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HISTOIRE DE CHARLEMAGNE
Des auteurs de la Race Carolingienne.
LES opinions des savants
sont souvent bien peu utiles à la science, et l'on accélèrerait bien plus les
progrès des connaissances, en s'attachant à fixer en tout genre les bornes du
connu et de l'inconnu, qu'en perdant le temps à faire des systèmes qui
n'éclaircissent rien.
Il en existe une multitude
sur l'origine des différentes races de nos rois : on a voulu absolument les
faire descendre les unes des autres, même de mâle en mâle, ou donner aux races
postérieures une origine plus ancienne encore et plus illustre que la première.
La vérité est qu'on ne sait rien des auteurs de la race carlovingienne au-delà
de saint Arnoul, ni de ceux de la race capétienne au-delà de Robert-le-Fort.
Quant à la race carlovingienne,
de laquelle seule il s'agit ici, elle descend, tant du côté paternel que du
côté maternel, de ces deux sages gouverneurs que Clotaire II avait donnés à
Dagobert Ier son fils, en le faisant roi d'Austrasie, c'est-à-dire, de saint
Arnoul et de Pepin de Landen, dit le Vieux. Quel était le père d'Arnoul ? On
n'en sait rien : mais Arnoul était déjà un très grand seigneur, un homme riche
et puissant ; nous remontons presque par lui jusqu'au berceau de notre
monarchie. Qu'importe d'aller au-delà ? En voilà bien assez pour présumer que
la race carlovingienne pouvait avoir une antiquité à peu près égale à celle des
Mérovingiens, et que le choix des Français aurait pu tomber indifféremment sur
l'une ou sur l'autre.
Saint Arnoul fut plus
qu'un grand seigneur, il fut un sujet utile, le digne ami d'un bon roi, le
digne instituteur d'un prince, et si son élève ne fut pas digne de lui, cet
élève lui dut au moins le peu de vertus qui tempérèrent ses vices.
Saint Arnoul, qui avait
été marié avant d'entrer dans l'état ecclésiastique et d'être évêque de Metz,
avait eu deux fils, Anchise et Clodulphe. Ce dernier
fut père de Martin élu maire d'Austrasie, conjointement avec Pepin de Héristal, son cousin-germain et assassiné par Ébroïn, dans
la ville de Laon. Anchise avait épousé Begge, fille
de Pepin de Landen, collègue de saint Arnoul dans l'institution de Dagobert, et
il en avait eu ce Pepin de Héristal, qui, par la
victoire qu'il remporta sur Thierry et sur Bertaire,
réunit sous sa domination les trois royaumes, qu'il gouverna longtemps avec
gloire.
PEPIN DE
HÉRISTAL.
PEPIN donna successivement
la couronne à Clovis III [691], à Childebert II [695], tous deux fils de
Thierry, et à Dagobert III [711], fils de Childebert, comme s'il eût donné une
charge dans sa maison ; mais il observa exactement trois points.
L'un, de faire disparaître
entièrement la distinction de royaumes d'Austrasie et de Neustrie, et de ne
nommer jamais qu'un roi, de peur que, si on en voyait plusieurs régner
ensemble, on ne voulût aussi avoir plusieurs maires.
L'autre fut de ne donner à
ces rois aucune part dans l'administration, pas même pour la forme ; car les
formes conservent et rappellent les droits, et peuvent servir de prétexte, et
même de moyen pour les rétablir. Childebert II fut surnommé le
Juste,
comme Louis XIII. S'il exerça cette grande vertu, ce fut donc dans le secret de
sa maison, car toutes les occasions publiques lui manquèrent.
Le troisième enfin, fut de
nommer toujours pour roi le prince dont le droit était le plus apparent. Par-là
il ôtait à l'assemblée des grands, qu'il était obligé de convoquer pour cette
nomination, toute occasion d'exercer des droits en concurrence des siens ; il
ne faisait qu'annoncer son choix, et ce choix était à l'instant adopté et
proclamé sans difficulté.
Il paraît que ce système
d'unité fut toujours l'idée favorite de Pepin, et vraisemblablement il y aurait
été fidèle, s'il n'avait eu qu'un fils ; mais le nombre de ses enfants, et sa
tendresse égale pour eux, le ramenèrent malgré lui aux idées de partage.
Il avait de Plectrude sa femme deux fils, Dreux ou Drogon, et Grimoald
; il l'avait répudiée depuis pour épouser Alpaïde,
femme célèbre par sa beauté, dont il avait eu Charles Martel, et ce Childebrand, prince inconnu, dont il a plu au sieur de
Sainte-Garde, aumônier du roi, de faire le héros d'un poème épique, et à
quelques généalogistes, de faire la tige de la troisième race de nos rois.
Quelques auteurs modernes
traitent de bâtards Charles Martel et Childebrand ;
ce qui n'est peut-être pas trop d'accord avec les usages de ce temps-là qui
permettaient le divorce, et regardaient comme légitimes les mariages faits en
conséquence. Des actes semblent prouver cependant que Plectrude ne fut jamais répudiée, et que Pepin, à l'exemple de nos premiers rois, et
suivant l'usage des Germains, eut ces deux femmes à la fois. Les annales de
Metz rapportent même que le mariage de Pepin avec Alpaïde,
ayant excité le zèle de saint Lambert, évêque de Liège, qui le qualifia
hautement d'adultère public, ce scrupuleux prélat fut assassiné par Odon, frère
d'Alpaïde, et même avec le consentement de Pepin. On
ajoute que le meurtrier, rongé de vers tout vivant, devenu furieux, et comme
poursuivi par la vengeance divine, se précipita dans la Meuse.
Les enfants d'Alpaïde étaient encore en bas âge, mais ceux de Plectrude pouvaient déjà être un appui pour leur père ; il
s'occupa de leur établissement, et songeant à leur assurer sa succession, il
fut obligé de faire revivre en leur faveur la distinction d'Austrasie et de
Neustrie : comme il ne leur donnait encore qu'un titre, et qu'il se réservait
toute l'autorité, l'inconvénient du partage ne devait être réel que dans un
temps où Pepin ne serait plus.
Ces arrangements n'eurent
point lieu ; les deux fils de Plectrude moururent
avant leur père [714]. Drogon mourut de maladie ; Grimoald fut assassiné dans
une église, sans qu'on ait jamais su à quelle occasion ; tout ce qu'on sait,
c'est que l'assassin se nommait Rangaire. Un
assassinat et même l'assassinat d'un prince semblait n'être alors qu'un
événement ordinaire.
Grimoald était, de tous
ses fils, celui que Pepin aimait le plus ; il laissait un fils nommé Theudoalde., âgé d'environ six ans : Pepin, dans sa douleur
et dans l'effusion de sa tendresse pur le père, donna
au fils la mairie, ou comme. on disait alors, la principauté de la Neustrie et
de la Bourgogne.
Drogon avait laissé deux
fils, Hugues et Arnould, qui ne jouent point de rôle dans l'histoire.
Pepin mourut sans avoir pu
faire d'autres arrangements, et sans avoir pu même pressentir la gloire que le
fils aîné d'Alpaïde devait ajouter à la gloire de son
père1.
Une famille divisée, un petit-fils de six ans à qui les enfants du second lit
disputeraient son partage, et à qui le roi disputerait tout ; une vaste
perspective de troubles et de douleurs, voilà ce que Pepin laissait, au bout de
vingt-sept ans d'un règne brillant et glorieux.
CHARLES
MARTEL.
PLECTRUDE, femme active et
courageuse, envoie une armée établir Theudoalde son
petit-fils dans les royaumes de Neustrie et de Bourgogne, selon les ordres de
Pepin ; en même temps elle fait enfermer Charles Martel, qui aurait pu vouloir
traverser ses vues ambitieuses pour son petit-fils : démarche injuste et
violente que Pepin n'avait sûrement pas ordonnée, et dont tous les historiens
n'ont pas manqué de la louer à l'envi ; car ils ne peuvent se désabuser de
l'efficacité des moyens violents, quoiqu'ils les voient toujours confondus par
le succès, attendu que la violence va directement contre son but. S'ils
trouvent indigne d'eux et peu philosophique de juger, comme le vulgaire, par
l'événement, qu'ils consultent la nature de l'homme, que toute violence irrite
et soulève, même sans qu'il en soit l'objet.
Lorsqu'à la mort de
Grimoald, Pepin avait désigné Theudoalde pour son
successeur en Neustrie, les grands de ce royaume avaient respecté les
dispositions d'un père affligé ; ils n'avaient pas voulu lui enlever la
consolation de croire renaître dans son petit-fils ; ils espéraient alors que
Pepin pourrait vivre assez longtemps pour laisser ce jeune, prince en état de
les gouverner :
mais Pepin étant mort peu de temps après cet arrangement, les Neustriens
jugèrent que ce n'était pas les traiter comme des hommes, que de leur donner un
enfant pour chef. Cet inconvénient jusqu'alors avait été propre aux rois, et si
quelque chose avait paru légitimer l'excessive autorité des maires, c'est que
ces seconds chefs de l'État, élus par la nation, et toujours pris dans la force
de l'âge, semblaient être le correctif de cet inconvénient même. Le roi était
en quelque sorte le chef honoraire de l'État ;. le maire était le chef en
fonction ; c'était celui en qui la nation mettait sa confiance : mais quelle
confiance pouvait-elle avoir dans Theudoalde?
Les Neustriens armèrent
pour s'opposer aux projets de Plectrude ; ils étaient
secrètement animés par le roi, qui avait enfin un parti.
Dagobert III était, de tous
les rois qui avaient traîné ce titre depuis Dagobert Ier, celui qui avait
montré le plus de sensibilité, le plus de désir de régner ; il n'avait porté
qu'avec beaucoup de répugnance le joug de Pepin ; pendant la maladie et à la
mort de ce maire, il avait fait des démarches pour s'affranchir ; il avait
cherché à réveiller dans le cœur des grands cette antique fidélité pour leurs
rois. Mais c'était parler un langage qu'on n'entendait plus. La mairie avait
détruit la royauté ; celle-ci ne pouvait plus renaître que pour la race des
maires.
