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HISTOIRE DE CHARLEMAGNEIIIDes rois fainéants, et des maires du palais
LES maires du palais, dit
l'abbé Le Gendre, étaient d'abord comme les vizirs de nos premiers rois ; leur
poste n'était pas moins glissant que celui des vizirs ; ils pouvaient, comme
ceux-ci, être destitués à volonté ; ils étaient de même en butte aux intrigues
des femmes et des maîtresses : aussi voyons-nous que la liste des maires du
palais, jusqu'à Dagobert — quoiqu'on ne les connaisse pas tous —, excède
infiniment celle des rois ; ce qui devient différent depuis Dagobert, parce que
d'abord c'étaient les rois qui se jouaient des maires du palais, au lieu que
depuis Dagobert, c'étaient les maires du palais qui se jouaient de ces
fantômes, auxquels ils étaient cependant forcés de donner le titre de rois.
Ceux qui aiment à
considérer les événements dans leurs premiers principes, et dans leur source la
plus éloignée,
regardent Clotaire II, comme le premier auteur de l'énorme puissance des
maires. Pour triompher de Brunehaut et de ses enfants, pour parvenir à réunir
l'empire français, il avait fallu joindre l'intrigue à la force, il avait fallu
gagner les grands, et acheter leurs services par des complaisances. Une de ces
complaisances fut de conserver un maire du palais dans chaque royaume,
quoiqu'au moyen de la réunion il n'y eût plus qu'une cour et qu'un palais.
Par-là les maires d'Austrasie et de Bourgogne devinrent des vice rois dans
leurs départements. Ce ne fut pas tout. Il faillit encore leur accorder l'inamovibilité,
pas important pour arriver à l'hérédité et à la propriété absolue d'une place
si considérable ; et cet avantage de l'inamovibilité -fut accordé
indistinctement aux trois maires d'Austrasie, de Neustrie et de Bourgogne.
Voilà le changement introduit par Clotaire ; il ne tarda pas à en éprouver les
inconvénients. Il voulut déposer Garnier, maire de Bourgogne, pour quelque
crime d'État, réel ou supposé. Premièrement, il fut obligé d'assembler un
parlement ; sa volonté ne suffisait plus. Secondement, le succès ne répondit
point à ses vœux ; tous les grands, sentant qu'il s'agissait de leur cause,
demandèrent grâce pour Garnier, et forcèrent le roi de le laisser en place.
Dans la suite, les maires
du palais, au lieu d'être nommés par le roi, le furent par les grands :
dès-lors ils devinrent les hommes de la nation, au lieu d'être les hommes du
roi ; ils furent à-peu-près ce qu'étaient les éphores à Lacédémone, avec cette
différence, qu'à Lacédémone il s'agissait en effet des droits du peuple, au lieu
que chez les Français la nation résidait dans les grands.
La minorité de Sigebert II
et de Clovis II, tous deux fils de Dagobert, fut favorable à l'accroissement de
l'autorité des maires. Nous avons vu que Clotaire II, en cédant l'Austrasie à
Dagobert, lui avait donné pour maire du palais Pepin de Landen. Cet homme, dont
tous les historiens célèbrent à l'envi la sagesse, la vertu, la sainteté même,
fit de Dagobert un bon roi, tant que Dagobert suivit ses conseils. Lorsque
Dagobert, à son tour, céda l'Austrasie à Sigebert son fils, il fit de tout
point ce qu'on avait fait à son égard, il le mit sous la direction des plus
sages ministres. Il lui avait donné pour gouverneur Cunibert,
évêque de Cologne, comme il avait eu lui- même pour gouverneur saint Arnoul,
évêque de Metz ; et Cunibert suivit son élève en
Austrasie : mais Dagobert craignit, pour un enfant de trois ans, l'autorité que
l'expérience et les services donnaient à Pepin dans ce pays ; car des siècles
encore barbares ne sont déjà que trop capables de cette prudence machiavéliste, à qui les talents trop reconnus sont
suspects. Il retint auprès de lui Pepin, sous prétexte du besoin qu'il avait de
ses conseils, qu'il ne suivait plus guère ; il lui rendit des honneurs, pour se
dispenser de lui donner sa confiance, et il nomma maire d'Austrasie le duc
Adalgise, qu'il crut modéré. Il ne se trompa point ; car, après la mort de
Dagobert, ce duc, voyant que les vœux de tous les Austrasiens rappelaient Pepin
à la place qu'il avait occupée chez eux, il la lui remit de gré ou de
force,
disent les historiens, mais enfin sans guerre et sans combat, au lieu que nous
verrons dans la suite les divers aspirants à la mairie déchirer l'État pour
soutenir leurs prétentions.
Pepin redevenu maire
d'Austrasie sous Sigebert, servit le fils avec autant de zèle qu'il avait servi
le père ; ami de Cunibert, il partageait avec lui les
soins du gouvernement.
Clovis II resta en
Neustrie et en Bourgogne, sous la tutelle de Nantilde sa mère, femme d'une vertu éclairée, et sous celle du maire Ega, ami de Nantilde, homme comparable en tout à Pepin.
Tout promettait à la
France les plus beaux jours qu'elle eût encore vus luire. Un gouvernement sage
et doux entretenait la paix dans les deux États, et faisait disparaître tous
les inconvénients du partage : ce bonheur fut court, Ega et Pepin moururent
promptement [639].
A Ega succéda Erchinoald,
parent du roi du côté maternel, et à Pepin, Grimoald, fils indigne d'un tel
père [641]. Les grands, qui l'estimaient peu, consentirent avec peine à rendre
cette place héréditaire en sa faveur, et il n'en fut redevable qu'à la
vénération qu'on avait pour la mémoire de Pepin. Il eut quelque temps un
concurrent redoutable et plus agréable que lui aux grands, dans la personne
d'Othon, seigneur austrasien ; il s'en délivra, en le faisant assassiner par Leuthaire, duc des Allemands.
Sigebert mourut à vingt-un
ans [650]. C'était, dit l'abbé Le Gendre, un véritable Israélite, dans
lequel il n'y n avait nulle malice. Il donna tant aux moines, que la nation le força
de révoquer ses dons, quoique faits à des moines. Les moines en ont fait un
saint ; du moins il était humain, et il eût été pacifique, si l'on en juge par
les larmes amères qu'on le vit répandre sur le sort de ses sujets tués à ses
yeux, dans un combat désavantageux qu'on le força de livrer contre Raoul, duc
de Thuringe, qui avait secoué le joug. Le duc de Berri, frère de Louis XI,
donna, dans une pareille occasion, les mêmes marques d'attendrissement et de
douleur. Les historiens, quand ils rencontrent de ces traits de sensibilité, ne
.manquent jamais de les représenter comme des traits de faiblesse, et de les condamner,
au lieu de se plaindre d'en trouver si rarement. Xerxès pleura de la seule
idée, que de son innombrable armée il ne resterait rien dans cent ans ; ce
sentiment était beau, mais il fallait ne pas faire la guerre.
