|
HISTOIRE DE CHARLEMAGNE
LIVRE
PREMIER
.
CHARLEMAGNE
ROI
CHAPITRE
PREMIER
Guerre
d'Aquitaine, et autres événements arrivés depuis la mort de Pepin-le-Bref
jusqu'à celle de Carloman, et jusqu'à la réunion de la France sous l'autorité
de Charlemagne.
CHARLEMAGNE, en qui
l'épithète de grand, qu'il a si bien méritée, tant au physique qu'au moral, est
confondue avec son nom propre dans ce nom de Charlemagne — Carolus
Magnus —,
naquit, suivant l'opinion la plus commune, au château d'Ingelheim, près de
Mayence, le 26 février, quelques-uns disent le 2 avril, de l'an 742. Plusieurs
autres villes de la Germanie, Charlebourg près
Munich, Carlstat en Franconie, Liège, Aix, qui
n'avait point encore alors le surnom de la Chapelle, se sont disputé l'honneur
de lui avoir donné la naissance, comme autrefois plusieurs villes grecques à
Homère ; car, après la mort, tous les titres de gloire sont égaux, et le
souvenir des grands hommes en tout genre se perpétue également.
On ne sait rien de
l'enfance de Charlemagne, ni de son éducation : il paraît, par la difficulté
d'écrire qu'il eut toute sa vie, et qu'il s'efforça inutilement de vaincre,
parce qu'il s'y prit trop tard, que cette éducation avait été négligée, ou du
moins qu'elle avait eu pour objet les exercices du corps plus que
l'instruction. Ce qui concerne cette difficulté d'écrire sera discuté dans une
dissertation particulière.
L'histoire parle pour la
première fois de ce prince dans le temps du voyage du pape Étienne III en
France [753]. Charles fut envoyé à sa rencontre ; il fut sacré et couronné par
ce pontife avec Pepin son père, Berthe sa mère, et Carloman son frère [754] ;
les autres fils qu'avait eus Pepin-le-Bref, ou étaient morts de son vivant, ou
s'étaient faits religieux, ou sont inconnus.
Charles fit ses premières
armes sous son père, contre Gaïffre, duc d'Aquitaine,
en 761, étant alors âgé de dix-neuf ans.
A l'exemple de Pepin de Héristal et de Charles Martel, Pepin-le-Bref avait fait,
entre ses deux fils, le partage de ses États ; mais il y a quelque difficulté à
concilier sur ce partage, soit les récits des historiens contemporains comparés
entre eux, soit ces divers récits avec les faits ; c'est la matière d'un
mémoire de M. de La Bruère, lu à l'académie des belles-lettres, le 9 avril
1745, et qu'on peut voir à la suite de son Histoire de Charlemagne. Il en résulte
qu'Épinard et le continuateur de Frédégaire, tous deux auteurs contemporains,
sont en contradiction formelle, Éginard donnant à
Charlemagne la Neustrie, et à Carloman l'Austrasie ; et le continuateur de
Frédégaire, l'Austrasie à Charlemagne, et la Neustrie à Carloman. Il en résulte
de plus que l'une et l'autre opinion est contredite par des faits et par des
monuments. Nous ne nous engagerons pas davantage dans l'examen de ces
difficultés ; le mémoire de M. de La Bruère, le peu de durée de la vie de
Carloman, et la prompte réunion de toute la monarchie française sous l'autorité
de Charlemagne, nous en dispensent. Charles et Carloman furent couronnés le
même jour (9 octobre 768), Charles à Noyon, Carloman à Soissons.
Carloman parut mécontent
de son partage ; quel qu'il fût, ce mécontentement, fondé ou non, mit entre les
deux frères une Froideur qui n'alla point jusqu'à une rupture ouverte, mais
dont on vit quelques effets dans l'expédition d'Aquitaine, la seule que
Charlemagne ait eue à faire du vivant de son frère.
Nous avons vu que
Pepin-le-Bref avait réuni l'Aquitaine à la couronne, à la mort du malheureux
Gaïffre,
dont le père, nominé Hunaud, s'était fait moine. Ce Hunaud était un esprit inconstant, qu'un léger dépit
d'avoir été battu par les princes français, et un léger remords d'avoir fait
crever les yeux à Hatton son frère, avaient jeté imprudemment dans le cloître.
