur mère.
Les Français et les Thuringiens étaient
ennemis mortels, depuis qu’un roi de Thuringe, dans une incursion qu’il avait
faite en France, avait exercé une de ces cruautés auxquelles les peuples, même barbares,
ne sont point accoutumés. Environ deux cents jeunes filles et à-peu-près un
pareil nombre de jeunes hommes étant tombés entre ses mains, il avait fait
égorger les filles et pendre les hommes. Les Français n’oublièrent jamais cette
horreur, et s’en vengèrent par d’autres horreurs.
Gondebaud, roi de Bourgogne, avait
laissé deux fils, Sigismond et Gondemar. Sigismond avait eu d’une première
femme, nommée Ostrogothe, fille de Théodoric, roi des Ostrogoths en Italie, un
fils, nommé Sigeric. Il épousa dans la suite une
servante, qui, suivant l’usage des marâtres dans les siècles barbares, irrita
tellement Sigismond contre Sigeric, par ses intrigues
et ses calomnies , qu’il le fit étrangler dans son lit; il alla ensuite le pleurer
quelque temps dans un couvent [a], et crut avoir satisfait à la religion et à
la nature par quelques largesses qu’il fit aux moines, et qui l’ont fait mettre
au nombre des saints.
Les trois fils de Clotilde, sous
le prétexte vrai ou faux que Sigismond retenait injustement le bien de leur mère,
attaquent Sigismond; il tombe avec sa femme et ses enfants entre les mains de
Clodomir, roi d’Orléans, qui les fait égorger et jeter dans un puits : le
royaume de Bourgogne fut pour lors conquis par les Francs.
Il fut reconquis le moment
d’après par Gondemar, frère de Sigismond; les Francs, conduits par Clodomir,
ne tardèrent pas à lui présenter la bataille ; ce fut à Veseronce auprès de Vienne. Clodomir, vainqueur, poursuivant les fuyards avec l’ardeur
imprudente de ces temps-là, fut tué. Les Bourguignons lui coupèrent la tête,
et la mirent au bout d’une lance pour insulter les Français. Des auteurs
prétendent qu’il fut trahi et livré aux ennemis par Thierry son frère, et alors
son allié. Quoi qu’il en soit, ses soldats victorieux vengèrent sa mort par une
de ces horribles dévastations , qui paraissent toujours aux barbares le plus
doux fruit de la victoire. Les rois francs, frères de Clodomir, complétèrent sa
vengeance, et satisfirent son ambition, en soumettant entièrement les États de
Gondemar, qui, ayant été fait prisonnier dans une bataille, fut mis dans une
tour, où il mourut de désespoir. Ainsi finit le premier royaume de Bourgogne;
il avait duré environ cent vingt ans.
Clotilde, fille de la célébré
reine de ce nom, et sœur des rois francs, avait épousé Amalaric, roi des Visigoths,
petit-fils du grand roi d’Italie Théodoric, et fils de cet Alaric tué par
Clovis à la bataille de Vouillé. Arien zélé, il la persécutait parce qu’elle était
catholique; il la tenait en prison, où elle éprouvait des traitements si
rigoureux, qu’enfin sa patience étant lassée, elle envoya aux rois ses frères
un mouchoir teint de son sang, monument de ses outrages. Childebert fut le seul
qui s’arma pour les intérêts de sa sœur; il gagna sur Amalaric une grande
bataille près de Narbonne. Amalaric fut tué dans sa fuite; Clotilde, que son
frère ramenait libre et vengée, mourut en route .
Cette victoire n’entraîna pas la
conquête du royaume des Visigoths; mais la capitale de ce royaume
fut reculée de Narbonne à Tolède, les rois visigoths sentant la nécessité de
s’éloigner des rois francs.
Childebert s’était porté avec
d’autant plus d’ardeur à la vengeance de sa sœur, qu’il s’agissait des intérêts
de la foi. Son zèle sur cet article parait être le caractère qui le distingue
parmi ses frères; il le poussait à un tel point, qu’ayant entendu dire que le
pape Pelage était suspect d’hérésie, il lui envoya demander sa profession de
foi. Le pape, dans une réponse très modérée, prie Childebert et les évêques de
France de ne pas croire légèrement aux bruits injurieux qu’on peut répandre
contre lui, et qu’il attribue aux Nestoriens; il renvoie sur les hérésies du
temps ( qui concernaient la divinité du Verbe, et qui étaient comme autant de
branches de l’arianisme) aux lettres du pape Léon, et à la décision du concile
de Chalcédoine; il anathématise ceux qui pensent autrement sur la foi.
Les rois francs n’étaient ni plus
unis, ni moins cruels entre eux, qu’avec leurs voisins. La mort de Clodomir
parut à Childebert et à Clotaire une occasion favorable pour envahir ses États.
Clodomir avait laissé trois fils: Théodebert, Gontaire et Clodoald, qui étaient élevés avec beaucoup de tendresse par la reine
Clotilde, leur aïeule. Childebert et Clotaire la prient de les leur envoyer,
pour qu’ils les mettent en possession des États de leur père. Clotilde,
consacrée dans la retraite à la vertu et à la piété, ne put soupçonner ses fils
d’un crime, et leur livra leurs victimes. On ne sait s’ils voulurent insulter
à sa crédulité, ou s’ils crurent lui montrer un reste d’égard, en lui donnant
pour ses petits-fils le choix des ciseaux ou du poignard. Dans son indignation
et dans sa douleur, elle s’écria, sans savoir ce qu’elle disait, qu’elle aimait
mieux les voir morts que tondus et enfermés dans un cloître. Ce mot fut leur
arrêt; Clotaire prend un poignard, et renverse l’aîné mort à ses pieds. Le
second embrasse les genoux de Childebert, qu’il crut moins impitoyable, et lui
demande la vie. Childebert se sentit ému, et voulut engager Clotaire à épargner
cet enfant. Clotaire, transporté de fureur à cette proposition, menace son
frère de le tuer lui-même, lui arrache l’enfant, et le poignarde à ses yeux. Le
troisième eut le bonheur d’échapper; il se consacra aux autels, et vécut seul
en paix parmi tous ces monstres guerriers. On l’invoque sous le nom de saint
Cloud, qu’il a donné à ce bourg, situé sur la Seine, à deux lieues de Paris,
qui lui avait servi d’asile. Clotaire se dédommagea de cette victime perdue en
massacrant de sa main les domestiques des princes.
Thierry demande au même Clotaire
un entretien secret, pour traiter de quelques affaires : Clotaire en entrant
dans le lieu indiqué, aperçut des soldats dont les pieds passaient pardessous
une tapisserie, derrière laquelle ils avoient prétendu se cacher; il retint
son escorte, tout se passa tranquillement, et il ne fut parlé ni de l’escorte
ni des soldats cachés. Tels étaient les stratagèmes du temps.
Un seigneur franc, nommé Munderic, qui se disait du sang royal, et qu’on croit avoir
été un fils naturel de Clovis, prétendait avoir droit à la couronne aussi-bien
que Thierry : Thierry le fit assassiner. Munderic mourut
en roi, du moins en roi du sixième siècle. Investi dans le château de Vitry, on
n’avait pu l’en tirer qu’en lui promettant la vie. Quand il se fut rendu, on
donna le signal pour le massacrer. Munderic s’en aperçut; il s’élança sur le capitaine qui le trahissait ainsi, le tua, et,
avec une poignée de monde qui le suivait, vendit chèrement sa vie.
Ce Thierry, si injuste envers Munderic, passa pour justicier et pour populaire, parce
qu’il fît trancher la tête à Sigivalde, un de ses
parents, pour quelques exactions faites sur le peuple dans son gouvernement
d'Auvergne. A la mort de Thierry, Childebert et Clotaire s’unirent pour
envahir sa succession, comme ils avoient envahi celle de Clodomir: mais
Théodebert, fils de Thierry, était en état et dans l'intention de se défendre; il
les prévint, et sut les diviser au point que Childebert s’unit peu de temps
après avec lui contre Clotaire; car ces sortes de parties de jeu se liaient
ainsi en sens contraire suivant les conjonctures; et voilà ce que nous nous
piquons d’imiter encore aujourd’hui. La plupart de nos guerres sont ainsi
contradictoires les unes aux autres, de manière que l’une détruit l’ouvrage de
l’autre, et qu’en supposant deux guerres consécutives non avenues, on se
retrouverait au même point, au sang et à l’argent près. Un orage, qu’on voulut
regarder comme un miracle accordé par le ciel aux prières de sainte Clotilde,
fit faire la paix, et quoique un historien philosophe ait tourné en ridicule,
dans une autre occasion, cette influence du tonnerre et de la pluie sur la paix
et sur la guerre, faute, peut-être, d’avoir assez pensé dans cet endroit à la
profonde superstition des peuples barbares et guerriers, il est certain que
souvent il ne leur faut pas de meilleurs motifs pour se déterminer.