Les Neustriens firent ce
que désirait Dagobert, mais par un autre motif ; la royauté ne fut rien pour
eux, ils ne considérèrent que le droit qu'ils avaient d'élire un maire, et de
rejeter l'enfant qu'ils n'avaient point choisi ; le sort des armes leur fut
favorable : l'armée de Theudoalde fut battue [715],
et eut bien de la peine à le sauver. Les Neustriens alors élurent pour maire un
d'entre eux, nominé Rainfroy, qui s'était signalé
dans la bataille, et Dagobert III ne fit que changer de maître ; ce fut Rainfroy au lieu de Pepin.
Pour achever de renverser
les projets de Plectrude, Charles Martel se sauva de
sa prison : on crut voir reparaître Pepin lui-même ; on lui trouvait tous ses
traits, et on les regardait comme autant de présages de victoire et de
grandeur. Tous les enthousiastes, tous les aventuriers s'attachèrent à lui : il
eut des zélateurs, des amis, des braves, des gens de bonne volonté ; mais ce
n'était point encore une armée.
On avait pu douter
originairement que Charles Martel, au mépris des dispositions d'un père, eût
voulu dépouiller son neveu de la principauté ou mairie de la Neustrie, tandis
qu'il pouvait avoir pour son partage l'Austrasie au même titre ; mais il ne fut
plus possible de clouter de ses mauvaises dispositions, après l'outrage qu'on
lui avait fait : tel fut le fruit de cette politique si vantée de Plectrude.
Cependant, lorsque Charles
fut en état d'agir, Plectrude n'était plus son
ennemie la plus redoutable ; les trésors de Pepin ; dont elle s'était emparée,
lui servirent pour acheter successivement la paix de tous les partis ; mais le
sien était dissipé ; elle finit par aller chercher dans un cloître une paix
plus sûre et plus durable. L'histoire ne parle plus de Theudoalde qu'à la mort de Charles Martel.
Dagobert III était mort,
laissant un fils qui ne lui succéda pas pour lors : on donna la préférence à un
Chilpéric Daniel, dont on ne sait rien, sinon qu'il fut tiré d'un cloître pour
être mis sur le trône, et qu'il était fils de Childéric II, comme il le déclare
lui -même dans une charte qui reste de lui. On ignore les motifs de cette
prédilection des Français pour Chilpéric.
Ce fut à Rainfroy, qui voulait être maire des trois royaumes, et à
ce Chilpéric Daniel, qui comme Dagobert III, aurait bien voulu être un roi, que
Charles Martel eut principalement affaire.
Cet heureux guerrier, qui
devait être si souvent vainqueur, débuta par un échec.
Le duc des Frisons, Ratbod, étant venu au secours de Chilpéric et de Rainfroy, Charles se hâta de l'aller combattre, pour
empêcher la jonction. Charles fut vaincu : tout le monde convint
que, par sa valeur et sa bonne conduite, if avait mérité de vaincre ; mais ses
troupes, rassemblées à la hâte, sans expérience et sans discipline, le secondèrent mal.
Il répara bientôt cette
perte ; avec les débris de son armée battue, il surprit l'armée royale, et la
mit en déroute ; il proposa ensuite la paix, et fit des offres raisonnables :
c'était toujours pour la mairie qu'on se battait ; il offrit de se contenter de
celle d'Austrasie, et d'abandonner à Rainfroy celle
de Neustrie. Rainfroy voulut être maire des trois
royaumes : alors Charles, pour braver ses ennemis, créa, comme Ébroïn, un roi,
dont on ne sait rien, sinon qu'il l'appelait Clotaire, et il gagna coup sur
coup, contre Chilpéric et Rainfroy, la bataille de Vincy [718], et une autre bataille entre Reims et Soissons,
où Eudes, duc d'Aquitaine, avait joint ses forces aux leurs2. Nous aurons
souvent occasion, dans la suite, de parler de ce duc.
Tous ces succès ne terminaient
point encore la querelle ; la modération de Charles fit ce que le bonheur de
ses armes n'avait pu faire. Ce Clotaire, qu'il avait mis sur le trône, étant
venu à mourir [719], il offrit à Chilpéric de le reconnaitre pour roi ; il
offrit à Rainfroy le comté d'Anjou. Cet ambitieux Rainfroy, qui n'avait pas voulu se contenter de la mairie
de Neustrie et de Bourgogne, et que la réunion seule des trois royaumes pouvait
satisfaire, fut si content de son faible partage, que, quelques propositions
qu'on ait pu lui faire depuis pour l'engager à faire valoir ses droits, on ne
put jamais le déterminer à la moindre démarche, soit que les charmes d'une vie
douce, sûre et tranquille, se fussent fait sentir à cette aine autrefois si
agitée, soit que l'ascendant manifeste de Charles, en ôtant à Rainfroy toute espérance de succès, eût glacé son ambition.
Charles était redevenu,
par son courage et par ses talents, tout ce qu'avait été son père, c'est-à-dire
seul prince ou maire des trois royaumes, sous un seul roi vaincu par lui, et
soumis à sa puissance. Il sut gouverner avec autant de sagesse et plus de
vigueur encore que Pepin ; il montra peut-être un peu plus d'ardeur pour la
guerre, mais il en eut plus d'occasions. La continuité des troubles dont on
avait vu la France désolée, avait enhardi ses voisins à des entreprises qu'il
fallait réprimer ; car tel est le malheur des guerres civiles, que souvent
elles produisent encore des guerres étrangères. Du côté du midi, le duc
d'Aquitaine, Eudes, non content d'être indépendant, voulait devenir redoutable.
Du côté du nord, tous les peuples de la Germanie, soumis autrefois par
Théodebert et ses successeurs, avaient non seulement secoué le joug, mais
encore fait des incursions en France : Charles eut toujours contre eux les armes
à la main, et toutes ses expéditions furent des triomphes ; il battit les
Frisons sur la mer, et les Suèves sur la terre ; il défit deux fois les
Allemands, et cinq fois les Saxons, les plus opiniâtres de tous les ennemis de
la France ; il ravagea l'Aquitaine deux fois en une année, et n'en fit pas
moins la guerre cette même année an nord et au levant de la France et dans
l'intérieur du royaume. Une activité incroyable le rendait présent partout ; il
prévenait et déconcertait tous les projets formés contre lui ; on le trouvait
toujours où on le craignait et où on ne l'attendait point ; enfin il dompta
tous ses ennemis, soumit tous ses rivaux, châtia tous les ducs et comtes qui
prétendaient méconnaître son autorité, se fit respecter, redouter, au-dedans,
au-dehors, et mit la France au plus haut point de splendeur et de puissance où
elle eût été depuis l'établissement de la monarchie.
Mais, de toutes ses
expéditions militaires, la plus importante et la plus mémorable fut la victoire
qu'il remporta en 732, contre les Sarrasins. C'est une époque non seulement
dans l'histoire de France, mais dans celle de la chrétienté, qu'il préserva, dans
cette journée, du joug de l'Alcoran. Les rapides succès de cette nation
conquérante. effrayaient l'univers ; elle avait subjugué une grande partie de
l'Asie et de l'Afrique ; elle tournait alors ses principaux efforts contre
l'Europe ; l'Espagne était déjà sous sa puissance ; la France même était
entamée ; les Sarrasins en possédaient la partie qui avait été de la domination
des Goths, c'est-à-dire la Septimanie ou le Languedoc, et quelques provinces
adjacentes ; le duc d'Aquitaine, Eudes, prince puissant et généreux ; les
avait, pour ainsi dire, arrêtés quelque temps à la barrière ; il avait gagné
sur eux, en 721, une grande bataille sous les murs de Toulouse contre le
général Zama ; mais depuis il avait été accablé par eux, et forcé de donner,
malgré la différence des religions, Lampagiè sa fille
en mariage à Munuza, un de leurs généraux, pour
obtenir qu'ils s'éloignassent de ses États ; alliance qui, d'un côté, fit
soupçonner, quoique injustement, le duc Eudes d'intelligence avec ces
infidèles, dans la guerre que leur fit Charles Martel, et de l'autre côté, fit
soupçonner, par les Sarrasins, Munuza lui-même de
vouloir se faire chrétien.
La chrétienté voyait le
danger qui la menaçait ; et loin de réunir ses efforts pour écarter un tel
fléau, elle se consumait en petites guerres inutiles et insensées. Voilà
cependant comment les croisades auraient dû être conçues. Défensives, elles
seraient non seulement légitimes, mais intéressantes ; elles joindraient à
l'intérêt ordinaire d'une guerre défensive, le mérite de venger et de garantir-
l'humanité entière, menacée par les conquérants. Les croisades offensives au
contraire perdaient tout intérêt et tout avantage ; elles chargeaient') les
croisés du rôle odieux d'agresseurs, et les envoyaient, à une distance immense
de leur patrie, combattre les climats et les maladies encore plus que les
hommes. L'Europe réunie aurait dû attendre sur ses frontières ces conquérants
féroces, Sarrasins, Turcs, et autres semblables, et leur opposer une barrière
insurmontable, au lieu d'aller s'ensevelir dans l'Asie, sur la foi de quelques
pèlerins qui prétendaient avoir été maltraités par quelques mahométans.
L'esprit de guerre, tel
qu'il est répandu chez les nations, est tellement un délire, qu'il n'a presque
jamais saisi les occasions où il eût été sage et utile de faire la guerre.
