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HISTOIRE DE CHARLEMAGNE
LIVRE
PREMIER
. CHARLEMAGNE
ROI
CHAPITRE V
Guerres et affaires de Germanie
JETONS un coup-d'œil sur
ces cruelles et pieuses expéditions, sur ces espèces de croisades, qui
attiraient toujours Charlemagne du côté de la Germanie, et qu'il préférait aux
entreprises plus utiles qu'il aurait pu tenter du côté de l'Italie et de
l'Espagne. Les Saxons et une guerre de trente-trois ans s'offrent d'abord à
nous, guerre aussi ennuyeuse que funeste, sans variété, sans intérêt, sans ces
grands tableaux, sans ce spectacle imposant de talents et de passions
contraires, qui peuvent rendre quelquefois l'histoire des guerres assez
attachante. Si la sécheresse des écrivains qui ont décrit cette guerre des
Saxons nous a privés de ces tableaux intéressants, elle nous a aussi épargné
bien des scènes d'horreur qu'une histoire plus circonstanciée nous eût
offertes. Le carnage et la désolation ne s'y montrent, pour ainsi dire, qu'en
masse, sans que des détails affreux, et par-là peut-être salutaires, viennent
souiller les regards et effrayer l'imagination. Si on a défini l'histoire en
général le tableau des malheurs et des crimes de l'humanité, les guerres sont
la partie honteuse de ce tableau.
La destinée de la Germanie
a été d'avoir à soutenir des guerres remarquables par leur longueur ; le règne
de Charlemagne est rempli presque tout entier par cette guerre de trente-trois
ans contre les seuls Saxons, et le dernier siècle a vu, dans la même contrée,
une guerre distinguée entre toutes les autres, par le nom de guerre
de trente ans.
Les nations barbares sont
jalouses de leur liberté, mais elles ne savent pas respecter celle de leurs
voisins ; cependant quel droit a-t-on aux avantages de la liberté, quand on
veut en priver les autres ? Les Saxons avaient horreur du joug, mais ils
étaient toujours prêts à l'imposer ; et leurs incursions perpétuelles sur les
terres françaises prouvent que l'esprit de conquête ne leur était pas étranger.
La France les avait, à diverses reprises [772, 773], assujettis au tribut, et
ce tribut même était une cause toujours renaissante de guerre : avec des
voisins, tels qu'étaient alors les Saxons, il faut des précautions de la nature
de celles que la Chine a prises contre les Tartares, il faut des barrières en
un mot, et non point des combats. Les Français de leur côté, les Saxons du leur
avaient bien quelques forteresses, telles que Éresbourg1, Sigebourg, et quelques autres sur les bords du Veser, de l'Issel, de la Lippe, etc. ; mais pour deux
nations si acharnées, l'une à combattre, l'autre à conquérir, il ne suffisait
pas qu'elles pussent être arrêtées, il fallait qu'elles fussent totalement
séparées ; Charlemagne au contraire cherchait à les unir inséparablement, en
soumettant l'une à l'autre. Ceux qui ont jugé le plus favorablement de son
ardeur pour les conquêtes germaniques, comparée avec son indifférence pour
s'agrandir du côté de l'Italie ou de l'Espagne, ont remarqué que les nations
germaniques, ayant avec les Français une origine commune et une grande
conformité de mœurs, d'usages et de lois, étaient plus propres à devenir
membres de l'empire français que les Napolitains, les Grecs, et les Sarrasins ;
qu'elles devaient même être naturellement disposées à se regarder comme faisant
partie de la nation française. Mais c'était cette conformité même entre les
deux nations qui rendait les Saxons plus difficiles à vaincre ; deux peuples
barbares, dans toute la vigueur et dans toute la férocité de leur jeunesse,
sont nécessairement des ennemis redoutables l'un pour l'autre ; il n'y a que
l'extrême inégalité des forces qui puisse assujettir l'un à l'autre, encore
est-il souvent plus facile d'exterminer un peuple barbare que de l'asservir ;
c'est ainsi que Childebert, fils de Sigebert et de Brunehaut, trouva phis aisé
de détruire les Varnes, peuple germanique, que de lui
imposer le joug ou le tribut. Régie générale, c'est contre les peuples énervés,
c'est sur les empires qui tombent que les conquêtes sont faciles ; les Perses
étaient déjà domptés par le luxe et par la mollesse lorsque Alexandre acheva de
les subjuguer, l'empire romain tombait en lambeaux lorsqu'il succomba sous les
barbares ; il allait se détruire, de lui-même, si les barbares ne l'eussent
détruit. L'empire de Constantinople, cette branche bâtarde, de l'empire romain,
née de sa décadence, n'avait que des vices, et n'attendait que sa ruine. Si
Charlemagne eût suivi les exemples et les principes de tous les conquérants ses
prédécesseurs, c'est contre l'empire grec qu'il aurait porté ses armes, ou
contre ces Sarrasins dont Charles Martel avait augmenté la faiblesse en la
révélant. La guerre de Charlemagne contre les Saxons fut bien moins une
conquête comme celles d'Alexandre et de Clovis, qu'une rivalité comme celle de
Home et de Carthage, ou celle de la France et l'Angleterre. Les Saxons et les
Francs n'avaient presque pas cessé d'être en guerre depuis la fondation de la
monarchie française, et dans cette grande guerre contre Charlemagne, c'étaient
toujours les Saxons qui attaquaient, parce qu'ils avaient un joug à secouer. Au
milieu des embarras que causaient à Charlemagne, au commencement de son règne,
la guerre d'Aquitaine, et ensuite le soin de recueillir, au préjudice de ses
neveux, la succession de Carloman son frère, les Saxons n'avaient pas manqué de
se jeter sur les terres françaises1 : pour les en punir, Charlemagne, dans un
parlement assemblé à Worms, fait résoudre la guerre contre eux, entre dans leur
pays, prend la forteresse d'Éresbourg, et commence
l'ouvrage de la conversion des Saxons par la destruction de leur idole et de
son temple. Cette idole, l'objet principal de la vénération des Saxons, qui,
suivant l'usage de presque toutes les nations barbares, lui immolaient des
victimes humaines, se nommait Irminsul. Les savants
ont cherché à quelle divinité grecque ou romaine il fallait la rapporter2 ; les uns ont cru
que c'était Mars, d'autres, Mercure : il importe assez peu de savoir bien
précisément ce point. C'était peut-être une divinité plus particulière aux
Saxons ; et ceux qui ont cru que c'était le célèbre Arminius, divinisé par ce
peuple libre pour avoir défendu la liberté germanique contre la tyrannie
romaine, n'ont peut-être pas le plus mal rencontré. C'est du moins l'idée à la
fois la plus intéressante, et la plus analogue aux mœurs de ce peuple ; et l'on
conçoit que Charlemagne, en détruisant le culte de ce dieu, et en cherchant à
soumettre les Saxons au christianisme, qui, dans sa naissance, paraît avoir
produit partout l'heureux effet d'adoucir les aines et de polir les mœurs, travaillait pour ses intérêts ; c'était pour lui tout à
la fois une affaire de zèle et une affaire de politique ; il voulait soumettre
les Saxons pour les convertir, c'était sa première ambition, mais il voulait
aussi par réflexion les convertir pour les soumettre. Les Saxons déjà
consternés de la prise de cette forteresse d'Éresbourg,
qu'ils avaient regardée comme imprenable, le furent bien plus encore,
lorsqu'ils virent le temple d'Irminsul profané, les
riches offrandes que la superstition des peuples y avait accumulées, devenues
la proie du vainqueur, le dieu, impuissant à les défendre et à se défendre
lui-même, consumé sur son autel. Les flammes qui dévoraient Éresbourg,
éclairant au loin les campagnes dans les ténèbres de la nuit, glaçaient les
peuples de terreur en même temps qu'elles les remplissaient de rage ; la
crainte fut la plus forte, ils se cachaient dans les forêts pour se dérober à
ce spectacle ; et du Rhin au Wéser, les Français ne
trouvèrent qu'un vaste désert, qu'ils dévastèrent encore. Charlemagne, pour
enlever aux Saxons un objet d'idolâtrie, fit enterrer la colonne sur laquelle
avait été élevée la statue du dieu ; elle fut déterrée sous
Louis-le-Débonnaire, et transportée dans l'église d'Hildesheim. On célèbre
encore tous les ans, dans cette ville, la veille du dimanche Lœtare, la mémoire de la destruction de l'idole Irminsul.
La prise d'Éresbourg avait été précédée d'une bataille perdue par les
Saxons, et qui s'appela la bataille du torrent. Les Français,
que la soif consumait, et qu'elle allait forcer à la retraite, furent sauvés
par un torrent, qui, ayant été à sec jusque-là roula tout-à-coup des eaux
abondantes ; ce qui produisit le double effet de désaltérer les Français et de
les encourager, en leur persuadant que le ciel faisait un miracle en leur
faveur. L'événement est consacré par une médaille, qui représente un trophée
élevé en face d'un torrent, avec cette inscription : Les Saxons vaincus
devant un torrent.
Charlemagne se disposait à
passer le Wéser, pour chercher des ennemis au- delà1 ; les Saxons
reparurent alors, mais en suppliants ; ils demandèrent Grace, et offrirent des
otages : c'est par-là que nous verrons presque toujours finir chaque campagne.
En 774, lorsqu'ils virent
Charlemagne occupé de la guerre de Lombardie, ils reprirent tout ce qui est
entre le Wéser et le Rhin, et firent de nouvelles
incursions sur les terres françaises ; c'était tantôt une peuplade, tantôt une
autre ; car, ainsi que nous l'avons observé, les Saxons ne savaient guère se
réunir pour la cause commune, ni suivre un plan, soit de conquête, soit de
défense. Charlemagne était défia dans la Saxe, lorsqu'ils le croyaient eu
Italie, et il était avec les mêmes troupes qui venaient de soumettre la
Lombardie ; il divise son armée en quatre colonnes, dont trois virent l'ennemi
et le battirent, la quatrième n'aperçut que de loin quelques fuyards.
