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HISTOIRE DE CHARLEMAGNELIVRE TROISIÈME . CHARLEMAGNE, LÉGISLATEUR.CHAPITRE III. —
Littérature
L'HISTOIRE des lettres
sous Charlemagne est, plus encore que celle de la législation, nécessairement
liée avec l'histoire de l'église, et parce que la plupart des études se
rapportaient à la religion, et parce que presque tous les gens de lettres
étaient des ecclésiastiques. Cet état était même pour eux un moyen de fortune,
et nous voyons les principaux d'entre eux pourvus des plus riches bénéfices par
la faveur du roi ; car quoique les anciens canons, renouvelés seulement dans la
fameuse assemblée de la faculté de théologie, tenue en 1238 sous saint Louis,
par Guillaume III, évêque de Paris, aient défendu l'accumulation (les bénéfices
et mis en danger le salut de ceux qui en possèdent plusieurs, il faut avouer
que dans tous les siècles il s'est trouvé de grands bénéficiers qui ont bien
voulu en courir les risques. Théodulfe, sous Charlemagne, possédait à la fois
l'évêché d'Orléans et l'abbaye de Fleury on de Saint-Benoît-sur-Loire, et
d'autres encore. Leidrade, que Charlemagne fit
archevêque de Lyon, avait encore d'autres bénéfices. Hilduin, un des savants de
ce temps, avait l'abbaye de Saint-Denis, celle de Saint-Germain-des-Prés, et
celle de Saint-Médard de Soissons. Alcuin réunissait les abbayes de Ferrières,
de Saint-Loup de Troyes, de Saint-Josse-sur-mer, et de Saint-Martin de Tours :
les terres de ces abbayes étaient peuplées de serfs, abus qu'il eût été cligne
de Charlemagne de détruire. Alcuin, comme nous l'avons dit, ayant écrit par
ordre de Charlemagne contre l'hérésie d'Élipand de Tolède et de Félix d'Urgel,
Élipand, dans sa réponse, lui reprocha d'avoir vingt mille serfs dans les
terres de ses abbayes. Il y a bien loin de ce reproche à la question de savoir
si le Christ, en tant qu'homme, est fils véritable ou seulement fils adoptif de
Dieu ; mais, dans toutes les disputes, la personne est toujours bien près des
écrits, et dans les diverses accusations et récriminations, on passe toujours
bien aisément d'un de ces objets à l'autre.
Au reste, le reproche ne
pouvait être plus mal adressé. Alcuin tenait tous ces, dons de la pure amitié
de Charlemagne, qui avait été bien au-delà de ses vœux ; ces richesses lui
étaient à charge par les soins qu'elles exigeaient, et qui le détournaient de
l'étude, seule richesse dont il sût jouir ; il se plaignait de son opulence,
comme 'on se plaint de sa pauvreté, il regarda comme une faveur la permission
qu'il obtint enfin, à force d'importunités, de se démettre de quelques-unes de
ses abbayes.
Pour Éginard,
après avoir été secrétaire de Charlemagne, il fut élevé, par lui, à la
dignité de chancelier : il eut aussi une place qui répond à celle de
surintendant des bâtiments ; peut-être même, comme nous l'avons dit,
Charlemagne en fit-il son gendre ; mais c'aurait été en cédant à la nécessité. Éginard fut dans la suite gouverneur de l'empereur
Lothaire, fils aîné de Louis-le-Débonnaire.
Alcuin et Théodulfe furent
les deux principaux coopérateurs de Charlemagne dans la restauration des
lettres. Charlemagne avait été frappé par lui-même de ce qui manquait à son
pays ; idée qu'a eue de même pour le sien le czar Pierre Ier, et qui ne se
présente guère qu'aux hommes de génie. Ceci peut demander quelque explication.
