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HISTOIRE DE CHARLEMAGNELIVRE PREMIER . CHARLEMAGNE ROICHAPITRE IIIGuerres et affaires d'Italie.
NOUS avons vu quel orage
se formait contre Charlemagne à la cour de Didier, roi des Lombards. C'était à
la fois beaucoup de haine et beaucoup d'impuissance. Plusieurs souverains y
étaient rassemblés, mais tous souverains détrônés, et qui allaient faire
détrôner leur protecteur ; ils n'avaient à lui offrir que le besoin qu'ils
avaient de lui. Didier sentit toute la dignité du personnage dont on le
chargeait : entouré d'opprimés, armé de leurs droits, il prit leur défense, et
se crut assez fort pour braver toute, la puissance de Charlemagne ; il eût été
peut-être téméraire de l'attaquer au milieu de ses États, mais on pouvait l'attaquer
dans un allié faible, séparé de lui par un grand espace, et par un espace dont
toutes les barrières étaient dans la main du Lombard : cet allié, c'était le
pape.
Ce pape n'était plus
Étienne IV, mais Adrien, pontife non moins ambitieux que ses prédécesseurs, et
encore plus ferme et plus habile. Il eut besoin d'habileté dans sa conduite
avec ce camérier, Paul Afiarte, qui avait gouverné et
trahi Étienne IV, et qui pouvait, par son crédit et par celui de Didier,
traverser l'élection d'Adrien. Il fallait ensuite miner peu-à-peu ce grand
crédit d'Afiarte, sans lui donner d'ombrage. Adrien y
parvint, en l'éloignant de Rome sous un titre honorable. Il l'envoya en
ambassade auprès de Didier, avec lequel Afiarte se
serait tout aussi bien concerté de Rome que de Pavie, mais auquel il aurait été
plus utile à Rome. Enfin, au moment où Paul Afiarte,
aussi perfide envers Adrien qu'envers son prédécesseur, revenait pour lui
dresser des embûches et pour le livrer à Didier, Adrien le fait arrêter sur sa
route par Léon archevêque de Ravenne, qui lui fait faire son procès comme au
meurtrier de Christophe et de Sergius — car les preuves du nouveau complot
auraient été trop difficiles à acquérir —, et qui l'envoie au supplice, en quoi
il passa les ordres du pape, qui ne voulait qu'exiler Paul Afiarte.
Adrien eut besoin de
fermeté dans sa conduite à l'égard de Didier. Ce prince, pour venger Paul Afiarte et insulter Charlemagne, prend avec lui les enfants
de Carloman, se jette sur les terres de l'église, assiège Adrien jusque dans
Rome, et le presse, à la tête d'une puissante armée, de couronner les fils de
Carloman. Vous ne pouvez vous en défendre, lui dit-il, ils
sont nés sous la protection du Saint-Siège ; ce sont les fils d'un prince qu'un
de vos prédécesseurs a couronné de sa main ; ils ont de plus, pour vous
toucher, leur innocence, le malheur qu'ils éprouvent et l'injustice qu'on leur
fait.
Didier ajoutait quelque
chose de beaucoup plus touchant pour le pape ; c'était l'offre de lui remettre
tout ce qu'il détenait de ce qu'on appelait déjà depuis longtemps le
patrimoine de saint Pierre. Cette offre pouvait être sincère, et n'était pas
aussi généreuse ni aussi désintéressée qu'elle pourrait le paraître ; Didier
haïssait et craignait surtout les Français ; or, il sentait combien les fils de
Carloman, sacrés et couronnés par le pape, lui donneraient de facilité pour
allumer en France une guerre civile, sur laquelle il fondait l'espérance de la
paix, et de la sûreté de la Lombardie. La situation était critique pour le
pape, mais il la jugea d'un coup-d'œil ; il sentit que les Lombards seraient
toujours ses ennemis nécessaires, qu'ils lui reprendraient tôt ou tard ce
qu'ils auraient cédé en cette occasion, que Rome n'avait d'appui contre eux que
la France ; qu'une démarche faible, en le privant de.la protection de
Charlemagne, allait le perdre. Il prit sur- le-champ son parti, fit fermer les
portes de Rome, se soumit aux dangers et aux malheurs d'un siège, et rejeta
toute proposition de la part des Lombards. Il lui était aisé de se faire un
honneur et un mérite de cette conduite auprès de Charlemagne, mais il fallait
pénétrer jusqu'à lui ; le Lombard faisait garder soigneusement tous les
passages. L'envoyé romain alla par mer, route assez peu usitée alors ; il
débarqua à Marseille, et ne put joindre Charlemagne qu'à Thionville, d'autres
affaires l'attirant en ce moment du côté de l'Allemagne. Cette célérité
incroyable, que nous avons vantée dans Charlemagne, fut d'un grand usage dans
cette occasion ; il accourt, il arrive au pied des Alpes [773] ; Didier, qui ne
manquait ni de prudence ni de talent, avait fait garder tous les défilés de ces
montagnes avec plus ou moins de soin, selon la facilité plus ou moins grande de
les franchir. Charles, qui avait prévu de la part de l'ennemi cette précaution,
et qui avait, pour ainsi dire, calculé la proportion qu'on mettrait dans le
détail des soins, et le degré de vigilance qu'on emploierait à chaque objet,
fit dès-lors à- peu-près ce que fit depuis François Ier en 1515 ; il s'ouvrit
en quelque sorte une route nouvelle à travers les Alpes ; il choisit du moins
celui de tous les défilés qu'on jugeait le plus impraticable, s'attendant qu'il
ne serait point gardé, ou qu'il le serait faiblement. Cette conjecture ne le
trompa point ; la plus grande difficulté vint des rochers, des torrents et des
précipices, et non du faible corps de troupes qu'on n'a-voit mis de ce côté-là
que par surabondance de précaution : ce corps étant peu nombreux et peu sur ses
gardes, fut aisément renversé ; l'effroi saisit les autres corps de troupes
préposés à la garde des montagnes, lorsqu'ils virent leurs compagnons prendre
la fuite, et les Français s'avancer en vainqueurs à travers des rochers qu'on
avait jugés inaccessibles : tous ces différents corps, placés aux embouchures
des défilés, devaient, en cas d'événement, se replier vers la grande armée, qui
se tenait dans la plaine, à portée de les secourir au besoin ; ils firent leur
retraite si précipitamment et avec tant de confusion, qu'ils portèrent le
trouble dans la grande armée, de manière que les Français n'eurent guère plus
de peine à la dissiper, qu'ils n'en avaient eu à battre le premier corps ;
alors le pays fut presque tout ouvert, et rien n'arrêta le vainqueur.
Il faut lui rendre
justice, il n'avoir rien négligé pour prévenir cette guerre, il avait paru
sentir qu'après l'offense qu'il avait faite au roi des Lombards, en lui
renvoyant sa fille, il devait souffrir quelque chose de sa part, et n'employer
les armes qu'après avoir épuisé toutes les voies de douceur ; il avait fait
presser Didier d'effectuer enfin la restitution si souvent promise aux papes,
et pour l'y déterminer, il lui avait offert jusqu'à quatorze mille sous d'or,
somme alors très considérable. Il lui fit faire cette offre avant de quitter la
France, il la renouvela au pied des Alpes ; Didier fut inflexible. Charlemagne
alla plus loin ; il offrit de se contenter, pour la restitution, d'une nouvelle
promesse de Didier, pourvu qu'il donnât des otages. Didier alors se crut
redouté, et joignit dans ses refus la hauteur à l'opiniâtreté. Il fallut
combattre.
Au bruit du départ de
Charlemagne pour l'Italie, Didier avait quitté promptement Rome, et les terres
de l'État ecclésiastique, pour venir défendre ses propres États ; il s'enferma
dans Pavie avec le duc d'Aquitaine Hunaud, pendant
qu'Adalgise son fils s'enfermait dans Vérone avec la veuve et les enfants de
Carloman ; cette distribution des forces était faite encore avec intelligence,
elle ménageait des espérances et des ressources.
Charlemagne arriva sous
les murs de Pavie presque au moment où Didier venait d'y entrer ; mais Didier
avait mis de bonne heure cette place en état de soutenir un long siège,
Adalgise, qui connaissait cet état de la place, et qui avait compté qu'elle
arrêterait longtemps le vainqueur, fut saisi d'effroi, lorsqu'il vit
Charlemagne accourir en diligence pour l'assiéger lui-même dans Vérone ; il
craignit un de ces miracles réservés pour Charlemagne ; il craignit que quelque
coup du sort ou quelque prodige de l'art, pareil à celui qui lui avait ouvert
le passage des Alpes, ne lui eût encore ouvert les portes de Pavie. Ses alarmes
n'étaient pas fondées pour le moment, et le siège de Pavie devait avoir son
cours ; Charlemagne avait plié, quoiqu'avec peine, l'impétuosité française aux
opérations lentes, aux soins attentifs d'un siège régulier ; mais comme il
avait jugé qu'une partie de ses forces pourrait être pendant ce temps employée
utilement ailleurs, il était venu faire le siège de Vérone [774], pour couper
du moins une des branches de cette guerre. Charlemagne était précédé partout
par la terreur de son nom ; la réunion d'un bonheur singulier, et d'un talent
surnaturel, qui semblait caractériser tous ses exploits, répandait parmi ses
ennemis un découragement qui facilitait et multipliait encore ses succès. Peut-
être le jeune Adalgise, sur qui les peuples fondaient leurs espérances,
n'eut-il pas toute la fermeté qu'exigeaient les conjonctures difficiles où il
se trouvait ; peut-être ne poussa-t-il pas la défense de Vérone jusqu'où elle
pouvait aller ; la crainte de tomber entre les mains du vainqueur lui fit
précipiter sa retraite ; il sortit de Vérone pendant la nuit, et s'étant
embarqué, il alla chercher un asile et des secours auprès de l'empereur
Constantin Copronyme, que sa haine pour les papes,
animée par un zéle d'iconoclaste, et surtout une
juste inquiétude des progrès rapides de Charlemagne, unissaient avec les
Lombards dans un même intérêt. Par cette retraite, Adalgise prolongea la
querelle de la Lombardie, et fit que Charlemagne- put longtemps douter de sa
conquête. Cependant cette retraite fut plus favorable que contraire aux
Français ; les Lombards ne voyaient point cette guerre du même œil que la
voyait leur roi ; ils jugeaient qu'en embrassant la défense de tant de
souverains opprimés, Didier avait plus consulté sa gloire et sa haine que leur
bonheur : abandonnés par Adalgise, ils saisirent l'occasion de terminer la
guerre, et d'adoucir le vainqueur, en remettant entre ses mains la veuve et les
enfants de Carloman ; par-là les Français se virent délivrés d'une querelle qui
pouvait être bien plus funeste que celle de la Lombardie : celle-ci, en cas de
mauvais succès, pou-voit être abandonnée ; mais la cause des fils de Carloman
pouvait allumer, au sein même de la France, un incendie qu'il n'eût pas été
facile d'éteindre.