L'année 775 fut encore
employée presque tout entière contre les Saxons ; ils avaient reperdu tout le
pays situé entre le Rhin et le Wéser ; ils voulurent
du moins se faire de ce dernier fleuve une barrière contre le vainqueur, et ils
s'avancèrent pour lui en disputer le passage : Charlemagne le passe à leur vue,
fond sur eux, les dissipe, s'avance dans le pays, après avoir laissé un
détachement pour garder le passage du Wéser, et
s'assurer de n'être pas coupé. Les Français n'aimaient et ne connaissaient de
la guerre que ce qui s'accordait avec leur impétuosité naturelle, des
batailles, des coups de main ; tout ce qui demandait du sang-froid et de la
patience, répugnait à leur caractère : les Saxons s'aperçurent que le
détachement chargé de la garde du Wéser, comptant sur
la fortune de Charlemagne, et sur le succès de ses armes, faisait cette garde
assez négligemment1, ils s'attachèrent à augmenter cette sécurité, en
présentant eux-mêmes toutes les apparences de la négligence et de la faiblesse
; ils osèrent former le projet de fermer le retour à Charlemagne, en se rendant
maîtres du Weser, et d'enfermer ce conquérant dans leur pays. Ils épièrent les
moments favorables, et fondirent pendant la nuit sur le détachement du Wéser ; ils eurent d'abord tous les avantages qu'ils
pouvaient attendre de la surprise : les Français furent d'abord égorgés sans
combattre, combattirent ensuite en désordre, et sans savoir si leurs coups
tombaient sur des amis ou sur des ennemis. Peu-à-peu l'ordre s'établit ; les
marques auxquelles les Saxons étaient convenus de se reconnaître, furent
distinguées :les Français se farinèrent en bataille, résistèrent avec plus
d'égalité ; bientôt ils parvinrent à reprendre tous leurs avantages : pour
comble de bonheur, Charlemagne, dont le talent magique était de se trouver
partout, n'était pas alors assez éloigné du Wéser,
pour que quelque bruit, ou quelque soupçon du combat ne parvint jusqu'à lui ;
il arrive ; au grand étonnement et des amis et des ennemis ; les Saxons sont
eux-mêmes pressés, enveloppés, et taillés en pièces. Leurs différentes
peuplades viennent s'humilier, et demander grâce. Charlemagne leur pardonne ;
car, après un grand carnage, accorder une trêve, dont on avait besoin soi-même,
s'appelait pardonner ; comme demander la paix, quand on avait perdu les moyens
de faire la guerre, et donner des otages d'une foi qu'on allait violer,
s'appelait se soumettre. Les Saxons n'étaient jamais véritablement soumis, et
ils étaient encore plus éloignés de l'être, depuis qu'ils avaient à leur tête
cet Irminsul vivant, ce nouvel Arminius, ce Vitikind, digne rival de Charlemagne par les talents, par
la valeur, par les vertus, et plus intéressant que lui, puisqu'enfin il
combattait pour la liberté. Cet homme, aussi éloquent que brave, ne cessait
d'animer les Saxons à la défense de leur pays ; ses discours, toujours animés
du feu de la liberté, échauffaient et transportaient aisément des cœurs nés
pour elle ; il avait pour les Français, parce qu'ils étaient conquérants, parce
qu'ils voulaient être maîtres, la haine qu'Annibal avait autrefois vouée aux
Romains. Non content d'errer dans toutes les peuplades des Saxons pour les
remplir de son esprit, sa politique s'étendait jusqu'aux puissances étrangères,
et il cherchait partout à susciter des ennemis à la France. L'entreprise que Rotgaud, duc de Frioul, le duc de Bénévent, et quelques
autres seigneurs lombards, avaient formée dès l'an 776, de rétablir Adalgise
sur le trône des Lombards, forçant Charlemagne à s'éloigner, parut aux Saxons
une occasion favorable de reprendre les armes, ils la saisirent ; mais il
fallait mieux connaître Charlemagne : ses ennemis ne savaient pas encore assez
à quel point il était redoutable ; il venait d'accabler les Lombards, qui le
croyaient en Germanie, il arrive, et foudroie les Saxons, qui le croyaient
engagé pour longtemps au fond de l'Italie : à cette vue, ils se sentirent
terrassés par un Dieu plus puissant que les leurs, ils ne surent que tomber à
ses pieds et qu'implorer sa clémence. C'était pour la troisième fois qu'ils se
révoltaient, car on appelait révoltes tous les efforts qu'ils faisaient pour
recouvrer la liberté, et nous les appellerons peut-être ainsi nous-mêmes, entraînés
par l'exemple de tous les historiens ; Charlemagne voulut enchaîner les Saxons
par les liens qu'il jugea les plus puissants sur les hommes, ce furent ceux de
la religion. Apres les deux autres soulèvements des Saxons, il avait agi en
vainqueur qui accorde la paix ; cette fois il agit en maître qui pardonne ; il
avait traité, il ordonna : il avait plutôt invité que forcé les Saxons au
baptême ; cette fois il en fit une condition absolue de la grâce qu'il voulait
bien accorder. Mais cet article peut-il être l'objet d'une convention ou d'un
ordre ? Que prétendait Charlemagne ? que les Saxons fussent chrétiens. Que
promettaient et qu'exécutaient les Saxons ? une cérémonie. Ils se faisaient
baptiser. Avec la persuasion, pourquoi des commandements et des promesses ?
Sans la persuasion, à quoi bon des promesses et des commandements ? Les Saxons
ne virent dans ce qu'on exigeait d'eux qu'une formalité très aisée à remplir,
et ils se trouvèrent fort heureux d'obtenir la paix à ce prix. Une si prompte
obéissance devait être suspecte ; mais Charlemagne songeait à donner de la
consistance et des effets réels à cette formalité : il affectait de regarder la
réunion des deux peuples comme consommée par l'unité de foi et de culte ; en
conséquence, les Saxons furent appelés aux délibérations communes, ils furent
invités à l'assemblée du Champ-de-Mai de 777, qui devait se tenir pour cette
raison à Paderborn dans leur propre pays : on espérait peu qu'ils s'y
trouvassent, et ce fut pour les Français une surprise fort agréable d'y voir
arriver leurs différentes peuplades, conduites par leurs chefs, à la réserve
d'un seul ; mais ce seul chef était tout, c'était Vitikind.
Incapable de toute feinte et de toute faiblesse, incapable de mentir à Dieu et
aux hommes, il ne voulait ni être ni paraître chrétien et Français. Tandis que
Charlemagne, à l'assemblée de Paderborn, imposait des lois à la Saxe, et
faisait donner le baptême à ceux des Saxons qui ne l'avaient point encore reçu, Vitikind alla porter sa haine et sa douleur à la cour
de Sigefroi son ami, roi des Danois ou Normands,
démarche importante, première époque d'une : grande révolution dans l'Europe :
ce fut cette alliance de Vitikind avec Sigefroi, ce furent ses continuelles instigations qui
attirèrent sur les côtes de la France ces 'Normands qui, pendant plus d'un siecle, la fatiguèrent par tant de ravages, qui se firent
céder la plus belle et la plus riche de ses provinces, à laquelle bientôt ils
en ajoutèrent d'autres, qui conquirent l'Angleterre sous Guillaume-le-Bâtard
leur duc, et qui, depuis ce temps, sous le nom d'Anglais, n'ont cessé que par
intervalles d'être nos ennemis et nos rivaux. Charlemagne sembla prévoir tous
les maux qu'ils feraient un jour à la France. Étant sur les bords de la
Méditerranée dans un port du Languedoc, et jetant les yeux, des fenêtres de son
palais, sur la vaste étendue de la mer, il aperçut des navires de ces Normands,
qui, pénétrant déjà d'une mer dans une autre, venaient examiner les côtes du
Languedoc et de la Provence, et cherchaient à y faire une descente1 ; ce spectacle
l'émut, et lui arracha des larmes ; il s'accusa d'avoir négligé le soin de la
marine, il résolut d'en créer une, capable de protéger toutes les côtes de son
vaste empire, et d'en écarter ces pirates. Nous verrons dans la suite les
efforts qu'il fit pour l'exécution de ce projet ; considérons seulement ici
l'influence que ce voyage de Vitikind dans le nord
eut sur tant de grands événements, qui firent dans la suite et qui font encore
aujourd'hui la destinée de l'Europe, et concluons que, sur les conquêtes et
l'agrandissement des empires, il faut en revenir à ce mot que dit un paysan à
un grand roi, qui faisait enfermer dans son parc des terres immenses et des
paroisses nombreuses : Sire, vous aurez toujours des
voisins.
Charlemagne, en subjuguant les Lombards, ne trouvait-il pas encore derrière eux
l'empire grec, ennemi si redoutable dans sa décadence même, et qui pouvait lui
opposer tant de ressources ? En protégeant, en soumettant du côté de l'Espagne
divers petits princes mahométans, ne pourvoit-il pas
soulever contre lui toute la nation des Sarrasins, et toutes les forces du
vaste empire des califes ? Enfin, en réduisant les Saxons au désespoir, il les
forçait d'appeler à leur secours les puissances du nord, il apprenait aux
Normands le chemin de la France, et préparait ces grandes révolutions dont les
siècles suivants furent témoins. Défendons-nous et n'attaquons pas ; respectons
les États de nos voisins, et rendons les nôtres respectables ; songeons à les
améliorer, et non pas à les agrandir. C'est aux conquérants et non aux
voyageurs qu'il faut appliquer cette leçon que donnent les sauvages : RESTE DANS TON PAYS.
Charlemagne, croyant avoir
converti les Saxons, parce qu'il les avait baptisés, fit frapper à ce sujet une
médaille, avec cette inscription : les Saxons régénérés par les
eaux du baptême. Exergue 777.
En 773, pendant que
Charlemagne était occupé en Espagne à rétablir Ibinarabi sur le trône de Saragosse, pendant qu'il essuyait à Roncevaux le seul échec
qu'il ait jamais reçu en personne, pendant qu'il s'en vengeait glorieusement
par la défaite du duc de Gascogne, et honteusement par son supplice, Vitikind revient du Danemark, il parle à ses compatriote,
et bientôt toute la Saxe est en armes ; ils adoptent sa haine, ils respirent la
vengeance, ils rougissent de leur esclavage et de leur christianisme forcé, ils
relèvent leurs idoles abattues, ils renversent les forts mal défendus et trop
peu nombreux, que Charlemagne avait crus suffisants pour les contenir ; ils
reprennent tout le pays situé entre le Wéser et le
Rhin : ce dernier fleuve, qui semble être la borne naturelle de la France du
côté du nord- est, arrête seul leur impétuosité ; ils tentent de le passer, et
n'ayant pu y réussir, ils en ravagent les bords depuis Cologne jusqu'à Coblentz. Observons que dans cette expédition, ainsi que
clans les précédentes, les Saxons massacraient tout, sans distinction de sexe
ni d'âge, qu'ils égorgeaient les femmes, qu'ils écrasaient ou brûlaient les
enfants dans leurs berceaux, les vieillards et les malades dans leurs lits,
qu'ils épuisaient tous les moyens de nuire, en quoi — il faut l'avouer — ils
étaient plus conséquents que les peuples policés, qui sont retenus dans leur
cruauté par quelques principes du droit des gens, contradictoires avec l'esprit
de guerre. En effet, si la guerre est bonne, il faut la faire à outrance ; s'il
est beau de tuer ses frères et ses semblables, il ne faut point de terme au
carnage et à la désolation ; s'il faut affaiblir l'ennemi, on ne peut remplir
plus sûrement, plus pleinement cet objet, qu'en détruisant avec la génération
déjà formée la Génération naissante, et jusqu'à l'espoir des générations
futures. Le contresens serait trop fort, si l'on me soupçonnait de conseiller
ici une guerre cruelle, et de vouloir ébranler le peu que nous conservons, ou
que nous avons acquis, de principes d'humanité ; bien loin de vouloir les
borner, c'est parce que je voudrais les étendre, que j'en montre l'incompatibilité
avec notre système de guerre, et la nécessité de transformer ce droit des gens
si faible, si impuissant, si contradictoire, en un système de paix constant et
universel.
