HISTORIE DIVINE DE JÉSUS CHRIST |
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FRENCH DOOR |
HISTOIRE DU BAS-EMPIRE.
LIVRE TRENTE-HUITIEME. ANASTASE
Quoique Longin se fût rendu si odieux par ses désordres,
que, même après la mort de Pélage, Zénon n’avait osé le nommer César, cependant
il n’avait pas perdu l'espérance de succéder à son frère. Il comptait beaucoup
sur le secours des Isaures établis en grand nombre à Constantinople, et sur
l’affection d’un autre Longin, maître des offices, compagnon de ses débauches ,
et aussi méchant que lui. Ariadne rompit toutes ses
mesures. L’eunuque Urbice, ministre de cette princesse,
sut agir si puissamment auprès du sénat et du peuple, que le 11 d’avril, deux
jours après la mort de Zénon, Anastase le Silentiaire fut proclamé empereur. Mais
ou rencontrait un obstacle dans la fermeté d’Euphémius, patriarche de
Constantinople. Ce prélat connaissait l’attachement d’Anastase aux erreurs
d’Eutychès; il l’avait même chassé de l’église, pour l’empêcher de troubler
l’enseignement public, en débitant la doctrine hérétique; et Zénon, qui n’aimait
pas Anastase, ayant donné pouvoir au patriarche de traiter ce téméraire comme
il jugerait à propos, Euphémius l’avait menacé de lui couper les cheveux, s’il continuait,
et de l’exposer à la risée du peuple. C’était apparemment dans ce temps-là une
punition ecclésiastique. Rejetant donc Anastase comme infecté des dogmes
d’Eutychès, et indigne de régner sur des catholiques, il refusait opiniâtrement
de le couronner. Il ne se rendit aux instances pressantes d’Ariadne et du sénat qu’après qu’Anastase eut déclaré par écrit qu’il recevait comme
règle de foi les décrets du concile de Chalcédoine, et qu’il promettait de ne
rien innover contre la doctrine de l’Eglise. Cette protestation, signée de sa
main, fut confiée à Macédonius, garde du trésor de l’église de Constantinople,
et déposé dans les archives. Euphémius, après cette précaution, consentit à le couronner.
Anastase était dévot, sans être chrétien; il allait à l’église avant le jour,
et n’en sortait que quand le peuple était retiré; il jeûnait, il faisait de
grandes aumônes. La multitude, toujours dupe de l’hypocrisie, admirait sa
vertu; et la première fois qu’il se montra dans le Cirque avec les ornements de
la dignité impériale, tout retentissait d’acclamations; on s’écriait de toutes
parts : «Régnez, prince, comme vous avez vécu». On comparait Ariadne à Pulchérie, qui avait élevé Marcien sur le trône
par préférence aux personnages les plus illustres. Mais Anastase ne ressemblait
pas mieux à Marcien qu’Ariadne à Pulchérie. La joie
des manichéens et des ariens était mieux fondée que celle des catholiques. La
mère d’Anastase était zélée pour les manichéens, et Cléarque,
son oncle maternel, pour l’hérésie arienne. Le nouvel empereur fit, selon la
coutume, des largesses aux soldats.
Sa naissance ni ses qualités personnelles ne lui avoient jamais
permis d’espérer une si haute élévation. Il était né à Dyrrachium, d’une
famille obscure. Ses parents l’ayant amené à Constantinople dans son enfance,
il s’avança dans le service du palais, et parvint au rang de silentiaire;
office de médiocre considération, et soumis au grand-chambellan. La faveur de
l’impératrice acheva la fortune d’Anastase. Il était bienfait, d’une taille haute
et dégagée; la différente couleur de ses yeux, dont l’un était noir, l’autre
bleu, lui fit donner le surnom Diocore.
N’étant parvenu à l’empire qu’à l’âge de soixante ans, il avait alors les
cheveux blancs, et était presque chauve. Ce fut un prince médiocre, sans caractère
décidé, sans principe fixe, et si peu d’accord avec lui-même, qu’on ne peut le
louer presque d’aucune vertu sans avoir à le blâmer du vice contraire. Pacifique
et persécuteur, avare et libéral, répandant d’une main des aumônes, et
ravissant de l’autre les biens des légitimes possesseurs; abolissant
publiquement la vénalité des charges, et continuant de les vendre en secret; aussi mit-il souvent en place des magistrats voués à l’injustice.
Il retira des provinces les troupes employées leur sureté pour épargner la
dépense de l’entretien. C’était par l’argent et non par les armes, qu’il garantissait
ses états des attaques des barbares. Il se faisait rendre compte des biens des
personnes riches qui mouraient, et n’en laissait aux héritiers que la portion
qu’il jugeait à propos. Il ruinait les habitants des villes, tandis qu’il en réparait
les statues et les édifices. Ce fut aux dépens de ses compatriotes qu’il fit
élever autour de Dyrrachium, sa patrie , une triple enceinte de murailles. Il épuisa
les provinces en les obligeant de fournir en argent, à très haut prix, ce
qu’elles fournissaient auparavant en nature pour l’entretien des troupes. Il était
d’usage que les corps municipaux fissent la répartition et la levée des impôts;
il en chargea des commis et des receveurs, qu’il envoyait dans chaque ville; ce
qui produisit trois maux à la fois: les corps de ville perdirent leur splendeur
et leur considération; ces commis s’engraissèrent de la misère publique, et les
revenus du prince diminuèrent par l’appauvrissement des particuliers. Justinien
corrigea ce désordre, et rétablit l’ancienne forme de perception. Anastase avait
pour principe qu’un prince peut mentir, et même se parjurer pour raison d’état:
maxime détestable, puisée dans la morale perverse des manichéens, que sa mère
lui avait enseignée. Il n’était pas plus délicat sur la reconnaissance que sur
la vérité. Jean Talaïa l’avait autrefois secouru dans un besoin pressant.
Anastase ayant fait naufrage près d’Alexandrie, Talaïa l’avait recueilli avec
charité, et n’avait rien épargné pour réparer son infortune. Devenu depuis ce
temps-là évêque de cette grande ville, et obligé par la faction hérétique de se
réfugier en Italie, lorsqu’il apprit l’élévation d’Anastase, il espéra d’en
obtenir justice, et se mit en chemin pour Constantinople. Dès que l’empereur
sut que cet évêque approchait, il lui fit dire de sortir au plus tôt de ses
états. L’eunuque Amantius, son chambellan, sectateur ardent des t erreurs
d’Eutychès, avait tout pouvoir sur son esprit, et l’aigrissait sans cesse
contre les catholiques.
C’est aux conseils de cet eunuque et à ceux de Marin,
principal ministre d’Anastase, qu’on doit attribuer la plus grande partie des
maux de son règne. Marin était un Syrien grossier, brutal, outrageux en
paroles, impitoyable à l’égard des malheureux, et grand ennemi de l’Eglise. Il abusait
de l’ascendant qu’il avait pris sur son maître pour satisfaire son avidité, et
celle de toute sa famille. Les Maziques ravageaient
la Libye et l’Egypte; mais le plus grand fléau de ces provinces furent les parents
de Marin, qui les avoient choisies, par préférence, pour s’y enrichir, comme
les plus éloignées des yeux du prince. Elles eurent d’abord pour préfet un
neveu de Marin, encore fort jeune, et déjà grand concussionnaire. Les confiscations
injustes, le sang même des innocents ne lui coûtaient rien pour assouvir son
avarice. Après lui, ces provinces furent gouvernées par Bassien, fils de Marin;
celui-ci surpassa tellement son cousin par ses excès et ses violences, qu’il
vint à bout de le faire regretter. Les richesses amassées en Egypte et en Libye
par ces deux gouverneurs y attirèrent tous les parents du ministre, qui formaient
un essaim nombreux et fort affamé; ils sucèrent le reste du sang de ces
peuples, et leurs amis même s’y renvoient en foule pour avoir leur part du
pillage.
Ces vices d’Anastase, car je mets Marin son ministre au
nombre de ses vices, étaient cependant rachetés par quelques vertus, du moins
apparentes. Il avait l’extérieur de la piété; il fonda beaucoup d’églises à
Constantinople; sa vie paraissait régulière, quoiqu’on lui connût un fils
naturel. Il respectait les ecclésiastiques et les moines, même catholiques; et
dans la persécution qu’il fit aux orthodoxes, il évita toujours de verser du
sang par lui-même; mais la licence qu’il laissa prendre aux hérétiques, causa
d’horribles massacres. Il bannit de Constantinople tous les délateurs. Il montrait
assez de prudence et d’intelligence dans la conduite des affaires. Il ne donnait
rien à ses plaisirs; et ce qui rendait ses rapines un peu moins odieuses, c’est
que l’argent qu’il tirait de ses sujets ne se dissipait pas en folles dépenses:
en sorte qu’il laissa son successeur en état de soulager les peuples. Nous
rapporterons plusieurs exemples de sa générosité. Les villes qui avoient
éprouvé les désastres de la guerre en étaient dédommagées par la remise des
impositions. L’eau ayant manqué à Constantinople dans un temps de sécheresse,
il fit construire une nouvelle citerne, qui fut nommée la citerne de Moce, à cause de l’église de Saint-Moce dont elle était voisine. Les contradictions qui se trouvent dans le caractère
d’Anastase seront moins difficiles à concilier, si l’on distingue les temps de
son règne; il eut le sort des princes faibles, et dont les vertus n’ont point
de racine; la puissance souveraine altéra et détruisit enfin le peu qu’il avait
de bonnes qualités.
Ariadne n’attendit que quarante jours après la mort de Zénon pour épouser Anastase, qui
n’avait point encore eu de femme légitime. Afin de rendre ce mariage agréable
aux peuples, le prince accorda, par un édit, la remise des sommes qui étaient
dues au fisc. Il n’eut point d’enfants; mais sa famille, qu’il tira de
l’obscurité, était nombreuse. Outre sa mère, qui vivait encore, et son oncle Cléarque, il avait deux frères, l’un nommé Paul ou Paulin,
qu’il fit consul en 496, l’autre appelé Hypace, et une sœur nommée Magna, quia voit
déjà plusieurs enfants de Secondin, qu’il fit patrice
et consul en 511. On connaît trois neveux d’Anastase : Pompée fils d’Hypace; un
autre Hypace, et Probe, fils de Magna et de Secondin.
Irène, fille de Magna, épousa Olybre, qui était consul l’année même qu’Anastase
fut couronné. Cet Olybre était fils d’Aréobinde et de
Julienne, fille de l’empereur Olybre et de Placidie. Il ne paraît pas que tous
ces parents d’Anastase aient eu d’autre mérite que d’appartenir à cet empereur.
Il n’était plus question que de trouver à cette famille une illustre origine;
un poète de ce temps-là n’y fut pas embarrassé; il fit descendre Anastase du
grand Pompée, et prouva cette généalogie par la raison qu’Anastase, ainsi que
Pompée, subjugua les Isaures et les peuples habitants du mont Taurus.
Dès la première année de son règne, il s’éleva dans la ville
impériale une sédition dont on ne dit pas la cause. C’était peut-être un effet
de cette jalousie furieuse qu’excitait parmi le peuple l’émulation des diverses
factions du Cirque. Zénon avait protégé la faction verte, Anastase se déclara
pour la faction rouge; c’en était assez pour allumer une guerre civile. Une
partie du Cirque et de la ville même fut consumée par les flammes. Quand on
considère les massacres et les incendies que causèrent dans ces temps-là les
factions du Cirque, on s’étonne que les empereurs n’aient pas entièrement aboli
des jeux si souvent funestes, ou du moins qu’ils n’aient pas armé toute la
force des lois pour en arrêter les désordres. Mais ces princes, passionnés
eux-mêmes pour les spectacles, et aussi frivoles que leurs peuples, craignaient
de donner la moindre atteinte à leurs divertissements, tandis qu’ils ne respectaient
pas la religion même; et, regardant cette plaie comme incurable, parce qu’ils
n’osaient y toucher, ils portaient leur attention sur tout autre objet de
législation. Anastase fit publier cette année des lois très sages et très importantes.
Le premier de juillet, il adressa au préfet Matronien une défense aux juges
d’avoir égard à aucun rescrit particulier du prince, de quelque nature qu’il
pût être, si ce rescrit était contraire au droit généralement établi ou à l’utilité
publique, leur ordonnant de s’en tenir alors aux constitutions générales.
Plusieurs autres lois du 29 et du 3o du même mois établissent la prescription
de quarante ans en faveur de ceux qui, pendant ce nombre d’années, auront par
eux-mêmes ou par leurs auteurs possédé avec titre ou sans titre quelque fonds
que ce soit, ou auront joui d’exemption de taille. Cette loi avait beaucoup
plus d’étendue que celle de Théodose le jeune, qui avait établi la prescription
de trente ans; elle embrassait tous les objets que la loi de Théodose avait exclus;
toute action, soit du public, soit des particuliers, était éteinte par la
possession paisible de quarante années. On n’exceptait que les fonctions
municipales, et les contributions civiles qui ne se pouvaient prescrire, non
plus que l’obligation de fournir sa quote-part des denrées qu’on exigeait des
provinces dans les nécessités publiques. Nulle dispense surprise au prince n’était
valable en ce cas; les fonds et les officiers de l’empereur même et de
l’impératrice n’en étaient pas exempts.
Longin, frère de Zénon, ne pouvait voir sans dépit sur la
tête d’Anastase la couronne qu’il croyait lui appartenir. Il tramait des
intrigues secrètes avec l’autre Longin , maître des offices; et les Isaures,
dont plusieurs possédaient les premières charges, étaient dévoués à ses volontés.
Ces barbares, que la faveur de Zénon avait rendus puissants, méprisaient le
nouvel empereur, et traitaient le peuple avec insolence. Pour éviter la confusion
en cet endroit de l’histoire, il faut distinguer trois Longins,
tous trois Isauriens et ligués ensemble: l’un frère de Zénon, l’autre maître
des offices, le troisième surnommé Sélinontien, parce
qu’il était de Sélinonte dans la Cilicie montueuse, alors confondue avec l’Isaurie.