Le sort de ces malheureux
princes fut le même que celui des enfants du premier Carloman, frère de Pepin,
le même que celui de Childéric et de son fils ; ils furent rasés et enfermés
dans un cloître. C'était un des avantages de l'état monastique de conserver la
vie aux princes détrônés, en rassurant l'ambition du vainqueur par
l'indissolubilité des engagements que le cloître faisait contracter, au lieu
que chez tant d'autres peuples barbares, ou même policés, la mort seule du
vaincu pouvait rassurer le vainqueur : ce n'est pas que nous ne voyions dans la
race mérovingienne plusieurs rois tirés du cloître ; mais ils n'étaient pas
moines, et l'histoire le remarque expressément ; ils étaient seulement, suivant
l'usage du temps, élevés dans des monastères, ou bien ils y étaient mis en
dépôt dans l'attente des évènements, comme le sont au sérail les princes
ottomans, dont on craint également et de multiplier et d'exterminer la race. Ce
qui justifie cette idée, indépendamment du témoignage de l'histoire, c'est le
scandale qu'excita Ébroïn, lorsqu'on le vit sortir du cloître, où il avait été
mis à titre de moine, et où il avait fait des vœux ; son retour vers le siècle
parut un sacrilège, et il n'étouffa l'indignation publique que par la terreur
qu'il sut inspirer.
On dit que Charlemagne,
lorsque Gerberge, veuve de Carloman, avait pris la fuite avec ses fils, s'était
plaint qu'elle lui faisait injure, et avait dit qu'elle aurait dû compter
davantage sur la justice et l'humanité de leur oncle ; quand il les vit en sa
puissance, il démentit ce noble langage : peut-être les regarda-t-il alors
comme un bien de conquête, dont il avait acquis le droit de disposer au gré de
son ambition. L'aîné, nommé Pepin, disparaît entièrement de l'histoire ; on
avait ignoré de même jusqu'à ces derniers temps. la destinée du second, nommé Siagre ; un ancien manuscrit de l'abbaye de Saint-Pons de
Nice, envoyé au célèbre Bossuet, évêque de Meaux, et contenant la vie de Siagre, écrite par un auteur du temps, nous apprend qu'il
fut moine dans cette abbaye ; que son oncle, qui, ne le craignant plus, le
traitait avec douceur, avait fait cette fondation à sa prière ; que Siagre y mena une vie sainte et heureuse ; que ses vertus
le firent élever à l'épiscopat parle pape Adrien, et que ce fut de Nice qu'il
fut évêque ; qu'enfin il a été mis au nombre des saints. Voilà du moins ce que
rapportent l'abbé Velly, monsieur Le Beau, et
d'autres auteurs ; mais il y a une grande objection contre ce récit, c'est que Siagrius fut fait évêque de Nice en 777 : or, comment
Carloman, né en 751, pouvait-il avoir eu un fils d'âge à être évêque en 777 ? Dira-t-on que
dans ces temps d'irrégularité, où toutes les lois canoniques étoffent violées,
un intérêt aussi fort que celui d'éteindre les droits de Siagre à la couronne, joint au désir de traiter favorablement le neveu du roi, a pu
faire passer par-dessus toutes les régies, et faire conférer la dignité
épiscopale à un enfant ? Cette solution en effet ne serait peut-être pas à
dédaigner.
La réduction de Vérone fut
célébrée par une médaille. Elle représente un roi à qui une femme à genoux
présente des clefs. L'inscription est : Vérone a
rendue par composition, et les Lombards reçus à foi et hommage. On lit dans
l'exergue ces mots : Par la clémence du prince.
Après la réduction de
Vérone, Charlemagne revint devant Pavie ; il y trouva les Français fort ennuyés
de la longueur du siège, sachant prendre les places d'assaut, et par escalade,
mais non les réduire par le temps et par la famine ; sachant combattre, et ne
sachant pas attendre ; il leur apprit à joindre au mérite de la valeur celui de
la persévérance : il leur en donna l'exemple, il se condamna lui-même à passer
l'hiver sous la tente, et il fit venir dans son camp la reine Hildegarde sa
femme, et ses enfants ; il convertit même le siège en blocus, et avec une
partie de l'armée, qui devenait inutile, il soumit toutes les autres places de
la Lombardie, ce qui fut promptement exécuté. Les peuples semblaient courir
au-devant de son joug ; les Lombards, pour montrer qu'ils ne voulaient plus
être distingués des Romains, s'empressaient de se faire couper cette longue
barbe qui les distinguait, et qui paraît leur avoir donné leur nom.
Les fêtes de Pâques
approchaient, Charlemagne résolut d'aller les passer à Rome ; objet toujours si
naturel de curiosité, mais où des intérêts plus pressants que ceux de la
curiosité l'appelaient. Outre la singularité piquante d'être le premier roi de
France qui se fût montré clans cette capitale du monde chrétien, outre
l'avantage de pouvoir y paraître en bienfaiteur et en libérateur, il voulait y
paraître même en souverain aux yeux d'un peuple qu'il n'avait point encore vu,
et qui s'appelait le peuple romain ; il voulait du moins essayer quelle pouvait
être la vertu des titres sur lesquels cette souveraineté était fondée. Ceci a
besoin d'explication.
Lorsque le pape Etienne
III, pendant son voyage en France, avait conféré, au nom du peuple romain, à
Pepin-le-Bref, et à ses enfants, le titre de patrices, pour les engager, par
des motifs d'honneur et par un. titre spécieux, à se déclarer les défenseurs de
Rome contre les Lombards, il avait cru ne leur rien donner, ces princes avaient
cru ne rien recevoir ; et Charles Martel, en 741, avait refusé ce titre qui lui
avait aussi été offert. Lorsque Pepin, de son côté, avait exigé d'Astolphe le sacrifice
de la pentapole et de l'exarchat, il n'avait songé qu'à faire aux papes un
magnifique présent pour les attacher à ses intérêts. A la vérité, il ne leur
avait donné que le domaine utile de ces États, et s'en était expressément
réservé la souveraineté, mais plus pour suivre l'usage féodal, que dans
l'espérance d'acquérir des droits dont il prit jamais faire usage. Cependant le
titre de patrice, dans tout l'empire, dans l'Italie, dans le royaume de
Bourgogne, partout où il était employé, signifiait gouverneur ; et voilà
pourquoi l'empereur d'Orient, Anastase, voyant Clovis maître des Gaules,
s'empressa de lui donner le titre de patrice, c'est-à-dire de le faire son
gouverneur dans les Gaules, pour conserver les prétentions de l'empire ; car
depuis la chute de l'empire d'Occident, consommée en 476, l'empire d'Orient, se
prétendant le seul empire romain, voulait en exercer tous les droits, et ne
relâchait rien, dans sa faiblesse, des vastes prétentions que l'empire romain
avait pu avoir dans toute sa puissance et toute sa grandeur. Odoacre et
Théodoric avaient aussi été décorés par la même raison de ce titre de patrices. Charlemagne
était donc gouverneur de Rome ; mais il ne tenait pas ce titre de l'empereur,
qui n'avait plus dans Rome aucune autorité réelle, il ne le tenait pas non plus
du pape, qui n'y avait encore aucune autorité temporelle ; c'était le peuple
romain, république naissante, soustraite de la dépendance de l'empire, qui,
librement et volontairement, avait fait les princes français ses gouverneurs et
ses magistrats suprêmes. De plus, Rome était depuis longtemps dans la
dépendance de l'exarchat de Ravenne ; Charlemagne avait succédé aux droits des
exarques, il était exarque lui-même, et n'avait abandonné aux papes que les
fruits de l'exarchat ; les papes, qui avaient trouvé cette prétention fart
mauvaise de la part des-Loubards leurs ennemis, ne pouvaient que la respecter
dans les Français leurs bienfaiteurs. Ainsi, soit que le peuple romain fût
libre, Charlemagne en était le magistrat suprême par le choix de ce peuple ;
soit qu'il fût dépendant de l'exarchat de Ravenne, Charlemagne était exarque.
Pepin et Charlemagne
lui-même n'avaient pas fait beaucoup d'attention à ces titres, et ne les
avaient regardés que comme honorifiques, tant qu'il y avait eu entre eux et
l'État ecclésiastique la monarchie des Lombards ; mais cette monarchie ne
tenait plus qu'aux seuls murs de Pavie, et ces murs allaient tomber. Charlemagne,
roi des deux Frances, austrasienne et neustrienne, gauloise et germanique, roi
des Lombards, exarque de Ravenne, patrice de Rome, voyait sous ses lois un seul
empire, depuis l'extrémité septentrionale de la France jusqu'à la partie
méridionale de l'Italie. Telle était la vaste perspective que la conquête de la
Lombardie offrait à ses regards ; tels étaient les titres dont il allait faire
l'essai à Rome.
Il y arriva le samedi
saint de l'an 774 ; son entrée fut un triomphe ; les grands, les
magistrats, toute la jeunesse romaine allèrent au-devant de lui ; les uns
portant les étendards, marques de leurs dignités ; les autres en habits de
fête, couronnés de fleurs, tenant des palmes dans leurs mains, tous chantant
des hymnes d'allégresse, rendant grâces à leur libérateur, célébrant ses
victoires, et s'écriant, Béni soit celui qui vient au nom du
Seigneur ! La
grâce et la bonne mine da triomphateur échauffaient l'enthousiasme du peuple,
et ajoutaient à l'intérêt du spectacle. On déploya devant lui les bannières de
l'exarque, on porta les croix qu'on ne portait que devant ce magistrat, ou
devant les patrices. A cette reconnaissance non équivoque de sa souveraineté,
Charles descendit de cheval, et suivit à pied les bannières sacrées jusqu'à
l'église de Saint-Pierre. Il y entra aux acclamations de tout le peuple. Le
pape, qui avait comme lui ces avantages extérieurs, si imposants dans une
solennité, l'attendait dans le vestibule à la tête du clergé romain ; ils
s'embrassèrent avec une expression de tendresse et une effusion de joie, qui,
rappelant vivement tout ce qu'ils avaient fait l'un pour l'autre, répandirent
parmi les spectateurs l'intérêt et l'attendrissement.
Les historiens ne sont pas
d'accord sur la question, si le pape donna au roi la droite ou la gauche, ni si
le roi, en montant les marches de l'église de Saint- Pierre, les baisa toutes
avec une dévotion alors exemplaire ; mais il est certain que le pape le reçut
comme le souverain d'un État, dont Adrien ne parut jamais que le pontife ;
l'acte même par lequel le pape parut faire le plus d'attention à ses propres
intérêts, fut un acte de vassal envers Charlemagne.
Il était impossible que le
pape négligeât une si heureuse occasion de faire renouveler et confirmer la
donation faite au Saint-Siège par Pepin, et de faire donner à cet acte toute la
solennité, toute la sanction dont il était susceptible. Charlemagne se le fit
lire, et le confirma de sa main, en souscrivant, selon son usage, son nom KAROLUS, en forme de
croix, et réduit dans l'espace de la lettre K ou de la lettre C, autour de
laquelle les six autres étoffent comme enchâssées. C'est Charlemagne qui a
introduit cet usage adopté par les rois suivants, du monogramme ou chiffre
composé des lettres du nom, qui semblent n'en faire qu'une. Les seigneurs et
les évêques qui l'accompagnaient en grand nombre souscrivirent aussi cet acte à
la suite du roi. On se, rappelle que le roi s'y réservait la souveraineté des
domaines qu'il abandonnait aux papes.