Que Charles V, témoin des désordres causés par la prison de son père, ait
conclu qu'il fallait qu'un roi renonçât pour toujours à la folie de faire la
guerre par lui-même ; que Charles VII, longtemps victime de la démence de son
père, ait senti que tout était à refaire dans un État qu'il avait fallu
commencer par arracher aux étrangers et aux ennemis ; que Henri IV, qui avait
eu aussi son royaume à conquérir, Henri IV, échappé avec peine aux poignards de
la Saint-Barthélemy, et destiné à tomber sous ceux de la ligue, ait travaillé
sans cesse à éteindre les fureurs de cette ligue fatale, et à réparer les maux
qu'elle avait faits en tout genre au royaume ; que Louis XIV, bravé et opprimé
dans son enfance par les saillies insolentes de la fronde, ait senti le besoin
et le désir d'affermir l'autorité ; que tous les quatre enfin aient été
réformateurs, et aient voulu corriger les abus dont ils avaient souffert : rien
de plus naturel. Tous les quatre furent d'ailleurs de grands rois ; ils avaient
été formés à l'école du malheur ; mais, par cette raison même, l'idée de
réforme avait dû être si forte et si dominante chez eux, qu'on ne peut pas leur
en faire un mérite. Mais qu'un prince qui a reçu de ses pères un État
à-peu-près tranquille, conçoive, par la seule force de son génie, et sans avoir
été averti par le spectacle des révolutions, et par le sentiment des injures,
ce qui manque à son pays et à son siècle, et travaille à le lui procurer :
voilà, selon nous, ce qui distingue les génies créateurs, tels que Charlemagne
et le czar Pierre Ier. Les esprits ordinaires ont pitié des siècles qui les
précédent, applaudissent aux lumières du leur, et ne soupçonnent pas les
progrès des siècles qui suivront.
Observons de plus, à
l'avantage de Charlemagne, que toute l'Europe offrait au czar Pierre Ier des
objets de comparaison qui pouvaient l'avertir et l'instruire, au lieu que du
temps de Charlemagne les Français, tout barbares qu'ils étaient, servaient
eux-mêmes de modèle à toute l'Europe.
Cependant Charlemagne
étendait ses vues par ses courses et ses voyages continuels ; il jugea que les
divers pays étaient faits pour s'entre-communiquer leurs richesses et leurs
ressources ; il ne fut point retenu par la petite idée qu'il serait peu
honorable pour la France d'être instruite et réformée par des étrangers ;
l'honneur est de s'instruire et de se réformer, n'importe par quels secours. Ce
fut du Norique, c'est-à-dire de l'Autriche, qu'il fit venir Leidrade,
et il le fit archevêque de Lyon. Ce fut en Italie qu'il rencontra le docte
Alcuin, Anglais de naissance, qui avait, comme lui, étendu son esprit par les
voyages ; ce fut aussi d'Italie qu'il attira en France l'Italien Théodulfe,
qu'on croit avoir été Lombard de naissance, et qui lui avait plu par son
érudition et par ses lumières. C'est encore un trait qui distingue Charlemagne
des autres rois, même protecteurs des lettres : ceux-ci, dans le choix qu'ils
faisaient des écrivains sur lesquels ils répandaient leurs faveurs, et par
lesquels ils croyaient la patrie honorée, écoutaient comme ils pouvaient, la voix publique, qu'on n'est guère en état d'entendre quand
on n'est pas en état de la juger ; Charlemagne connaissait et jugeait, et
formait lui- même la voix publique. Il travaillait
avec Alcuin et Théodulfe, il en fit ses amis et non ses protégés ; il était
tour à tour leur instituteur et leur disciple. Âgé de plus de trente ans, et
déjà roi depuis longtemps, il avait appris la grainmaire de Pierre Pisan ou de Pise, maître célèbre qu'il avait fait venir de Pavie.
Alcuin lui enseigna la rhétorique, sans le secours de laquelle Charlemagne
était naturellement très éloquent ; la dialectique, qu'il est toujours bon
d'apprendre, mais sans laquelle on raisonne très bien quand on a .l'esprit
juste, et avec laquelle. on raisonne très mal quand on a l'esprit faux ; enfin
l'astronomie, à laquelle il s'attacha beaucoup et dans laquelle il surpassa son
maître.