Sigebert laissa un fils
presque au berceau, nommé Dagobert, qui porta environ un an et demi le titre de
roi. Sigebert en avait donné la tutelle à son maire Grimoald. Celui-ci répondit
mal et au choix des grands et à la confiance de son maître ; il s'égara dans
des projets ambitieux. Ayant vu la mairie passer du père au fils dans sa
personne, il crut que le temps était venu de mettre aussi la royauté dans sa
maison ; il se trompait ; il ne savait pas que les noms imposent encore aux
peuples longtemps après que les choses n'existent plus ; les rois n'étaient
rien, les maires étaient tout ; ils décidaient de la paix et de la guerre : les
armées, les trésors de l'État étaient dans leurs mains ; les ducs leur étaient
soumis, ils disposaient des grâces, ils disposaient même du trône ; mais sous
la condition d'y faire asseoir un prince issu de Clovis de mâle en mâle : ils
faisaient tout, ils pouvaient tout ; mais il fallait que tout fût fait sous le
nom de ce fantôme couronné, qu'ils pouvaient choisir, mais qu'ils étaient
obligés de créer, et qu'ils ne pouvaient dépouiller de ce vain titre de roi.
Grimoald ne comprit qu'une partie de cette vérité ; il n'osa pas prendre pour
lui la couronne d'Austrasie, mais il crut pouvoir la mettre sur la tête de
Childebert son fils, en publiant qu'il avait été adopté par Sigebert. Cette
fable était assez mal ourdie. En supposant que l'adoption pût avoir chez les
Francs les mêmes effets que chez les Romains ; en supposant qu'un roi pût
intervertir l'ordre de la succession ; comment concevoir que Sigebert, au
préjudice de ses parents, eût appelé au trône un homme étranger à la race de Clovis
? L'invraisemblance de cette chimérique adoption n'arrêta point Grimbald ; et quand il crut avoir tout préparé, fit tondre
Dagobert II par un autre traître, nommé Didon, évêque de Poitiers, et le fit
transporter, par cet évêque, en Irlande, où cet enfant fut longtemps oublié. Du
même temps il répandit le bruit que Dagobert II était mort ; il lui fit faire
de magnifiques funérailles, et fit proclamer Childebert son fils, comme ayant
été adopté par Sigebert. Quelques auteurs prétendent même que Grimoald,
pour assurer l'exécution de son projet, avait empoisonné Sigebert ; et sa
conduite ne démentit pas ce soupçon.
Quoi qu'il en soit,
Grimoald n'avait travaillé que pour le roi de Neustrie, et ne recueillit point
le fruit de son crime : les Austrasiens soulevés le firent prisonnier avec son
fils, et les envoyèrent l'un et l'autre à Clovis : depuis ce temps ils ne
reparurent plus [653].
La Neustrie était toujours
assez tranquille.
Depuis la mort de ce
Garnier, que Clotaire II n'avait pu faire déposer, il n'y avait point eu de
maire du palais en Bourgogne, et il n'était pas à propos qu'il y en eût ; ce
royaume devenait une dépendance de la Neustrie, et la France avait une division
de moins. Nantilde fit revivre la mairie de
Bourgogne, en faveur de Flaochat son parent ; les
grands de ce royaume l'élurent, avec beaucoup de répugnance, à la
recommandation très pressante de cette princesse. Le seul usage connu que Flaochat fit de sa puissance, fut d'attaquer, à main armée, Guillebaud, duc des Transjurains,
son ennemi, dans le logement qu'il occupait à Autun, où se tenait alors une
assemblée des grands [642] : Guillebaud fut forcé et
tué, sa dépouille abandonnée aux soldats ; mais du moins Flaochat ne put jouir de son crime, la fièvre l'emporta quelques jours après, au moment
où les grands indignés s'armaient pour le punir : Nantilde était morte avant lui.
Par la mort de Sigebert
II, et l'exil de Dagobert II son fils, Clovis II était devenu seul roi dans les
trois royaumes. Par la mort de Grimoald et de Flaochat,
Erchinoald était aussi devenu seul maire. Ce ministre, dont les historiens ont
dit beaucoup de bien et beaucoup de mal, sans que ni l'un ni l'autre soit
justifié par les faits, rendit un Grand service à l'État, lorsqu'il fit épouser
à son Maître — si ce titre était encore fait pour les rois — une esclave qu'il
avait achetée de quelques pirates. Cette esclave, c'est la fameuse Bathilde ;
les historiens la représentent comme une femme d'une beauté parfaite, et sa
moindre perfection était d'être belle. Elle était née en Angleterre ; et quand
elle fut reine, des flatteurs publièrent qu'elle descendait de quelqu'un des
princes de l'heptarchie. On le crut, dit un historien, parce
qu'on l'aimait.
Ajoutons qu'en ne le croyant pas on ne lui ôtoit rien, et que Bathilde devoir tout à elle-même.
Elle fut mère de trois
princes, que nous verrons régner après Clovis II, et comme lui, c'est-à-dire
occuper le trône sans prendre part à rien, marquer de leurs noms les
événements' et les dates, être inutiles à la patrie, et bons tout au plus à
fixer la chronologie, qui même a beaucoup souffert de l'obscurité dans laquelle
ils ont vécu.
On ne connaît que trois
actions dans la vie de Clovis II ; l'une, plutôt mauvaise que bonne, a été
extrêmement louée ; l'autre, vertueuse, a été extrêmement blâmée ; une autre,
à-peu-près indifférente, a été aussi blâmée que si c'eut été une action
vertueuse.
La première, est qu'il fit
exempter l'abbaye de Saint-Denis de la juridiction de l'ordinaire. Pourquoi
intervertir l'ordre, et détruire la hiérarchie ?
La seconde, est que dans
une famine il prit, pour nourrir les pauvres, l'argenterie que son père et lui
avaient donnée à l'église de Saint-Denis [645] ; c'était un devoir ; on lui en
a fait un crime.
La troisième, est qu'il
fit transporter dans son oratoire un bras de saint Denis ; c'était l'effet
d'une dévotion bien ou mal entendue, et le principe, de cette action devait
plaire aux moines ; mais ce bras leur était plus utile dans leur église que
dans l'oratoire du prince ; ils publièrent qu'en punition de cette profanation
Clovis était mort fou [655] ; il mourut imbécile, comme il avait vécu, et
consumé par les voluptés, avant l'âge où les anciens Germains et Gaulois se permettaient
de les connaître1.