Childebert et Clotaire, toujours
ennemis des Visigoths , les avoient poursuivis jusqu’au-delà des Pyrénées; ils
avoient ravagé l’Aragon et assiégé Saragosse; il ne fallut, pour désarmer les
Français, que porter en procession, autour des murs, la tunique de saint Vincent;
ils firent la paix, sans exiger autre chose que cette tunique, qui fut donnée à
Childebert; il s’empressa de faire bâtir, pour la recevoir, l’église de
Saint-Vincent, aujourd’hui Saint-Germain-des-Près à
Paris.
Théodebert, après s’être agrandi
du côté de la Germanie, alla s’engager dans de fâcheuses guerres en Italie,
où il était appelé à la fois et par l’empereur Justinien, et par les
Ostrogoths, ennemis de l’Empire. Il écouta toutes leurs propositions, dans
l’espérance de les perdre les uns par les autres, et de former de leurs débris
un grand établissement. Il fit avec ces deux puissances des traités
frauduleux, dont elles ne furent pas longtemps les dupes, et qui tournèrent enfin
à sa honte. C’était pour le seconder dans cette expédition que ses oncles
avoient entrepris celle d’Espagne; ils se promettaient bien de trahir à la fois
et les Goths, et les Grecs, et leur propre neveu. Telle est la bonne foi des
temps barbares, et si c’est encore celle de nos temps policés, c’est que nos
temps policés sont encore infiniment barbares.
Théodebert, guerrier violent,
mourut, non à la guerre, mais à la chasse, exercice qui a été funeste à plus
d’un prince. M. de Buffon fait de la chasse un éloge capable d’en inspirer le
goût aux princes qui pourraient ne le pas avoir; un autre auteur moderne cite Platon, qui appelle la chasse un exercice divin, et l’école des vertus militaires. M.
Hume, au contraire, observe qu’elle était le seul amusement, et à-peu-près la principale
occupation des princes guerriers, dans un temps où les charmes de la société étaient
peu connus, et où les beaux-arts offraient peu d’objets dignes d’attention. On
sait ce que disait de la chasse le duc de Sully, cet inflexible ennemi de toutes
les passions de son maître.
Un taureau sauvage, que
Théodebert attendit un épieu à la main, et que ses veneurs poussaient de son côté,
rompit une forte branche d’arbre qui vint frapper rudement Théodebert à la tête;
le prince mourut des suites de ce coup.
Les chroniqueurs l’ont beaucoup
vanté, parce qu’il a beaucoup fait la guerre, et avec une sorte d’éclat. On lui
a même donné le surnom de prince utile, titre glorieux, qui invite
d’abord à chercher quel est le bien qu’il a fait aux hommes. On trouve alors qu’il
a été nommé ainsi pour la victoire qu’il avait remportée sur Cochiliac. Il était utile sans doute de chasser des États
de son père des pirates qui les infestaient; mais ce titre de prince utile présentait une idée plus étendue et plus favorable à l’humanité. Théodebert ne
fut point utile à ses peuples; car il les accabla d’impôts, pour subvenir aux
frais de ses guerres continuelles : les peuples s’en vengèrent sur Parthénius, ministre de ses exactions, qu’ils assommèrent
à coups de pierres , après l’avoir rassasié d’outrages. «C’était, dit Mézeray,
un homme horriblement gourmand , comme le sont presque tous les gens de cette
sorte, qui prenait de l’aloès pour digérer les viandes dont il se gorgeait, et
qui lâchait son ventre encore plus vilainement qu’il ne le remplissait». Ce trait
prouve avec quelle facilité les mœurs corrompues s’allient avec les mœurs
barbares.
On cite de Théodebert un mot
remarquable. Il avait prêté aux habitants de Verdun, à la prière de leur
évêque, une somme dont ils avoient besoin: lorsqu’au bout d’un certain temps
l’évêque rapporta cette somme; Théodebert refusa de la reprendre. «Nous sommes trop
heureux, dit-il à l'évêque, vous de m’avoir procuré l’occasion de faire du
bien, et moi de ne l’avoir pas laissé échapper», Le mot est beau; quant à l’action,
pour juger si elle mérite d’être louée, il faudrait en savoir mieux les circonstances.
Si ce don fut pris sur les épargnes de Théodebert, on peut le louer; s’il ne
fit que prendre sur son peuple pour donner à une partie de ce même peuple,
comme en usent tant de princes à l’égard de leurs courtisans, cette action est
loin de mériter aucune louange.
Théodebert s’était montré esclave
de ses passions; il avait répudié Wisigarde sa femme,
fille de Wachon, roi des Lombards, pour épouser Deuterie, dame de Cabrières, qui avait son mari. On raconte
de cette femme, qu’étant devenue jalouse de sa fille du premier lit, pour qui Théodebert
paraissait prendre du goût, elle fit atteler au char de cette fille, au lieu
de bœufs, deux taureaux indomptés, qui la précipitèrent de dessus le pont de Verdun
dans la Meuse. Deuterie en fut punie par l’indignation
publique, qui força Théodebert de la répudier à son tour, et de reprendre Wisigarde : mais Théodebalde, né
de Deuterie, et par conséquent bâtard adultérin, succéda
sans difficulté à Théodebert; et ses grands-oncles, qui avoient essayé de
dépouiller Théodebert, ne tentèrent pas la même chose à l’égard de Théodebalde. Celui-ci mourut, sans avoir rien fait que d’envoyer
ou de laisser aller deux armées françaises périr en Italie. Ses deux
grands-oncles dévoient lui succéder également; mais Clotaire ayant cinq fils,
et Childebert n’ayant que des filles, Clotaire envahit toute cette succession; bientôt
il recueillit encore celle de Childebert lui-même, et réunit toute la monarchie
française.
Fortunat donne à Childebert un
éloge que ce prince n’a mérité que par comparaison, celui d’avoir haï la guerre,
d’avoir aimé la paix, les lettres et la justice. C’est le premier de nos rois
qui ait su le latin. Clovis son père, et Childéric son aïeul, parlaient la
langue des Sicambres.
Chramne,
fils de Clotaire, avait pris les armes contre lui, à l’instigation de
Childebert, qui cherchait à se venger de l’injustice avec laquelle Clotaire l’avait
frustré de sa part dans la succession de Théodebalde,
son petit-neveu. Chramne, privé de l’appui de
Childebert, se retira auprès de Conober, roi ou
prince de Bretagne. Clotaire l’alla chercher dans cette province, lui livra bataille:
les Bretons furent défaits, Conober tué, Chramne pris. Clotaire fît enfermer le malheureux Chramne, avec sa femme et ses enfants, dans une chaumière,
y fit mettre le feu, et les y brûla tous impitoyablement. On a observé que Chramne était, de tous ses enfants, celui qu’il avait le
plus aimé. Il se comparait à David, et Chramne à
Absalon : mais David ne brûla point Absalon dans une grange, et pleura sa mort,
qu’il avait voulu prévenir.
Cette horrible action de Clotaire
fut la dernière de sa vie. A peine avait-il réuni cet empire qui lui avait coûté
tant de crimes, que la mort vint le lui arracher. On dit qu’il eut des remords;
mais on avait alors un moyen facile de s’en délivrer, et il usa de ce moyen, c’était
de faire de grands dons aux églises.
Clotaire, en mourant, trouvait le
roi du ciel bien puissant de disposer ainsi de la vie des plus grands rois. Cet homme se faisait une assez haute idée d’un roi de Soissons ou de Paris.
On a dit que Clotaire était mort
au bout d’une année, au même jour et à la même heure où il avait brûlé Chramne et ses enfants. Nos vieux auteurs recherchent trop ces
rapports singuliers qui sont rarement vrais.