Au reste, c'est bien moins
par leurs ouvrages, qu'il n'est plus question de lire aujourd'hui, que ces deux
étrangers ont été utiles à la France, que par les écoles qu'ils fondèrent, par
le plan d'études qu'ils tracèrent, et par le goût des lettres qu'ils répandirent. Il ne tient pas à vous et à moi, écrivait Alcuin
à Charlemagne, que nous ne fassions de la
France une Athènes chrétienne ; car, encore un
coup, les lettres ne se séparaient point alors de la religion. Mais le désir de
rendre la France chrétienne prenait un peu, chez Alcuin, sur le désir de la
rendre semblable à Athènes ; car il interdisait à ses disciples la lecture des
grands poètes de l'antiquité, craignant qu'ils ne fissent perdre du côté des
mœurs plus qu'ils ne feraient gagner du côté du goût. Il reproche à Richode, archevêque de Trêves, d'aimer trop Virgile : J'aimerais mieux, lui dit-il, vous voir l'esprit rempli des quatre évangiles, que des
douze livres de l'Énéide.
Oh ! s'écriait un jour
Charlemagne, dans le désir qu'il avait de former ses sujets aux lettres et à la
religion, que n'ai-je douze hommes tels que saint
Jérôme et saint Augustin ! Dieu n'en a créé que deux, dit Alcuin, et vous en
voulez douze ! Toutes les études
étaient principalement dirigées vers la religion. Si on étudiait la grammaire,
c'était pour mieux entendre l'Écriture sainte, et pouvoir la transcrire plus
correctement. La musique, dont on s'occupait beaucoup alors, était presque
toute renfermée dans le chant ecclésiastique ; c'était pour disputer avec
avantage contre les hérétiques qu'on cherchait à se rendre habile dans la
rhétorique et dans la dialectique.
On voit que les sujets que
traitait Alcuin, ou de lui-même, ou pour répondre aux questions de,
Charlemagne, se rapportent presque toujours à la religion ou aux usages de
l'église ; par exemple, Charlemagne lui avait demandé l'explication de la
dénomination de Septuagésime, Sexagésime, Quinquagésime et Quadragésime, donnée
aux trois dimanches qui précédent immédiatement le carême, et au premier
dimanche de carême. Cette dénomination en effet offre deux difficultés :-
l'une, qu'elle suppose chaque semaine de dix jours au lieu de sept ; l'autre,
que la dénomination n'est jamais juste. En effet, le nom de Septuagésime
suppose 70 jours jusqu'à Pâques, et il n'y en a que 63 ; la Sexagésime en
suppose 60, et il n'y en a que 56 ; la Quinquagésime approche davantage du
terme qu'elle exprime, car il reste 49 jours, et en comptant le jour de Pâques,
il y eu aurait cinquante ; la Quadragésime n'en annonce que quarante, et il y
en a au moins quarante-deux. La véritable solution est peut-être qu'on s'est
contenté d'une approximation assez vague, que, comme la dénomination ne pouvait
porter que sur les dimanches, on a été obligé de supposer les semaines de dix
jours, parce que la dénomination ne change que de dizaine en dizaine. Alcuin,
suivant l'esprit du temps, trouve des raisons plus subtiles.
Charlemagne pressait
souvent Alcuin de l'accompagner dans ses fréquents voyages d'Italie ; il
l'invitait à quitter les murs enfumés de l'abbaye de Saint- Martin de Tours,
pour les palais dorés des Romains. Ces murs enfumés, répondait Alcuin, sont le
séjour de la paix, et cette superbe Rome, par ses discordes éternelles, se
ressent toujours du fratricide qui souilla ses faibles commencements.
On grava sur le tombeau
d'Alcuin, dans l'église de Saint-Martin de Tours, une épitaphe qu'il s'était
faite à lui-même : l'éloge qu'il s'y donne est d'avoir été un voyageur célèbre
:
Famosus in orbe viator.
Du reste, elle ne contient
que les moralités communes du sujet.
J'étais ce que vous êtes,
vous serez ce que je suis.
Je recherchais avec une vaine ardeur
les délices du monde.
Maintenant je suis cendre et poussière,
et la pâture des
vers.