Quand un peuple s'annonce pour conquérant, c'est l'ennemi du genre humain qui
se déclare ; l'intérêt commun est de se réunir contre lui, et c'est ce qu'on
n'a point fait. On a laissé Philippe et Alexandre conquérir tant qu'ils ont
voulu. Toute l'éloquence de Démosthène ne put engager les Athéniens à prendre
les mesures nécessaires pour assurer la liberté de la Grèce, et la leur contre
les entreprises de Philippe ; et nous ne voyons pas que les nations grecques,
subjuguées par ce même Philippe, voyant Alexandre engagé au fond de l'Égypte,
de la Perse ou de l'Inde, aient profité de son éloignement pour secouer le joug
; du moins si quelques-unes de ces nations le tentèrent, leurs faibles efforts
furent sans proportion avec l'objet, et on les remarque à peine dans
l'histoire. Les Romains ne daignaient pas même cacher le projet d'asservir
l'univers ; jamais peuple ne s'est annoncé si insolemment pour l'ennemi public
des nations ; un Carthage de leurs sages, Caton, ne croyait pas qu'une
puissance qui avait osé être la rivale de Rome, pût, après un tel crime,
conserver le droit d'exister, et la formule finale de tous ses avis, sur toute
matière, soit publique, soit particulière, était toujours : Et
de plus, il faut détruire. De là cette aversion secrète qui se mêle à
l'admiration que ce peuple inspire, ce plaisir qu'éprouve un lecteur sensible,
en voyant Annibal et Asdrubal retarder au moins
l'exécution de cet odieux projet : de là cet intérêt répandu sur les noms de
Cannes, de Trébie, et du lac de Trasimène : de' là vient encore que dans nos
tragédies, Nicomède et Mithridate nous plaisent par leur seule haine pour les
Romains. Cependant, quelles mesures l'univers ainsi averti prit-il pour
défendre sa liberté ? Quelle réunion de vues et d'efforts lui vit-on opposer à
l'ambition toujours croissante de ces conquérants ? On les laissa marcher
tour-à-tour sur la tête de tous les rois, opprimer toutes les nations une à
une. En vain Annibal criait à Antiochus, à Philippe, à Prusias,
à cet Attale, lâche jusque dans son indigne reconnaissance, qui se disait l'affranchi
du peuple romain, et qui n'en était que l'esclave : Réunissez-vous,
n'attendez pas qu'on vous écrase l'un après l'autre. On entrevit a peine
qu'il avait raison, et on le laissa périr. Même aveuglement, même patience des
peuples à l'égard des Sarrasins et des Turcs : je les vois conquérir une à une
les diverses contrées. Nulle réunion contre eux, nulle conjuration en faveur de
la liberté de la part des peuples menacés. Le genre humain ne sait pas se
réunir, ni se secourir.
Lorsque Charles Martel
sauva l'Europe du joug du mahométisme, il le sauva seul ; aucune autre
puissance n'osa partager avec lui cette gloire ; une terreur générale avait
glacé les esprits, et tenait l'Europe comme enchaînée. La promptitude avec
laquelle tant d'États avaient été soumis, la facilité surtout avec laquelle les
Goths avaient été chassés de l'Espagne, avaient persuadé que les Sarrasins
étaient un peuple extraordinaire, et que rien ne pouvait leur résister ; ils
venaient encore tout récemment de renverser sur leur route l'armée du duc
d'Aquitaine, Eudes, qui avait osé se présenter pour leur disputer le passage de
la Dordogne, et ils avaient envahi ses États : quand on vit Charles Martel
s'avancer avec une armée assez peu nombreuse pour combattre l'innombrable armée
des Sarrasins ; quoique tant de victoires pussent inspirer quelque confiance
dans ce général, on ne le regarda plus que comme un téméraire qui courait à sa
perte. En effet, depuis Xerxès on n'avait point entendu parler d'un armement
aussi formidable que l'était celui des Sarrasins en cette occasion, et la
multitude de femmes et d'enfants que tant de combattants traînaient à leur
suite, montrait bien qu'il ne s'agissait pas d'une incursion passagère, mais du
projet d'un grand établissement. Dans cet appareil qui effrayait les regards,
l'intrépide Martel ne vit que la gloire réservée au vainqueur d'un peuple
réputé alors invincible ; il combattit, et dissipa tellement cette armée, que
les Sarrasins ne purent plus rien entreprendre de la campagne, et que le nom d'Abdérame leur chef, qui périt dans cette bataille, disparut
devant celui de Charles Martel. Ce grand événement a tant exalté l'imagination
des historiens, qu'ils nous ont donné sur cette bataille des calculs absolument
incroyables ; ils ne parlent pas de moins que de trois cent soixante et quinze
mille Sarrasins restés sur le champ de bataille, tandis que les Français, selon
eux, ne perdirent que quinze cents hommes. Concluons
Charles rétablit le duc
d'Aquitaine dans ses États, et les Sarrasins ayant cru prendre leur revanche en
s'emparant de la Provence, que Mauronte, gouverneur
de cette province, leur livra par perfidie ou par crainte, Charles s'y
transporta, prit Avignon d'assaut, chassa Mauronte et
les Sarrasins, poursuivit ceux-ci jusque dans le Languedoc, les battit une
seconde fois sous les murs de Narbonne, assiégea cette place, et l'aurait
prise, s'il n'eût été rappelé promptement en France par la maladie et la mort
du roi.
Celui qui portait alors ce
titre n'était plus Chilpéric Daniel ; celui-ci était mort dès l'an 720, et il
avait eu pour successeur ce Thierry, dit de Chelles, fils unique de Dagobert
III, qu'on avait rejeté à la mort de son père, peut-être parce qu'il était
alors au berceau, faible raison cependant de l'exclure d'un trône où on n'avait
plus besoin que d'un nom. Ce fut la mort de ce Thierry de Chelles qui pressa le
retour de Charles Martel [738].
Au milieu de tant de
gloire, ce héros n'était point heureux : et que manquait-il à son bonheur ? Ce
titre de roi, dont il avait seul toute la puissance. Ce chagrin n'était pas une
fantaisie, il avait un fondement réel ; une expérience récente
prouvait que la mairie la plus despotique n'était toujours qu'une grandeur
précaire. Pepin, aussi puissant que Charles Martel, quoiqu'un peu moins
illustre, n'avait pu la transmettre à ses fils, parce qu'en effet ce n'était
point une dignité héréditaire, et Charles Martel avait eu à refaire lui-même
toute sa fortune ; il voulait la laisser à ses enfants, et il la leur laissa en
effet, non sans quelque contradiction. Ce qui s'était passé à la mort de Pepin
pouvait lui laisser de justes inquiétudes sur ce qui arriverait après lui :
tels étaient ses motifs pour désirer la couronne ; il était d'ailleurs délicat
sur les moyens de l'obtenir ; il ne voulait pas la ravir, mais il aurait voulu
qu'on la lui offrit. Les grands et les prélats, qu'il sonda sur ce projet, ne
s'y montrèrent point favorables. Charles Martel était plus admiré, plus
respecté qu'aimé ; il n'était du moins aimé que de ses soldats, auxquels il
donnait les abbayes et jusqu'aux évêchés, pour en être mieux servi1. La guerre contre
les Sarrasins pouvait fournir un prétexte à cette irrégularité : en effet, un
ancien auteur dit que le pape donna tout l'or du clergé à Charles Martel, pour
le mettre en état de combattre ces infidèles. Charles Martel réussit à se faire
aimer des soldats ; mais il s'attira la haine du clergé, qui, le poursuivant
encore près d'un siècle et demi après sa mort, assura, en 858, à Louis-le-
Germanique son arrière-petit-fils, que Charles Martel était damné, pour avoir
donné à des laïcs les biens de l'église, et qui publia que son tombeau ayant
été ouvert, on n'y avait trouvé qu'un gros serpent. Saint Boniface,
archevêque de Mayence, avait aussi assuré Carloman et Pepin que leur père était
damné.
Les grands, que Charles
réduisait à n'être que des sujets soumis, et qu'il ne daignait presque jamais
assembler ni consulter, ne l'aimaient pas davantage, et ils le prouvèrent en
cette occasion. Charles jugea que les lois étaient encore plus fortes que toute
Son autorité, il ne voulut pas du moins les violer d'une manière directe et
active ; il se contenta de ne pas nommer de roi, et de ne pas convoquer
l'assemblée ordinaire pour cette cérémonie ; on en murmura, mais on n'osa le
presser sur ce point, de peur de le pousser à quelque violence ; ainsi le reste
de la vie de Charles Martel fut un interrègne, pendant lequel on datait les
actes de telle ou telle année depuis la mort de Thierry de Chelles, ce qui
suffisait à la chronologie, aussi bien que les années du règne de quelque roi
fainéant.
Les respects de l'Europe
pouvaient consoler Charles de ces contradictions intestines, au-dessus
desquelles, tout son pouvoir n'avait encore pu le mettre. Tous les souverains
recherchaient l'alliance et la protection du vainqueur des Sarrasins ; les
Lombards s'unissaient avec lui contre ces mêmes Sarrasins ; le pape Grégoire
III, qui avait en tête à-la-fois et les Lombards et l'empereur grec Léon
l'Isaurien, envoyait à Charles Martel les liens de saint Pierre et les clefs du
tombeau de cet apôtre ; il lui offrait de plus, sous le titre d'exarque, au nom
du sénat, de la noblesse et du peuple de Rouie, la souveraineté véritable de
cette ville, préludant ainsi à la grande alliance des papes et des rois
Carlovingiens ; Léon l'Isaurien l'invitait à briser, comme lui, les images ;
Charles pouvait choisir entre les divers partis, et honorer de son alliance qui
il lui plairait. Comme il voulait être ami du pape, et qu'il l'était des
Lombards, il travaillait à rétablir la paix entre ces deux puissances, lorsque
la mort le surprit le 20 ou 22 octobre 741, âgé de cinquante ans, dont il avait
régné environ vingt-cinq. Ce fut le héros le plus brillant que la France eût eu
jusqu'alors, et on ne raconte de lui aucune des violences qui souillent
l'histoire des plus grands et des meilleurs princes de la première race. On a
vu même de lui plusieurs traits de modération à l'égard de ses rivaux, et il
fut le bienfaiteur de ce duc d'Aquitaine, Eudes, qui avait été son ennemi.
Des auteurs disent que
Charles mérita le surnom de Martel, parce qu'il
frappait de rudes coups, apparemment comme un martel ou marteau. Pourquoi ce nom,
donné au plus martial de tous les Français, ne viendrait-il pas plutôt de Mars
? Au reste, le sens est le même.
Charles Martel laissait,
comme Pepin son père, trois héritiers de différents lits.
Il avait eu de Rotrude, sa première femme, Carloman et Pepin, et d'une
seconde, nommée Sonnichilde un prince, nommé Griffon
ou Grippon.
Il donna l'Austrasie à
Carloman, la Neustrie à Pepin, et à Griffon seulement quelques comtés situés
entre les États de ses deux frères.
