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HISTOIRE DE CHARLEMAGNELIVRE TROISIÈME . CHARLEMAGNE, LÉGISLATEUR.CHAPITRE IV. — Mœurs et usages
NOUS rassemblerons, sous
ce titre, divers traits qui, malgré le rapport général qu'ils peuvent avoir
avec quelques-uns des articles précédents, n'y auraient pas trouvé assez
naturellement leur place, ou qui nous ont paru mériter d'être considérés à
part.
On trouve dans des
capitulaires de Charlemagne et de Louis-le-Débonnaire, ainsi que dans la loi
salique, des traces de l'ancien usage germanique, de compter par nuits, et non
par jours, nec dierum numerum,
ut nos, sed noctium computant. Notre mot paysan à nuit, pour dire
aujourd'hui, semble attester que cet usage a eu lieu anciennement en France ;
il s'est aussi conservé longtemps en Allemagne et en Angleterre. Des savants
prétendent même que cet usage a été très commun dans l'antiquité ; ils
observent que, dans la supputation des six jours, Moïse nomme toujours la nuit
avant le jour. Et factum est vespere et mane dies units; c'est,
disent-ils, parce qu'au commencement les ténèbres couvraient la face de l'abyme ; et les ténèbres et le chaos ont précédé l'ordre et
la lumière dans l'opinion de tous les peuples. Nous trouvons dans la vie de
saint Sturme, l'un des disciples de saint Boniface,
et l'un des apôtres de la Germanie, fondateur des abbayes d'Hirsfield et de Fulde, un usage dont nous n'apercevons point du
tout l'analogie. C'était une façon particulière de témoigner qu'on pardonnait
une injure. Lorsque Pepin rendit son amitié à saint Sturme,
il jeta, pour gage, un fil de son manteau par terre, et ce signe, entendu alors
de tout le monde, annonçait que l'ancienne inimitié était pour jamais éteinte. Tollensque de manu
sua de pallio suo filum, projecit in terram, et dixit :
Ecce in testimonium perfectœ remissionis filum de pallio meo projicio in terram, ut cunctis pateat quod pristina deinceps adnulletur inimicitia.
Nous trouvons dans la vie
de saint Benoît, abbé d'Aniane, fils du comte de Maguelone, un autre usage
beaucoup plus aisé à comprendre, et qui paraît avoir commencé avec la
monarchie, car nous le voyons établi sous la première race3 ; nous le voyons
aussi continuer sous Pepin et sous Charlemagne : c'est que les seigneurs
français s'empressaient de faire élever leurs enfants dans le palais du roi, et
de les attacher à son service, dans l'espérance que ces enfants obtiendraient
plus aisément dans .la suite quelque emploi. Saint Benoît fut ainsi élevé
auprès de la reine Berthe, et devint échanson de Pepin et de Charlemagne. Le
fameux Angilbert, dont nous avons tant parlé, avait aussi été, dès sa plus
tendre enfance, élevé dans le palais du roi.
Dans l'acte de partage de
806, Charlemagne déclare que les hommes de chacun des
royaumes de ses fils ne pourront prendre des terres en bénéfice, c'est-à-dire
en fief — car c'est la même chose sous des noms différents — dans les autres
royaumes, et il excepte formellement de cette disposition les biens
héréditaires, qu'il oppose par-là aux bénéfices, qui étaient révocables, et qui
d'ailleurs n'étaient qu'à vie, lors même qu'ils
n'étaient pas révoqués. On sent la raison de cette loi et de cette différence.
Les fiefs, et les fiefs seuls, emportant la prestation de serment et
l'obligation du service militaire, en prendre dans plusieurs royaumes, t'eût
été servir deux maîtres qui pouvaient devenir ennemis. Plusieurs capitulaires
de Charlemagne nous apprennent que les Français ne quittaient leurs armes que
lorsqu'ils allaient à l'église.
Les armes, qui avaient
d'abord été assez légères chez les Francs, étaient devenues pesantes du temps
de Charlemagne, comme il paraît par les capitulaires, par les romans et par la
description détaillée que donne le moine de Saint-Gal des différentes pièces de
l'armure de Charlemagne. Ce changement, chez une nation militaire, ne pouvait
manquer d'avoir une grande influence sur le droit public : elle décida de la
majorité féodale. Les premiers rois mérovingiens étaient majeurs à quinze ans,
parce qu'ils étaient dès lors en état de porter les armes ; lorsqu'une armure
plus pesante exigea des tempéraments plus formés, les rois ne furent plus
majeurs qu'à vingt-un ans, jusqu'au temps où Charles V, par des raisons plus
politiques que Guerrières, fixa leur majorité à quatorze ans.