Quelques martyrologes donnent à Alcuin le titre de bienheureux, et la chronique de Tours l'appelle saint Il eut pour successeur,
dans l'école du palais qu'il avait formée et longtemps gouvernée, un certain
Clément, qu'on nommait Scot, parce qu'il était Écossais, et dont Théodulfe
disait que le c était
une faute d'orthographe dans ce nom de Scot.
Nous ne savons quel cas il
faut faire d'un conte qui se trouve dans le moine de Saint-Gal, de deux savants
hibernais ou écossais, qui ne trouvèrent pas d'autre moyen de se produire
auprès de Charlemagne, que de crier à haute voix, au milieu des rues : science à vendre. Présentés à ce prince,
d'après cette singularité qui aurait pu les faire enfermer comme des fous, ils
furent en effet trouvés très savants, et on les mit à la tête de l'école du
palais. Clément était un de ces savants.
Les ouvrages de Théodulfe
se rapportent à la religion comme ceux d'Alcuin. tin des plus considérables de
ces ouvrages est une instruction pour son clergé. On voit qu'il se plaint,
comme d'un abus déjà ancien, de l'usage d'enterrer les morts dans les églises,
et de faire, dit-il, de celles-ci des cimetières. Il proscrit cet usage, et
n'admet d'exception que pour les prêtres ; à la bonne heure, cette exception
est sans équivoque ; mais il ajoute, et les
personnes distinguées par leur vertu, et dès lors chacun peut y prétendre pour
les personnes auxquelles il s'intéresse. Tant il importe de bien spécifier les
exceptions, ou plutôt tant il importe d'en admettre peu !
Divers articles de cette
instruction font foi de certains usages du temps. Nous y voyons, par exemple,
qu'on ne faisait alors, même dans les grandes villes, comme Orléans, qu'un seul
office solennel le dimanche, et que tous les curés et les fidèles de la ville
et des faubourgs se réunissaient dans la cathédrale pour assister à cet office.
Nous y voyons l'hospitalité recommandée de manière à faire croire qu'il n'y
avait point encore alors d'hôtelleries publiques. Il y est dit aussi que le
jeudi, le vendredi, le samedi saints, et le
jour de Pâques, sont des jours de communion générale. Cette loi mérite d'être
remarquée, au moins par rapport au vendredi-saint, qui n'est plus à présent un
jour de communion, même particulière. Enfin il est défendu aux femmes
d'approcher de l'autel, même pour aller à l'offrande ; elles resteront à leurs
places, et le prêtre ira recevoir leurs offrandes.
Les poésies de Théodulfe
passent pour les meilleures du temps, et ne sont pas bonnes. Il est l'auteur
d'une hymne dont on chante encore le commencement à la procession du dimanche
des Rameaux :
Ce n'est pas ainsi que Santeuil, ni même Coffin, ont fait des vers pieux ;
mais on peut dire :
Si vous comparez les vers, comparez les siècles.
Ces savants, parmi
lesquels nous comptons Charlemagne lui-même, sont justement célèbres encore par
les élèves qu'ils ont formés. Le fameux Hincmar, archevêque de Reims, était
disciple d'Hilduin ; Agobard, archevêque de Lyon, qui a écrit contre les
épreuves ou jugements de Dieu, qu'il condamne par la seule autorité de l'écriture
— heureux effet des lumières que Charlemagne avait répandues, mais qui
n'éclairaient encore que quelques esprits privilégiés — ; Raban, archevêque de
Mayence, auteur du Veni Creator, qu'ont regardait alors, comme un titre littéraire, étaient
disciples d'Alcuin. Éginard peut passer pour avoir
été l'élève de Charlemagne, aussi bien que les deux Amalaires : l'un, nommé Amalarius Fortunatus, archevêque de
Trêves, prélat des plus illustres de ce temps, avait dédié à Charlemagne un
traité du baptême, qui a été imprimé sous le nom et parmi les œuvres d'Alcuin.
Charlemagne, à l'exemple duquel François Ier, dans la suite, employa si souvent
les gens de lettres dans les affaires, Charlemagne envoya cet Amalaire en ambassade auprès de Michel Curopalate, empereur
d'Orient, successeur de Nicéphore.