Cette ville se nommait aussi Trajanople, depuis que
Trajan y était mort. Anastase ayant découvert les mauvais desseins du frère de
Zénon, l’exila en Egypte, et fit ordonner prêtre ce scélérat flétri des plus
infâmes débauches : horrible abus de ces siècles malheureux où, par une
clémence sacrilège, pour enchaîner l’audace et l’ambition des hommes les plus
criminels, on les condamnait à recevoir le sacerdoce. Longin déshonora pendant
sept ans ce sacré caractère, et mourut à Alexandrie. Anastase, après l’avoir
éloigné, donna ordre à tous les Isaures de sortir de Constantinople, et de se
retirer dans leur pays, leur déclarant qu’il ne leur paierait leur pension
annuelle que sur le pied où elle était avant qu’Illus et Zénon l’eussent
augmentée.
Cet affront mit ces barbares en fureur; mais il fallut
obéir: Anastase avait eu la précaution de rassembler dans Constantinople des
forces supérieures. Ils sortirent en menaçant, et se rendirent à Nicée. Les
deux Longins se mirent à leur tête. Lorsqu’ils furent
arrivés en Phrygie, ils s’arrêtèrent, et firent venir d’Isaurie les armes et
les trésors que Zénon avait mis en réserve dans les places fortes ; car ce
prince, qui, depuis leur rébellion de Basilisque, craignit
toujours quelque nouvelle révolution, avait regardé ce pays comme une retraite
assurée. Au signal de la révolte accourut une foule de barbares et de brigands
répandus en grand nombre dans les montagnes de l’Asie mineure. Ils eurent bientôt
sous les armes cent cinquante mille hommes. Aux deux généraux se joignirent
Indus, un des principaux de la nation, Athenodorus, qui avait tenu à Constantinople
le rang de sénateur, et Lilinge, que Zénon avait fait gouverneur de l’Isaurie.
Ce dernier était un guerrier renommé, aussi habile pour le conseil que brave et
hardi dans l’exécution; et, quoiqu’il ne pût marcher à cause de ses infirmités,
et qu’il fût obligé d’être toujours à cheval, il passait pour terrible dans les
batailles. Mais le plus remarquable entre les généraux des Isaures, fut Conon,
évêque d’Apamée en Syrie. Dès qu’il apprit que ses compatriotes avoient pris
les armes, il abandonna son troupeau pour courir au secours de sa nation; et,
de pontife de paix, il devint soldat et chef de rebelles: voilà, je pense, le
premier exemple que l’on trouve en Orient d’un ecclésiastique portant les
armes. Cette armée formidable, mais sans discipline, ravagea la Phrygie, prit
et saccagea plusieurs villes.
L’empereur avait tout à craindre. Il fit promptement
passer en Asie toutes lés troupes de la Thrace, et les Goths qui étaient restés
dans l’empire. Il mit à leur tête trois généraux: Jean le Scythe, qui s’était
déjà signalé par la défaite d’Illus; un autre Jean, surnommé le Bossu,
commandant de la maison du prince, et Diogène, patrice et parent d’Ariadne. Ils rencontrèrent les ennemis près de Cotyée, dans les vastes plaines de la Phrygie. Les chefs
des Isaures déférèrent le commandement général à Lilinge, dont ils reconnaissaient
la capacité supérieure; et si ce vaillant capitaine n’eût été tué dès le
commencement du combat, il y a lieu de croire qu’il en serait sorti vainqueur,
ou aurait vendu bien cher l’honneur de sa défaite. Sa mort jeta la
consternation et le désordre dans ses troupes, dont on fit un grand carnage.
Ceux qui purent échapper se sauvèrent en Isaurie au travers des montagnes, par
des chemins impraticables. Cette bataille finissait la guerre, si les Romains
ne s’étaient arrêtés à piller le camp et à partager les dépouilles. Ils
laissèrent aux Isaures le temps de se retrancher dans les postes avantageux, où
ils se défendirent pendant six années.
L’armée victorieuse s’avança dans leur pays, et y. passa
l’année suivante, (493) sans faire aucun exploit digne de remarque. Les
Isaures, maîtres des sommets du mont Taurus, et accoutumés à courir sur ces
montagnes dont ils connaissaient les détours, échappaient à toutes les entreprises
des Romains, et les tenaient dans des alarmes continuelles. Pendant ce
temps-là, les factieux jetaient le trouble dans Constantinople; ils portèrent
l’insolence jusqu’à renverser les statues de l’empereur et de l’impératrice, et
à les traîner par les rues. Les barbares d’au-delà du Danube venaient piller la
Thrace, qu’on avait dégarnie de troupes pour les envoyer contre les Isaures.
Julien, maître de la milice, ayant rassemblé quelques soldats pour s’opposer à
ces ravages, s’engagea dans un combat de nuit, où il perdit la vie.
Il y eut l’année suivante (494) en Syrie un tremblement de
terre qui renversa tout à la fois Laodicée, Hiéraple et
Tripoli. Antioche, capitale de cette province, fut agitée d’une autre manière.
Les factions du Cirque, qui causaient tant de troubles à Constantinople, régnaient
aussi dans les grandes villes de l’empire. La faction verte se souleva dans
Antioche, et Calliopius, comte d’Orient, ne sauva sa
vie que par la fuite. L’empereur, instruit de ce désordre, envoya en sa place
Constantius de Tarse, homme ferme et intrépide, et lui donna plein pouvoir sur
les séditieux. Le nouveau comte réprima leur insolence par de sévères
punitions, et rétablit l’autorité des magistrats. Les troupes impériales remportèrent
une seconde victoire sur les Isaures. Diogène avait pris la ville de Claudiopolis, située dans une plaine entre le Taurus et
l’anti-Taurus. Les Isaures, pour la recouvrer, descendirent de la montagne en
grand nombre, et vinrent assiéger Diogène, renfermé dans la ville. Ils se
rendirent maîtres de tous les passages, et le tinrent si longtemps bloqué,
qu’il courait risque de mourir de faim avec ses troupes. Enfin Jean le Bossu
ayant forcé une des gorges du Taurus, tomba sur les assiégeants; il fut secondé
par Diogène, qui fit en même temps une sortie, en sorte que les Isaures furent
enveloppés. L’évêque Conon reçut dans ce combat une blessure dont il mourut peu
de jours après.
La défaite des Isaures n’abattit pas leur courage. Ils regagnèrent
leurs retraites, et ne cessèrent de fatiguer leurs vainqueurs par de fréquentes
alarmes. Cependant les Romains étant les maîtres de la plaine, les vivres auraient
enfin manqué à ces barbares, si Longin de Sélinonte ne se fût maintenu en
possession d’Antioche de Cilicie, située sur le mont Cragus, au bord de la mer.
De là il faisait partir des vaisseaux, qui, revenant chargés de vivres, entretenaient
l’abondance sur les stériles montagnes de l’Isaurie.
Cette guère servit de prétexte à l’empereur pour se défaire
d’Euphémius, patriarche de Constantinople, qu’il regardait depuis long temps
comme son ennemi. Anastase, en montant sur le trône, ne s’était pas d’abord
déclaré contre les catholiques; il paraissait ne désirer que la paix, et ne
chercher qu’à calmer les troubles qui, sous le règne de Zénon, avoient agité l’Église.
Cette impartialité apparente augmenta les divisions. Le concile de Chalcédoine,
l’hénotique de Zénon, et l’opinion qu’on devait avoir d’Acace, mort hors de la
communion de l’église romaine, étaient les trois causes de discorde Tout
l’Occident recevait le concile, rejetait l’hénotique, et anathématisait la
mémoire d’Acace. Il y avait peu d’évêques en Orient qui fussent d’accord sur
ces trois points. Euphémius s’accordait avec les papes sur les deux premiers;
mais il ne pouvait se résoudre à flétrir la mémoire de son prédécesseur, et à
effacer son nom des sacrés diptyques. Dès qu’on apprit à Rome l’élévation
d’Anastase, le pape Félix lui écrivit pour le féliciter, et l’engager à
défendre la foi catholique. Mais, ne sachant pas encore quelle conduite il tiendrait
dans les affaires de l’Église, et s’il ne marcherait pas sur les traces de son
prédécesseur, il ne l’admit pas à sa communion. Gélase, ayant l’année suivante
succédé à Félix, écrivit aussi à l’empereur, et n’en eut point de réponse; mais
il reçut une lettre de félicitation de la part d’Euphémius, qui, en montrant un
grand désir de la réunion, témoignait cependant qu’il n’était nullement disposé
à effacer des diptyques le nom d’Acace. Gélase, d’un caractère inflexible,
répondit avec une fermeté qui rompit tout commerce entre lui et Euphémius. Le
pape fit de vains efforts pour persuader à l’empereur que cette obstination en
faveur d’Acace était un attentat contre les canons de l’Eglise; il ne gagna
rien sur l’esprit de ce prince, qui, las de se contraindre, commença des-lors à
manifester son penchant pour la secte d’Eutychès.
Euphémius était fort opposé à l’hérésie. Une indiscrétion
de sa part fournit à l’empereur occasion de le perdre. Anastase, ennuyé de la
guerre des Isaures, qui durait depuis cinq ans, s’ouvrit au patriarche sur le
désir qu’il avait de la terminer: «mais il faut, lui dit-il, sauver
l’honneur de l’empire; engagez comme de vous-même les évêques qui se trouvent à
Constantinople à venir ensemble me prier de pardonner aux Isaures, et de leur
accorder la paix». Euphémius, dépositaire de ce secret, eut l’imprudence de le
révéler au patrice Jean, beau-père d’Athenodorus, un des chef des Isaures. Le
dessein du prélat était seulement de calmer les inquiétudes du beau-père en lui
faisant connaître les intentions pacifiques de l’empereur à l’égard de son
gendre. Mais Jean, par une noire perfidie, alla sur-le-champ découvrir à
l’empereur la confidence que lui avait faite Euphémius. Le prince en fut
irrité, et ne douta point que le patriarche n’entretînt des liaisons secrètes
avec les rebelles. Peu de jours après, comme Euphémius passait par une rue de
Constantinople, un assassin voulut lui porter un coup d’épée sur la tête; mais
Paul, défenseur de l’église, qui se trouvait pour lors à côté de lui, homme de
grande taille et très vigoureux, reçut le coup, et tua sur-le-champ l’assassin.
Euphémius évita encore une fois la mort. Un jour qu’il assistait à une
assemblée ecclésiastique, on vint l’avertir que des hommes apostés l’attendaient
à la porte pour le tuer quand il sortirait; il prit l’habit d’un laïc et sortit
sans être reconnu.
L’histoire ne dit pas qu’Anastase fût l’auteur de ces attentats
trop indignes d’un souverain; mais sa conduite à l’égard d’Euphémius donne lieu
de le soupçonner. Ayant reçu la nouvelle d’un avantage remporté sur les Isaures,
il fit dire au patriarche que «ses prières en faveur de ses amis n’avoient pas
été exaucées». Il assembla les évêques, et l’accusa devant eux, mais sans
preuve, d’entretenir des intelligences avec les ennemis. Ces prélats, vendus à
la faveur, sans aucun examen, prononcèrent contre Euphémius la sentence de
déposition; et l’empereur fit élire à sa place Macédonius. Le peuple, qui aimait
Euphémius, courut en foule au Cirque, demandant à grands cris qu’on lui rendît
son évêque. L’empereur fut inexorable; il exila le patriarche à Euchaïtes en Paphlagonie.
Les préfets du prétoire profitaient de la faiblesse des princes
pour étendre les droits de leur charge, et pour soustraire aux empereurs la connaissance
de toutes les affaires. Anastase resserra leur autorité , et la réduisit à ses
justes bornes. Les rois de l’Inde lui firent présent, cette année, d’un
éléphant et de deux girafes: ces animaux extraordinaires servaient à
l’amusement du peuple dans les spectacles du Cirque. On croit que l’Inde dont il
est parlé en ce lieu, est l’Ethiopie. Paul, frère d’Anastase, fut consul cette
année. A l’occasion de cette promotion l’empereur fit des largesses aux
soldats.
La guerre des Isaures fut enfin terminée en 497, après avoir
duré six ans. Athenodorus, et un des deux Longins furent
pris par Jean le Scythe, qui les fit mourir et envoya leurs têtes à
Constantinople. L’empereur fit porter à Tarse celle d’Athenodorus: elle fut
plantée au bout d’une pique aux portes de cette ville. Tarse, capitale de la
Cilicie, était voisine de l’Isaurie : on voulait par ce spectacle intimider ce
qui restait encore de rebelles. La tête de Longin demeura exposée à
Constantinople dans le faubourg de Syques. Le peuple voyait
avec plaisir la punition des Isaures, qui, sous le règne de Zénon, avaient
dominé avec insolence. Il y eut cette année une éclipse de soleil, le
dix-huitième d’avril.
Jean le Scythe eut pour récompense le consulat de l’année
suivante (498). Il restait cependant des semences de guerre dans l’Isaurie. La
ville d’Antioche, sur le Cragus, tenait encore pour les rebelles : elle fut
emportée par Jean le Bossu, aidé du comte Priscus. Indus et Longin de Sélinonte
y furent pris. On les conduisit à Constantinople où ils furent promenés dans le Cirque et dans
les rues de la ville, chargés de chaînes et exposés aux insultes du peuple.
Indus eut ensuite la tête tranchée. On traita Longin avec plus de rigueur:
transporté à Nicée, où la révolte avait commencé , on le fit mourir dans les tourments.
Toute la nation fut punie: on rasa les places fortes; une partie des Isaures
fut transplantée dans la Thrace, et la pension annuelle que leur payaient les
empereurs fut supprimée pour toujours. Jean le Bossu fut aussi récompensé du
consulat pour l’année 499.