Jamais prince n’abusa autant que
Clotaire du mariage, et n’en profana tant la sainteté. A la mort de Clodomir son
frère, il épousa Gondioche sa veuve. Mère dénaturée, belle-sœur
incestueuse, elle livra ses fils au fer de leur bourreau, et l’épousa sur leur
cendre. Clotaire, à la mort de Théodebalde, son
petit-neveu, épousa de même sa veuve Waldrade, fille de Wachon,
roi des Lombards. Cet homme se croyait
obligé d’épouser toutes les veuves de sa famille. Il eut jusqu’à trois femmes
à la fois, dont deux étaient sœurs; c’étaient Ingonde et Aregonde. Voici comment la chose se passa, la manière
ajoute encore à la peinture des mœurs. Ingonde était,
de toutes ses femmes, celle qu’il avait le plus aimée; elle faisait venir en
France Aregonde sa sœur, et elle pressoir Clotaire de
la marier avec quelque seigneur de sa cour. Clotaire lui dit : «Il faudra voir
votre sœur». Il la vit, la trouva belle, l’épousa sur-le-champ, et dit à Ingonde : «J’ai vu votre sœur, elle est très bien; et comme
je ne connais point dans ma cour de plus grand seigneur que moi, c’est de moi
que j’ai fait choix pour son mari»
Des quatre fils qu’il laissa, trois
étaient de la première de ces deux sœurs, et le quatrième de la seconde : il
ne parait pas que l’inceste qui avait présidé à leur naissance leur ait
seulement été objecté.
Quant à la polygamie simple, les
rois alors se la permettaient souvent; on ne sait pas jusqu’à quel point leurs
sujets, à leur exemple, osaient violer toutes les bienséances dans leurs
mariages. Un canon du second concile d’Orléans. qui défend d’épouser sa
belle-mère ou la femme de son père, peut faire conjecturer que le désordre avait
été poussé fort loin.
Clotaire avait eu en tout six
femmes, soit à la fois, soit successivement. Ces mariages, dit M. de Montesquieu,
«étaient moins un témoignage d’incontinence, qu’un attribut de dignité»
LES
QUATRE FILS DE CLOTAIRE.
Le royaume
de Clovis, partagé d’abord entre ses fils, déchiré par l’effet inévitable de ce
partage même, réuni ensuite sous Clotaire I, fut partagé pour la
seconde fois entre les quatre fils de ce prince. Chérebert fut roi de Paris; Contrant, d’Orléans et de Bourgogne; Sigebert d’Austrasie; Chilpéric,
de Soissons. Ce second partage ramena les mêmes troubles que le premier avait
causés; l’ambition de ces princes ne pouvait se contenir dans les limites qui
leur avoient été assignées. Chilpéric surtout, le plus inquiet des quatre, cherchait
sans cesse les occasions de s’agrandir aux dépens de ses frères; il leur fit souvent
la guerre , surtout à Sigebert : mais leur ambition ne devint insatiable, ni
leur haine implacable, que quand deux femmes violentes les animèrent l’un
contre l’autre.
Chérebert et Contran n’avoient fait que s’avilir par leurs mariages
avec des servantes, ou des filles de cardeurs de laine ou de bergers : Sigebert
et Chilpéric, parleurs mariages, firent leur malheur et celui de leurs peuples.
Sigebert épousa Brunehaut ou Brunichilde, fille d’Athanagilde, roi des Visigoths, qui possédaient alors
l’Espagne: c’était un mariage assorti, et qui semblait devoir être heureux;
mais le germe de méchanceté que Brunehaut cachait sous un extérieur séduisant
ne tarda pas à se développer. Gogon, maire du palais
d’Austrasie, qui l’avait été chercher en Espagne, fut sa première victime : la
place qu’il occupait, et plus encore son mérite, lui donnaient beaucoup de part
au gouvernement : ce fut par là qu’il déplut à Brunehaut, qui voulait
gouverner seule. Elle ne cessa d’irriter Sigebert contre lui, jusqu’à ce
qu’elle en eût arraché l’ordre de faire mourir ce ministre.
Quant à Chilpéric, il avait,
d’une femme nommée Audouère (dont les historiens ne
marquent point la condition), trois fils, Théodebert, Mérouée,
et Clovis. Audouère eut encore une fille; Chilpéric était
absent lorsqu’elle naquit; Frédégonde, une des femmes d’Audouère,
lui persuada de tenir elle-même sa fille sur les fonts, et elle se servit
ensuite de ce prétexte pour la faire répudier, en alléguant l’alliance
spirituelle qu’Audouère avoit contractée avec Chilpéric; car, selon les idées du temps, on ne pouvait épouser
l’homme ou la femme dont on avait tenu les enfants sur les fonts de baptême. Ce
prince, qui se laissait dès lors séduire par les artifices et les charmes de
Frédégonde, prit tous les scrupules qu’elle voulut lui donner; il quitta Audouère, et l’enferma dans un monastère au Mans : il ne se
livra pourtant pas encore entièrement à sa passion pour Frédégonde; il voulut
suivre l’exemple de Sigebert, et fit demander Galasonte ou Galsuinde, sœur aînée de Brunehaut. On ne la lui
accorda pas sans peine; on prit, pour assurer le bonheur de cette princesse,
des précautions qui hâtèrent sa perte: on voulut que Chilpéric jurât sur les
reliques des saints, en présence des ambassadeurs d’Espagne, de n’avoir point
d’autre femme que Galasonte tant qu’elle vivrait.
Cependant Frédégonde enchaînait
de plus en plus Chilpéric par des refus perfides : «Je ne puis être à vous, lui
disait-elle, tant que Galasonte vivr : un serment inviolable
vous unit à elle seule, tant qu’elle respire». Chilpéric entendit trop bien ce
que ces refus et ces scrupules voulaient dire : on trouva Galasonte étranglée dans son lit, et Frédégonde monta sur le trône.
Les frères de Chilpéric eurent
horreur de ce crime. Brunehaut poursuivit ardemment la vengeance de la mort de
sa sœur. Sigebert, gouverné par Brunehaut, comme Chilpéric par Frédégonde, jura
une guerre éternelle à Chilpéric; les intérêts politiques secondaient les
projets de vengeance: on voulait punir Chilpéric, parce qu’on vouloit le dépouiller.
Le lot de chacun des frères était
devenu plus considérable. Chérebert, dont Grégoire de
Tours ne dit que du mal, dont Fortunat ne dit que du bien, et dont on ne sait
presque rien, sinon qu’il fut excommunié par son évêque pour un mariage
incestueux, Chérebert était mort sans enfants mâles :
ses trois frères avoient partagé son royaume, et même la ville de Paris. Chacun
d’eux s’était engagé, par serment, à ne point entrer dans cette ville sans
l’aveu des deux autres, sous peine de perdre sa part et de Paris, et du royaume
de Chérebert.
Sigebert prend les armes, et
alors commence la longue et funeste rivalité de Frédégonde et de Brunehaut, qui
produisit tant de malheurs et de crimes, sans qu’aucune de ces deux femmes,
également habiles et méchantes, succombât jamais sous les coups de sa rivale.
Gontran tenait la balance entre
les deux frères et les deux femmes.
Chilpéric eut dans cette guerre
tous les revers qu’il méritait. Théodebert, son fils aîné, attaquant des provinces
du partage de Sigebert, fut pris et tué de sang-froid; son corps dépouillé
resta sur le champ de bataille confondu parmi les morts. Si Chilpéric sentit vivement
cette perte, Frédégonde s’en applaudit en marâtre.
Rien n’arrêtoit les succès de Sigebert. Chilpéric, forcé de fuir devant lui, jusqu’à
l’extrémité de ses États, va s’enfermer dans Tournai avec sa femme et ses enfants.
Sigebert entre dans Paris, malgré le traité de partage du royaume de Chérebert; Brunehaut vient, avec ses enfants, y étaler son
triomphe, y établir son trône : «Imprudente, dit Adrien de Valois, qui ne voyait
pas qu’elle allait se livrer entre les mains de ses ennemis, si le sort venait
à changer»
Sigebert, toujours animé par
elle, court assiéger son frère dans Tournai. Saint Germain, évêque de Paris,
témoin de ces violences, en tombe malade de douleur ; il écrit à Brunehaut pour
la prier d’inspirer des sentiments plus doux à son mari, et n’obtient rien.
Tournai est investi; Chilpéric et Frédégonde n’ont plus de ressource, ils
touchent au moment d’expier la mort de Galasonte. Au
milieu de ces périls si pressants, Frédégonde accouche d’un fils à Tournai :
cet enfant ne semblait naître que pour tomber entre les mains de ses ennemis;
Frédégonde ne l’avait désiré que pour être mère d’un roi. Grégoire de Tours dit
que voyant ses espérances trompées elle entra dans une si violente rage,
qu’elle eût tué son fils de sa propre main si Chilpéric ne l’en eût empêchée ;
elle tourna donc cette rage contre Sigebert. Tous les Neustriens reconnaissaient
l’empire de ce prince : il va recevoir leurs hommages à Vitry; mais tandis
qu’on l’élève sur le pavois, deux assassins, envoyés par Frédégonde, le
laissent expirant entre les mains de ceux qui le portaient : ils poignardent
ensuite, par l’ordre de Frédégonde, Charégisile,
chambellan de Sigebert. Ce second coup les fait remarquer ils sont massacrés sur-le-champ; et leur
secret eût péri avec eux, si Frédégonde ne l’eût publié elle-même, pour faire
admirer et redouter les ressources de sa politique.