L'autre Amalaire, prêtre de l'église de Metz, abbé, puis
chorévèque, composa un traité des offices ecclésiastiques, ouvrage, encore
précieux à ceux qui veulent s'instruire des antiquités de l'église. Agobard a
écrit contre cet ouvrage. Nous avons encore du second Amalaire des lettres qui roulent toutes sur des points de discipline ou des usages de
dévotion : dans l'une il expose la manière dont il faut écrire le nom de Jésus
: dans une autre, il examine s'il est permis de cracher aussitôt après la
communion. Telle était la théologie et même la littérature du temps.
Les académies sont pour
l'instruction de l'âge mûr ce que les universités sont pour l'instruction de la
jeunesse.
Charlemagne fonda d'abord
pour celle-ci, et fit fonder, par les évêques et les monastères, des écoles que
l'université de Paris peut regarder comme son berceau. En France, les abbayes
de Corbie, de Fontenelle, de Ferrières, de Saint- Denis, de Saint-Germain de
Paris, de Saint-Germain d'Auxerre, de Saint-Benoît- sur-Loire ; en Germanie,
celles de Prom, de Fulde,
de Saint-Gal ; en Italie, le
Mont-Cassin,
devinrent célèbres par leurs écoles. Charlemagne établit aussi une école pour
le grec à Osnabrück. Dans la lettre circulaire qu'il écrit aux métropolitains
et aux abbés, pour l'établissement de ces écoles, il dit expressément : il vaut mieux, sans doute, faire le bien que de le
connaître ; mais on le fait plus sûrement, quand on le connaît Des soldats de l'église tels que vous, ajoute-t-il, doivent être des hommes pieux et savants ; nous
souhaitons surtout que vous viviez bien, mais nous souhaitons aussi que vous
parliez bien.
Il veillait attentivement
sur les progrès des jeunes écoliers, et il prenait plaisir à examiner, avec les
maîtres, leurs compositions. Il trouva un jour que des enfants du peuple, qu'il
faisait instruire avec la jeune noblesse, avaient eu sur celle-ci un avantage
très marqué, soit par hasard, soit que, comptant moins sur les grâces de la
cour, ils sentissent la nécessité d'être quelque chose par eux-mêmes ; il jura
que les évêchés et les abbayes seraient pour eux ; et se tournant vers les
enfants des nobles : Pour vous, leur dit-il, vous comptez, je le vois, sur le mérite de vos ancêtres ;
mais il faut que vous sachiez qu'ils ont reçu leur récompense, et que l'État ne
doit rien qu'à ceux qui se rendent capables de le servir et de lui faire
honneur par leurs talents.
Pour remplir l'autre objet
— celui qui concerne l'instruction de l'âge mûr —, Charlemagne établit, dans
son palais même, une académie, qui, par la nature et la variété de ses
occupations, par la réunion des grands du royaume et des gens de lettres —
réunion qui se trouvait souvent dans les mêmes personnes —, paraît être le
modèle des trois grandes académies de Paris ; de l'académie française, par
l'étude approfondie de la grammaire, par le rétablissement de l'orthographe,
que la barbarie des siècles antérieurs avait horriblement défigurée, par
l'étude encore de la rhétorique et de la poésie ; de l'académie des
belles-lettres, par l'étude de l'histoire, et les recherches d'érudition ; de
l'académie des sciences, par l'application à l'astronomie et aux mathématiques.