Charlemagne sortait à
peine de l'échec de Roncevaux, lorsqu'il apprit le nouveau soulèvement des
Saxons. A ces emportements forcenés, il opposa sa célérité ordinaire, remède
toujours efficace aux maux du moment ; tandis qu'on le croyait engagé dans les
Pyrénées, il était dans la Westphalie ; et les historiens observent encore
expressément que les mêmes troupes qui avaient commencé cette campagne sur les
bords de l'Ebre, la terminèrent sur les bords du Rhin et du bléser. La même
chose était arrivée en 774 ; les mêmes troupes qui avaient apaisé les troubles
de la Lombardie, et qui avaient dissipé la faction du duc de Frioul, allèrent
terminer la campagne en Saxe. Cette circonstance de la célérité française n'en
est pas la moins inexplicable, et il se présente ici deux difficultés. 1°
Comment des armées se transportaient-elles ainsi d'un bout de l'Europe à
l'autre en si peu de temps ? Comment suffisaient-elles à deux guerres dans une
campagne, à deux guerres si éloignées, et contre des ennemis si différents ?
Comment les fatigues de ces marches forcées leur laissaient-elles les moyens
d'accabler si promptement et si facilement leurs ennemis ? Ces hommes étaient
donc bien différents de ceux que nous connaissons ! 2° Comment, en faisant
toujours la guerre, en ignorait-on si parfaitement l'art ? Comment employait-on
si peu ou si mal les espions ? Comment avait-on si peu de relation avec les
peuples dont on était entouré, que des armées pussent ainsi se transporter du
fond de l'Italie et de l'Espagne au nord de la Germanie, sans que leur marche
fût aperçue ou même soupçonnée ?
Quoi qu'il en soit, les
Saxons ne songeaient plus qu'à terminer la campagne, et ils passaient à gué la
petite rivière nommée l'Eder, près d'un village nommé Lihesi,
vers les confins de la Hesse, lorsque les Français parurent et les attaquèrent
au milieu même de la rivière. Une partie des Saxons fut noyée, le reste taillé
en pièces ou mis en fuite. L'année suivante, Charlemagne en personne gagna
contre Vitikind une grande bataille, dans un lieu
appelé Bucholt, sur les bords de la Lippe ; Vitikind fut obligé de retourner dans son asile auprès de
son ami Sigefroi, et les Saxons eurent recours de
nouveau à la clémence du vainqueur1. Cette clémence était lassée, et le joug
s'aggravait à chaque révolte. Charlemagne resta dans leur pays toute cette
année 779, et une partie de l'année 780, à chercher inutilement les moyens de
dompter cette nation indomptable. Toujours attaché à l'idée qu'ils ne seraient
soumis que lorsqu'ils seraient véritablement chrétiens, il prit des mesures
pour rendre leur conversion solide et entière ; il fallait commencer par la
rendre sincère, et c'est ce qui n'était pas aisé. Charlemagne fit à ce sujet
des ordonnances, qu'un auteur moderne trouve pleines de sagesse ; mais, encore un
coup, était-ce là une matière à ordonnances ? Voyons ces règlements.
Tout
Saxon qui refusera le baptême, sera puni de mort.
Premier article
parfaitement contraire à la religion, à la raison et à l'humanité.
Ceux d'entre les Saxons
qui, par zèle pour leurs dieux, parce qu'ils regardaient la cérémonie du
baptême comme un acte formel d'apostasie, cherchaient à s'y soustraire, avaient
aisément trouvé le petit stratagème de se dire baptisés et chrétiens, pour se
dispenser de l'être. On voulut leur ôter cette ressource facile : on décida que ceux qui, pour éviter le baptême, se diraient baptisés, seraient
pareillement punis de mort. C'était leur défendre d'être hypocrites ; mais
toute défense d'être hypocrites ne peut que redoubler l'hypocrisie ; chacun
sent d'ailleurs dans quels détails d'inquisition devaient jeter cette loi et
quelques autres semblables dont nous allons parler. En général, on prodiguait
volontiers la peine de mort dans ces règlements si sages ; elle était
prononcée sans difficulté contre tout Saxon qui, après avoir été baptisé ou
s'être dit baptisé, retournait à l'idolâtrie. Cet article est une suite
nécessaire des précédents, et n'a plus rien qui étonne. Mais un autre article
qui peint plus particulièrement les mœurs du temps, c'est de voir la peine de
mort également prononcée pour le crime de tuer un évêque ou un prêtre, et pour
le péché de manger de la viande en carême. On ne savait guère alors
proportionner les peines aux délits ; on faisait des lois comme on faisait la
guerre, sans art, san s vues, sans principes ; ou, si l'on avait des vues
immédiates et directes, comme de remédier à un inconvénient dont on était
frappé, on ne savait pas voir plusieurs objets à la fois, et combiner ses idées
de manière à ne pas ouvrir la porte à mille abus, en remédiant à un seul, ou
sans y remédier.
Au reste, une loi de grâce
tempérait, ou plutôt détruisait toutes ces lois de sang : un Saxon coupable de
tous les crimes dont on vient de parler, non seulement échappait à la peine,
mais encore se mettait à l'abri de toute recherche, en se faisant baptiser2, ou, s'il était
baptisé, en se soumettant à la pénitence publique. Cette loi, placée ainsi à
côté des autres, devait sans doute avoir une grande efficacité, mais seulement
pour faire des hypocrites ; et qu'est-ce que c'est que de recevoir le baptême
sans foi, ou d'embrasser la pénitence sans repentir, et uniquement pour
racheter sa vie ? Quels motifs de conversion ! et comment pouvoir compter sur
des conversions pareilles ? Ne louons point ces lois, qui ne pouvaient faire
que de mauvais chrétiens, et des sujets très suspects. On ne peut se dissimuler
d'ailleurs que ces précautions rigoureuses contre la rechute des Saxons dans
l'idolâtrie, n'aient été le berceau de l'inquisition, qui même n'a pas manqué
de s'appuyer du nom de Charlemagne, se servant ainsi de la gloire de ce grand
prince pour imprimer une tache à sa mémoire, Nous trouvons cependant une chose
à louer dans ces règlements, c'est la défense de brûler qui que ce soit, sous
prétexte de sorcellerie. Les sorciers seront seulement donnés à l'église,
c'est-à-dire deviendront serfs des ecclésiastiques, disposition presque juste,
si ces sorciers étaient des malfaiteurs.
Une autre défense bien
louable encore, et qui condamne bien hautement les mœurs de la barbarie, est
celle d'immoler des victimes humaines. C'est le fameux traité que Gélon, selon
Plutarque, fit avec les Carthaginois, mais dont on conteste la réalité.
Charlemagne fit publier
ces lois avec la plus grande solennité, dans un parlement où assistèrent tous
les chefs des Saxons ; mais, en les supposant même entièrement bonnes, elles
n'auraient pas suffi pour amener les Saxons au christianisme, s'ils n'avaient
eu les yeux continuellement frappés de l'appareil de la religion. Charlemagne
bâtit dans leur pays des monastères et des églises ; il y fonda divers évêchés,
il remplit la Saxe de prêtres et de missionnaires ; il s'avança dans le pays,
et, sans combat, sans violence, par la seule terreur de son nom, il étendit ses
conquêtes et celles du christianisme jusqu'à l'Elbe ; il prit soin de relever
les forts qui venaient d'être abattus ; mais ces forts étaient insuffisants, et
les autres moyens ne le furent pas moins. Charlemagne s'éloigna, et Vitikind revint. Vitikind gouvernait les Saxons par l'éloquence et par l'amour, Charlemagne par la force
et par la terreur.
En 782, la Saxe se révolta
de nouveau ;
Charlemagne, occupé ailleurs, y envoya deux armées qui devaient se concerter
dans leurs opérations ; car sans concert, quel succès peut-on attendre ? L'une
était commandée par le comte Theudéric, parent et ami
de Charlemagne, accoutumé à vaincre avec lui, et le Parménion de cet Alexandre
: l'autre armée avait trois chefs ; Adalgise, chambellan du roi, Geilon, comte de l'estable ou
connétable, et Wolrade, comte du palais. On ne
conçoit pas bien par quelle politique Charlemagne avait tant multiplié les
généraux ; c'était faire naître gratuitement des occasions de discorde ; lés trois chefs furent cependant assez unis entre eux,
parce qu'ils étaient tous les trois également jaloux de la faveur et des
talents de Theudéric. Ce général avait tracé un plan
de campagne dont le succès paraissait infaillible ; les trois chefs
&attachèrent à le faire manquer, et parce qu'il n'était pas d'eux, et parce
qu'il était de lui. On trouve chez les 'peuples guerriers et barbares presque
tous les vices des cours polies et corrompues, sans les avantages de celles-ci
; on savait dès-lors exposer le salut de l'État pour empêcher le succès d'un
rival. L'armée des trois chefs devait se réunir à l'armée du comte Theudéric, qui devait en prendre alors le commandement
général ; il avait déjà pris un poste très avantageux, d'où il incommodait fort
les Saxons dans leur camp ; il indiqua aux trois chefs le poste qu'ils devaient
prendre aussi, pour achever d'enfermer les Saxons, et de leur couper les
vivres. Les trois chefs convinrent ensemble de déconcerter ce projet, et
d'attaquer les Saxons, qu'ils se croyaient sûrs de vaincre, parce que
Charlemagne les avait toujours vaincus. Vitikind reconnut d'abord, et à cette attaque faite mal-à-propos, et à la manière dont
elle fut faite, qu'il avait affaire à des hommes imprudents ; profitant
habilement de toutes leurs fautes, et déployant contre eux ce génie qui n'était
terrassé que par celui de Charlemagne, il remporta la victoire la plus complète
; l'armée française fut mise en déroute et taillée en pièces, après avoir perdu
tous ses plus braves capitaines. Adalgise et Geilon,
voyant les tristes fruits de leur jalousie et de leur indocilité, ne voulurent
point survivre à cet affront ; ils se jetèrent au milieu des ennemis,
tendant la gorge aux épées et aux traits, et expièrent du moins une faute si
funeste par une mort honorable ; le comte Wolrade,
qui eut le malheur de ne pouvoir mourir, put s'en consoler, par l'honneur qu'il
eut de n'être pas inutile à sa patrie dans ce grand désastre ; il sauva les
restes de l'armée vaincue ; leur asile fut le camp du comte Theudéric,
qui ne put être entamé par les vainqueurs. Cette bataille mémorable se livra au
pied du mont Sintal, près du Wéser.