Le seul sentiment qui fût profond dans son âme, était l'ambition ; elle ne
tarda pas à éclater par des regrets et des retours vers le siècle. A la mort de
Pepin-le-Bref, il s'attendait à voir renaître dans le royaume les mêmes
divisions qui l'avaient déchiré à la mort de Charles Martel, et à celle de
Pepin de Héristal. Dans cette, espérance, il sort de
son cloître au bout de vingt-quatre ans, se montre aux peuples de l'Aquitaine ;
et, soit qu'il eût su s'en faire aimer dans le cours de son administration,
soit que le désir qu'ont tous les peuples d'avoir un souverain parti, culier,
et de former un État à part qui rassemble sur soi tous les soins du
gouvernement, lui tint lieu d'amour de leur part, ils parurent seconder ses vues
; en peu de temps il eut une armée, et fut :en état d'annoncer ses prétentions.
L'Aquitaine était dans le partage de Charles ; mais les deux princes avaient un
intérêt égal de s'unir pour réprimer de telles, entreprises, qui pouvaient
regarder tantôt l'un, tantôt l'autre. Carloman parut d'abord voir ainsi ses
intérêts. Dans une entrevue qu'il eut à ce sujet avec son frère, il consentit
de le suivre à l'expédition d'Aquitaine : en effet, ils partirent ensemble ;
mais dans la route, soit par quelque mauvais conseil, ou par une jalousie
secrète qu'inspirait à Carloman la supériorité manifeste de son frère, il le
quitta brusquement, retira ses troupes, et regagna les provinces de son
partage, laissant à Charles tout l'embarras de cette expédition ; c'était lui
en laisser toute la gloire. Dès que Charlemagne parut, l'Aquitaine reconnut son
maître [770] ; la rapidité avec laquelle il s'était élancé sur cet État — car
l'activité qui avait distingué Charles Martel et Pepin-le-Bref parmi tous les
guerriers était, pour ainsi dire, exagérée en lui, et tenait de la magie et du
prodige — ; l'assurance avec laquelle il marchait au milieu de ce peuple
ennemi., comme un roi parmi ses sujets, et un père parmi ses enfants ; un
mélange adroit de clémence et de fermeté, l'extérieur le plus avantageux, la
figure et la taille des héros, des manières à-la-fois imposantes et aimables,
la brillante affabilité de César, la majesté qu'eut dans la suite Louis XIV,
avec une simplicité qui l'eût embellie ; des traits fiers et doux, pleins de
feu et de grâce, un air d'audace, de force et de bonté ; enfin, les trois
Pepins et Charles Martel renaissant en lui avec plus d'éclat et de grandeur,
tout annonçait un prince né pour commander aux hommes, pour conquérir les
empires, et pour subjuguer les cœurs. Charles ne prit contre les Aquitains
d'autres précautions que de faire bâtir sur la Dordogne un château fort, qui
s'appela Franciac, c'est-à-dire château
des Français :
on l'appelle aujourd'hui : Fronsac, nom dans lequel, à
travers la corruption, il est aisé d'apercevoir la prononciation et la
signification primitives.
Hunaud chercha en vain
les asiles les plus secrets pour s'y cacher, il n'en trouva point qui pussent
le dérober au vainqueur. Les menaces de Charlemagne avaient effrayé, ses
bienfaits avaient séduit : Hunaud lui fut livré. Il
fut enfermé. Ce n'était peut-être pas user d'une justice trop rigoureuse envers
un homme qui s'était lui-même enfermé volontairement dans un cloître pour toute
sa vie, et qui n'en était sorti qu'en violant ses vœux, et que pour exciter des
troubles.
Mais il faut avouer, 1°
que la confiscation faite par Pepin de l'Aquitaine sur le malheureux Gaïffre pouvait n'être pas fort juste, et que Hunaud vengeait son fils ; 2° que pour avoir Hunaud en sa puissance, il en coûta au jeune Charles
d'exiger un crime, et un crime honteux. Hunaud s'était réfugié chez Loup Ier, duc de Gascogne, son neveu, fils de Hatton ;
Loup avait obligation de son duché à Charlemagne, et ne pouvait le conserver
sans son agrément. Charlemagne le lui avait donné en bénéfice, c'est-à-dire à
titre de fief mouvant de la couronne : Charlemagne se servit de l'ascendant que
ces titres de bienfaiteur et de suzerain lui donnaient sur le duc, et surtout
de la terreur qu'il était en état de lui inspirer, pour exiger qu'il lui livrât
son onde :
à la vérité, cet oncle avait fait crever les veux à Hatton, père de Loup Ier ;
mais cet ancien crime, et les divisions qui en avaient été la cause et l'effet,
semblaient expiés par le repentir et par le temps ; et l'intérêt général de la
maison d'Aquitaine en avait réuni les différentes branches, puisque Loup Ier
avait donné Adèle, sa fille unique, en mariage à Gaïffre son cousin, et puisqu'enfin c'était chez Loup Ier que Hunaud,
dans sa fuite, cherchait un asile : cependant le duc Loup eut la lâcheté
d'obéir à un ordre qu'il était également affreux et de donner et d'exécuter. On
voit par cet exemple, et on verra trop souvent dans la suite de cette histoire,
ce que peuvent, même sur des âmes vertueuses, l'esprit de guerre et les maximes
barbares qu'il introduit sous le nom de politique. Tel fut le triste tribut que
Charlemagne paya aux erreurs de son siècle. Entraîné par les principes machiavélistes qu'il trouvait établis, il n'osait en croire
son cœur qui les désavouait.