CARLOMAN, ET
PEPIN, DIT LE BREF.
NOUS avons vu que les
dispositions de Pepin de Héristal n'avaient pu avoir
lieu ; celles de Charles Martel eurent leur entière exécution, malgré quelques
contradictions et quelques murmures. Plusieurs causes concoururent à cette
différence.
1° L'autorité des maires
ou princes avait fait quelques pas de plus.
2° Les enfants de Charles
Martel, à la mort de leur père, étaient plus âgés que ceux de Pepin ne
l'avaient été à la sienne.
3° Les dispositions de
Pepin étaient restées imparfaites, il n'avait pas disposé de l'Austrasie.
4° Il y avait un roi à la
mort de Pepin, et il n'y en avait point à la mort de Charles Martel.
Au reste, on peut
remarquer une conformité singulière et de caractères et d'aventures entre les
trois fils de Charles Martel, et les trois enfants de Pepin. de Héristal. Carloman, par sa douceur insipide, par son goût
pour la retraite, par l'obscurité à laquelle il se condamna, paraît ressembler
à Childebrand son oncle.
Pepin-le-Bref, par un
caractère plein de feu et d'audace, par son activité, par sa vigueur, fut
l'image fidèle de Charles Martel son père.
Le jeune Griffon, agissant
sous l'autorité de Sonnichilde sa mère, représente le
jeune Theudoalde agissant sous celle de Plectrude son aïeule.
Mêmes divisions dans les
deux familles, et produisant le même effet ; les dernières venant aboutir à
l'élévation du seul Pepin-le-Bref, comme les premières avaient abouti à celle
du seul Charles Martel.
Griffon, mécontent de son
partage, commença la guerre comme avait fait Theudoalde [742], avec cette différence, que Theudoalde réclamait les dispositions d'un père, et que Griffon les attaquait : le succès
fut le même ; Griffon, près d'être forcé dans la ville de Laon où il s'était
retiré, fut obligé de se rendre ; ses frères le firent enfermer aussi bien que
sa mère.
Pepin-le-Bref avait
quelque chose de la modération de Charles Martel ; il mit dans la suite Griffon
en liberté, et lui donna même quelque augmentation de partage ; indulgence que
les historiens ont beaucoup blâmée, et qu'il faut beaucoup louer, car c'était
le seul moyen possible d'affermir la paix, sans compter que c'était le seul qui
fût conforme à la nature et à la justice. Ce moyen, il est vrai, ne réussit pas
; Griffon fut plus sensible à l'injure qu'au bienfait : mais le parti violent,
injuste et cruel de laisser le prince enfermé toute sa vie, aurait-il mieux
réussi ? N'aurait-il pas révolté les esprits ? N'aurait-il pas fourni aux
grands des prétextes de révolte ? N'aurait-il pas donné un parti à Griffon ? Du
moins, lorsque celui-ci se révolta pour la seconde fois, il fut obligé de
quitter la France, où il n'avait pas un seul partisan, parce qu'on le regardait
comme un ingrat et un brouillon ; il alla mendier un asile chez les Saxons,
Pepin l'y poursuivit et l'en chassa [748], Griffon se réfugia dans la Bavière ;
elle était alors sans duc, ou, ce qui était la même chose, elle avait pour duc
un enfant de six ans, nommé Tassillon, dont il sera
beaucoup parlé dans la suite ; Griffon se fit duc de Bavière, sans qu'on
puisse bien comprendre quels moyens pouvait avoir un proscrit et un fugitif
pour opérer une semblable révolution : l'actif Pepin le chassa encore de la
Bavière ; les Allemands, auxquels il s'adressa ensuite, n'osèrent le recevoir
chez eux : forcé de demander encore pardon à son frère, il l'obtint encore.
S'étant révolté une troisième fois, il se retira chez le duc d'Aquitaine,
devint amoureux de sa femme, et rendit le duc si jaloux, que, selon quelques
auteurs, le duc, non content de le chasser de ses États, le fit ensuite
assassiner dans les Alpes où passait alors Griffon [753], pour se retirer en
Italie chez les Lombards.
Le duc d'Aquitaine n'était
plus cet Eudes, tantôt l'ennemi, tantôt le protégé de Charles Martel ; il était
mort en 735, laissant trois fils, Hunaud, Hatton et Rémistain. Hunaud fut duc
d'Aquitaine, et Hatton, comte de Poitiers. Hunaud, à
la mort de Charles Martel, avait cru, comme on le croit toujours, qu'un nouveau
gouvernement serait faible, et il avait fait des courses dans diverses
provinces de France. Carloman et Pepin l'en avaient puni par le ravage de ses
États, et l'avaient forcé de demander pardon ; la douleur qu'il avait ressentie
de cette humiliation, jointe au remords qu'il éprouvait d'avoir, dans un
mouvement de colère et de jalousie, fait crever les yeux à Hatton son frère,
l'avaient déterminé à se faire moine. Quels monstres auraient été tous ces
princes barbares, s'ils n'avaient pas été dévots, et quels monstres c'étaient
encore, malgré leur dévotion ! Hunaud, en entrant
dans le cloître, avait laissé son duché à Gaïffre ou Gaiffre ou Vaifre son fils. Ce
fut celui-ci qui, pour satisfaire ses ressentiments personnels, délivra Pepin
des inquiétudes perpétuelles que lui aurait données Griffon.
La maxime que celui à qui
le crime profite est réputé l'auteur du crime, a fait soupçonner Pepin d'avoir
eu plus de part à la mort de Griffon que le duc d'Aquitaine, auquel il
suffisait que Griffon fût éloigné ; et ce soupçon n'était que trop justifié par
la cruauté dont Carloman et Pepin s'étaient rendus coupables envers Theudoalde leur cousin-germain, ce petit-fils de Pepin de Héristal et de Plectrude, que
Charles Martel avait, dépouillé du partage qui lui avait été laissé par son aïeul.
A la mort de Charles Martel, Theudoalde avait réclamé
ce partage. Il ne s'agissait pas de moins que de la Neustrie entière et de la
Bourgogne : Carloman et Pepin jugèrent que de si vastes prétentions n'étaient
pas susceptibles d'accommodement ; ils aimèrent mieux se défaire de Theudoalde que de lui rendre justice.
Ces troubles et la
jeunesse des princes enhardirent. les grands à pousser leurs représentations
sur la vacance du trône plus loin qu'ils n'avaient osé le faire du vivant de
Charles Martel ; les princes furent obligés de céder, et de convoquer
l'assemblée d'élection ; le fantôme qu'ils convinrent de charger de la
couronne, et qui n'eût jamais été connu, dit l'abbé Le Gendre, s'il n'avait été
détrôné, se nomma Childéric III, et fut surnommé l'Insensé. On croit — car
tout ce qu'on sait de lui, c'est qu'il fut encore plus méprisé que ses
prédécesseurs —, on croit qu'il était fils de Thierry de Chelles ; quelques
auteurs disent qu'il était son frère, et fils de Dagobert. III ; d'autres lui
donnent pour père ce Clotaire que Charles Martel avait fait roi, et duquel on
ne sait rien non plus.
L'exemple qu'avait donné
le duc d'Aquitaine, Hunaud, ne resta pas sans
incitateurs. Carloman, persuadé, sur la-foi du clergé, que son père était damné
tourmenté de cette idée, dégoûté du siècle, alla aussi s'ensevelir dans le
cloître, soit qu'on lui permît encore d'espérer, que sa-pénitence pourrait
suppléer à celle que son père aurait dû faire, soit que l'affreux tableau d'un
père dévoué à des tourments éternels lui fît redouter pour lui-même les dangers
de la grandeur et de la gloire. Il alla à Rome recevoir la tonsure des mains du
pape Zacharie, et habita d'abord au mont Soracte, où
il fit bâtir un monastère en l'honneur du pape saint Silvestre1, qui s'était,
dit-on, autrefois caché sur cette montagne pour échapper à la persécution. Dans
la suite, Carloman jugea qu'un grand prince, devenu moine, excitait une
curiosité qui lui attirait trop de visites. Pour se dérober à ces distractions
et à ces faibles retours vers le siècle, il alla s'enfermer au Mont-Cassin. Là
on dit qu'il aimait à remplir, par humilité, les emplois réputés les plus vils,
qu'il servait à la cuisine, qu'il travaillait au jardin, qu'il gardait les
troupeaux de l'abbaye dans les champs. Il y fut suivi, trois ans après, par le
roi des Lombards, Rachis, qui vint aussi s'enfermer dans cette retraite, où, tant
qu'il vécut, il cultiva de ses mains une vigne longtemps connue sous le nom de vigne
de Rachis.
On peut croire que Pepin,
malgré l'union qui avait toujours régné entre les deux frères, ne fit pas de
bien fortes instances à Carloman, pour le détourner de son projet ; il y
gagnait l'Austrasie : Carloman soit indifférence pour ses fils, soit confiance
extrême en son frère, lui remit entièrement leur sort. C'était, dit un
historien, donner les brebis à garder au loup. En effet, Pepin répondit
mal à la confiance de son frère ; il fit raser ses enfants, et depuis ce temps
leur sort est ignoré.
La retraite de Carloman
dans un cloître, et la mort de Griffon, laissaient toute l'autorité entre les
mains de Pepin-le-Bref, comme elle avait été entre les mains.de son père et de
son aïeul, c'est-à-dire toujours avec cette condition importune et inquiétante
de donner le vain titre de roi à un descendant de Clovis ; mais l'autorité des
maires allait toujours en croissant, et pouvait impunément devenir toujours
plus entreprenante. Pepin de Héristal s'était
contenté d'interdire aux rois toute connaissance des affaires, et tout exercice
de l'autorité. Charles Martel s'était permis de ne pas nommer de roi, et n'a
voit pas osé aller plus loin ; Pepin-le-Bref osa détrôner celui qu'on l'avait
forcé de nommer.