Ce coup hardi produisit la
révolution la plus subite: les Austrasiens, qui étaient devant Tournai,
levèrent le siège, et ayant rejoint ceux qui étaient à Vitry, tous se
retirèrent en désordre. Chilpéric et Frédégonde les poursuivent, et ayant
surpris à Tournai Sigilla, qui avait été dans la plus
grande faveur auprès de Sigebert, ils exercent sur lui des cruautés dignes
d’eux ; ils lui font appliquer des fers rouges à toutes les jointures, et le
font couper ensuite par morceaux.
Les Neustriens rentrent sous
l’obéissance de Chilpéric : plusieurs Austrasiens s’y soumettent; Brunehaut est
investie dans Paris, et Childebert son fils, âgé de cinq ans, allait tomber
entre les mains des meurtriers de Sigebert, sans le zèle et l’adresse du duc Gombaud , seigneur austrasien, en qui Brunehaut, dans ce
grand levers, mit toute sa confiance. Il sauva Childebert en le descendant
par-dessus les murailles de la ville dans une corbeille à la faveur de la nuit:
un homme affidé le reçut au pied de la muraille et le porta dans Metz, où les
Austrasiens l’élevèrent sur le pavois; ils le mirent sous la protection de
Gontran, roi de Bourgogne, son oncle.
L’évasion du jeune Childebert enlevait
à Chilpéric et à Frédégonde le fruit de la mort de Sigebert, et leur imposait
la nécessité de ménager Brunehaut : on se contenta de la reléguer à Rouen, d’où
elle suscita bien des affaires à ses ennemis .
Chilpéric
avait envoyé Mérouée, l’aîné des fils qui lui restaient
de la reine Audouère, pour s’emparer, du Poitou, qui était
du partage du jeune Childebert. Mérouée n’ignorait
pas la haine de Frédégonde pour tous les enfants d’Audouère;
il savait tout ce qu’il avait à craindre d’une femme de ce caractère : il parait
qu’il voulut se faire un appui contre elle de tous ceux qui dévoient la haïr;
il va donc d’abord à Tours, et au lieu de prendre la route du Poitou, il tourne
vers le Mans, où il voit la reine Audouère sa mère,
qui, depuis sa répudiation, y était renfermée dans un couvent; il va ensuite
à Rouen, où il voit Brunehaut, l’aime, l’épouse, quoique veuve de Sigebert, son
oncle. Prétextât, évêque de Rouen, fort attaché aux intérêts de Brunehaut, plus
attaché encore à ceux de Mérouée son filleul, fit ce
mariage, qui parait avoir été concerté entre Audouère, Mérouée, Prétextât et Brunehaut.
Chilpéric, à cette nouvelle, vole
à Rouen, donne des gardes à Brunehaut, et emmène Mérouée.
Le courroux de Chilpéric eût pu
se borner, à cette expédition, si Frédégonde l’eût permis; mais c’était pour
elle une trop belle occasion de perdre un fils d’Audouère.
Divers seigneurs austrasiens qui, à la mort de Sigebert, s’étaient donnés à
Chilpéric, retournoient tous les jours vers Childebert : Godin, un de ces seigneurs,
voulant y retourner avec un gage qui le rendît important, s’était emparé de
Soissons, où il avait pensé surprendre Frédégonde; mais il avait été lui-même
surpris, défait, et tué. Frédégonde, liant habilement cet incident avec celui
du mariage de Mérouée, fit envisager le tout à
Chilpéric, comme l’effet d’une çonjuration dont elle accusait Mérouée et Brunehaut d’être l’âme, et Prétextât
d’être un des principaux instruments. Chilpéric, l’exécuteur le plus soumis de
toutes les volontés de Frédégonde, fit arrêter son fils, le força de se faire
ordonner prêtre, et l’enferma dans un monastère. Mérouée s’échappa quelque temps après de sa prison, et se sauva dans l’église de
Saint-Martin de Tours.
Brunehaut était toujours gardée à
Rouen; les Austrasiens la redemandèrent, et Chilpéric la voyait dans ses Etats
avec tant d’inquiétude, qu’il fut charmé de la renvoyer. Mérouée se mit en chemin pour l’aller joindre, mais les Austrasiens refusèrent de le
recevoir; il resta errant et caché dans la Champagne, sans asile, sans secours
et sans desseins. Deux traîtres entreprirent de le livrer à Frédégonde : c’était
Gilles, évêque de Reims, et Gontran Bozon, seigneur austrasien, qui, dans le
temps des succès de Sigebert, dont il était un des généraux, avait fait tuer
Théodebert, frère aîné de Mérouée. Depuis la mort de
Sigebert et le rétablissement des affaires de Chilpéric, il s’était réfugié au
tombeau de Saint-Martin de Tours, pour échapper au supplice que Chilpéric lui destinait;
il était secrètement appuyé par Frédégonde, qui lui savait gré de l’avoir
défaite d’un des fils d’Audouère, et qui voulait se
servir encore de lui pour faire périr Mérouée. Gilles
et Gontran Bozon persuadèrent à Mérouée qu’ils lui
feraient livrer la ville de Térouenne. Mérouée, sur leur parole, s’engagea dans un village où
Chilpéric, averti par ces traîtres, vint
l’envelopper. Mérouée, se voyant près de tomber entre
les mains d’une marâtre impitoyable et d’un père sur qui la nature pou voit
moins que Frédégonde, pria Gaïlen, son confident, de
le percer de son épée; Gaïlen lui donna cette
horrible marque de son attachement. Quelques-uns disent que Frédégonde fît
courir ce bruit, mais qu’en effet Mérouée fut
massacré par ses ordres; et l’affreuse mutilation qu’elle fit souffrir depuis
à Gaïlen, et dont il mourut, ne détruit point cette
idée.
Elle avait fait faire le procès à
Prétextât, dans un concile qui se tenait à Paris : Chilpéric s’était rendu
l’accusateur de cet évêque. Outre le mariage de Mérouée avec Brunehaut, dont il était difficile de le disculper, il lui reprochait
encore la conjuration chimérique dont j’ai parlé; il soutenait que Prétextât avait
fait des largesses au peuple pour le soulever. Frédégonde produisit, sur,
cette conjuration, de faux témoins, que Prétextât confondit; mais les prélats
de l’assemblée, séduits ou intimidés par Frédégonde, n’osaient ni condamner
ni absoudre Prétextât. Grégoire de Tours fut le seul qui se déclara hautement
en sa faveur; on l’écouta en tremblant et sans lui répondre, et les prélats
courtisans allèrent le dénoncer à Chilpéric. Frédégonde voulut acheter le
suffrage de l’évêque de Tours; il fut incorruptible, ce qui lui attira
dès-lors, et dans la suite, diverses persécutions. Enfin, des émissaires de
Frédégonde insinuèrent à Prétextât que le roi voulait seulement éviter la
honte du personnage de calomniateur, et se ménager en public la gloire d’une
grande action de clémence; qu’il fallait donc que Prétextât s’avouât coupable
de tous les crimes que le roi lui imputait, et qu'il lui en demandât pardon;
qu’à ce prix il devoir être sûr, non seulement de sa grâce, mais encore de
toute la faveur du roi. Prétextât eut la faiblesse de les croire; et au milieu
de l’assemblée des évêques, se jetant aux genoux du roi, il avoua qu’il avait
attenté à sa vie et corrompu la fidélité de ses sujets. Sur cet aveu, Chilpéric,
au lieu de prononcer sa grâce, demande justice aux évêques. Il n’était plus
possible d’absoudre un accusé convaincu par sa propre bouche. Prétextât fut
relégué dans un île du Cotentin; et Mélance son
ennemi, vendu aux fureurs de Frédégonde, fut mis à sa place sur le siège de
Rouen.
Il restait encore à Chilpéric un
fils de la reine Audouère : c’était Clovis. Il en avait
aussi trois de Frédégonde: Samson, Clodebert et
Dagobert; une maladie pestilentielle, qui ravageait alors la France, les emporta
tous trois. Frédégonde, outrée de douleur, jalouse que Chilpéric eût encore un
fils, tandis qu’elle perdait tous les siens, alarmée d’ailleurs de quelques
menaces imprudentes qui étaient échappées au jeune Clovis, résolut de le perdre.