Charlemagne ne voulut
confier qu'à lui-même le soin de sa vengeance ; il accourt dans la Saxe : à sa
vue, les Saxons oublièrent leur victoire, ils se sentirent vaincus, et
demandèrent grâce ; Vitikind prit la fuite ; et-les
Saxons, parce qu'il était absent, n'accusèrent que lui de leur révolte : mais
Charlemagne irrité voulait des victimes présentes ; il pardonnait les révoltes,
mais non pas les succès ; moins jaloux de sa puissance que de sa gloire, tout
affront lui était insupportable. On a vu avec quelle cruauté il s'était vengé
du duc de Gascogne, après l'échec de Roncevaux ; il fut plus cruel encore
envers les Saxons ; il se fit remettre quatre mille cinq cents des principaux
d'entre eux, et de ceux qu'il jugea les plus coupables, et il les fit tous
décapiter. Les Saxons désarmés entouraient l'échafaud, et étaient entourés
eux-mêmes par les Français en armes ; leurs regards furent souillés de cet
affreux spectacle, qui réunissait l'appareil d'un supplice et l'horreur d'un
massacre public ; ils furent obligés de renfermer dans le fond de leur cœur la
rage et la douleur dont ils étaient dévorés. Charlemagne, en cette occasion,
prit Alexandre pour modèle, et le surpassa en cruauté. Le conquérant macédonien
ayant forcé la ville de Tyr, fit attacher à des croix plantées le long du
rivage de la mer deux mille Tyriens échappés au carnage, spectacle horrible aux
yeux mêmes des vainqueurs. Tout conquérant est forcé d'être barbare.
Aveuglé par les préjugés
du temps, Charlemagne, tandis qu'il flétrissait par cette infatue cruauté la
gloire déjà si équivoque de ses conquêtes, ne doutait pas que cette horrible
exécution ne lui répondît pour toujours de la fidélité des Saxons ; il y ajouta
un ordre secret de poignarder ceux qui exciteraient les Saxons à la révolte,
ordre si dangereux par la facilité d'en abuser ; il ne tint qu'à lui de
reconnaître toute l'inefficacité de la violence. Jamais les Saxons n'avaient
été si turbulents, si ennemis du christianisme et de la France, si dévoués à Vitikind. Ce chef infortuné du parti le
meilleur revint
leur demander comment ils avaient pu soutenir la vue du supplice de leurs
compatriotes, de leurs fières, de leurs complices, s'ils étaient coupables
[783] ; comment ils n'avaient pas renversé l'échafaud, égorgé les bourreaux, et
si la vie était un si grand bien, qu'elle méritât d'être rachetée par un tel
opprobre ? Leur réponse fut de le suivre, et de se précipiter de nouveau avec
lui dans le péril et dans la mort. Une fureur sombre et farouche les rendait
supérieurs à toute crainte, insensibles à toutes leurs pertes. Ce n'était plus
pour la liberté ni pour l'honneur qu'ils combattaient, c'était pour mourir en donnant la mort
à leurs oppresseurs et à leurs bourreaux. Albion, un des principaux chefs des
Saxons, digne lieutenant de Vitikind, comme lui plein
de talents, de valeur et de ressources, comme lui ennemi des Français et de la
servitude, associa son nom au grand nom de ce généreux défenseur de la liberté
; ils succombèrent tous deux sous Charlemagne, et ils furent plus grand que
lui.
Jusque-là les Saxons
n'avaient pas osé combattre en bataille rangée contre Charlemagne en personne ;
ou ils s'étaient soumis à sa vue, ou ils avaient fui devant lui, ou ils
l'avaient attendu dans des retranchements : n'ayant plus rien à ménager, ils
l'attaquèrent en plaine [784] ; ils perdirent contre lui deux grandes
batailles, dont chacune leur coûta une armée presque entièrement détruite ou
dissipée ; mais chaque fois ils disputèrent la victoire, et leur désespoir
enfanta aussitôt des armées nouvelles. Convaincus de nouveau, par cette double
expérience, de l'ascendant invincible de Charlemagne, ils voulurent croire du moins
que cet ascendant lui était personnel, et se rappelant la victoire qu'ils
avaient remportée sur les lieutenants de ce prince au pied du mont Sintal, ils attaquèrent à Draigny [785], près de la Lippe, une autre armée, commandée par Charles, l'aîné des
fils légitimes de Charlemagne ; ils espéraient se venger sur le fils des
triomphes du père, ils ne firent qu'augmenter ces triomphes, en lui procurant
la satisfaction de vaincre encore par son fils : on ignore à quel point ce
fils, âgé alors de douze ans, mais né et nourri dans les camps de Charlemagne,
pouvait avoir contribué à la victoire ; tout ce qu'on sait, c'est qu'il
commandait à cette bataille, qui parut consommer pour lors la défaite des
Saxons, et après laquelle ils ne reparurent plus en bataille rangée.
Mais ils ne se soumirent
point. A la guerre de plaine ils substituèrent une guerre de montagnes ; ils se
dispersaient par pelotons, que Vitikind et Albion
rassemblaient quelquefois, et qui tenaient continuellement les Français en
alarme ; ils obligèrent Charlemagne à se fixer pendant plusieurs années dans
leur pays ; il employa d'abord ce temps à les chercher, à les poursuivre dans
leurs retraites inaccessibles, à courir partout sur leurs traces, à combler
leur désespoir, à ravager, à conquérir, à se rendre de plus en plus odieux et
redoutable à ces peuples. Il reconnut ensuite l'abus de ce système de guerre,
il se repentit de n'avoir fait de toute la Saxe qu'un vaste désert, il voulut y
ramener des habitants ; il commença de négocier avec les Saxons, pour qu'ils
abandonnassent leurs forêts et leurs montagnes ; mais il s'y prit mal encore ;
il suivit les principes de la politique vulgaire, il voulut diviser pour
commander, il jeta des semences de discorde parmi les Saxons ; il profita de la
jalousie que la gloire de Vitikind et d'Albion
inspirait à tous les autres chefs, pour attirer ceux-ci-dans son parti. Son
esprit naturellement éclairé, son cœur naturellement droit, lui découvrirent
bientôt encore l'abus de cette politique artificieuse ; il n'écouta plus que sa
générosité, qui ne le trompait jamais ; il s'adressa directement à ses
illustres ennemis, Vitikind et Albion ; il entreprit
de changer leurs cœurs, et de désarmer leur haine par des procédés nobles, de
traiter avec eux comme un grand homme traite avec des gens braves qu'il a eu la
gloire de vaincre [786] ; il leur prodigua ces égards et ces honneurs qui
peuvent seuls flatter les grandes âmes ; il leur fit sentir les douceurs de la
vie civile, les charmes de la paix, la sainteté du christianisme, qui tend à
faire de tous les hommes un peuple de frères ; enfin, Vitikind et Albion sentirent qu'ils devaient se confier à Charlemagne, et ce prince
ayant été rappelé en France par quelques affaires, ils vinrent le trouver au
milieu de ses États à Attigny-sur-Aîne, où ils
reçurent le baptême, ainsi qu'une foule de Saxons qu'ils menaient à leur suite
; ils donnèrent à tous l'exemple d'embrasser sincèrement le christianisme, et
d'y rester constamment attachés. Divers auteurs mettent Vitikind au nombre des saints ; quelques généalogistes font descendre de lui la
troisième race de nos rois.
La soumission de ces deux
chefs entraîna, au moins pour quelques années, celle de presque toute la Saxe ;
nous voyons même Charlemagne se servir des Saxons, comme d'un peuple de sa
dépendance, dans les guerres qu'il fait à d'autres peuples ; mais cette vaste
nation, subdivisée en une multitude de peuplades, n'était jamais parfaitement
réunie. Malgré tous les soins de Charlemagne, secondés par les efforts sincères
de Vitikind et d'Albion, quelques-unes de ces
peuplades n'avaient point reçu le baptême ; et parmi celles, qui, de gré ou de
force, de bonne ou de mauvaise foi, s'étaient soumises au christianisme, toutes
n'étaient pas dans les intérêts de la France. Quelques-unes fournissaient des
secours à ces mêmes peuples, contre lesquels Charlemagne 'employait le gros de
leur nation, d'autres entretenaient dans les montagnes une guerre sourde, qui
éclatait dans les moments favorables, et qui, dans tous les temps, était un
objet d'attention pour les Français.
L'année 790 a été
remarquée comme -unique dans tout le règne de Charlemagne, parce qu'elle se
passa sans guerre. Jusque-là il n'y avait point eu d'année où Charlemagne n'eût
paru en armes, au moins dans la Saxe, qui, au défaut de toute autre contrée,
lui fournissait toujours infailliblement des occasions de guerre. On a comparé
cette année 790 à ces années si rares dans l'histoire romaine, où l'on fermait
le temple de Janus. On a depuis remarqué de même, sous Louis XIV, une époque
bien rare et bien courte, où, après le traité de Riswick en 1697, et celui de Carlowitz en 1699, il n'y eut
aucune guerre, non seulement dans toute l'Europe, mais même dans tout le monde
connu. L'année 790 n'a pas entièrement mérité d'être regardée comme une époque
de paix, car elle se passa tout entière en préparatifs de guerre.
Les Saxons étaient
toujours censés soumis, ils avaient pour gouverneur le comte Théderic, qui exerçait sans cesse leur valeur, et occupait
leur inquiétude contre les autres ennemis de la France. En 793 ceux d'entre eux
qui servaient dans son armée se mutinèrent, et taillèrent en pièces un
détachement qui lui servait d'escorte ; bientôt ce mouvement, qu'on avait
regardé comme un trait particulier d'indiscipline plutôt que comme un germe de
révolte, et qu'on avait cru devoir dissimuler, dégénéra en un soulèvement
général, qui éclata par les mêmes signes que les révoltes précédentes,
c'est-à-dire par le retour à l'idolâtrie, par le rétablissement des idoles, par
l'incendie des églises, par le massacre des prêtres ; ainsi l'ouvrage de tant
de conquêtes et de tant de conversions fut renversé en un jour. On s'aperçut
même que ces peuples grossiers avaient appris ou de la France, ou de la nécessité,
à étendre les liens de la politique ; que non seulement ils avaient des
correspondances avec ces peuplades de montagnards indomptés, dont les courses
avaient toujours entretenu en Saxe une sorte de guerre, mais encore qu'ils
avaient traité secrètement avec les ennemis mêmes contre lesquels prétendait de
les faire marcher, c'est-à-dire avec les Huns. Charlemagne fit entrer dans leur
pays deux armées ; ils se soumirent. Il chercha nouveaux moyens, sinon de les
punir, du moins de les contenir pour la suite ; il avait épuisé tour-à-tour les
voies de rigueur et les voies de clémence ; il avait été cruel et généreux ; il
crut être politique, en arrachant ces rebelles obstinés d'une patrie où ils
respiraient, avec l'air, l'esprit d'indépendance et de révolte ; semblables à
ces enfants de la terre dont parle la fable, qui, lorsqu'ils avaient été
renversés, se relevaient plus hardis et plus vigoureux, comme ranimés par les
embrassements de leur mère ; Charlemagne imagina de transplanter le tiers des
Saxons, et de les disperser dans diverses provinces de la France, où, forcés
d'abord de paraître Français et chrétiens, ils le devinrent naturellement dans
la suite, et il mena de nouveau le reste de la nation contre les Huns ; non
qu'il attendît d'eux un zèle sincère et des services utiles, mais pour les
avoir sons ses yeux, et pour les tenir-sous sa main puissante et victorieuse.