Ce fut dans cette guerre que commença de se faire connaître
Justin, qui devait succéder à Anastase. Personne alors n’eût osé lui promettre
une si éclatante fortune, et il ne l’aurait pas cru lui-même. Il était né a Bédériane, sur les confins de la Thrace et de l’Illyrie.
Fils d’un pauvre paysan, il passa ses premières années à labourer la terre.
Enfin, accablé de misère, il quitta sa charrue, et fit partie, avec deux de ses
camarades, nommés Zémarque et Ditybiste,
aussi pauvres que lui, d’aller chercher un meilleur sort. Ils partirent à pied,
portant leurs habits sur leurs épaules, sans argent, et sans autre provision
qu’un pain bis dans leur besace. Arrivés à Constantinople, ils s’enrôlèrent.
Ils étaient âgés de vingt ans, et bien faits de leur personne; ce qui attira
sur eux les regards de Léon qui vivait encore. Il les fit entrer dans ses
gardes. Justin servit en Isaurie sous Jean le Bossu, en qualité de capitaine.
Ce général, qui maintenait la discipline avec une extrême vigueur, le fit
mettre en prison pour une faute que l’histoire ne spécifie point; il le
condamna même à perdre la vie, ce qui devait être exécuté le lendemain. Mais,
la nuit étant passée, il le mit en liberté, sans qu’on en allègue d’autre
raison qu’une apparition miraculeuse rapportée par Procope, et qu’il est permis
de ne pas croire. Justin parvint sous Anastase à la dignité de sénateur, de
patrice et de commandant de la maison du prince. Lorsqu’il fut empereur, il
avança de ses anciens camarades; et l’on voit Zémarque comte d’Orient sous Justinien.
Les séditions devenaient fréquentes à Constantinople depuis
que les empereurs s’étaient abaissés jusqu’à prendre parti entre les factions
du Cirque. La faction verte, irritée de la préférence qu’Anastase donnait à la
faction rouge, commit quelques violences. Le préfet de la ville fit mettre en
prison les plus mutins. Quelques jours après, l’empereur, assistant au
spectacle , la faction verte lui demanda avec des cris tumultueux
l’élargissement des prisonniers. Au lieu de la satisfaire, il la fit charger
par ses gardes. Le peuple prit parti pour les factieux; on jeta des pierres; et
un Maure, confondu dans la foule, fut assez hardi pour en lancer une contre
l’empereur, qui n’évita le coup qu’en prenant la fuite. Les gardes se jetèrent
aussitôt sur ces audacieux, et les mirent en pièces. Une si prompte vengeance,
loin d’intimider le peuple, alluma sa fureur, il mit le feu au Cirque : deux
portiques furent brûlés. Les soldats en étant venus aux mains avec les habitants,
il se fit un grand carnage. Enfin la punition de plusieurs séditieux arrêta les
autres; mais le calme ne fut entièrement rétabli que par une espèce de
satisfaction que l’empereur fit à la faction verte, en conférant la charge de
préfet de la ville à un de ses partisans, nommé Platon.
Les Arabes ou Sarrasins Scénites, ainsi nommés parce qu’ils
campaient sous des tentes des deux côtés de l’Euphrate, faisaient des courses
sur les frontières de la Syrie euphratésienne. Ces
brigands étaient vassaux des Perses, et avaient à leur tête Naaman, chef d’une
tribu. Eugène, qui commandait dans cette contrée, guerrier actif et intrépide,
les chercha, les atteignit près de Bithrapse, qui
est, selon les apparences, la même ville que Bithra ou Birtha sur l’Euphrate, à l’orient de Thapsaque, et les défit dans une bataille. Deux autres
chefs de Sarrasins, Gamale et Agare,
s’étaient jetés séparément en Palestine, et la ravageaient. Non contents de
brûler les villages et d’insulter les villes, ces barbares poursuivaient la
pauvreté même; ils allaient chercher les solitaires dans leurs déserts, renversaient
leurs cellules, massacraient ou traînaient en esclavage ceux qui n’étaient pas
assez tôt avertis pour prendre la fuite. Romain, gouverneur de la Palestine,
défit d’abord Gamale, et le chassa du pays. Ensuite
il marcha contre Agare, le battit et le fit
prisonnier. Profitant de cette victoire, il alla reprendre, dans le golfe
Arabique, l’île Jotabé, que Léon avait cédée au
Sarrasin Amorcèse. Après plusieurs combats, ils
chassa les Sarrasins, et y rétablit les comptoirs des Romains. Les marchands
domiciliés dans cette île faisaient le commerce de la mer Rouge; ils se gouvernaient
en république, et ne payaient à l’empereur qu’une taxe sur les marchandises
qu’ils recevaient des Indes, selon le tarif qui en fut dressé.
Les Bulgares passèrent le Danube l’année suivante, (499), et vinrent ravager la Thrace. Ariste,
commandant d’Illyrie, marcha contre eux avec quinze mille hommes. Il les rencontra
sur les bords d’une rivière que les historiens nomment Zurle ou Zorle. Ariste fut battu, et perdit plus de quatre
mille soldats, les uns dans le combat ou dans la fuite, les autres dans la
rivière où ils s’étaient jetés pour gagner l’autre bord, qu’ils ne purent
franchir à cause de sa hauteur. Dans cette occasion périrent les meilleures
troupes de l’Illyrie avec les comtes Nicostrate,
Innocent et Aquilin. Les Romains, pour diminuer leur honte, prétendirent que
les Bulgares s’étaient procuré la victoire par des enchantements et des
invocations magiques. Une comète, qui avait paru quelque temps auparavant, fut
regardée après la défaite comme l’annonce de ce malheur. On remarqua aussi
qu’avec les Bulgares était arrivée une nuée prodigieuse de corbeaux qui couvrait
qui couvrait ou devançait leur armée.
Au mois de septembre de cette année, il y eut en diverses
contrées de l’Orient des tremblements de terre qui ruinèrent plusieurs villes. Néo
Césarée, dans le Pont, fut renversée, à la réserve de l’église où saint
Grégoire Thaumaturge avait été inhumé. Les eaux de l’Euphrate furent tout à
coup englouties, et le lit de ce fleuve demeura quelques moments à sec, près de
la ville d'Edesse. Nicopolis, qui était l’ancienne Emmaüs en Palestine, fut
abîmée en une nuit: l’église seule fut conservée; et de tous les habitants il
ne resta que l’évêque et ses deux syncelles, qui s’étaient endormis avec lui
dans le sanctuaire. La chronique d’Edesse marque sur celte année une éclipse au
23 d’octobre.
Sous le consulat d’Hypace, (500), neveu d’Anastase, ce
prince fit quelques largesses aux soldats d’Illyrie pour relever leur courage
abattu par leur défaite. Nous voici arrivés à la dernière année de ce
malheureux siècle, qui avait vu tomber l’empire d’Occident, et qui, de six
empereurs en Orient, n’en avait fourni qu’un seul vraiment digne de porter le
diadème. Tant de désastres se terminèrent par une nouvelle calamité. Une nuée
de sauterelles couvrit toutes les campagnes, depuis les frontières de l’Assyrie
jusqu’à la mer Méditerranée, depuis Nisibe jusqu’à Antioche. Ce fléau produisit
une cruelle famine. Plusieurs villes furent abandonnées. L’empereur, qui ne fut
pas assez touché de ces malheurs, se contenta de faire quelques remises peu
considérables. On vit alors un sacrilège horrible, et qui n’avait point
d’exemple. Des misérables, que la faim rendait furieux et impies, forcèrent des
églises et mangèrent l’Eucharistie comme un pain commun. D’autres déterrèrent
des cadavres et les dévorèrent. La peste vint ensuite; et comme ce fléau fait
plus de peur aux princes que la famine, Anastase devint alors plus sensible, et
répandît d’abondantes aumônes. Pour rassembler tous les maux qui peuvent
détruire les hommes dans le sein même de la paix, l’hiver suivant le froid fut
excessif. Les églises étaient remplies de pauvres couchés sur la paille,
mourant de maladies, de faim et de froid, la charité des pasteurs ne pouvant
suffire à soulager à la fois tant d’infortunés. La colère du ciel ne cessa de
désoler cette vaste étendue de pays depuis le mois de novembre jusqu’au mois
d’avril, et la mortalité fut si grande, que dans la seule ville d’Edesse il ne
se passa pas de jour qu’on ne vît périr cent à cent trente personnes.
A Constantinople, (501), le commencement du sixième siècle
s’annonça par une sédition plus sanglante que celles dont nous avons parlé. La
faction verte, ayant pris querelle avec la faction bleue, forma le complot de
la détruire par un massacre général. Un jour qu’on célébrait les jeux, elle fit
porter dans les galeries du Cirque des corbeilles couvertes de fruits, comme
pour les vendre aux spectateurs; mais ces fruits ne servaient qu’à cacher des
armes. Dès que les jeux furent commencés, les séditieux s’élancent hors de
leurs places, se jettent sur les armes, frappent, blessent, tuent amis et
ennemis. Tout fuit devant eux : on se presse, on se renverse, on se foule aux
pieds. La présence de Constantius, préfet de la ville, ne peut ni retenir les
uns, ni rassurer les autres. Dans cette affreuse journée, il périt plus de
trois mille hommes, assommés, étouffés et massacrés. Quelques-uns se noyèrent
dans les canaux qui environnaient l’arène.
On ne voit pas que l’empereur ait pris aucune mesure pour
arrêter de si grands désordres. Mais il fit alors lune de ces actions
généreuses qui méritent de plus justes éloges que les plus éclatantes
victoires, s’il est vrai que le plus beau titre des princes soit celui de pères
des peuples, et que la remise d’un impôt onéreux soit plus salutaire à leurs
sujets que le gain de dix batailles. Tous les historiens reconnaissent que
cette seule action eût été capable de couvrir tous les vices d’Anastase, s’il
n’eût été persécuteur; et ce seul trait d’humanité a tellement contrebalancé
les reproches qu’on fait à sa mémoire, que malgré la bassesse de son esprit et
la faiblesse de son courage, sa réputation demeure encore en suspens, et que
plusieurs écrivains le placent au rang des bons princes. Anastase, attendri
sans doute par les calamités qui venaient de désoler une grande partie de
l’empire, déchargea ses sujets de l’odieuse imposition qu’on nommait le
chrysargyre. Nous avons exposé dans l’histoire de Constantin en quoi consistait
cette taxe, qui n’épargnait pas la mendicité, et qui tirait de tout état, de tout
âge, de tout commerce, et même de celui de la débauche, une honteuse
contribution. Théodose le jeune avait retranché ce qu’elle avait de plus infâme
en cessant de tolérer les femmes publiques. Anastase la supprima entièrement,
quoiqu’elle produisît de grandes sommes. Il fut engagé par les sollicitations
des solitaires, de Palestine, et par l’adresse d’un poète nommé Timothée de
Gaza, qui osa, dit-on, représenter sur le théâtre la tyrannie des commis et les
larmes des peuples. L’empereur fit plus; il en détruisit jusqu’aux derniers vestiges,
afin que l’avarice de ses successeurs et l’ingénieuse avidité des gens
d’affaires ne pussent jamais le faire revivre. Après en avoir brûlé les rôles,
il feignit de s’en repentir, et de reconnaître qu’il avait agi avec trop de
précipitation, en faisant tarir une des sources les plus abondantes des revenus
de l’état. Il fit venir devant lui les receveurs; il leur témoigna son regret,
et le désir qu’il avait de rétablir cette taxe; il leur ordonna de faire une
exacte recherche de tous les papiers qui concernaient l’imposition. Ces hommes
avides, affligés de la félicité publique qui ruinait leur fortune, se prêtèrent
à ce travail avec une ardeur incroyable. Ils se hâtèrent de fouiller tous les
bureaux de recette, et apportèrent à l’empereur une ample moisson de titres, de
tarifs, d’enseignements de toute espèce, lui protestant avec joie qu’il ne restait
dans toute l’étendue de l’empire aucun antre monument de ce tribut. Le prince
les loua de leur zèle, fit allumer un grand feu, et y jeta tous ces malheureux
mémoires, comme des semences capables de reproduire des fruits pernicieux.
L’abolition du chrysargyre causa une joie universelle; on en fit à Edesse une
fête publique. Une action si louable éleva pour un moment le cœur d’Anastase;
elle fut suivie de deux autres qui méritent des éloges. La vénalité des charges
s’était introduite, non par un établissement légal, mais par l’avarice des
princes et des préfets du prétoire, qui vendaient les nominations; les
titulaires tiraient aussi de l’argent pour faire obtenir le brevet à leurs
successeurs. Anastase proscrivit cet indigne trafic: il défendit de donner et
de recevoir aucuns deniers pour une charge, sous quelque prétexte que ce fût.
Mais l’inégalité de son caractère ne lui permit pas d’être lui-même constamment
fidèle à sa loi; son avarice naturelle reprit de temps en temps le dessus; et
on l’accuse de s’être encore quelquefois laissé gagner par les présents pour
conférer les magistratures à des sujets indignes; car il n’y avait que ceux-là
qui achetassent ce que le mérite devait donner. Il abolit en même temps les
combats sanglants des hommes contre les bêtes. Cependant, comme la dignité
consulaire n’avaoit plus d’autre fonction que celle
de donner au peuple ces divertissements, on continua de représenter des chasses
dans l’amphithéâtre, mais sans effusion de sang humain; elles ne consistaient
plus qu’à éviter, par l’adresse et par la légèreté du corps, les attaques des
bêtes féroces.