Pepin s'était rendu, comme
son père et son aïeul, redoutable par les armes ; il avait ajouté à la gloire
de sa maison, c'était avoir ajouté à sa puissance ; il avait fait respecter la
souveraineté de la France par tous les peuples vassaux ou tributaires ; il
avait dompté les Allemands, les Bavarois, les Saxons, les Aquitains ; il était
victorieux, il était maitre ; il n'avait point, comme Charles Martel, encouru
l'indignation du clergé, par une dispensation profane des biens ecclésiastiques
; il avait beaucoup plus ménagé l'orgueil des grands ; il n'avait rien à
craindre des obstacles qui naissent des mauvaises dispositions ; il n'avait
rien à craindre non plus des idées établies ; le vieux respect pour le sang de
Clovis était détruit par le long avilissement de cette race malheureuse ; les
temps étaient arrivés, le siècle était mûr pour le grand changement qu'on
voulait faire.
Pepin convoque à Soissons,
pour le 1er mars 752, l'assemblée générale des grands et des prélats. Ses partisans
y proposent sans détour de déposer Childéric, et de donner la couronne à Pepin.
La proposition est unanimement agréée.
C'est un problème
historique de savoir s'il est vrai que le pape Zacharie ait été consulté sur
cette affaire, et que sa décision ait déterminé les suffrages des Français.
La plupart des anciennes
chroniques disent expressément que Burchard évêque de Wurtsbourg, et Fulrad abbé
de Saint-Denis, furent envoyés à Rome pour proposer au pape cette question : Lequel
devait être roi, ou celui qui en avait le nom sans en faire les fonctions, ou
celui qui en remplissait les fonctions sans en avoir le nom. Proposer une
semblable question, dit un auteur, c'est la résoudre ; le pape décida que le
nom devait suivre la chose. Sur cette décision, Pepin fut élu, et reçut
l'onction sacrée des mains d'un légat du saint siège ; c'était Vinfride, prêtre anglais, bien plus connu sous le nom de
saint Boniface, archevêque de Mayence, et apôtre de la Germanie.
Des critiques observent
que plusieurs de nos anciennes annales gardent le silence sur le fait de la
question proposée au pape Zacharie ; qu'il n'en ai parlé, ni dans la vie de ce
pape, écrite par Anastase le bibliothécaire, ni dans celle de saint Boniface,
par Villibade son disciple, évêque d'Aischstat ; que le pape Zacharie n'en dit rien, ni dans ses
lettres à Pepin, ni dans ses lettres à saint Boniface ; qu'enfin il serait bien
étrange que, sur un fait de cette importance, le pape n'eût fait qu'une réponse
verbale, et qu'on s'en fût contenté.
On pourrait répondre à
cette dernière objection, que la démarche faite auprès du pape n'étant qu'un
hommage dont on ne croyait pas alors pouvoir se dispenser à son égard, et la
réponse étant toute dictée par la question, on pouvait s'être contenté de la
réponse qu'il avait voulu faire, sans exiger de lui une réponse par écrit sur
une matière si délicate ; que d'ailleurs il avait peut-être fait une réponse
par écrit quine subsiste plus.
Quant au silence de
quelques auteurs, on peut observer qu'il ne saurait avoir la vertu de détruire
des témoignages positifs, qu'on n'a aucune autre raison de récuser.
Il y a une troisième
opinion, c'est celle de ceux qui regardent la consultation et l'ambassade comme
chimériques, mais qui disent que, quand le pape Étienne III, successeur de
Zacharie — après Étienne II —, vint dans la suite en France, Pepin lui fit part
des scrupules qu'il avait d'avoir détrôné son souverain légitime, auquel il
avait lui-même prêté serment de fidélité, et que le pape, pour calmer sa
conscience, le releva de ce serment. Ce dernier fait paraît constant, mais il
ne détruit pas le premier. Étienne III peut n'avoir fait qu'achever et
confirmer l'ouvrage de Zacharie.
Enfin il y a une quatrième
opinion qui absout Pepin d'usurpation, le pape de connivence avec un
usurpateur, et les Français d'infidélité envers la race de Clovis ; c'est que
Childéric, à l'imitation de Hunaut et de Carloman,
abdiqua volontairement, pour se retirer dans un cloître ; ce qui ayant fait
rentrer les Français dans le droit d'élire un roi, ils firent certainement le
choix le plus convenable.
Cette opinion nous paraît
susceptible de trois difficultés.
L'une est que Childéric
avait un fils.
L'autre, qu'il restait
d'autres princes de la race de Clovis.
La troisième, que
l'abdication de Childéric, d'après les circonstances, pouvait difficilement
paraître volontaire.
Il n'est pas nécessaire
que ces diverses questions soient résolues, il suffit qu'on sache qu'elles ne
le sont pas, et qu'on peut choisir entre les quatre opinions, ou prendre le
parti de n'en adopter aucune, et de rester-dans le doute.
Childéric fut rasé et
enfermé au monastère de Sithieu ; c'est la célèbre
abbaye de Saint-Bertin à Saint-Orner ; son fils, nommé Thierry, vécut et mourut
de même, presque ignoré à l'abbaye de Fontenelle, aujourd'hui Saint-Vandrille.
PEPIN-LE-BREF,
ROI DE FRANCE.
Ce fut Pepin-le-Bref qui
introduisit l'usage du sacre. Sous la première race, l'inauguration des rois
avait été une cérémonie militaire ; Pepin voulut en faire une institution
religieuse. Fondateur d'une nouvelle race de rois, tandis que l'ancienne
subsistait, témoin de la fragilité de tous les liens humains, il voulut
attacher les peuples à sa famille par ce lien indissoluble qui unit les hommes
à la divinité. C'est dans le même esprit que, pour donner plus d'importance à
cette institution, et plus de solennité à cette cérémonie, il voulut être sacré
par un légat du saint siège : il reçut en effet l'onction des mains de saint
Boniface ; la cérémonie se fit à Soissons, la prérogative de sacrer les rois
n'ayant été attribuée au siège de Reims que dans le douzième siècle, par
Louis-le-Jeune.
Ce ne fut pas encore sans
un objet politique qu'il fit couronner avec lui la reine Berthe sa femme.
Par-là il faisait adopter à la nation les enfants qu'il avait déjà de cette
princesse. Pepin n'était âgé alors que de trente-huit ans : outre ses enfants
déjà nés, il pouvait en avoir d'autres dans la suite, soit 'de cette princesse,
soit d'une autre femme. Un souvenir confus de l'histoire ancienne apprenait
qu'on avait quelquefois élevé la question : Si les
enfants, nés depuis l'avènement du père au trône, ne devaient pas être préférés
à ceux qui étaient nés avant cet avènement ; question bien frivole ;
car, du moment où le père est parvenu au trône, soit à titre héréditaire, soit
par élection dans un cas extraordinaire, comme celui où se trouvait Pepin, le
fils est devenu l'héritier présomptif du trône, comme des autres biens que le
père pourrait laisser à sa mort ; et pour que les fils, nés depuis l'avènement,
pussent l'emporter sur le fils né avant cette époque, il faudrait que les
peuples qui ont appelé le père, eussent exclu formellement le fils défia né, en
faveur de ceux qui pourraient naître dans la suite ; ce qui ne peut arriver que
dans des cas particuliers, et que pour des raisons légitimes : par exemple,
lorsque les peuples appellent au trône un homme qui n'y aurait point de droit ;
à condition d'épouser une princesse du sang royal ; alors, comme c'est la race
de la femme qu'on à en vue, si le roi élu a des
enfants d'un premier lit, on les exclut en faveur de ceux du second. Hors de
ces cas extraordinaires, l'aîné est toujours le successeur désigné. Si la
raison que l'un est né fils de. roi, et l'autre fils- d'un sujet, pouvait avoir
lieu, elle serait applicable à tant de cas, que tout ordre de succession en
serait interverti ; le fils aîné du dauphin, devenu roi dans la suite, ne
succéderait point à son père, au préjudice des cadets, nés depuis l'avènement.
Charles IX, né en 1550, temps où Henri II son père était roi, aurait dû exclure
François II, né du vivant de François Ier ; tout cela serait absurde. Cependant
l'histoire des Perses nous offre la fameuse contestation élevée à la mort de
Darius, fils d'Hystaspe, entre Artabazane,
né lorsque Darius son père n'était encore qu'homme privé, et Xerxès, né depuis
que Darius était roi ; la décision d'Artabane leur
oncle, qu'ils prirent pour arbitre, fut favorable à Xerxès, c'est-à-dire au
cadet. Tout ce qu'on peut dire de cette décision, c'est que, si elle était
fondée sur le motif qui vient d'être énoncé, elle était aussi déraisonnable que
l'avait été la convention de donner le trône à celui dont le cheval aurait
henni le premier, convention en vertu de laquelle Darius avait régné, encore
son écuyer avait-il usé de supercherie pour lui procurer la couronne par ce
moyen. Quant à la décision d'Artabane en faveur de
Xerxès, observons cependant qu'elle avait un fondement assez plausible, c'est
que Xerxès, par Atosse sa mère, était petit-fils de
Cyrus, fondateur de l'empire des Perses, et qu'Artabazane son frère était étranger à ce même Cyrus ; mais Xerxès alléguait aussi en sa
faveur l'exemple des Lacédémoniens, qui n'appelaient à la succession du
royaume, que les enfants nés depuis l'avènement du père.
A la mort de Darius Ochus, la même contestation s'éleva entre Artaxerxès Mnémon, et le jeune Cyrus son frère : on avait apparemment
reconnu alors l'abus de la première décision, et Artaxerxès, né avant
l'avènement de son père, fut préféré au cadet, né depuis l'avènement.
Dans l'histoire moderne,
et dans des temps bien postérieurs à Pepin, nous voyons chez les Turcs le
prince Zizim disputer l'Empire à Bajazet II son frère
aîné, par les mêmes raisons que Xerxès et que le jeune Cyrus, et il ne réussit
point.
Pepin voulait ôter tout
prétexte à de semblables contestations, il voulait assurer sa succession à ses
fils déjà nés, et voilà pourquoi il faisait couronner leur mère.
L'aîné de ces fils est ce
Charlemagne dont on va voir l'histoire.
Pepin remplit encore bien
mieux son objet, lorsque le pape Étienne III étant venu en France quelques
années après, il fit renouveler, par ce pontife, dans l'église de Saint-Denis,
la cérémonie de son sacre et de son couronnement, et fit sacrer et couronner
avec lui ses deux fils, Charles et Carloman. Le pape lança en même temps-toutes
les excommunications d'usage contre quiconque oserait jamais songer à
transporter la couronne dans, une autre maison, et Hugues Capet enleva la
couronne à Charles de Lorraine, comme Pepin à Chilpéric.