Charlemagne avait voulu être un membre ordinaire de cette académie, sans aucune
distinction qui rappelât son rang ; il savait que la liberté et la vérité ne
marchent qu'à la suite de l'égalité ; il assistait assidûment aux assemblées,
et remplissait avec zèle tous les devoirs d'académicien ; chacun des membres de
cette compagnie prenait, selon un usage qui s'est conservé dans quelques
académies étrangères, un nom littéraire et académique, qui exprimait ou leurs
goûts ou leurs inclinations, ou le genre de leurs études, ou enfin leur
caractère. Angilbert, l'homme de la cour le plus aimable, qui le parut trop à
la princesse Berthe, fille de Charlemagne, dont, comme nous l'avons dit, il eut
deux enfants, ou avant ou après que Charlemagne les eut, dit-on, mariés
ensemble secrètement ; Angilbert se nommait Homère,
soit parce qu'il faisait ses délices de la lecture de ce prince des poètes,
soit parce qu'il faisait lui-même des vers grecs ; l'archevêque de Mayence, Riculphe, se nommait Dametas ; parce que apparemment
l'églogue avait pour lui des charmes particuliers ; un autre était Candidus, nom qui sans doute peignait son âme ; Alcuin se
nommait Albinus ; on ne voit pas
trop la raison d'un si faible changement. Éginard prenait le nom de Calliopius, tiré apparemment
de Calliope, muse qui préside à la poésie héroïque, ou qui se distingue de ses
sœurs par la douceur et la beauté de sa voix. Charlemagne, qui faisait de
l'écriture-sainte sa principale étude, qui savait les psaumes par cœur, et dont
l'ambition était d'être comme David, un roi
selon le cœur de Dieu, reçut des académiciens ses confrères, le nom de David ; Adélard ou Adalard, abbé
de Corbie, parent du roi, et qu'on jugeait le plus approchant, par ses études,
d'un père de l'église, fut nommé Augustin ; Théodulfe, qui
apparemment faisait des odes, et qui savait du grec, était Pindare.
Dans une lettre adressée à
l'archevêque de Mayence, Alcuin se plaignant de la dispersion de l'académie,
occasionnée par la guerre, laquelle laissait à ceux mêmes qui n'y allaient pas
un loisir que quelques-uns d'entre eux employaient utilement à voyager, lui dit
: Je suis demeuré seul à la maison : vous, Dametas, vous voilà en Saxe —
sans doute à la suite du roi —, Homère est en Italie, Candidus en Angleterre... Dieu veuille nous
ramener bientôt David, et tous ceux qui suivent ce prince victorieux !
Le même Alcuin chargeant
Angilbert, qui était à Rome, de lui en rapporter des reliques, cite gaiement ce
vers de l'Art d'aimer d'Ovide.
Si nihil attuleris, ibis, Homere, foras.
L'instruction dont
Charlemagne charge Angilbert pour le pape Léon III est adressée à Homère
auriculaire, c'est-à-dire confident.
Charlemagne ne perdait pas
un moment ; il se faisait lire à table, tantôt l'écriture-sainte, tantôt les
œuvres de saint Augustin, surtout la Cité de Dieu ; tantôt l'histoire des rois
ses prédécesseurs, où il apprenait à ne les pas imiter. Il servit de modèle à
ceux de ses successeurs qui, comme lui, ont été assez heureux pour aimer les
lettres. C'est lui qui, le premier, leur a véritablement donné l'exemple de les
cultiver et de les protéger. François fer paraît s'être étudié à le suivre dans
sa vie privée ; il rassemblait de même autour de lui les hommes les plus
spirituels et les plus savants de son royaume ; il traitait toujours avec eux
quelque question d'histoire, de littérature ou de morale, ou lisait quelque bon
livre, qui était pour eux une matière de réflexions utiles.
Nos rois prirent de
Charlemagne cet usage de se faire lire pendant leurs repas ; mais ils en firent
une affaire d'étiquette, qui n'était que pour les repas de cérémonie. Le
président Fauchet dit avoir lu que le comte de Tancarville fit, dans une
occasion, sous Charles V, la fonction de lecteur du roi.
Charlemagne, pour animer
ses soldats et pour les instruire, fit ou fit faire un recueil de chansons
militaires, qui composaient alors presque tonte notre histoire, et qui
célébraient les plus belles actions guerrières de nos premiers rois. Les
soldats, en marchant au combat, chantaient ces chansons, auxquelles succédèrent
les chansons de Roland, d'Olivier, et des autres paladins morts à Roncevaux.
L'abbé Le Beuf prétend que les premières traductions en langue
vulgaire remontent au temps de Charlemagne.