Il y eut l’année suivante (502) de grands tremblements de
terre, accompagnés de grêle, et d’éclairs dont le parut longtemps embrasé. Le
22 d’août, on vit en l’air à Edesse pendant la nuit, du côté du septentrion, un
globe de feu qui disparut aux approches de l’aurore; et le même jour la cote de
Phénicie depuis Béryte jusqu’a Ptolémaïde ressentit de violentes secousses. Les
spéculatifs observèrent que ce fut ce jour-là même que le roi de Perse rompit
la paix avec les Romains en entrant dans l’Arménie. Les Bulgares firent des
courses dans l’Illyrie et dans la Thrace. L’empereur, qui n’avait point de
troupes à leur opposer, les éloigna à force d’argent. Les Sarrasins
recommencèrent à ravager la Syrie. Agace leur chef était mort : mais son frère Badicarim était un ennemi encore plus incommode. Toujours à
la tête de sa cavalerie, on le voyait sans cesse accourir, piller, fuir et
emporter son butin, revenir ensuite avec tant de vitesse, que Romain,
gouverneur de Palestine, ne put jamais le joindre. Anastase fut obligé de
traiter avec Arétas, père d’Agare et de Badicarim; il lui envoya l’aïeul de l’historien Nonnose, qui fit la paix , et rendit la tranquillité
à la Phénicie, à la Palestine et à l’Arabie.
Les Perses commencèrent cette année une guerre sanglante.
La haine que cette nation avait conçue contre les Romains depuis l’entreprise
téméraire de Crassus ne pouvait s’éteindre. La puissance des Parthes, et
ensuite celle des Perses, servirent de barrière au reste de l’Orient pour
arrêter les armes romaines; et la paix ne régna entre les deux nations que par
intervalles. Cette antipathie mutuelle subsista jusqu’à ce que les Sarrasins
eussent renversé le trône des Sassanides. Pour faire connaître en quel état se trouvait
la Perse au commencement de la guerre que je vais raconter, il est à propos de
remonter jusqu’à la mort de Pérose.
Sous le règne de Léon, Pérose, roi de Perse, avait combattu
les Huns Cidarites ou Nephtalites avec différents succès. Vaincu et fait prisonnier, il avait recouvré la liberté
à la sollicitation de l’empereur, en promettant qu’il se tiendrait tranquille
dans ses états sans inquiéter ses voisines. Mais ce prince turbulent avait
bientôt après recommencé la guerre : il y avait été plus heureux, et les Nephtalites s’étaient vus obligés de traiter avec lui à des conditions
peu avantageuses. Ils les observaient fidèlement, lorsque Pérose prit de
nouveau les armes au sujet d’une contestation sur les limites, qu’il est
impossible de fixer avec un voisin injuste et ambitieux. Zénon régnait alors;
il avait auprès de Pérose un ambassadeur nommé Eusèbe, homme sage, et qui,
s’étant rendu agréable au roi, le suivit dans cette expédition. A la vue de
l’armée des Perses, celle des Huns, feignant d’être épouvantée, prit la fuite
pour les attirer dans un piège. C’était une longue et profonde vallée
environnée de hautes montagnes couvertes de forêts, et qui n’avait point
d’issue. Pérose s’y engagea témérairement, ne voyant que les Huns qui fuyaient
devant lui, sans apercevoir ceux qui, filant derrière les montagnes, vinrent
occuper l’entrée du vallon. Ses officiers reconnurent avant lui qu’ils étaient
enfermés; mais, redoutant les emportements de sa colère, ils n’osaient l’en
avertir. Ils engagèrent Eusèbe à se charger de cette commission, dangereuse
auprès d’un prince violent et impétueux. L’ambassadeur prit un détour, et lui
fit entendre par un apologue le péril où il était. Pérose, au désespoir, ne
pouvant ni fuir ni combattre, ne trouva d’autre ressource que de traiter avec
le roi des Huns. Ce prince, après lui avoir reproché sa mauvaise foi et son
imprudence, consentit à le laisser sortir du vallon avec ses troupes à
condition qu’il lui paierait trente mille talens pour sa rançon, qu’il le reconnaîtrait pour son souverain en se prosternant
devant lui, et qu’il s’engagerait par serment à ne jamais mettre le pied sur
les terres des Nephtalites. La coutume de ces peuples
était de jurer en tenant dans leur main une poignée de sel : c’était la forme
de serment la plus inviolable. Ces propositions paraissaient dures et
humiliantes; Pérose ne pouvait même se prosterner devant le roi des Huns sans
tomber dans une idolâtrie criminelle, selon ses principes, le feu étant,
suivant la doctrine de Zoroastre, l’unique objet qu’il fût permis d’adorer. Il
consulta ses mages; ceux-ci, moins scrupuleux que le roi, qui cependant ne l’était
guère, répondirent que, «pour le serment, il ne devait pas s’en mettre en peine;
qu’a l’égard de l'adoration, il était aisé de donner le change a l'ennemi sans
intéresser sa conscience; que c'était l'usage des Perses d'adorer le soleil
levant; que Pérose n'avait qu'a se prosterner devant le roi des Nephtalites au lever du soleil; et que ce prince prendrait
pour lui l'hommage qui serait rendu a cet astre.» Pérose suivit ce conseil. On
voit que ces casuistes orientaux étaient assez hardis pour braver le parjure,
et qu’on avait déjà l’adresse de sauver l’idolâtrie en dirigeant l’intention.
Le roi de Perse, épuisé par ses guerres, ne put trouver dans ses trésors que
vingt mille talens: il donna des otages pour
la sûreté du reste.
Il sortit des mains des Nephtalites,
n’emportant avec lui que le souvenir de sa honte. Docile à la morale de ses
mages, il oublia son serment, et ne s’occupa que de sa vengeance. Il avait déjà
remis sur pied une grande armée, lorsque les Huns lui envoyèrent plusieurs
députés pour le sommer de sa parole. Comme il les remettait de jour en jour,
une partie d’entre eux demeura auprès de lui, tandis que les autres reprirent
le chemin de leur pays. Le roi fit massacrer ceux qui restaient, et envoya poursuivre
les autres, qui échappèrent par leur diligence. Après un si horrible attentat
contre le droit sacré des nations, Pérose se mit en campagne à la tête de
toutes ses troupes. Il était ennemi des chrétiens, qu’il persécutait
cruellement; il en avait fait tuer trois cents en un jour; en partant il
commanda au marzabane, c’est ainsi que les
Perses appelaient les gouverneurs, de détruire pendant son absence toutes les
églises. Ses fils le suivirent dans cette expédition; ils étaient au nombre de
trente; il ne laissa en Perse que Cabade, le plus jeune de tous. Les principaux
seigneurs d’entre les Huns, apprenant sa marche, allèrent en grand tumulte
trouver leur prince, lui reprochant de se laisser jouer par un ennemi perfide :
quelques-uns même osèrent l’accuser de s’entendre avec les Perses pour la perte
de sa nation. «Et qu'avez-vous perdu jusqu'à présent,» leur dit froidement Achanouar. C’était le nom du roi des Huns : «le temps»,
répondirent-ils; «et c'est le temps qui décide des succès.» Ils voulaient
sur-le-champ marcher à l’ennemi; le roi les retint en disant que Pérose n'était
pas encore sorti de la Perse; que la guerre ne deviendrait légitime que lorsque
ce prince, au mépris de ses serments, serait entré sur les terres des Huns.
Le roi de Perse avançait à grandes journées. Arrivé sur
la frontière, comme il avait juré de ne jamais passer au-delà d’une certaine
pierre qui marquait les limites, par un nouveau scrupule de conscience, il la
fit charger sur un chariot et traîner à la tête de son armée. Cependant Achanouar, prince sage, et aussi rusé qu’il est permis de
l’être dans la guerre, n’avait pas perdu le temps, comme l’en accusaient ses
officiers. Sachant par quel endroit Pérose entrerait dans son pays, et qu’il ne
pourrait prendre d’autre chemin qu’une grande plaine bordée à droite et à
gauche de montagnes escarpées, il avait envoyé secrètement un grand nombre de
pionniers pour couper d’un profond et large fossé toute la largeur de cette
plaine, laissant seulement au milieu le passage de dix cavaliers de front. On
avait ensuite recouvert ce fossé de branchages, et d’une légère couche de
terre. Lorsqu’il apprit que Pérose approchait de Gorgo, la première ville des
Huns du côté de la Perse, il fit marcher ses troupes; et, étant arrivé au lieu
où le traité avait été juré, il y brûla de l’encens, priant le ciel de se
déclarer contre les parjures. Un cavalier portait au bout d’une pique, à la
tête de l’armée, l’original du traité, et le sel sur lequel Pérose avait prêté
le serment. A la suite de cet étendard l’armée marchait en bon ordre. Le roi
fit faire halte à quelque distance de la tranchée, et il instruisit alors les
siens de son stratagème. Il donna ordre à quelques escadrons de défiler dans la
plaine au-delà du fossé pour attirer l’ennemi, de prendre la fuite dès qu’ils
le verraient approcher, et d’observer surtout de bien enfiler le sentier en ne
marchant que sur dix de front. L’ordre s’exécute; les Perses les poursuivent
sans soupçonner aucun piège; et, emportés par leur ardeur, la terre se dérobant
tout à coup sous leurs pieds, ils se précipitent dans le fossé, hommes et
chevaux: les rangs fondent et disparaissent; ils s’écrasent, ils se percent
mutuellement, et ne s’aperçoivent de leur chute que lorsque, enterrés dans cet
abîme, brisés, fracassés, entassés les uns sur les autres, ils se sentent
arracher ce qui leur reste de vie par les traits qui pleuvent sur eux, et par
les pierres dont on les accable, et qui achèvent de combler ce vaste sépulcre.
Lé roi y périt avec tous ses fils. On perdit alors la plus belle perle qui fût
connue dans l’univers; elle servait de pendant d’oreille à Pérose, selon
l’usage des rois de Perse. Les Huns la cherchèrent en vain pendant plusieurs
jours pour la vendre à l’empereur ou à Cabade, qui, tous deux à l’envi, en offraient
un prix excessif. Ceux qui évitèrent de tomber dans le fossé furent pris par
les Huns. Cette horrible défaite fit une telle impression sur l’esprit des
Perses, qu’on défendit par une loi solennelle, de jamais poursuivre les ennemis
dans leur pays, même après la victoire la plus complète. Pérose avait régné
vingt-quatre ans: ainsi sa mort doit être arrivée dans l’année 485.
Cabade, le seul qui restait des trente fils de Pérose, parut
trop jeune pour lui succéder. Les Perses mirent la couronne sur la tête d’Obale, nommé aussi Balascès ou Blasès, frère de Pérose. Ce prince, d’un caractère doux et
pacifique, trouvant le royaume épuisé d’hommes et d’argent, n’entreprit pas de
venger la mort de son frère. Soupharaï, gouverneur des provinces de Perse limitrophes
de l’Inde, conclut avec les Nephtalites un traité par
lequel les Perses se soumirent à payer tribut à leurs vainqueurs. Cabade fut
donné en otage, et cet assujettissement honteux dura deux ans. L’indigence où
se voyait réduit le roi de Perse le força d’avoir recours à Zénon. Dans le
traité par lequel Jovien avait autrefois cédé Nisibe à Sapor, il était stipulé
qu’au bout de cent vingt ans les Romains pourraient rentrer en possession de
cette ville, en payant aux Perses une certaine somme. Obale fit demander cet argent, mais sans offrir de rendre Nisibe. Zénon, occupé alors
de la guerre contre Illus et Léonce, loin d’être disposé à racheter Nisibe, aurait
voulu retirer l’argent que Pamprépius avait fait donner à Pérose pour l’engager
à secourir les révoltés. Il répondit aux députés que les Perses devaient être contents
qu’il les laissât en possession de Nisibe. Deux années se passèrent encore sans
qu’Obale se vît en état de lever des troupes; ce qui
lui attira le mépris de ses sujets. Enfin Soupharaï, qui avait été employé à
conclure avec les Huns ce traité déshonorant, entreprit d’en affranchir la
Perse. Il leva des troupes à ses dépens dans son gouvernement, qui était très étendu,
et marcha contre les Huns à la tête de cent mille hommes. Etant arrivé sur leur
frontière, il écrivit à leur roi une lettre menaçante. Achanouar répondit en rejetant sur la perfidie de Pérose la cause des malheurs dont la
Perse était justement accablée. Les deux armées s’approchèrent, et en vinrent à
une bataille, où les Huns furent défaits. Le monarque nephtalite,
de peur d’exposer son pays aux mêmes désastres que la Perse avait éprouvés, ne
s’obstina pas contre la fortune. Dès le lendemain de sa défaite, il demanda la
paix, offrant de rendre les prisonniers qu’il avait entre les mains, et de
renoncer au tribut, à condition que les Perses rendraient aux Huns leurs
bagages, dont la victoire les avait rendus maîtres. Ces conditions furent
acceptées. Soupharaï revint triomphant, mais le roi n’en fut que plus
méprisable. Il eut encore l’imprudence de s’attirer la haine des mages,
toujours redoutables à leurs souverains. Il voulut faire construire des bains;
ce qui parut une entreprise sacrilège; les mages respectant l’eau comme
l’élément le plus sacré après le feu, et croyant que c’était un crime de s’en
servir pour laver les ordures du corps. Ils conspirèrent contre lui la
quatrième année de son règne, se saisirent de sa personne, et lui crevèrent les
yeux. C’était un supplice ordinaire en Perse : on versait dans les yeux de
l’huile bouillante, ou on les perçoit avec une aiguille rougie au feu. Cabade
fut mis sur le trône.