Pepin était d'une petite
taille, ce qui lui fit donner le surnom de Bref, la taille
n'ajoute et n'ôte rien à la valeur, et Pepin avait fait ses preuves ; mais dans
ces temps encore barbares, où la force et l'adresse du corps décidaient de la
supériorité dans tant de genres, on attachait le plus grand prix aux avantages
extérieurs, et Pepin croyait s'apercevoir que plusieurs seigneurs français qui
les possédaient plus que lui voyaient avec peine au-dessus d'eux un homme qui
en était privé : il se plaisait à combattre devant eux ce préjugé : David, leur disait- il, était petit, et il terrassa Goliath.
Une autre fois, il leur
montra, d'une manière bien plus imposante, sa supériorité personnelle. Les
combats de bêtes féroces étaient alors les spectacles de là nation, et ils étaient assortis aux mœurs du temps. Le roi étant à l'abbaye de
Ferrières, donna pour divertissement aux gens de sa cour un combat d'un lion
contre un taureau sauvage. Dans le moment où ces animaux étaient le plus
acharnés l'un sur l'autre, et où le lion commençait à renverser le taureau : Il
faudrait,
dit le roi, aller séparer les combattants ; soit qu'on crût
qu'il plaisantait, soit qu'on vît qu'il parlait sérieusement, personne ne
s'offrit ; le roi s'élance pardessus la barrière, et le voilà sur l'arène seul
avec ces animaux ; personne ne le suit ; il court au lion et lui coupe la
gorge, puis d'un revers il abat la tête au taureau, faisant preuve ainsi
à-la-fois et de force et de courage. Eh bien, dit-il en se
tournant du côté des seigneurs de sa cour, encore immobiles d'étonnement, et
glacés d'effroi, vous semble-t-il que Pepin-le-Bref soit digne de
vous commander ? Cette bravoure de capitan, qui pourrait paraître
déplacée chez un roi héréditaire., dans une monarchie paisible, dut être d'un
très grand effet dans un siècle barbare, chez une nation toute guerrière, de la
part d'un roi nouveau, qui semblait avoir encore à justifier son élection aux
yeux mêmes de ceux qui l'avaient faite.
Pepin, devenu roi, en fit
la guerre avec plus d'ardeur contre tous ces peuples tributaires de la France
qui en étaient les ennemis nés ; les Saxons, contre lesquels tous nos rois ou
chefs avaient perpétuellement à combattre ; les Bretons, et surtout le duc
d'Aquitaine, Gaïffre, dont nous avons déjà parlé ; il
n'avait pas été moins remuant que Hunaud son père, et
il fut encore plus cruellement puni, nous disons puni, pour nous
conformer à la foule des historiens, dont nous aurons lieu d'examiner dans la
suite le récit. Il avait profité de tous les moments où Pepin était engagé dans
des expéditions lointaines, pour faire des courses dans diverses provinces de
France;
quatre fois Pepin, avec la rapidité de son père, était accouru d'une extrémité
du royaume pour le réprimer et le châtier, et chaque fois d lui avait enlevé
quelque partie de ses États. Rien ne corrigeait le duc. Pepin ayant d'abord usé
de quelque clémence, s'irrita enfin d'une perversité si opiniâtre, et passa
jusqu'à une sévérité pour le moins excessive. Rémistain,
oncle de Gaïffre, qui, après s'être soumis à Pepin,
était retourné au parti de son neveu, étant tombé entre les mains du roi, il le
fit pendre [758] ; violence qui fait horreur, fût-elle justifiée par toutes les lois de la féodalité ; ce qui pouvait n'être pas,
comme on le verra dans la suite. Ayant pénétré pour la cinquième fois au fond
de l'Aquitaine, il avait gagné une grande bataille contre Gaïffre,
qui, dépouillé de tous ses États, abandonné de tous ses soldats, errant,
fugitif, cherchant partout un asile, et n'en trouvant point, fut tué par ses
sujets mêmes, qui s'ennuyaient de tant de guerres, ou par ses domestiqués, que
Pepin avait gagnés.
L'Aquitaine fut alors
réunie à la couronne, quoique Gaïffre eût un fils :
ce fils, manquant de moyens pour se rétablir dans les États de ses pères, s'en
tint au duché de Gascogne, qui lui fut laissé dans la suite ; mais il conserva
contre les Français une haine éternelle, dont il leur donna, dans l'occasion,
des marques éclatantes.
Pepin enleva aussi
Narbonne et presque tenté la Septimanie ou le Languedoc aux Sarrasins, dont le
génie terrassé par celui de la maison de Pepin.
Mais il y a dans le règne
de Pepin-le-Bref, comme dans l'administration de Charles Martel, une expédition
qui efface toutes les autres, et qui est comme la grande et la principale
époque dans leur vie. Pour Charles Martel, c'était l'expédition contre les
Sarrasins ; pour Pepin, c'est l'expédition contre les Lombards.
Cette guerre, on plutôt
cette suite de guerres contre les Lombards, est un grand événement, plus encore
dans l'histoire de la politique et de la religion, que dans l'histoire des
combats.
Les papes n'étaient pas
encore une puissance temporelle, et brûlaient d'en devenir une ; ils avaient
pour ennemis les deux grandes puissances qui se disputaient l'Italie ; savoir,
les empereurs Grecs et les Lombards ; ils avaient excommunié, à titre
d'iconoclastes, les empereurs Léon l'Isaurien et Constantin Copronyme,
et comme, suivant les principes de Rome, la dépouille des hérétiques
appartenait au saint siège, les papes redemandaient aux Lombards la pentapole
et l'exarchat de Ravenne, que ceux-ci avaient conquis sur les empereurs grecs,
en exécution, disaient les papes, et à la faveur de l'excommunication lancée
contre ces empereurs. Les Lombards prétendaient avoir conquis ces pays pour
leur propre compte et indépendamment de toute excommunication ; ils avaient
même une autre prétention bien plus contraire à celle des papes. Rome avait
toujours dépendu de l'exarque de Ravenne, qui la gouvernait au nom de
l'empereur : les Lombards s'étant unis par la conquête aux droits de l'empereur,
et étant alors exarques de Ravenne, réclamaient la souveraineté sur Rome. En
conséquence, Astolphe, roi des Lombards, avait fait aux Romains des sommations
très fières et très pressantes de reconnaître Son autorité, et de lui payer
tribut. On voit quelle était la valeur de tous ces droits ; on voit que la
force les avait seule établis, et que l'artifice demandait à entrer en partage.
Les papes ne voyaient
qu'une puissance qu'ils pussent opposer avec succès aux Lombards ; c'était la
France : les prétentions des papes ne pouvaient paraître légitimes qu'à une
puissance qui fût dans la disposition actuelle de ne rien refuser aux papes ;
et cette puissance, c'était encore la France. Nous avons vu que Pepin-le-Bref,
dans le projet de consacrer, par la religion, le couronnement de sa race, et de
la préserver, par ce moyen, du sort qu'il avait fait éprouver lui-même à la
race mérovingienne, ne désirait rien tant qu'une alliance intime avec les
papes. Étienne lui ayant porté ses plaintes sur la violence des Lombards, Pepin
saisit cette occasion de l'inviter à passer en France, pour qu'ils pussent
conférer à loisir de leurs communs intérêts. Les Lombards, amis de la France
sous Charles Martel, et qui ne voulaient pas en devenir ennemis sous Pepin-le-Bref,
n'osèrent s'opposer au passage du pape, quoiqu'ils vissent trop bien l'objet de
son voyage.
Les auteurs varient sur le
cérémonial qui fut observé en France à la réception d'Étienne III. Dans la
suite, lorsque la souveraineté temporelle eut été jointe chez les papes à la
dignité spirituelle, et lorsque diverses conjonctures eurent concouru à
augmenter ces deux pouvoirs l'un par l'autre, les rois parurent se plaire à
rendre des honneurs presque divins à celui d'entre eux qui, le dernier par sa
faiblesse, était le premier par ces titres de père commun et de médiateur
universel.
Anastase le bibliothécaire, qui vivait dans un temps où cet usage était établi,
jugeant peut-être des usages antiques par ceux dont il était témoin, représente
Pepin prosterné devant Étienne, lui jurant obéissance, marchant à pied en
tenant les rênes du cheval du pape. Les annales de Metz, au contraire, disent que le
pape parut en suppliant, sous la cendre et le cilice ; qu'il se jeta aux pieds
du roi, et ne voulut se relever qu'après que le roi lui eut accordé sa
protection, et lui eut promis son secours. Des auteurs contemporains n'entrent
point dans tous ces détails, et disent seulement que le pape fit des présents,
-fut bien reçu, et qu'on l'assura d'un prompt secours.
Le prince Charles, fils
aîné, de Pepin-le-Bref, paraît pour la première fois dans cette occasion ; il
avait environ douze à treize ans : il alla au-devant du pape à plus de trente
lieues, et le conduisit à Pontyon, maison royale dans
le Pertois, où Pepin l'attendait.
Ce fut pendant son séjour
en France qu'Etienne III sacra et couronna, comme nous l'avons dit, Pepin
Berthe, leurs deux fils Charles et Carloman, et donna l'absolution à Pepin pour
son usurpation.
Pepin, de son côté, décidé
à tout faire pour le pape, par intérêt et par reconnaissance assembla un
parlement à Crécy-sur-Oise, pour faire résoudre la guerre contre les Lombards ;
car, il faut observer que, quelle que pût être alors l'autorité des rois sur
les peuples, et l'inclination des peuples pour les combats, la guerre ne
pouvait être résolue que dans une assemblée nationale ; c'était du moins un
usage qui tenait lieu de loi, quoique Charles Martel s'en fût souvent écarté au
grand mécontentement de la nation. En effet, une résolution si importante et
d'un si grand intérêt, soit pour tout l'État, soit pour chaque particulier,
dont elle compromet la fortune et la vie, est sans doute celle qui exige le
plus de conseil, et qui doit le moins être abandonnée aux caprices
particuliers. Pepin, attentif à se concilier les cœurs, est celui de nos rois
qui a donné le plus de part aux grands dans l'administration des affaires et
dans les délibérations concernant la guerre et la paix, sûr de se rendre le
maître de ces délibérations par les égards mêmes qu'il témoignait pour la liberté
publique. Instruit par les fautes d'un père auquel il n'avait manqué que d'être
aimé, il cherchait en tout à complaire aux grands, ainsi qu'au clergé ; mais il
savait aussi s'en faire obéir.