Ce prince aimait une des filles de la suite de Frédégonde; Frédégonde se lit
rapporter que la mère de cette fille était sorcière, et qu’à l’aide de ses
maléfices Clovis avait fait périr les trois jeunes princes. Sur ce rapport elle
fit arrêter cette malheureuse fille, la fit attacher à un poteau devant
l’appartement de Clovis, et fouetter cruellement en sa présence; elle fit
appliquer la mère à la question, et la lui fit donner si rigoureuse, qu’il
fallut bien qu’elle chargeât Clovis de tout ce qu’on voulait lui imputer.
Frédégonde demanda vengeance à Chilpéric, qui, ne sachant pas lui résister, lui
abandonna son fils unique : elle le fit arrêter, et, après l’avoir accablé d’ignominie,
elle l’envoya enchaîné à Noisy-sur-Marne, où on le trouva mort d’un coup de
couteau dans le flanc; en même temps la reine Audouère,
sa mère, fut étranglée dans son couvent ; Basine,
sœur de Clovis, fut déshonorée par les satellites du roi son père, qui
l’enfermèrent ensuite dans un couvent à Poitiers. Les Romains, avant d’envoyer
une vierge au supplice, lui faisaient ravir sa virginité par le bourreau: c’était
une horreur, et elle faisait partie du supplice, mais du moins c’était une espèce
d’hommage rendu à la virginité. On ne voit pas bien pourquoi il fallait ôter la
virginité à une fille pour en faire une religieuse; mais il ne s’agit pas de
raisonner sur ces atrocités, il suffit de les exposer : mille autres cruautés
furent exercées sur les amis de Clovis. Cette femme, à qui les tortures avoient
arraché une accusation calomnieuse contre lui, n’en fut pas moins brûlée vive.
Frédégonde eut un autre fils,
nommé Thierry ; elle le perdit encore, et encore, à ce qu’elle crut ou feignit de
croire, par des sortilèges : il en coûta la vie à plusieurs femmes, dont quelques-unes
furent brûlées, d’autres noyées; quelques autres, par une barbarie digne de ce
temps-là, et digne de Frédégonde, furent rouées.
Il naquit enfin un dernier fils à
Frédégonde, et ce fils vécut: c’était Clotaire; il devoir un jour réparer les crimes
de Chilpéric et de Frédégonde, et punir ceux de Brunehaut.
Chilpéric, lorsque sa mesure fut
comblée, selon l’expression de Mézerai, fut
assassiné à Chelles, en revenant de la chasse. Frédégaire attribue sa mort à
Brunehaut, dont cette mort relevait les affaires; l’auteur des Gestes, Adon, Réginon, Aimoin en accusent Frédégonde
elle-même, qui, par un mot imprudent, lui avait révélé par hasard son intrigue
avec Landry, et qui avait tout à craindre pour son amant et pour elle-même, si
elle ne prévenait les effets de la jalousie de Chilpéric.
Le corps de Chilpéric, abandonné
de tout le monde ( tant sa personne était haïe ), serait resté sur la place, si Malulfe, évêque de Senlis, d’ailleurs mécontent de lui,
n’eût pris soin, par décence, de le transportera Paris. Chilpéric est appelé,
par Grégoire de Tours, le Néron et l’Hérode de la France; il se piquait à la
fois d’irréligion et de théologie, et il n’avait que de la superstition : les
prêtres étaient l’objet éternel de ses railleries, et on le faisait trembler au
nom de saint Martin. Pour terminer les disputes de l’arianisme, il fit un
édit, par lequel il défendit d’admettre aucune distinction de personnes dans
la Trinité ; et ce ne fut pas à titre d’incrédule qu’il fit cet édit, mais à
titre de théologien. Salvius, évêque d’Alby, et
Grégoire de Tours, qu’il consulta, l’avertirent que c’était renouveler l’erreur
de Sabellius; il dit qu’il consulterait des gens plus habiles qu’eux; et
Grégoire de Tours lui répondit avec franchise qu’il ne trouverait que des
insensés qui fussent de son avis : voilà sa théologie. Quant à sa superstition
, en voici des traits.
Il avait fait avec ses frères un
traité, par lequel il s’engageait à ne point venir à Paris; il avait juré, par saint
Polyeucte, saint Hilaire et saint Martin, et s’était soumis aux malédictions
les plus terribles en cas d’infidélité. Il vint à Paris cependant; mais il prit
la précaution de faire porter devant lui en procession beaucoup de reliques, pour
opposer aux trois saints, par lesquels il avait juré, un plus grand nombre de
saints, qu’il croyait avoir mis par-là dans ses intérêts.
Il voulait enlever de l’asile de
Saint-Martin de Tours son fils Mérouée, qui s’y était
réfugié; il écrivit à saint Martin pour en obtenir la permission; la lettre fut
déposée sur le tombeau de saint Martin, avec un morceau de papier blanc, qu’on
eut soin d’y ajouter, pour que le saint n’eût qu’à écrire sa réponse. Un historien
grave assure que le saint n’en fit point. De son côté, Mérouée consulta saint Martin, par l’ouverture des, livres saints : toutes les réponses
furent sinistres; aussi Mérouée périt-il : voilà
les lumières des siècles où on ne sait que faire la guerre. A la vérité la dévotion
de Louis XI, dans un siècle plus avancé, ne fut pas plus éclairée, et ce prince
eut plusieurs traits de conformité avec Chilpéric.
Chilpéric se piquait encore
d’être grammairien et bel esprit; il faisait des vers, dont on se moquait même
à sa cour; il fît un édit ( car il en faisait volontiers ) pour introduire
dans l’alphabet les lettres doubles des Grecs, et ces lettres ne furent point
introduites dans l’alphabet.
Gontran, roi de Bourgogne,
pendant le règne de Chilpéric, son frère, s’était déclaré le protecteur du jeune
Childebert, son neveu; et, se voyant sans enfants mâles, il l’avait désigné
solennellement son successeur. Les sentiments et la conduite de Brunehaut à
l’égard de Gontran, furent toujours assez équivoques; d’un côté, elle sentait
que la protection de ce roi lui était nécessaire contre Chilpéric et
Frédégonde; de l’autre, elle craignait l’ascendant que ces titres de protecteur
et de bienfaiteur pouvaient faire prendre à ce prince sur l’esprit de Childebert,
et l’autorité qu’il pouvait s’arroger dans le gouvernement des affaires
d’Austrasie. Elle était jalouse à l’excès de cette autorité; l’usage qu’elle en
faisait soulevait contre elle de jour en jour tous les grands d’Austrasie. Dans
le choc de toutes ces cabales, on parvint quelquefois à diviser Gontran et Childebert;
tantôt Childebert et Chilpéric se réunissaient contre Gontran; tantôt Gontran paraissait
prêt à s’unir avec Chilpéric contre Childebert; mais un penchant plus décidé le
ramenait toujours vers Childebert, auquel il destinait sa succession. Ils étaient
unis contre Chilpéric, lorsque ce prince mourut. Frédégonde fut alors
à-peu-près dans le même embarras où Brunehaut s’était trouvée à la mort de
Sigebert. Childebert était à Meaux; Frédégonde s’enfuit de Chelles, et se sauva
dans l’église de Paris : elle n’avait pas de meilleur parti à prendre que celui
de se mettre, avec son fils, sous la protection de Gontran, comme avait fait
Brunehaut. Gontran envoya Frédégonde au Vaudreuil, près de Rouen, où elle se
trouva plus en sûreté; il promit de tenir sur les fonts Clotaire, son fils, âgé
de quatre mois, et le fit reconnaître pour roi par les sujets de Chilpéric.
Cette conduite de Gontran donna
de l’inquiétude à Brunehaut et à Childebert; ils envoyèrent des ambassadeurs à
Gontran, pour le prier de remettre Frédégonde entre leurs mains, afin qu’elle
fût livrée au supplice que méritaient ses crimes. Gontran ne put y consentir;
sur son refus, d’autres ambassadeurs d’Austrasie vinrent lui redemander des
places qui appartenaient, disaient-ils, à Childebert. Gontran refusa de les
rendre : «Vous nous refusez, lui répondit insolemment un des ambassadeurs, eh
bien, la hache qui a abattu les têtes de vos frères n’est pas perdue.»
