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HISTOIRE DE CHARLEMAGNELIVRE
TROISIÈME
CHAPITRE IAffaires de l'intérieur de l'empire français sur la fin du règne de Charlemagne.
CHARLEMAGNE reconnaissait
de plus en plus que le résultat de ses conquêtes avait été seulement de changer
d'ennemis, et d'en acquérir toujours de plus puissants ; au lieu des Saxons,
des Lombards et des peuples de l'Aquitaine, c'étaient les Danois ou Normands,
les Grecs et les Sarrasins qu'il avait à combattre ; l'ardeur des Normands
était surtout ce qui l'inquiétait pour la suite. S'ils osent, disait-il, attaquer
un si puissant empire, réuni dans une main, qui peut-être n'est pas faible ;
que n'oseront-ils pas contre ce même empire, affaibli comme il le sera par le
partage et peut-être par les divisions ?
Mais, d'un autre côté, ce
partage si contraire à l'esprit de conquête, puisqu'il tend à resserrer ce que
la conquête veut étendre et agrandir, devient, comme nous avons déjà eu
occasion de l'observer, un effet presque inévitable de la conquête, par
l'impossibilité de gouverner des États trop étendus : il fallait être
Charlemagne, pour suffire au gouvernement d'un si vaste empire ; encore avait-
il été obligé d'en partager les Soins entre ses trois fils ; et ce partage,
fait de son vivant, devait à plus forte raison subsister après sa mort. Les
grands empires demandent nécessairement un partage. L'empire romain, partagé
plusieurs fois, et encore trop vaste, avait péri, principalement parce qu'un
fardeau qu'Auguste et Constantin avaient pu porter tout entier, et auquel ils
avaient suffi, s'était trouvé beaucoup trop pesant pour la foule de leurs
faibles successeurs : on était accoutumé en France à ces partages, et
l'accroissement de l'empire sous Charlemagne ajoutait un motif de plus à la
force de l'habitude. D'ailleurs la nature parlait au cœur de Charlemagne, et la
nature veut que tous les enfants aient un partage, et même un partage
à-peu-près égal ; c'est la politique qui cherche à réunir, et qui sacrifie tous
les cadets à l'aîné seul. La nature, qui devrait seule régler les successions
particulières, conseille le partage. La politique, qui a seule le droit de
régler la succession des empires, suivant l'intérêt des peuples, demande la
réunion ; mais la trop grande étendue des empires, fruit des conquêtes, rend la
réunion impossible, et le partage nécessaire, même en politique : ainsi la
nature et la politique étaient d'accord pour exiger le partage de l'empire
français ; ces raisons avaient déterminé Charlemagne à l'acte de partage dont
nous avons parlé. Charles, l'aîné des fils, devait avoir l'empire et la France,
et en attendant il avait sous son père le département de.la Germanie, et le
soin de réprimer les courses des Normands ; Pepin était roi d'Italie, ce qui
entraînait la fonction de veiller sur l'empire grec, et d'en arrêter les
entreprises ; le roi d'Aquitaine avait dans son partage la marche d'Espagne, et
était opposé aux Sarrasins.
En l'an 806, Charlemagne
se sentant vieilli et affaibli, fit un testament, qui, pour le fond des
dispositions, n'était proprement qu'une confirmation du partage qu'il avait
.fait entre ses fils en 781 ; il y faisait seulement quelques légères
modifications ; il augmentait de quelques provinces les royaumes d'Italie et
d'Aquitaine, tant pour récompenser le zèle et lei services des puînés de ses
fils, que parce que l'empire ayant reçu de nouveaux accroissements depuis
l'acte de partage, les états qui devaient former le département de l'aîné ne
devaient encore être que trop étendus.
Mais c'est surtout dans
les clauses étrangères au fond même des dispositions que ce testament offre
plusieurs objets dignes de remarques.
1° Ce testament fut lu
dans un parlement solennel, assemblé à Thionville, en présence des principaux
seigneurs, dont le suffrage était alors nécessaire, ou du moins bon à obtenir.