Ce prince savait les
langues étrangères de son temps ; passait pour parler assez bien le latin et
savoir même le grec. Il faut avouer pourtant que les solécismes ne sont pas
rares dans ses lettres latines : nous en avons une de lui à Fastrade sa femme,
dans laquelle niai annonce qu'on à fait, pendant
trois jours consécutifs — lundi, mardi et mercredi — des prières publiques dans
l'armée : Litaniam fecimus, dit-il, id est nonis septembris, quod fuit lunis die incipientes, et martis et mercoris. Les substantifs
et les adjectifs ne s'accordent pas ici en genre, en nombre et en cas. Le style
de la plupart des diplômes de Charlemagne est de la même incorrection.
Grégoire de Tours dit que, dès le
sixième siècle (vers l'an 580), on ne s'astreignait plus dans le latin aux
régies de grammaire qui regardent les cas et les genres. Du temps de
Charlemagne la corruption du latin était beaucoup plus grande, et allait
jusqu'au barbarisme par le mélange des idiomes. Dans des litanies écrites vers
l'an 780, et publiées par dom Mabillon dans ses Analectes, on trouve partout la
formule : Tu lo juva, pour tu
ilium juva.
Le style d'Éginard est plus pur que celui de Charlemagne et des autres
auteurs contemporains ; ce qui a fait croire à quelques savants que son
histoire avait été retouchée après coup par les éditeurs.
M. Schminck,
le meilleur de ces éditeurs, impute à Éginard d'avoir
cherché avec affectation, non seulement à imiter Suétone dans le style, mais
même à le copier dans les faits.
Le style de Charlemagne
était plus correct en vers qu'en prose. L'épitaphe qu'il fit du pape Adrien
n'est pas sans quelque mérite ; elle a été insérée au tome II, concil. Gall., page 209, et dans le tome V du Recueil des
historiens de France, page 412. En voici quelques vers : il y en a 38 en tout.
C'est
la douleur de la mort d'un père qui m'a dicté ces vers.
Vous
étiez l'objet de ma tendresse, vous êtes maintenant le sujet de mes larmes...
Pour
marquer l'union de nos cœurs, je joins ensemble nos noms et nos titres :
Adrien, Charles, le père et le roi...
Ô
le meilleur des pères, souvenez-vous de votre fils ! obtenez qu'il aille se
réunir à son père.
Charlemagne, en envoyant
au même pape un psautier en lettres d'or, comme le pape lui avait donné à Rome
le Recueil des canons, l'avait accompagné de vingt vers latins, aussi
hexamètres et pentamètres, qui servent de dédicace, comme l'acrostiche d'Adrien
en avait servi au Recueil des canons.
On peut voir dans
Fabricius deux épîtres en vers du même prince2, adressées à Paul
Diacre, et quelques vers sur la mort de Roland, ou, comme le conjecture
Leibnitz, sur celle du prince Charles, mort en 811 ; mais observons que cette
conjecture de Leibnitz suppose qu'il n'émit pas détrompé sur le compte du faux
Turpin. Ces vers ne sont, en effet, ni de Charlemagne ni de l'archevêque
Turpin, mais du faussaire, qui, dans des temps bien postérieurs, a pris ce
dernier nom, et qui les fait attribuer à Charlemagne par Turpin.
L'une des deux épîtres
adressées à Paul Diacre se trouve aussi dans le cinquième tome du Recueil des
historiens de France, page 411. Elle commence par ces vers
Parvula rex Carolus seniori carmina Paulo, Dilecto fratri, mittit honore pio.
Noble hommage que la
puissance rend au talent, du moins à ce qui était alors regardé comme talent.
L'autre épître exprime les mêmes sentiments de tendresse et de respect.
Aaron Raschid,
rival en tout de Charlemagne, cultivait comme lui les lettres, faisait comme
lui des vers, et aimait Charlemagne autant qu'il en était aimé. Nous ne
saurions nous lasser de répéter ce dernier point.