Ce prince, aussi turbulent que son père, et l’un
des plus méchants rois qui aient jamais régné en Perse, essuya d’étranges
révolutions. Cruel et intraitable, il traita ses sujets en esclaves. Il
bouleversa d’abord son royaume, abolissant les coutumes anciennes, établissant des
lois bizarres, ou plutôt ne reconnaissant d’autres lois que ses passions et ses
caprices. Entêté des systèmes extravagants d’un imposteur nommé Mazdac, qui s’annonçait comme le réformateur de la religion
reçue, il commença par rompre le ben primordial de la société humaine en
détruisant l’union conjugale: il déclara par une loi que les femmes seraient
communes, et il permit aux femmes les plus distinguées de se prostituer; ce qui
jeta le désordre et la confusion dans toute la Perse. C’était un de ces esprits
audacieux qui, réprouvant toutes les maximes de la sagesse, toutes les
pratiques de la raison, s’enivrent de leur propre folie; et, fiers de contredire
les siècles précédents, dont ils ramassent les idées de rebut, absurdes
législateurs, ne trouvent de vertu que dans le vice, de lumières qu’en
eux-mêmes, de police que dans une vie brutale et sauvage. Dès le commencement
de son règne, il prétendit se faire un droit de l’injuste demande que son
prédécesseur avait faite à Zénon. Il lui envoya un grand éléphant, et lui
demanda la somme dont ce prince, disait-il, était convenu avec Obale. Ses ambassadeurs, arrivés à Antioche, lui mandèrent
que Zénon était mort, et qu’Anastase lui avait succédé : ils lui apprirent en
même temps la révolte des Isaures. Cabade crut l’occasion favorable; il leur
donna ordre de presser Anastase, et de lui déclarer la guerre, s’il refusait de
payer la somme exigée. Anastase, sans s’effrayer de cette bravade, répondit
qu’il ne donnerait pas ce que son prédécesseur avait refusé avec justice; que,
si Cabade demandait cet argent comme un emprunt, il consentait à le lui prêter;
que, s’il l’exigeait comme une dette, l’empire ne lui devait rien. Sur cette
réponse, Cabade aurait pris les armes, si son caractère violent n’eût pas déjà
mis en feu son royaume et toutes les nations voisines. Il avait fait mourir
Soupharaï, auquel la Perse devait sa délivrance. Les Arméniens, sujets de la
Perse, éprouvaient une sanglante persécution, parce qu’étant chrétiens, ils refusaient
d’adorer le feu. Lassés de mauvais traitements, ils devinrent infidèles à la
loi de l’Evangile, qu’ils prétendaient soutenir, et se révoltèrent contre leur
prince légitime. Ils renversent les pyrées, massacrent les mages et les autres
Perses, taillent en pièces une armée que Cabade envoyait contre eux, et
députent à l’empereur pour le prier de les recevoir comme sujets de l’empire.
Anastase n’accepta pas la proposition, craignant de fournir à Cabade une juste
raison de faire la guerre. Dans le même temps, les Cadusiens se soulèvent et tentent de s’emparer de Nisibe. Les Tamyréniens,
qui habitaient entre des montagnes inaccessibles, accablés de tributs par
l’avarice de Cabade, prennent les armes, et ravagent les contrées d’alentour.
Les Arabes, voyant tout en désordre, sortent de leurs déserts, et pillent la
Mésopotamie.
Les plus grands seigneurs de la Perse, indignés de la
tyrannie du prince, et surtout de la loi qui prostituait les femmes, n’étaient
pas mieux disposés. Ils conspirent contre Cabade la onzième année de son régné,
et l’enferment dans une prison. Ils choisirent pour roi en sa place un
frère de Pérose, qui restait encore, nommé Zamaspes.
Ce prince, aussi doux et aussi clément que Cabade était cruel et emporté, ne
voulut pas tremper ses mains dans le sang de son neveu: il assembla le conseil
de la nation pour délibérer sur le traitement qu’il fallait faire au roi
détrôné. La plupart opinaient à le laisser vivre, lorsque Gusanastade,
un des premiers seigneurs de la Perse, qui commandait sur la frontière limitrophe
des Nephtalites, s’avançant an milieu de l’assemblée,
et tirant un couteau dont les Perses se servaient pour rogner leurs ongles: «Vous
voyez, dit-il, cet instrument; tout petit qu’il est, il peut faire un grand
coup, et nous tirer d’inquiétude; si vous ne me permettez pas de m’en servir
aujourd’hui pour le repos de la Perse, vingt mille soldats armés de toutes
pièces n’en pourront faire autant dans la suite.» Cette proposition fit horreur
: le roi surtout s’y opposa. On se contenta de condamner Cabade à une prison
perpétuelle dans le château de l’oubli, ainsi nommé, parce qu’il était
défendu, sous peine de la vie, de prononcer même le nom de ceux qu’on y avait
renfermés.
Un homme si violent et si impétueux aurait bientôt mis
fin à ses malheurs, si la tendresse de sa femme n’eût adouci son désespoir.
Elle obtint la permission de le visiter, et de lui porter des aliments. Le
commandant du château devint sensible à la beauté de cette princesse
infortunée, et il osa lui déclarer sa passion. Elle en fut irritée, et s’en
plaignit à son mari. Cabade, moins délicat sur l’honneur que passionné pour la
liberté, et surtout pour la vengeance, lui ordonna de se rendre aux désirs de
l’insolent officier. Il espérait se délivrer à ce prix; mais sa complaisance ne
fit que procurer à sa femme une liberté entière d’entrer dans la prison, et d’y
rester aussi longtemps qu’elle voulait. Cependant, un seigneur perse, nommé Séosès, ami fidèle de Cabade, s’était venu loger près du
château pour épier le moment de sauver son maître. Il lui fit savoir par la
princesse que, s’il pouvait s’échapper, il trouverait des chevaux et une
escorte dans un certain lieu qui n’était pas éloigné. La nuit étant venue,
Cabade engagea sa femme à changer d’habit avec lui, et à demeurer à sa place.
Il sortit sous ce déguisement sans être reconnu par les gardes, qui ne
s’aperçurent de leur méprise qu’au bout de quelques jours, lorsque leur prisonnier
était déjà hors de la Perse. On ne dit pas ce que devint la princesse; mais
Cabade, accompagné de Séosès, alla se jeter entre les
bras du roi des Nephtalites. Ce prince généreux le reçut
avec bonté; il prit soin d’adoucir ses chagrins en lui procurant tous les
plaisirs conformes à son caractère. La chasse, la bonne chère, l’ivresse, la
magnificence des habits et des équipages, auraient consolé Cabade, si
l’ambition pouvait se consoler de la perte d’une couronne. Le roi des Huns
porta la bienveillance jusqu’à lui faire épouser une de ses filles; elle était
née d’une sœur de Cabade, qui avait été prise dans une guerre contre Pérose. Ce
fut de ce mariage que sortit dans la suite le grand Chosroës. Achanouar mit le comble à ses bienfaits en donnant à
son gendre trente mille hommes pour reconquérir ses états.
Zamaspès ne
se mit point en peine de lever des troupes pour les opposer à cette armée : il
ne voulut faire aucune résistance. Porté malgré lui sur le trône, il en descendit
"ans regret. Il alla se rendre auprès de son neveu, et lui remit la
couronne, préférant les douceurs d’une vie privée aux embarras de la royauté.
Cabade, qui lui était redevable de la vie, montra cette rois de la reconnaissance
: il le laissa vivre en liberté, réservant toute sa colère pour punir les
conjurés, qui avoient pris la fuite. La première province qu’il rencontra en
revenant dans ses états, était celle où commandait Gusanastade : le roi dit, en y entrant, qu’il en donnerait le gouvernement au premier Perse
qui viendrait ce jour-là lui rendre hommage. A peine eut-il parlé, qu’il s’en
repentit. Les gouvernements en Perse étaient attachés aux familles; et il craignait
d’être obligé ou de manquer à sa parole, ou de commencer l’exercice de son
pouvoir par violer une loi du pays. La fortune le servit mieux qu’il ne le méritait
: celui qui vint le premier se prosterner devant lui et le reconnaître pour
roi, fut Adergudumbade, jeune seigneur, renommé par
sa bravoure, et parent de Gusanastade. Ainsi le roi
put, sans exciter de murmures, le récompenser comme il avait promis. Il
continua sa route sans rencontrer aucun obstacle: tout plia devant lui. Il fit
mourir Gusanastade et les autres conjurés dans les
plus affreux supplices. Il créa pour le fidèle Séosès une dignité nouvelle qui lui donnait une autorité suprême sur tous les
magistrats et sur toutes les troupes du royaume. Séosès fut le premier et le dernier qui occupa un poste si élevé et si voisin du
trône. Cabade régna encore trente ans, en y comprenant le temps de sa prison et
de son exil.
Il fit rentrer dans l’obéissance les Cadusiens et les Tamyréniens. Les Arabes firent avec lui une
nouvelle alliance, et s’engagèrent à lui fournir des troupes contre les Romains.
L’Arménie fut pacifiée dès qu’il eut accordé aux habitants liberté de religion.
Les leçons de l’adversité ne forent pas inutiles à ce prince : il en devint
plus modéré; les anciens usages reprirent leur cours, et l’honnêteté publique
eut toute seule la force d’abolir la loi monstrueuse qui avait permis la
communauté des femmes.
Il fallait de l’occupation à Cabade. Il se croyait méprisé
d’Anastase, et tourna ses armes contre l’empire. Le 23 d’août de l’an 5o2,
il entra dans l’Arménie sujette aux Romains, à la tête d’une grande armée de
Perses et de Huns auxiliaires. Il assiégea la forteresse de Théodosiopolis,
et la prit par la trahison d’un sénateur nommé Constantin, qui y commandait.
Elle fut pillée, ainsi que les villes voisines auxquelles elle servait de
défense. Cabade y laissa garnison sous les ordres de ce même Constantin, et
marcha vers Amide. A dix lieues de cette place, près du fleuve Nymphée, était
située Martyropolis, ville épiscopale et assez grande,
mais sans autre défense qu’une faible muraille de vingt pieds de haut, et de
quatre d’épaisseur. Théodore, satrape de la Sophanène,
en était gouverneur. Les Romains, à l’imitation des Perses, donnaient alors le
nom de satrape aux commandants des provinces voisines du Tigre. Les habitants,
pour se rendre, n’attendirent pas qu’ils fussent assiégés; ils sortirent,
Théodore à leur tête, portant à Cabade les clefs de leur ville et le tribut de
deux années, tels qu’ils le payaient aux Romains. Le roi, satisfait d’une si
prompte soumission, les traita comme ses sujets; et, sans leur causer aucun
dommage, il leur laissa Théodore pour gouverner au nom des Perses.
A une journée d’Amide, quelques officiers nephtalites lui racontèrent qu’il y avait dans le voisinage
un homme extraordinaire, qui n’avait pour demeure qu’une espèce de cage
couverte d’un petit toit, soutenu de pièces de bois plantées en terre, et assez
écartées l’une de l’autre pour le laisser voir de tous côtés; qu’il n’avait
d’autre siège ni d’autre lit que la terre; qu’il ne vivait que de légumes et ne
mangeait que rarement; que plusieurs de leurs soldats, courant le pays, avoient
voulu lui tirer des flèches pour essayer leur adresse; mais qu’ils avoient
senti leurs bras s’engourdir, et qu’ils en étaient revenus avec une impression
de respect dont ils ignoraient eux- mêmes la cause. Celui dont ils parlaient était
Jacques le Solitaire, qui s’était depuis longtemps retiré près du bourg d’Endièles, où ils passait les jours et les nuits dans la
méditation des choses divines. Cabade, curieux de singularités, se fit conduire
en ce lieu; et, satisfait des réponses que le solitaire fit à ses questions, il
lui offrit telle faveur qu’il désirerait, s’imaginant qu’il allait lui demander
une somme d’argent. Jacques, plus riche que les rois de Perse, lui demanda
seulement qu’il voulût bien, pendant cette guerre, épargner ceux qui viendraient
se réfugier auprès de sa cabane. Le roi y consentit, et, pour assurer ce
privilège, il lui en fit sur-le-champ expédier des lettres. Bien des gens
profitèrent de cet asile; et, pendant le cours de la guerre la chaumière de
Jacques fut comme une forteresse, à l’abri de laquelle un grand peuple trouva
sa sûreté.
Cabade arriva devant Amide le 5 d’octobre. Cette ville,
fameuse parla résistance qu’elle avait opposée aux armes de Sapor, cent
trente-trois ans auparavant, sous le règne de Constance , n’avait alors qu’une
faible garnison. Mais les habitants étaient soldats, et pleins d’une valeur
intrépide. Les attaques étaient commencées lors qu’on vit arriver au camp un
ambassadeur d’Anastase. Dès les premiers mouvements de Cabade, l’empereur lui
avait envoyé Rufin, avec une somme d’argent, pour l’engager à ne pas entrer sur
les terres de l’empire. Rufin, ayant appris en chemin que Cabade était déjà en
Mésopotamie, laissa son argent à Césarée en Cappadoce, et alla trouver le roi
pour lui offrir cette somme, s’il voulait se retirer dans ses états. Le roi,
pour toute réponse, le fît mettre aux fers, continua de battre la place, et envoya
Naaman, chef des Arabes, ravager le pays de Baran. Cette ville est la même que
les Grecs et les Romains ont nommée Carrhes, célèbre
par la défaite de Crassus.
Alypius ou
Olympius commandait un corps de troupes aux environs de Constantine. Je me suis
trompé dans l’histoire de Constance en disant, d’après Cellarius,
que Constantine était l’ancienne Nicéphorium sur l’Euphrate; c’était l’ancienne Anthémunte, nommée
aussi Antipolis, à laquelle Constance donna son nom, l’ayant réparée et
agrandie en 35o. Les historiens du pays la placent entre Amide et Nisibe, à
cinquante-six stades, environ deux lieues et demie de l’une et de l’autre
ville. Les Arabes l’ont nommée Tela-Mauzalat.
Ce nom de Tela ou Tel, donné à quantité de villes en Mésopotamie
et en Syrie, signifie, en langue syriaque, montagne ou colline. Olympius était
un guerrier brave et prévoyant : il avait pris soin de fournir de vivres pour
longtemps Amide et toutes les places d’alentour. Il se joignit à Eugène, gouverneur de Mélitine, dans la petite Arménie, et tous deux réunis
battirent, le 19 de novembre, le détachement de Naaman. Mais, pendant qu’ils s’arrêtaient
à partager les dépouilles, ils furent surpris et battus à leur tour à Tel-Besme,
village près de Constantine. Naaman fit le dégât depuis Haran jusqu’à Edesse, dont les habitants travaillèrent avec ardeur à réparer leurs
murailles et à se mettre en état de défense. Mais le prince arabe se contenta
de piller les environs, et retourna au camp devant Amide avec plus de dix-huit
mille prisonniers. Les deux généraux romains, après avoir rallié leurs troupes,
ne se sentant pas assez forts pour tenir la campagne, se séparèrent. Olympius
se renferma dans Constantine: Eugène entra dans l’Arménie, et reprit Théodosiopolis.