2° L'opinion générale,
que, sous la seconde race, la couronne était à-la-fois héréditaire et élective,
c'est-à-dire qu'il fallait être de la race carlovingienne pour pouvoir être
élu, mais que le droit d'aînesse pouvait être démenti par l'élection, cette
opinion paraît principalement fondée sur une des clauses du testament ou de la
charte de partage de Charlemagne. Cette clause porte que si un
des trois princes a un fils que le peuple veuille bien élire pour succéder à
l'État de son père, ses deux oncles donneront leur consentement à cette
élection, et le laisseront régner dans la partie de l'État que son père avait
eue en partage.
3° Ce testament fut envoyé
au pape, qui le signa : nous disons avec raison en Fiance que cette signature
n'y donnait pas plus de validité, mais seulement plus d'authenticité ;
l'expérience a fait connaître que ces sortes de déférences ne sont jamais sans
conséquences, et qu'on ne fournit point impunément à la cour de Rome le
prétexte d'une prétention.
4° L'empereur fit jurer à
ses fils d'observer son testament dans tous les points ; il leur recommanda
l'union, comme s'il eût prévu que la discorde devait un jour faire périr sa
malheureuse4 famille
; et dans cet acte même où il fait le partage de ses États entre ses fils, il
se réserve expressément, par la vingtième et dernière clause, toute l'autorité.
5° L'empereur prévoyant le
cas où, malgré tous ses soins, il s'élèverait quelques contestations entre ses
fils, leur défend d'avoir recours aux armes, et leur interdit la voie du duel ;
il veut qu'on s'en rapporte au jugement de la croix5.
Nous ne voyons plus
aujourd'hui dans cette disposition qu'un monument de la superstition du temps ;
nous pourrions y voir un assez grand trait de sagesse, et nous pourrions nous
applaudir moins de nos lumières actuelles : ne nous flattons pas en effet
d'avoir beaucoup perfectionné la science de vérifier les faits ; peut- être
cette science n'est-elle pas susceptible de perfection chez les hommes : nous
avons eu raison sans doute de préférer la preuve testimoniale au duel et aux
prétendus jugements de Dieu ; car les jugements de
Dieu nous sont inconnus, et il est du moins vraisemblable que deux hommes
aimeront mieux dire vrai que de mentir, surtout s'ils sont menacés de peines,
dans le cas où on viendrait à découvrir qu'ils ont menti : mais enfin les
diverses épreuves étaient fondées sur une supposition qui n'avait rien
d'injurieux à la divinité, et qui était très consolante pour les hommes, c'est
que Dieu ne peut pas laisser succomber l'innocence. La preuve testimoniale est
aussi fondée sur une supposition qui n'a rien de plus réel, c'est que deux
hommes ne peuvent être visionnaires, ou calomniateurs. Au reste, dans un temps
où les épreuves passaient pour un moyen sûr de connaître la vérité, et chez une
nation toute guerrière et encore féroce, qui, parmi toutes ces épreuves,
préférait hautement celle qui décidait tout par le fer, il n'y avait que des
lumières supérieures qui pussent faire préférer une épreuve sans conséquence,
telle que celle de la croix. A la vérité, de ce qu'un homme avait, plus ou
moins qu'un autre, la faculté de rester longtemps les bras en croix, ou dans
une posture gênante, en présence de la croix, il ne s'ensuivait pas qu'il eût
tort ou raison ; mais puisqu'il fallait un jugement, on en avait un, et sans
effusion de sang1.
Remarquons d'ailleurs que si cette précaution était d'un père qui voulait
épargner à ses fils l'horreur d'un fratricide, la préférence que Charlemagne
accordait en toute occasion au jugement de la croix sur le duel était d'un
monarque qui ménageait le sang de ses sujets, et d'un philosophe qui réduisait
à sa juste valeur la preuve de vérité résultante des diverses épreuves.