Il y avait toujours dans
la constitution de l'empire, français deux principes contradictoires, quoique
l'un rendît l'autre nécessaire ; c'étaient d'un côté l'esprit de guerre et de
conquête, qui tendait à reculer les limites de la France, et à rendre ses
voisins vassaux ou tributaires ; de l'autre, l'usage des partages, qui
affaiblissait et bornait cette puissance en la divisant, et qui était cependant
devenu nécessaire pour défendre, et gouverner un si vaste royaume : ce n'est pas
que l'usage des partages n'eut précédé les grands accroissements de cet empire
; mais ce n'était d'abord que l'exercice du droit naturel, qui appelle tous les
enfants au ; partage égal de la succession paternelle. ; au lieu que dans la
suite, les partages furent un arrangement avoué par la politique, exigé par les
conjonctures, et qui eut lieu même du père au fils. C'est ainsi que Clotaire II
fut déterminé à céder l'Austrasie à Dagobert son fils, et que Dagobert fut
forcé de la céder aussi à son fils Sigebert. Les accroissements de la France
rendaient ces partages nécessaires ; mais ces mêmes partages étaient un abus
funeste qui entraînait des guerres civiles. Le vrai remède, dont on ne s'est
servi que longtemps après, était que la France fût renfermée dans les bornes
que la nature semble lui avoir prescrites, en l'environnant de mers, de
montagnes et de grands fleuves, et qu'il n'y eût point de partages, qu'il n'y
eût qu'un roi et qu'un peuple. Mais dans le temps dont nous parlons, outre
l'accroissement excessif de la France, une autre cause encore rendait les
partages nécessaires : cette cause, c'était non seulement l'usage passé en
force de loi, de faire de semblables partages, mais encore une disposition particulière
que cet usage avait fait naître dans les esprits. Je m'explique. Quand deux ou
plusieurs États, d'une force et d'une puissance à-peu-près égales, ont une fois
été séparés, chacun d'eux conserve un esprit d'indépendance, qui s'oppose à la
réunion, dont l'effet naturel serait d'asservir un des États à l'autre. L'État
réunissant a toujours sur l'État réuni une supériorité marquée ; que celui-ci
ne veut point reconnaître. Ainsi, quoique l'Austrasie eût été le partage de
l'aîné des enfants de Clovis Ier, cependant comme Clotaire Ier Clotaire II et
Clovis II, qui tous avaient réuni l'empire français, avaient tous été rois de
Neustrie, l'Austrasie, pendant les époques de réunion, avait toujours paru
subordonnée à la Neustrie ; elle avait d'ailleurs l'exemple du royaume de
Bourgogne, qui, pour avoir été longtemps uni à la Neustrie, en était devenu en
quelque sorte une dépendance. L'Austrasie en craignait autant pour elle : delà
un tel refroidissement de zèle de la part des Austrasiens, qu'on pouvait à
peine compter sur eux pour repousser les attaques perpétuelles de tant de
vassaux mal soumis, de tributaires indociles, et de voisins turbulents : de là
ce désir perpétuel que montraient les Austrasiens d'avoir un rai particulier :
de là leur indifférence sur les courses des Esclavons et des Saxons, jusqu'à ce
qu'on eût donné à l'Austrasie un roi particulier. Ce roi — Sigebert — était un
enfant de trois ans ; c'était le fils du roi de Neustrie ; mais il portait le
titre de roi d'Austrasie, et dès-lors les Austrasiens ne se croyaient plus
dépendants de la Neustrie. La division de la France en Austrasie et Neustrie
était donc alors un mal inévitable : mais c'était un mal, on le sentait, et on
voulait ne diviser la France que le moins qu'il serait possible. Clovis II laissait
trois fils ; Dagobert III, Childéric, et Thierry, Les partages semblaient tout
faits d'après les exemples précédents. L'un devait avoir la Neustrie, l'autre
l'Austrasie, le troisième la Bourgogne : mais, comme nous l'avons dit, la
Bourgogne, par succession de temps, s'était tellement unie et incorporée avec
la Neustrie., qu'on ne jugea pas à propos de l'en détacher de nouveau. Clotaire
III eut donc la Neustrie avec la Bourgogne ; Childéric l'Austrasie ; et Thierry
fut le premier exemple d'un descendant de Clovis, qui n'eût eu aucune part à la
succession paternelle, car Dagobert n'avait pas osé pousser l'injustice envers Aribert son frère, jusqu'à lui refuser tout partage ; il
lui en avait donné un qui pouvait du moins, comporter, le titre de roi. Thierry
au contraire fut pleinement déshérité.
Il arriva dans la famille
de Clovis n ce qu'on vit arriver depuis en Angleterre dans la famille de
Guillaume-le-Conquérant. Thierry, le seul qui n'eût point eu de partage, réunit
dans la suite tout le royaume. De même, parmi les trois fils de
Guillaume-le-Conquérant, Robert eut les provinces
françaises, Guillaume-le-Roux, l'Angleterre, et Henri Ier n'eut point d'États,
mais il fut le seul qui les réunit tous dans la suite.
Pour voir ce qu'étaient
les rois alors, il faut voir ce qu'ont été leurs maires.
Erchinoald étant mort, le
maire de Neustrie fut ce terrible Ébroïn, guerrier violent, ministre perfide,
despote cruel, en faveur duquel, malgré les éloges qui lui ont été prodigués
par quelques écrivains de son parti, nous ne trouvons qu'une chose à dire,
c'est que saint Ouen fut son ami. Mais il persécuta d'autres saints ; et ce
n'est pas sans quelque peine qu'on voit les saints mêmes, entraînés par les
intérêts du siècle, se réunir trop peu pour l'intérêt public. Dans la moitié
des vies des saints, principaux monuments historiques de ces temps, on trouve
Ébroïn scandaleusement exalté comme un héros ; et dans l'autre moitié,
justement décrié comme un méchant : une nouvelle église fondée, une ancienne
église négligée décidaient trop alors de la louange et du blâme. On ne peut
refuser à Ébroïn ce qu'on appelait alors du talent, c'est-à-dire, quelque
science dans l'art de nuire, une activité redoutable, une valeur toujours
funeste, le secret de faire tomber ses ennemis dans des pièges grossiers, qui,
selon l'usage, finirent par se tourner contre lui.
Ulfoade fut maire plus
paisible de l'Austrasie. L'enfance des princes, dont l'aîné avait à peine cinq
ans, le second T'au& et dont le troisième était au berceau, fut encore une
circonstance favorable à l'accroissement de la puissance des maires ; mais elle
fut balancée par une autre circonstance, je veux dire le changement de maires,
arrivé en même temps que le changement de règne. Les nouveaux maires ayant à
gagner les esprits, et à établir leur autorité, furent obligés d'avoir ou de
feindre les plus grands égards pour Bathilde, qui joignait à l'autorité de
tutrice de ses fils et de régente du royaume celle que donnent les charmes et
les vertus. Quant à l'Austrasie, toujours jalouse, comme nous l'avons dit, de
son indépendance, et flattée d'avoir sa cour particulière, elle se chargea de
l'enfance de Childéric ; et Ulfoade n'eut à ménager
que les grands : mais dans l'Austrasie, Clotaire était sous la tutelle de sa
mère, et les talents et les vertus de Bathilde servirent quelque temps de
contrepoids aux vices encore cachés d'Ébroïn. Le gouvernement de Bathilde,
toujours juste et doux, et — ce qui ne pouvait être que l'ouvrage d'une femme —
toujours pacifique et au-dedans et au-dehors, est marqué par des réformes
heureuses.