Gontran, toujours placé ainsi
pendant le reste de son règne, entre Frédégonde et Brunehaut, et ne pouvant se
résoudre à sacrifier ni l’une ni l’autre, les eut toutes deux pour ennemies; il
ne dut la conservation d’une vie toujours menacée qu’aux précautions qu’il prit
contre les assassins, en faisant redoubler sa garde, et qu’à la précaution
plus sûre encore d’intéresser tous ses sujets à la durée de son règne, par un
gouvernement sage et doux. Brunehaut ne songeait qu’à lui susciter des
affaires, afin qu’il se mêlât moins de celles d’Austrasie. Frédégonde était
moins touchée de ses bienfaits qu’irritée de la réforme qu’il faisait des abus qu’elle
avait introduits sous Chilpéric, et surtout de ce qu’il avait rétabli Prétextât
dans son siège; elle s’en vengea d’abord sur Prétextât, qu’elle ne craignit point
de faire assassiner dans son église au pied de l’autel. Un seigneur austrasien,
qui détestait le crime, ne put contenir son zèle, et alla l’accabler chez elle
des plus violents reproches: elle parut les recevoir avec douceur; elle
témoigna du repentir, retint ce seigneur à dîner, et l’empoisonna. Elle livra
ensuite au neveu de Prétextât l’assassin dont elle s’était servie pour tuer cet
évêque, mais elle ne le livra qu’après être convenue avec le neveu de
Prétextât qu’il l’empêcherait de parler, en se défaisant de lui: en effet,
lorsque cet assassin voulut nommer Frédégonde et Mélance,
le neveu de Prétextât se hâta de le mettre en pièces à coups de hache.
Frédégonde, sachant que Gontran voulait poursuivre la vengeance de la mort de
Prétextât, tâcha de le prévenir; il n’y avait presque point de jour qu’elle ne
tendît quelque piège à Gontran, qu’elle n’envoyât contre lui quelque assassin;
elle passa tout le reste de sa vie à aiguiser le fer, à préparer le poison contre
Gontran, contre Brunehaut, contre Childebert, contre Théodebert fils de
Childebert, enfin contre tous ses ennemis: elle fomenta, par mille intrigues, les
troubles que l’irrégularité de l’administration de Brunehaut faisait naître en
Austrasie. Ces complots, continuellement découverts, faisaient place, presque
sans interruption, à de nouveaux complots: elle envoyait de tous côtés des
assassins, qu’elle punissait ensuite ou de lui avoir obéi ou d’avoir manqué
leur coup; jamais le crime n’avait été si insolent, si actif, si intrépide.
Un aventurier, nommé Gondebaud, qui
se disait fils du roi Clotaire I, et que Gontran disait fils d’un
homme qui avait été meunier et cardeur de laine, avait prétendu, dès le temps
de Chilpéric, demander un partage à ses frères, qui avoient rejeté sa demande avec
mépris. Quand il vit le royaume en proie aux factions, l’Austrasie et la Neustrie
gouvernées par deux femmes, sous le nom de deux enfants , le roi de Bourgogne
fort embarrassé à défendre sa vie contre deux monstres, qu’il n’avait pu ni
apprivoiser par ses bienfaits, ni dompter par les armes, tous les seigneurs
des différents États prenant parti dans ces troubles au gré de leurs passions,
il crut l’occasion favorable pour faire valoir ses droits prétendus. Quelques
factieux l’élevèrent sur le pavois à Brive-la-Gaillarde: cette entreprise paraissait
intéresser également les trois princes; cependant, non seulement Childebert et
Clotaire ne se joignirent point à Gontran, dans les provinces duquel
Gondebaud faisait principalement son irruption, mais encore Frédégonde et Brunehaut,
désirant également de secouer le joug de Gontran, firent des avances à Gondebaud,
et conspirèrent avec lui contre Gontran. Ce prince eut lieu de soupçonner
Brunehaut d’avoir envoyé des ambassadeurs et des présents à Gondebaud, et
d’avoir voulu l’épouser; et lorsque Gondebaud, après quelques succès stériles,
eut été tué par ceux mêmes qui l’avoient fait roi, Gontran eut des avis que
Brunehaut avait aussi fait faire la même proposition au fils de Gondebaud. C’est
ainsi que cette femme artificieuse, lasse d’un bienfaiteur importun, et craignant
son propre fils même, qui, avançant en âge, pouvait lui ôter les rênes du
gouvernement, cherchait à prolonger son empire, en lui opposant un homme dont
elle aurait réalisé les chimériques prétentions, qui aurait été tout par elle,
et qu’elle aurait replongé dans le néant quand elle aurait voulu. Frédégonde avait
eu la même politique, et il serait étonnant qu’elle ne l’eût pas eue; elle avait
aussi fait des avances à Gondebaud: M. de Valois croit qu’elle avait aussi
dessein de l’épouser; mais un outrage qu’elle reçut des partisans de Gondebaud
la détacha du parti.
Rigonte,
fille de Frédégonde, allait en Espagne épouser Récarède,
fils de Léovigild, roi des Visigoths: Didier, duc de Toulouse, un des chefs du
parti de Gondebaud, arrêta Rigonte, mit en fuite ceux
qui l’accompagnaient, et pilla ses trésors. Frédégonde reçut cette nouvelle; celui
qui la lui porta, éprouva que la douleur, dans cette âme féroce , devenait
toujours fureur; elle le traita indignement, ainsi que tous ceux qui avoient
abandonné Rigonte. Cependant on lui rendit sa fille,
pour le malheur de toutes deux: Frédégonde l’aimait d’abord, car ce monstre parait
avoir connu quelquefois les sentiments de la nature; Rigonte la détestait, la méprisait, lui reprochait continuellement la bassesse de sa
naissance. La tendresse de Frédégonde se lassa enfin, et fit place à la haine; l’antipathie
devint réciproque; Grégoire de Tours dit qu’elles se battaient souvent : Frédégonde
attenta même à la vie de sa fille; elle feignit un jour de vouloir lui donner
ce qui restait des trésors de son père, et au moment où Rigonte avait la tête avancée dans un des coffres qui les contenait, Frédégonde referma
le coffre en lui pressant la tête avec violence pour l’étouffer; des
domestiques accourant aux cris que poussait une femme présente à ce spectacle,
sauvèrent Rigonte.
Malgré tant de crimes, soit que
Frédégonde connût mieux que Brunehaut l’art de gouverner, soit qu’elle inspirât
plus de terreur, on ne vit jamais s’élever dans l’intérieur de son royaume des
orages pareils à ceux qui agitèrent l’Austrasie sous l’administration de
Brunehaut. Dès les premières années de cette administration, on voit les plus
grands seigneurs d’Austrasie, le duc Rauchin, Gontran
Boson, Gilles évêque de Reims, et surtout Ursion et Bertefrède, soulevés contre elle, s’armer pour accabler
Loup, duc de Champagne, qui était devenu leur ennemi par son attachement inviolable
à Brunehaut et à Childebert : il est vrai que cette révolte servit à mettre
dans un beau jour le courage de Brunehaut. Les forces des rebelles étaient très
supérieures à celles du duc de Champagne, et celui-ci allait infailliblement
succomber; Brunehaut se présente tout-à-coup entre les deux armées, et, par les
instances les plus pressantes, désarme, pour le moment, la fureur d’Ursion et de Bertefrède qui commandaient
les rebelles. Elle ne parut point intimidée des menaces insolentes d’Ursion qui sans vouloir l’entendre criait arrogamment: «Qu’on
fasse retirer cette femme, ou nous l’écraserons sous les pieds de nos chevaux;
qu’il lui suffise d’avoir régné sous le nom de son mari, sans prétendre régner
encore sous le nom de son fils; c’est par nos forces , non par celles de cette
femme, que ce royaume est défendu et qu’il se conserve.»
Un emportement si brutal contre
la mère du roi, annonce de violents sujets de mécontentement; il ne fit qu’augmenter,
dans la suite, par quelques actes de rigueur et de perfidie que Brunehaut fit exercer
sur les mécontents. Childebert, par son conseil, invite le duc Magnoalde à venir dans son palais voir un combat de bêtes; Magnoalde vient, et il est assassiné; Gontran Boson est
arrêté: Rauchin , Ursion, Bertefrède prennent l’alarme, et, de concert avec Frédégonde,
forment le projet de tuer Childebert, de s’emparer de Théodebert son fils, et
d’éloigner Brunehaut des affaires. Le complot est découvert; Childebert mande
le duc Rauchin, sous prétexte de lui communiquer
quelque secret; il lui prodigue les marques de confiance les plus fortes; Rauchin sort content, et se croit en faveur; des gardes,
placés le long de l’escalier, se jettent sur lui et l’assomment; le roi
s’empare de tous ses biens. Ursion et Bertefrède se retirent dans une église; l’asile est violé,
ils sont massacrés. Gontran Boson du moins fut jugé et condamné à mort
juridiquement; Ageric, évêque de Verdun, son ami, sur
la parole duquel il s’était présenté, en mourut de douleur. L’évêque de Reims
fut jugé aussi, et déposé. Gontran Boson et Gilles méritaient leur sort par
leurs infidélités et leurs trahisons, et voilà pourquoi ils furent livrés à la
justice, il était difficile de convaincre les autres, on les assassina. Tant de
coups d’autorité, parmi lesquels il y en avait beaucoup d’illégitimes et de
criminels, firent de plus en plus détester le gouvernement de Brunehaut.