Charlemagne ne se contenta
point de confirmer la donation de Pepin ; jaloux de l'honneur d'être, de son
chef et en son propre nom, bienfaiteur du Saint-Siège, il amplifia
considérablement cette donation, et fit dresser un nouvel acte, contenant de
nouvelles concessions, Anastase le bibliothécaire, dit que, d'après l'addition
faite par Charlemagne, elle commençait au promontoire de la Lune, où est
aujourd'hui le port de Spézia, vis-à-vis l'île de
Corse, laquelle était aussi comprise dans la donation ; qu'elle s'étendait
ensuite à Bardi, à Rhége, à Mantoue, et comprenait
l'exarchat de Ravenne, les provinces de Vénétie et d'Istrie, et les duchés de
Spolète et de Bénévent. Le pape, dans ses lettres à Charlemagne, ne parle que
du duché de Spolète, comme ayant été ajouté aux concessions de Pepin. Quoique
la donation de Charlemagne soit aussi réelle que celle de Constantin est
chimérique, les savants observent qu'on n'a jamais vu l'acte original de la
donation même de Charlemagne ; que les papes en avaient fait faire des copies
favorables à leurs prétentions, et que c'est probablement d'après une de ces
copies qu'Anastase a ainsi reculé les limites du territoire donné au
Saint-Siège par Charlemagne.
Au départ de ce prince, le
pape lui fit présent d'un recueil des anciens canons dont se servait romaine.
Ce livre était dédié au libérateur de Rome. Le pape lui-même
en avait fait l'épître préliminaire, qui était un poème, en forme d'acrostiche,
à la louange de Charlemagne.
En un mot, le pape et le
roi n'eurent qu'à se louer l'un de l'autre. On a seulement remarqué que, dans
les remontrances et les prières qu'ils eurent occasion de s'adresser l'un à
l'autre, celles de Charlemagne avaient toujours pour objet l'ordre spirituel,
et celles du pape l'intérêt temporel : le prince laïc voulait toujours qu'on
réformât quelques abus dans l'église ; le pontife qu'on ajoutât au patrimoine
de saint Pierre. On a remarqué encore que Charlemagne donna de grands domaines
au pape, qui, de son côté, lui donna un petit livre, et qui, toutes les fois
qu'il disait la messe, récitait, depuis ce temps, une oraison pour le roi de
France.
C'est vraisemblablement à
l'occasion de cette entrevue du pape Adrien et de Charlemagne que fut frappée
une médaille, qui représente le pape et le roi tenant chacun d'une nain le
livre des évangiles, posé sur un autel, avec cette inscription, dont le sens
n'est peut-être pas parfaitement clair : Tecum sicut cum Petro, tecum sicut cum Gallia. Avec toi comme avec Pierre, avec toi
comme avec la France. L'exergue porte ces mots : Sacr. Fœd. Alliance Sacrée.
Charlemagne partit surtout
très content de l'accueil que lui avait fait le peuple romain, et des
dispositions qu'il lui avait montrées. Il courut achever son ouvrage et réduire
Pavie. L'effet du blocus s'y faisait sentir, la famine commençait à faire du
ravage ; le peuple murmurait, s'aigrissait, et devenait remuant ; Didier se
défendait encore avec constance, mais sans espoir : si son peuple souffrait, il
souffrait avec lui ; il se montrait à ses sujets, il réclamait leur foi, il
excitait leur zèle, il leur promettait des jours plus heureux, qu'il
n'attendait pas, et cherchait à réchauffer en eux un courage qui l'abandonnait ; mais le peuple,
témoin de la décadence de la monarchie des Lombards, las des guerres
malheureuses dont on accablait sa faiblesse, volait au-devant du joug de
Charlemagne et n'espérait plus jouir de la paix qu'à l'ombre du trône d'un si
puissant monarque. On respectait encore l'auguste infortune de Didier ; mais Hunaud, qu'on regardait comme l'auteur de la guerre, était
devenu l'objet de l'exécration publique ; on se souleva contre lui, et il fut
tué dans la sédition. Qu'avait gagné ce malheureux à quitter son cloître pour
réclamer l'Aquitaine ? Une prison plus rigoureuse, une vie agitée, une mort
violente.
Cette mort pouvait ne pas
terminer encore la révolte de l'Aquitaine ; Loup II, petit-fils de Hunaud, devant avoir sur cet État les mêmes prétentions que
son aïeul et que son père. Ce Loup II était fils de Gaïffre,
et d'Adèle fille de Loup Ier ; il réunissait donc les droits de la branche
aînée de sa maison sur l'Aquitaine, et ceux de la branche cadette sur la
Gascogne, dont il se mit en possession du chef d'Adèle sa mère, après la, mort
de Loup Ier, avec le consentement de Charlemagne.
Didier ne cédait point,
mais la fidélité des habitants de Pavie était parvenue à son terme ; ils
ouvrirent leurs portes, et le remirent avec sa femme et sa fille à la
discrétion du vainqueur : les historiens ne disent pas si cette fille était
celle que Charlemagne avait épousée, et qu'il avait ensuite renvoyée à son père
; on envoya Didier en France, et il fut forcé de se faire moine ; on dit qu'il
fut d'abord relégué à Liège, et qu'il mourut à l'abbaye de Corbie1. On ne sait rien.
dé certain, ni sur ce point, ni sur la durée de sa vie.
La reine Berthe, qui avait
tant désiré l'alliance des Lombards, eut le chagrin de voir cette révolution si
contraire à sa politique ; elle ne mourut qu'en 783, ayant eu au moins la
satisfaction de voir une partie de la grandeur de son fils. L'histoire ne parle
plus d'elle depuis le mariage de Charlemagne avec la princesse lombarde. On ne
peut juger que par conjecture de l'impression que firent sur elle le, renvoi de
la princesse et la chute de Didier. Ce dernier événement fut consacré par une
médaille. On y voit un roi et une reine à genoux, déposant le sceptre et la
couronne aux pieds d'un roi assis. L'inscription est : Didier
vaincu et Pavie rendue. L'exergue porte la daté de l'événement (774).
Quand on voit ces grands
souverains qui ont troublé la terre, et se sont privés eux-mêmes de la paix,
descendre ainsi du trône dans l'obscurité d'une retraite, où leurs noms restent
ensevelis, c'est alors qu'on les plaint, c'est alors qu'on gémit sur eux et sur
l'instabilité des grandeurs humaines, et c'est alors peut-être qu'ils cessent
d'être à plaindre. Peut-être l'ambition, qui, comme l'amour, s'éteint avec
l'espérance, respecte-t-elle leurs jours devenus innocents ; peut-être le
plaisir nouveau de vivre à l'abri des orages et de toute inquiétude, dans un
état tranquille et respecté, comme l'état monastique l'était alors, suffit-elle
à une aine sur laquelle les passions n'ont plus de prise. Un Ébroïn devait
mourir de rage dans la retraite, Clodoald — Saint-Cloud — et Siagre y vécurent heureux et s'y sanctifièrent. Si le
bonheur existe sur la terre il est avec la paix et dans la solitude, le monde
ne l'aperçoit pas ; ceux dont le monde est forcé de s'occuper, parce que leur
existence pèse sur celle des autres, parce qu'ils agissent et qu'on réagit sur
eux, parce que l'agitation multiplie leur être, sont enviés, et ne sont pas
heureux.
Quelques auteurs ont dit
que Charlemagne avait fait trancher la tête à Didier ; ce qui paraît impossible
à croire, et ce qui est contraire à l'opinion commune.
Les
empires meurent comme leurs maîtres, dit Bossuet ; le
royaume des Lombards fut censé détruit par la prise de Pavie, après avoir duré
deux cent six ans. La nouvelle monarchie que Charlemagne éleva sur ses ruines
prit dans la suite une dénomination plus vaste, elle s'appela le royaume
d'Italie. Elle comprenait le Piémont, l'État de Gênes, le Milanez,
la Toscane et les autres petits États, qui sont des dépendances de ceux-ci,
tels que le Mont-Ferrat, le Parmesan, le Modenois ; quelques provinces qui ont appartenu depuis à la
république de Venise, ou qui ont été des objets de contestation entre elle et
l'empire, telles que le Bressan, le Véronèse et le Frioul ; on y comprenait
aussi, quant à la souveraineté, tout ce que Charlemagne avait abandonné au pape
; l'exarchat de Ravenne, la pentapole, la Marche d'Ancone,
le Ferrarais, le Bolonèse et leurs dépendances, le
duché de Spolète, celui de Bénévent, dans l'État de Naples. Anastase le
bibliothécaire, comme nous l'avons dit, y comprend même non seulement le
Mantouan et le duché de Reggio ou Rhége,
mais encore l'île de Corse et jusqu'aux provinces de Vénitie et d'Istrie, enlevant ainsi à la république de Venise cette indépendance
qu'elle se pique d'avoir eue dans tous les temps. Rome, qui dans la suite
prétendit asservir à la tiare tous les royaumes de la terre, ne prétendit pas
même alors à l'indépendance. L'autorité du roi y était généralement reconnue,
ses ordres y réglaient tout ; la monnaie y était frappée à son coin, les actes
publics étaient datés des années de son règne. On appelait à la justice du roi
des jugements que les papes rendaient, non, comme on peut croire, en matière de
doctrine, mais sur les contestations qui s'élevaient entre leurs vassaux ; les
papes eux-mêmes, dans leurs affaires temporelles et personnelles, avaient
recours à la justice du roi. Les lettres d'Adrien, rassemblées dans le Codex Carolinus, et l'exemple de Léon III, qui sera rapporté dans
la suite, le prouvent invinciblement.
Charlemagne respecta, chez
les Lombards, la forme de gouvernement qu'il trouva établie ; il ne se permit
aucun changement qui ne fût absolument nécessaire, aucune précaution qui ne fût
indispensable ; il ne mit de garnison française que dans Pavie, la plus forte
place du royaume et dans les villes frontières et maritimes, pour s'assurer des
passages ; du reste, il parut se livrer entièrement à la foi des vaincus, il
marchait au milieu d'eux avec une faible garde ; il leur laissa leurs biens,
leurs lois, leurs coutumes ; il leur accorda la liberté de contracter, à leur
choix, ou suivant leurs lois, ou suivant les lois françaises, ou suivant les
lois romaines ; il s'attacha en toutes choses à gagner les cœurs par des
ménagements délicats, et à dissiper les préventions fâcheuses, qui s'élèvent
toujours contre une domination étrangère. Il eut grand soin de joindre au titre
de roi des Français ce titre de roi des Lombards, dont il était d'autant plus
jaloux, qu'il le devait à sa valeur. Il voulut, suivant l'usage des anciens
rois de Lombardie, recevoir dans Modéce, ou Monza,
bourg voisin de Milan, la couronne de fer, des mains de l'archevêque de Milan.