Un autre événement dont
Carloman fut témoin, et qui est de la plus grande importance pour les suites
qu'il eut, est le mariage de Charlemagne avec Hermengarde,
ou Désidérate, ou Berthe, selon quelques auteurs,
fille de Didier roi des Lombards [770]. Didier était créature d'Étienne III et
de Pepin, mais il n'en était pas plus l'ami des papes ; un roi des Lombards ne
pouvait l'être. Les Lombards regrettaient trop la pentapole et l'exarchat qui
leur avait été si injustement et si violemment arrachés. Didier en avait déjà
recouvré quelques parties, à la faveur de divers troubles qui s'étaient élevés
dans Rome, et qu'il y avait ou fait naître ou fomentés. A la mort du pape Paul
Ier, frère et successeur d'Étienne III, une faction, supposant apparemment que
les papes étant devenus princes temporels, des laïcs étaient désormais
susceptibles de cette dignité, avaient mis un laïc, nommé Constantin, sur la
chaire de saint Pierre. Cette nouveauté profane blessa les yeux du peuple de
Rome, il se souleva, et Constantin eut les yeux crevés : une élection plus
canonique mit-en sa place le pape Étienne IV ; c'était lui qui occupait le
Saint-Siège à l'avènement des princes Charles et Carloman ; il avait de
fréquents démêlés avec Didier, qui avait quelquefois sur lui un ascendant bien
singulier. Étienne IV avait envoyé en France Sergius, trésorier de l'église
romaine, fils de Christophe, primicier de la même église, pour demander à Pepin
du secours contre les Lombards. Sergius, en arrivant en France, trouva que
Charles et Carloman avaient succédé à Pepin ; il les fit entrer aisément dans
les dispositions de leur père à l'égard du Saint- Siège. Les deux princes envoyèrent
chacun un commissaire avec quelques troupes, pour prendre connaissance de
l'état des affaires de l'Italie, et secourir le pape, s'il en était besoin. Ithier, commissaire de Charlemagne, remplit sa mission en
pacifiant quelques troubles, et en faisant rendre au, pape .quelques places ; Dodon, commissaire de Carloman, resta auprès du pape, pour
le servir selon les conjonctures. Le pape n'était que trop bien servi par ses
deux amis, Christophe et Sergius, auxquels il était redevable de son
exaltation, et qui, plus zélés encore que lui pour la grandeur temporelle du
Saint-Siège, ne cessaient de presser l'entière exécution des promesses
d'Astolphe et de Didier. Ce dernier prince, fatigué et irrité d'un zèle si
incommode, entreprit de perdre ces deux ministres, et il y réussit. Il mit dans
ses. intérêts Paul Marte, camérier du peuple, jaloux du crédit de Christophe et
de Sergius, et prêt à tout faire pour leur nuire. Cet homme, apparemment
séducteur habile, parvint à les rendre suspects au pape, et à lui faire
craindre de leur part le sort de l'antipape Constantin. Étienne, par l'effet
des suggestions d'Afiarte, poussa l'aveuglement
jusqu'à s'unir avec Didier, et accepter le secours de cet ennemi contre ses
deux plus fidèles sujets. Christophe et Sergius n'ignoraient pas les intrigues
d'Afiarte et de Didier, ils en instruisirent Dodon, et implorèrent son appui ; ils apprirent que, sous
prétexte de faire un pèlerinage au tombeau de saint Pierre, Didier allait
paraître aux portes de Rome avec une armée : effrayés alors de leur danger, ils
prennent toutes les précautions qu'exige leur sûreté. Dodon leur donne sa faible troupe, qu'ils grossissent comme ils peuvent de quelques
soldats rassemblés à la hâte ; Didier arrive au tombeau de saint Pierre, et
fait prier le pape de s'y rendre ; Christophe et Sergius n'ayant pu détourner
le pape de ce projet, profitent du temps où il confère avec Didier, pour tenter
un coup de désespoir ; ils entrent à main armée au palais de Latran avec Dodon, pour enlever leur ennemi Paul Afiarte.