On avait laissé subsister
entre les Gaulois ou Romains, et les Francs leurs vainqueurs, des distinctions
fâcheuses pour les premiers [655] ; la politique ne savait point alors unir les
peuples, et former de tous les citoyens d'un même empire une seule famille. Une
de ces distinctions était qu'on assujettissait les Gaulois à une capitation si
dure, que les enfants — qui aggravaient ce joug, parce qu'il fallait le porter
pour eux —, étant devenus un fardeau insupportable, on se privait des douceurs
du mariage, ou l'on vendait à vil prix ces enfants à des Juifs, qui allaient
les revendre chèrement dans d'autres pays. Bathilde défendit, sous des peines
rigoureuses, aux Gaulois et aux Juifs, cet infâme commerce, et bien des
gouvernements s'en seraient tenus là Bathilde alla plus loin ; remontant à la
source du mal, elle abolit cet impôt, qui rendait une partie de la nation
jalouse et ennemie de l'autre ; impôt d'ailleurs toujours onéreux par
l'arbitraire, et par le défaut de base pour asseoir une répartition juste.
La piété tournoi la
principale attention de Bathilde vers le gouvernement des affaires
ecclésiastiques ; les rois, soit qu'ils nommassent directement aux bénéfices,
comme le prétendent plusieurs auteurs, soit qu'ils ne fissent que diriger les
élections par leur influence, avaient fait, de cette nomination, une affaire de
finance ; ils vendaient les évêchés, et les évêques revendaient
en détail ce qu'ils avaient acheté en gros [656, 657]. Bathilde,
toujours disposée à prendre sur le fisc pour tous les retranchements que le bon
ordre exigeait, fit encore cesser ce commerce, et ne souffrit plus que la
simonie et la vénalité souillassent un ministère essentiellement pur et saint.
Un siècle ne conçoit point
les erreurs d'un autre siècle ; des abus qui ne subsistent plus, paraissent
toujours si énormes, qu'on s'étonne qu'ils aient pu avoir lieu, et qu'on
n'admire pas assez le courage de ceux qui les ont réformés ; c'est aux hommes
d'État, qui, dans des siècles plus éclairés, ont tenté de faire quelque bien,
ou d'empêcher quelque mal, c'est à eux à juger si c'est une chose facile, même
sous les meilleurs rois ; souvent toutes les lumières d'un siècle éclairé
aboutissent à reconnaître que la barbarie est, dans tous les temps, une maladie
presque incurable.
Bathilde fonda l'abbaye de
Chelles pour les filles, et celle de Corbie pour les hommes : on lui a reproché
d'avoir fait trop de bien aux moines : mais on ne considère pas que les moines,
occupés alors à défricher les terres, à nourrir les pauvres, à cultiver les
lettres, étaient les meilleurs des hommes ; que dans ces siècles de guerres et
de violence ils recueillaient au fond de leurs retraites le peu de paix qui
restait sur la terre ; qu'enfin, par leurs travaux et par leurs vertus, ils
étaient clignes de tonte la faveur des rois, et de toute la bienveillance des
peuples.
Bathilde eut pour amis
deux évêques ; saint Léger, qu'elle fit évêque d'Autun ; et Sigebrand,
moins digne de sa confiance que le premier, et qui ne fut pas choisi avec assez
de circonspection [664]. On ignore quel était son siège ; mais il paraît qu'il
n'aurait d n’être ni évêque ni ministre. Ses mœurs pouvaient éveiller la
médisance, et autoriser les soupçons sur une reine encore jeune et belle, et le
faste qu'il mettait à sa faveur, augmentait encore cet inconvénient ; aussi la
calomnie n'a-t-elle point épargné Bathilde, qui, trop sensible pour son repos à
cette injustice, n'y opposa pourtant que la patience et les larmes. L'orgueil
de Sigebrand voulut écraser l'orgueil des grands ;
les grands le firent assassiner : on croit que ce fut l'effet d'une intrigue
tramée sourdement par Ébroïn, qui voulait donner des dégoûts à Bathilde, pour
réunir toute l'autorité. Son artifice réussit. Bathilde, fatiguée de la
perversité des hommes, se hâta de se consacrer à Dieu ; elle en avait formé
depuis longtemps le projet. Son âme douce, et exempte d'ambition, avait
toujours soupiré pour la retraite ; elle enviait la paix qu'elle avait procurée
à tant de cénobites dans les saints asiles élevés par ses soins ; mais elle
n'avait voulu quitter la cour que quand ses enfants et ses peuples n'auraient
plus besoin d'elle. L'insulte qu'on lui fit dans la personne d'un homme honoré
de sa confiance, les calomnies semées avec art contre elle-même par Ébroïn, lui
firent devancer le temps qu'elle s'était prescrit. Quelques auteurs insinuent
que sa retraite ne fut pas volontaire, qu'elle ne fit que céder aux instances
insolentes des grands, soulevés contre elle par Ébroïn. Si le fait est vrai,
ces in, dociles sujets étaient bien peu dignes du bonheur dont ils avaient joui
sous ses lois. Quoi qu'il en soit, elle prit le voile à Chelles, et fut
l'édification du cloître, après avoir été l'exemple du monde [665].
Aussitôt que, par la
retraite de la reine, Ébroïn se vit le maître des affaires, son masque tomba,
ses vices éclatèrent, son gouvernement fut un tissu d'injustices et de
violences ; rien ne pouvait assouvir son avarice ; les biens, la vie même des
plus grands seigneurs, n'étaient pas en sûreté : pour toute expiation de ses
crimes, il prenait sur la dépouille de ses victimes de quoi faire bâtir
quelques églises ; ce qui l'a fait louer par quelques moines. L'assassinat de Sigebrand l'avait délivré d'un rival d'ambition, vicieux
comme lui ; il retrouva dans saint Léger un nouveau rival, d'autant plus
redoutable qu'il était vertueux.
Paul Diacre dit que, vers
ce temps, les Français firent une irruption en Italie ; qu'ils se laissèrent
surprendre par Grimoald roi des Lombards, auprès de la ville d'Asti ; que ce
prince en fit un si grand carnage, qu'à peine en resta-t-il quelques-uns qui
pussent porter dans leur patrie la nouvelle de ce désastre. Aucun des
historiens de France n'a parlé de cette déroute d'Asti, qui serait un des plus
funestes échecs que les Français eussent essuyés, si elle était réelle.