Un ancien auteur de la vie
de Louis-le-Débonnaire, rapporte, à l'année 791, que ce prince, âgé alors
d'environ treize ans, fut armé solennellement au château de Rensbourg par Charlemagne, qui lui ceignit l'épée, ibique ense accinctus est. C'était un reste
d'un ancien usage des Francs et des Germains, qui faisait, du moment où
l'enfant recevait avec les armes le droit de défendre la patrie, une des
grandes époques de la vie ; et ce fut le commencement d'un autre usage, si
célèbre depuis sous le nom de chevalerie.
Sous la première race de
nos rois, les armées n'étaient presque composées que d'infanterie ; sous
Charlemagne, la cavalerie et l'infanterie étaient presque en nombre égal. Les
machines de guerre étaient à-peu-près les mêmes qui avaient été en usage chez
les Romains.
La machine politique était
vaste, mais simple. Dans une nation presque toute militaire, s’il n'y a que
deux états, l'église et la guerre. Quant au gouvernement ecclésiastique, le
clergé y pourvoyait, et Charlemagne surveillait le clergé. Quant au
gouvernement politique ou militaire, chacun des États de la domination de
Charlemagne était divisé en un certain nombre de gouvernements particuliers, ou
duchés, composés chacun de douze comtés ; les ducs et les comtes
avaient dans leur district, et le commandement des troupes et l'administration
de la justice ; ils étaient tous révocables, et ils étaient rarement révoqués.
Les tournées des missi dominici servaient à les
retenir dans le devoir, et à réparer quelquefois leurs torts.
L'entretien des ouvrages
publics, tels que les ponts et chaussées, les navires servant au passage des
rivières, etc. ; étaient à la charge des comtes, et ils y employaient leurs
préposés, que le moine de Saint-Gal appelle leurs vicaires et leurs officiaux, per vicarios et officiales suos ; mais quand il s'agissait
d'une construction nouvelle, ni duc, ni comte, ni évêque, ni abbé, n'était
dispensé de contribuer à cette dépense.
L'ordre du roi était que
les ouvriers fussent bien nourris, bien vêtus, bien payés, et qu'on leur
fournît abondamment toutes les choses nécessaires à leur travail ; ce qui
s'exécutait, dit le moine de Saint-Gal, quand le prince était présent ou dans
le voisinage : il parle d'un principal officier de la maison du roi, qui, en
faisant faire des travaux publics loin des yeux du prince, avait amassé des
sommes immenses aux dépens des ouvriers, qu'il laissait manquer de tout.
Il parait par la chronique
de Verdun, et par différents diplômes de Charlemagne, que les impôts consistaient
principalement alors dans une multitude de douanes et de péages, et par terre
et par eau, qui devaient gêner beaucoup le peu de commerce qui se faisait
alors. On payait tant par voiture, tant par bête de somme, tant au passage des
ponts — pontaticum —, tant pour le
tort que les roues pouvaient faire aux chemins — rotaticum —, tant pour la
poussière qui s'élevait des pieds des chevaux et des roues des voitures — pulveraticum —, tant pour traverser
certains lieux — trava evectio —, tant pour l'échange ou
la vente des marchandises — mutaticum — ; il paraît que
les passages étaient très obstrués, et qu'on ne cherchait à faciliter ni le
transport ni le débit des denrées.
Les monnaies donnèrent de
l'occupation à Charlemagne, et furent un des principaux objets de sa
législation.
La plus ancienne
ordonnance qui nous reste sur les monnaies, est celle qui fut faite, en 755,
par Pepin-le-Bref, dans un parlement tenu à Verneuil ; Pepin ordonne a que les
sous d'argent ne seront plus taillés que de 22 à
la livre de poids, et que de ces 22 pièces, le maitre de la monnaie en
retiendra une, et rendra les autres à celui qui aura fourni l'argent. La pièce retenue
était ou pour les frais de la fabrication, ou pour le droit du roi sur les
monnaies, connu dans la suite sous le nom de droit de seigneuriage, ou pour ces
deux objets réunis. Cette ordonnance était une réforme : il paraît que Pepin
rendit les sous d'argent plus pesants, et qu'avant lui il y en avait plus de 22
à la livre de poids.