Charlemagne composa, pour
la langue tudesque, une grammaire qui a depuis été retouchée et perfectionnée
par un bénédictin de l'abbaye de Weissembourg, nommé Otfride, disciple de Raban Maur. Par-là il éleva, en
quelque sorte, ce jargon à la dignité de langue, et il tâcha de la fixer ; il
donna, dans cette langue, aux mois et aux vents, les noms qu'ils portent encore
aujourd'hui, du moins avec très peu de changements ; il espérait
perfectionner assez le tudesque ou l'allemand pour que les traités et les lois
pussent être rédigés en cette langue, qui était alors la langue vulgaire ; rien
ne lui paraissait plus absurde que de rédiger dans une langue savante des lois
faites principalement pour le peuple ; il trouvait que c'était imiter cet
empereur cruellement insensé — Caligula —, qui faisait écrire ses édits en
caractères très fins, et les faisait afficher très haut, afin que personne ne
pût les lire, et que l'ignorance, multipliant les contraventions, fournit un
prétexte aux supplices. Les gens d'église, qui faisaient seuls leur étude du
latin, dont on se servait encore du temps de Charlemagne dans les actes
publics, craignirent de devenir inutiles si ces actes étaient désormais rédigés
en langue vulgaire ; ils traversèrent de tout leur pouvoir le projet raisonnable
de Charlemagne. On continua d'employer le latin dans les lois, les traités
publics, et même les contrats particuliers, et cet usage subsista jusqu'au
règne de François Ier, qui eut encore de la peine à l'abolir. Avant lui, Louis
XII, par une ordonnance de l'an 1512, avait tenté la même chose sans succès2 ; et la nécessité
où se trouva François Ier de renouveler, en 1535, l'ordonnance qu'il avait Béja
donnée à ce sujet en 1529, prouve que cette première n'avait pas eu toute son
exécution.
On sait quel était le goût
de Charlemagne pour l'astronomie. Pendant les nuits sereines il se plaisait à
observer le ciel et à étudier le cours des astres. On trouve dans les annales
de son règne, écrites par Éginard, des observations
réputées curieuses pour le temps, concernant les éclipses, les conjonctions des
astres, les aurores boréales, etc. Il avait quelque connaissance des arts
agréables ; cette église d'Aix-la-Chapelle, si vantée par les auteurs du temps,
fut, dit-on, bâtie d'après ses plans : On sait, dit l'abbé Le Beuf, qu'il lisait Vitruve, et qu'il
s'entendait en bâtiments.
Il favorisait et
facilitait de tout son pouvoir les expériences de médecine et de physique. Un
capitulaire, donné à Thionville en 805, recommande expressément l'étude de la
médecine, et veut qu'elle fasse partie de l'éducation. Il y avait dans le
palais un édifice consacré à cette science, sous le titre : Hippocratica tecta. Charlemagne avait à sa cour les plus
habiles médecins de son temps ; mais on a observé qu'il en faisait peu d'usage pour
lui-même, et que son unique remède dans ses maladies, d'ailleurs peu
fréquentes, était la diète.
Alcuin dit de Charlemagne que
c'était un évêque dans les choses de la religion, un philosophe dans les
sciences profanes. Il mérita, comme Constantin, ce titre d'évêque
extérieur,
qui convient à tout prince chrétien, et qui, mettant à part les droits de la
théologie, n'annonce qu'un zèle légitime pour le maintien de la discipline et
pour les progrès de la morale.
Ce que dit de lui
Théodulfe donne une assez juste idée de son amour pour l'ordre dans tous les
genres : Ce grand prince ne cessait de porter les évêques à l'étude de
l'écriture-sainte, le clergé à l'observation de la discipline, les moines à la
régularité, les grands aux bons exemples et aux bons conseils, les juges à la
justice, les supérieurs à la raison, les inférieurs à l'obéissance, tous à la vertu
et à la concorde.
Tels sont les fruits
ordinaires de la culture des lettres ; elles enseignent tous les devoirs, et
montrent à tous les hommes l'intérêt qu'ils ont de les remplir.
Vers le même temps, les
Arabes faisaient de grands progrès dans diverses sciences, sous leur calife
Aaron, l'ami de Charlemagne, et son rival en tout genre de gloire. Ce fut,
dit-on, sous son règne qu'ils inventèrent l'algèbre.
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