L'autorité de Paul Diacre étant seule, n'est pas suffisante pour établir ce
fait ; et Sigonius qui ne cite f)oint ses autorités,
mais qui, n'en ayant pas d'autre sur ce point que celle de Paul Diacre, dit
cependant beaucoup de choses que Paul Diacre n'a point dites ; Sigonius qui parle du roi de France, comme s'il n'y en
avait eu qu'un seul alors, ne paraît pas assez instruit en cet endroit des
affaires de la France, pour faire autorité. Au reste, comme d'après les calculs
les plus raisonnables, cet événement, s'il était vrai, se rapporterait à
l'année 663, c'était Clotaire III qui était alors roi de Neustrie et de
Bourgogne, et Childéric II, qui était roi d'Austrasie. Si l'un des deux a fait
ou fait faire la guerre en Italie, ce doit être le roi de Neustrie et de
Bourgogne. Clotaire, qui était ce roi, avait douze à treize ans, et Childéric
onze à douze ; c'étaient Ébroïn et Ulfoade, leurs
maires du Palais, qui gouvernaient, surtout pour les affaires de la guerre.
Clotaire III mourut sans
enfants, Childéric régnant en Austrasie [668], c'était, par les raisons que
nous avons dites, un titre d'exclusion à l'égard de la Neustrie, et le moment
semblait être arrivé de rendre à Thierry, le partage dont il avait été privé ;
c'était le suffrage des grands de Neustrie qui devait décider entre ces deux
princes. Ébroïn.se rendit justice sur, la haine qu'il avait méritée ; il sentit
que, si .les grands élisaient un roi, ils pourraient bien en même temps élire
un nouveau maire., moins violent et moins injuste ; il résolut de les prévenir,
de créer un roi qui n'eût obligation qu'à lui de la, couronne, et qui ne pût la
conserver que par lui : il fit proclamer Thierry de son autorité particulière,
et sans consulter les grands ; nouveauté hardie, et qu'il n'était pas encore
temps de risquer.
L'évêque d'Autun rassemble
les grands ; il leur, demande si les Francs sont devenus sans retour les
esclaves d'Ébroïn ; si les grands et les évêques ne sont plus rien dans l'État
; s'il ne leur reste plus qu'à baiser, en tremblant, une main teinte de leur
sang et chargée de leurs dépouilles. A sa voix, les grands, le peuple, tous se
soulèvent contre Ébroïn ; ils vont chercher Childéric en Austrasie, et
réunissent les trois royaumes sous sa domination [669]. Ébroïn, abandonné de
tout le monde, n'a plus pour refuge, dit Mézeray, que la corne d'un autel : on
voulait le faire périr, et c'était le vœu général ; mais on en usa envers lui
comme quelques philosophes ont proposé d'en user à l'égard des criminels ; on
lui laissa la vie pour qu'il fût plus longtemps et plus rigoureusement puni ;
on le tondit, on le fit moine dans le monastère de Luxeuil, on espéra qu'il
mourrait lentement dans le désespoir de l'ambition trompée et de l'orgueil humilié.
Thierry fut aussi tondu ; on le mit, mais en dépôt seulement, dans l'abbaye de
Saint-Denis, comme en Turquie on enferme les frères du sultan, en leur
permettant de vivre jusqu'à ce que le sultan ait des fils. On conservait la
race de Clovis, comme on tâche de conserver la race ottomane, en craignant
également, et qu'elle ne s'éteigne, et qu'elle ne s'étende. C'était pour la
seconde fois que Thierry était frustré de ses droits.
Childéric devait tout au
choix libre des Neustriens ; ils crurent pouvoir mettre à leur bienfait
quelques conditions ; ils étaient d'accord avec les Austrasiens pour empêcher
la réunion, et par des raisons semblables. Jusque-là c'étaient des rois
neustriens qui avaient réuni l'Austrasie, et il en avait résulté une .sorte de
dépendance de l'Austrasie à l'égard de la Neustrie ; cette fois c'était un roi
austrasien qui réunissait la Neustrie, et il pouvait en résulter pour celle-ci
le même inconvénient : on n'était point alarmé de voir la monarchie réunie sous
le nom d'un seul roi, on savait que cette réunion ne serait que de nom, et
n'aurait rien de réel, tant que l'autorité, qui était dans la main des maires,
ne serait point réunie. On fit donc jurer à Childéric qu'il y aurait dans
chaque royaume un maire de la nation, et qu'il y en aurait même un dans la
Bourgogne qui apparemment réclama, comme les autres, son ancienne indépendance.
Childéric promit tout, n'exécuta rien ; Ulfoade resta
seul maire des trois royaumes [670], et la faveur de Childéric fut partagée,
entre lui et saint Léger, à qui Childéric devait la Neustrie et la Bourgogne.
Saint Léger avait une
inflexibilité de caractère, qui plaît rarement aux rois, et qui déplaît
toujours aux courtisans. Ayant de bonnes intentions, dit l'abbé Le
Gendre, il croyait que son sentiment était toujours le
meilleur.
Il tomba dans la disgrâce de Childéric. On avait persuadé à ce prince qu'en
effet Léger avait formé une conspiration contre lui avec un Hector, patrice de
Marseille, que Léger appuyait de son crédit dans un procès que ce patrice avait
contre saint Prix, évêque de Clermont. Les évêques alors invitaient les rois à
passer les fêtes de Pâques dans leur église ; c'était une marque de faveur pour
l'évêque qui obtenait la préférence : elle était due à saint Léger ; mais ce
fût la dernière marque-de faveur qu'il obtint. Les soupçons du roi augmentant
par les intrigues des courtisans, le roi n'osa passer, selon l'usage, la nuit
de Pâques dans la cathédrale ; il le passa dans l'église de Saint-Symphorien
d'Autun, où il communia de la main de saint Prix : le lendemain il
ne vint à la cathédrale que pour insulter et menacer l'évêque d'Autun, au grand
scandale du peuple et du clergé. Saint Léger eut un moment de faiblesse, dont
on abusa cruellement contre lui. Effrayé de la fureur du roi, entraîné par des
conseils peut-être perfides, il prit la fuite avec ce même patrice de Marseille
qu'on accusait d'être son complice. Cette démarche inconsidérée fut regardée
comme un aveu tacite du crime qu'on lui imputait : on courut après les deux
fugitifs ; le patrice fut tué ; l'évêque fut ramené [671] ; on le punit, comme
Ébroïn, d'un supplice plus cruel que la mort ; on l'enferma dans l'abbaye de
Luxeuil avec ce même Ébroïn, son ennemi. Le loup et
la brebis,
dit Mézeray, vécurent ensemble sous un même toit. Ils se réconcilièrent ;
que pouvaient-ils faire de mieux ? Saint Léger pardonna au cruel Ébroïn tous
ses crimes ; Ébroïn ne pardonna pas de même à saint Léger ses vertus.