Ces occupations remplirent
toute l'année 794. Charlemagne indiqua un parlement à Cuffenstein,
près de Mayence, pour l'ouverture de la campagne de 795 ; car chaque année
était une campagne1. Il avait ordonné à tous les Saxons de s'y
trouver, il ne s'y en trouva qu'un fort petit nombre ; cette absence fut
imputée à désobéissance2. Charlemagne, pour les en punir, fit de nouveau
de leur pays un vaste désert, et cela de deux manières : 1° en ajoutant encore
à son système de transplantation, ce qui lui procurait le double avantage et
d'affaiblir la Saxe et de peupler la France, 2° en portant le fer et le feu
dans tout le pays situé entre le Wéser, la mer
d'Allemagne et l'Elbe, et même au-delà de l'Elbe du côté de la mer Baltique ;
il consuma toutes les années 795, 796 et 797 à ravager ces malheureuses
contrées, qu'il était au moins inutile de conquérir pour les livrer au feu. Les
tristes détails de ces stériles et funestes expéditions seraient aussi ennuyeux
pour le lecteur qu'il dut être ennuyeux pour Charlemagne d'avoir à recommencer
sans cesse un ouvrage toujours imparfait, et si souvent renversé.
En 795, les Saxons, dans
un de leurs soulèvements, avaient attiré dans une embuscade le roi des Abodrites, ces fidèles alliés des Français, et ce prince y
avait péri. Sa mort fut vengée par le massacre de plus de trente mille Saxons.
En 798, quoique
Charlemagne fût dans le pays, il y eut encore un grand soulèvement des Saxons,
qui fut encore puni par de nouveaux ravages et, de nouveaux massacres, et qui
continua toujours plus ou moins vivement, plus ou moins ouvertement ; quand
Charlemagne était en-deçà de l'Elbe, on se révoltait : au-delà quand il passait
l'Elbe, la révolte était sur les bords du Weser. Enfin, ce ne fut qu'en 804 que
Charlemagne parvint à couper entièrement la racine de ces guerres par une
transplantation générale des Saxons, exécutée sous ses yeux par son armée
victorieuse, dont toute la puissance et toute la violence suffisaient à peine
pour arracher ces malheureux à une patrie qu'ils aimaient d'autant- plus,
qu'ils la regardaient comme le seul véritable asile de la liberté ; les marais
situés vers l'embouchure de l'Elbe leur étaient principalement chers par
l'inaccessibilité qui les y avait défendus si longtemps. La Flandre et le
Brabant étaient alors presque entièrement couverts de forêts ; dix mille
familles saxonnes y furent transplantées, et furent employées à les défricher,
ouvrage doublement utile, et pour rendre ces contrées habitables, et pour
dompter les Saxons par le travail.
On prétend cependant que
le caractère dominant des Saxons, leur amour pour l'indépendance et pour la
liberté, inspirés par eux aux naturels du pays, fut dans la suite le principe
de tant de révoltes des Flamands contre leurs souverains ; et c'était un
proverbe commun du temps de Philippe-le-Bel et de Philippe de Valois, que
Charlemagne, en mêlant les Saxons avec les Flamands, d'un diable
en avait fait deux.
Un souverain légitime et
juste a droit de traiter de rebelles les sujets qui résistent à ses lois ; mais
ce titre de rebelles est trop souvent prodigué par les conquérants et les
despotes aux amateurs de la liberté. Eh ! pourquoi vouloir asservir un peuple
libre ? pourquoi exterminer ou transplanter un peuple, pour conquérir un désert
au-delà duquel on retrouve encore la guerre et la haine ?
Le pays dont on arrachait
les Saxons fut donné aux Abodrites leurs ennemis
perpétuels et les alliés fidèles des Français.
Au-delà de ces peuples
était cette formidable puissance des Danois ou Normands, qui ne voyait pas avec
moins d'inquiétude l'agrandissement de Charlemagne de ce côté, que les
Sarrasins du côté de l'Espagne, et les Grecs du côté de l'Italie : comme cette
puissance était moins connue que les deux autres, parce qu'elle était encore
dans sa naissance, peut-être Charlemagne avait-il moins songé à la ménager, et
avait-il moins redouté de lui donner des alarmes, peut-être était-ce un des
motifs de la préférence qu'il avait donnée aux conquêtes du nord sur celles du
midi. Sigefroi, roi des Normands, avait toujours paru
vouloir entretenir la paix avec la France ; mais ses sujets infestaient toutes
les mers, observaient toutes les côtes. Ce peuple tirait de la marine une
source nouvelle de puissance, inconnue à toutes ces nations barbares qui,
sorties du sein de la Germanie, n'avaient jamais conçu d'agrandissement que par
terre. Sigefroi parlait toujours de paix à
Charlemagne, mais il était l'ami de Vitikind ; sa
cour avait été la retraite de ce général saxon dans toutes ses disgrâces, et
les États de Sigefroi servaient d'asile à tous les
Saxons chassés de leur pays par le sort de la guerre ; il avait souvent envoyé
à Charlemagne des ambassadeurs, qui avaient comparu dans les divers parlements
que tenait ce prince ; mais ces ambassadeurs étaient des espions, choisis de
concert par Sigefroi et par Vitikind pour épier les endroits et les moments faibles ; ils n'avaient jamais de
rapport favorable à faire ; ils voyaient Charlemagne dans toute sa puissance et
dans toute sa gloire ; ils le voyaient plus grand dans ses parlements et dans
ses conseils qu'à la tête de ses armées, donner des lois aux nations vaincues,
prendre des mesures sages pour l'exécution de tous ses desseins, et surtout
gouverner ses sujets avec une douceur et une justice qui invitaient tous les
cœurs à voler au-devant de son joug. C'étaient autant de raisons pour éviter
d'entrer en guerre ouverte avec un prince qui joignait ainsi au talent de
vaincre le talent plus rare de régner ; ces raisons déterminèrent toujours Sigefroi à la paix : Godefroi son successeur, qui régnait
dans le temps de la réduction des Saxons, suivit la même politique, et voyant
la barrière qui séparait ses États de la France, renversée par la
transplantation entière des Saxons, il n'en fut que plus empressé à marquer au
vainqueur la plus grande condescendance ; il se hâta de conclure un traité, par
lequel il s'obligeait à faire sortir de ses États les Saxons qui s'y étaient
réfugiés.
La guerre naît de la
guerre, et les conquêtes rendent quelquefois les conquêtes nécessaires ; de la
guerre des Saxons naquit la guerre des Wiltses, qui
fut moins une guerre qu'une conquête prompte et rapide, faite sans aucune
hostilité, par la seule terreur du nom de Charlemagne. Les Wiltses occupaient, sur les bords de la mer Baltique, les contrées qu'on nomme
aujourd'hui la Poméranie et la marche de Brandebourg. Charlemagne, qui n'avait
pas encore dompté ni transplanté les Saxons, sentit aisément l'avantage qu'il
pourrait tirer contre eux de la possession de ces provinces, à la faveur
desquelles il pourrait les presser du côté de l'Oder et de la Vistule, comme il
les pressait déjà du côté du Rhin et du Weser. Il ne faut qu'un prétexte aux
conquérants, souvent même ils ne daignent pas en alléguer : mais ces peuples
barbares en fournissaient toujours plus ou moins par les courses qu'ils ne
cessaient de faire chez leurs voisins, comme ceux-ci en faisaient chez eux ;
les Wiltses en avaient fait quelquefois chez les Abodrites, qui les serraient de près ; ceux-ci étaient sous
la protection de la France. Charlemagne jugea qu'il devait venger les Abodrites, parce qu'il avait besoin du pays des Wiltses ; il y parut tout d'un coup en armes, et ce pays
fut soumis ; les Wiltses furent Français comme les Abodrites, ils prêtèrent serment de fidélité, et, ce qui
est peut-être assez étonnant après une conquête, ce serment ne fut guère violé.
Les Frisons avaient été
enveloppés dans la ruine des Saxons leurs alliés, et leur pays avait été
soumis, ainsi que celui des Sorabes, longtemps avant la réduction et la
transplantation des Saxons. Ainsi toute la partie septentrionale de la Germanie
était réduite. Saxons, Frisons, Abodrites, Wiltses, Sorabes, tout était devenu Français ; mais à quel
prix ! Les conquêtes de Charlemagne, jointes aux possessions que les Français
avaient avant lui dans ces contrées, étendaient la domination de Charlemagne en
Germanie, depuis la mer d'Allemagne et la mer Baltique, presque jusqu'aux
confins de l'Italie par la Bavière ; niais cette domination ne s'étendait guère
que sur des ruines, du moins dans la partie conquise, et même les anciennes
possessions françaises se ressentaient des ravages de la guerre : les Saxons y
avaient laissé, en plus d'un lieu, des monuments durables de leur désespoir.
Une autre guerre, née en
partie de la guerre contre les Saxons, en partie des guerres d'Italie, voit
occupé Charlemagne, dans le temps même où les Saxons lui donnaient le plus
d'embarras ; cette guerre est celle qu'il fit aux Huns ou Avares1. Nous avons vu
que ces peuples étaient entrés dans la ligue que Tassillon duc de Bavière, et Arichise, duc de Bénévent, avaient
formée avec les Grecs, pour replacer Adalgise leur beau-frère sur le trône des
Lombards : Charlemagne avait triomphé de tous ces ennemis ; Arichise était mort, Tassillon dépouillé, Adalgise chassé, les
Grecs et les Huns repoussés. Il était naturel cependant que Charlemagne conservât
du ressentiment de cette entreprise, et que, d'après le système de guerre
établi alors, il cherchât à se venger ; mais il semble que ce ressentiment
aurait dû se tourner par préférence contre les Grecs, et que la politique
l'exigeait ainsi : en effet, c'était la cour de Constantinople qui donnait un
asile au prince Adalgise ; elle continuait de lui en donner un depuis sa
défaite ; par-là elle menaçait sans cesse Charlemagne d'une entreprise
nouvelle, et perpétuait la querelle de la Lombardie ; les Huns n'étaient entrés
dans cette querelle qu'à la sollicitation du duc de Bavière, que clans le désir
et dans l'espérance du pillage ; ils n'avaient point, comme les Grecs, une
suite d'intérêts et de vues politiques qui les rendissent essentiellement
ennemis des Français ; les provinces de l'empire grec, contiguës aux domaines
des Français,- étaient peut-être beaucoup plus aisées à conquérir sur cette
nation amollie et dégénérée, que ne l'était le pays sauvage d'une nation
barbare, et la conquête en était sûrement plus utile. On dit que Charlemagne,
faute de marine, ne pouvait pas faire la guerre aux Grecs avec avantage ; il
sut créer une marine contre les Normands, il eût pu en créer une contre les
Grecs. D'ailleurs, s'il fallait une marine pour enlever à ceux-ci la Sicile et
les autres lies de la Méditerranée, il n'en fallait pas pour les dépouiller de
ce qui leur restait en Italie, surtout dans un temps où il y avait si peu de
places fortes, soit sur le bord de la mer, soit dans l'intérieur des terres ;
il était peut-être assez extraordinaire qu'un roi conquérant, maître de la
Lombardie, souverain de Rome, du duché de Bénévent, et d'une partie de ce qu'on
appelle aujourd'hui le royaume de Naples, n'achevât point cette conquête, et
qu'il laissât subsister une autre puissance que la sienne dans le continent de
l'Italie. Les Français n'avaient au contraire avec les Huns que ces
contestations inévitables entre voisins, et sur lesquelles on est si aisément
d'accord, quand on veut sincèrement la paix ; on disputait sur les limites
respectives de la Bavière et de la Pannonie ; on ouvrit même des conférences à
ce sujet, pour paraître chercher la paix ; on ne put y convenir de rien, parce
qu'on cherchait la guerre.