Etienne et Pepin virent
paraître dans cette assemblée de Crécy-sur-Oise un homme qu'ils n'attendaient
pas, et qu'ils désiraient encore moins : cet homme était un moine ; mais ce
moine était un prince, et le frère aîné de Pepin-le-Bref ; c'était ce Carloman
retiré au Mont-Cassin. Le rôle qu'il venait jouer pouvait surprendre autant que
son arrivée imprévue. Prince, il ne venait point réclamer les grandeurs qu'il
avait quittées ; moine, il venait combattre les injustices d'un pontife
ambitieux, il venait défendre un prince laïc contre Rome. Habitant du
Mont-Cassin, et par-là sujet du roi des Lombards, il venait en remplir les
devoirs, il venait plaider la cause de son souverain, qui l'en avait chargé :
il la plaida noblement, avec sagesse, avec éloquence ; il fit impression.
Astolphe avait très bien compris d'ailleurs l'effet que pourraient faire sur
les esprits la vue inopinée de ce prince, le souvenir du rang qu'on l'avait vu
tenir en France, la comparaison de son état présent avec son état passé.
Etienne III et Pepin avaient espéré que la guerre serait résolue sur-le-champ
et sans contradiction ; les grands, entraînés par les raisons de Carloman,
arrêtèrent qu'on enverrait des ambassadeurs à Astolphe, et qu'on lui offrirait
douze mille sotie d'or pour l'inviter à la paix. Pepin prit ombrage de
l'ascendant que son frère avait paru avoir dans cette occasion, et il s'en
vengea d'une manière indigne. De concert avec le pape, et afin, disait-il, que
ce sujet si zélé ne fût plus sujet que de son frère, il le fit enfermer dans
un monastère à Vienne, et ce fut aussi alors qu'il fit raser et disparaître les
enfants de Carloman. Le père mourut cette même année dans sa prison. Pepin fut
fortement soupçonné d'avoir hâté sa mort, et il avait trop mérité ce soupçon.
Le corps de Carloman fut
transféré au Mont-Cassin ; ses cendres y reposent sous le grand'autel dans une urne d'onyx, où on a mis, en 1628, l'inscription suivante, dont
l'auteur, en employant les mots de roi et de sceptre, a eu plus
d'égard à la réalité du pouvoir qu'au titre, Carloman n'ayant jamais eu le
titre de roi.
Corpus sancti Carolomani,
Regis et monachi Cassinensis ;
Quem clariorem reddidit cella, quam regia ;
Cucullus, quam purpura ;
Pedum, quam spectrum ; Obedientia, quam imperium
Pour rendre complètement
justice à Carloman, il faudrait entendre cette inscription dans un sens moins
flatteur que celui que l'auteur avait, dans l'esprit, et dire qu'en effet
Carloman était bien plus fait pour le cloître que pour la cour, pour le froc
que pour la pourpre, pour l'obéissance, que pour le commandement.
Les ambassadeurs français
trouvèrent Astolphe très disposé à la paix ; il offrait d'y faire tous les
sacrifices convenables : il se désistait de son entreprise sur Rome ; mais il
refusait, avec raison, de céder au pape la pentapole et l'exarchat de Ravenne,
conquis par les armes et le sang de ses sujets. Et en effet, il n'était pas
plus obligé de remettre au pape .ces dépouilles des hérétiques grecs, que Pepin
de remettre au pape les dépouilles des infidèles sarrasins dont son père et lui
s'étaient enrichis.
Sur ce refus si naturel,
la guerre fut résolue, après que Pepin eut envoyé, seulement pour la forme, une
seconde ambassade au roi des Lombards, afin de montrer un faux zèle pour la
paix, et parce que les grands paraissaient désirer cette démarche.
Ce fut alors que Pepin-le-Bref
et les deux princes ses enfants, créés patrices de Rome par le pape et par le
peuple romain, firent, du consentement des grands du royaume, à l'église de
Saint-Pierre, cette célèbre donation de l'exarchat et de la pentapole, qui a
donné naissance à la puissance temporelle des papes ; car la prétendue donation
faite au pape Silvestre, par l'empereur Constantin, de la ville de Rome et de
quelques provinces d'Italie, est bien reconnue aujourd'hui pour une fable,
quoique le Saint-Siège ait longtemps essayé de la faire valoir, quoique le pape
Adrien l'allègue expressément dans une lettre à Charlemagne, et qu'Hincmar en
parle dans ses œuvres comme d'un titre constant.
La donation de Pepin était
faite avant la conquête, et l'évènement pouvait répandre un assez grand
ridicule sur cette libéralité précoce : mais Pepin ne donnait que ce qu'il
pouvait livrer, et ne se vantait que de ce qu'il pouvait faire. Il passe les
Alpes, force le pas de Suse, taille en pièces l'armée des Lombards, assiège
Astolphe dans Pavie. La frayeur saisit Astolphe ; il promet tout pour se tirer
de danger, et donne toutes les assurances qu'on exige ; il livre pour otages
quarante des principaux seigneurs lombards ; consent que le pape soit mis dès
l'instant même en possession de Narni, en attendant
que l'évacuation entière de l'exarchat et de la pentapole pût s'effectuer.
Sur la foi de ces
serments, surtout de ces sûretés, et plus encore de la vengeance qu'il se
sentait en état de tirer d'Astolphe, si celui-ci osait manquer à sa parole, Pepin
crut pouvoir reprendre la-route de France, dans la crainte que les avalanches
ne fermassent le passage des Alpes ; il laissa seulement en Italie un abbé,
nommé Fulrade, pour recevoir d'Astolphe les villes de
l'exarchat et de la pentapole, et les remettre au pape. L'éloignement de Pepin
ayant permis au roi lombard de respirer ; il songea aux moyens d'éluder
l'engagement où il avait été forcé ; il différa, sous divers prétextes, la
restitution des places ; puis, s'enhardissant par degrés, et ne se bornant plus
même au refus de l'évacuation promise, il alla jusqu'à faire des courses sur le
territoire de Rome, et jusqu'à investir le pape dans cette place. Les crié
douloureux du pape se firent entendre jusqu'en France. A cette nouvelle, Pepin
avec cette célérité qui distingue les héros de sa maisons repasse les Alpes,
délivre Rome, détruit une seconde armée de Lombards, assiège de nouveau
Astolphe dans Pavie, et le presse si vivement, qu'Astolphe voyant à quel
guerrier il avait affaire, et cédant à sa destinée, prit le parti d'exécuter de
bonne foi, quoiqu'un peu lentement, un nouveau traité signé à Pavie ; traité
plus onéreux encore que le premier, et par lequel, outre l'évacuation de
l'exarchat et de la pentapole, il se reconnut vassal et tributaire de la
France. L'abbé Fulrade reçut une à une, et de loin en
loin, les clefs des places promises, et les déposa sur le tombeau de saint Pierre
; avec l'acte de la donation faite au pape par Pepin et par ses fils. Etienne I
Il ne jouit pas longtemps de cette libéralité ; il mourut dès l'année suivante.
Astolphe survécut encore
moins de temps à sa disgrâce, et Pepin, tout-puissant en Lombardie, procura, de
concert avec le pape Etienne III, qui vivait encore, la couronne à Didier, qui
avait été général des armées d'Astolphe, et dont le pape lui avait répondu,
parce que Didier avait promis de consommer la restitution commencée par
Astolphe. Les successeurs d'Etienne III sentirent aisément la nécessité de
rester attachés à Pepin.
Il devait être indifférent
à l'empereur grec que l'exarchat et la pentapole fussent dans les mains des
papes ou dans celles des Lombards, ou plutôt il devait les aimer mieux entre
les mains des papes ; c'était une barrière entre lui et les Lombards : mais
Constantin Copronyme voulut essayer si ce Pepin, si
libéral du bien d'autrui, ne pourrait pas être engagé, par des négociations et
des présents, à restituer ce même bien à l'ancien possesseur, ou à le partager
du moins entre les empereurs et les papes ; il paraît que tel était l'objet
d'une ambassade solennelle que l'empereur envoya vers ce temps à Pepin. Parmi
les présents dont les ambassadeurs étaient chargés pour le roi, on remarqua
surtout un orgue, la premier que l'on eût vu en France. Le roi en fit présent à
l'abbaye de Saint- Corneille de Compiègne.
De son côté, le pape Paul,
frère et successeur d'Etienne III, connaissant le goût de Pepin pour tout ce
qui concernait le culte et la liturgie, goût qu'on appelait alors amour
des lettres,
lui envoya des chantres de l'église romaine, pour instruire ceux du palais. Il
lui envoya aussi quelques livres recherchés alors, et une horloge d'invention
nouvelle, que les historiens appellent horloge
nocturne.
Jusque-là on ne connaissait point de manière de mesurer le temps, qui ne
dépendît du soleil ; on n'avait point d'autres horloges que les cadrans
solaires. Tout ce qu'on sait de cette nouvelle horloge, c'est qu'elle marquait
les heures la nuit comme le jour. La description qu'on nous en a laissée ne
nous apprend point d'ailleurs si c'était une horloge de sable, ou d'eau, ou à
roues. Pepin parut sensible à ces hommages que lui attiraient sa gloire et sa
puissance. Les ambassadeurs grecs surtout furent très accueillis ; mais les
empereurs n'obtinrent rien : le roi fut jaloux de faire jouir les papes du bienfait
qu'ils tenaient de sa valeur et de sa générosité.