Son administration parut réparer tous les torts de la conquête1, et fit regretter
qu'il n'eût pas eu sur ces peuples un titre plus légitime.
Mais on n'opère pas
impunément une grande révolution, et les idées établies ne changent pas en un
jour. La plupart des seigneurs lombards, nourris dans la haine du pape,
n'étaient pas disposés à le laisser jouir tranquillement des bienfaits de Pepin
et de Charlemagne : tandis que le roi était appelé par des guerres continuelles
aux extrémités les plus éloignées de sa vaste monarchie, le duc de Spolète,
qui, par le nouvel arrangement, devenait feudataire du pape, voulut
s'affranchir de cette dépendance ; il forma une ligue contre Adrien, avec
plusieurs seigneurs lombards [775]. L'archevêque de Ravenne trouvait aussi que
le domaine utile des terres de l'exarchat aurait tout aussi bien convenu à son
siège qu'à celui de Rome ; il donnait des couleurs à ses prétentions, il
alléguait des titres ; cette cause fut plaidée en France : l'évêque Anastase,
envoyé ou légat du pape, indigné de voir remettre en question ce qui concernait
la donation faite au Saint-Siège, s'étant laissé emporter par son zèle jusqu'à
tenir des discours qu'on jugea peu respectueux, le roi le fit mettre en prison,
et ne le relâcha que sur de très humbles supplications du pape. La mort de
l'archevêque de Ravenne, qui arriva peu de temps après, termina ou suspendit ce
procès. C'était ce même Léon qui avait fait périr le traître Paul Afiarte ; mais quoique cet attentat, si c'en était un, eût
été utile au pape Adrien personnellement, il n'avait jamais voulu en accorder
le pardon à l'archevêque, tant Adrien, dit monsieur
Fleuri, était attaché à l'ancienne discipline de sauver la vie aux
criminels, pour leur donner lieu de faire pénitence ! Ce refus n'avait
pas peu contribué à la mésintelligence du pape et de l'archevêque.
Cependant Adrien eut
occasion de donner au roi des avis fort importants pour tous les deux ; la
petite querelle et les petits intérêts du duc de Spolète ne formaient d'abord
qu'un léger nuage, qui ne paraissait pas même d'une si grande conséquence que
le procès de l'archevêque de Ravenne ; ce fut bientôt un orage qui demanda que
Charlemagne accourût du fond de la Saxe pour le dissiper. Nous avons dit que
plusieurs seigneurs lombards avaient pris la défense du duc de Spolète : le duc
de Bénévent, le comte de La Marche-Trévisane et d'autres de cette importance,
étaient entrés dans la ligue. Rotgaud, duc de Frioul,
en était l'âme ; c'était le plus considérable de tous, et par ses talents, et
par la situation de son duché, qui donnait la main à-la-fois à l'Allemagne, à
la France et à l'Italie, et qui dominait sur la mer Adriatique ; le duc de
Frioul comprit d'abord que les négociations et les efforts de la ligue
pouvaient être employés à quelque chose de plus utile qu'à soustraire Spolète
de la mouvance du pape ; il éleva par degrés ses idées, d'abord jusqu'à
dépouiller le pape des biens qu'il tenait de la libéralité des princes
français, ensuite jusqu'à renverser entièrement l'ouvrage de Charlemagne, en
affranchissant de son joug la Lombardie entière : le moyen qu'il v6uloit
employer pour y réussir, pouvait être d'autant plus efficace, qu'il était
légitime. Le duc de Frioul, dans le fond de son cœur, était resté fidèle au
malheureux Adalgise, fils de Didier : nous avons dit que ce jeune prince,
assiégé dans Vérone par Charlemagne, s'était enfui à Constantinople, où il
s'était mis sous la protection de l'empereur des Grecs, Constantin Copronyme ; les seigneurs lombards, par le conseil et par
l'entremise du duc de Frioul, traitèrent avec Léon Porphyrogénète, fils de
Constantin, et mari de la fameuse impératrice Irène. Léon avait succédé au
trône et aux opinions de son père ; il saisit les vues qu'on lui présentait, il
promit d'envoyer Adalgise avec une puissante flotte, et les seigneurs ligués se
chargèrent de favoriser sa descente. Tandis que Léon faisait lentement les
préparatifs de cette expédition Charles arrive en Italie avec sa célérité
ordinaire, fond' sur le duc de Frioul et le fait prisonnier ; un prêtre lui
livre Trévise, l'évêché de Verdun fut sa récompense ; tout rentra dans la
soumission ; le duc de Spolète, le duc de Bénévent, et les autres seigneurs
ligués envoyèrent assurer Charles de leur fidélité : il usa d'indulgence envers
eux ; mais par une rigueur, où l'on reconnaît toujours plus les principes du
temps que l'âme de Charlemagne, il fit trancher la tête au duc de Frioul1. Si l'on demande
de quel droit, il nous est impossible d'en reconnaître d'autre ici que la force.
Un grand, fidèle au sang infortuné de ses rois, était un homme précieux qu'il
fallait gagner, et sur la fidélité duquel Charlemagne lui-même devait plus
compter, en la méritant par la clémence et les bienfaits, que sur celle des
sujets qui lui avaient livré leur roi dans Pavie, et qui s'étaient pliés avec
tant de souplesse à un changement de domination si subit et si étrange. Si on
dit qu'une conquête se conserve par les mêmes moyens que l'autorité légitime,
c'est-à-dire en punissant ceux qui s'élèvent contre elle, et que les exemples
alors sont nécessaires pour maintenir toute puissance, soit ancienne, soit
nouvelle, soit qu'elle tire son origine des lois ou de la force ; je répondrai
que, comme le conquérant est réduit à punir ce qu'il faudrait récompenser ;
comme c'est la fidélité, l'attachement aux lois qu'il est obligé de réprimer
par des supplices comme cet intervertissement des récompenses et des peines, de
la gloire et de l'opprobre, sape tout principe de morale et de politique, et
détruit les vertus mêmes qui sont la sûreté du trône, il s'ensuit qu'il ne faut
point faire de conquêtes. Les historiens français traitent le duc de Frioul de factieux, et son projet d'intrigue
et de conjuration ; tant on s'accoutume aisément à regarder comme le
droit, ce qui a prévalu ! Adalgise et les Grecs, voyant le projet avorté,
n'osèrent paraître, et Charlemagne revola en Germanie à de nouveaux combats
contre les Saxons, après avoir donné à des Français le duché de Frioul, et le
gouvernement des villes qui s'étaient soulevées en cette occasion.
L'historien des Lombards,
Paul Varnefrid, plus connu sous le nom de Paul
Diacre, avait été secrétaire de Didier ; il é toit tombé entre les mains de
Charlemagne, qui eut pour lui tous les égards qu'il se piquait d'avoir pour les
savants. L'attachement que Paul Diacre conservait pour son maître, l'ayant fait
soupçonner d'avoir, eu part aux projets du duc de Frioul et du duc de Bénévent,
en faveur d'Adalgise fils de Didier, il fut exilé sur le bord de la mer
Adriatique ; il se sauva du lieu de son exil auprès du duc de Bénévent,
beau-frère d'Adalgise : Paul Diacre mourut moine au Mont-Cassin. On peut le
comparer avec Philippe de Comines ; comme lui historien de son pays, attaché au
duc de Bourgogne, Charles-le-Téméraire, comme Paul Diacre à Didier roi des
Lombards ; devenu depuis sujet et créature de Louis XI, comme Didier de
Charlemagne, avec cette différence que Comines s'était donné volontairement à
Louis XI, au lieu que Paul Diacre était tombé entre les mains de Charlemagne
par le sort des armes ; enfin, l'un et l'autre tombèrent dans la disgrâce du
gouvernement français. Paul Diacre fut exilé' pour son attachement à la famille
de son premier maître ; Philippe de Comines fut enfermé à Loches dans une cage
de fer, pour avoir été dans les intérêts du duc d'Orléans, depuis Louis XII,
contre madame de Beaujeu.
On dit que Charlemagne
ayant voulu s'éclaircir avec Paul Diacre, sur l'affection que celui-ci
paraissait conserver pour Didier et sa famille, Paul Diacre eut la fermeté de
lui répondre : Mes devoirs ne dépendent pas des événements ;
Didier est toujours mon maître, et je dois lui rester fidèle. On ajoute que
Charlemagne, irrité, ordonna, dans son premier mouvement qu'on lui coupât les
deux mains. Voilà le conquérant. Voici le prince, ami des lettres. A peine cet
ordre était-il donné, qu'il était révoqué ; Charlemagne, prompt à se rétracter,
s'écria : Eh ! où trouverions-nous un si habile historien, si on coupait
la main qui a écrit de si beaux ouvrages ? car alors ces
ouvrages étaient beaux.
Charles venait de prouver
encore à l'Italie qu'il était invincible, et elle devait s'en souvenir
longtemps. Accablée de ce nouveau coup de foudre, elle resta dix ou onze ans
dans une paix forcée, ou du moins dans un calme apparent ; mais la terreur ne
lie que les bras, et laisse au cœur toutes ses dispositions : le supplice du
duc de Frioul avait plus envenimé les haines, qu'une indulgence équivoque
envers ses alliés n'avait inspiré de reconnaissance et d'amour. Les restes du
parti du duc de, Frioul subsistèrent toujours ; ce feu, caché sous la cendre,
éclata de nouveau en 786 et 787. Arichise, duc de
Bénévent, prit alors la place du duc de Frioul ; il avait épousé Amalberge, fille de Didier. Cette femme, dévorée
d'ambition, et pénétrée d'un profond ressentiment contre les Français,
regrettait avec amertume les grandeurs de sa maison, et brûlait de venger son
père ; elle avait fait de son mari l'instrument de sa haine et de sa vengeance.
A son instigation, il s'était étroitement lié avec Tassillon,
duc de Bavière. Celui-ci avait épousé Luitperge,
autre fille de Didier, qui partageait en tous les sentiments de sa sœur ; mais
c'était moins encore comme gendre de Didier, que Tassillon haïs- soit les Français, que comme vassal de la couronne ; ce titre et les
devoirs qu'il entraîne avaient été pour lai, dès sa plus tendre jeunesse, une
humiliation qu'il ne pouvait supporter. Despote de ses sujets, il lui'était affreux de reconnaître lui-même un souverain.