Le vrai motif qui
engageait Charlemagne à porter la guerre dans le pays des Huns, en laissant, en
paix les Grecs, est celui que nous avons défia dit. Charlemagne était un
conquérant, mais un conquérant convertisseur1. S'il voulait
ajouter des provinces à son empire, il voulait aussi gagner des âmes à Dieu ;
les Grecs n'offraient de ce côté aucune matière à son zèle, et les Huns étaient
idolâtres ; c'était moins une guerre de politique qu'il voulait faire, qu'une
guerre de religion et une véritable croisade ; il la fit en effet prêcher par
les prêtres, comme on prêcha dans la suite les croisades ; son camp fut une
espèce de séminaire, où l'on observait des jeûnes rigoureux, où l'on faisait
des prières publiques et des processions solennelles, où l'appareil religieux
était joint partout à l'appareil militaire. Ce faste pieux n'était pas sans
politique. Les armées avec lesquelles Charlemagne entrait en Pannonie étaient
principalement composées de ces Saxons, de ces Frisons, de ces Wiltses, de tous ces peuples encore mal soumis, et à peine
chrétiens ; il était bon de fortifier leur christianisme par l'habitude des
pratiques religieuses, et par la pompe imposante des cérémonies. Charlemagne
pensait même que ce spectacle, exposé aux regards des peuples qu'il venait
combattre et convertir, pourrait devenir un moyen de conversion pour eux, soit
parce qu'un peuple, encore grossier et barbare, est facilement ému par les
sens, soit parce que ce même peuple, témoin des cérémonies par lesquelles les
Français appelaient sur leurs armes la protection divine, reconnaîtrait
l'efficacité de leurs prières aux succès mêmes dont elles seraient suivies.
Charlemagne eut dans cette guerre ses succès ordinaires, et il les avait
mérités par sa bonne conduite. Il avait tracé pour cette année [791] un plan de
campagne, auquel on ne peut, ce semble, faire qu'un seul reproche, c'est qu'on
n'en commença l'exécution qu'au mois de septembre, ou plutôt on ne peut pas
même faire ce reproche, puisque, malgré cette exécution tardive, la campagne
réussit. Ce plan était de pénétrer à la fois en Pannonie avec trois armées, et
par trois endroits ; du côté de la Bohême, du côté de la Bavière et du côté de
l'Istrie. Le comte Théderic, et Mainfroi chambellan du roi, à la tête des Saxons, des Frisons et des Thuringiens,
s'avançaient le long du Danube par la rive septentrionale ; Charlemagne avec
ses Français, ayant passé ce fleuve, le côtoyait par la rive droite ; les
Bavarois descendaient le fleuve avec ce qu'on appelait alors une flotte,
c'est-à-dire avec des bateaux qui, portant toutes les provisions, fournissaient
à la subsistance des deux armées, et qui assuraient leur communication. Les
ducs de Frioul et d'Istrie conduisaient de leur coté les troupes d'Italie ; ils furent les seuls qui virent l'ennemi ; ils
remportèrent une victoire qui répandit une telle épouvante parmi les Huns,
qu'ils se dispersèrent dans les bois et sur les montagnes, comme avaient fait
si souvent les Saxons, et laissèrent leurs forteresses sans garnison, et leur
pays sans défense. Charlemagne de son côté, Théderic du sien, n'eurent qu'à piller et à ravager ; ils arrivèrent ainsi jusqu'aux
bords du Raab, où la saison avancée, et une épizootie qui détruisait les
chevaux de l'armée du roi, obligèrent de terminer la campagne. Le roi se
proposait de revenir l'année suivante achever sa conquête, et c'était le vœu de
tous ses guerriers, qui, s'ils avaient perdu leurs chevaux, en avaient été bien
dédommagés par le butin qu'ils avaient fait : mais avec tant d'ennemis et tant
d'affaires, comment suivre un projet ? Le malheur d'avoir tant vaincu, est
d'avoir toujours à vaincre ; la peine des conquérants est d'avoir toujours à
recommencer l'ouvrage de leurs conquêtes, sans pouvoir jamais s'en assurer la
paisible possession ; d'autres ennemis, qu'on avait crus domptés, occupèrent
ailleurs la valeur de Charlemagne ; les Saxons n'étaient point encore déballés,
ils firent alors une de ces irruptions si fréquentes dont nous avons parlé, ils
la firent à l'instigation des Huns, qui commençaient à entretenir quelque
correspondance avec leurs voisins, et à faire quelque usage de la politique ;
ils auraient dis avoir celle de se joindre à tous les
ennemis de Charlemagne pour augmenter son embarras, et lui ôter, même à
l'avenir, le pouvoir de leur nuire ; ils se contentèrent de respirer pour le moment,
et Charlemagne, obligé de renvoyer à un temps éloigné la conquête et la
conversion de la Pannonie, ne tira aucun fruit du grand armement de 791. Cette
campagne si savante et si bien combinée ne fut qu'une course ; ce formidable
appareil, ce grand développement des forces d'un grand monarque, aboutit à
quelque butin.
Enfin, ce ne fut qu'en 795
que Charlemagne, sans être libre encore de ses autres affaires, reprit son
projet sur la Pannonie. Les Huns avaient dans leur gouvernement quelques-uns
des inconvénients qui avaient fait la faiblesse des Saxons, ou plutôt ils
n'avaient aucuns principes fixes de gouvernement ; tantôt ils se rassemblaient
sous un même roi qu'ils élisaient, tantôt ils se divisaient, comme les Saxons,
en diverses peuplades, qui avaient chacune leur chef particuliers ; de là
naissaient tous les troubles qu'on peut aisément imaginer. Au temps dont il
s'agit, le pays était en proie aux discordes civiles ; ce fut le moment que
Charlemagne prit pour y porter la guerre. Si les Huns avaient aussi bien su
s'accorder entre eux alors, qu'ils avaient su depuis longtemps pourvoir à la
défense de leur pays, cette conquête n'aurait pas été facile ; aucune autre
nation n'avait pris, relativement à cet objet, de si sages mesures, et elles
auraient pu servir de modèles aux Français mêmes, pour se mettre à l'abri des
incursions des Saxons, et de leurs autres voisins germaniques, sans tant de
guerres et d'effusion de sang. La Pannonie était divisée en neuf cantons,
appelés cercles ; de là vient, à ce qu'on
croit, l'usage qu'on fait encore aujourd'hui de ce nom dans la division des
principales provinces de l'empire ; ces cercles étaient séparés les uns des
autres par une haute levée qui les environnait de tous côtés, et qui était
bordée d'une forte palissade. Outre ce rempart et ce retranchement général de
chaque cercle, chaque ville, chaque bourg, chaque village, renfermé dans chacun
des cercles, était encore défendu par de bonnes murailles, seul genre de
fortifications que l'on connût alors. Il y avait si peu de distance entre ces
différents lieux, qu'on pouvait aisément, à la seule voix, donner l'alarme d'un
poste à l'autre, et qu'en un instant le cercle entier pouvait être averti. On
communiquait de cercle en cercle par des chemins pratiqués à travers des
taillis qu'on tenait toujours à une hauteur telle que les gens du pays, en
passant d'un cercle à un autre, pussent n'être pas vus des ennemis, et qu'ils
pussent cependant voir par-dessus les taillis ce qui se passait au-dehors, et
régler leur marche en conséquence, selon le besoin. Ainsi les secours pouvaient
être facilement et promptement portés d'un cercle à l'autre, sans que les
ennemis en fussent : instruits.
Charlemagne, contre qui
ces barrières avaient déjà été impuissantes en .791, se préparait à les
renverser .de nouveau ; mais encore occupé ailleurs par d'autres ennemis, il ne
put faire cette guerre que par ses lieutenants. Le duc de Frioul, nommé Henri,
pénétra dans la Pannonie sans trouver de résistance ; il arriva jusqu'à la
capitale ou principale forteresse, qu'il força ; il livra au pillage ce fameux
trésor des Huns, enrichi sous Attila des dépouilles de toutes les provinces de
l'un et de l'autre empire, et des dépouilles mêmes de l'Italie et des Gaules :
le soldat s'enrichit jusqu'à l'opulence, si l'on en croit Eginard.
Theudon, l'un des petits
rois qui partageaient alors la Pannonie, et un des plus ambitieux, comme on le
reconnut dans la suite, se sépara entièrement des intérêts de sa nation, se
rendit aux Français, se reconnut leur vassal, vint trouver Charlemagne à
Aix-la-Chapelle, lui rendit hommage, reçut le baptême, et le fit recevoir aux
peuples de sa dépendance.
En 796, Charlemagne confia
le commandement de l'armée de-Pannonie au jeune Pepin son second fils, et lui
donna pour lieutenant et pour guide le même duc de Frioul. Ils trouvèrent plus
de résistance ; les Huns avaient senti la nécessité de cesser ou de suspendre
leurs querelles, et de se réunir pour la cause commune ; ils avaient repris
leur capitale, et y avaient fait à la hâte quelques nouvelles fortifications ;
ils avaient élu un nouveau roi, et s'étaient rassemblés sous lui : il fallut
leur livrer bataille ; ils furent défaits, leur capitale reprise, et de nouveau
livrée au pillage. Les Huns furent poussés jusqu'aux bords de la Teisse, et tout le pays ravagé, tandis que les heureux
sujets de Theudon, contemplant de loin la flamme de
ces incendies dont ils étaient environnés, et jouissant tranquillement et
sûrement de leurs possessions, sous la protection du vainqueur, rendaient
grâces à la prudence de Theudon, et bénissaient le
christianisme, à l'ombre duquel on vivait ainsi en paix.