Gontran mourut réconcilié avec
Childebert, auquel il avait appris enfin à se défier de sa mère; Childebert
fut son héritier, et joignit le royaume de Bourgogne à celui d’Austrasie.
«Gontran, dit l’abbé Le Gendre, était
dévot, à la liberté près qu’il se donnait d’entretenir autant de femmes qu’il voulait».
Avec cette liberté, il aurait dû mieux choisir celles qu’il honorait du nom d’épouses
et de reines. Il épousa d’abord la servante d’un de ses domestiques, ensuite
une fille d’un rang plus convenable, qu’il répudia bientôt, parce que, disait-il
, sa mère était décriée pour les mœurs. Il épousa depuis une femme-de-chambre,
qui eut le titre de reine. Celle-ci, désespérée de mourir à trente-deux ans
d’une maladie que ses médecins ne purent guérir, pria Gontran de les faire
mourir; ce qui fut religieusement exécuté comme dernière volonté d’une reine
mourante.
On ne peut le disculper encore
d’avoir ordonné le combat judiciaire entre deux de ses officiers, pour un taureau
sauvage tué dans ses forêts: l’accusateur fut blessé mortellement; mais le
champion de l’accusé , voulant désarmer son ennemi, se perça lui-même, et
mourut sur la place. C’étaient trop de morts pour un animal tué; nul intérêt de
chasse ne pouvait mériter un pareil sacrifice. Gontran ne fut pas encore
satisfait; il jugea que la mort du champion de l’accusé, quoique arrivée par
hasard, et en quelque sorte hors du combat, était une conviction du crime, et
il fit lapider l’accusé, vieillard infirme, qui, par cette raison, n’avait pu
combattre en personne.
Gontran a été mis au nombre des
saints, et c’est en effet un des moins mauvais rois de la première race. Ce fut
aussi celui qui fit le moins la guerre.
Dans un concile qu’il prit soin
d’assembler à Mâcon, on débattit fortement la question: Si la femme peut
être comprise sous la dénomination d’homme. On se rendit enfin à l’autorité
de la Genèse, qui dit expressément : Il le créa mâle et femelle.
Childebert mourut deux ans après
Gontran, lorsqu’il semblait vouloir gouverner sans Brunehaut : Faileube sa femme, qui eût pu avoir la tutelle de ses
enfants, et en exclure Brunehaut, mourut aussi presque en même temps. On a dit
qu’ils étaient morts de poison, et on a soupçonné Frédégonde, mais plus encore
Brunehaut elle-même, qui n’avait plus que cé moyen de conserver l’autorité.
Enfin Frédégonde mourut, et
Brunehaut, se voyant délivrée à la fois d’un prince qui voulait la tenir sous
sa tutelle, d’un fils qui voulait s’échapper de la sienne, et d’une rivale dont
la haine industrieuse et terrible l’obligeait de veiller sans cesse sur
elle-même, ne mit plus de bornes à la licence de son gouvernement ni à
l’emportement de ses passions.
Théodebert et Théodoric, ses
petits-fils, partagèrent les États de Childebert leur père. Théodebert eut
l’Austrasie, Théodoric la Bourgogne.
Frédégonde avait laissé à
Clotaire le royaume de Neustrie, riche, puissant, et en état de se défendre
contre les deux royaumes ennemis.
Brunehaut gouvernait ces deux
royaumes sous le nom de ses deux petits-fils; mais elle demeurait en Austrasie,
à la cour de Théodebert, l’aîné de ces deux princes, où elle poursuivit le
cours de ses violences. Wintrion, duc de Champagne,
fut la dernière victime qu’on lui laissa immoler à son avarice en Austrasie;
tous les grands de ce pays se soulevant à la fois contre elle, obligèrent son
petit-fils de l’abandonner: cette révolution universelle, cette réunion de tous
les chefs de la nation contre Brunehaut, prouvent que les révoltes qu’on a vues
précédemment, n’étaient pas dépourvues de motifs plausibles. Brunehaut fut donc
honteusement chassée d’Austrasie, et conduite sur la frontière, où ayant été
laissée seule, elle fut rencontrée dans la campagne d’Arcis-sur-Aube, par un
homme à qui elle se fit connaitre, et qu’elle pria de la mener vers Théodoric,
son autre petit-fils; cet homme obéit, et eut depuis, pour récompense, l’évêché
d’Auxerre.
Brunehaut fut très bien reçue de
Théodoric; elle eut bientôt l’adresse de se rendre aussi puissante en Bourgogne,
qu’elle l’avait été en Austrasie; mais elle eut la maladresse d’y être aussi
violente, aussi avide, aussi déréglée dans sa conduite. Pour s’assurer un
empire éternel sur l’esprit et sur les États de Théodoric, elle s’attacha
toujours à le rendre incapable de gouverner; elle eut soin de l’environner de
concubines et de filles infâmes; elle l’empêcha toujours de prendre une femme
légitime, qui eût pu devenir pour elle une rivale de crédit et d’autorité ( car
on savait dès-lors tous ces secrets du machiavellisme) : pour l’apprivoiser plus aisément avec le vice, elle lui en donna l’exemple;
elle se prostituait aux jeunes gens de la cour, sa puissance suppléant, pour
les attirer, à ce que l’âge avait pu lui ôter d’agréments.
Saint Didier, évêque de Vienne,
ayant cru devoir lui faire quelques remontrances sur les désordres de sa vie, elle
le fit déposer et condamner à l’exil, par une assemblée de prélats vendus à ses
caprices; mais le vœu unanime des évêques ayant obtenu, quelques années après,
le rappel de saint Didier, et ce saint prélat montrant toujours la même
fermeté, elle le fit lapider.
Saint Colomban, fondateur de
l’abbaye de Luxeuil, en Franche-Comté, ayant voulu exhorter Théodoric à prendre
une femme légitime, et ayant
commencé à le persuader, elle le chassa des États de ce prince.
Son ambition et son avidité
rendant toujours coupables à ses yeux les hommes riches et puissants, elle cherchait
à les perdre et à les dépouiller; elle fit tuer Égila,
patrice de Bourgogne, sans qu’il fût coupable d’aucun crime, et uniquement pour
s’enrichir de sa dépouille.
Elle préférait
à tous ses autres amants un jeune Romain ou Gaulois, nommé Protade.
Pour lui procurer la dignité de maire du palais, dont Bertoald était revêtu, elle fit exposer Bertoald à la guerre,
à des périls auxquels il était impossible qu’il échappât, et Protade eut sa place.
Les enfants de Childebert, depuis
qu’ils étaient montés sur le trône, avoient presque toujours été en guerre
contre Clotaire : ce prince les avait vaincus à la bataille de Leucofao, où l’on avait vu trois rois, l’un âgé de douze
ans, les autres de dix et de neuf, commander en personne leurs armées; depuis,
il avait été moins heureux contre eux; il avait été battu par Théodoric dans un
combat près d’Étampes, où Bertoald avoit été tué, mais où Clotaire avait été mis en fuite, et
où Mérouée son fils avait été fait prisonnier; Théodoric
entra triomphant dans Paris; ensuite Théodebert et Théodoric firent la paix
avec Clotaire pour se détruire l’un l’autre.
Ils y étaient excités par
Brunehaut, qui ne pouvait pardonner à Théodebert l’affront qu’il lui avait fait
de consentir à son expulsion de l’Austrasie; elle ne cessait d’animer Théodoric
contre lui : «Que ne redemandez-vous à Théodebert, disait-elle, les trésors de votre
père, dont il s’est emparé? Vous savez qu’il n’est point votre frère, et que
c’est le fils d’un jardinier». Théodoric sentait sa cupidité s’enflammer par ce
discours: Protade appuie Brunehaut, et par leurs instigations
la guerre est résolue. Les armées étant en présence, et près d’en venir aux
mains, les chefs de l’armée de Théodoric eurent horreur de voir une aïeule animer
ses petits-fils à s’égorger l’un l’autre : ils respectèrent en elle ce titre
d’aïeule de leur maître, qu’elle oubliait; mais ils tournèrent tout leur
ressentiment contre Protade, auteur, ou du moins
fauteur de ces mauvais conseils. Le despotisme avide et insolent de ce ministre
avait, depuis longtemps, ulcéré contre lui tous les cœurs.