Dans ce moment même le pape rentrait dans ce palais, au retour de sa conférence
avec Didier, qui avait beaucoup augmenté sa prévention contre ses deux
ministres : il voit son palais investi, il ne doute pas qu'on n'en veuille à sa
vie, il croit voir l'exécution de tous les complots qu'Afiarte et Didier lui ont fait craindre ; il retourne chercher un asile auprès de
Didier, d'où, par le conseil de ce prince, il mande aux deux ministres, ou de
venir le trouver, ou de se retirer dans un couvent. A cet ordre, qui annonçait
Christophe et Sergius comme rebelles, le peuple les abandonne ; et la faible
troupe de Dodon, qui lui-même n'était plus en sûreté,
ne pouvant plus les secourir, ils sont réduits à chercher leur salut dans la
fuite : mais toutes les avenues étaient gardées ; ils sont pris, et conduits au
pape, c'est-à-dire livrés à Didier et à Paul Afiarte.
On creva les yeux au père, qui en mourut au bout de trois jours ; le fils fut
étranglé en prison : tel fut le prix de leurs services et de leur zèle.
Didier, pour mieux tromper
le pape, n'avait pas manqué de jurer de nouveau sur le corps de saint Pierre
qu'il consommerait incessamment l'exécution du traité de Pavie. Le pape doutait
si peu de sa bonne foi, que, regardant comme fait ce que
Didier avait promis, il
s'empressa étourdiment de mander au roi Charles et à
la reine Berthe sa mère que Didier avait tout restitué ; que le
Saint-Siège n'avait point d'ami plus précieux; que le pape lui devait la vie,
n'ayant échappé que par ses avertissements, ses conseils, et sa protection
généreuse, à une conspiration tramée par Christophe, Sergius et Dodon. Lorsque les Lombards se retiraient, le pape fit
rappeler amicalement à Didier sa promesse de restituer promptement les biens
appartenant au Saint-Siège. Que parle-t-il, répondit Didier, de
restitution et de biens de saint Pierre ? Ne lui suffit-il pas que je l'aie
délivré de deux traîtres qui menaçaient sa vie ? et prétend-il qu'un tel
service soit compté pour rien ? S'il est si peu sensible aux bienfaits, qu'il
songe au moins à ses intérêts, et qu'il sache prévoir un avenir prochain.
Croit-il que Dodon traité en ennemi, que les droits
du patriciat violés en sa personne, n'attirent pas bientôt sur Rome la haine et
les armes de Carloman ? Lui reste-t-il alors d'autre défenseur que moi, et ne
sent-il pas que, pour lui avoir été utile, je lui suis devenu nécessaire ? Étienne vit enfin
l'abyme où il était tombé, il vit qu'il avait
lui-même égorgé ses amis, et armé ses ennemis ; il conçut la profonde malice de
Didier. Il écrivit aux princes français, pour les engager, en qualité de
patrices, à s'armer, comme leur père, en faveur du Saint-Siège, contre les
Lombards, et à n'en pas croire les gens malintentionnés qui pourraient
leur dire que Didier avait restitué lesbiens de l'église. Ces gens
malintentionnés, c'était lui-même ; et cette petite réticence et ce petit
détour, pour ne pas avouer qu'un pape s'était laissé tromper, n'avait rien
d'adroit.
Ce fut vers ce temps
qu'Étienne apprit avec effroi le projet que la reine Berthe, mère des deux
princes, avait formé de marier son fils aîné avec la fille du roi lombard ;
Berthe avait sur ses fils un empire absolu, qu'elle n'employait qu'à entretenir
la paix entre eux et avec leurs voisins ; elle voyait avec transport, dans ce mariage,
la pacification générale qui allait être son ouvrage. La France, devenue, sous
Pepin, ennemie des Lombards en faveur du Saint-Siège, allait prendre le rôle
plus noble et plus utile de médiatrice. Didier, devenu beau-père de Charles, ne
pourrait lui refuser de donner satisfaction au pape. Le roi de France, le
patrice de Rome, devenant le gendre du roi des Lombards, était le gage et le
garant d'une paix indissoluble entre la cour de Rome et celle de Pavie.