Charlemagne et Carloman
firent d'abord faire leur monnaie d'argent du même poids qu'avait fait leur
père ; mais bientôt après elle fut plus pesante, il n'y eut plus que vingt sous
d'argent dans une livre de poids. Nous n'avons pas, à la vérité, l'ordonnance
qui réduisit les sous d'argent à ce nombre, et qui
établit en conséquence la livre de compte, composée de vingt sous, dont nous
nous servons encore aujourd'hui, et que presque tous les autres peuples de
l'Europe ont prise de nous ; mais Le Blanc en
rapporte l'établissement à Charlemagne.
Les guerres continuelles,
les voyages qu'elles entraînaient, les longues et fréquentes absences qui en
étaient la suite, faisaient naître plus d'abus que la vigilance du roi n'en
pouvait corriger ; les monnaies, depuis l'année 779, avaient été altérées dans
leur poids et dans leur titre. En 794, Charlemagne fit à Francfort un règlement
pour les rétablir dans leur ancienne valeur intrinsèque.
Dans la suite encore les
désordres causés par les faux-monnayeurs donnèrent lieu aux capitulaires de 805
et de 808, qui ordonnèrent qu'on ne fabriquerait plus de la monnaie que dans le
palais de l'empereur. On trouve sur plusieurs des monnaies de Charlemagne cette
inscription : Palatina moneta.
On observe principalement
deux choses dans les mon-noies de ce règne ; l'une que, selon la remarque de
dom Mabillon, le nom de Charlemagne y est presque toujours écrit par un C, au
lieu que les autres rois de la seconde race, qui ont porté le nom de Charles,
l'écrivaient toujours par un K, ce qui s'observait aussi sur leurs monnaies ;
l'autre est, que la suite des monnaies de Charlemagne offre. des progrès
sensibles dans l'art monétaire, et que les lettres des dernières mon-noies sont
beaucoup mieux gravées et beaucoup mieux rangées que celles des premières.
Charlemagne, par une
ordonnance faite en 789 à Aix-la-Chapelle, établit l'égalité des poids et des
mesures dans toutes les villes et les monastères. Il se fonde, selon l'esprit
du temps, sur l'écriture-sainte ; il cite le Lévitique, chapitre 9, où il n'est
question ni de poids ni de mesures ; il cite les proverbes, chapitre 20, où
Salomon dit, selon lui : Pondus et pondus, mensuram et mensuram odit anima mea. Une citation plus exacte
n'eût point affaibli son argument. Le verset 10 du chapitre 20 des proverbes,
porte expressément : Pondus et pondus, mensura et
mensura ; utrumque abominabile est apud Deum. Poids et poids, mesure et mesure, l'un
et l'autre est abominable devant Dieu.
Les principes
d'administration ne pouvaient être alors ni bien purs ni bien profonds ; ils
n'avaient pas été assez médités : celui de la liberté indéfinie du commerce,
encore aujourd'hui contesté, n'était pas même connu alors. Le prix du blé était
taxé ; le roi faisait des magasins pour l'approvisionnement de ses sujets. Nous
ne rapportons. point ce fait pour l'approuver ni pour le blâmer ; nous le
rapportons pour observer que Charlemagne faisait distribuer le blé aux pauvres
à la moitié du prix fixé. Cet arrangement suppose que la distinction des pauvres
et des riches était réglée de façon à ne laisser aucun lieu à l'arbitraire.
Charlemagne défendait aussi de vendre les vivres plus cher dans les temps, de
disette, et le prix, non seulement des vivres, mais même des étoffes, était
taxé en tout temps2.
C'est beaucoup qu'en
parlant de ces temps de guerre on puisse prononcer les noms de commerce et de
manufactures ; on voit dans plusieurs diplômes d'immunités accordées à l'abbaye
de Saint-Denis par les rois Pepin-le-Bref, Charlemagne, et Carloman son frère,
que les foires de Saint-Denis étaient fréquentées par des marchands saxons et
frisons ; ils venaient y vendre des manteaux, qui étaient alors d'un usage
assez général ; ceux de ces manteaux qui se fabriquaient chez les Frisons
étaient les plus recherchés ; c'était alors une manufacture célèbre.