Lorsque dans l'expédition de Pepin-le-Bref son oncle, contre Gaïffre duc d'Aquitaine, il avait quitté si brusquement
l'armée française, on l'avait soupçonné d'intelligence avec Gaïffre : on s'était trompé ; Tassillon n'était. point
traître, il n'était qu'orgueilleux et incapable de subordination ; il eût
accompagné avec plaisir à la guerre son oncle et son allié, mais il ne pouvait
se résoudre à y suivre son seigneur ; son orgueil était sans cesse irrité par
l'orgueil des seigneurs français, qui affectaient avec lui une égalité entière,
sous prétexte qu'ils étaient tous vassaux d'un même souverain ; il, espéra qu'à
la faveur des droits et des intérêts de la famille de Didier, il pourrait
trouver les moyens de secouer entièrement le joug du vasselage ; il engagea
dans sa querelle les Huns, ses voisins, qui avaient aussi, pour y entrer, leurs
vues particulières ; c'était l'espérance du pillage de l'Italie qui les
attirait dans cette contrée. Les ducs de Bavière et de Bénévent négocièrent
aussi avec la cour de Constantinople, qui ne prit point pour lors d'engagement
avec eux, mais qui ne les rebuta pas non plus. Tandis que ces ducs faisaient
sourdement leurs préparatifs, et croyaient que Charlemagne, occupé loin d'eux
contre d'autres ennemis, ne soupçonnait pas seulement cette nouvelle
entreprise, voici Charlemagne qui descend en Italie, traverse rapidement
Florence et Rome, et court vers Bénévent, en soumettant sur sa route toutes les
places du duc. Le duc épouvanté envoie Romuald, son fils aîné, protester de sa
fidélité, et amuser Charlemagne par des négociations et des prières :
Charlemagne retient Romuald à sa suite sans l'écouter, et, pressant plus
vivement sa marche vers Bénévent, ne laisse au duc que le temps de s'enfuir à
Salerne1,
place plus forte que Bénévent, et qui, par sa situation sur le bord de la mer,
lui ouvrait une voie pour la fuite, et lui facilitait les moyens d'aller
rejoindre Adalgise à Constantinople. La perte du duc paraissait certaine ; cependant
les évêques, et surtout les seigneurs italiens, se rappelant le sort du duc de
Frioul, et voyant avec terreur exercer sur leurs pareils ces actes violents
d'autorité, sollicitèrent si instamment Charlemagne en faveur du duc de
Bénévent, qu'il consentit à lui accorder la paix. Le duc se soumettait à toutes
les conditions qu'on voudrait lui imposer, et offrait ses deux fils pour otages
: Charlemagne eût la générosité de lui renvoyer l'aîné, qui fut remplacé par
quelques Bénéventins.
Chaque voyage que
Charlemagne faisait à Rome était utile au Saint-Siège. Dans ce dernier, il
ajouta encore à la donation qu'il avait déjà faite au pape les villes qu'il
venait de conquérir sur le duc de Bénévent ; c'étaient Sorea, Arcès, Aquin, Arpi, Théano et Capoue ; c'était toujours pour Rome que
Charlemagne faisait des conquêtes en Italie.
Le duc de Bavière sentit
l'impossibilité de résister seul à l'activité foudroyante qui venait d'accabler
son allié. Rien n'était prêt ni de la part des Huns, ni même de la sienne.
Charlemagne avait toujours exécuté avant qu'on eût seulement achevé de
projeter. On a dit depuis de quelques guerriers distingués par la même qualité,
qu'ils faisaient voler des armées : pour Charlemagne, il semblait qu'il en
créât dans le lieu et dans le moment précis où il en avait besoin ; et il
serait à cet égard le premier des modèles, si l'on pouvait comprendre et rendre
sensible aux autres cette activité qu'on est forcé de croire, parce qu'elle est
prouvée par les faits : cependant, comme le témoignage de l'histoire ne doit
point laisser subsister de merveilleux, ne pourrait-on pas tenter d'expliquer
cette célérité prodigieuse, en disant que Charlemagne n'avait à transporter
ainsi d'une extrémité à l'autre de ses États que sa personne, ou tout au plus
une suite peu nombreuse, et que, dans une nation toute guerrière, où chaque
citoyen était soldat, il trouvait partout où il paraissait des armées prêtes à
combattre sous lui ? Avec cette explication, et en supposant tous les relais
propres à précipiter sa course, on aura encore de la peine à concevoir de
certains détails de cette célérité qui le rendait présent partout.
Le duc de Bavière, obligé,
comme le duc de Bénévent, de recourir aux supplications et de tenter les voies
d'accommodement, parvint à mettre dans ses intérêts jusqu'au pape Adrien [737],
qui fut flatté de ce rôle de protecteur du faible, et de médiateur auprès du
puissant, rôle si noble en effet, et qui aurait dû suffire à l'ambition des
papes : Charlemagne, naturellement disposé à l'indulgence envers Tassillon, son cousin-germain, accueillit les
sollicitations d'Adrien ; mais Tassillon, plus
éloigné du danger que ne l'avait été Arichise, et se
sentant d'ailleurs défendu par les droits du sang, mit dans la négociation
toute la mauvaise foi qu'il crut pouvoir se permettre impunément : à l'ardeur
avec laquelle ses envoyés sollicitaient la paix, il semblait qu'il n'y eût qu'à
conclure ; cependant, lorsque le pape, animé du même zèle, et entrant dans les
mêmes vues, les pressa lui-même de s'expliquer sur les propositions, il fut
bien surpris d'apprendre qu'ils n'avaient d'autres instructions que d'écouter
et de rendre compte : on vit évidemment alors que le duc de Bavière n'avait
voulu que gagner du temps pour faire ses préparatifs ; le pape retira sa
médiation, indigné qu'on en abusât ainsi, et qu'on voulût faire de l'arbitre de
la paix un instrument de guerre : pendant qu'il menaçait, qu'il parlait
d'excommunication, qu'il justifiait Charlemagne et chargeait Tassillon du crime de la guerre, Charlemagne, entrant dans
la Bavière avec trois armées à la fois, avait déjà réduit le duc à se soumettre
aux mêmes conditions qu'Arichise, c'est-à-dire en
donnant pour otages son fils et douze des principaux seigneurs bavarois ;
précautions auxquelles n'ajoutait rien celle qu'il prit encore de le faire
jurer sur les corps de saint Denis, de saint Germain et de saint Martin, qu'il
serait désormais fidèle.
Ces soumissions forcées ne
duraient qu'autant de temps qu'il en fallait au vainqueur pour s'éloigner1 ; les États de
Charlemagne étaient déjà trop vastes et ses ennemis trop nombreux, pour qu'il
pût tout gouverner et tout contenir ; son activité prodigieuse ne faisait que
l'engager dans un cercle continuel de guerres : pendant qu'il combattait au
midi, le nord se soulevait ; il revolait au nord, le midi secouait le joug ; il
était comme au milieu d'un vaste incendie, qu'un vent impétueux étend et
reproduit partout ; quand il l'éteignait d'un côté, et toujours dans des flots
de sang, il le voyait à l'instant se rallumer de l'autre avec plus de violence.
Comment ce grand prince, qui voulait le bonheur de ses sujets, qui s'en
occupait sérieusement, qui voyait tout le bien que les lois et les mœurs
pouvaient faire aux hommes, se condamnait-il ainsi à courir sans cesse d'un
bout de l'Europe à l'autre pour leur faire du mal ? Comment ne sentait-il pas
que, plus il avait vaincu, plus il aurait toujours à combattre ; qu'en
agrandissant un empire, on ne fait qu'augmenter la difficulté de le régir ;
qu'on a beau conquérir, on aura toujours des voisins, d'autant plus ennemis,
d'autant plus disposés à nuire, que, d'un côté, ils se sentent toujours menacés
par un conquérant, et de l'autre, toujours défendus par l'éloignement où ils
sont du centre de l'empire ? Il faut choisir d'être législateur ou guerrier,
partisan de la raison ou de la violence, bienfaiteur des hommes ou leur
destructeur. Comment, encore un coup, des vérités si simples échappèrent-elles
à Charlemagne ? C'est qu'en général on voit peu les erreurs et les
contradictions de son siècle ; c'est qu'un cœur qui aime la gloire est pressé
d'en jouir, et va d'abord la chercher dans les objets où l'opinion l'a placée,
ce qui forme un engagement pour le reste de la vie ; c'est qu'avec beaucoup de
lumières et de talents, il est encore plus simple, plus court et plus sûr de
suivre les idées reçues, que d'entreprendre de les changer. Charlemagne croyant
donc avoir soumis les Bavarois et les Bénéventins, et avoir pacifié l'Italie,
se hâta de revoler en Germanie à de nouveaux combats et à de nouveaux succès ;
aussitôt Tassillon renoua ses négociations avec les
Huns, et Arichise avec l'empire grec.
Une femme — chose
absolument sans exemple depuis l'établissement de l'empire romain — remplissait
seule alors, et remplissait avec éclat le trône de Constantinople, où elle
était montée par des crimes ; c'était la fameuse impératrice Irène, digne
alliée, digne rivale de Charlemagne, née pour charmer et pour commander, qui
aimait à faire le bien, parce que c'était un moyen déplaire ; qui ne se
refusait jamais au mal, quand elle le regardait comme un moyen de réussir ; qui
sembla ne s'être permis tous les crimes du machiavélisme, et n'en avoir eu tous
les succès que pour mieux prouver par sa chute éclatante, que le machiavélisme
n'a point de succès durable. Irène, jeune Athénienne, d'une famille noble, mais
obscure, était distinguée par ces talents, par ces grâces de l'esprit et de la figure,
qui, dans les beaux Jours de la Grèce, avaient illustré les deux Aspasies. Constantin Copronyme,
comme nous l'avons vu, n'ayant pu obtenir pour Léon Porphyrogénète son fils la
princesse Cisèle, fille de Pepin-le-Bref, dégoûté par ce refus de mendier une
alliance étrangère, jeta les yeux sur une de ses sujettes, et nomma Irène pour
être la femme de son fils ; ce fut le seul choix de Constantin Copronyme qui eut le suffrage de son peuple, et la seule
action de sa vie qui fut applaudie. Constantin était un monstre détesté, tyran
avide et avare, et surtout iconoclaste persécuteur comme Léon l'Isaurien son
père ; Irène suivait la foi de l'église. Ce serait sans doute profaner le nom
sacré de la religion que d'en attribuer à une femme souillée de crimes ; mais à
l'exemple de tant de sectaires, et même de catholiques, qui ont su allier avec
une indifférence coupable pour la religion un zèle fanatique pour telle ou
telle opinion religieuse, Irène fut toujours aussi attachée au culte des images
que son beau-père et son mari s'y montraient contraires, et peut-être parce
qu'ils y étaient si contraires ; cependant, pour épouser Léon, il fallut
qu'elle abjurât ce culte, et son premier degré, pour parvenir au pouvoir
suprême, fut un parjure.
Sous l'empire de Copronyme, on ne vit dans Irène qu'une sujette
respectueuse, qu'une épouse tendre, qu'une femme sans cesse occupée à plaire à
son beau- père, à son mari, à ses peuples. C'est ainsi que, dans la suite, sous
François Ier et sous Henri II, Catherine de Médicis, toujours occupée de fêtes,
semblait née uniquement pour les plaisirs. Irène, aussi aimable, aussi
séduisante, était plus intéressante encore, parce qu'elle était opprimée pour
sa foi, que toute sa politique ne pouvait dérober aux regards, ou du moins aux.
soupçons du fanatisme iconoclaste.