Les violences d'Ébroïn
avaient fait regretter Bathilde ; celles de Childéric firent regretter saint
Léger. Privé des conseils de ce saint évêque, Childéric se livra tout entier à
ses vices, il devint vil et féroce [673]. Un des plus grands seigneurs du
royaume, nommé Bodillon, ayant fait quelques
remontrances sur un impôt très onéreux que Childéric voulait établir,
Childéric, indigné qu'on osât le contredire, fit arrêter Bodillon par ses gardes ; le fit attacher à un poteau, et battre de verges en sa
présence. Si les rois exerçaient alors des actes de despotisme, comme ont fait
depuis les sultans, ils en étaient punis comme les sultans. Les grands révoltés
invitèrent eux-mêmes Bodillon à venger un affront qui
rejaillissait sur eux ; Bodillon assassina Childéric,
à la chasse, et courut au palais plonger la même épée dans le sein de la reine Bilechilde sa femme, grosse alors, et dans celui d'un fils
de Childéric, encore enfant. Vengeance exécrable ! effrayante leçon !
Vers le même temps régnait
en France un prince qui a été, pendant plus de mille ans, ignoré de tous les
historiens. On lisait dans Paul Diacre que Grimoald, usurpateur célèbre du
trône des Lombards, qui a exercé, quoique sans succès, le génie de Corneille
dans Pertharite, avait fait alliance avec Dagobert, roi de France. Cette
alliance est le dernier événement du règne, de Grimoald, et précède de fort
peu, sa mort, qui arriva en 671. On demandait quel était ce Dagobert, qui
régnait en France, vers l'an 671 ?
Ce n'était point Dagobert
Ier, fils de Clotaire II, puisqu'il était mort, selon l'opinion la plus
commune, en 643, et même, selon quelques auteurs, dès 639.
Ce n'est point non plus
celui qu'on appelle assez communément Dagobert II, dit le Jeune, et qu'on doit
appeler Dagobert III ; celui-ci, qui était fils de Childéric, n'a commencé à
régner qu'en 711.
On ne croyait pas davantage
que ce pût être ce Dagobert II, fils de Sigebert II, et petit-fils de Dagobert
Ier, que le perfide Grimoald, maire du palais d'Austrasie, avait fait
transporter en Irlande. De ce moment, Dagobert II était entièrement oublié dans
nos annales ; il n'en était plus parlé, ni dans Frédégaire, ni dans aucun autre
ancien chroniqueur ou historien de France. On avait donc conclu, pendant une
longue suite de siècles gite Paul Diacre s'était trompé dans l'endroit dont il
s'agit, et qu'au lieu de Dagobert il fallait lire ou Clotaire III — ce qui ne
peut pas être non plus, puisque Clotaire III mourut en 668 —, ou Childéric II,
qui véritablement régnait en 671, temps de la mort du roi des Lombards,
Grimoald, et quelques années auparavant.
Des découvertes modernes
ont justifié Paul Diacre. Adrien de Valois est le premier parmi les Français,
et Bollandiste Henschenius parmi les étrangers, qui
aient vu et fait connaître que Dagobert II, parvenu à l'âge de régner par lui-même,
avait été rétabli par les Austrasiens dans une partie de son royaume : ils se
fondent l'un et l'autre sur trois autorités ; celle de Guillaume de Malmesbury
; Celle d'un auteur anonyme de la vie de Sainte Salaberge,
et celle d'un autre auteur anonyme qui a écrit la vie de Memmius,
évêque de Châlons. A ces autorités, dom Mabillon en ajoute deux autres ;
savoir, le poète Fridgod, qui a écrit en vers la vie
de saint Wilfrid, premier évêque d'Yorck, et un autre
historien du même saint Wilfrid, nommé Eadmer.
Mais il restait encore à
connaître un autre historien de Saint Wilfrid, contemporain et disciple de cet
évêque, et qui a été la source où ont puisé Fridgod, Eadmer, et Guillaume de Malmesbury. Cet autre historien se
nomme Eddius. Dom Mabillon s'applaudit d'être
parvenu, après beaucoup de peine, à faire venir d'Angleterre l'ouvrage de cet
auteur. Saint Wilfrid, dont Eddius et après lui Fridgod, ainsi que Eadmer, ont
écrit la vie, avait connu Dagobert en friande, l'avait fait passer en
Angleterre, et n'avait pas peu contribué à son rappel et à son retour en
France. Dagobert avait conservé le souvenir de saint Wilfrid : cet évêque,
persécuté dans son pays, trouva un asile auprès de lui ; Dagobert offrit à son
ami l'évêché de Strasbourg ; et sur le refus de Wilfrid, qui augmenta l'estime
du roi pour lui, Dagobert le combla de présents et de bienfaits. C'est par
cette liaison de saint Wilfrid avec Dagobert II, que les historiens de saint
Wilfrid deviennent des autorités pour l'histoire de Dagobert.
Paul Diacre étant donc
ainsi justifié par leur témoignage, devient lui-même, aux yeux de dom Mabillon,
une autorité pour fixer le temps où Dagobert II régnait, pour la seconde fois,
en Austrasie. Puisque Grimoald, roi des Lombards, mort en 671, avait fait un
traité avec lui, Dagobert était donc rétabli dès 671 ou 670 : ainsi Adrien de Valois
a eu tort de croire qu'il ne fut rétabli qu'après la mort de Childéric II, qui
n'arriva qu'en 673. Ce qui a trompé Adrien de Valois, c'est que Childéric Il a
toujours régné en Austrasie, et que, dès 669 ou 670, il avait même réuni tout
l'empire français : mais ce qui résout ces difficultés, c'est que Dagobert
régna seulement dans une partie de l'Austrasie ; savoir, dans l'Alsace et sur
les bords du Rhin, soit que Childéric, qui conservait tout le reste de
l'Austrasie, n'eût pu l'empêcher de régner dans cette partie, ni lui enlever la
faveur des peuples qui l'avaient rappelé, soit qu'Innichilde mère de Dagobert II, et qui, selon tous les historiens, avait beaucoup de
crédit sur l'esprit de Childéric II, en eût eu assez pour le faire consentir à
ce démembrement de l'Austrasie en faveur de son fils.
Tout ce qu'on sait encore
du même Dagobert, et toujours par les mêmes auteurs, c'est qu'il fit beaucoup
de fondations pieuses ; qu'il eut un fils, nommé Sigebert, mort avant lui, et
quatre filles, dont deux sont reconnues pour saintes ; qu'il fut tué vers l'an
68o, dans une sédition dont on ne sait ni les auteurs, ni les causes, ni les
circonstances ; et qu'il est révéré comme martyr à Stenay, jusqu'où s'étendait
vraisemblablement son royaume. On appelait martyrs alors, tous ceux qui, ayant
fait du bien à l'église, mouraient assassinés pour quelque cause que ce pût
être.
Voici donc encore deux
rois assassinés à six ou sept ans l'un de l'autre, Childéric et Dagobert II.