D'un autre côté, Carloman,
déjà si jaloux de son frère, et entretenu dans cette jalousie par les intrigues
de Didier — intrigues très accueillies à la cour de Carloman —, serait ramené
aux sentiments de la nature par celui même qui l'en écartait, et qui aurait
intérêt au contraire à maintenir l'intelligence entre les deux frères, pour
étendre son influence sur la France.
Enfin, Tassillon,
duc de Bavière, cousin-germain des princes français et leur vassal, n'avait pas
pour eux tout l'attachement qu'il leur devait : on connaissait une des raisons
de cette inimitié secrète, qui s'était déclarée dès le règne de Pepin, comme
nous le verrons dans la suite ; Tassillon était
gendre de Didier, dont la politique avait été jusqu'alors de susciter des
ennemis et des embarras aux rois de France, pour les détourner des affaires de
l'Italie. Par le mariage projeté, Tassillon devenait
beau-frère d'un des rois ses cousins, et tenait à tous les deux par un lien de
plus, par ce même Didier, jusqu'alors principe de discorde entre eux.
Telle était la perspective
qui s'offrait aux regards enchantés de Berthe. Pour étouffer ces haines, pour
préparer ces nœuds, l'active et bienfaisante reine venait de courir en Alsace,
en Bavière, en Italie, négociant partout, et partout inspirant la paix. Le pape
Étienne, dont les idées n'étaient ni si pacifiques, ni si étendues, ne voyait
que son protecteur s'unissant à son ennemi ; il ne négligea rien pour traverser
cette alliance ; il avait un prétexte qu'il fit bien valoir. Charlemagne avait
une espèce d'engagement, que la nation ne paraît pas avoir regardé comme un
vrai mariage, avec une femme nommée Himiltrude, dont
il avait même un fils. Cet obstacle, qui d'après les usages du temps, pouvait
être facilement levé par un divorce, ou par d'autres moyens, n'arrêtait ni la
reine Berthe, ni le roi lombard, ni Charlemagne lui-même, qui ne tenait plus à
ce lien ; le pape, dans une lettre très curieuse, et qui existe, insiste
fortement sur l'indissolubilité des nœuds du mariage ; et pour toucher par un
endroit sensible les princes Charles et Carloman, à qui cette lettre est
adressée en commun : Souvenez-vous, leur dit-il, que
le pape Étienne III, mon prédécesseur, empêcha Pepin de répudier votre mère. Il insiste bien
davantage encore sur l'indignité prétendue de cette alliance ; il assure que
toutes les Lombardes sont puantes, lépreuses, dégoûtantes ; que le peuple
lombard est ennemi de Dieu et des hommes — il l'était des papes — : il dit que
ce peuple n'est pas compté parmi les nations ; il éprouvait alors le contraire
; et, comme s'il eût été question d'épouser une idolâtre, et non pas une
catholique : Quelle monstrueuse alliance, s'écrie le
pontife, entre la lumière et les ténèbres ! quelle société du fidèle avec
l'infidèle ! — Les Françaises, dit-il, sont
si aimables ! aimez-les, c'est votre devoir. Il prétend qu'il n'est
pas permis aux princes d'épouser des étrangères ; il cite aux princes français
l'exemple de leur père, de leur aïeul, de leur bisaïeul, qui tous avaient
épousé des Françaises ; il leur allègue sur ce point l'autorité du roi leur
père, qui, pressé par l'empereur Constantin Copronyme,
de donner en mariage à son fils la princesse Gisèle, sœur de Charles et de
Carloman, avait répondu qu'une alliance étrangère lui paraissait illégitime, et
surtout qu'il ne
1 Au sujet de ce
mariage de Charlemagne avec la fille de Didier, fait au mépris d'un premier
mariage, l'abbé Velly s'est plaint de la morale
relâchée du concile de Verberies sur les mariages. On y
voit,
dit-il, des maximes et des décisions qui donnent de mortelles atteintes
à l'indissolubilité de l'union la plus sacrée dans les idées de la politique et
de la religion.
En effet, dans ce concile,
tenu en 752, et où assistait Pepin-le-Bref, on trouve les décisions suivantes :
voulait point faire une chose désagréable au Saint-Siège. Or cette même Gisèle,
on voulait alors la donner en mariage au prince Adalgise, fils de Didier.