Constantin Copronyme, chargé de l'exécration publique, mourut en peu
de temps d'une espèce de maladie pestilentielle, à laquelle les médecins
déclarèrent qu'ils ne connaissaient rien. Irène, à qui cette mort était utile,
monta sur le trône avec Léon Porphyrogénète son mari. Le peuple respira sous un
gouvernement plus doux, et crut devoir ce bienfait à Irène. Une princesse jeune
et belle, pour être adorée, n'a qu'à le Vouloir. La beauté a par elle-même un
empire auquel on aime à se soumettre, elle semble être sur la terre l'image la
plus naturelle de la vertu ; c'est du moins une illusion que
l'expérience contraire peut seule détruire. Irène possédait le cœur de son
mari, et lui assurait les cœurs de ses sujets ; mais la superstition et le
fanatisme ne laissent subsister aucun bonheur sur la terre. Léon, fidèle à
l'hérésie de ses pères, était tourmenté de l'idée d'avoir une femme peut-être
orthodoxe dans le cour ; l'œil soupçonneux de l'inquisition, toujours ouvert
sur elle, parvint à découvrir une petite image de Jésus-Christ, et une de la
vierge, cachées et cousues dans le chevet de son lit ; dès-lors Léon n'eut plus
que de l'horreur pour elle. Ce fut en vain qu'Irène, accoutumée au parjure sur
cet article, protesta qu'elle avait ignoré ce secret, et insinua que c'était un
artifice de leurs ennemis pour semer entre eux la mésintelligence. Léon eut la
crédulité de l'inquisition, et n'eut pas celle de l'amour. Il fut impossible à
Irène de le ramener, il lui jura une haine et une persécution éternelles ; la
persécution fut courte, l'empereur mourut subitement, et d'une maladie encore
inconnue aux médecins.
Irène régna sous le nom de
Constantin Porphyrogénète son fils, âgé de dix ans, et destiné à une longue enfance.
Léon laissait quatre frères, qui pouvaient disputer à une femme
l'administration de l'empire ; Irène les fit tous quatre ordonner prêtres, et
crut s'être délivrée de leurs prétentions : mais, dans la suite, quelques
mouvements du peuple en leur faveur lui ayant montré l'insuffisance de cette
précaution, elle en prit de plus barbares, elle fit crever les. yeux à l'aîné
comme au plus redoutable, et couper la langue aux trois autres ; elle eut la
funeste adresse de rejeter sur son fils la haine de cette exécution, et de s'en
faire absoudre par l'opinion publique ; mais, après la mort de ce fils, une
nouvelle tentative faite en faveur de ses oncles, tout mutilés qu'ils étaient,
ayant appris à Irène combien les droits de la masculinité s'anéantissaient
difficilement clans l'empire grec, elle consentit à être cruelle à découvert et
en son propre nom ; elle fit égorger à la fois ces quatre malheureux princes,
et par ce coup elle éteignit entièrement la race de Léon l'Isaurien, qui fut
peu regrettée, moins parce qu'elle était vicieuse, que parce qu'elle était
iconoclaste.
Le plus grand ennemi d'une
reine-mère ambitieuse, c'est son fils, lorsqu'il veut régner. Constantin
Porphyrogénète, parvenu à l'âge de se gouverner et de gouverner les antres,
avait voulu reprendre des mains de sa mère l'autorité dont elle n'était que
dépositaire. Cette entreprise avait été traitée de conjuration, et Irène avait
fait battre de verges le jeune empereur dans son palais, moitié comme un
enfant, moitié comme un criminel ; alors ne concevant plus de terme à sa
fortune, elle fit dépouiller son fils et son empereur de tous ses droits à
l'empire, et se fit nommer elle-même impératrice. Cependant une révolution,
qu'il ne fut pas possible de traiter de conjuration, puisqu'elle fut heureuse,
la fit descendre du trône, et remit son fils à sa place ; mais elle conserva
toujours sur lui son ascendant, et elle s'en servit, comme avait fait autrefois
Brunehaut à l'égard de ses enfants, pour le rendre odieux et vil, et pour le
dissoudre dans les voluptés : cet absurde enfant se
livra sans réserve à une femme qui l'avait détrôné, qui l'avait fait battre de
verges pour le punir d'avoir voulu régner.
Nous avons vu qu'elle
avait eu l'art de rejeter sur lui la haine qu'excitait la mutilation barbare de
ses oncles ; elle fit plus, elle parvint à lui rendre suspect son général
Alexis, auquel il était redevable de la révolution qui -l'avait replacé sur le
trône ; et Constantin, pour prix d'un tel service, lui donna la mort. Dès-lors
personne n'osa plus s'attacher à lui, il fallut choisir de combattre à-la-fois
et le fils et la mère, ou de ramper sous celle-ci. Enfin, quand il en fut
temps, Irène fit arrêter son fils au milieu d'une armée, qu'il avait rassemblée
autour de lui pour sa sûreté, elle lui fit crever les yeux, ayant auparavant
donné à l'exécuteur des ordres précis que le prince ne pût pas survivre à
l'opération. Ses intentions furent remplies, et lorsque ensuite elle eut joint
à Constantin les quatre princes ses oncles, qu'elle eut éteint la race de Léon
l'Isaurien, qu'elle n'eut plus à craindre les droits d'un beau-père, d'un mari,
d'un fils, de quatre beaux-frères, elle crut s'être délivrée pour jamais de
toute inquiétude. Elle venait au contraire d'en ouvrir une source inépuisable.
Personne n'ayant plus désormais de droit à l'empire, tout le monde y prétendit
; ceux surtout qu'Irène avait élevés jusqu'à elle en s'abaissant jusqu'à eux,
les confidents et les complices de ses crimes s'armèrent contre elle de cette
complicité même ; Storace, le Grand ministre de ses
violences et de ses perfidies, l'ardent instigateur du meurtre de son fils,
voulut n'avoir travaillé que pour lui-même. Déjà il commençait à braver Irène,
et à conspirer presque publiquement. Irène alla en personne l'accuser en plein
sénat, et le déclarer déchu de tous ses emplois. Le même jour, il fut attaqué
d'une de ces maladies inconnues qui avaient emporté Constantin Copronyme et Léon, et il en mourut de même presque
subitement. On a remarqué que tous ceux qui ont pu nuire à
Irène ont péri dans les circonstances où sa politique l'exigeait. Voilà ce que le
vulgaire veut absolument trouver habile. Quelle habileté y a-t-il donc à se
faire abhorrer ? Il n'y avait d'habile, dans la conduite d'Irène, que cet
heureux instinct de son sexe qui la portait à chercher à plaire, quand les
préjugés machiavélistes ne s'y opposaient pas.
A Storace succéda un Aétius, qui avait servi aven zèle le ressentiment d'Irène contre Storace, et qui voulut aussi se payer par ses mains, en
usurpant l'empire ; enfin parut Nicéphore, qui fut plus heureux que tous les
autres.
Irène n'avait déjà plus le
pouvoir, de détruire d'un coup-d'œil ses propres créatures, révoltées contre
elle ; c'était en vain qu'elle affectait encore de se montrer au peuple dans
tout l'éclat de la parure la plus recherchée, et de la beauté la mieux
conservée, le prestige se dissipait ; les crimes, s'accumulant avec les années,
détruisaient l'illusion que ses charmes pouvaient encore faire naître ; la
meurtrière des rois, la mère dénaturée, effaçaient la femme aimable et
l'impératrice illustre ; le machiavélisme, plus que le temps, l'avait flétrie.
Nous dirons dans la suite quel fruit elle recueillit de tant d'attentats
politiques.
Au temps que nous avons à
examiner, Irène, délivrée d'un beau-père fanatique et d'un mari superstitieux,
régnait avec grandeur et avec gloire ; la persécution avait cessé, son fils
était sous sa tutelle, l'empire dans sa dépendance,, ses beaux-frères servaient
les autels. Irène avait obtenu l'amour de ses sujets, l'admiration des
étrangers, l'estime du pape Adrien et de Charlemagne.
Telle était la rivale de
grandeur et de puissance avec laquelle Charlemagne avait à s'unir, ou qu'il
avait à combattre. Au moyen des conquêtes qu'il avait faites en Italie, toutes
les barrières qui avaient jusqu'alors séparé la France de l'empire des Grecs
étaient renversées ; l'empire grec, qui se prétendait toujours l'empire romain,
était la seule puissance qui partageât l'Italie avec Charlemagne ; mais ce
partage était inégal. Charlemagne, appuyé de la reconnaissance des papes, était
le vrai souverain de l'Italie, où il laissait subsister les faibles possessions
des Grecs, comme dans la suite Charles-Quint, au faîte de la puissance, laissa
subsister dans le continent des Espagnes ce faible
royaume de Portugal, que son fils envahit si facilement.
Irène, non moins alarmée
que ses prédécesseurs des rapides conquêtes de Charlemagne, sentait la
nécessité, ou de s'unir à lui par une étroite alliance, ou de lui opposer
toutes les forces de l'empire, et de soulever contre lui tous les mécontents.
La gloire des armes n'étant guère à l'usage des femmes, leur règne tend
toujours à être pacifique. Irène, qui n'avait que trop d'affaires dans
l'intérieur de l'empire pour y maintenir une autorité toujours combattue, prit
le parti de la paix, et voulut même se faire de Charlemagne un appui contre ses
autres ennemis, étrangers ou domestiques ; elle proposa le mariage de
Constantin Porphyrogénète son fils avec Rotrude fille
de Charlemagne. Ce grand prince ne pensa pas sur ce point comme Pepin-le-Bref
son père, qui avait refusé Gisèle à Léon Porphyrogénète ; il fut flatté de
pouvoir procurer à sa fille un établissement si avantageux. D'ailleurs le
mérite personnel des princes ajoute aux motifs de rechercher leur alliance, et
le nom d'Irène était plus imposant dans la politique que celui de Constantin Copronyme ; de plus, l'orthodoxie d'Irène, qui rétablissait
dans l'empire le culte des images, levait l'obstacle que l'hérésie de
Constantin Copronyme opposait autrefois à cette
alliance. Les ambassadeurs grecs lurent très accueillis, et trouvèrent toute
sorte de facilités dans leur négociation ; le mariage fut résolu [782], et les
noces ne furent différées pour lors que parce que les deux époux étaient encore
dans l'enfance. Les ambassadeurs laissèrent auprès de Rotrude un eunuque de la cour de Constantinople, pour lui apprendre la langue grecque,
et la former aux usages du pays, dont un des principaux était d'avoir des
eunuques à la cour, et de leur confier souvent l'autorité.
Le jeune Constantin
Porphyrogénète, accoutumé à suivre en aveugle toutes les volontés de sa mère,
se passionna sur sa foi pour cette illustre alliance ; il était enchanté du
portrait de la princesse, et du récit que les ambassadeurs lui faisaient de ses
bonnes qualités ; il était surtout flatté de devenir le gendre de ce grand roi,
dont la renommée publiait partout la gloire. Plus il s'enflammait pour ce mariage,
plus Irène commençait à se refroidir ; cette femme défiante craignit qu'une
fille de Charlemagne n'eût une partie de l'élévation et de la grandeur de son
père, qu'elle ne conçût et qu'elle n'inspirât à son mari le désir de régner, et
elle fut effrayée du danger de procurer dans ce cas à son fils l'appui de
Charlemagne.