L’attaque et la défense d’Amide continuaient avec une égale
vigueur. Les béliers battaient la muraille de toutes parts; les habitants rabattaient
les coups avec des poutres qui, suspendues par les deux bouts à des poulies, venaient
tomber en travers sur la tête des béliers. D’ailleurs les murs étaient d’une si
forte structure, qu’ils résistaient à la violence des machines. Cabade, rebuté
du peu d’effet de ses batteries, fit élever une plateforme de terre beaucoup
plus haute que les murs, et d’où la ville était ville à découvert. Pour rendre
encore ce travail inutile, les assiégés pratiquèrent un souterrain, et le
conduisirent jusque sous la terrasse, qu’ils creusèrent dans l’intérieur, la
soutenant par des étais à mesure qu’ils enlevaient la terre, en sorte que la
surface subsistait dans le même état sans s’affaisser. Lorsqu’ils y virent les
Perses montés en grand nombre, et lançant de là dans la ville des traits et des
pierres, ils abattirent ou brûlèrent les étais; et la terrasse, s’éboulant tout
à coup, ensevelit ceux qu’elle portait.
Il ne restait plus d’espérance à Cabade que dans un assaut général. Il fait
appliquer les échelles à plusieurs endroits à la fois. Les habitants se
défendent avec fureur; les pierres, la poix bouillante, le plomb fondu,
pleuvent de toutes parts sur les assaillants; les Perses prennent la fuite;
Cabade les force à coups de cimeterre de remonter à l’escalade; il tue de sa
propre main ceux qui refusent d’obéir. Le second assaut n’a pas un meilleur
succès: plein de dépit et de rage, il est contraint de faire sonner la
retraite.
Ce siège meurtrier durait depuis trois mois (505). Les assauts
sanglants et inutiles, les fréquentes sorties, les machines dont la muraille
était bordée, et qui foudroyaient sans cesse l’armée des Perses, désespéraient
Cabade, qui jusqu’alors n’avait pas épargné ses soldats : on dit qu’il lui en coûtait
déjà cinquante mille hommes. Il prit enfin le parti de lever le siège, et donna
l’ordre pour décamper le lendemain. Les habitants en furent instruits par des
transfuges; et, se livrant à une joie effrénée, ils commencèrent à insulter
Cabade, l’accablant des injures les plus outrageantes; les femmes surtout,
dépouillant toute pudeur, portèrent l’effronterie aux excès les plus indécents.
Cabade, outré de colère, résolut de périr ou de se venger; et ses mages lui
promirent qu’il serait bientôt maître de cette populace insolente. En effet,
deux jours après, un soldat ayant remarqué l’entrée d’un ancien souterrain, qui
n’était bouché que de petites pierres, y entra pendant la nuit, et reconnut
qu’il aboutissait à l’intérieur d’une tour, dont on avait confié la garde à des
moines. Il en avertit Cabade, qui, la nuit suivante, y fît couler des soldats.
C’était le 10 de janvier; il faisait un grand froid, et il tombait une grosse
pluie. Les moines s’étaient enivrés la veille à l’occasion d’une fête, et dormaient
profondément. Ils furent égorgés sans bruit. Quelques auteurs rapportent que ce
furent les moines eux-mêmes qui trahirent la ville en donnant à Cabade connaissance
du souterrain, et que, pour récompense de leur perfidie, ils furent égorgés les
premiers. On trouva les postes abandonnés, les sentinelles, pour éviter le
froid et la pluie, s’étant retirés dans les maisons. Les soldats qui étaient
entrés brisèrent les portes, et Cabade ordonna de passer tous les habitants au
fil de l’épée. Cet ordre cruel fit périr plus de quatre vingt mille personnes,
sans compter ceux qui furent noyés dans le Tigre, jetés dans des puits, ou mis
à mort de quelque autre manière qui fit disparaître leurs cadavres. Pendant que
Cabade, étincelant de rage, traversait la ville, monté sur son éléphant, et
animant la fureur de ses soldats, un prêtre d’Amide, courbé de vieillesse, se
jeta au-devant de lui, en criant: «Songez, prince, qu’il est indigne d’un
puissant monarque d’égorger des vaincus». «Et pourquoi, dit Cabade, m’avez-vous
si opiniâtrement résisté?» «Hélas! répondit le vieillard, Dieu voulait que vous
dussiez votre conquête à votre valeur, et non pas a notre lâcheté». Cette
réponse flatta la vanité de Cabade, et calma sa colère; il fit cesser le
massacre, permettant seulement le pillage. Il prit pour lui les plus distingués
des prisonniers, et abandonna les autres à ses soldats. Les historiens de Syrie
rapportent un fait qui n’est pas hors de vraisemblance. Au moment de la prise
d’Amide, un roi sarrasin, qui était chrétien, obtint de Cabade qu’on ne fît
aucun mal à ceux qui se seraient réfugiés dans l’église principale dédiée à
Dieu, sous l’invocation des quarante martyrs. Cabade, étant entré dans cette
église, y aperçut une image de Jésus- Christ, et demanda ce que c’était; ses
gens lui répondirent que c’était l’image du Dieu des nazaréens. Le roi la salua
en disant: «C’est vraiment là celui qui m’a apparu, et qui m’a dit: Reste, et
reçois de moi la ville et les habitants, parce qu’ils m'ont offensé.» Il ne
laissa pas de piller l’église; mais il épargna ceux qui s’y étaient retirés.
Ayant ensuite établi dans la ville une garnison de trois mille hommes sous les
ordres d’Eglon, il alla camper au mont Sigar, entre Amide et Nisibe, et renvoya Rufin à l’empereur
pour lui porter la nouvelle de la prise d’Amide. Cet événement répandit tant
d’alarme dans la Mésopotamie, que les habitants se préparaient à quitter le
pays, et à passer l’Euphrate. Mais Jacques, surnommé le Voyageur, fameux dans
cette contrée par ses ouvrages d’éloquence et de poésie, rassura par une lettre
circulaire les peuples consternés, en leur inspirant la confiance en Dieu.
Dès qu’Anastase avait appris qu’Amide était assiégée, il avait
levé en Thrace une armée de cinquante-deux mille hommes, composée surtout de Besses et de Goths. Il en avait donné le commandement à
trois chef. Hypace son neveu, Patrice le Phrygien, et Aréobinde.
Celui-ci était fils de Dagalaïphe, consul en 461, et
petit fils de cet Aréobinde qui s’était signalé dans
la guerre de Perse, sous le règne de Théodose le jeune. Du côté de sa mère Dagisthée, il était petit-fils d’Ardabure, que Léon avait
fait massacrer. Son mariage le rendait encore plus illustre; il avait épousé
Julienne, fille de l’empereur Olybre, et il en avait eu Olybre, consul en 491. C’était
le meilleur général de l’empire, et les historiens l’appellent, le grand Aréobinde. Il aurait sans doute été plus heureux, s’il n’avait
point eu de collègues. Hypace et Patrice, plus courtisans que capitaines,
aimèrent mieux traverser les succès d’Aréobinde que
de vaincre par ses conseils; et leur jalousie fit avorter les grands projets de
cette campagne. Jamais armée à son départ de Constantinople n’y avait laissé de
plus brillantes espérances; celle-ci réunissait toute la bravoure et toute la
gloire militaire de l’empire. On y distinguait le comte Justin, et Zémarque, son compagnon de fortune, et aussi brave que lui;
Patrice, fils d’Aspar, qui avait osé reparaître depuis la mort de Zénon, et qui
prenait le nom modeste de Patriciole, avec son
fils Vitalien; Romain, que nous avons vu vainqueur
des Sarrasins en Palestine et en Arabie; Boruse,
Timostrate, le comte Pierre, et plusieurs autres officiers célèbres par leur
valeur. On y voyait aussi des capitaines étrangers de grande réputation; Pharasmane le Lazique, Gogidascle, et Sbésas, qui commandaient
les Goths; Asuade, chef d’une tribu d’Arabes. Si le
mérite des subalternes pouvait suppléer à l’incapacité des généraux, ou
réparer, les maux que cause la jalousie, il y avait dans cette armée assez de
valeur pour faire la conquête de la Perse. Afin qu’elle ne manquât d’aucune des
choses nécessaires au succès des expéditions, Anastase avait nommé pour
intendant et trésorier des troupes l’Egyptien Apion, homme de tête, déjà élevé
au rang de patrice; et comme il connaissait son zèle pour le bien public, son
activité et sa prudence, il lui avait donné l’autorité la plus étendue dans
l’exercice de sa commission, le déclarant indépendant des généraux, et tenant
en cette partie la place de l’empereur.
Lorsque l’armée romaine passa l’Euphrate, Amide était
déjà prise, et Cabade était campé près de Nisibe, La première faute que firent
les généraux fut de se séparer. Hypace et Patrice prirent avec eux quarante
mille hommes, et marchèrent du côté d’Amide, comme pour l’assiéger : ils ne
laissèrent que douze mille hommes à Aréobinde, qui
marcha vers Nisibe. Apion fit de la ville d’Edesse le magasin de l’armée, et
prit de sages mesures pour la sûreté des convois. Les deux généraux, trouvant
Amide en état de défense, n’osèrent l’assiéger, et s’amusèrent à ravager le
pays. Mais Aréobinde, avec sa petite armée, harcelait
sans cesse les Perses : attentif à choisir des postes avantageux, il ne laissait
échapper aucune occasion de les battre; il les attaquait séparément. Dans une
rencontre, il défit un corps de vingt mille hommes, et poursuivit les fuyards
jusqu’aux portes de Nisibe. Un soldât goth ayant tué dans ce combat le premier
des généraux de Cabade, se saisit de son épée et de son bracelet enrichi de
pierreries, et vint les offrir à Aréobinde, qui les
envoya à l’empereur comme un témoignage de sa victoire. Enfin Cabade, après
avoir perdu une grande partie de ses troupes, fut obligé de s’éloigner de
Nisibe.
Il attendait un renfort considérable de Perses, de Huns
et d’Arabes, qui arrivèrent au mois de juillet. C’était une nouvelle armée dont
il donna le commandement à Constantin. Ce traître, s’étant échappé de Théodosiopoiis, lorsque cette ville fut reprise par Eugène,
était venu se réfugier dans le camp de Cabade. Au contraire, Théodore, que
Cabade avait laissé dans Martyropolis, avait quitté
cette ville dès qu’il s’était vu en liberté, et s’était rendu au camp devant
Amide. Aussi Anastase, à la fin de la guerre, loin de le punir, le loua d’avoir
sauvé, par une feinte soumission, les habitants d’une place qui n’eût pas
manqué d’être emportée d’assaut. A la tête des nouvelles troupes, Constantin
alla chercher Aréobinde, qui, se sentant trop faible,
eut recours à ses deux collègues. Ceux-ci, sous prétexte du siège d’Amide
qu’ils ne faisaient pas, refusèrent de le secourir. Ce brave général, se voyant
abandonné, voulait repasser l’Euphrate et retourner à Constantinople. Apion
vint à bout de le calmer, et lui persuada de demeurer en Mésopotamie. Il se
retira en diligence à Constantine, avec perte de ses bagages, qui furent
enlevés par les Perses. Hypace et Patrice, charmés de cette disgrâce, voulurent
en tirer avantage; ils marchèrent à Constantin, qu’ils surpassaient en forces.
Celui-ci, s’étant retiré à leur approche, alla rejoindre Cabade, qui s’avançait
avec toutes ses troupes. Les deux généraux n’étant pas instruits de la marche
du roi, et croyant n’avoir affaire qu’à Constantin, rencontrèrent les coureurs
de l’armée : c’étaient huit cents Néphtalites, que Pharasmane et Théodore taillèrent en pièces. Le brave
Naaman qui les conduisit échappa avec une blessure mortelle, et alla porter
cette nouvelle à Cabade. Aussitôt le roi, redoublant de vitesse, accourut avec
toute sa cavalerie. Hypace et Patrice, glorieux de ce premier succès, s’étaient
arrêtés près du château de Suphrin ou Aspharin, à quinze lieues d’Amide; ils ne songeaient qu’à
se reposer et à se réjouir de leur victoire. Leurs soldats désarmés, assis au
bord, d’un ruisseau, préparaient leur repas; quelques-uns se baignaient : les
généraux étaient à table, lorsque leurs coureurs vinrent à toute bride leur
annoncer que les Perses arrivaient. Les soldats, dans un extrême désordre, ont
à peine le temps de prendre leurs habits et leurs armes; les Perses fondent sur
eux avec furie : la plupart sont passés au fil de l’épée; les autres sont faits
prisonniers; quelques-uns se sauvent sur les montagnes voisines; mais l’épouvante
dont ils sont saisis trouble leurs yeux et glace leurs cœurs: ils roulent dans
les précipices. De toute cette grande armée il n’échappa presque que les deux
généraux, qui prirent la fuite les premiers, et qui, courant toujours sans
regarder derrière eux, repassèrent l’Euphrate et se retirèrent à Samosate. Le
comte Pierre, réfugié avec quelques soldats dans le château de Suphrin, fut livré par les habitants à Cabade, qui fit
égorger les soldats, et garda le comte prisonnier.