Il finit par lancer tous
les anathèmes et toutes les foudres de l'église contre quiconque, après ce charitable
avertissement, pourrait encore s'occuper d'un pareil projet, et il leur promet
le paradis, s'ils se rendent à ses remontrances.
Ce zèle parut excessif, et
ne parut pas assez pur ; on n'y eut point d'égard en France ; on se contenta
d'engager Didier, en faveur de cette alliance, à remettre au pape quelques-unes
des places qu'il retenait de l'exarchat et de la pentapole; car on jugea que
c'était là la lèpre dont la nation lombarde était frappée, et le mariage se fit
; mais le pape fut vengé par ce mariage même. Charlemagne n'aima point sa
nouvelle épouse ; quelques infirmités secrètes qu'il lui trouva l'en
dégoûtèrent d'abord ; il la répudia, quoique la reine Berthe l'eût fait jurer,
sous la garantie de plusieurs seigneurs français, de ne la point répudier, et
il épousa Hildegarde, qui était d'une famille noble de la nation des Suèves
[771]. Adhelard, cousin-germain de Charlemagne,
trouva sa conduite si injuste en cette occasion, qu'il quitta la cour, et se
retira mécontent dans son abbaye de Corbie. Berthe vit avec douleur détruire
son ouvrage, et dissiper ses espérances. C'est le seul chagrin, dit Éginard, que son fils lui ait donné dans sa vie. Gisèle
n'épousa point Adalgise, elle se fit religieuse, et fut abbesse de Chelles.
Didier ne pardonna jamais
à la France l'affront fait à sa fille. Carloman, qui entretenait toujours avec
lui d'étroites correspondances, mourut au château de Samancy ou Samoucy, près de Laon, le 4 décembre 771, âgé
d'environ vingt ans. Sa mort délivra la France de la crainte des orages dont sa
jalousie contre son frère la menaçait ; il laissait deux fils en lias âge,
Pepin et Siagre, mais les Français, accoutumés à être
conduits aux combats par les Pepins, les Charles Martel et les Charlemagne, ne
voulaient plus être gouvernés par des enfants, ou, sous leur nom, par des
femmes et des favoris : on vit alors un mémorable effet de'ce grand art de plaire et d'imposer, dont la nature avait doué Charlemagne, et de
la réputation qu'il avait défia de gouverner avec grandeur, avec justice, et
avec sagesse. Les grands des États qui avaient été du partage de Carloman,
allèrent trouver Charlemagne à Carbonnac, où il tenait un
parlement, et le reconnurent solennellement pour leur roi. Jusque-là on peut
encore peut-être — d'après le mélange de droit électif et de droit héréditaire
qui paraît avoir eu lieu sous la seconde race — ne pas regarder Charlemagne
comme un usurpateur : il obéit au vœu national, il reçoit avec reconnaissance
une couronne, présent que lui font tous les cœurs ; voyons quelle sera sa
conduite envers les fils de Carloman.
Il fut dispensé d'en avoir
une pour le moment ; Gerberge, leur mère, veuve de Carloman, effrayée de la
conformité de leur situation avec celle des fils de cet autre Carloman leur
oncle, fils de Charles Martel, et ne doutant pas que Charlemagne n'en usât à
leur égard comme Pepin-le-Bref en avait usé à l'égard des autres, se hâta de
lui épargner ce crime, et s'enfuit avec eux hors de France ; elle se réfugia
chez le roi de Lombardie, asile indiqué à tous les ennemis de la France, par le
ressentiment que conservait ce prince de l'affront que sa fille y avait reçu.
Dans le même temps, le duc
d'Aquitaine, Hunaud, échappé de sa prison, se retira
aussi à la cour de Didier, ainsi que divers seigneurs des États de Carloman,
qui n'avaient point approuvé la démarche que les autres avaient faite de se
soumettre à Charlemagne.
Voilà donc contre
Charlemagne, non seulement un grand orage, mais encore un grand intérêt ; une
veuve abandonnée par les sujets de son mari, une mère désolée, des orphelins
dépouillés, des grands proscrits pour leur fidèle attachement au sang de leur
souverain ; un père, un roi outragé dans une fille innocente ; un aventurier,
que les vicissitudes mêmes de sa destinée rendaient intéressant, réclamant
l'héritage de son fils, le patrimoine de son père ; tous ces
infortunés unissant leurs haines, leurs efforts, et leurs ressources ; voilà ce
qu'un juste ressentiment armait alors contre la fortune de Charlemagne ; mais
il réunissait à vingt-neuf ans toute la monarchie française.
|
|