Cette campagne de 796 ne
termina pourtant point encore la guerre de la Pannonie ; les Huns firent
l'année suivante un dernier effort, et parvinrent à former encore une armée ;
ils se battirent en désespérés : mais leur désespoir était aveugle, la valeur
des Français était disciplinée ; les Huns succombèrent, et ne trouvèrent plus
de ressources que dans la soumission et le baptême. Le jeune Pepin, au retour
de cette glorieuse campagne, eut le plaisir de présenter à son père les
ambassadeurs des Huns domptés et soumis ; Charlemagne les reçut comme des amis
présentés de la main d'un fils ; tout ce qu'une affabilité politique peut
répandre d'adoucissements et de consolations sur les malheurs de la guerre et
les torts de la conquête, fut prodigué par l'adroit monarque, pour attacher les
Huns au joug de la France et de l'évangile.
La Pannonie fut tranquille
pendant toute l'année 798 ; mais l'année suivante vit naître dans ce pays un
grand orage du côté où on l'attendait le moins. Ce Theudon,
qui avait montré tant d'empressement pour le baptême et pour l'alliance
française, n'avait voulu en effet qu'étendre sa puissance et son autorité dans
le pays, et qu'envahir successivement tous les différents cercles ; les chefs
de ces cercles et les principaux seigneurs de la nation avaient péri pour la
défense du pays ; Theudon, délivré par-là de tous les
rivaux qu’on ambition pouvait redouter, crut que le premier qui s'annoncerait
comme le restaurateur de la liberté, le premier qui proposerait aux Huns de
secouer le joug étranger, auquel ils n'étaient point encore accoutumés,
s'emparerait aisément du trône de la Pannonie entière ; il trahit donc les
Français comme il avait trahi sa patrie, et avec assez de facilité, parce qu'on
ne se défiait point de lui : lorsqu'enfin sa mauvaise volonté fut manifeste, on
se hâta d'en prévenir les effets ; le duc de Frioul Henri et le comte de
Bavière Gérold entrèrent dans la Pannonie, livrèrent
bataille à Theudon et remportèrent une victoire qui
coûta des larmes et un sang précieux au vainqueur : ce Theudon,
qui n'était en politique qu'un hypocrite ambitieux et qu'un traître, était dans
les combats un guerrier redoutable ; il se défendit avec un grand courage ; un
des comtes de la Bavière fut tué dans la bataille ; le duc de Frioul tomba dans
une embuscade où il périt aussi ; tous deux furent pleurés de leur roi. Theudon avait été pris ; il fut puni de mort, comme vassal
félon et rebelle : il eut été à désirer pour lui et pour Charlemagne qu'il fût
mort les armes à la main ; il aurait évité la honte du supplice, et aurait
épargné à Charlemagne la honte d'une violence odieuse. Avec Theudon tomba pour jamais cette puissance des Huns, qui, même dans sa décadence,
offrait encore de beaux monuments de grandeur et de sagesse. Cette monarchie ou
cette république avait subsisté avec gloire près de deux siècles et demi.
De la guerre de Pannonie
naquit la guerre de Bohême, comme celle des Huns était née de celle des Saxons.
Les Bohémiens étaient une peuplade d'Esclavons, nation libre et féroce comme
tous les autres peuples de la Germanie : l'amour du pillage les attirait
souvent sur les terres de leurs voisins ; ils faisaient des courses dans le
pays des Huns, qui n'étaient plus en état de leur résister, et dans les autres
provinces soumises à la domination de Charlemagne. Des historiens observent que
cet usage de leur liberté, que le spectacle de cette liberté même était un
exemple dangereux donné aux nations nouvellement soumises. Ils ont raison ; et
il suit de là qu'en s'engageant dans une première conquête, il faut avoir bien
pris son parti de ne S'arrêter qu'après avoir achevé la conquête du monde
entier, car au-delà du peuple qu'on aura soumis, on trouvera nécessairement un
peuple libre1,
dont il n'y aura pas plus de raisons de laisser subsister l'indépendance, qui
sera toujours pour les peuples soumis un exemple, un reproche, et une source de
regrets.
Charlemagne voulait que
ses fils partageassent sa gloire, il aimait à exercer leur valeur, et à
cultiver leurs talents ;la politique n'avait pas encore établi qu'un roi dût
être jaloux de ses fils, et préparer à la nation des rois sans mérite, en leur
refusant toute occasion de s'illustrer et de s'instruire. La guerre contre les
Huns avait été confiée au jeune Pepin : la guerre contre les Bohémiens fut
confié à Charles son frère aîné. Charlemagne lui traça le plan de sa campagne,
et ce plan était celui qu'il avait suivi lui-même dans sa campagne de 791
contre les Huns. Trois armées pénétrèrent à la fois dans la Bohême par trois
endroits différents ; elles étaient composées de tous ces mêmes peuples
germaniques qui avaient subi depuis longtemps le joug de la France, ou qui
venaient de subir celui de Charlemagne : à peine ce conquérant avait-il soumis
un peuple, qu'il en faisait un instrument de conquête à l'égard des nouveaux
voisins qu'il acquérait. On ne pouvait guère faire d'autre usage de ces peuples
guerriers et barbares : inhabiles aux arts de la paix, ils-ne pouvaient que
faire la guerre, il leur fallait un ennemi, il fallait un aliment à leur
inquiétude : sans cette politique, jamais leur vainqueur n'aurait pu s'assurer
d'eux. Les Saxons, les Wiltses, tous les habitants
des bords de la mer Baltique s'avancèrent par la partie septentrionale de la
forêt noire ; les Français austrasiens, les Thuringiens, les Allemands par la
Franconie ; les Bavarois et les Huns passèrent le Danube, et entrèrent en
Bohême du côté du midi. Le jeune Charles conduisait tous ces peuples, et avait
plusieurs rois sous ses ordres. Les Bohémiens, n'ayant point de-digue à opposer
à ce débordement effroyable de nations et d'armées qui les inondait de toutes
parts, coururent se cacher dans les forêts et dans les montagnes. Les trois
armées ravagèrent sans obstacle le plat pays, chacune de leur côté, et se
réunirent au centre de la Bohême ; il y eut à peine quelques légers combats
contre des détachements d'Esclavons qui paraissaient au bord de leurs forêts,
et dans les défilés des montagnes : dans toutes ces rencontres, les Esclavons
eurent un désavantage marqué ils étaient partagés, comme autrefois les Saxons
et les Huns, en diverses peuplades, qui avaient chacune leur souverain : un de
ces petits souverains, nommé Léchon, périt dans un de
ces combats de la main même du prince Charles, ce, qui tenait encore des mœurs
mérovingiennes ; c'était aussi le prince Charles qui avait soumis les Sorabes,
et tué de sa main leur chef ou roi Miliduoch. Les
rois alors mouraient de la main des rois dans les batailles, comme si tous les
combattants leur eussent fait place pour qu'ils se battissent en duel. Cette seule campagne décida du sort de la Bohême, elle fut soumise
sans retour.
Dans l'histoire
des autres princes et des autres peuples, les guerres sont ordinairement
successives ; et les Romains mêmes, ce peuple conquérant, observaient-de ne
faire leurs conquêtes qu'une à une, pour les faire plus sûrement. Une
singularité qui caractérise peut-être le règne de Charlemagne, c'est cette
accumulation de guerres simultanées, mais indépendantes les unes des autres,
auxquelles non seulement la France, mais la personne même de Charlemagne
suffisait toujours. On a vu Louis XIV résister presque seul aux efforts de
l'Europe conjurée ; mais Louis XI V, sans sortir de Versailles, faisait
préparer de grandes choses par de grands ministres,-et les faisait exécuter par
de grands généraux ; Charlemagne était seul son ministre et son général, il
dirigeait tout, il exécutait tout, il était partout : nous l'avons vu plus
d'une fois venir achever sur les bords du Rhin, du Weser ou de l'Elbe, une
campagne qu'il avait commencée sur les bords de l'Ebre ou de l'Ofanto. Personne, dit M. de
Montesquieu, n'eut à un plus haut degré l'art de faire les plus grandes
choses avec facilité, et les difficiles avec promptitude. Les
affaires renaissaient de toutes parts, il les
finissait de toutes parts. On a peine à comprendre, et que l'esprit puisse
embrasser tant d'objets, et que le corps puisse résister à tant de fatigues.
L'Europe dut se liguer contre Louis XIV, puisqu'il fut conquérant ; elle se
serait liguée aussi contre Charlemagne, si on avait su se liguer de son temps.
Cette ligue de l'Europe contre tout souverain ambitieux, si elle était poussée
jusqu'à une réunion entière, si elle se faisait constamment et d'après des principes
invariables contre tout ennemi de la paix indistinctement, serait le remède que
nous cherchons à cette rage épidémique de guerre qui désole l'univers. Mais les
nations n'ont jamais eu cette sagesse ; tout ce qu'ont produit jusqu'ici les
alliances, les traités, tous ces jeux mobiles de la politique vulgaire, a été
d'armer pour une, même querelle un certain nombre de nations les unes contre
les autres : on sait, lorsqu'on entre en guerre avec une, quelles sont celles
qu'on doit avoir à combattre, et quelles sont celles dont on sera secondé ; ce
sont des parties de jeu cruelles qu'on arrange d'après des vues d'intérêt
commun, vues souvent fausses et toujours changeantes : de part et d'autre on
cherche à s'assurer la supériorité de forces, et le résultat de ces efforts
contraires est de parvenir à qui entretient et perpétue la guerre. En un mot,
parmi nous, point de guerre particulière, toute guerre est l'affaire de toute
l'Europe, et tout le monde vient y prendre part. Du temps de Charlemagne au
contraire toutes les nations étaient encore isolées1, l'une ne savait
rien de ce qui se passait chez l'autre ; nulle correspondance entre elles,
nulles résolutions communes, nulles opérations concertées. Si quelquefois
plusieurs nations, déterminées par un même intérêt, attaquent ou combattent à
la fois l'ennemi commun, c'est par hasard et sans concert ; ce sont autant de
guerres particulières, simultanées au lieu d'être successives ; si, par
exemple, les Saxons se jetaient sur les terres des Français, tandis que
Charlemagne était occupé en Espagne contre les Sarrasins, ou en Italie contre
les Grecs ou les Lombards, ce n'était par l'effet d'aucune intelligence entre
ces divers peuples, mais uniquement parce que Charlemagne était éloigné et
occupé ailleurs, et que c'était un temps favorable pour lui nuire.
De cette séparation des
nations, au temps de Charlemagne, suivaient divers effets qui mettent des
différences essentielles entre les guerres de ce temps et nos guerres
actuelles.
1° Dans ces temps anciens,
comme nous l'avons dit, point de guerre générale, chaque guerre est une affaire
particulière. Les guerres, même simultanées contre une même puissance, ne se
mêlent point, et demandent des soins et des efforts particuliers.