Charlemagne est le premier
de nos rois qui ait fait des lois somptuaires3 ; nous
n'examinerons point encore s'il faut faire des lois somptuaires, ni s'il faut
réprimer ou encourager le luxe ; il y a sur ce point, entre les idées antiques
et les idées modernes, un combat qui ne sera pas sitôt terminé. Nous
observerons seulement que, dans tous les temps, les lois somptuaires ont été
impuissantes, parce que dans tous les temps elles ont été directement contre leur
but. On réservait pour les princes et pour les grands — c'est-à-dire pour ceux
que tant d'avantages ou réels ou d'opinion distinguaient déjà des autres
citoyens — la petite et frivole distinction de briller aux yeux par la
magnificence des habits ; dès lors on donnait un grand prix dans l'opinion
publique à cette distinction puérile ; on humiliait ceux qui en étaient privés
; il devait y avoir un effort général pour se soustraire à une loi qui gênait
la liberté et blessait la vanité : aussi toutes ces lois restèrent-elles sans
exécution. Il n'y a qu'un moyen d'attaquer le luxe avec succès, s'il faut
l'attaquer : c'est que les rois et les grands donnent l'exemple de la
simplicité qui convient seule à des hommes, et laissent les pompons aux enfants
; qu'ils rendent la magnificence ridicule, et la proscrivent non par des lois,
mais par les mœurs.
Charlemagne était toujours
habillé à la française, et avec la plus grande modestie, excepté dans les
occasions d'éclat. Son habillement ordinaire différait peu de celui du peuple. Mézerai et l'abbé Velly se sont
plu à décrire, d'après Éginard et le moine de Saint-Gal, son pourpoint de peau de loutre, posé sur une tunique de
laine, son sayon de couleur bleue, etc. ; ce qu'il y a de certain, c'est
qu'il était simple par choix et par goût autant que par principe, et que le
luxe blessait ses regards. La conquête de l'Italie fit naître le goût des
habits de soie, bordés de ces riches pelleteries que les Vénitiens rapportaient
du Levant, et qui faisaient un des grands objets de leur commerce2. Un jour
Charlemagne voyant ses courtisans ainsi parés, leur proposa une partie de
chasse, et monta sur-le- champ à cheval, par la pluie et par la neige, couvert,
selon son usage, d'une grosse peau de mouton attachée négligemment sur
l'épaule, et qu'il tournait à son gré du côté d'où venaient le vent et la
pluie. Les courtisans n'osèrent pas ne le pas suivre ; leurs magnifiques
pelleteries et leurs fragiles soieries furent déchirées par les ronces et
gâtées par la neige. Au retour de la chasse, transis de froid, et n'aspirant
qu'au moment de réparer le désordre de leur habillement, ils voulurent se
retirer ; Charles ne les en laissa pas les maîtres. Séchons-nous, dit- il en
s'approchant d'un grand feu et en les exhortant à l'imiter. Il s'amusait de
leur embarras ; il ne paraissait pas s'apercevoir que le feu, en séchant leurs
habits, faisait retirer et grimacer les bandes de peaux dont ils étaient ornés,
et achevait de les mettre hors d'état de servir. En congédiant les chasseurs,
il leur dit : Demain nous prendrons notre
revanche, et avec les mêmes habits. Quand ils reparurent le lendemain avec
ces habits tout déformés et tombant en lambeaux, ils fournirent à la cour un
spectacle risible. Le roi, après les avoir beaucoup raillés, leur dit : Fous
que vous êtes, connaissez la différence de votre luxe et de ma simplicité. Mon
habit me couvre et me défend. Si la fatigue vient à l'user, ou le mauvais temps
à le gâter, vous voyez ce qu'il m'en coûte, tandis que le moindre accident vous
coûte des trésors.
Si Charlemagne eût
toujours employé ainsi la plaisanterie sur ce point, il eût pu s'épargner
l'appareil impérieux d'une loi, et en épargner la contrainte à ses sujets. Ses
discours et son exemple auraient tout fait, les fourrures seraient tombées
d'elles-mêmes.
Charlemagne, par un
capitulaire de l'an 808, défend et de vendre et d'acheter un sayon double plus
de vingt sous, et un sayon simple plus de dix. Que les
rois,
dit Montaigne, commencent à quitter ces dépenses, ce sera
fait dans un mois, sans édit et sans ordonnance. On se presse trop de
faire des lois.