Un cri unanime s’élève dans le
camp : «il vaut mieux sacrifier un seul homme, que de mettre toute l’armée en
danger.» Le roi envoie Uncilène pour apaiser le
tumulte : Uncilène, ennemi secret de Protade, déguisant ses ordres, annonce que le roi l’envoie
pour déclarer qu’il consent à la mort de Protade, et
ce ministre est tué dans la tente du roi; la paix se fit pour lors entre les deux
frères.
Brunehaut montra bien l’intérêt
qu’elle prenait à Protade par la vengeance qu’elle
exerça sur les principaux auteurs de sa mort. Uncilène,
dépouillé de tous ses biens, et cruellement mutilé, mourut dans la misère et
dans les douleurs; le patrice Wulfe, qui était à la
tête des ennemis de Protade, fut tué. Brunehaut ne
put souffrir que la paix durât longtemps entre ses petits-fils; ils reprirent
les armes: le sort fut favorable à Théodoric; il défit Théodebert dans deux
grandes batailles, l’une auprès d’Andelau, l’autre à
Tolbiac, dans l’endroit même où Clovis avait vaincu les Allemands. Théodoric
poursuivit Théodebert jusqu’à Cologne: le malheureux Théodebert y fut pris,
et périt, ou par la main de Théodoric, ou par celle des habitants de Cologne,
qui ne purent éviter qu’à ce prix le ravage de leurs terres.
Un trait parait peindre
Théodebert; il avait épousé, sans doute par quelque intrigue de Brunehaut son
aïeule, une Bilichilde qui avait été esclave de Brunehaut;
il s’en dégoûta, et devint amoureux d’une autre femme, nommée Theudichilde, qu’il voulut épouser; il pouvait ou répudier
la première, ou avoir deux femmes à la fois, comme plusieurs rois de sa race;
le barbare aima mieux poignarder Bilichilde de sa
main.
A la mort de Théodebert, les fils
qu’il laissait, tous dans l’enfance, furent égorgés, ou de la main de Théodoric,
ou de la propre main de Brunehaut; un d’entre eux, à peine sorti des eaux du
baptême, eut la tête écrasée contre une pierre.
Théodoric devint amoureux d’une
fille de Théodebert, qui était sa prisonnière, et voulut l’épouser; Brunehaut,
qui ne voulait point souffrir qu’il se mariât, lui représenta pour l’en
détourner qu’il ne lui était pas permis d’épouser sa nièce (quoique elle-même
eût épousé son neveu.) Théodoric, détestant alors les crimes qu’elle lui avait
fait commettre, s’écria, plein d’indignation: «Méchante femme, horreur de Dieu
et des hommes, ne m’avois-tu pas dit qu’il n’était pas mon frère? Tu m’as donc
rendu fratricide?» Alors, mettant l’épée à la main, il l’aurait percée, si on
ne l’eût dérobée à sa fureur.
La mort de Théodoric suivit de
près cet emportement, et le plus grand nombre des auteurs dit sans détour qu’il
fut empoisonné par Brunehaut, parce qu’il commençait à la connaitre.
Pendant que Brunehaut commettait
ou faisait commettre tous ces crimes, Clotaire II, prince habile, songeait à
en recueillir le fruit. Théodoric, peu de temps avant sa mort, lui avait fourni
un prétexte plausible de reprendre les armes en lui faisant quelque querelle
sur les limites fixées par les traités. Brunehaut espérait régner encore en
Austrasie et en Bourgogne, sous le nom de ses arrière-petits-fils, enfants de
Théodoric; ils étaient au nombre de quatre, tous nés de concubines; mais l’exemple
de Thierry, fils aîné de Clovis, qui avait eu sa part du royaume de son père,
quoiqu’il fût né d’une concubine, et beaucoup d’autres exemples pareils, leur étaient
favorables. Ces quatre enfants se nommaient Sigebert, Childebert, Corbe, Mérouée. Brunehaut destinait
l’Austrasie à Sigebert, l’aîné, âgé de douze ans, et la Bourgogne à Childebert,
âgé de dix; mais les seigneurs austrasiens et bourguignons, las du joug de
Brunehaut, traitèrent avec Clotaire, dont le gouvernement juste et modéré invitait
les peuples à le reconnaître. Brunehaut voulut tenter le sort des armes;
l’armée de Clotaire et celle des quatre fils de Théodoric se rencontrèrent sur
les bords de la Saône; celle des enfants de Théodoric était secrètement vendue
à Clotaire; et au lieu de combattre, elle lui livra les princes. Childebert
seul échappa; on n’a jamais su ce qu’il était devenu.
A l’égard de ses frères,
l’opinion la plus commune est que Clotaire fit périr Sigebert et Corbe, et n’épargna que Mérouée, parce
qu’il l’avait tenu sur les fonts.
Brunehaut, qui voyait approcher
le terme que le ciel avait marqué à ses crimes, s’était enfermée dans le château
d’Urbe, au pays des Transjurains;
elle y fut prise et menée à Clotaire.
Austrasiens, Bourguignons,
Neustriens, tous les Français étaient assemblés autour de Clotaire, qui leur demanda
justice des crimes de cette femme, oubliant que sa propre mère Frédégonde en avait
bien commis d’aussi nombreux et d’aussi atroces.
Sur l’accusation de Clotaire,
tous les Français s’écrièrent d’une voix unanime que Brunehaut méritait les
plus rigoureux tourments; ce fut là son arrêt, il fut exécuté; elle fut livrée
pendant trois jours aux tortures, promenée ensuite dans tout le camp sur un chameau,
enfin attachée à la queue d’un cheval fougueux, ou, selon quelques auteurs,
tirée à quatre chevaux: les restes sanglants et déchirés de son cadavre furent
jetés au feu.
Ainsi fut traitée, à près de
quatre-vingts ans, une reine, fille et mère de tant de rois; mais aussi une
femme meurtrière, et empoisonneuse de ses propres enfants; des auteurs l’ont
nommée la Jésabel el l’Athalie de son
siècle. L’auteur des Gestes des Français prétend qu’elle ne désespérait pas de
séduire Clotaire, qui, pour l’engager à se remettre en sa puissance, lui avait
fait parler de mariage; il ajoute qu’elle parut devant Clotaire, pompeusement
parée, comme Jésabel devant Jéhu, et avec le même
succès. Son supplice fut affreux, si l’on considère son rang, son sexe et son
âge; il fut juste, si l’on considère ses crimes.
L’histoire de la première race de
nos rois ne présente rien de plus frappant que les fureurs et les crimes de
Frédégonde et de Brunehaut. Ces deux femmes, si implacables dans leurs haines,
si terribles dans leurs vengeances, si impétueuses dans toutes leurs passions,
si jalouses de l’autorité, si peu scrupuleuses sur les moyens de l’acquérir et
de la conserver, étonnèrent, à force de cruautés, même leur siècle barbare.
L’une, avec une plus insolente audace, employant presque publiquement contre
tous ses ennemis le fer et le poison, parut outrager l’humanité en général par
un plus grand nombre d’attentats : l’autre, ménageant avec plus d’art ces
détestables ressources, mais les employant presque toujours contre son propre
sang, parut outrager plus particulièrement la nature. Leurs noms sont
également dévoués à l’exécration publique.
Les auteurs espagnols, et parmi
les français, M. de Cordemoy, et quelques autres, ont fait de vains efforts
pour justifier Brunehaut, d’après un conte de Bocace,
où tous les fondements de l’histoire sont renversés, et où l’on dit que
Clotaire, qui fît périr Brunehaut, était son fils. Bocace,
très ignorant en histoire, est postérieur de sept à huit siècles à Brunehaut,
et pendant ces sept à huit siècles, il ne s’était pas élevé une voix en faveur
de cette princesse, ni un doute sur la justice de son arrêt.
C’est de Frédégonde, au contraire,
qu’il a plu à l’abbé Le Gendre de faire son héroïne.
Brantôme s’est déclaré le panégyriste
de Catherine de Médicis, qu’il avait cependant connue.
Le plus illustre de nos écrivains
a prétendu justifier Pierre-le-Cruel.
Quiconque prendra la peine de
remonter aux sources, et de les examiner de bonne foi, n’adoptera jamais ces
paradoxes brillants.
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