Bien différent de cette
marâtre ambitieuse, Charlemagne avait l'aine d'un père, il était incapable de
sacrifier sa fille aux vues si souvent trompées de la politique ; il connut toute
l'incapacité de Constantin, et, ce qui était plus à craindre, toute l'ambition
de sa mère ; il fut instruit de ses crimes, et il frémit des dangers où il
avait été près d'exposer sa fille.
On ne songea donc plus de
part et d'autre qu'à rompre le mariage projeté. Mais la politique vulgaire est
un malentendu perpétuel, qui force ceux-mêmes qui
sont d'accord à se tromper l'un l'autre. Ni Charlemagne ni l'impératrice ne
voulurent avoir le tort apparent de la rupture.
Les deux époux étaient
parvenus à l'âge d'être unis [788]. Irène envoya des ambassadeurs, chargés de
presser en public avec instance le départ de la princesse, et de profiter en
secret de toutes les circonstances qui pourraient le retarder ; leur demande
fut accueillie avec une froideur marquée — ils n'avaient pas osé se flatter de
trouver des dispositions si favorables à leur projet — ; ils s'en plaignirent
amèrement, et protestèrent qu'ils regarderaient le moindre délai comme un refus
formel : on ne s'opposa point à cette interprétation, et ils partirent en
montrant autant de colère qu'ils éprouvaient de satisfaction.
Cette même politique
vulgaire a des combinaisons bien bizarres et bien ridicules. Charlemagne et
Irène avaient fait, chacun de son côté, ce que l'autre désirait ; mais ils
avaient agi par des motifs différents, et chacun d'eux ne pouvait que
soupçonner les motifs de l'autre. Ils étaient contents, mais ils devaient
paraître brouillés ; la rupture d'un mariage, la violation d'un traité, avaient
toujours été un sujet de guerre ; les puissances subalternes, intéressées à
l'union ou à la rupture de ces deux grandes puissances, avaient les yeux sur
elles dans cette conjoncture ; il fallait une guerre pour l'honneur et pour la
forme, le malentendu devait aller jusque-là Irène, qui s'était chargée de la
honte du refus, se chargea de paraître mécontente, et le fut peut-être. Ce fut
alors que les ennemis de Charlemagne, nommément le duc de Bénévent, Arichise, de concert avec Tassillon duc de Bavière, recommencèrent à traiter avec la cour de Constantinople,
pendant que Charlemagne était éloigné d'eux. Adalgise, fils du malheureux
Didier, était toujours dans cette cour, soit que le généreux Charlemagne,
pendant tout le temps de son alliance avec Irène, eût dédaigné un si faible
ennemi, et eût assez respecté son alliée pour n'en point exiger un pareil
sacrifice, soit qu'Irène elle-même, Si capable de crime en politique, fût
incapable de bassesse. Léon Porphyrogénète avait toujours promis à Adalgise
d'employer toutes les forces de l'empire pour son rétablissement : en effet, il
était d'un intérêt sensible pour les empereurs grecs qu'il y eût, entre eux et
une puissance telle que la France, une puissance intermédiaire, telle que les
Lombards. L'empire et la France auraient pu être impunément limitrophes, s'il y
eût eu entre ces deux États la barrière des Alpes ; mais au défaut d'une
barrière naturelle, il en fallait une politique. Irène sentit cet intérêt, elle
se chargea de remplir les engagements de son mari, et pour ôter toute espérance
ou toute crainte de voir renouer le mariage de Constantin avec la princesse
française, elle se hâta de le marier à une autre, elle lui annonça ses volontés
despotiques : elle ne voulait pas, disait-elle, exposer la majesté de l'empire
à un troisième refus, il lui suffisait d'avoir à venger celui que Constantin Copronyme avait essuyé de la part de Pepin-le-Bref,, et
celui qu'elle venait d'essuyer elle-même de la part de Charles. C'était une
sujette qu'elle voulait qu'il épousât, comme avaient fait Léon et la plupart de
ses prédécesseurs. Elle choisit une Arménienne, nommée Marie, d'une famille
obscure : si dans ce choix elle consulta ses intérêts, elle sauva aussi les
apparences. Marie était belle, vertueuse, et fut toujours également soumise à
son époux et à Irène. Celle-ci comprit bien que Constantin, ayant l'imagination
toute remplie des perfections de Rotrude, qui lui
avaient été si vantées, et de l'ambition d'être gendre de Charlemagne,
n'épousant Marie qu'avec répugnance, ne serait point porté à l'aimer, et
c'était ce qu'elle voulait. Une femme aimée est toujours redoutable pour une
mère absolue. Constantin n'aima jamais sa femme, et dans la suite il la répudia
scandaleusement pour épouser une de ses maîtresses, nommée Théodote ; iniquité à laquelle Irène prêta les mains, mère toujours indulgente pour
toutes les fautes qui pouvaient avilir son fils et le rendre odieux.
C'était principalement
pour tromper Constantin, qu'Irène avait envoyé à Charlemagne cette ambassade,
chargée de demander Rotrude et de ne pas l'obtenir.
Constantin, en épousant malgré lui Marie, en faisant la guerre à la France en
armant pour Adalgise, croyait se venger d'un prince qui lui refusait sa fille
après la lui avoir promise.
Le duc de Bénévent, placé
sur les confins des domaines de la France et des possessions des Grecs, entre
les droits nouveaux du conquérant français, et les prétentions surannées de
l'empire grec, qui se disait toujours le seul empire romain, semblait pouvoir
choisir le souverain qu'il voudrait. Il choisit l'empire, il s'en reconnut
vassal et sujet ; il prit l'habit grec, se fit couper les cheveux à la manière
des Grecs ; Irène et Constantin le créèrent leur patrice en Italie ; il reçut
solennellement la robe qui était la marque de cette dignité, avec les ciseaux,
qui, en lui coupant les cheveux, devaient le naturaliser grec. Il attendait
impatiemment Adalgise et l'armée grecque, et pressait leur arrivée par les plus
ardentes sollicitations : en même temps Tassillon armait le plus secrètement qu'il pouvait ses Bavarois, et appelait les Huns
dans les États de Charlemagne. Ce grand prince sentit toute l'importance de
l'affaire que ses conquêtes et ses ennemis lui suscitaient ; c'était la
première fois qu'il allait se commettre avec les forces de l'empire. Il avait
autrefois bravé les menaces de Constantin Copronyme et de Léon Porphyrogénète ; il n'eût fait que rire du dépit de
Constantin Porphyrogénète : mais Irène ne pouvait être un ennemi à dédaigner,
et le fils du roi des Lombards réclamant le trône paternel, et soutenu par les
Grecs, par les Huns, par le duc de Bénévent, et par les Bavarois, était une
grande puissance, qui, avec l'avantage de la cause la plus favorable, venait de
se mesurer en Italie et en Germanie à la fois avec la puissance française.
Aussi Charlemagne changea-t-il de conduite. Jusque-là les mouvements intérieurs
n'avaient été que des conspirations qu'il avait étouffées en se montrant ; ses
guerres n'avaient été que des expéditions rapides, et des courses ; il sentit
que, cette fois, c'était le choc d'un grand État contre un grand État, qu'il
s'agissait de la prééminence de l'empire français ou de l'empire grec, et du
poids des noms de Charlemagne et d'Irène. A cette célérité foudroyante, qui
d'abord accablait ses ennemis surpris, et qui avait suffi pour les guerres
précédentes, il substitua toutes les ressources de la prudence et de la
politique ; il conçut un grand plan. Il résolut de faire la guerre, comme
Irène, par ses lieutenants, et de se réserver pour les occasions délicates et
pour les moments difficiles ; il se plaça au centre de ses États, sur les
confins de la France, de la Germanie et de l'Italie, pour veiller à la fois sur
ces trois principales parties de son empire, et pour être à portée d'envoyer ou
de conduire lui-même du secours, suivant les circonstances, partout où il en
serait besoin. Il distingua d'abord ses ennemis couverts et ses ennemis
publics, et il eut à leur égard une conduite toute différente. Le duc de
Bénévent s'était hautement déclaré ; le duc de Bavière au contraire n'a-voit
agi qu'en silence, et plus exposé aux regards de Charlemagne, moins à portée
d'être secouru par ses alliés, il avait couvert ses armements du voile du
mystère : mais il n'y avilit point de mystère pour Charlemagne, son œil
vigilant perçoit tous les complots ; il assemble un parlement solennel à
Ingelheim, lieu de sa naissance ; le duc de Bavière y est invité comme
cousin-germain du roi, comme vassal de la couronne : cette invitation fut pour
lui un coup de foudre. Il était également dangereux et de s'y rendre et de s'y
refuser. S'y rendre, c'était remplir ce devoir de vassal qui lui était si
odieux ; mais ce n'était là qu'un inconvénient, et non pas un danger. Le danger
était de comparaître devant des juges, étant déjà condamné par sa conscience.
Refuser de comparaître, c'était s'avouer coupable, et Tassillon n'était pas encore en état d'éclater. Après avoir pesé les inconvénients des
deux partis, autant qu'une citation si pressante et le trouble où elle le jetait
purent le lui permettre, il prit le parti de comparaître ; il compta sur le
secret qu'il croyait avoir mis à ses opérations, et sur la parenté qui
l'unissait à Charlemagne ; il crut surtout que cette démarche même ferait
illusion, et dissiperait jusqu'aux moindres soupçons qu'on pourrait avoir de ce
qui se passait. A peine arrivé au parlement, il est arrêté, on lui fait son
procès ; mille accusateurs s'élèvent contre lui de toutes parts, et ces
accusateurs étaient pour la plupart ses propres sujets, qu'il avait engagés
malgré eux dans sa révolte. Il n'eut rien à répondre pour sa défense ; il fut
convaincu d'avoir traité directement avec les Huns pour les attirer sur les
terres des Français, et indirectement avec les Grecs, par l'entremise d'Arichise. Ses propres sujets l'accusèrent de leur avoir
donné des leçons d'une infidélité grossière, mais infernale, et au moyen de
laquelle il n'y aurait plus rien de sûr parmi les hommes ; c'était de diriger
leur intention de manière qu'en prêtant serment de fidélité à Charlemagne comme
à leur suzerain, ils substituassent dans leur esprit le nom de Tassillon à celui de Charlemagne, et le titre de duc de
Bavière à celui de roi de France. On voit que la doctrine de la direction
d'intention, et tous ces absurdes artifices par lesquels les hommes croient
tromper Dieu en trompant leur conscience, sont de tous les temps, et surtout
des temps barbares. Tassillon fut jugé selon toute la
sévérité des lois féodales ; il fut condamné unanimement à avoir la tête
tranchée, comme vassal félon, et comme sujet traître envers l'État. Charlemagne
parut user d'une assez grande clémence en lui laissant la vie, par égard pour
les liens du sang qui les unissaient, et en se contentant de faire enfermer,
dans divers monastères, le duc, sa femme, deux fils et deux filles, fruits de
leur union après avoir confisqué leurs États ; ce qui fut exécuté sans résistance,
et même sans contradiction1 : preuve certaine que les Bavarois ne
partageaient point l'infidélité de leur duc, et qu'ils préféraient même
l'autorité de Charlemagne à celle de leur souverain particulier. C'est ainsi
que, dès l'ouverture de la guerre, la Bavière fut entièrement soumise, et
réunie à l'empire français, en vertu d'un jugement, et sans que cette utile
conquête eût coûté une seule hostilité. Ce fut une exécution de justice, et non
une expédition militaire.