Cependant les Arabes, portant partout le fer et le feu, désolaient
la Mésopotamie. Ceux qui suivaient le parti des Romains se jettent sur les
terres de Naaman, enlèvent les troupeaux, tuent les bergers, obligent la tribu
entière de s’enfuir au fond du désert. Les Arabes sujets des Perses attaquent
la ville dé Chabour, et sont repoussés par
Timostrate, qui commandait dans Callinique. Mais Alamondare,
chef de la plus considérable tribu, se signalait par ses ravages. Ce nom d’Alamondare est déjà fameux dans les guerres de Perse
sous les règnes précédents. C’était un nom commun aux rois de Hira, ville
d’Assyrie à trois milles de Capha. Ces princes, qui
se nommaient aussi Monder, étaient de la tribu des Lachémites,
qui descendaient de Lachem, petit-fils de Saba, fils
de Jectan. Naaman était de cette famille. Alamondare, ennemi mortel des Romains, ne bornait pas ses
hostilités à la Mésopotamie; il passait souvent l’Euphrate, courait jusqu’en
Palestine, brûlait les villages, pillait les campagnes, et ne revenait jamais
de ses courses sans ramener des milliers d’esclaves. Les solitaires, qu’il n’avait
pas coutume d’épargner, fuyaient dans les villes. Jean le Silentieux demeura seul exposé aux insultes de ces barbares, et il en fut respecté.
Naaman, irrité de sa blessure, conseillait au roi d’attaquer
Edesse. La prise de cette place faisait tomber toutes les autres, et rendait
les Perses maîtres de la Mésopotamie entière. Aréobinde s’y était renfermé. Mais ce qui rassurait davantage les habitants, c’était la
promesse qu’ils croyaient que Jésus-Christ avait faite autrefois à leur roi Abgare, qu’Edesse ne serait jamais prise. Cette persuasion,
quoique mal fondée, leur inspirait un merveilleux courage, et les rendait en
effet invincibles. Elle s’était communiquée aux peuples voisins, et, malgré les
instances de Naaman qui n’écoutait que sa colère, Cabade s’éloigna d’Edesse. Ce
prince superstitieux avait encore une autre raison de défiance: en arrivant
devant Edesse, il s’était adressé à ses mages pour savoir s’il viendrait à bout
de s’en rendre maître; ils s’étaient accordés à lui répondre qu’il ne la prendrait
pas, parce qu’en leur montrant la ville il avait étendu la main droite; ce qui était,
disaient-ils, un signe de salut. Il tourna donc ses armes vers Constantine, où
il ménageait une secrète intelligence avec les Juifs. Comme leur synagogue touchait
aux murailles, ils y avoient pratiqué des souterrains pour introduire les Perses
pendant la nuit. Le comte Pierre, prisonnier dans le camp de Cabade, ayant
découvert cette trahison, feignit qu’il avait laissé quelques hardes en dépôt chez
Léonce, gouverneur de la ville, et obtint la permission d’aller les redemander.
Il s’approcha des murs, avertit les Romains du dessein des Juifs, et demanda des
habits, qu’on lui jeta en effet pour déguiser sa ruse.
Léonce punit les coupables, et redoubla de vigilance. Barhadade, évêque de Constantinople, prélat aussi intrépide
que respectable par sa sainteté, partage les travaux du commandant; il fait la
ronde des sentinelles, anime les habitants, leur administre l’eucharistie sur
les murailles, afin qu’ils ne soient pas obligés de quitter leur post; enfin,
résolu de s’exposer lui-même pour sauver son peuple, il les assemble : «Je
vais, leur dit-il, trouver l’ennemi pour l’engager à s’éloigner de notre ville;
j’ai confiance que le Toutpuissant donnera de la force à mes paroles; mais quoi qu’il m’arrive,
quand vous me verriez expirer au pied de vos murs dans les plus cruels
supplices, ne vous effrayez pas; mes derniers soupirs imploreront pour vous le
secours du ciel : défendez-vous avec courage.» Il sort en même temps de la ville,
portant au roi de Perse des présents de peu de valeur : c’était du vin, des
figues sèches, du miel, des pains de froment. Sa présence étonna Cabade, et ses
paroles, fortifiées de la grâce divine, firent une vive impression sur ce fier
monarque. Le prélat lui représenta que Constantine était une ville pauvre,
habitée par des misérables, négligée même par les Romains, qui, n'en faisant
aucun cas, n'y avaient pas laissé de garnison; que la conquête des autres
places l'en rendrait maître sans coup férir; que ce, serait déshonorer son
armée que de l'arrêter devant une bicoque si méprisable. Cabade, toujours
occupé du dessein de prendre Edesse, se laissa persuader par ce discours; et,
pour récompenser le prélat de son miel et de ses figues, il lui fit présent de
toutes les provisions qu’il avait amassées pour un siège.
Il retourna donc devant Edesse, et campa, vers la fin du
mois d’août, au bord de la rivière de Galab, qu’on nommait
aussi le fleuve des Mèdes. Il y demeura vingt jours. Les habitants, résolus de
se bien défendre, travaillèrent à se fortifier; et, pour ne rien laisser
au-delà de leurs murs dont l’ennemi pût tirer avantage, le 6 septembre ils
mirent eux-mêmes le feu à leurs faubourgs, après en avoir retiré les reliques
des martyrs. Trois jours après, Cabade fit proposer à Aréobinde une conférence pour traiter de la paix, lui donnant le choix ou de laisser
entrer dans la ville Aspebède, qui était revêtu de la
charge d’astabide (ce mot signifiait chez les Perses
le général de la cavalerie), ou de venir lui-même à l’église de Saint-Serge,
qui n’était pas éloignée d’Edesse. Aréobinde se
rendit au lieu indiqué: mais, comme le roi demandait dix mille livres d’or, et
qu’Aréobinde n’en offrait que sept mille, l’entrevue
fut sans effet. Tandis que Cabade était campé devant Edesse, Patriciole, avec son fils Vitalien,
qui s’étaient retirés à Samosate à la suite de Patrice et d’Hypace, passa
l’Euphrate à la tête de quelques troupes légères. Il surprit un détachement de
l'armée des Perses, et le tailla en pièces. Son dessein était de se jeter dans
Edesse; mais, trouvant les passages fermés, il revint à Samosate. Dans ce même
temps Naaman mourut de sa blessure, blasphémant le dieu qui protégeait les
chrétiens. Sa mort jeta dans le cœur de Cabade une nouvelle terreur; il
décampa, et marcha vers Haran, qui n’était qu’à une
journée d‘Edesse. Il envoya devant lui une troupe d’Arabes battre la campagne.
Les Haranites sortent sur eux, en tuent soixante, et
prennent le général des Huns, qui s’était joint à ces Arabes. C’était un
seigneur des plus nobles de sa nation, et fort aimé de Cabade, qui promit de ne
point attaquer la ville, si on lui rendait le prisonnier. Les habitants le
renvoyèrent aussitôt; et, pour montrer au roi de Perse qu’ils étaient en état
de se défendre, ils lui firent en même temps présent de cinquante béliers. Les
Arabes ravagèrent le pays jusqu’à l’Euphrate: c’était ce qu’ils appelaient la
terre de Sarug, parce que cet ancien patriarche,
bisaïeul d’Abraham, y avait fait sa demeure. Dans cette décadence de l’empire,
les contrées orientales reprenaient leurs anciens noms, que les conquêtes des
Macédoniens leur avoient fait perdre, mais qui s’étaient toujours conservés
dans la langue des Arabes. Le 17 de septembre, Cabade revint encore se
présenter devant Edesse: il désirait ardemment de s’en emparer; mais la vue de
cette ville semblait le glacer d’effroi. Cette impression, qui s’était
communiquée à ses troupes, inspirait, au contraire, tant de confiance aux habitants,
que ceux-ci laissèrent pendant un jour entier leurs portes ouvertes à la vue de
l’armée, sans qu’aucun des Perses osât y entrer pour essayer la vérité de
l’oracle. On dit même que des enfants, sortis de la ville, allaient impunément
insulter les ennemis. Sur le soir, Cabade alla camper au bourg de Cubes. Le
lendemain Aréobinde lui fit dire qu’il devait enfin
reconnaître qu’Edesse était sous la garde du Tout-puissant. Le roi répondit
qu’il se contenterait de deux mille livres d’or, pourvu qu’on lui rendît tous
les prisonniers faits depuis le commencement de la guerre. Le général romain
demanda une trêve de douze jours pour avoir le temps de consulter ses collègues;
il l’obtint en rendant quatorze prisonniers et donnant en otage le comte
Basile. Cabade se retira plus loin, au bourg de Dahabana;
mais, dès le lendemain, il envoya Hormisdas pour demander sur-le-champ les deux
mille livres d’or. Aréobinde, irrité de cette inconstance
, répondit que le roi n’avait qu’à rendre le comte Basile, et qu’on était prêt
à soutenir le siège. Cabade revint le 24 septembre, et s’étant cette fois
approché de la ville, comme il dressait ses batteries, les habitants firent sur
lui une si furieuse sortie, que, sans perdre un seul homme, ils le repoussèrent
avec grand carnage. Alors, perdant toute espérance, il pilla les églises et les
monastères des environs; et, tournant vers l’Euphrate, il se rendit maître de
Batnes. Aréobinde récompensa le courage des Edessiens, en leur distribuant à chacun trois cents deniers.
Après la prise de Batnes, Cabade fit attaquer Callinique. Timostrate, ayant
fait une sortie, prit le général, et tailla en pièces les soldats. L’hiver approchait,
et la saison n’était pas favorable pour un siège que la valeur du commandant
devait rendre long et difficile. Le roi, qui ne cherchait qu’à sauver le
déshonneur d’une retraite, fit dire à Timostrate que, si on lui rendait son
général, il promettait de se retirer; qu’autrement il détruirait la ville
jusqu’aux fondements. Timostrate renvoya le prisonnier; et Cabade, après une
expédition si fatigante, dont il ne remportait d’autre fruit que la prise
d’Amide, qui lui avait coûté une armée, apprenant que les Huns avoient rompu la
paix, et qu’ils étaient entrés dans ses états, repassa le Tigre, laissant à ses
généraux le soin de continuer la guerre. Il emmena prisonniers Olympius, qu’il
avait pris dans une rencontre, le comte Pierre, et Basile d’Edesse, qu’il retenait
contre le droit des gens. On dit qu’ayant éprouvé la commodité des bains
d’Amide, à son retour en Perse il en fit construire dans toutes les villes de
son royaume, et qu’il vint à bout de vaincre sur ce point la répugnance des
mages.
Pendant que les armées romaines réussissaient si mal en
Mésopotamie par la division des généraux, Anastase voyait Constantinople en
proie à la fureur des factions. Le Cirque fut encore cette année inondé de
sang. Le fils naturel de l’empereur y perdit la vie, et sa mort fut vengée par
le supplice des plus séditieux, et par le bannissement des autres. Le prince,
mécontent de ses généraux, rappela Hypace; il laissa Patrice, qui se fit plus
d’honneur lorsqu’il fut seul. Apion, voyant que la mauvaise conduite des commandants
rendait ses soins inutiles, demanda et obtint son rappel. Calliopius de Bérée, aujourd’hui Alep , fut chargé à sa place des fonctions d’intendant de
l’armée. Hypace fut remplacé par Céler, maître des
offices. Céler était Illyrien et compatriote de
l’empereur, qui lui donna encore un collègue nommé Théodote.
Ce prince timide se croyait plus en sûreté à l’abri d’une multitude de généraux
: il ignorait que cette aristocratie de commandants est tout-à-fait opposée au
bien du service, et que c’est surtout dans la guerre que se vérifie ce
paradoxe, qu'un seul homme de mérite vaut mieux que plusieurs. Céler était homme d’esprit et bon général; Anastase lui
donna une nouvelle armée et quelque supériorité sur les autres généraux. Les
troupes, s’étant mises en marche, apprirent à Hiérapolis la retraite de Cabade;
et, comme on était à la fin de décembre, Céler leur
distribua des quartiers dans les villes de la Syrie et de l’Euphratésie,
de l’Arménie et de l’Osrhoëne. Pour soulager la
Mésopotamie, et pour engager les peuples à demeurer fidèles à l’empire, Anastase
fit à cette province la remise des impositions de cette année.
Pendant l’hiver la garnison d’Amide ne craignant plus les
Romains, ouvrit les portes de la ville, et permit aux habitants de se répandre
aux environs pour faire leur commerce comme en pleine paix. Il y avait
d’ordinaire en cette saison une foire célèbre aux portes d’Amide. Les marchands
perses s’y rendirent de toutes parts, et y apportèrent quantité de
marchandises. Patrice, qui était en quartier à Mélitine,
en étant averti, passe l’Euphrate, et marche en diligence vers Amide. Les
Perses, qui avoient des troupes dans le voisinage, vont à sa rencontre avec des
forces supérieures. Patrice prend d’abord la fuite; mais, poursuivi par les
ennemis, et rencontrant sur son passage un fleuve rapide nommé Calat, tellement grossi par les pluies, qu’il n’était
guéable en aucun endroit, il devient brave par désespoir, retourne avec fureur
sur les Perses les renverse, fait leur
chef prisonnier, et les mène battant jusqu’à Amide, qu’il assiège. Céler, informé de ce succès imprévu, rassemble toutes ses
troupes au mois de mars; et, ayant passé l’Euphrate vis-à-vis de Callinique, il
va camper à Rhésène. Timostrate, par son ordre, court
avec six mille cavaliers enlever les troupeaux qui paissaient en grand nombre
sur le mont Sigar, et les mène au camp. Au mois de
mai, Céler va joindre Patrice devant Amide. Un corps
de dix mille Perses, qui venait au secours de la ville, n’ose approcher et
s’arrête à Nisibe. Apion fut envoyé au port d’Alexandrie près d’issus, nommé
aujourd’hui Alexandrette, pour y recevoir les vaisseaux chargés de blé qui venaient
d’Egypte, et faire partir les convois. Calliopius,
qui résidait à Edesse, fit fournir cette année par les habitants huit cent
mille boisseaux de froment, et l’année suivante six cent trente mille. Les
Romains tentèrent d’abord de prendre la ville de force; mais, voyant que leurs
efforts étaient sans succès, et que les attaques ne leur coûteraient pas moins
de sang quelles en avoient coûté à Cabade, ils prirent le parti de la bloquer
pour la réduire par famine. Constantin se trouvait renfermé dans Amide:
craignant d’être puni de sa trahison, s’il attendait la prise de la ville, il
en sortit avec deux femmes perses de la première noblesse, que Cabade lui avait
données. Il fut pris par les coureurs des Romains, et amené au camp. On le mit
sous la garde de quelques Arabes pour le conduire à Edesse: l’empereur l’ayant
fait venir à Constantinople, lui laissa la vie; mais il le fit ordonner prêtre,
et l’envoya à Nicée, avec défense de rentrer jamais dans la ville impériale. Adides, chef d’Arabes y déserta, aussi du service des
Perses, et passa dans le camp des Romains. Le siège traînant en longueur, Céler laissa Patrice devant la place, et entra dans l’Arzanène. Il y fit un horrible ravage, ruinant les
châteaux, qui n’étaient bâtis que de brique et de terre, et passant les habitants
au fil de l’épée. Il pénétra jusqu’au pont du Tigre, qu’on nommait le pont de
fer, et ramena ses soldats chargés de butin. Pendant le même temps Aréobinde fit une course en Persarménie:
il tua dix mille hommes, et emmena trente mille prisonniers. A son retour, il
tailla en pièces, près de Nisibe, les dix mille Perses qui s’y étaient retirés,
et qui vinrent pour le combattre. Maflaçès, seigneur
puissant en Arménie, quitta le service de Cabade pour se soumettre à l’empire.