Un interrègne, par
conséquent l'anarchie, suivit la mort de Childéric ; les grands étendirent leur
vengeance sur leurs ennemis, et l'État fut en combustion. Le besoin de la paix
se fait sentir aux hommes, au milieu de cette rage qui les pousse' en tout
temps à la guerre : pour redevenir libres, il fallut rentrer sous l'empire d'un
maître. Thierry était naturellement ce maître ; les grands de Neustrie et de
Bourgogne le tirèrent de sa retraite, et lui donnèrent pour maire du palais Leudesie, fils d'Erchinoald [674]. Leudesie, dit l'abbé Le Gendre, était
un bon homme, et les temps étaient difficiles. La mort de Childéric
avait été le signal de beaucoup d'autres révolutions. Au bruit de cette mort, Ulfoade, son maire du palais, et qui l'avait été sous lui
des trois royaumes, s'était enfui dans l'Austrasie, sa patrie ; Ébroïn et saint
Léger étaient sortis de leur cloître ; Ébroïn, au grand scandale dû peuple, pour qui un moine, quittant son habit, était un
spectacle nouveau et indécent. Aussitôt qu'ils furent rentrés dans le siècle,
la trêve qu'ils avaient faite fut rompue, et l'on vit recommencer ce combat
éternel du vice et de la vertu. Ébroïn voulait régner, à quelque prix, à
quelque titre que ce pût être ; saint Léger voulait préserver la nation du
malheur d'être gouvernée par un tel homme. Ils se rencontrèrent en pleine
campagne, et saint Léger allait être immolé par son furieux rival, si saint
Genès, archevêque de Lyon, ne fût survenu à propos avec une troupe de gens
armés, à laquelle Ébroïn n'était pas pour lors en état de résister ; car
l'esprit de guerre était alors si universel, qu'on voyait les plus saints
personnages et les évêques les plus réguliers lever des troupes pour leur
propre compte, marcher en forces, et livrer des combats à leurs ennemis
particuliers, qui n'étaient pas toujours, comme en cette occasion, les ennemis
de l'État. Ébroïn fut froidement accueilli de Thierry, quoique Ébroïn l'eût
fait roi autrefois pour ses intérêts et de sa seule autorité ; Thierry
attribuait, avec raison, à cette proclamation intéressée, et non concertée avec
les grands, les malheurs qu'il avait éprouvés. Ébroïn, n'ayant pu se faire
aimer de son maître, résolut de s'en faire craindre ; il rassembla tous les
gens perdus de dettes et de crimes, et dont il était digne d'être le chef. Le
maire d'Austrasie, Ulfoalde, fit une ligue avec lui,
et lui fournit des secours, afin que les troubles de la Neustrie laissassent
subsister son autorité en Austrasie ; en un mot, Ébroïn eut un parti [674]. Le
croirait-on ? la faiblesse de Leudesie, mise en
parallèle avec le gouvernement terrible et cruel, mais vigoureux d'Ébroïn,
faisait regretter ce dernier à quelques Neustriens amoureux du changement, et
prompts à oublier le passé. Le temps affaiblit les impressions les plus fortes,
et l'inconvénient du moment est toujours le plus insupportable. Cette facilité
malheureuse de se tromper dans la comparaison des temps a quelquefois ramené
l'inconstance populaire vers des ennemis publics, longtemps et justement
détestés. Craignons ces retours imprudents, craignons surtout ce respect secret
que le vulgaire de tous les États conserve toujours pour l'audace et la
perfidie. Nous ne pouvons trop le redire ; c'est par sottise qu'on est méchant,
c'est par sottise qu'on est fourbe, et c'est par une sottise plus grande qu'on
attache des idées de force et de grandeur au crime impudent, des idées d'esprit
et de talent à la fraude et à l'artifice. Thierry et Leudesie son maire sont poursuivis de ville en ville par l'ardent et infatigable Ébroïn.
Ne pouvant les forcer dans un poste où ils s'étaient établis, il parle de paix,
et demande à Leudesie une conférence, Leudesie oublie que c'est Ébroïn qui la propose, il
s'empresse de l'accepter ; l'entrevue n'était qu'un piège : Leudesie,
en voulant s'y rendre, est assassiné sur la route. Ce crime eut du moins pour
un moment sa juste récompense ; il révolta, et détacha des intérêts d'Ébroïn
ceux qui revenaient à lui, dans la seule espérance que le malheur l'aurait
corrigé.
Ébroïn, abandonné de tous
les grands, ne s'abandonna point ; il inventa un nouveau stratagème plus
grossier encore à la vérité ; car dans les temps barbares, on aime autant à
tromper que dans les siècles les plus raffinés, et on trompe à moins de frais.
Toute son adresse consista dans l'impudence ; il publia que Thierry était mort
; il montra au peuple un fantôme qu'il appela Clovis, et qu'il dit être fils de
Clotaire III. Il faut avouer que si le peuple fut trompé en cette occasion, il
voulut bien l'être. Il était notoire que Clotaire III était mort sans enfants ;
il était notoire que Thierry était plein de vie, chacun poux où s'en assurer
par soi-même ; ce prince n'était ni caché ni éloigné ; cependant l'amour de la
nouveauté entraîna la multitude vers cet enfant, dont on n'avait jamais entendu
parler ; c'était sur ce goût de la nouveauté, si naturel chez un peuple
malheureux, qu'Ébroïn avait compté.
Saint Léger était le plus
grand obstacle à ses desseins ; il le fait assiéger dans Autun. Le vertueux
.prélat, ne voulut pas que son troupeau pérît pour lui, et que la ville fût
saccagée à son occasion : après avoir soutenu avec courage un assaut, il se
remit généreusement entre les mains de ses ennemis, avec tous les trésors qui
pouvaient tenter leur cupidité. C'est à moi et à mes biens qu'ils en
veulent,
dit-il, assouvissons leur haine et leur avarice, sauvons ce peuple. Ce procédé noble
ne les désarma point. L'armée d'Ébroïn qui assiégeait Autun [676] avait trois
généraux, dont deux étaient des évêques, qui espéraient, pour récompense,
l'évêché d'Autun, et que cet intérêt rendait inaccessibles à la pitié : on
creva les yeux à saint Léger, et on l'égara, loin de tout secours humain, dans
une grande forêt, où l'on voulait qu'il mourût de misère1. Le général laïc
— c'était Waïmire, duc de Champagne — fut le seul qui
parut touché d'un sort si cruel et si peu mérité ; il apprit, au bout de
quelques jours, que Léger vivait encore, il alla lui-même le tirer de sa vaste
prison et le mettre en lieu de sureté. Il serait injuste de dissimuler que les
deux évêques, dont l'un était Didier, évêque de Châlons-sur-Saône, l'autre Bobon, évêque de Valence, étaient désavoués par le clergé,
et que tous deux avaient été déposés pour leurs crimes : tels étaient les
hommes chers et nécessaires à Ébroïn. L'évêque de Valence s'empara de l'évêché
d'Autun.