Ces héros impétueux se
consumaient par le mouvement et la fatigue, et mouraient épuisés avant le temps
; leur activité, qui accablait leurs ennemis, les dévorait eux-mêmes. Charles
Martel mourut à cinquante ans ; Pepin-le-Bref à cinquante-trois. Pepin de Héristal, plus modéré que son fils et que son petit-fils,
et mêlant davantage le repos à Faction, paraît avoir rempli une plus longue
carrière. Charlemagne, encore plus actif que son père et son aïeul, est, comme
nous l'avons dit, le seul de nos rois, avant Louis XIV, qui ait passé soixante
et dix ans : mais il fut donné à Charlemagne d'être extraordinaire en tout ; il
avait une force de corps qui tenait du prodige, et qui le fait sortir de
l'ordre commun.
Pepin est, à regard de
Charlemagne, ce que Philippe, roi de Macédoine, avait été à l'égard
d'Alexandre. Quelque grands qu'aient été par eux-mêmes Philippe et Pepin, leur
plus beau titre de gloire est d'avoir été pères, l'un d'Alexandre, l'autre de Charlemagne
; aussi mit-on pour tout éloge sur le tombeau de
Pepin cette inscription :
Ci-gît le
père de Charlemagne.
inscription qui rappelle
ce que Cicéron a dit du père de Caton, qu'il tire son nom de son fils, comme
les autres tirent leur nom de leur père.
Pepin-le-Bref, par son
ardeur et ses talents pour la guerre, par son audace, par son activité, par le
nombre, la qualité, le succès de ses expéditions, est si semblable à Charles
Martel, qu'il est impossible de dire lequel des deux l'emporte comme guerrier
mais il était plus intéressant, plus juste, plus utile pour la religion et pour
l'État d'arrêter, au sein de la France, le torrent des Sarrasins, prêt à
inonder la chrétienté, que d'aller au-delà des Alpes écraser les Lombards, pour
enrichir des pontifes, que cette puissance Même rendit dans la suite trop
ambitieux.
Convenons cependant que
les réflexions de M. le président Hénault sur l'utilité de la puissance
temporelle des papes méritent considération.
Bien
loin,
dit cet estimable écrivain, d'être de l'avis de ceux qui ont
déclamé contre la grandeur de la cour de Rome, et qui voudraient ramener les
papes au temps où les chefs de l'église étaient réduits à la puissance
spirituelle, et à la seule autorité des clefs, je pense qu'il était nécessaire,
pour le repos général de la chrétienté, que le Saint-Siège acquît une puissance
temporelle : tout doit changer en même temps dans le monde, si l'on veut que la
même harmonie et le même ordre y subsistent. Le pape n'est plus, comme dans les
commencement, le sujet de l'empereur ; depuis que l'église s'est répandue dans
l'univers, il a à répondre à tous ceux qui y commandent, et par conséquent
aucun ne doit lui commander ; la religion ne suffit pas pour imposer à tant de
souverains, et Dieu a justement permis que le père commun des fidèles
entretînt, par son indépendance, le respect qui lui est dû : ainsi donc il est
bon que le pape ait la propriété d'une puissance temporelle, en même temps
qu'il a l'exercice de la spirituelle ; mais pourvu
qu'il ne possède la première que chez lui, et qu'il n'exerce l'autre qu'avec
les limites qui lui sont prescrites.
Nous ne prétendons rien
opposer à ce morceau, pour le moins très ingénieux, et certainement très.
pensé, nous ne prétendons pas non plus l'adopter ; nous disons seulement — et
ceci ne regarde plus l'opinion de M. le président Hénault —, que, service pour
service et exploit pour exploit, le service rendu à toute la chrétienté par
Charles Martel est préférable au service rendu aux papes seuls par
Pepin-le-Bref.
C'est sous Pepin que
l'assemblée nationale et militaire, appelée autrefois le Champ-de-Mars, parce qu'elle se
tenait le premier mars à l'ouverture de la campagne, fut remise au premier mai,
parce que la cavalerie, devenue plus nombreuse dans les armées françaises,
obligeait d'attendre une saison plus favorable pour les fourrages. Pepin. sut
éviter les fautes reprochées à son père, il daigna être plus habile, il ménagea
plus les grands, et surtout le clergé ; il n'entreprenait rien sans assembler
des parlements ; mais il fit périr Theudoalde, son
cousin-germain, pour se dispenser de lui donner un partage ; mais il est
violemment soupçonné d'avoir fait périr Carloman et Griffon son frère ; il est
convaincu d'avoir fait raser et disparaître les enfants de Carloman pour
envahir leur héritage ; il est convaincu d'avoir, par une violence odieuse,
fait pendre l'oncle du malheureux Gaïffre, pour son
attachement à son neveu. On ne trouvera rien de semblable dans la vie de
Charles Martel ; il fit des fautes contre la politique ; Pepin-le-Bref commit
des crimes politiques.
Cependant. Charles Martel est
damné ;
un dragon noir, symbole de la noirceur de son âme, habite son tombeau, tandis que
son corps est dans l'enfer, où le démon l'a transporté ; et la mémoire de
Pepin-le-Bref est en honneur dans l'église ; c'est que Charles Martel dépouillait
le clergé, et que Pepin-le-Bref l'enrichit.
Pepin voulut être enterré
à la porte de l'église de Saint-Denis, le visage contre terre, dans la
situation d'un pénitent, pour expier, quoi ? sans doute la mort de Theudoalde, de Carloman et de ses fils, de Griffon, de Rémistain, de Gaïffre ? non, mais
pour expier, dit l'abbé Suger, les usurpations de son père sur les
ecclésiastiques. C'était là le crime énorme qui épouvantait encore, et plus que
jamais, au bout de cinq siècles, et auprès duquel tous les attentats de la
politique n'étaient rien ; c'était le crime de son père que Pepin expiait à
l'heure de la mort ; il n'avait rien à expier pour lui- même ; la pentapole et
l'exarchat, donnés au pape, avaient tout purifié.
Telles étaient les mœurs
et les idées que Charlemagne trouva établies à son avènement au trône, et elles
avaient déjà fait du progrès en bien. On ne revoyait plus, depuis un certain
temps, ces violences monstrueuses des fils de Clovis, des fils de Clotaire Ier,
et de leurs femmes. L'horreur même qu'avaient causée ces violences, avait
ouvert, sous Clotaire II, un passage à des mœurs moins barbares.
Les ancêtres connus de
Charlemagne étaient sûrement bien moins féroces que les rois guerriers de la
race mérovingienne, et ce n'est pas la peine de dire qu'ils valaient mieux que
les rois fainéants qu'ils détrônèrent. Charles Martel et les deux Pepins
avaient même cette grandeur et cet éclat qui distinguent les héros ; les
conquérants mérovingiens, au contraire, n'étaient que des assassins terribles.
Les crimes de pure
férocité devenaient beaucoup plus rares ; mais on commettait encore les crimes
politiques ; on les commettait même par système, c'est la plus ancienne comme
la plus funeste des erreurs. On croit que le machiavélisme est la doctrine ou
l'erreur des siècles éclairés, on se trompe, il appartient surtout aux siècles
barbares ; c'est alors que le fort veut toujours opprimer, et le faible
toujours tromper. Les peuples barbares possèdent dans un haut degré cette vile
science de nuire, cette petite finesse stupide que l'empire de la routine,
l'impuissance d'élever son esprit jusqu'à la raison, et son cœur jusqu'à la
justice, font encore honorer du nom de politique. Quand il existera une
politique, elle sera bien simple, ce sera la justice, ou, encore mieux, la
bienfaisance, qui est la justice suprême ; car il est souverainement juste de
faire tout le bien dont on est capable. Ce bien ne sera peut-être pas rendu.
Les partisans du système de paix pensent qu'il pourra l'être, et que le bien
doit avoir la vertu d'attirer le bien, puisque le mal a celle d'attirer le mal. Ils se flattent peut-être, ou plutôt ils flattent la
nature humaine : mais supposons-la aussi ingrate qu'on voudra, du moins et à
plus forte raison est-on bien sûr que ce mal, qu'on est toujours si empressé de
faire, sera rendu au centuple. Pourquoi donc faire le mal ? Quel intérêt,
quelle politique peut prescrire le soin funeste d'assembler ainsi sur sa tête
tous les fléaux de la haine et de la vengeance ? Pourquoi saisir toutes les
occasions de nuire à ses voisins, parce qu'ils ont saisi ou qu'on prévoit
qu'ils saisiront toutes celles de nous nuire ? Eh ! consentons à donner
l'exemple, commençons l'expérience du bien ; celle du mal est faite ; nous
savons ce qu'il a produit et ce qu'il produira : disons plus ; celle du bien
même est faite. En effet, encore un coup, ouvrons nos annales ; malgré notre
système perpétuel de guerre, quiconque a voulu vivre en paix, y a vécu. Depuis
la fondation de notre monarchie, on n'avait pas encore compris que la paix pût
jamais être un état permanent. Depuis Guillaume-le-Conquérant et Philippe Ier,
on avait encore moins compris que la France pût faire une paix solide avec les
Anglais. Enfin saint Louis vint ; il voulut la paix, et la
paix avec l'Angleterre. Quel moyen employa-t-il ? la bienfaisance. Il remit aux
Anglais tout ce que le droit rigoureux de confiscation avait pu leur enlever
sans trop d'injustice, il conquit les cœurs en rendant des États. Le fruit de
cette modération sans exemple fut une paix sans exemple aussi, une paix de
trente-cinq ans entre les deux nations, une amitié sincère entre les deux rois,
non pas seulement pendant son règne, mais encore pendant le règne entier de Philippe-le-Hardi
son fils. Sous Édouard Ier et Philippe-le-Bel on reprit le système de guerre,
et il subsiste encore, parce que l'humanité n'a pas encore achevé de payer le
tribut qu'elle doit à l'erreur. Voilà ce qu'il faudra souvent redire aux hommes
avant qu'ils le comprennent, plus souvent encore avant qu'ils le croient, et
bien plus souvent encore avant qu'ils se conduisent en conséquence ; mais il ne
faut pas leur épargner la répétition de ce qui est vrai et utile, il ne faut
pas surtout craindre pour soi-même les inconvénients de cette répétition, ni
mettre son amour-propre d'auteur en jeu, quand il s'agit des droits de la
raison et des intérêts de l'humanité. Entrons dans l'histoire de Charlemagne.
FIN
DE L'INTRODUCTION.
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