Quant à la preuve
testimoniale, elle était connue et admise alors, et Charlemagne ne renvoie au
jugement de la croix qu'à défaut de preuve testimoniale ; mais on avait rendu
celle-ci presque impossible en matière criminelle à l'égard de certaines
personnes ; on en avait entièrement corrompu et altéré les principes ; on avait
mesuré le nombre des témoins sur la qualité de l'accusé ; il en fallait,
d'après les fausses décrétales qui ont fait loi si longtemps, soixante et douze
pour convaincre un évêque, quarante pour un simple prêtre, trente-sept pour un
diacre, et sept pour les autres clercs inférieurs. Si ces témoins étaient des
laïcs, il fallait qu'ils eussent femme et enfants. Il semblait qu'il fût
question de rendre hommage à la dignité, non d'acquérir la preuve d'un fait. Il
semblait aussi qu'on supposât les hommes plus portés à calomnier les personnes
constituées en dignité, surtout les ecclésiastiques. Au contraire, quand
c'étaient les ecclésiastiques qui déposaient contre des laïcs, le moindre
témoignage suffisait, et c'est avec peine qu'on voit dans une loi de
Charlemagne la disposition suivante :
Le
témoignage d'un seul évêque sera reçu par tous les juges sans difficulté, et on
n'en entendra point d'autre dans la même affaire.
Lorsque les témoins
manquaient, Charlemagne, pour les accusations les plus graves, telles que celle
de parjure, ne voulait point d'autre épreuve que celle de la croix, et
n'imagina pas d'autre moyen de terminer les contestations qui pourraient
s'élever entre ses fils1.
Cette précaution était
superflue ; la discorde, qui devait un jour ruiner la maison de Charlemagne,
n'était pas le fléau dont ses fils étaient menacés ; mais une grande douleur
était réservée à sa vieillesse, celle de perdre les deux aînés de ses fils, les
deux qui annonçaient le plus de talents, et de ne laisser pour régner après lui
qu'un prince qui n'était pas sans vertus, mais qui, comme on le lui a tant
reproché, avait plus les qualités d'un moine que celles d'un roi. Pepin, roi
d'Italie, mourut le premier [8 juillet 810], à trente-trois ans, laissant un fils,
nommé Bernard, qui lui succéda dans ce royaume, et cinq filles, dont
l'éducation fut la consolation et l'amusement de leur aïeul ; on ignore le nom
de la femme ou de la concubine de Pepin. Thégan parle
de Bernard comme d'un bâtard ; Adrien de Valois le croit légitime. Le prince
Charles suivit de près Pepin au tombeau. Il était âgé de trente-cinq ans, et
mourut sans enfants [4 décembre 811]. Charlemagne perdit vers le même temps
Gisèle sa sœur, abbesse de Chelles, et Rotrude sa
fille aînée ; elles eurent l'une et l'autre une grande part à ses regrets.
Quelques historiens cherchent à excuser la sensibilité que Charlemagne fit
paraître en cette occasion ; c'est, s'il n'en eût point montré après de telles
pertes, qu'il aurait fallu lui chercher des excuses, et qu'on n'aurait pas pu
lui en trouver. Les hommes sont quelquefois d'étranges estimateurs des choses !
Pourquoi donc vouloir que l'insensibilité convienne aux rois ? A qui peut- elle
convenir ?
Le testament de
Charlemagne n'avait plus d'objet : en 811, après la mort de ses deux fils
aînés, Charlemagne fit un autre testament, par lequel il laissait les deux
tiers de ses trésors et de ses meubles aux diverses métropoles de ses États ;
quant à ses vastes domaines, le roi d'Aquitaine restait seul sans frères et
sans rivaux. Bernard devait remplacer son père dans le royaume d'Italie ; tout
le reste de l'empire français n'avait plus d'autre héritier que Louis.