La terreur saisit les
esprits, quand on vit saint Léger lui-même ainsi accablé. On ne trouva plus
d'autre moyen de terminer les troubles que d'offrir la mairie à Ébroïn : alors
son fantôme lui devenant inutile, il le fit rentrer dans. le néant, d'où il
l'avait tiré, et prit les rênes du gouvernement sous Thierry. Parvenu à l'objet
de son ambition, il parut ne vivre que pour la vengeance, et tout y servit de
prétexte. Ceux qui avaient mis Thierry sur le trône étaient, selon Ébroïn,
évidemment complices de l'assassinat de Childéric. Ceux qui avaient poursuivi
la vengeance de la mort de Childéric s'étaient, en cela même, montrés
contraires au couronnement de Thierry ; les ennemis d'Ébroïn ne pouvaient
échapper à l'une ou à l'autre de ces deux accusations contraires de
lèse-majesté : on peut croire que leurs confiscations tournaient au profit
d'Ébroïn et de ses amis. Saint Léger, dont Ébroïn avait découvert la retraite,
subit alors son second martyre [678] : on lui coupa les livres et la langue, et
deux ans après on acheva de lui ôter la vie [680] ; le comte Guérin, frère de
Léger, avait été lapidé. C'est avec peine qu'on voit saint Ouen au nombre des
persécuteurs de saint Léger, et des amis d'Ébroïn ; celui-ci continua
d'exterminer ses ennemis, à titre d'ennemis ou de Childéric ou de Thierry :
c'est ce que l'abbé Le Gendre appelle les perdre en habile homme, et se faire
honneur de leur perte. Voyons où aboutira cette habileté. Les Neustriens,
accablés de ce joug affreux, s'enfuyaient, les uns en Aquitaine, les autres en
Austrasie. L'Aquitaine, à l'occasion de ces troubles, se détacha de la France ;
l'Austrasie, avertie par le malheur de la Neustrie, refusa constamment de
reconnaître Ébroïn pour maire ; elle en créa deux sous le titre de ducs ou
princes : c'étaient Martin et Pepin, tous deux petits-fils de saint Arnoul, et
enfants de deux frères. L'ardent Ébroïn courut les combattre, et les vainquit ;
Pepin prit la fuite ; Martin s'enferma dans la ville de Laon, réputée alors
imprenable2 ;
Ébroïn, qui abusait de tout, lui envoya deux saints évêques, Egibert, évêque de Paris, et Rieule,
évêque de Reims, qui lui promirent, avec serment, et sous leur garantie
personnelle, la vie et la liberté, s'il voulait introduire Ébroïn dans la
place. Ébroïn, en y entrant, ne manqua pas de faire assassiner Martin : la
vertu des deux prélats, et la scélératesse d'Ébroïn, doivent persuader qu'ils
furent trompés dans cette occasion [681].
Cet assassinat de Martin
était encore une des habiletés d'Ébroïn ; mais Pepin
restait, et de grandes destinées étaient réservées à sa race. La fortune parut
se déclarer pour lui, en le faisant survivre à Ébroïn, qui, pour fruit de tant d'habiletés, et pour prix de
tant d'assassinats, fut assassiné lui-même par un de ceux qu'il avait opprimés
[682].
La Neustrie n'eut plus de
pareils ennemis à opposer à la grandeur toujours croissante de Pepin ; le faible Varaton, que les Neustriens élurent à la place
d'Ébroïn, se hâta de faire la paix, et du moins les peuples respirèrent, ce
qu'ils n'avaient pas fait sous Ébroïn. Varaton fut
supplanté par Gislimard son propre fils : celui-ci
fit la guerre à Pepin, et le vainquit ; mais une prompte mort délivra encore
Pepin de ce nouvel adversaire, qui s'annonçait comme redoutable.
Varaton n'imita point ce
prudent Dioclétien, qui, sollicité par son ambitieux et inconstant collègue
Maximien, de reprendre avec lui la couronne impériale, qu'ils avaient depuis
longtemps abdiquée l'un et l'autre, lui écrivit pour toute réponse : Mon
ami, venez voir les belles laitues que j'ai plantées dans mes jardins de Salone. Varaton, à la mort de son fils, reprit la mairie [683] ; et
sous ce maire pacifique la Neustrie reprit sa tranquillité.
Il eut pour successeur Bertaire son gendre [684], homme imprudent et altier, qui
n'avait d'Ébroïn que ses injustices, et qui ne fit qu'irriter les grands, sans
les faire trembler : ceux-ci traitèrent secrètement avec Pepin, contre lequel Bertaire avait renouvelé la guerre par hauteur et par
humeur. Pepin livra bataille à Thierry et à Bertaire [687], dans un lieu nommé Tertry, entre Saint-Quentin et Péronne. Il remporta
la victoire la plus complète et la plus décisive ; Bertaire fut tué dans sa fuite par des gens mêmes de son parti, et Thierry, tombé entre
les mains de Pepin, crut n'avoir fait que changer de maire.
Toutes ces guerres
d'Ébroïn et de ses successeurs contre Pepin n'avaient pour objet que la mairie
; l'intérêt de la royauté n'y entrait pour rien, car Thierry était censé
reconnu pour roi en Austrasie aussi-bien qu'en Neustrie ; il était censé avoir
réuni toute la France, comme avait fait, avant lui, Childéric son frère ;
l'Austrasie n'avait combattu que pour avoir son maire particulier, comme
Childéric le lui avait promis, et surtout pour ne pas obéir au redoutable
Ébroïn.
Grimoald avait péri, comme
nous l'avons vu, pour avoir cru qu'il pouvait mettre la couronne dans sa
maison, parce que l'autorité y était. Pepin se souvint de cet exemple, et
quoiqu'il réunît seul l'autorité dans les trois royaumes, quoique, par le sort
des armes, son roi fût son sujet et son prisonnier, quoiqu'il eût tous les
droits que peuvent donner la guerre et la puissance, il s'abstint de ce titre
de roi, si avili depuis longtemps, et encore réservé à cette race
abâtardie de Clovis ; mais il ne voulut pas non plus qu'on pût se méprendre sur
la nature et l'étendue de son autorité ; il ne se contenta plus de ce titre de
maire, qui semblait annoncer un pouvoir communicable, et partagé suivant
l'ancienne division du royaume en Austrasie et Neustrie ; il créa un titre
nouveau pour une puissance nouvelle, et se qualifia duc et
prince des Français. C'est, pour ainsi dire, le dernier âge de la
mairie ; c'est son plus haut degré de puissance et de gloire, ou, si l'on veut,
c'est sa destruction.
Une administration ferme
et sage sembla justifier ces innovations ; les souverains étrangers
recherchaient l'alliance de Pepin, lui envoyaient des ambassadeurs, recevaient
les siens, redoutaient en lui un conquérant, respectaient un grand roi, et ne
songeaient pas même à Thierry. La France dut à Pepin une considération qu'elle
n'avait pas eue depuis Clovis.
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