Raoul de Presles, dans son
ouvrage intitulé Musa, et dont M. Lancelot a donné la notice dans les mémoires
de littérature4,
rapporte un autre trait d'économie, ou du moins de simplicité, assez singulier
de la part de Charlemagne. Le voici dans les propres termes de M. Lancelot,
dont quelques-uns sont empruntés de Raoul de Presles.
Charlemagne
ayant essuyé une fort grosse pluie dans un voyage qu'il faisait à Metz, fit
sécher au feu son capuce, restant la tête nue. Son petit-fils, Charles, lui
remontra poliment, à la manière française, urbane, Gallorum more, qu'il pourrait en prendre un autre.
Charlemagne, souriant, lui répondit : J'ignorais qu'il fallût deux bonnets ou
capuces pour une seule tête.
Cette réponse n'est-elle
pas plutôt une plaisanterie qu'un trait d'économie ou de parcimonie, comme
l'appelle M. Lancelot?
Charlemagne n'avait pas
moins d'éloignement pour le luxe de la table que pour celui des habits.
Quoiqu'il mangeât toujours avec sa nombreuse famille, on ne lui servait jamais
que quatre plats, outre le rôti. Ou pourrait cependant trouver quelque luxe, au
moins d'étiquette, dans l'histoire suivante que rapportent les légendaires. Les
jours de jeûne, disent-ils, Charlemagne dînait à deux heures après midi, contre
l'usage commun, qui était de ne dîner qu'à trois heures. Un évêque parut
scandalisé de ce léger relâchement ; Charlemagne lui dit qu'il avait raison,
mais il lui ordonna de jeûner jusqu'après le dîner des derniers officiers du
palais. Or, il y avait cinq tables consécutives. Les princes et les ducs
servaient l'empereur, et ne mangeaient qu'après lui. Les comtes servaient les
ducs, et étaient, à leur tour, servis par des officiers inférieurs ; de sorte
que la dernière table ne finissait que bien avant dans la nuit. Ainsi l'évêque
eut lieu de juger que l'empereur avançait l'heure de son dîner par une juste
condescendance pour ses officiers ; mais nous ne savons si cet argument était
sans réplique. Il semble qu'un si zélé partisan du jeûne eût pu dire à
l'empereur : Ayez quelques tables de moins, et dînez plus tard ; c'est à
votre cérémonial à respecter la loi du jeûne, et non pas à la loi du jeûne à se
plier à votre cérémonial.
Au reste, pour se faire
une idée exacte de l'économie de Charlemagne, il faut voir à quelle grandeur
elle était jointe. Il ordonnait, dit M. de Montesquieu, qu'on
vendît les œufs de ses basses-cours, et les herbes inutiles de ses jardins ; et
il avait distribué à ses peuples toutes les richesses des Lombards, et les
immenses trésors de ces Huns qui avaient dépouillé l'univers.
Un
père de famille, dit le même auteur, pourrait
apprendre, dans ses lois, à gouverner sa maison. On y voit la source pure et
sacrée d'où il tira ses richesses. Une ordonnance de Charlemagne interdit
expressément la mendicité vagabonde, et impose à chaque ville
l'obligation de nourrir ses pauvres, avec défense expresse de rien donner à
ceux qui refuseraient de travailler.
L'abus de cumuler les
emplois et les grâces avait été réformé par Charlemagne ; il pensait qu'un seul
emploi suffit à qui veut le bien remplir, et qu'une seule grâce doit suffire à
chacun, pour que le prince puisse faire un plus grand nombre de contents et
d'heureux. Il ne donnait à chaque comte qu'un seul comté. Les évêques
n'obtenaient point d'abbayes ni d'autres bénéfices, excepté dans des cas très
rares, et pour des raisons très fortes.
Le grand et inconcevable
talent de Charlemagne était de suffire à tout, aux affaires, à l'étude, aux
plaisirs. Ce prince, toujours occupé, n'en était pas moins un ardent chasseur,
goût de race ou de nation, selon Épinard, qui donne la supériorité aux Français
sur tous les autres peuples dans l'art de la chasse.