2° On n'avait point alors
d'alliés, puisqu'il n'y avait point encore de politique extérieure, et cette
circonstance n'était point favorable à Charlemagne. Les Romains, quoiqu'ils
menaçassent la liberté de fous les peuples, ou peut-être parce qu'ils la
menaçaient, avaient des alliés ; ils avaient pour eux les politiques
imprudents, qui ne voulaient pas voir le joug que ces alliés tyranniques leur
préparaient, et les politiques timides, toujours partisans du plus fort.
Charlemagne était seul2, et il arrivait souvent que, sans se réunir
contre lui, plusieurs puissances, poussées par un même intérêt, l'attaquaient
chacune de leur côté, ce qui faisait l'effet d'une réunion, mais sans concert.
3° Au lieu d'alliés,
Charlemagne avait dans les peuples subjugués des sujets nouveaux qu'il
employait à l'instant contre les voisins nouveaux qu'il voulait aussi subjuguer
; ce qui devait remplir ses armées de soldats indociles et mal intentionnés,
sur lesquels il fallait toujours veiller, et qui rendaient la présence du
prince presque nécessaire partout.
4° Si Charlemagne n'avait
point d'alliés, ses ennemis n'en avaient pas non plus, et il semble d'abord
qu'à cet égard tout soit égal ; mais comme Charlemagne était toujours seul, et
qu'il arrivait souvent que plusieurs ennemis l'attaquaient ou se défendaient
contre lui à la fois, c'était lui qui souffrait le plus de ce défaut d'alliés,
c'était lui qui était privé sensiblement des avantages que des alliés peuvent
procurer, comme de faire diversion, d'occuper les ennemis chez eux, ou de les
tenir clans l'inquiétude ; il fallait qu'il suffît seul, par ses propres forces
et par ses propres ressources, à plusieurs guerres, sinon réunies, au moins
simultanées. Ainsi nous trouvons que, sous ce point de vue, l'inexistence d'une
politique extérieure était fort contraire à Charlemagne ; mais d'un autre côté,
si cette politique eût existé telle qu'elle est aujourd'hui, elle aurait réuni
contre lui, par des nœuds bien plus forts, toutes les puissances alarmées de
ses conquêtes, et elle aurait rendu ces conquêtes ou impossibles ou plus
infructueuses encore.
Au reste ces guerres
toujours si funestes, et de plus si uniformes et si ennuyeuses qu'elles
fatiguent l'écrivain, qui n'en présente cependant que le résultat, furent du
moins l'occasion de deux établissements, dont l'un paraît être le triomphe des
arts dans ce siècle, et l'autre aurait été de l'utilité la plus sensible dans
tous les siècles, s'il n'était resté imparfait.
Le premier est la
construction du palais d'Aix-la-Chapelle et de ses dépendances, surtout de
cette fameuse basilique ou chapelle qui a donné son nom à ce lieu [796].
Les conquêtes de
Charlemagne avaient si fort reculé les bornes de son empire, qu'il sentit la
nécessité de changer de capitale, de s'en faire une nouvelle qui fût plus au
centre de ses États, qui donnât la main à la fois à la France et à la Germanie
; peut-être même le lieu qu'il choisit avait-il l'inconvénient d'être trop
éloigné de l'Italie, sur laquelle s'étendait aussi sa domination ; mais
c'était, comme nous l'avons dit, la Germanie qui l'occupait par préférence à
tout ; c'était là sa conquête 'de prédilection, et ce fut en Westphalie qu'il
plaça le siège de son empire. Eginard, le moine de
Saint-Gal, et la plupart des auteurs contemporains, ou voisins de ce temps,
parlent des édifices d'Aix-la-Chapelle avec une admiration qui
annonce qu'il venait de se faire une révolution dans les arts, et que
Charlemagne imprimait à ses ouvrages la grandeur de son génie. Il avait profité
de ses conquêtes, Rome et l'Italie ne lui avaient pas montré en vain leurs
ruines augustes ; les monuments de la majesté romaine, échappés au ravage des
barbares, en frappant ses yeux, avaient élevé son âme ; ses idées s'étaient
étendues ; le goût du beau et du grand l'avait saisi. La destruction même
servit à l'embellissement de ses édifices ; des blocs de pierre carrée,
employés à la construction de la basilique, venaient des démolitions des murs
de Verdun, que Charlemagne avait détruits pour punir l'évêque de cette ville,
qui s'était révolté contre lui. Les colonnes de marbre et la mosaïque qui
ornaient cette même basilique, étaient des débris de l'ancien palais impérial
de Ravenne. Rome avait aussi fourni de très beaux marbres, et cette profusion
de marbre était un spectacle nouveau et surprenant pour la France et pour la
Germanie. Les historiens parlent aussi d'un dôme surmonté d'un globe d'or
massif. Les portes et les balustres étaient de bronze, les vases et les
chandeliers d'or ou d'argent ; les ornements employés au service divin étaient
d'une magnificence inconnue jusqu'alors. Peut-être cette Magnificence
n'était-elle qu'apparente, peut-être l'art d'imiter les métaux précieux
trompait-il presque tout le monde dans ces temps d'ignorance. En général, on ne
risque rien de soupçonner de quelque exagération les éloges prodigués aux arts
dans leur naissance ; leurs inventeurs, comme nous l'avons déjà observé, ont
presque tous été déifiés.
Quant au palais, on en
vante surtout l'immense étendue, qui était telle, que non seulement les grands
officiers de la couronne, avec tous ceux qui leur étaient subordonnés, toutes
les personnes employées au service du palais, les députés de tous les pays
soumis à la France, les seigneurs et les évêques que les affaires appelaient à
la cour, et les vassaux qui les y suivaient1, y étaient logés
commodément ; mais encore qu'on y avait pratiqué de grandes salles où se
tenaient dans les unes les conférences des prélats et des ecclésiastiques, dans
les autres les diètes des grands vassaux ; dans d'autres, ces assemblées
mixtes, ces synodes ou plaids, qui étaient à la fois des conciles et des
parlements ; d'autres salles enfin étaient consacrées à l'administration de la
justice tant civile qu'ecclésiastique.
La chambre du roi était,
dit-on, disposée de manière qu'il voyait tout ce qui entrait dans ces salles et
dans ces divers appartements, petit agrément qui pouvait offrir un grand sens,
et donner une grande leçon ; c'est que le prince doit tout voir.
On parle aussi de vastes
portiques, de superbes galeries, où les gardes, les soldats, la multitude des
officiers et des personnes du service pouvaient être à
couvert. On vante surtout celle de ces galeries qui conduisait du palais à la
basilique. Les eaux thermales d'Aix-la-Chapelle n'avaient pas peu contribué au
choix que Charlemagne avait fait de ce séjour. L'art avait beaucoup ajouté à la
nature par la construction des bains ; Charlemagne' avait fait creuser de
vastes bassins, où on faisait couler les eaux en si grande abondance, que cent
personnes pouvaient non seulement s'y baigner à la fois, mais y nager sans se
rencontrer et se gêner. C'était un des amusements du monarque, et un des
spectacles de sa cour. Il excellait dans cet exercice, comme dans tous les
autres ; il prenait ce divertissement avec ses enfants, ses officiers, ses
soldats, avec tous ceux qui voulaient le partager, sans distinction de rang ni
d'état ; sa popularité en tout égalait sa magnificence.
L'autre établissement,
dont les guerres germaniques donnèrent l'idée à Charlemagne, eût immortalisé
son règne, et changé la face de la terre, s'il n'avait pas été abandonné. Le
seul projet prouve au moins combien les grandes choses étaient familières à ce
prince dans un temps où personne n'avait encore songé au bien public. Il
voulait faire communiquer l'Océan germanique et la mer Noire par le Rhin et par
le Danube [793], en joignant ces deux fleuves par des rivières intermédiaires ;
et si l'on veut que les canaux de Drusus et de Corbulon, dont l'un joignait le
Rhin avec l'Issel, et l'autre avec la Meuse, aient contribué à lui inspirer ce
projet, on voit par-là quel utile usage il savait faire de ses connaissances
dans l'histoire. Les rivières qu'il s'agissait de joindre par un canal, étaient
d'un côté le Rednitz, de l'autre l'Athmul ; le Rednitz se jette
clans le Mein aux environs de Bamberg, le Mein dans le Rhin, près de Mayence,
le Rhin dans l'Océan ; l'Athmul se jette dans le
Danube à Kelheim, et le Danube dans la mer Noire. Du Rednitz à l'Athmul, il n'y a que
cieux lieues de distance ; le canal de jonction devait avoir trois cents pieds
de largeur sur ces deux lieues de longueur ; le travail fut poussé jusqu'à deux
mille pas ;
des pluies continuelles le firent abandonner ; les terres s'éboulaient, le sol
était sans consistance ; mille obstacles, qui n'en seraient point aujourd'hui,
parurent alors invincibles ; le découragement se mit parmi les travailleurs ; et
un des plus beaux établissements que l'esprit humain eût encore conçus ne put
avoir lieu. Les vestiges du canal subsistent encore près du village de Graben,
qui en a tiré son nom, le mot allemand Graben signifiant un fossé.
On eût sans doute repris
ce projet dans un temps plus favorable, si Charlemagne, en le formant, avait
été animé des grandes vues de bien public, qu’auraient dû présider à une
pareille entreprise, s'il avait vu les diverses provinces de France, de
Germanie, de Pannonie, tous ces vastes pays qu'arrosent le Danube, le Don et
les autres rivières d'Europe et d'Asie, qui se déchargent médiatement ou
immédiatement dans la mer Noire, excités, vivifiés, enrichis par le commerce le
plus actif, et une communication directe et facile établie depuis le fond du
nord de l'Europe jusqu'au centre de l'Asie. Voilà les objets qui minaient dû
s'offrir aux regards de Charlemagne, et parler à son cœur. Il ne yit dans ce grand et bel ouvrage qu'une facilité pour faire
la guerre de Pannonie, qu'un moyen de faire descendre des troupes des bords de
l'Océan germanique jusqu'aux rives de la Save, de la Drave et du Raab, de leur
procurer aisément et à peu de frais tontes les provisions nécessaires. Et comme
il parvint sans ce secours à terminer heureusement la guerre de Pannonie, il ne
pensa plus à cet ouvrage ; il perdit par-là l'occasion de faire pour toute la
suite des siècles plus de bien au monde qu'il n'avait fait de mal par ses
conquêtes passagères.
Il tenta aussi d'unir la
Moselle à la Saône.
Observons encore, avec
quelque consolation, que la guerre, qui détruit tant de villes, fut une fois
pour Charlemagne l'occasion d'en fonder une. Résolu de passer plusieurs années
de suite dans la Saxe pour achever de la réduire, ce qu'il s'obstinait à croire
possible, il forma sur le bord du Wéser un camp
retranché [767], pour la commodité duquel il bâtit tant de maisons, et avec
tant de diligence, qu'elles formèrent dès-lors une espèce de ville, qui en
devint réellement une dans la suite, et qui prit le nom d'Héristal qu'elle porte
encore aujourd'hui.
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