Le roi changea la forme du
gouvernement de la Bavière ; au lieu d'un duc héréditaire, il établit dans
cette province un certain nombre de comtes, qui n'étaient qu'à vie.
Quelques années après, le
malheureux Tassillon comparut au concile de Francfort
en habit de moine, confessa toutes ses infidélités, en demanda pardon au roi,
et renonça, pour lui et pour sa postérité, à tous ses droits sur la Bavière.
Pour prix de sa soumission et de son repentir, le roi lui accorda quelques
grâces, il le réunit avec ses deux fils sous une clôture moins rigoureuse, dans
le monastère de Jumièges, et leur assigna une pension, que sa libéralité mesura
moins sur leur état de moines, que sur le rang dont ils étaient déchus.
Cependant les Huns furent
fidèles au traité qu'ils avaient fait avec Tassillon : n'ayant pu paraître en armes assez tôt pour le défendre, ils voulurent du
moins le venger ; ils envoyèrent deux armées, l'une dans la Bavière, pour
essayer de la reprendre, l'autre dans le Frioul, pour pénétrer en Italie et
favoriser l'expédition du prince Adalgise et des Grecs. Grâces aux précautions
que Charlemagne avait su prendre, aucune de ces deux entreprises ne réussit.
Les Huns furent repoussés deux fois de la Bavière avec une grande perte, et ils
ne furent pas moins complètement défaits dans le Frioul par le duc Français qui
gouvernait cette province. La fortune voulut encore ajouter aux succès que
Charlemagne se procurait par sa bonne conduite, des avantages dont il ne fut
redevable qu'à elle. L'allié sur lequel Adalgise et les Grecs avaient
principalement compté pour faciliter leur descente en Italie, Arichise, duc de Bénévent, mourut sur ces entrefaites,
ainsi que Romuald son fils aîné : l'histoire ne répand à ce sujet aucun soupçon
sur Charlemagne, qui, de si loin, n'avoir pas de moyens de se défaire si à
propos de ses ennemis, et qui ne se permit jamais de semblables moyens. La
duchesse de Bénévent, Amalberge, veuve d'Arichise, fit ce qu'elle put pour obtenir des Bénéventins
qu'ils tinssent les engagements qu'Arichise avait
pris avec Adalgise son frère et avec les Grecs ; mais les négociations de
Charlemagne prévalurent ; les Bénéventins montrèrent les mêmes dispositions que
les Bavarois, et crurent devoir la même fidélité à leur suzerain. Par la mort
d'Arichise et de son fils, et surtout par la disposition
des peuples, le duché de Bénévent rentrait dans la main de Charlemagne ; il
avait en sa puissance le jeune Grimoald, second fils d'Arichise ; ce fut à lui qu'il donna le duché de Bénévent, pour lui fournir l'occasion de
réparer les torts de sa famille. Le pape Adrien, ne pouvant s'élever jusqu'à
une politique si sublime, fit au roi de fortes représentations sur l'imprudence
d'un tel choix, fait surtout dans un pareil moment. Charlemagne n'en fut point
ébranlé, il osa croire au pouvoir des bienfaits, en voyant quel est dans toute
la terre le pouvoir des injures. En effet, l'ascendant naturel de Charlemagne
avait agi sur le jeune Grimoald pendant le temps qu'il avait été en otage
auprès de lui. Touché de la confiance généreuse que ce grand prince lui
témoignait, il ne songea qu'à s'en rendre digne, et Charlemagne n'eut point
alors de sujet plus fidèle. Uni au duc de Spolète son voisin, Grimoald
combattit Adalgise et les Grecs avec autant de succès que de bonne conduite1. Il est vrai que,
sous prétexte d'envoyer du secours aux deux ducs, Charlemagne ;dont la prudence
égalait la générosité, leur avait donné pour collègue et pour surveillant Vinigise, un de ses meilleurs généraux, avec l'élite des
troupes françaises ; Vinigise fut témoin de la
reconnaissance de Grimoald, et du zèle des Bénéventins, qui ne cédèrent en rien
aux Français dans cette journée ; les Grecs furent entièrement défaits ;
Adalgise dut son salut à la fuite ; le général d'Irène, nommé Jean, qui avait
acquis de la gloire dans le commandement des armées, fut pris, et, ce que toute
la barbarie qui pouvait encore rester dans ce siècle ne peut pas même faire
concevoir, on le fit périr dans la prison, pour avoir rempli ses devoirs de
général et de sujet. L'atrocité incroyable de ce fait avait persuadé à quelques
auteurs que c'était Adalgise lui- même qui avait été pris, et qu'on l'a voit
sacrifié aux intérêts de Charlemagne, pour terminer la querelle du royaume des
Lombards ; crime politique, assez d'usage dans tous les temps, et que les
circonstances, sans pouvoir j'excuser, expliqueraient du moins : mais il est
bien reconnu qu'Adalgise ne tomba point dans les mains des Français, ni dans
celles des Bénéventins, qu'il retourna vivre dans l'obscurité à la cour de
Constantinople, et qu'il y vécut même longtemps encore ; mais on ne le vit plus
faire aucune tentative pour réclamer ses droits, et la querelle de la Lombardie
finit à cette époque de 788.
Les Français, dans cette
seule campagne, qui avait été purement défensive de leur, part, avaient gagné
quatre grandes batailles, tant contre les Huns que contre les Grecs, et, ce qui
est très remarquable, c'était sans que Charlemagne eût assisté à aucune : pour
la première fois, il n'avait dirigé que de loin les exploits de ses sujets,
s'étant réservé pour des conjonctures qui n'eurent point lieu, parce qu'il sut
les prévenir, en soumettant la Bavière sans combat, en faisant rentrer par des
moyens doux le duché de Bénévent dans le devoir, en opposant aux Huns et aux
Grecs d'habiles généraux, qu'il guidait par de sages instructions.
Irène s'en tint à cette
épreuve, et ne voulut plus commettre sa fortune avec celle de Charlemagne. Ses
violences et ses crimes lui suscitaient assez d'affaires dans l'intérieur de
son empire. Elle eut toujours à combattre pour conserver son autorité, comme
Charlemagne pour conserver ses conquêtes. Ce prince, de son côté, ne profita
pas, comme on devait s'y attendre, et comme on s'y attendait à Constantinople,
de la foi-blesse des Grecs, et de la victoire qu'il avait remportée sur eux,
pour achever de les chasser de l'Italie, ou de les réduire du moins à la seule
île de Sicile, en leur enlevant les possessions qu'ils conservaient encore dans
ce qu'on appelle aujourd'hui le royaume de Naples ; ils auraient eu peine à s'y
maintenir, surtout ayant contre eux le duc de Bénévent. Charlemagne, acharné à
réduire et à convertir les Saxons, tournait toutes ses vues de conquête du côté
de la Germanie, et négligeait un peu les affaires de l'Italie. Cette préférence
donnée aux conquêtes du nord sur celles du midi, et à une guerre infructueuse
contre des peuples barbares, sur une guerre en apparence plus utile contre des
peuples amollis par les arts, et corrompus par le luxe, cette préférence était
bizarre en politique ; aussi n'était-elle pas dictée par la politique, mais par
l'intérêt de la religion, tel qu'on pouvait le concevoir alors. Voilà la clef
de toute la conduite de Charlemagne, considéré comme prince guerrier ; il avait
l'âme d'un conquérant beaucoup moins que celle d'un convertisseur : s'il était
jaloux d'agrandir ses États, il l'était beaucoup plus encore d'étendre le
royaume des cieux sur la terre ; aussi quelques-uns des historiens germaniques,
recueillis par Meibomius, l'appellent-ils l'apôtre de
la Saxe et de la Westphalie. L'esprit qui l'animait est celui qui a présidé
depuis aux croisades. C'était sans doute saisir bien mal l'esprit de la
religion, dont le royaume n'est pas de ce monde, que de vouloir fonder son
empire sur les armes ; il fallait conserver au christianisme sur le mahométisme
l'avantage inestimable que lui donnait la manière divine dont il s'était
établi. Nous écrivons ici l'histoire de Charlemagne, et non pas son panégyrique
; nous devons le faire connaître, et non le faire seulement admirer ; nous
disons que convertir était son premier objet, et conquérir, le second. Cet
esprit se manifestait déjà dans la conquête qu'il avait faite du royaume des
Lombards ; content, à beaucoup d'égards, d'une
suzeraineté stérile, c'était le Saint-Siège qu'il s'était plu à enrichir, parce
qu'il regardait l'union du sacerdoce et de l'empire, dans la personne du pape,
comme favorable à la propagation de la foi. S'il ménage les Grecs et s'acharne
à soumettre les Saxons, c'est que les Grecs étaient chrétiens, et même
orthodoxes, sous Irène, au lieu que les Saxons étaient idolâtres, et que la
première loi qu'il avait à leur imposer était celle du baptême. Cette
différence de motifs sera bien sensible dans la conduite différente que nous
lui verrons tenir à l'égard des mêmes Grecs, et à l'égard des Huns, dont il avait
eu également à se plaindre dans l'affaire d'Adalgise, de Tassillon et d'Arichise ; il oublia tous les torts des Grecs,
et s'acharna sur les Huns, dont il voulut absolument soumettre tout le pays,
parce que c'était soumettre des païens au joug de l'évangile. Un conquérant
purement politique, uniquement occupé de l'utilité temporelle et sensible, en
jetant ses regards sur l'empire entier de Charlemagne, après la destruction du
royaume des Lombards, n'aurait pas vu de conquête plus urgente à faire que celle
du reste de l'Italie ; Charlemagne fut plus pressé de baptiser les Saxons et
les Huns.
Il semble que les princes
aiment à faire des traités, pour avoir le plaisir de les violer ; Charlemagne
et Irène n'en firent point. Ils n'entreprirent plus rien l'un contre l'autre,
mais ils ne réglèrent rien entre eux ; Adalgise resta tranquille à la cour de
Constantinople, et Charlemagne ne tenta rien pour lui enlever cet asile.
L'empire français et l'empire grec, amis sans traité, ennemis sans hostilité,
s'observèrent sans se nuire ; Charlemagne et Irène n'eurent plus de querelle
qu'en matière de religion, comme nous le dirons dans l'histoire ecclésiastique
de ce règne.
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