Charlemagne succombait assez sensiblement sous le poids des années, des
fatigues et de la douleur ; sa tendresse semblait se rassembler
particulièrement sur Louis, mais cette tendresse n'était point aveugle ;
Charlemagne, avant de s'y livrer, et de lui en donner les dernières et les plus
fortes preuves, voulut encore savoir à quel point Louis en était digne : il
n'oublia point ses peuples en se souvenant de son fils ; il chargea plus que
jamais des amis affidés de faire des informations secrètes et approfondies sur
l'administration de Louis dans l'Aquitaine ; il sut que ce prince s'était
corrigé sans retour de quelques erreurs de jeunesse, et que ses sujets étaient
contents et heureux. Il mande le prince à Aix-la-Chapelle, il assemble les
grands et les prélats dans cette magnifique chapelle qu'il avait pris plaisir à
construire ; en leur présence il lui recommande ses sœurs, les enfants de ses
frères, ses sujets surtout ; il le fait jurer d'être leur père ; il demande
ensuite expressément aux évêques et aux grands assemblés, s'ils
voulaient bien qu'il donnât à son fils le titre d'empereur ; et après qu'ils
eurent juré de lui être fidèles, et que Louis eut juré de bien gouverner, il
commande à Louis d'aller prendre sur l'autel la couronne impériale, et de se la
mettre lui-même sur la tête. Louis obéit, et on applaudit. Telle fut la
cérémonie de son association à l'empire, et de son couronnement. Baronius dit que Charlemagne, par son testament, ne donna
l'empire à aucun de ses enfants, parce qu'il avait laissé au pape la liberté
d'en disposer à son gré ; Baronius se trompe par
ignorance, ou à dessein et pour favoriser les préjugés ultramontains ;
Charlemagne avait fait un testament dans un temps où il avait trois fils dont
il fallait régler les droits ; n'en ayant plus qu'un, et averti par sa propre
défaillance qu'il était temps de se l'associer, il lui donne la couronne
impériale en souverain absolu, qui croit ne la tenir que de Dieu, et qui en
dispose. comme de son patrimoine. Quant à la fable de la disposition de
l'empire abandonnée au pape, elle a pour unique fondement la déférence
peut-être un peu trop forte que Charlemagne avait eue pour Léon III, en lui
faisant signer son testament.
Après la cérémonie du
couronnement, Louis prit congé de son père ; et l'on remarqua qu'en se séparant
ils s'embrassèrent plusieurs fois les larmes aux yeux, avec un attendrissement
plus fort qu'à l'ordinaire.
Charlemagne, dans les
dernières années de son règne, donna un grand exemple à son fils, celui
d'éviter la guerre avec autant de soin qu'il l'avait autrefois recherchée : en
général, il n'eut jamais contre la seconde enceinte des ennemis de la France,
les Danois ou Normands au nord, l'empire grec au levant, les Sarrasins
d'Espagne au midi, la même ardeur qu'il avait eue contre la première enceinte,
c'est-à-dire contre les Saxons, les Lombards et les Aquitains. L'âge, qui
s'avançait, lui communiquait l'indifférence qu'il amène à sa suite ; la mort de
ses deux fils aînés, nobles imitateurs de sa valeur et de ses talents
militaires, redoublait cette indifférence. D'ailleurs il n'était pas possible
que les réflexions qui condamnent la guerre n'eussent pas fait quelque
impression sur un esprit si sage, accoutumé, dans ses grandes vues de
législation, à méditer sur les principes de la justice et de l'humanité. Aussi voyons-nous
dans ses dernières années beaucoup moins d'hostilités de sa part, et beaucoup
plus de règlements de tout genre. Nous trouvons même vers ce même temps une
preuve assez marquée de l'éloignement qu'il avait enfin pris pour la guerre. En
812, les trois grandes puissances, ses ennemies et ses rivales, étaient en
combustion. Deux compétiteurs se disputaient la couronne de Danemark ; deux
autres, celle de Cordoue, et l'empereur des Grecs, Nicéphore, avait été tué
dans une bataille contre les Bulgares. C'était le moment que la politique
vulgaire eût choisi pour attaquer ces trois États ; ce fut le moment que
choisit Charlemagne pour conclure avec eux une paix plus solide, sans vouloir
profiter de leurs troubles.
Ainsi pensait, ainsi agissait
ce prince, guéri des passions de la jeunesse, détrompé des erreurs, instruit
par l'expérience ; et la raison peut appeler de Charlemagne, roi guerrier au
huitième siècle, à Charlemagne empereur pacifique au neuvième.
FIN DU TOME
PREMIER
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