Patrice voulut à son tour se signaler par une expédition. Il passa le Tigre, et
porta le ravage dans une grande étendue de pays.
La ville d’Edesse fournissait des vivres en abondance à l’armée
romaine. L’évêque Pierre, profitant de la conjoncture, alla trouver l’empereur,
et lui demanda la remise du tribut pour cette année. Anastase, l’ayant réprimandé
d’avoir quitté son poste dans un temps où sa présence était nécessaire, lui
accorda sa demande, et étendit cette grâce à toute la Mésopotamie tant que durerait
la guerre. Mais la famine était extrême dans la ville assiégée. Dès les
premiers jours du siège, la garnison s’était saisie de tous les magasins de
vivres, sans vouloir en faire part aux habitants, en sorte que ces infortunés,
après avoir consommé leurs provisions, et toutes les choses que la rage de la
faim convertit en nourriture, se virent réduits à manger les cadavres, et même
à se dévorer les uns les autres. Eglon, commandant de
la place, homme dur et impitoyable, tenait en bride ces désespérés, et se rendait
encore plus redoutable que la mort, qui chaque jour en emportait un grand
nombre. Après avoir vu périr tant de malheureux, il périt lui-même par son
imprudence. Un paysan du voisinage, nommé Gadamas, avait
coutume de se glisser de nuit dans la ville, où il apportait à Eglon du gibier et des fruits sans être aperçu des
sentinelles. Il alla trouver Patrice, et offrit de lui mettre entre les mains
le commandant et deux cents hommes de la garnison, si on lui promettait
récompense. On lui promit tout ce qu’il voulut. La nuit étant venue, il déchira
ses habits, se fit quelque légère blessure, et se rendit dans la ville à l’ordinaire.
Il dit à Eglon, «qu'il avait été rencontré par des
brigands du camp des Romains; qu'il s’était échappé de leurs mains après en
avoir été maltraité; que leur coutume était de rôder de nuit aux environs
d'Amide par bandes de quatre ou cinq, pour voler et massacrer ceux qu'ils rencontraient
: mais qu'il serait facile d'en délivrer le pays; qu'il ne faudrait qu'en
surprendre deux ou trois bandes pour rendre les autres plus timides». Eglon lui ayant demandé ce qu’il fallait faire: «Je connais,
dit Gadamas, leur rendez-vous ordinaire; j'irai la
nuit prochaine à la découverte, et lorsqu'il sera temps je viendrai vous
avertir: cinquante hommes vous suffiraient; mais, comme il se pourrait faire
que cinq ou six bandes de ces voleurs se joignissent ensemble, pour les accabler
à coup sur, prenez deux cents homme; mais ne vous fiez a personne; je ne répondrais
pas de l'activité ni de la bravoure d’aucun autre. Je vous conduirai par des
routes qui me sont connues, hors de la vue des sentinelles.» Eglon, moins rusé que vaillant, qui s’ennuyait de demeurer
si longtemps enfermé dans Amide sans rien faire, prit cette petite expédition
pour une partie de chasse. Gadamas alla rendre compte
à Patrice, qui fit poster mille soldats en embuscade dans le lieu indiqué. La
nuit suivante, Eglon et ses deux cents hommes
donnèrent dans le piège; mais ils se défendirent si opiniâtrement, qu’il fallut
les tuer tous sur la place sans en pouvoir prendre un seul.
Les deux partis désiraient également la paix. Outre la
guerre des Huns, qui occupait les forces de Cabade, la famine désolait la
Perse. Les Cadusiens s’étaient soulevés, et l’on apprenait
tous les jours quelque nouvelle révolte dans les provinces éloignées. La
garnison d’Amide était à la veille de manquer de vivres; les officiers cachaient
avec grand soin la disette, et faisaient bonne contenance; mais ils sentaient
bien qu’ils n’avaient de ressource que dans un prompt accommodement, et ils étaient
prêts à l’accepter à des conditions honorables. D’un autre côté, les Romains se
rebutaient de la longueur du siège; ils craignaient de rester dans les lignes,
exposés à toutes les incommodités de l’hiver; la situation avantageuse de la
ville et la force de ses murailles leur ôtaient toute espérance de l’emporter
d’assaut; et, ne connaissant pas l’état de la place assiégée, ils la croyaient
assez pourvue de vivres pour attendre du secours. Cabade fut le premier à
proposer la paix. Il envoya Aspebède, son astabide, c’est-à-dire le général de sa cavalerie,
pour entrer en conférence avec Céler. On convint
d’abord d’une suspension d’armes, à condition que les prisonniers seraient
rendus de part et d’autre, et que les Romains laisseraient entrer un convoi
dans Amide. Ces deux conditions furent jurées par les généraux et par tous les
officiers. L’échange des prisonniers fut exécuté fidèlement. Le comte Pierre et
Basile d’Edesse furent remis entre les mains de Céler.
Olympius était mort dans sa captivité; son corps fut rapporté dans un cercueil; l’astabide et les valets même d’Olympius
protestèrent qu’il était mort de maladie, et que les Perses n’avoient usé
d’aucune violence à son égard. Mais Céler manqua de
bonne foi sur l’article du ravitaillement d’Amide. Il avait exprès éloigné de
la conférence un officier nommé Nonnose, afin qu’il
ne fût pas engagé par le serment. Ce capitaine attaqua le convoi, qui consistait
en trois cents chameaux chargés d’armes et de vivres, s’en saisit, et massacra
les conducteurs. Sur les plaintes qu’en fit l’astabide, Céler répondit qu’il n’avait aucune part à cette
action; qu’il n’en connaissait pas même l’auteur, et qu’il l’abandonnait à la
vengeance des Perses, s’ils pouvaient le découvrir. Aspebède fit semblant de se payer de ces mensonges, et continua de travailler au traité
de paix. Mais, comme la négociation Se prolongeait, et que les neiges incommodaient
fort l’armée romaine, Céler ne laissa dans les lignes
qu’autant qu’il fallait de soldats pour les garder, et envoya le reste en
quartiers dans Constantine, dans Rhésène et dans
Edesse. Aspebède, voyant les forces romaines ainsi
divisées, profita de la conjoncture pour déclarer à Céler que, s’il ne concluait la paix sans différer, il allait l’y contraindre par les
armes; et il se mit aussitôt à la tête de son armée. Il avait eu soin de rassembler,
par des ordres secrets, tout ce qu’il y avait de troupes dans les diverses
garnisons. Céler voulut en vain réunir les siennes;
il envoya dans les quartiers le comte Justin, qui ne put vaincre l’opiniâtreté
des soldats; ils refusèrent de se mettre en campagne dans une saison si
fâcheuse; et Céler, craignant d’être accablé par les
Perses, accepta enfin à regret les conditions proposées.
On convint que les Romains donneraient onze mille livres
d’or; que les Perses rendraient Amide, et toutes les places prises dans cette
guerre, et qu’il y aurait entre les deux nations une trêve de sept ans. On ne
trouve ici que mille livres d’or énoncées dans les historiens de l’empire; mais
je crois devoir m’en rapporter aux auteurs de l’histoire de Syrie, parce que la
somme qu’ils expriment s’accorde mieux avec l’importance de la place que les
Perses vendaient aux Romains. Armonius, secrétaire
d’état, député pour cet effet, signa le traité, ruais sous la condition qu’il
serait approuvé de l’empereur. Cet accommodement n’était pas honorable pour
l’empire. Les Romains rachetaient Amide que Cabade leur avait enlevée de vive
force. Mais Anastase se voyait mal servi. Il ne tarda pas d’envoyer la
ratification et même des présents à Cabade, l’assurant qu’il souhaitait que la
paix devînt perpétuelle. Les Romains, en entrant dans Amide, la trouvèrent au
même état où elle était lorsqu’elle avait été prise par les Perses. Ils n’avaient
détruit ni endommagé aucun édifice, excepté l’église de Saint-Siméon. Eglon y avait logé, et, après sa mort, son fils,
transporté de colère, y avait mis le feu. Dans la visite des magasins, on fut
étonné du peu de provisions qui s’y trouvèrent. Il y avait longtemps que la
ration du Soldat avait été tellement diminuée, qu’il ne recevait pas même le
nécessaire. Cependant, en supputant le nombre des Perses qui composaient la
garnison, et la mesure des vivres qu’on leur distribuait chaque jour, on trouva
qu’il ne restait de subsistance que pour sept jours. Les généraux romains ne
purent s’empêcher d’admirer la constance des Perses, et de reprocher aux
soldats romains leur lâcheté et leur impatience, qui leur avoient fait perdre
l’honneur de forcer les ennemis à se rendre à discrétion. C’est ainsi que la
guerre de Perse, après avoir duré trois ans sans relâche, se termina au mois
d’avril 5o5.
Pour repeupler Amide, devenue le tombeau de ses habitants,
et pour récompenser Edesse des secours qu’elle avait fournis pendant le siège,
l’empereur accorda pour sept ans à la ville d’Amide une exemption totale de
tributs, et déchargea de la moitié la ville d’Edesse. Non content de cette
libéralité, il fit porter en Mésopotamie de grandes sommes d’argent pour le
soulagement des pauvres; et Flavien, patriarche d’Antioche, y envoya aussi
d’abondantes aumônes. Mais Anastase, après avoir remédié aux maux dont Amide était
affligée , troubla par son imprudence le repos de cette église. Jean, évêque
d’Amide, était mort avant le siège. Pour remplir sa place, les habitants
avoient demandé à Flavien d’Antioche le prêtre Nonnus,
et Flavien y avait consenti. Le nouveau prélat envoya Thomas, son chorévêque, à
Constantinople, pour rappeler les habitants qui s’y étaient retirés au
commencement de la guerre. Thomas, au lieu de s’acquitter de sa commission, sollicita
pour lui-même auprès de l’empereur l’évêché d’Amide, comme s’il eût encore été
vacant, et l’obtint par ses intrigues. Anastase écrivit à Flavien en sa faveur,
et exigea de lui qu’il confirmât l’élection faite contre les règles à
Constantinople. Un procédé si peu canonique eut cependant son effet. Thomas
chassa Nonnus, et usurpa son église. Le prélat
dépossédé eut recours à Flavien, qui, n’osant s’opposer aux volontés de
l’empereur, dédommagea Nonnus, en lui conférant l’évêché
de Séleucie. Treize ans après, Thomas étant mort, Nonnus rentra en possession de l’église d’Amide.
Les Arabes, nation inquiète et ennemie de la paix,
n’avoient pas quitté les armes. Sujets, les uns des Perses, les autres des
Romains, ils continuaient leurs incursions et leurs ravages. Céler, qui était revenu à Apamée, donna ordre à Timostrate
de contenir ceux qui obéissaient aux Romains; et le commandant de Nisibe obligea
les autres de rentrer dans le devoir. Mais une autre sorte d’ennemis ravageait
la Mésopotamie. Les bêtes féroces, qui, dans le cours d’une guerre meurtrière,
s’étaient accoutumées à se repaître de cadavres, infestaient les chemins, attaquaient
et dévoraient les voyageurs, se jetaient en troupes non-seulement dans les
métairies et dans les villages, mais même dans les villes, qu’elles remplissaient
de carnage. Il fallut armer des troupes et leur faire la guerre pour les
repousser dans leurs forêts.
Quoique la paix avec la Perse parut assurée pour longtemps,
Anastase ne négligea pas de fortifier la barrière de l’empire. Euloge,
gouverneur d’Edesse, reçut deux cent vingt livres d’or pour réparer les
murailles de cette ville, pour l’embellir au-dedans par de nouveaux
édifices. Pharasmane y fut laissé avec un corps de
troupes pour veiller à la sûreté du pays. Les murs de Batnes, qui étaient
tombés en ruine, furent relevés. Théodosiopolis, en
Arménie, n’était qu’un château : Anastase en fit une ville, ayant environné
d’une muraille la colline sur laquelle le château était bâti. Cette muraille était
fort large, mais elle n’avait que trente pieds de hauteur, ce qui la rendit
facile à escalader, surtout aux Perses, qui, étant très légers, se servaient de
fort longues échelles, et semblaient voler comme des oiseaux vers le haut des
murs les plus élevés. D’ailleurs elle était commandée par un rocher voisin.
Justinien répara ces défauts dans la suite: il éleva la muraille au double de
la hauteur que lui avait donnée Anastase; il l’environna d’une fausse-braie et
d’un fossé large et profond; il fit escarper le roc, et le rendit inaccessible;
en sorte que cette ville, qui fut la résidence du général des troupes
d’Arménie, devint le plus fort boulevard de l’empire du côté de la Perse.
Anastase avait voulu lui donner son nom; mais il éprouva que les princes, maîtres
de la fortune et de la vie même de leurs sujets, n’ont pas le même empire sur
le langage: la place conserva le nom de Théodosiopolis.
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