Charlemagne voulut un jour
donner aux ambassadeurs de Perse le divertissement d'une chasse aux buffles
dans la forêt Noire. Ce divertissement n'en fut point un pour eux. La fureur de
ces fougueux animaux causa tant d'effroi à ces étrangers, qu'ils prirent la
fuite. Charlemagne courut au plus furieux buffle pour lui abattre la tête d'un
coup de sabre. Le buffle n'ayant été que blessé, s'élance, tête baissée, sûr le
cheval du prince pour l'éventrer ; le roi eut à peine le temps de se détourner,
ce qu'il ne put même faire si promptement que sa botte ne fût déchirée et sa
jambe effleurée : le buffle allait redoubler, lorsqu'un homme, qu'on
n'attendait pas là, et qu'on fut très surpris d'y voir, parut tout-à- coup comme s'il eût été envoyé du ciel pour sauver
l'empereur, et perça le cœur de l'animal, qui mourut sur la place. Charles
parut n'avoir point remarqué cet homme ; on n'en fut pas étonné. Tous les
courtisans s'empressaient autour de Charles, et on était trop occupé de lui
pour qu'il pût être occupé des autres. On voulait lui ôter sa botte, visiter et
panser sa jambe. Non, non, dit-il, je
veux paraître en cet équipage devant la reine Hermengarde ; c'était la femme
de Louis son fils. Il rentre, il lui montre sa botte déchirée, sa jambe
sanglante, la tête et les cornes effroyables du buffle. Que
croyez-vous, dit-il, que je doive à celui qui m'a tiré d'un tel péril ? — Ah ! dit Hermengarde tout éplorée et tout effrayée, que
ne lui devons-nous pas tous ? — Eh bien ! dit l'empereur, demandez-moi
donc sa grâce, c'est Isambard. Ce seigneur français était tombé dans la
disgrâce ; et sa faute, que les historiens ne spécifient pas, mais qui
semblerait, d'après les circonstances, avoir eu quelque rapport à Hermengarde, avait paru assez grave pour que ses biens
eussent été confisqués ; tout lui fut rendu, et de justes bienfaits signalèrent
la reconnaissance de Charlemagne.
Il est parlé dans les
Œuvres d'Hincmar de certains bas-officiers de la cour de Charlemagne, nommés bersariens ou bévérariens. Spelman croit que c'étaient des officiers des chasses ; que
les bersariens servaient à la chasse aux
loups, et les bévérariens à la chasse du castor ou biévre, bever, d'où beverarii, bévérariens, comme bersariens vient de bersare, qui, dans la basse latinité, signifie telis configere, percer de
traits.
Les jeux scéniques
n'étaient sans doute alors que des farces indécentes qui consistaient en
chants, en danses, et en gesticulations.
Charlemagne, dans
l'article 44 du premier capitulaire d'Aix-la-Chapelle, de l'année 789, parle
des histrions comme de gens notés d'infamie, et leur refuse le droit de pouvoir
accuser en justice.
Par l'article 15 d'un
autre capitulaire du même lieu et de la même année, il est défendu aux évêques,
abbés et abbesses d'avoir chez eux des joueurs ou jongleurs, joculatores.
Sous le même prince, en
813, le neuvième canon du concile de Châlons, le dix- septième canon du second
concile de Reims, le huitième canon du troisième concile de Tours, condamnèrent
les jeux des histrions, et défendirent aux évêques, abbés et prêtres, d'y
assister. On voit quels étaient les spectacles que proscrivaient ces conciles.
Charlemagne était presque
le seul homme éclairé parmi les nations superstitieuses. En 81o une maladie
contagieuse fit mourir une grande quantité de bestiaux dans les États de
Charlemagne, surtout en Italie. Le roi d'Italie, Pepin, était en guerre alors
avec Grimoald duc de Bénévent ; et les préjugés que
la guerre fait naître et
entretient parmi le peuple, firent accuser Grimoald de ce fléau. Il avait,
disait-on, fait répandre une poudre empoisonnée sur tous les pâturages des
Français en Italie. Par un effet affreux et trop ordinaire de ces sortes de
préjugés, on fit mourir beaucoup d'innocents soupçonnés, et qui parurent
convaincus d'avoir répandu cette poudre chimérique. Il faut rendre justice à
Charlemagne, il fit tout ce qui dépendait de lui pour arrêter ces injustes
exécutions, et pour dissiper une erreur qui calomniait son ennemi : mais tandis
qu'il s'efforçait de répandre autour de lui la lumière de la raison et le
sentiment de la bienfaisance, il ne pouvait empêcher qu'à l'autre extrémité de
son trop vaste empire l'innocence ne fût opprimée, et le fanatisme triomphant ;
il ne pouvait empêcher que des peuples abrutis par l'ignorance, et aveuglés par
la superstition, ne s'en prissent à leurs ennemis, des fléaux célestes et des
calamités physiques.
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